VIE  - R. de Capoue

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LA VIE DE 

SAINTE CATHERINE DE SIENNE

Par le Bienheureux Raymond de Capoue

(Traduction par le R.P. Hugueny, o.p.)

Ed.  P. Lethielleux,  Paris 1904

 

TABLE DES MATIERES

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE

 


 

VIE DU BIENHEUREUX RAYMOND DE CAPOUE

PROLOGUE.

Pourquoi le bienheureux écrit cette vie. Protestation d’absolue sincérité. Plan de l’ouvrage.

PREMIERE PARTIE

Famille, enfance et vie cachée de Catherine.

 

CHAPITRE PREMIER

PARENTS DE CATHERINE ET LEUR CONDITION

Ce qu’étaient les parents de la sainte. Patience de Jacques. Il inspire à toute sa famille un grand amour de la modestie. il exerce la profession de teinturier

 

CHAPITRE II

NAISSANCE ET ENFANCE DE LA SAINTE, FAITS MERVEILLEUX DE SES PREMIERES ANNEES

Naissance de Catherine. Elle reçoit le surnom d’Euphrosyne. Sa dévotion pour la très sainte Vierge. A l’âge de six ans, elle voit Notre-Seigneur lui apparaître et la bénir. Merveilleux accroissement de sa vie spirituelle. Elle prie et se donne la discipline avec ses compagnes. Elle est miraculeusement portée en montant ou en descendant les escaliers. Elle s’enfuit de la maison paternelle pour chercher un désert. Son retour miraculeux.

 

CHAPITRE III

CATHERINE FAIT VŒU DE VIRGINITE. COMMENT ELLE A VECU JUSQU’A L’ÂGE DE PUBERTE.

La sainte demande, à la très sainte Vierge, Notre-Seigneur pour Époux et fait voeu de virginité. Sa prière devait être infailliblement exaucée. Premières luttes de Catherine contre la chair, son désir de l’aposlolat. Elle veut entrer dans l’Ordre des Prêcheurs. Elle croit en vertu et en sagesse. — Elle reproche respectueusement à sa mère un écart de langage

 

CHAPITRE IV

LA FERVEUR DE CATHERINE DIMINUE, DIEU LE PERMETTANT AINSI POUR LUI DONNER ENSUITE PLUS DE GRACES. COURAGEUSE PATIENCE AVEC LAQUELLE LA SAINTE SUPPORTE, DANS SA FAMILLE NOMBREUSES INJURES POUR L’AMOUR DU CHRIST.

Pourquoi Dieu humilie ses saints avant de les combler de grâces. Malgré les sollicitations de sa mère, Catherine refuse de s’occuper de sa toilette. Mais elle cède aux instances de sa soeur Bonaventura et pleure amèrement cette faiblesse. Elle n’a jamais commis de péché mortel. Mort de Bonaventura. La sainte revient à une vie plus fervente. Ses parents et ses frères veulent absolument la marier. Elle se coupe les cheveux. Elle subit une longue et dure persécution. Elle se fait en son coeur une cellule intérieure. Imaginations dont elle se sert pour surnaturaliser son service. Sa ferveur et sa joie vont croissant

 

 CHAPITRE V

CATHERINE TIOMPHE DE SES PERSECUTEURS, GRACE A L’APPARITION D’UNE COLOMBE A SON PERE, ET A UNE VISION DU BIENHEUREUX DOMINIQUE.

 Jacques voit une colombe sur la tête de sa fille en prière. La sainte désire vivement recevoir l’habit de l’Ordre des Frères Prêcheurs. Saint Dominique lui promet son habit religieux. Elle déclare hardiment à sa famille son voeu de virginité. Jacques accorde à sa fille toute liberté.

 

CHAPITRE VI

AUSTERITÉ DE LA PENITENCE DE CATHERINE; PERSECUTION QU’ELLE SOUFFRE, POUR CETTE CAUSE, DE LA PART DE SA PROPRE MERE.

La sainte obtient une chambre séparée. Elle s’abstient totalement de viande. Elle en arrive peu à peu à observer un jeûne absolu. Pareil genre de vie ne s’explique pas sans une grâce miraculeuse. Autres austérités de Catherine. Elle prolonge ses veilles. Elle ne se lasse jamais de parler de Dieu. Elle se donne la discipline trois fois, le jour. Son abstinence est sans précédent. Son corps s’affaiblit considérablement. Lapa essaie inutilement de s’opposer aux pénitences de sa fille

 

CHAPITRE VII

DERNIÉRE ET DECISIVE VICTOIRE. CATHERINE REMPORTE, AUX BAINS, UNE DERNIÉRE VICTOIRE. ELLE RECOIT L’HABIT, SI LONGTEMPS DESIRE, DU BIENHEUREUX DOMINIQUE.

La sainte demande l’habit religieux de saint Dominique. Lapa conduit aux bains sa fille, qui s’y inflige une cruelle pénitence. Les Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique refusent de recevoir Catherine. Elle tombe gravement malade et en profite pour obtenir l’habit religieux qu’elle désirait. Symbolisme des couleurs dominicaines.

 

CHAPITRE VIII

ORIGINE ET FONDATION DE L’ETAT RELIGIEUX DES SOEURS DE LA PENITENCE DU BIENHEUREUX DOMINIQUE. D’OU EST VENUE LEUR RÈGLE DE VIE.

Saint Dominique fonde la Milice de Jésus-Christ. La Milice devient le Tiers-Ordre de la Pénitence du bienheureux Dominique . Règle de Munio de Zamora.- Approbations des Souverains Pontifes.

 

CHAPITRE IX

ADMIRABLES PROGRES DE LA SAINTE. ON DOIT CROIRE à TOUT CE QU’ELLE A RACONTE A SES CONFESSEURS AU SUJET DES GRACES QU’ELLE RECEVAIT DU SEIGNEUR.

Comment Catherine a pratiqué les trois voeux de religion. Redoublement de ferveur. Elle ne quitte plus sa cellule. Notre-Seigneur la guide lui-même dans les voies de la perfection. Comment on reconnaît qu’une vision vient du Dieu ou du démon.Les visions de la sainte se multiplient. Valeur du témoignage de Catherine. Le bienheureux Raymond demande des preuves de la véracité de ce témoignage. Il obtient une contrition extraordinaire de ses péchés. Le visage de Catherine est transfiguré en celui de Notre-Seigneur.

 

CHAPITRE X

REMARQUABLE DOCTRINE DONNEE TOUT D’ABORD PAR LE SEIGNEUR CATHERINE. AUTRES ENSEIGNEMENTS SUR LESQUELS LA SAINTE ETABLIT TOUTE SA VIE.

" Tu es celle qui n’est pas, je suis Celui qui suis ". Tu es celle qui n’est pas. Conséquences pratiques. De l’abandon à la Providence. Conclusions pratiques. Vent favorable obtenu par la prière de Catherine. Providence et création. Ce qu’est l’amour vrai du créateur. De la haine qu’on doit avoir pour soi-même.

 

CHAPITRE XI

CATHERINE REMPORTE SUR LES TENTATIONS UN ADMIRABLE TRIOMPHE, GRACE A DE NOUVEAUX ENSEIGNEMENTS DU SAUVEUR. FAMILIARITE INOUÏE DE LA SAINTE AVEC LE SEIGNEUR JESUS.

Notre-Seigneur prépare Catherine à de nouvelles luttes. Terribles tentations. Comment la sainte répondait au tentateur. Apparition de Jésus crucifié. Comment Notre-Seigneur habite dans l’âme tentée. Douce récompense. Catherine apprend miraculeusement à lire.

 

CHAPITRE XII 

FIANÇAILLES MERVEILLEUSES DE CATHERINE AVEC LE SEIGNEUR QUI L’EPOUSE DANS LA FOI, ET LUI EN DONNE POUR GAGE UN ANNEAU.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

DEUXIEME PARTIE

Rapports de Catherine avec le monde. Manifestation des dons qu’elle avait reçus du Ciel dans le secret de sa cellule.

 

CHAPITRE PREMIER

LE SEIGNEUR ORDONNE A CATHERINE DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

Comment la sainte reçoit l’appel de Notre-Seigneur à la vie active. Motifs de la mission de Catherine. Sincérité scrupuleuse du bienheureux Raymond. Ardent désir de la communion.

 

CHAPITRE II

ADMIRABLES EXTASES DE CATHERINE. MIRACLES ARRIVES AU TEMPS OU ELLE COMMENCA DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

 Vie active et contemplative. Le corps de la sainte pendant ses extases. Miracle du foyer ardent. Miracle du cierge. Le démon, Catherine et le feu. Union de l’action à la contemplation

 

CHAPITRE III

MERVEILLES QU’ACCOMPLIT CATHERINE EN SUBVENANT AUX NÉCESSITÉS DES PAUVRES.

 Prodigalité autorisée. Forces prodigieuses obtenues par la charité. L’Epoux et l’épouse. Le divin Mendiant. Seconde apparition de Notre-Seigneur sous la forme d’un mendiant. La tunique merveilleuse. Catherine, saint Nicolas et saint Martin. Œufs plus durs que du cuivre. Tonneau inépuisable

 

CHAPITRE IV

MERVEILLES ACCOMPLIES PAR CATHERINE AU SERVICE DES MALADES.

Elle soigne la lépreuse Cecca. Elle supporte patiemment les insolences de la malade. Elle est atteinte de la lèpre. Elle est guérie instantanément après avoir enseveli Cecca. Vertus pratiquées dans cet acte de dévouement. Palmerina et sa haine pour Catherine. Palmerina va mourir impénitente Catherine obtient le salut de son ennemie. Notre-Seigneur lui montre l’âme qu’elle vient de sauver. La sainte obtient de voir les âmes, leur beauté, leur état de grâce ou de péché. Comment elle recevait les hypocrites impénitents. Elle se met au service d’Andrée. Elle applique sa bouche sur l’ulcère de la malade. Elle est honteusement diffamée par Andrée. Elle confie au Seigneur le soin de son honneur de vierge. Elle choisit la couronne d’épines. Dévouée malgré tout. Le Seigneur révèle à Andrée la sainteté de Catherine. Calomnie réparée. Plus de dégoût. Divin breuvage.

 

CHAPITRE V

CATHERINE VIT D’UNE MANIÉRE TOUT A FAIT EXTRAORDINAIRE. JUSTIFICATION DE SON JEUNE.

Vie toute céleste.- La communion fréquente et l’amour de Jésus. Jeûne absolu. Opposition du confesseur. Murmures que soulève le jeûne de la sainte. Pas d’autre aliment que l’Eucharistie. Le fiel dans l’âme des dévots. Justification du jeûne de Catherine. Condescendance héroïque.

 

CHAPITRE VI

MERVEILLEUX RAVISSEMENTS DE CATHERINE. LE SEIGNEUR LUI FAIT DE GRANDES RÉVÉLATIONS.

Les extases se multiplient. Le cœur de Catherine et le Cœur de Jésus. Grâces eucharistiques. Joies de l’amour. Catherine et Marie-Madeleine. Visions ineffables. Peut-on comprimer les mouvements de l’esprit de Dieu. Nouvelles grâces eucharistiques. Prière de la sainte pour son confesseur. Les stigmates de la Passion. Craintes et prières des disciples de Catherine. Vision réconfortante. Mensonge inconscient, amèrement pleuré. Légère distraction durement expiée. Saint Dominique et le Verbe de Dieu. Catherine et Jésus souffrant. Ce que la sainte disait de la Passion. Mort et résurrection. 

 

CHAPITRE VII

MIRACLES OBTENUS DE DIEU PAR L’INTERCESSION DE CATHERINE POUR LE SALUT DES AMES.

L’âme de Jacques est dispensée des peines du purgatoire. Conversion d’André de Naddino. Conversion de deux criminels condamnés au dernier supplice. Résurrection des âmes et résurrection des corps. Conversion de la famille Tholomei. Conversion de Nannès. Puissance de Catherine sur les âmes.

 

CHAPITRE VIII

GUÉRISONS MIRACULEUSES OPEREES PAR CATHERINE PENDANT SA VIE.

Prolongation de la vie de Lapa. Guérison du recteur de l’hospice de la Miséricorde. Pansement d’une femme écrasée sous les décombres de sa maison. Guérisons de Frère Santo, du bienheureux Raymond, de Frère Dominique Barthélemy, du fiévreux de Pise, de Gemmina, de Nèri Landocclo et d’Etienne Maconi à Gênes, de Jeanne de Capo, de l’enfant de Toulon.

 

CHAPITRE IX

MIRACLES OPERES PAR CATHERINE POUR LA DÉLIVRANCE DES POSSÉDÉS DU DÉMON.

 Laurence Monaldo. La possédée du château de Rocca.

  

CHAPITRE X

CATHERINE JOUIT DU DON DE PROPHÉTIE ET S’EN SERT POUR ARRACHER PLUSIEURS PERSONNES AUX PÉRILS QUI MENAÇAIENT LEURS CORPS OU LEURS AMES.

Elle lit au fond des coeurs. Histoire du chevalier Nicolas de Sarraceni. Frère Thomas et les brigands. Prédiction du grand schisme. Annonce d’une réforme du clergé. Catherine et la croisade. Comment il faut entendre les prophéties. Histoire de François de Malavolti. Allocution aux Chartreux de l’île de Gorgone.

 

CHAPITRE XI

CATHERINE REÇOIT DU SEIGNEUR UN POUVOIR MIRACULEUX SUR LES CREATURES INANIMÉES.

 Miracle des pains dans la maison d’Alexia. Multiplication des pains à Rome. Même prodige obtenu par les mérites de Catherine après sa mort. Le vin miraculeux de Pise.

 

CHAPITRE XII

CATHERINE REÇOIT TRÈS SOUVENT LA SAINTE COMMUNION, ET LE SEIGNEUR ACCOHOR PLUSIEURS MIRACLES A SA DÉVOTION POUR LE TRÈS SAINTSACREMENT ET LES RELIQUES DES SAINTS.

Ce qu’il faut penser de la communion fréquente. La sainte Hostie se place d’elle-même sur la patène. Notre-Seigneur porte à Catherine un fragment d’hostie consacrée. La bienheureuse Agnès de Montepulciano. Première visite de Catherine à Montepulciano. Pluie miraculeuse de manne.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE

TROISIÈME PARTIE

Mort de Catherine. Miracles qui ont suivi cette mort.

CHAPITRE PREMIER

QUELS SONT CEUX QUI FURENT PRÉSENTS A LA MORT DE CATIIERINE ET QUELLE EST LA CONDITION DES TÉMOINS AUXQUELS L’AUTEUR DE CETTE VIE A EMPRUNTÉ TOUS SES RENSEIGNEMENTS.

Quelle est celle qui monte du désert, comblée de délices et appuyée sur son Bien-Aimé? Catherine compose son Dialogue. Le Pape la mande à Rome. Allocution devant les cardinaux. Projet de légation en Sicile. Derniers adieux de la sainte au bienheureux Raymond envoyé en France. Témoins des faits rapportés dans cette troisième partie. Alesia de Sienne. Françoise de Sienne. Lysa. Frére Santo Barduccio. Etienne Maconi. Néri Landocci.  

 

CHAPITRE II

FAITS PRINCIPAUX DES DIX-HUIT DERNIERS MOIS DE LA VIE DE LA SAINTE. ELLE ENDURE DE LA PART DES DÉMONS UN MARTYRE QUI CAUSE SA MORT.

 Le château Saint-Ange repris aux schismatiques. Catherine intercède auprès de Dieu pour le peuple romain. Le martyre. Dernières semaines.

CHAPITRE III

COMBIEN NOTRE SAINTE DÉSIRAIT MOURIR POUR ÊTRE AVEC LE CHRIST. NOUS EN AVONS LA PREUVE DANS UNE PRIÈRE QU’ELLE A COMPOSÉE EN LANGUE VULGAIRE ET PLACEE A LA FIN DU LIVRE QU’ELLE A DICTÉ; ET NOUS DONNONS EN CE CHAPITRE LA TRADUCTION FIDÈLE DE CETTE PRIÈRE ET DE L’ÉPILOGUE DE CE LIVRE.

 

CHAPITRE IV

MORT DE LA SAINTE VIERGE CATHERINE DE SIENNE. DISCOURS QU’ELLE FIT, AVANT SA MORT, AUX ENFANTS SPIRITUELS AUXQUELS ELLE AVAIT DONNÉ LA VIE DU CHRIST. INSTRUCTIONS QU’ELLE LEUR ADRESSE A TOUS EN GÉNÉRAL ET A CHACUN EN PARTICULIER. VISION QU’A EUE DAME SÉMIA A L’HEURE MEME DU TREPAS DE LA SAINTE.

Dernières instructions. Recommandations particulières. Lutte suprême. Victoire finale. Le bienheureux Raymond est miraculeusement averti de la mort de la sainte. Vision de dame Sémia.

 

CHAPITRE V

PRODIGES ET MIRACLES OPÉRÉS PAR LE SEIGNEUR APRÈS LA MORT DE NOTRE SAINTE, TANT AVANT QU’APRES SA SÉPULTURE. JE NE PARLE QUE DE CEUX QUE J’AI PU CONNAITRE; CAR IL S’EN EST FAIT BEAUCOUP D’AUTRES DONT ON N’A PAS GARDÉ LE SOUVENIR.

Affluence du peuple aux funérailles de la Sainte. Guérisons obtenues avant l’inhumation. Eloquence inutile. Miracles qui ont suivi les funérailles. Guérison constatée par le bienheureux à son retour à Rome. Délivrance miraculeuse de prisonniers de guerre.

 

CHAPITRE VI

CATHERINE A MONTRÉ DANS TOUTES SES OEUVRES, DEPUIS SES PREMIÈRES ANNÉES JUSQU’A SA MORT, UNE COURAGEUSE PATIENCE. IL EST DONC CLAIREMENT PROUVÉ QUELLE EST DIGNE D’ÊTRE CANONISÉE PAR L’ÉGLISE MILITANTE DE DIEU POUR CETTE PATIENCE QUI LUI VAUT L’HONNEUR DE TANT DE GLORIFICATIONS DANS L’ÉGLISE TRIOMPHANTE. CE CHAPITRE EST UN RÉSUMÉ DE TOUT CE QUI PRÉCÈDE ET PEUT SUFFIRE AUX LECTEURS QUI N’AIMENT PAS LES LONGS OUVRAGES CEUX DONC QUI NE POURRAIENT LIRE CETTE VIE EN ENTIER EN TROUVERONT ICI LA SUBSTANCE.

Excellence de la vertu de patience. Ce qu’est cette vertu. Rappel de faits racontés dans la première partie. Le démon apparaît à Catherine pendant qu’elle prie devant un crucifix. Rappel de faits racontés dans la 2ème partie. Punition des persécuteurs de la sainte. Patience de Catherine vis-à-vis des injures et de la calomnie. Cecca. Palmerina. Andrée. Charité de Catherine pour un mauvais religieux. Patience dans les maladies. Le démon et l’ânon. Le martyre. Catherine et les Florentins

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APPENDICE

ELOGE DE CATHERINE COMPOSÉ PAR LE BIENHEUREUX RAYMOND POUR SERVIR DE PREMIER PROLOGUE A L’HISTOIRE DE LA SAINTE.

L’Ange de l’Apocalypse. Cet Ange est la figure de Catherine et de Notre-Seigneur. Pourquoi Notre-Seigneur est descendu sur terre. L’œuvre du Verbe Incarne. Il se donne aux petits pour confondre les orgueilleux. Catherine est une merveille de grâce. Comment le bienheureux a connu la sainte. Cette sainte est un " ange de la terre ". Comment elle descend du ciel et y remonte. Comment " elle a la clef de l’abîme ". Caractère merveilleux de ses écrits. Éloquence irrésistible de ses paroles. Comment " elle possède la chaîne des vertus". Elle se croit responsable de tous les maux du monde. Comment elle porte en son cœur " la chaîne des fidèles ". On peut la comparer aux plus grands saints. Comment elle lie Satan.

LAUS DEO OMNIPOTENTI ET BEATAE VIRGINI MARIAE

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

 

VIE DU BIENHEUREUX RAYMOND DE CAPOUE

 

TRADUITE DES LEÇONS DU BREVIAIRE DOMINICAIN

 

Raymond, né à Capoue, de la noble famille Des Vignes, vers l’an du Seigneur 1330; se distingua, dès son enfance, par la candeur de ses moeurs, ses goûts religieux et sa tendre piété envers la Mère de Dieu. Attiré, dit-on, dans la Famille des Prêcheurs, par un appel merveilleux de notre bienheureux Père Dominique, il s’y instruisit si bien des règles de la vie divine dans les âmes qu’il put bientôt en donner en divers lieux un enseignement fort loué. Envoyé comme directeur aux saintes vierges de Montepulciano, il s’y montra, malgré sa jeunesse, maître parfait de sainteté. Rappelé à Borne, il fut élu pour Supérieur par les Soeurs qui habitaient près de Sainte-Marie-sur-Minerve. Peu de temps après, il se démit de cette charge, dans l’intention de se consacrer exclusivement à la direction des hommes.

A ce moment la bienheureuse Catherine, vierge de Sienne, jouissait déjà d’une renommée de sainteté extraordinaire. Avertie par la Reine du ciel, ainsi qu’elle nous l’atteste elle-même dans ses écrits, elle choisit Raymond comme arbitre de sa conscience et conseiller de ses actions. C’est avec son secours, qu’elle mena si souvent à bonne fin tant de négociations des plus ardues, acceptées pour l’avantage de l’Eglise et de la société. C’est avec ce même appui qu’elle rappela tant de pécheurs à une vie fructueuse pour le ciel et sut montrer à un grand nombre d’âmes la voie de la perfection.

Après la mort de Catherine, et conformément à ses prédictions, Raymond fut élu Maître de l’Ordre des Prêcheurs. Sans la moindre hésitation il s’appliqua de suite à ramener à son état premier la discipline religieuse bien affaiblie par suite des calamités de ce temps (La peste noire, les guerres continuelles, le grand schisme d’Occident.). Dans la plupart des provinces confiées à son gouvernement (L’Ordre eut à ce moment deux Maîtres généraux, et se trouva, comme l’Église, partagé en deux obédiences.), il établit un ou deux couvents qui observaient de point en point les institutions des Prêcheurs. Ces Maisons devaient donner aux autres monastères des maîtres de vie régulière et faire enfin refleurir dans l’Ordre entier l’observance primitive. A une si grande œuvre, il mit tous ses efforts, ne se laissant abattre par aucune fatigue, ne s’effrayant ni des menaces, ni des calomnies. Il favorisa avec zèle tous les amis des lois religieuses, les protégea contre les vexations de leur persécuteurs et, soit par ses lettres, soit par ses visites, les fortifia dans leur sainte résolution.. Il plaida si bien la cause des statuts de son Ordre que désormais personne n’essaiera cette même défense sans en puiser les principaux arguments dans les commentaires de Raymond. Il a laissé à la postérité un récit des actes très saints de la bienheureuse Agnès de Montepulciano, et il a écrit sur l’admirable vie de la bienheureuse Catherine de Sienne un livre partout célèbre.

Mais Raymond n’a pas donné comme limites à l’action de sa charité les cloîtres où vivait sa famille religieuse; il l’a étendue à toute l’Église. C’est ainsi que le pape Grégoire XI et ses successeurs Urbain VI et Boniface IX n’ont pas eu d’auxiliaire plus fidèle. Bien cruelles étaient en ce temps-là les discordes qui s’étaient allumées autour du siège de Pierre. Pour les apaiser, l’homme de Dieu ne s’épargna nulle fatigue e t méprisa tout péril. On pouvait le voir souvent alors exilé loin des charmes de sa cellule, occupé à des légations fort difficiles pour le service du Pontife légitime. Bien que faible de santé, il entreprenait de longs et pénib1es voyages et s’exposait à la mort sur terre et sur mer, supportant courageusement toute peine; refusant très humblement tous les honneurs qui lui étaient offerts. Atteint enfin d’un mal mortel, à Nuremberg, où il défendait les droits de l’Église Romaine et travaillait à la restauration de son Ordre, il s’endormit très paisiblement dans le Seigneur, en l’an du salut 1399, le 5 octobre. Son corps, enseveli avec grand honneur dans l’église de son Ordre, fut ensuite transféré à Naples, à Saint-Dominique-le- Majeur.

Le culte rendu au bienheureux Raymond après sa mort ne fut, depuis, jamais interrompu, et ne fit que grandir et s’étendre. Le Souverain Pontife Léon XIII, après consultation de la Congrégation des Rites sacrés, a ratifié ce culte, alors que s’achevait le Ve siècle après la mort du saint religieux, et a accordé en outre, à l’Ordre des Prêcheurs et aux diocèses de Capoue et de Sienne, la permission de célébrer la messe et l’office du bienheureux.

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PROLOGUE

 

David, le fils d’Isaïe, l’homme établi pour être l’oint du Dieu de Jacob, l’incomparable psalmiste d’Israël, comme l’appelle le livre des Rois (2 R 23), David a dit au psaume (101, 5-19), où il chante l’entrée au monde du premier-né de Dieu " Que ceci soit écrit pour les générations de l’avenir, et le peuple alors créé louera le Seigneur. " Et le saint homme Job, voulant prophétiser la sainte résurrection, s’écriait : " Qui donc me donnera d’écrire mes paroles? qui donc me donnera qu’elles soient tracées sur un livre, avec un stylet de fer, et sur une lame de plomb, ou sculptées avec un ciseau sur la pierre (Jb 29, 34-24)? " La signification de ces paroles des saintes Ecritures est, pour toute intelligence, facile à saisir. Les choses qui sont à l’honneur et à la louange du Nom divin, à l’utilité vraie et commune de tous les hommes, ne doivent pas seulement être révélées et racontées aux lieux et aux temps qui en sont les témoins ; mais, pour qu’elles soient connues de tous, dans le présent et dans l’avenir, on doit les confier à l’écriture. "Puisqu’à la génération qui passe, une autre génération succède (Eccl 1,4) ", comme dit Salomon, ce serait chose indigne qu’une seule génération connût ce qui est le salut de toutes, et qu’un court espace de temps limitât la louange des œuvres de la divine Sagesse, qui doivent être perpétuellement chantées. Voilà pourquoi Moïse a écrit les premières œuvres de la création et les actions de ses pères des premiers comme des derniers jusqu’au temps où il vivait. Voilà pourquoi Samuel, Esdras et les autres prophètes ont écrit leurs histoires sacrées et confié soigneusement à l’écriture leurs prophéties. Voilà pourquoi les saints Evangélistes, eux aussi, les premiers en dignité parmi les historiens sacrés, ont non seulement prêché, mais ont mérité d’écrire l’Evangile. Voilà pourquoi une grande voix a dit à l’un d’entre eux (Ap 1,11): "Ce que tu vois, écris-le dans un livre. "

C’est pour cela que moi aussi, Frère Raymond de Capoue, appelé Des Vignes dans le siècle, humble maître et serviteur de l’Ordre des Frères Prêcheurs, au spectacle des merveilles que j’ai vues et entendues, j’ai dû raisonnablement et nécessairement céder au mouvement qui me pressait. J’ai dû consigner par écrit ce que j’ai prêché de vive voix, les actes de cette sainte vierge nommée Catherine, née dans la cité de Sienne, en Toscane. De cette façon, non seulement le siècle présent, mais aussi les siècles à venir, connaîtront les admirables prodiges que la grandeur inénarrable du Seigneur a opérés dans cette vierge alors si pleine de grâce, et aujourd’hui, sans aucun doute, si éclatante de gloire. Les fidèles loueront Dieu dans ses saints et ses merveilles, et ils le béniront selon la multitude de ses grandeurs (Ps 150, 1-2). En même temps, enflammés d’une souveraine charité, ils iront à lui de toutes leurs forces, mettront à le servir exclusivement tout leur cœur, aussi bien que leur activité extérieure et persévéreront jusqu’à la fin dans ce service, avec une inébranlable constance.

Et maintenant, je le jure à quiconque me lira, et j’en prends à témoin Celui qui est la vérité même, qui ne trompe point et n’est point trompé, je n’ai inséré dans ce livre aucune fiction, aucune invention, aucune erreur substantielle, autant du moins que ma faiblesse a pu s’en rendre compte. Afin d’assurer plus de créance à mes affirmations, je dirai, dans chaque chapitre, où et comment j’ai appris ce que je raconte. Chacun pourra donc voir où’ j’ai puisé le breuvage que, dans cet écrit, je sers aux âmes.

Pour tout faire au nom béni de la sainte Trinité, et rendre en même temps l’usage de ce livre plus facile, je l’ai partagé en trois parties. La première traitera de la naissance, de l’enfance et de l’adolescence de notre sainte, jusqu’au jour de ses fiançailles avec le Seigneur inclusivement; la seconde, de ses rapports avec les hommes, depuis ses fiançailles jusqu’à son trépas; la troisième parlera de sa mort, des quelques jours qui l’ont précédée et des miracles qui arrivèrent à ce moment et après son décès. J’en rapporterai quelques-uns seulement, non pas tous ; autrement il me faudrait un trop gros volume pour un récit qui ne pourrait alors s’arrêter à notre temps. Je donnerai ensuite le livre de sa divine doctrine, c’est-à-dire de ses dialogues, puis vingt et une de ses oraisons. Ainsi, avec la grâce de Dieu, sera terminée toute cette oeuvre à la louange de la très sainte Trinité, à qui revient tout honneur et toute gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

 

Première partie

 

Famille, Enfance et Vie Cachée

De Catherine

 

 

L’Eglise saint Dominique à Sienne

 

 

CHAPITRE PREMIER

PARENTS DE CATHERINE ET LEUR CONDITION

Il y avait, dans la cité de Sienne, en Toscane, un homme appelé Jacques. L’usage du pays avait donné à son père le surnom vulgaire de Benencasa. C’était un homme droit, n’admettant pas le dol et la fraude, craignant Dieu et évitant le mal. Ayant perdu ses parents, il prit dans sa ville une épouse nommée Lapa. Cette femme n’avait rien de la malice des hommes de notre temps, et cependant elle s’entendait assez bien à gouverner sa maison et sa famille. Ces époux, tout à fait unis dans la simplicité de leur coeur, étaient, bien que plébéiens, relativement à l’aise pour leur condition; et les familles du peuple, dont ils sortaient, jouissaient d’une certaine considération. Le Seigneur bénit Lapa, la rendit merveilleusement féconde, et en fit vraiment pour son mari cette vigne abondante, suspendue aux flancs de la maison de Jacob. Chaque année elle concevait et enfantait à ce nouveau Jacob (Ps. 127,3 - Le même mot latin Jacobu, signifie Jacques et Jacob.), un fils ou une fille et souvent des jumeaux.

Jacques a droit à des louanges spéciales, et ce serait, me semble-t-il une injustice de les passer sous silence, puisqu’il est déjà arrivé, comme on le croit pieusement, au port de l’éternelle félicité. Ainsi que me l’a rapporté Lapa, il était si égal de caractère et si modéré dans son langage que jamais une parole déplacée ne sortait de sa bouche, quelque occasion qu’il eût de trouble et d’ennui. Bien plus, quand il voyait les autres membres de la famille se laisser aller, dans leur mauvaise humeur, à des paroles amères, il se hâtait de les consoler avec un visage souriant et leur disait : " Allons, pour votre bien, du calme, point de ces paroles inconvenantes. " Une fois, un de ses concitoyens, m’a dit encore Lapa, voulait le forcer méchamment et contre toute justice à lui solder une somme considérable, absolument indue. Ce méchant homme, grâce à l’influence de ses amis et à ses calomnies, avait tellement circonvenu et tracassé notre honnête Jacques qu’il l’avait presque complètement ruiné. Cependant jamais Jacques ne put souffrir qu’en sa présence on parlât mal de son calomniateur, ou qu’on prononçât contre lui quelque malédiction. Quand Lapa se le permettait, il la reprenait et lui disait doucement: " Laisse cet homme, et tu t’en trouveras bien, laisse-le; Dieu lui montrera son erreur et sera notre défenseur. " Les événements justifièrent cette parole peu de temps après. La vérité se fit jour presque miraculeusement, et le châtiment apprit au persécuteur quelle était l’erreur de ses injustes poursuites.

Lapa, en me faisant ce récit, m’en a assuré l’absolue vérité, et j’accepte en toute confiance son témoignage. Tous ceux qui la connaissent savent Sa simplicité, simplicité telle que cette octogénaire ne saurait jamais, quand même elle le voudrait, inventer de pareilles suppositions. Au reste, tous ceux qui ont connu Jacques sont d’accord pour témoigner que c’était un homme simple, droit et évitant le mal.

Enfin la modestie du langage était telle dans ce père de famille que tous les siens, et, en particulier, les femmes élevées à son école ne pouvaient dire ou entendre quelque parole indécente et déshonnête. Une de ses filles, appelée Bonaventura, dont nous parlerons plus loin, avait épousé un jeune homme nommé Nicolas, de la même ville. Celui-ci, orphelin, fréquentait les jeunes gens de son âge; leur langue, sans retenue, proférait souvent des paroles déshonnêtes, et il parlait comme eux. Bonaventura en conçut une telle tristesse qu’elle fut prise d’une maladie de langueur. Chaque jour elle maigrissait et s’affaiblissait à vue d’œil. Au bout de quelque temps, son mari lui demanda la cause de ce mal ; elle lui répondit gravement : " Dans la maison de mon père, je n’ai pas été habituée à entendre des paroles comme celles que j’entends chaque jour; ce n’est pas ainsi que mes parents m’ont élevée. Soyez sûr que, si cette indécence de langage ne disparaît pas de votre maison, vous me verrez bientôt mourir. " Cette réponse remplit d’admiration Nicolas; il apprécia mieux encore la vertu des parents de Bonaventura et de leur fille son épouse, et il défendit à ses compagnons de tenir désormais devant elle de pareils propos. Cette défense fut observée. La modestie et l’honnêteté de la maison de Jacques corrigèrent ainsi l’immodestie et l’indécence de la maison de son gendre Nicolas.

Le métier de Jacques était de fondre et composer les couleurs avec lesquelles on teint le drap et la laine, de là le nom de teinturier que lui et ses fils portaient dans ce pays. N’est-il pas bien merveilleux que la fille d’un teinturier devint l’épouse du Seigneur, maître des cieux? Voilà pourtant ce qu’avec la grâce de ce même Seigneur le reste de cette histoire vous montrera.

Tout ce que j’ai rapporté dans ce chapitre est connu de presque toute la ville ou de sa plus grande partie. J’ai appris le reste soit de notre sainte vierge elle-même, soit de Lapa sa mère, soit de plusieurs religieux et séculiers, voisins, connaissances ou parents de Jacques.

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CHAPITRE II

NAISSANCE ET ENFANCE DE LA SAINTE. FAITS MERVEILLEUX DE SES PREMIERS ANNEES.

 

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, Lapa eut de nombreux enfants, et, comme une abeille diligente, elle remplissait de sa fécondité la ruche de Jacques, son mari. Or, vers la fin de sa fécondité, elle reçut du ciel la grâce de donner le jour à deux enfants jumeaux éternellement prédestinés à arrêter les regards de Dieu. Elle enfanta donc deux filles; la faiblesse de leur sexe s’augmentait encore du peu de vigueur apparente de leur corps, et cependant elles étaient pleines de forces aux yeux de la souveraine Majesté. Leur mère, après les avoir mises au monde, les ayant contemplées quelque temps dans sa maternelle sollicitude, vit bien qu’elle ne pourrait suffire à les nourrir toutes deux de son lait Elle résolut d’en confier une à quelque nourrice étrangère et d’allaiter l’autre elle-même. Par une permission de Dieu, elle conserva auprès d’elle celle que le Seigneur s’était choisie de toute éternité pour épouse. Les deux enfants reçurent la grâce du baptême; toutes deux devaient être du nombre des élus; la préférée cependant reçut le nourrice Catherine, l’autre fut appelée Jeanne. Jeanne avait reçu, avec la grâce du baptême, un nom de grâce (Les noms Jean, Jeanne viennent de l’hébreu Iôna, qui signifie colombe, symbole de l’Esprit-Saint) ; elle s’envola dans cette grâce vers le ciel et fut bientôt enlevée à la terre. Catherine demeura auprès de sa mère, afin d’entraîner plus tard au ciel une chaîne d’âmes (Allusion à la comparaison établie entre les mots Catherine et chaîne, en latin Catharina, catena, exposée dans un premier prologue que nous donnons à la lin du volume. ). Lapa nourrit sa fille avec d’autant plus de soin qu’elle voyait son enfant choisie lui rester seule après la mort de sa sœur; et elle l’aima, m’a-t-elle dit souvent, plus que tous ses autres enfants, fils ou filles. Elle racontait, qu’en raison de ses fréquentes conceptions, elle n’avait pu nourrir de son lait aucun de ses autres enfants. Elle put cependant élever complètement Catherine, car, avant que cet allaitement fût terminé, aucune conception nouvelle ne survint. C’est ainsi qu’elle apportait une trêve et une fin prochaine aux enfantements de sa mère, cette fille qui devait atteindre et posséder la perfection dans ses dernières limites, comme une œuvre bien achevée. Habituellement, en effet, l’intention d’une œuvre se pose avant sa mise à exécution. Après avoir donné le jour à notre sainte, Lapa m’enfanta donc plus qu’une autre Jeanne, qui remplaça la compagne défunte de Catherine. Elle n’eut plus alors d’autres enfants, elle en avait eu vingt-cinq.

Catherine, l’enfant vouée à Dieu, ayant grandi, quitta le lait de sa mère pour le pain de la famille et commença à marcher seule. A ce moment, elle était si charmante pour tous ceux qui la voyaient, et il y avait dans ses premières paroles une telle sagesse, que sa mère pouvait à peine la garder à la maison. Tous les parents et voisins se l’arrachaient et l’emmenaient chez eux pour entendre la sagesse précoce de ses paroles et jouir du commerce de sa gaieté enfantine, souverainement gracieuse. L’extraordinaire consolation qu’ils y trouvaient leur apportait tant de joie qu’ils enlevèrent à l’enfant son nom de Catherine et l’appelèrent Euphrosyne, sous quelle inspiration? je l’ignore. La sainte a pensé dans la suite, comme nous le verrons, que ce fait avait sa signification mystique et elle, se proposa d’imiter sainte Euphrosyne. Pour moi, je pense que, dans ses paroles enfantines, Catherine se servait quelquefois de certaines expressions, qui concordaient avec ce mot d’Euphrosyne ou s’en rapprochaient. Ceux qui l’entendaient, répétant ces premiers bégaiements, finirent par l’appeler de ce nom. Quoi qu’il en soit, ce nom indique que, dans cette petite enfant, germaient déjà les fruits que devait donner la jeune fille. Ni la langue, ni la plume ne pourraient dire facilement en effet la sagesse et la prudence de ses paroles. Ceux-là seuls le savent, qui l’ont expérimenté. Le trop-plein de mon cœur m’oblige à le dire ici, il y avait non seulement dans la parole vivante et actuelle de Catherine, mais encore dans la simple influence de sa compagnie, je ne sais quelle énergie qui entraînait l’esprit des hommes au bien, et les faisait se délecter en Dieu. Plus de tristesse dans le cœur de ceux qui conversaient avec elle, plus de dégoût dans leur esprit, plus d’angoisse dans leur souvenir, une paix si grande et si inaccoutumée descendait dans leur âme que, s’étonnant d’eux-mêmes, et tout remplis d’une joie jusque-là inconnue, ils s’écriaient en esprit " Il est bon pour nous d’être ici, dressons-y trois tentes pour y demeurer (Mt 17,4). " Ce n’est pas surprenant, car certainement, dans le cœur de son épouse, se cachait invisible Celui qui, transfiguré sur la montagne, arracha pareil cri de ravissement à Pierre.

Mais revenons au point d’où notre digression nous a éloigné. Cette petite enfant grandissait, se fortifiait, bientôt elle allait être remplie de l’Esprit-Saint et de la divine Sagesse. A l’âge de cinq ans ou à peu près, elle apprit la salutation de l’Ange à la Vierge glorieuse, et elle la répétait fréquemment. Sous l’inspiration du ciel, elle fléchissait le genou à chaque degré des escaliers qu’elle montait ou descendait, et saluait une fois la bienheureuse Vierge. C’est elle-même qui me l’a avoué, dans le secret de la confession, un jour où le sujet de ses accusations en donna l’occasion. Celle qui, tout à l’heure, adressait aux hommes de si aimables paroles commençait donc à exprimer fréquemment et dévotement à Dieu des paroles tout aussi aimables, et s’élevait à sa façon des choses visibles aux invisibles. Ces actes de dévotion ainsi commencés allaient se multipliant chaque jour. Le Seigneur de toute miséricorde voulut honorer les préludes de cette piété par une vision aussi gracieuse qu’admirable, qui devait exciter l’enfant à la poursuite de dons meilleurs, et montrer en même temps quel cèdre élevé cette petite plante deviendrait, arrosée dans sa croissance par l’Esprit-Saint. Un jour, vers la sixième année de son âge, notre petite s’en allait avec son frère Etienne, enfant à peine plus âgé qu’elle, à la maison de leur soeur Bonaventura, l’épouse de Nicolas, dont nous avons parlé plus haut. Lapa, leur mère, les avait sans doute envoyés faire quelque commission. C’est assez la coutume des mères de famille de visiter personnellement ou par d’autres leurs filles mariées et de s’enquérir si tout va bien chez elles. Leur commission faite, les enfants, revenant de la maison de leur sœur, passèrent pour rentrer chez eux par la descente qu’on appelle vulgairement " Valle Piata ". Notre sainte petite fille, ayant levé les yeux, aperçut en face d’elle, dans les airs, sur le chevet de l’Église des Frères Prêcheurs, un appartement magnifique, disposé et orné royalement. Le Sauveur du monde Notre-Seigneur Jésus-Christ, y siégeait sur un trône impérial, revêtu d’habits pontificaux, ayant sur la tête une tiare, c’est-à-dire une mitre royale et papale. Avec lui se trouvaient les princes des apôtres et le bienheureux Evangéliste Jean. A ce spectacle, l’enfant s’arrêta, les pieds cloués au sol; son regard ébloui fixait avec amour sur son Sauveur les yeux de son corps et de son âme. Alors ce même Sauveur, qui se manifestait si merveilleusement, pour attirer miséricordieusement à lui l’amour de sa servante, arrêta sur elle le regard de sa majesté, lui sourit très amoureusement, étendit sa main droite sur l’enfant, et, faisant le signe de la croix à la façon des prélats, lui accorda gracieusement le don de son éternelle bénédiction. La grâce de ce don fut si puissante que de suite l’esprit de Catherine fut ravi et transformé en Celui qu’elle regardait avec tant d’amour. Non seulement elle oublia son chemin, mais elle s’oublia totalement elle-même. Sur cette voie publique, où passaient et repassaient les hommes et les animaux, cette enfant, naturellement craintive, restait immobile, la tête et les yeux levés vers le ciel. Elle y fût restée sans aucun doute tant qu’eût duré la vision, si une main étrangère ne l’eût contrainte et entraînée. Mais, pendant que le Seigneur accomplissait ces merveilles, Étienne, le petit frère de Catherine et son compagnon, la laissant s’arrêter, continua de descendre seul quelque temps, pensant qu’elle le suivait. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle ne le suivait pas, quelle n’était plus près de lui. Il se retourne et voit de loin sa sœur, immobile, regardant dans les airs. Il l’appelle de ses cris redoublés; elle ne répond pas, ne fait pas attention à lui. Il revient, s’approche d’elle, continue ses cris, et, comme à crier ainsi il ne gagne rien, il l’entraîne par la main et lui dit " Que fais-tu ici? Pourquoi ne viens-tu pas. " Elle semble alors s’éveiller d’un profond sommeil et, abaissant ses yeux, elle lui répond: " Ah! si tu voyais ce que je vois, tu ne me secouerais certainement pas pour me priver d’une aussi douce vision. " A ces mots, elle reporte ses regards vers le ciel, mais déjà la vision disparaissant avait complètement cessé. Telle était la volonté de Celui qui avait daigné apparaître. Catherine ne put supporter cette privation sans une vive douleur; elle commença à pleurer et à s’en prendre à elle-même, se reprochant d’avoir baissé les yeux.

A partir de cette heure, notre petite enfant montra dans ses vertus et dans ses moeurs la maturité d’une personne avancée en âge, et une sagesse étonnante. Ses actes ne paraissaient plus être de l’enfance, pas même de la jeunesse, mais plutôt d’une vieillesse déjà vénérable. Le feu de l’amour divin s’était allumé dans son coeur, la vertu de cette flamme illuminait son intelligence, réchauffait sa volonté, fortifiait sa mémoire, et, passant dans ses actes extérieurs, mettait partout la règle de la loi divine. Ainsi qu’elle l’a avoué humblement dans le secret de la confession à mon indignité, Catherine, en ce temps-là, apprit et connut sans leçons, sans maître humain, sous le seul influx de l’Esprit-Saint, la vie et les moeurs des Pères du désert, et aussi les actes de quelques saints, en. particulier ceux du bienheureux Dominique. Un désir ardent d’imiter leur vie et leurs vertus lui était entré si profondément dans l’esprit qu’elle ne pouvait penser à autre chose. De là, dans cette sainte enfant, certaines manières d’agir tout à fait nouvelles, qui faisaient l’admiration de tous ceux qui en étaient témoins.

Elle cherchait les lieux retirés et flagellait en secret son petit corps avec une cordelette. Abandonnant complètement les jeux, elle s’appliquait assidûment à la prière et à la méditation. Contre la coutume des enfants, elle devenait de jour en jour plus silencieuse, et diminuait sa nourriture ordinaire. C’est précisément l’opposé qu’on voit se produire habituellement dans les enfants qui grandissent. Entraînées par son exemple, plusieurs petites filles de son âge se joignaient à elle, désireuses d’entendre ses salutaires paroles, et d’imiter selon leurs forces - ses saintes actions. - Toutes ces enfants se réunissaient secrètement avee elle dans quelque lieu retiré de la maison; elles se flagellaient ensemble, puis, autant de fois que le prescrivait Catherine, elles répétaient l’Oraison dominicale et la Salutation Angélique. Toutes ces choses étaient bien, comme on le verra, un prélude de l’avenir.

A ces actes de vertu, répondirent des grâces merveilleuses de Dieu. Lapa me l’a souvent raconté, et Catherine, interrogée en secret, n’a pu le nier : très fréquemment, même la plupart du temps, l’enfant, montant et descendant les escaliers, était soulevée visiblement en l’air, de sorte que ses pieds ne touchaient pas les degrés. Sa mère affirme qu’à la voir monter si rapidement elle a souvent craint que sa fille ne tombât. Cela arrivait surtout quand Catherine voulait fuir la compagnie des autres enfants et, en particulier, des petits garçons. Pour moi, c’est à l’ancienne habitude qu’elle avait de se complaire dans la récitation de la Salutation Angélique, à chaque degré de l’escalier, comme nous l’avons vu, que j’attribue le prodige qu’on a constaté depuis, lorsqu’elle montait ou descendait ces mêmes degrés.

Enfin, pour clore ce chapitre, parlons du désir que notre sainte avait d’employer toutes ses forces à imiter la vie et les actes des saints Pères du désert, vie qu’elle n’avait connue que par révélation, comme nous l’avons dit plus haut.

Ainsi qu’elle me l’a confessé, dans cet âge si tendre, elle souhaita ardemment le désert sans qu’il lui fût possible de voir de quelle façon ce désir pourrait. trouver satisfaction. Comme le Ciel n’avait pas décrété que notre sainte habiterait au désert, il l’abandonna sur ce point à la faiblesse de sa propre nature. Dès lors sa connaissance ne devait pas s’élever au-dessus de ce que peut inspirer l’industrie d’un enfant. Il s’ensuivit que son désir, luttant avec la fragilité de son âge, remporta la victoire, mais une victoire imparfaite.

Sous la violente impulsion de ce désir, elle songea, un beau matin, à chercher un désert, et, dans sa prévoyance enfantine, elle se pourvut seulement d’un pain. Elle s’en alla seule jusqu’à la maison de sa soeur mariée, qui était près de la porte de Saint-Ansanus; puis elle franchit cette porte, ce qu’elle n’eût jamais fait en d’autres circonstances, et, s’avançant dans la campagne, elle descendit la colline. Ne voyant, plus d’habitations groupées comme dans !a cité, elle se croyait déjà tout proche du désert. S’étant avancée un peu plus loin, elle trouva, sous un rocher, une grotte qui lui plut. Elle y entra joyeusement, pensant avoir trouvé le désert tant souhaité. Celui qu’elle avait vu depuis longtemps déjà lui sourire et la bénir, le Dieu qui agrée toujours les vrais désirs de ses saints, n’avait point choisi cette vie pour y guider son épouse, mais il ne laissa pas cependant passer cet acte, sans donner un signe de sa gracieuse acceptation. A peine l’enfant eut-elle commencé à prier avec ferveur, qu’elle fut soulevée peu à peu de terre et élevée aussi haut que la hauteur de la grotte le permit; elle resta ainsi jusqu’à l’heure de none (Trois heures du soir). Elle ne voyait alors dans ce prodige qu’une ruse de l’ennemi, qui voulait mettre obstacle à sa prière et à son désir de la solitude et elle s’efforçait en conséquence de prier avec plus de ferveur et de constance.

Enfin, vers l’heure où le Fils de Dieu, suspendu à la croix, consomma notre salut, Catherine redescendit à terre comme elle en était montée. Elle comprit alors, sous l’inspiration de Dieu, que le temps n’était pas encore arrivé, où il lui faudrait affliger son frêle corps pour le Seigneur, et que le Maître ne voulait pas qu’elle abandonnât de cette façon la maison paternelle. Le même Esprit, qui l’avait conduite dans cette grotte, la fit donc retourner sur ses pas. Mais quand, sortie de la grotte, elle se vit seule dans la campagne, quand elle eut considéré le chemin, bien trop long pour sa faiblesse, qui devait la conduire à la porte de la ville, elle craignit que ses parents ne ta crussent perdue; elle se mit à prier et à se recommander au Seigneur. Aussitôt, ainsi qu’elle l’a raconté elle-même à Lysa, une de ses parentes, le Seigneur la transporta en un instant à travers les airs, et la déposa sans aucun mal à la porte de la cité. En toute hâte, elle rentra chez elle ses parents crurent qu’elle revenait de la maison de sa sœur mariée, et tout ce qui était arrivé demeura ainsi caché, jusqu’au jour où, plus avancée en âge, elle le révéla à ses confesseurs. J’ai été de ce nombre sans l’avoir mérité, appelé le dernier de tous, le dernier de tous aussi pour le mérite.

C’est Lapa qui m’a appris la plus grande partie de tout ce que contient ce chapitre. Catherine m’en a dit quelque chose aussi, en particulier le dernier fait rapporté, qui m’a été confirmé par cette Lysa dont j’ai parlé. Tous ces faits, excepté le dernier, ont eu beaucoup de témoins, tout d’abord le premier confesseur de Catherine, nourri pendant son enfance dans la maison de la sainte, puis un grand nombre de femmes dignes de foi, voisines ou parentes de la famille de notre sainte vierge.

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CHAPITRE III

CATHERINE FAIT VOEU DE VIRGINITE. CE QUI LUI ARRIVA JUSQU’A L’AGE DE PUBERTE EXCLUSIVEMENT.

 

La vertu et l’influence de la vision, racontée au chapitre précédent, furent si grandes, comme je l’ai déjà quelque peu indiqué, que bientôt tout amour du monde fut radicalement, extirpé du coeur de la sainte enfant. Dans son âme s’implanta le saint et unique amour de l’unique fils de Dieu et de la glorieuse Vierge Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi tout lui paraissait la plus vile des boues, pourvu qu’elle gagnât seulement le Sauveur lui-même (Phil 3,8). Elle commença à comprendre avec les seules leçons de l’Esprit-Saint qu’elle devait conserver à son Créateur toute sa pureté, pureté du coeur et du corps. Aussi soupirait-elle de tous les désirs de son âme après la pureté des vierges. Elle se prit à considérer, et, Dieu le lui révélant, elle connut avec certitude, que la très sainte Mère de Dieu avait été la première à découvrir ce chemin des vierges, et à vouer à Dieu sa virginité. Elle eut donc recours à Marie pour cette grâce. Dans sa septième année, agissant non pas comme une enfant de sept ans, mais comme une personne de soixante-dix ans, elle délibéra longtemps et avec maturité sur l’émission du vœu de virginité. Elle suppliait continuellement la Reine des vierges et des anges de l’aider miséricordieusement et de daigner lui obtenir du Seigneur cette parfaite direction d’esprit, qui lui permettrait de faire ce qu’il y avait de plus agréable à Dieu et de plus profitable au salut de son âme. Elle présentait continuellement à la Reine des vierges le désir qui lui faisait souhaiter anxieusement de pouvoir mener une vie angélique et virginale. Chaque jour, l’amour de l’éternel 1’Epoux devenait plus fervent dans le cœur de cette enfant déjà mûre, il stimulait ardemment son âme, et l’invitait sans cesse à une vie céleste. Tandis que cette très prudente enfant étudiait sagement sa résolution, l’Esprit lui accorda libéralement, par l’accroissement de son désir, ce qu’elle lui avait demandé. Ne voulant point éteindre ce fende l’Esprit, elle choisit, un certain jour, un lieu secret où elle put parler haut sans être entendue; elle prosterna et son corps et son âme, puis, très dévotement et très humblement, elle parla ainsi à la bienheureuse Vierge :  " O bienheureuse et très sainte Vierge, vous avez été la première des femmes à consacrer votre virginité au Seigneur par un voeu perpétuel, et vous avez reçu de lui la grâce insigne d’être la Mère de son Fils unique. Je supplie votre ineffable piété de ne pas regarder mes mérites, de ne pas considérer ma petitesse, mais de m’accorder quand même la grande grâce de recevoir pour époux Celui qu’appellent toutes les fibres de mon cœur, votre Fils, la sainteté même, notre unique Seigneur Jésus-Christ. Je lui promets, ainsi qu’à vous, de n’accepter jamais d’autre époux, et de lui garder, dans la mesure de mes forces, ma virginité perpétuellement intacte. "

Voyez-vous, lecteur, comment la Sagesse, qui dispose tout avec force et suavité, réglait dans notre vierge l’ordre des dons et des œuvres. A l’âge de six ans, la sainte voit des yeux du corps son Epoux qui l’honore de sa bénédiction. A sept ans, elle fait vœu de virginité. Le premier nombre l’emporte on perfection sur le second, mais le second est appelé par tous les théologiens le nombre de la totalité (Sept est un nombre sacré.- Les anciens attachaient une certaine valeur aux significations symboliques des nombres.). Que faut-il entendre par là, si ce n’est que cette vierge devait recevoir du Seigneur la perfection de toutes les vertus, et par conséquent la perfection d’une gloire souveraine. Le premier nombre dit perfection, le second totalité; réunis, ils signifient donc la totalité de la perfection. C’est par conséquent à bon droit, comme nous l’avons vu dans le prologue (Dans le premier prologue que nous donnons à fin du volume.), qu’on a donné à notre sainte le nom de Catherine, symbole d’universalité. Mais voyez aussi, je vous prie, comme son vœu est bien ordonné.

Tout d’abord elle demande pour époux Celui qui aimait son âme ; ensuite elle renonce à tout autre époux promettant au premier une fidélité perpétuelle. Cette prière pouvait-elle être rejetée? Voyez qui elle invoque, ce qu’elle demande, et comment elle le demande. Elle invoque Celle dont l’acte propre est d’être libérale dans ces bienfaits; Celle qui, ne sachant pas refuser une grâce même aux pécheurs les plus ingrats, n’a jamais repoussé aucun suppliant; Celle qui, ne méprisant personne, s’est constituée la débitrice des insensés comme des sages ; Celle qui ouvre sa main à l’indigent et ne cesse d’offrir ses dons à tous les pauvres ( Pr 21,20 ) 3 ; Celle enfin qui se présente à tous comme une source inépuisable de biens. Comment n’entendrait-elle pas notre innocente et fervente enfant, Celle qui ne refuse pas sa bienveillance aux adultes coupables? Comment n’agréerait-elle pas une promesse de virginité, Celle qui, la première parmi les hommes, trouva cette route de la virginité? Comment refuserait-elle son Fils à une vierge qui la prie avec tant de cœur, Celle qui a fait descendre (En répondant à l’Ange: " qu’il me soit fait selon votre parole " Lc 1,38 ) ce même Fils du ciel sur la terre pour le donner à tous les croyants?

Vous avez vu à qui notre sainte confiait sa prière, voyez maintenant, s’il vous plaît, ce qu’elle demande. Elle demande précisément ce que Celui qu’elle prie lui a appris à demander. Elle cherche ce que nous devons tous chercher sur l’invitation de Celui-là même qui est l’objet de nos recherches. Une telle prière ne peut être repoussée, à moins que le mensonge ne soit dans la Vérité. Non! elle ne peut être vaine, la demande d’une chose promise avec tant de solennité, " Demandez et Vous recevrez, nous a dit la Vérité incarnée, cherchez et vous trouverez (Mt 7,7) ", et ailleurs : " Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice (Lc 12,31). " Cette enfant demande donc et cherche avec anxiété, en des années si précoces, le Fils de Dieu, qui est aussi lui-même le royaume de Dieu . Comment eût-il été possible qu’elle ne trouvât point ce qu’elle cherchait, et ne reçût pas ce qu’elle demandait!

Et si vous considérez attentivement le mode de sa prière, vous verrez clairement qu’en aucune façon cette prière ne pouvait redescendre sans résultat. Catherine en effet se dispose à recevoir ce qu’elle demande, elle éloigne tous les obstacles, non seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir, et revêt pour toujours cette robe de pureté, si agréable à Celui qu’elle prie. Elle s’oblige et se lie devant Dieu par un voeu solennel, afin que ni le monde, ni Satan ne puissent plus mettre obstacle à cette disposition. Que manque-t-il alors aux conditions requises pour que la prière soit nécessairement exaucée (D’après saint Thomas on est toujours exaucé, quand on demande : 1° pour soi; 2° pieusement ; 3° avec persévérance; 4° des choses nécessaires au salut (II ae II ae Quaest. 83, art. 15 ad 2um). ) ? Elle demande pour elle-même, elle demande une grâce de salut, bien plus, elle demande humblement ce salut lui-même et, pour offrir en un seul acte toute la persévérance de sa prière, elle émet un voeu perpétuel qui éloigne tout obstacle à sa demande. O bon lecteur, si vous connaissez les saintes Ecritures, ne pouvez-vous pas conclure de tout ceci, que, nécessairement, la loi éternelle demeurant ce qu’elle est, cette prière devait être exaucée par le Seigneur. Oui, concluez, concluez en toute sécurité, que notre sainte, conformément à sa demande, a reçu l’éternel Epoux des mains de sa très douce Mère, et que, par l’intermédiaire de cette même Mère du Seigneur, elle s’est liée à Lui par le voeu d’une virginité perpétuelle. Plus loin, avec l’aide de Dieu, vous en aurez la preuve manifeste dans un prodige éclatant, rapporté au dernier chapitre de cette première partie.

Vous allez constater maintenant, qu’après l’émission de ce voeu, cette sainte enfant devint chaque jour plus sainte. Si jeune engagée dans la milice du Christ, elle commença à lutter contre sa chair avant que celle-ci eût commencé à se révolter. Elle prit la résolution d’enlever à cette chair toute autre chair, autant du moins que cela lui serait possible. Quand donc on lui servait de la viande, elle la donnait à son frère Etienne cité plus haut, ou bien elle la jetait aux chats, morceau par morceau, de sorte que personne ne s’en aperçût. Elle continuait et multipliait les disciplines dont nous avons parlé, soit seule, soit avec ses compagnes. Puis, nouvelle merveille, dans le coeur de cette enfant, s’allumèrent les premiers feux du zèle des âmes. Elle

 

aimait plus particulièrement les saints qui avaient travaillé à les sauver. Elle apprit du Seigneur, par révélation, que le bienheureux patriarche Dominique avait institué l’Ordre des Frères Prêcheurs pour la défense jalouse de la foi et le salut des âmes. Elle commença dès lors à révérer tellement cet Ordre que, voyant passer dans la rue, devant la porte de sa maison, les Frères Prêcheurs, elle remarquait les lieux où ils posaient le pied, puis, après leur passage, elle baisait avec humilité et dévotion les traces de leurs pas. De là, dans son âme, un grand désir, toujours croissant, d’entrer dans cet Ordre, afin qu’elle pût, avec les autres Frères, être utile aux âmes. Comme son sexe s’y opposait, elle pensa très souvent, ainsi qu’elle me l’a confessé, à imiter sainte Euphrosyne, dont, pendant son enfance, elle avait reçu par hasard le nom. Sainte Euphrosyne en effet, ayant dissimulé son sexe, était entrée dans un monastère de moines. Catherine voulait de même s’en aller dans un pays lointain, où elle fût inconnue, s’y faire passer pour un homme, et entrer dans l’Ordre des Prêcheurs, afin de venir au secours des âmes qui périssent. Le Dieu tout-puissant, qui avait eu d’autres intentions en mettant ce zèle dans l’âme de l’enfant, et voulait accomplir autrement ce désir, ne permit jamais que cette pensée se traduisît par des actes et fût mise à exécution, bien qu’elle fût demeurée longtemps dans l’esprit de la sainte.

Pendant ce temps, le corps de l’enfant croissait avec l’âge, mais bien plus rapide encore était le développement de son esprit. Son humilité grandissait, sa dévotion augmentait, sa foi apparaissait plus lumineuse, son espérance devenait de jour en jour plus forte, la ferveur de sa charité se multipliait. De tout cela résultait une maturité de moeurs qui imposait le respect à tous ceux qui voyaient ses actes. Ses parents en. Etaient dans l’étonnement, ses frères et soeurs dans l’admiration, toute la famille ne savait que penser au spectacle d’une science si grande dans un âge si tendre. Il est si doux de s’arrêter sur ce sujet que je veux raconter ici un fait, que sa mère m’a rapporté, en m’en assurant l’absolue vérité.

C’était entre la septième et la dixième année de l’enfant; sa mère, voulant faire célébrer une messe en l’honneur de saint Antoine, appela sa fille Catherine et lui dit: " Va à l’église paroissiale, demande au prêtre, notre curé, qu’il célèbre ou fasse célébrer une messe en l’honneur de saint Antoine, et offre sur l’autel tant de cierges et tant d’argent. A ces paroles, la pieuse fille, qui exécutait si volontiers ce qui était à l’honneur de Dieu, s’en va de bon cœur et bien vite à l’église. Elle aborde le curé et lui fait la commission de sa mère; mais, charmée d’entendre cette messe, elle y assiste jusqu’à la fin et ne rentre chez elle qu’après l’office divin terminé. Lapa, comptant que Catherine devait revenir aussitôt après l’offrande faite au prêtre, trouva qu’elle tardait beaucoup trop ; aussi, quand elle vit l’enfant, voulant la faire rougir de ce retard, lui dit-elle ce qu’on dit habituellement dans le pays : " Maudites soient les mauvaises langues qui m’assuraient que tu ne reviendrais  pas" ; ainsi disent les gens du peuple à ceux qui sont par trop en retard. La sage jeune fille, entendant ces paroles, se tut d’abord un instant; puis, après quelque temps, elle prit sa mère à part, et, avec beaucoup de gravité, lui dit humblement: " O ma mère, quand j’accomplis insuffisamment ou quand j’excède vos ordres, frappez-moi, pour que je sois plus prudente une autre fois, cela est convenable et juste. Mais, je vous en supplie, ne laissez pas, à cause de mes défauts, votre langue maudire qui que ce soit, bons ou mauvais. Cela ne convient pas à votre âge, et m’est grande affliction de cœur. " Sa mère, l’entendant parler ainsi, admira plus qu’on ne pourrait croire, comment sa petite fille avait su lui donner sagement cette leçon. Elle était tout interdite au spectacle d’une sagesse si grande dans une enfant si frêle et si petite ; mais, n’en voulant rien laisser paraître, elle lui demanda: " Pourquoi es-tu restée si longtemps? " Et Catherine de répondre : " J’ai entendu la messe, que vous m’aviez chargée de demander; quand elle a été dite, je suis revenue de suite et sans m’arrêter nulle part. " Plus édifiée encore, Lapa raconta tout à Jacques son mari, qui rentrait à la maison: " Voilà, lui dit-elle, comment ta fille m’a parlé. " Et Jacques, bénissant Dieu, considérait tout cela sans rien dire.

Ce seul fait, ô lecteur, quoiqu’il s’agisse de petits détails, peut vous montrer comment la grâce de Dieu s’était accrue dans l’âme de cette sainte fille, jusqu’aux années de puberté, dont le chapitre suivant va parler. En finissant celui-ci, je vous avertis que j’ai appris de Catherine elle-même la plupart des renseignements qu’il contient. Je tiens le reste de la mère de notre vierge et des personnes qui habitaient en Ces années-là dans sa maison. 

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE IV

LA FERVEUR DE CATHERINE DIMINUE, DIEU LE PERMETTANT AINSI POUR AUGMENTER ENSUITE SES GRACES. COURAGEUSE PATIENCE AVEC LAQUELLE LA SAINTE SUPPORTE, DANS SA FAMILLE, DE NOMBREUSES INJURES POUR L’AMOUR DU CHRIST.

 

Après le cours admirable de ces premières années si remplies de vertu, le Dieu tout-puissant voulut élever plus haut la vigne qu’il venait de planter dans les vignobles d’Engaddi; il voulut qu’elle s’élançât comme les cèdres du Liban, et embellît les hauteurs par la merveilleuse production de ses grappes, pareilles aux grappes de Chypre. Pour cela, il permit tout d’abord qu’elle s’ensevelît quelque temps dans la terre, afin qu’y. poussant de plus solides racines, elle pût lancer plus haut ses rameaux et aller porter ses propres fruits là où est le sommet de la perfection. C’est ainsi que l’eau doit descendre aux bas-fonds, avant de remonter en jets vers le ciel; c’est ainsi que toute plante enfonce d’autant plus ses racines qu’elle doit élever davantage sa tête. Rien donc d’étonnant, si l’universel Artisan, qu’est la Sagesse incréée, permet que ses saints tombent en quelques défauts, pour se relever ensuite plus forts, vivre plus prudents, s’efforcer d’atteindre avec une ardeur plus passionnée aux sommets de la perfection et triompher ainsi plus glorieusement des ennemis du genre humain. La suite du récit vous donnera la raison de ces réflexions.

Catherine, vouée à Dieu, avait atteint l’âge nubile, c’est-à-dire douze ans ou à peu près. Elle ne sortait plus de la maison paternelle selon la coutume du pays, qui ne permet plus de sortir à des jeunes filles de cet âge, avant qu’elles ne soient mariées. Ses parents et frères, ignoraient son vœu de virginité, commencèrent à penser à son mariage et à s’inquiéter de l’époux, auquel ils pourraient l’unir, pour leur plus grand avantage. Sa mère, en particulier, se réjouissait du gendre distingué que la sagesse de sa fille allait lui procurer; mais ce gendre devait encore être bien plus grand qu’elle ne pouvait l’imaginer. Lapa commença donc à s’inquiéter des soins à donner au corps de sa fille ; elle l’engagea et lui apprit à se laver plus souvent le visage, à tresser et à orner ses cheveux, à éviter tout ce qui pourrait ternir la fraîcheur de sa figure et de son cou, à s’occuper enfin de tout ce qui regarde le soin d’une beauté féminine, afin que cette beauté séduisît davantage ceux qui viendraient la demander en mariage. Mais Catherine avait d’autres desseins consacrés par un voeu. Bien que, par respect pour ses parents, elle ne manifestât pas son vœu, elle se refusait à toutes ces recherches et mettait tous ses efforts à plaire non pas aux hommes, mais à Dieu.

Sa mère le vit avec déplaisir et appela à son secours Bonaventura, sa fille mariée, dont nous avons déjà plusieurs fois parlé. Bonaventura devait décider sa sœur à cultiver sa beauté selon les usages du pays et à être plus docile aux avis de sa mère. Lapa savait que Catherine aimait tendrement Bonaventura, et elle pensait par ce moyen la faire consentir plus facilement à ses desseins ; c’est ce qui arriva. Dieu le permettant, ainsi que nous l’avons dit, Catherine céda devant les sollicitations répétées des paroles et des exemples de Bonaventura, sa soeur; elle consentit à s’occuper de la beauté de son corps, tout en gardant fermement son voeu de ne jamais accepter de mari. Elle confessait plus tard ce péché avec tant de sanglots et tant de larmes que vous auriez cru vraiment qu’elle avait commis une faute des plus graves. Maintenant qu’elle a pris son vol vers les cieux, je sais qu’il m’est permis de révéler les choses qui sont à sa louange, bien qu’elles fussent alors secrètes, et j’ai résolu d’insérer ici la discussion que nous avons eue ensemble à ce sujet. Dans les confessions générales qu’elle m’a faites à plusieurs reprises, chaque fois qu’elle arrivait à ce point, elle s’accusait très durement, avec des sanglots et des pleurs. Je savais bien que les bonnes âmes trouvent des péchés là où il n’y en a pas et grossissent beaucoup leurs fautes légères. Néanmoins, voyant que notre sainte se jugeait digne pour cette défaillance d’une peine éternelle, je fus obligé de lui demander si, dans ce fait, elle avait eu l’intention ou la volonté d’aller contre son vœu de virginité. " Non, me répondit-elle, jamais cette pensée ne m’est venue à l’esprit. " Je lui demandai de nouveau si, tout en sauvegardant son vœu de virginité, elle avait voulu plaire à quelque homme en particulier, ou aux hommes en général. Elle me répondit que sa peine la plus grande était de regarder les hommes, d’en être vue, de se trouver où ils étaient. En effet, quand les apprentis teinturiers de son père, habitant la même maison, arrivaient près d’elle, elle s’enfuyait de suite, aussi rapidement que s’il fût survenu des serpents, ce qui faisait l’étonnement de tous. Jamais elle ne se mettait à la fenêtre ou à la porte de la maison pour voir les passants. Je lui dis alors : " A quel titre ces actes de coquetterie méritaient-ils une peine éternelle, puisque dans cette parure, il n’y avait rien d’excessif? " Elle me répondit qu’elle avait trop aimé sa sœur, qu’il lui semblait l’avoir aimée plus que Dieu; de là ses larmes inconsolables et sa dure pénitence. Et comme je voulus lui répliquer que cet excès de tendresse, toute intention mauvaise ou vaniteuse écartée, n’était pas contre le précepte divin, elle éleva vers Dieu et ses yeux et sa voix en disant: " Ah ! Seigneur mon Dieu, quel Père spirituel ai-je donc maintenant, qui excuse mes péchés. " Puis, se révoltant contre elle-même, elle disait en se tournant vers moi: " Comment donc, ô Père, cette misérable et vile créature, qui, sans travail et sans mérites, avait reçu tant de grâces de son Créateur, pouvait-elle occuper son temps à orner sa chair de pourriture pour tenter les mortels?" " Non disait-elle, je ne pense pas que l’enfer eût suffi à me punir si la pitié de Dieu n’avait pas agi si miséricordieusement avec moi. "

Je fus alors bien obligé de me taire. Mais cette discussion avait pour but de me permettre de chercher si cette âme était restée toujours indemne de tout péché mortel ; je voulais savoir si elle avait gardé la virginité de l’esprit et du corps avec une telle intégrité qu’elle eût évité non seulement un péché mortel d’impureté, mais tout autre péché consommé. Or, je puis en rendre témoignage devant Dieu et devant la sainte l’Eglise, j’ai entendu plusieurs fois et même très souvent les confessions de Catherine, quelquefois ses confessions générales, jamais je n’ai trouvé qu’elle ait commis contre (Par faute centre les préceptes de Dieu, le bienheureux Raymond entend le péché mortel, conformément à la distinction établie par saint Thomas entre les actes qui sont contre la lin voulue par Dieu et les lois données pour conduire l’homme à celle fin, péché mortel, et les actions qui sont en dehors de l’ordre voulu par Dieu, mais non en opposition directe avec la fin de l’homme, péché véniel. ) les préceptes de Dieu d’autre faute que celle qui est ici racontée et qui, à mon avis, n’en est pas une; tout confesseur discret, je pense, en jugera de même. Bien plus, je l’ai trouvée si pure de fautes vénielles que, la plupart du temps, je ne pouvais découvrir aucune offense dans ses confessions quotidiennes. Il est manifeste, non seulement pour ses confesseurs, mais pour tous ceux qui vivaient avec elle, que jamais ou très rarement elle n’avait de paroles répréhensibles. Elle occupait tout son temps à la prière, à la contemplation ou au secours du prochain. Dans un jour de vingt-quatre heures, elle s’accordait à peine un quart d’heure de sommeil. Quand elle prenait. à sa façon de la nourriture, si toutefois ce qu’elle prenait peut s’appeler nourriture, elle priait et méditait continuellement, se répétant à elle-même tout ce que son âme avait appris du Seigneur. Je sais, et je sais avec une entière certitude, et j’atteste devant toute l’Eglise du Christ, qu’au temps où je l’ai connue, elle avait plus de peine à prendre de la nourriture qu’un affamé à en être privé. Les aliments apportaient plus de tourment à son corps qu’un accès de fièvre n’en apporte communément au fiévreux. Et, nous le verrons plus loin avec la grâce de Dieu, c’était là une des causes pour lesquelles elle allait aux repas, afin de s’affliger elle-même et de tourmenter son pauvre corps. Comment une offense eût-elle pu trouver place dans une âme si continuellement occupée de Dieu? Malgré cela, elle s’accusait si durement, elle était si ingénieuse à se trouver des péchés qu’un confesseur, peu au courant des habitudes de la sainte, l’eût crue en faute là où elle ne péchait pas, là même où souvent elle méritait. Si je me suis permis cette digression, cher lecteur, c’est pour qu’apprenant cette seule faute de Catherine, vous appreniez en même temps quelle grande perfection la grâce divine en a fait sortir.

Je reviens donc à ce point de notre histoire où je racontais comment les fréquentes sollicitations de Bonaventura avaient décidé notre sainte à l’imiter dans le soin de sa parure, sans que, pour autant, le cœur de notre vierge eût pu céder en cela à quelqu’inclination générale ou particulière pour les hommes. Jamais elle ne consentit volontairement à faire parade de sa beauté. Cependant la ferveur de sa prière et de ses méditations s’attiédit quelque peu.

Mais le Seigneur tout-puissant ne pouvait tolérer longtemps un éloignement quelconque de son épouse de choix, et il enleva l’obstacle qui s’était interposé entre Catherine et l’union divine. Bonaventura, sœur de notre sainte et sa tentatrice en cette question de vanité, devint gravement malade en des couches qui survinrent peu de temps après. Elle en mourut, bien qu’elle fût encore assez jeune. Notez ici, cher lecteur, combien ils déplaisent et sont odieux à Dieu, ceux qui retiennent ou retardent les âmes qui veulent le servir. Cette Bonaventura était personnellement, comme nous l’avons dit, très honnête dans ses mœurs aussi bien que dans ses paroles; mais elle s’efforçait d’entraîner à la mondanité sa sœur, qui désirait servir Dieu. Elle fut frappée par le Seigneur et punie d’une mort bien dure. Dieu la traita cependant miséricordieusement, car, bien qu’envoyée en purgatoire où elle souffrit de graves peines, elle s’envola bientôt vers le ciel, grâce aux prières de sa sœur, qui en eut révélation quelque temps après. C’est de notre sainte elle-même que je l’ai appris, dans le secret de la confession.

Sa soeur morte, Catherine, comprenant mieux la vanité du siècle, commença à revenir avec plus d’avidité et d’ardeur aux embrassements de l’éternel Époux. Elle criait sa faute, se proclamait coupable, se prosternait avec Marie-Madeleine aux pieds du Seigneur, y répandait d’abondantes larmes, et implorait sa miséricorde, priant continuellement pour son pécha, l’ayant sans cesse devant les yeux. afin de mériter d’entendre la même parole que Marie-Madeleine : " tes péchés te sont remis. " De là son affection particulière pour Madeleine; elle faisait alors tous ses efforts pour l’imiter, afin d’obtenir le pardon de ses fautes. Sa dévotion pour cette sainte allant toujours croissant, l’Époux des saintes âmes et sa glorieuse Mère lui donnèrent dans la suite Madeleine comme maîtresse et comme mère, ainsi que nous le verrons plus au long, avec la permission de Dieu, au cours de cette histoire.

En ces conjonctures, l’antique ennemi ne put voir sans dépit la proie qu’il s’était efforcé d’attirer peu à peu à lui s’échapper et lui être arrachée totalement des mains. Voyant cette vierge chercher un sûr refuge dans sa course rapide vers le tabernacle de la miséricorde de son Époux, il essaya de l’arrêter en lui suscitant comme obstacle sa famille elle-même, et il s’efforça de l’entraîner complètement aux vanités du monde par l’adversité et les persécutions. Il mit dans l’esprit des parents et des frères de Catherine l’idée absolument arrêtée de la marier pour étendre leur parenté Ils tenaient d’autant plus à ce projet, qu’ayant perdu une fille, ils voulaient que sa sœur vivante réparât le dommage causé à la famille par cette mort. Aussi faisaient-ils tous leurs efforts, surtout après la mort de Bonaventura, pour trouver un époux à noire sainte vierge. Dès que celle-ci s’en fut aperçue, et aussitôt que, sous l’inspiration du Seigneur, elle eut découvert les embûches de l’ennemi, elle se mit immédiatement avec plus de soin et de courage à prolonger ses oraisons, à s’appliquer à la méditation et aux œuvres de pénitence, à fuir tout rapport avec les hommes et à montrer aux siens par des signes manifestes qu’elle n’entendait nullement se laisser livrer à un époux corruptible et mortel, alors qu’une grâce si précieuse avait commencé de lui donner dès son enfance, comme immortel Époux, le Roi des siècles.

La tenue, les gestes et les paroles de notre sainte les cheveux, manifestaient clairement ses intentions, et sa persévérance ne se lassait point. Ses parents cherchèrent alors quelque moyen de fléchir son esprit et de la faire consentir à leurs désirs. Ayant fait venir un Frère Prêcheur qui vit encore et était très ami de la famille, ils lui demandèrent avec instance de vouloir bien persuader à Catherine d’acquiescer à leurs volontés. Le religieux promit d’y employer tout son pouvoir. Mais, étant venu trouver la vierge et la voyant inébranlable dans sa résolution, il écouta la voix de sa propre conscience et donna sur ce point à notre sainte un excellent conseil en lui disant: " Puisque vous êtes disposée à vous mettre complètement au service du Seigneur, et que vos parents vous molestent pour obtenir de vous le contraire, montrez-leur la fermeté de votre volonté. Coupez complètement votre chevelure; peut-être alors vous laisseront-ils tranquille? " Elle reçut ce conseil comme venant du ciel, prit aussitôt des ciseaux et coupa joyeusement, au ras de la tête, ces cheveux qu’elle haïssait grandement parce qu’ils lui semblaient avoir été l’instrument de son grave péché. Cela fait, elle couvrit sa tête d’un voile, et commença de marcher ainsi la tête voilée, contrairement à l’usage des jeunes filles, mais conformément à l’enseignement de l’Apôtre (1 Co 11,5). " Dès que Lapa sa mère la vit, elle lui demanda la raison de ce voile inaccoutumé. Notre vierge ne voulant pas mentir et n’osant pas avouer la vérité, murmurait plus qu’elle ne répondait. Lapa, s’approchant alors de sa fille, de ses propres mains enleva le voile, découvrit la tête, et la trouva complètement rasée. A cette vue, blessée au cœur, car ces cheveux étaient très beaux, elle se récria, se lamentant et disant : " Ah! ma fille! qu’as-tu fait? " Mais la vierge remit son voile, et s’en alla. Aux cris de la mère, Jacques et ses fils accoururent, et ayant appris la cause de ces cris ils entrèrent dans une violente colère contre Catherine.

De cette colère sortit une nouvelle guerre plus pénible que la première; mais la victoire accordée par le Ciel à la vierge fut si complète que ce qui paraissait obstacle devint, par une transformation merveilleuse, le secours dont Catherine se servit pour s’unir plus fortement au Seigneur. Ses parents commencèrent donc à l’accabler de dures paroles et de mauvais traitements, l’injuriant, la menaçant et lui disant: " Mauvaise femme! tu crois t’être soustraite à notre volonté en te coupant les cheveux; ils repousseront malgré toi, tes cheveux, et, dût ton cœur en éclater, il faudra bien que tu prennes un mari. Tu n’auras pas de repos que tu n’aies consenti à nos exigences. " Ils décrétèrent, dans la mesure de leur pouvoir, que Catherine n’aurait plus aucune chambre particulière pour s’y retirer, et qu’elle serait occupée tout le jour aux différents services de la maison. Ils pensaient ne lui laisser ainsi aucun lieu et aucun moment pour prier et s’unir à son Époux. Afin qu’elle parût davantage vouée au mépris, ils congédièrent une fille de service et employèrent notre vierge aux lavages de la cuisine. Chaque jour voyait se multiplier contre elle les avanies, les injures et tous les mépris qui sont habituellement le plus sensibles à un coeur de femme. En ce temps-là, ainsi que je l’ai appris, ses parents et ses frères avaient en vue un jeune homme, qu’ils eussent été très heureux d’allier à leur famille. Aussi rendaient-ils de toute façon la lutte plus dure, afin d’arracher à Catherine son consentement.

Mais l’antique ennemi, dont toutes ces méchantes machinations étaient l’œuvre, rendit, avec l’aide de Dieu, notre vierge plus forte, par ces mêmes moyens dont il croyait se servir pour la briser. Rien de tout cela ne l’ébranla. Elle se fit dans son cœur, sous l’inspiration de Esprit-Saint, une cellule bien secrète, d’où elle résolut de ne jamais sortir pour quelque affaire extérieure que ce fût. De la sorte, au lieu d’avoir comme auparavant une cellule extérieure où elle pouvait s’enfermer quelquefois, mais d’où elle devait aussi sortir de temps en temps, il arriva que, s’étant fait une cellule intérieure qu’on ne pouvait lui enlever, elle n’en sortait jamais. Ce sont là de ces victoires du Ciel, dont le fruit ne saurait être ravi, et qui ferment sûrement une âme à Satan. Car Celui qui est la Vérité même nous l’atteste : " Le royaume de Dieu est au dedans de nous. (Lc 12,21) ", et l’enseignement du Prophète nous apprend que toute la gloire de la fille du Roi éternel, lui vient de l’intérieur (Ps 94,14). Au dedans de nous se trouvent sans aucun doute, et notre intelligence avec ses lumières, et notre volonté avec sa liberté, et notre mémoire avec la ténacité de son souvenir. Au dedans de nous, se répand l’onction de l’Esprit-Saint, qui, perfectionnant toutes ces facultés, surmonte et abat tous les obstacles extérieurs. Au dedans de nous, si nous sommes des passionnés du bien, habite l’Hôte divin qui a dit: "Ayez confiance, j’ai vaincu le monde . (Jn 16,33) ".

Confiante en cet Hôte tout-puissant, et avec son secours, notre sainte s’était constitué à l’intérieur une cellule qui n’était pas faite de main d’homme ( 2 Co 5,1) et, et qui la dispensait d’avoir souci de perdre cette cellule extérieure, œuvre de nos mains. Je me rappelle, et il me revient maintenant en mémoire, qu’aux jours où j’étais surchargé d’occupations extérieures, ou bien quand je devais voyager, cette sainte vierge me répétait souvent cet avertissement: "Faites-vous dans l’âme une cellule intérieure, d’où vous ne sortiez jamais. " Je n’avais d’abord qu’une intelligence superficielle de ces paroles; mais maintenant que je les considère plus attentivement, je suis obligé de m’écrier avec l’Evangéliste Jean : " Tout d’abord les disciples ne comprirent pas; mais, quand Jésus fut glorifié, alors ils se souvinrent (Jn 12,16) ". Car c’est merveille de voir, comment nous avons aujourd’hui, moi et tous les autres qui ont vécu avec elle, une intelligence plus nette de ses actes et de ses paroles, qu’aux jours où nous étions à ses côtés.

Mais revenons au point où nous avions laissé notre récit. L’inspiration de l’Esprit-Saint fit imaginer à Catherine un autre moyen de vaincre toutes les injures et tous les mépris. Elle me l’a révélé, alors que je lui demandais comment elle avait pu rester allègre au milieu de tant d’avanies. Elle s’était imaginé, me disait-elle, que son père lui représentait le Sauveur Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa Mère, la très glorieuse Marie, Mère de Jésus, ses frères et autres familiers, les saints Apôtres et les disciples. Cette imagination lui permettait de les servir avec tant de joie et tant de soin que tous en étaient dans l’admiration. Elle trouvait dans cette pensée un autre avantage, celui d’avoir toujours présent à l’esprit pendant son travail l’Epoux qu’elle se figurait servir. Ainsi, tout en étant à la cuisine, elle habitait au Saint des Saints, tout en servant à table, elle nourrissait son âme de la présence du Sauveur. O profondeur des trésors de l’éternel Conseil! Qu’elles sont variées et merveilleuses, ô mon Dieu, les voies par lesquelles vous délivrez des prises de toute angoisse, ceux qui se confient en Vous, pour les conduire entre des abîmes pareils à ceux de Charybde et Scylla. au port du salut éternel.

Ainsi donc, notre sainte, ayant sans cesse les yeux fixés sur la récompense proposée par l’Esprit-Saint à son âme, supportait les injures non seulement avec patience, mais avec joie, et pour que cette joie de l’esprit fût pleine, elle accélérait continuellement sa course dans les voies du ciel. Il ne lui était plus permis d’avoir une chambre particulière, mais elle devait toujours habiter avec d’autres; pour cette raison sans doute, elle choisit avec une sainte habileté la chambre de son frère Etienne, qui n’avait ni femme ni enfants. Là elle pouvait pendant la journée habiter seule en l’absence d’Etienne, et, pendant la nuit, elle profitait du sommeil de son frère pour prier selon ses désirs. C’est ainsi que poursuivant et cherchant jour et nuit le visage de son Epoux, elle frappait sans cesse à la porte du divin Tabernacle. Elle priait sans repos le Seigneur de vouloir bien lui garder sa virginité et chantait avec la bienheureuse Cécile ce verset de David :   " Faites, Seigneur, que mon cœur et mon corps soient immaculés ( Ps 118,80). De la sorte, merveilleusement fortifiée dans le silence et l’espérance, plus elle était accablée de persécutions, plus elle trouvait, dans les grâces et les joies plus abondantes qui la remplissaient à l’intérieur, la dilatation de son âme. Ses frères, voyant sa constance, se disaient entre eux : "Nous sommes vaincus. " Son père, d’un sens plus droit que les autres, considérait en silence les actes de sa fille, et comprenait chaque jour davantage, qu’il y avait dans cette conduite le souffle de Dieu, et non pas un caprice de jeunesse.

Je tiens ce que j’ai raconté dans ce chapitre, de Lapa, de Lysa, belle-soeur de la sainte, et des autres personnes qui habitaient alors la maison, et j’ai appris de la bouche même de Catherine, ainsi que je l’ai dit, ce qu’elle seule pouvait savoir.

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CHAPITRE V 

CATHERINE TRIOMPHE DE SES PERSECUTEURS
GRACE A L’APPARITION D’UNE COLOMBE A SON PÈRE
ET A UNE VISION DU BIENHEUREUX DOMINIQUE. 

 

Pendant cette persécution, il arriva qu’un jour la servante du Christ priait avec plus de ferveur encore, dans la chambre de son plus jeune frère, dont nous avons parlé. La porte était restée ouverte, car notre sainte avait reçu de ses parents défense absolue de s’enfermer. Jacques entra dans cette chambre pour y chercher, en l’absence de son lus, quelque chose dont il avait besoin. Une fois entré, il examina avec soin tout l’appartement, probablement pour trouver ce qu’il cherchait. Il vit alors sa fille, fille de Dieu plus que de lui, priant à genoux dans un coin. Une petite colombe blanche comme neige se reposait sur la tête de Catherine. A l’entrée du père, la colombe, volant un peu plus haut, parut s’enfuir par la fenêtre de la chambre. A cette vue, il demanda à sa fille quelle était cette colombe, qui venait de prendre son vol et de s’enfuir . Catherine répondit qu’elle n’avait vu dans la chambre ni colombe, ni oiseau quelconque. Jacques n’en fut que plus étonné et il conservait et méditait toutes cet choses en son cœur.

Au reste, en ce temps-là, croissait chaque jour dam l’âme de la vierge un désir qui datait de son enfance ainsi que nous l’avons dit plus haut, mais qui reparaissait tout renouvelé pour la sauvegarde de son vœu. C’était le désir de recevoir et de revêtir l’habit de l’Ordre des Frères Prêcheurs, dont le bienheureux Dominique fut le chef, le fondateur et le père. Jour et nuit, sans se lasser, Catherine envoyait sa prière frapper aux oreilles de Dieu, pour que le Seigneur daignât accomplir son désir. Ainsi que nous en avons dit un mot plus haut, elle avait une grande dévotion à saint Dominique, dont elle admirait le zèle incomparable et souverainement fécond pour le salut des âmes. Le Seigneur, dont l’excellence est au-dessus de tout, voyant comment sa jeune guerrière avait sagement et courageusement combattu dans la lice, et quelle ferveur elle mettait à lui plaire, ne voulut pas la priver plus longtemps de l’objet de ses désirs. Pour la mieux assurer de leur accomplissement, il la consola par la vision suivante.

La servante du Christ eut un songe pendant lequel il lui sembla voir plusieurs saints patriarches et fondateurs de différents Ordres, et, parmi eux, le bienheureux Dominique. Elle le reconnut facilement, à ce qu’il portait dans ses mains un lys éblouissant de blancheur, d’une incomparable beauté, qui, nouveau buisson de Moïse, paraissait brûler sans se consumer. Tous ces saints, et chacun d’eux, l’engagèrent à choisir, pour augmenter ses mérites, une de leurs religions, où elle pût donner au Seigneur un service mieux agréé. Dirigeant alors ses regards et ses pas vers le bienheureux Dominique, elle vit le saint Patriarche venir aussitôt à sa rencontre, ayant dans une main l’habit des Soeurs dites de la Pénitence du bienheureux Dominique, qui étaient assez nombreuses à Sienne. Il s’approcha d’elle et la consola par les paroles suivantes : " Très douce fille! aie bon courage! ne crains aucun obstacle, car, très certainement, tu revêtiras cet habit que tu désires. "

A ces paroles, grande fut son allégresse; pleurant de joie, elle rendit grâces au Très-Haut et au glorieux athlète de Dieu, Dominique, qui lui avait donné si parfaite consolation. Ses larmes la réveillèrent et la rappelèrent à l’usage de ses sens.

Tout à la fois consolée et fortifiée par cette vision, l’âme de la vierge puisa dans sa confiance au Seigneur une telle audace que, le même jour, elle réunit ses parents et ses frères et leur tint hardiment ce langage " Depuis longtemps vous parlez et vous négociez, comme vous dites, pour me livrer en mariage à un homme corruptible et mortel, et moi j’ai pour ce projet une cordiale horreur. Déjà je vous en ai donné bien des signes, que vous avez pu facilement comprendre; cependant, à cause du respect que, par l’ordre de Dieu, je dois avoir pour mes parents, je n’ai pas encore jusqu’ici parlé clairement. Mais maintenant ce n’est plus le temps de me taire davantage; je vais donc en toute franchise et simplicité vous ouvrir mon cœur et vous dire une résolution qui n’est pas nouvelle, mais que j’ai conçue et en même temps arrêtée dès mon enfance. Sachez donc que, dès mes premières années, j’ai fait vœu de virginité; et ce n’est pas là un enfantillage, mais un vœu fait après longue délibération, et pour de graves motifs, au Sauveur, mon Seigneur Jésus-Christ, et à sa très glorieuse Mère. Je leur ai promis, qu’en dehors du Seigneur lui-même, je n’accepterais jamais aucun autre époux. Et maintenant que, par la grâce de ce même Seigneur, je suis arrivée à une connaissance et à un âge plus parfaits, apprenez combien ce propos est fermement arrêté dans mon âme. Les pierres pourraient plus tôt être amollies que mon cœur arraché à cette sainte résolution. A lutter contre elle, plus vous multiplierez vos efforts, plus vous perdrez votre temps. C’est pourquoi je vous conseille de rompre complètement toute négociation au sujet de mes noces, car je n’entends faire d’aucune façon votre volonté sur ce point; je dois obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Si donc, dans ces conditions, vous voulez me garder dans votre maison et m’y traiter comme votre servante, je suis toute disposée à vous servir joyeusement, comme je saurai et comme je pourrai. Mais si, à cause de mon refus, vous décidez de me chasser de votre foyer, sachez encore que cela ne fera dévier en rien mon cœur de sa résolution. J’ai un Epoux si riche et si puissant qu’il ne permettra pas que je manque de quelque chose et me procurera certainement ce qui me sera nécessaire. "

A ces paroles, tous ceux qui les entendaient fondent en larmes, et au milieu de tant de sanglots et de soupirs, personne ne peut répondre. Tous ne pensaient qu’à la sainte résolution de la vierge à laquelle ils n’osaient plus contredire. Ils contemplaient cette jeune fille jusque-là silencieuse et timide qui, si hardiment et si sagement, venait d’ouvrir son âme dans des paroles toutes de prudence. Ils voyaient manifestement qu’elle était prête à quitter la maison paternelle plutôt qu’à rompre son vœu; dès lors plus aucun espoir de la marier jamais. Aussi, dans l’émotion de leur cœur, aimaient-ils mieux pleurer que répondre.

Cependant, après quelques instants, les larmes cessèrent; le père, qui aimait tendrement Catherine et craignait Dieu plus encore, se rappelant la colombe qu’il avait vue, et plusieurs autres actes de sa fille dont son admiration avait gardé le souvenir, lui fit, dit-on, cette réponse : " Loin de nous, très douce fille, la pensée de nous opposer en aucune manière à la divine Volonté, d’où procède ta sainte résolution. Une longue expérience nous a appris, et nous savons manifestement maintenant, que ce n’est pas une légèreté de jeunesse, mais la divine Charité qui t’a inspirée. Accomplis librement ton vœu. Fais ce qui te plaira, et ce que l’Esprit-Saint t’apprendra. Nous ne voulons plus désormais te détourner de tes saintes œuvres, ni mettre le moindre obstacle à tes pratiques de vertu. Mais intercède continuellement pour nous, afin que nous devenions dignes de l’Epoux que tu as choisi dans un âge si tendre, sous l’inspiration de sa grâce. "

Puis, se tournant vers sa femme et ses fils, il leur dit : " Que personne désormais ne moleste ma très douce fille, que personne n’ose en rien la gêner, laissez-la servir librement son Epoux, et prier sans cesse pour nous. Nous ne trouverons jamais d’alliance comparable à celle-là, et nous n’aurons pas à nous plaindre, si, au lieu d’un homme mortel, nous recevons un Homme-Dieu, immortel. " Après cela, malgré les gémissements des assistants, et surtout de Lapa, qui avait pour sa fille une affection trop charnelle, notre sainte, exultant dans le Seigneur, rendit grâces à son très victorieux Epoux, qui venait de la conduire au triomphe. Elle remercia ses parents le plus humblement qu’elle put, et se disposa de tout son cœur à user de la permission si avantageuse qui venait de lui être concédée.

Finissons ici ce chapitre et sachez, lecteur, que je n’ai pas appris du père même de Catherine la vision de la colombe, Il était déjà dans l’autre monde, quand je connus pour la première fois la sainte. Mais plusieurs parents de la vierge, habitant sa maison, m’ont dit avoir entendu Jacques lui-même la raconter. Ils disaient même que cette vision s’était souvent répétée. Aussi Jacques avait-il sa fille en grand respect, ne permettant pas qu’on la troublât d’aucune façon. Je n’ai pas été aussi loin dans mes affirmations, afin d’éloigner davantage de mes dires toute erreur, autant que je le puis. La sainte a raconté au confesseur qui m’a précédé aussi bien qu’à moi la vision du bienheureux Dominique. Quant aux paroles adressées à ses parents et à ses frères, elle me les a rapportées et exposées tout au long et en ordre, alors que je lui demandais ce qu’elle avait fait au milieu de ces persécutions.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE VI

AUSTERITE DE LA PÉNITENCE DE CATHERINE,
PERSECUTION QU’ELLE SOUFFRE POUR CETTE CAUSE
DE LA PART DE SA PROPRE MÈRE.

 

(Le lecteur ne doit pas oublier que, dans la pratique de ses austérités, sainte Catherine obéissait à une inspiration spéciale de l’Esprit-Saint, qui voulait en faire un prodige de pénitence. Voici au reste ce que la sainte dit des mortifications corporelles, dans son Dialogue, au commencement du Traité de la Discrétion. " Les saintes et douces œuvres que je demande à mes serviteurs sont les vertus intérieures et éprouvées de l’âme, comme je l’ai dit, et non pas seulement celles qui ont pour instrument le corps et pour effet des actes extérieure, des pénitences de différentes sortes. Ce sont là les instrumente de la vertu, mais non la vertu. Si même ces actes ne sont pas accompagnés des vertus intérieures citées plus haut, ils me seront peu agréables. Quelquefois même, si l’âme ne fait pas discrètement pénitence, c’est-à-dire si elle met surtout son affection dans la pénitence qu’elle entreprend, elle pose un obstacle à sa perfection. Elle doit s’attacher surtout à mon Amour, à une sainte haine d’elle-même, à une vraie humilité, à une parfaite patience et aux autres vertus intérieures de l’âme, jointes à la faim et au désir de mon honneur et du salut des âmes. Voilà les œuvres qui montrent une volonté morte à la sensualité qu’elle tue continuellement par amour de la vertu. C’est avec cette discrétion que l’âme doit faire pénitence, c’est-à-dire qu’elle doit aimer surtout la vertu plus que la pénitence et se servir de la pénitence comme d’un instrument pour augmenter la vertu, selon qu’il en est besoin, et qu’elle croit pouvoir le faire dans la mesure de ses forces. ")

 

Après avoir reçu cette large liberté de servir Dieu, notre vierge, qui lui était entièrement dévouée, commença d’ordonner admirablement toute sa vie à ce service. Elle demanda et obtint une petite chambre séparée des autres, où elle pût s’occuper de Dieu, dans la solitude, et affliger son corps selon ses désirs. Ce que fut alors la rigueur de la pénitence avec laquelle elle tourmenta son corps, ce que fut l’avidité de l’amour avec lequel elle chercha le visage de son Epoux, nulle langue ne saurait le dire.

Mais, puisqu’à ce moment nous avons à parler de l’austérité inouïe de Catherine, je crois faire œuvre utile, cher lecteur, en laissant un instant la suite du récit, pour vous faire la peinture de cette austérité. Avant de parcourir en détail tout l’enclos de cette sainte vie, vous goûterez ainsi de ses premiers et de ses derniers fruits. Cela ne m’empêchera pas, quand nous arriverons au lieu de leur production, de vous en offrir à nouveau quelques-uns, selon que l’ordre de notre récit nous en donnera l’occasion, et si la grâce du Très-Haut nous le permet. Ce que je vais dire ici doit simplement vous habituer et vous préparer à considérer les fruits de vertu de notre sainte. Sachez donc que, dans cette cellule ou petite chambre, se sont renouvelées les œuvres les plus anciennes des Pères du désert, œuvres d’autant plus admirables que Catherine les accomplissait en dehors de tout enseignement, de tout exemple, de tout entraînement venant du dehors.

Commençons par son abstinence de nourriture et de boisson. Dès son enfance, ainsi que nous en avons dit un mot, elle prenait rarement de la viande; cette fois elle supprima complètement cette nourriture. L’habitude de cette abstinence totale devint telle que la sainte ne pouvait plus supporter, sans souffrances physiques, la seule odeur de la viande, ainsi qu’elle me l’a secrètement confessé. Pour ne pas trop vous étonner de cette affirmation, aimable lecteur, écoutez ce fait: Un jour que je voyais le corps de Catherine faible et presque défaillant, parce qu’elle ne prenait, comme nourriture et boisson, rien de ce qui réconforte habituellement les faibles, j’imaginai de mettre du sucre dans l’eau froide qu’elle buvait. Quand je l’en eus avertie, elle se tourna vers moi, et me répondit : " Vous voulez donc, à ce que je vois, éteindre complètement le peu de vie qui me reste. " Je lui demandai la raison de cette parole et, à sa réponse, je compris qu’elle était tellement accoutumée, comme je l’ai dit, aux nourritures amères et aux boissons insipides que tout ce qui était doux nuisait à son corps, à cause de cette disposition générale devenue pour elle une habitude. Ainsi en avait-elle agi vis-à-vis de la viande, comme nous l’avons rapporté.

Quant au vin, du jour où elle eut sa chambre, elle y mêla tant d’eau qu’il en perdait toute saveur, toute odeur, et ne gardait qu’un peu de la couleur très riche des vins du pays. Vers l’âge de quinze ans, elle abandonna complètement le vin et ne but plus que de l’eau. Elle diminuait chaque jour progressivement la quantité d’aliments cuits qu’elle prenait en dehors du pain et bientôt elle se réduisit à manger simplement du pain et des herbes crues. Vers l’âge de vingt ans ou à peu près, si je ne me trompe, elle se priva même de pain et ne se permit plus que l’usage des herbes.

Enfin, et ceci n’était plus le fruit de l’exercice ou de la nature, mais l’effet d’un miracle divin, comme nous le verrons plus loin avec la grâce de Dieu, Catherine en arriva à un état si élevé que son faible corps, bien qu’accablé d’infirmités et du poids d’autres fatigues intolérables, ne consommait plus rien de ce qui peut soutenir la vie. Son estomac ne digérait plus et ne pouvait plus digérer. Et, cependant, cette privation complète de nourriture et de boisson ne diminuait en rien les forces corporelles de la sainte, dont la vie était ainsi un vrai miracle, comme je l’ai dit souvent. Aucune force naturelle n’eût pu accomplir ce que nous voyions de nos yeux. Plusieurs médecins, que j’ai conduits vers notre vierge, l’ont reconnu sans hésitation. Mais, avec l’aide de Dieu, nous parlerons plus clairement et plus pleinement de tout cela plus loin. Je conclus ce sujet de l’abstinence, Ô lecteur, en vous disant qu’au temps où j’ai mérité d’être le témoin de sa vie, Catherine vivait sans le secours d’aucun aliment et d’aucune boisson. Ainsi privée de tout ce qui pouvait la soutenir naturellement, elle supportait, avec un visage toujours joyeux, des douleurs et des fatigues qui, pour d’autres, eussent été intolérables.

Je ne veux pas vous laisser penser que quelque industrie naturelle, l’exercice ou l’habitude, aient jamais pu la conduire à un tel état. Ne croyez pas que personne puisse soutenir une telle supposition. Ces choses sont trop extraordinaires, et elles ont bien plus leur cause dans la plénitude de l’esprit que dans n’importe quel exercice ou habitude d’abstinence. Vous savez bien que la plénitude de l’esprit a son rejaillissement dans le corps. Quand l’esprit se nourrit, le corps supporte plus facilement le tourment de la faim. Quel chrétien pourrait en douter? Est-ce que les saints martyrs n’avaient pas une force surnaturelle pour supporter joyeusement et la faim et les autres tourments du corps. D’où leur venait cette force, si ce n’est de la surabondance de l’esprit? J’en ai fait moi-même l’expérience, et je crois que n’importe qui peut la faire de même. Un homme occupé de Dieu jeûne facilement; mettez ensuite ce même homme aux œuvres extérieures, il lui devient très dur et même impossible de jeûner comme auparavant. Pourquoi cela? si ce n’est parce que la pleine vie de l’esprit fortifie le corps qui lui est uni substantiellement. Ce don est au-dessus de la nature, mais il est naturel que le corps et l’âme se communiquent l’un à l’autre leurs biens et leurs maux. Je ne nie pas cependant que certains jeûnent plus facilement que d’autres; mais garder en cette vie et pendant longtemps une abstinence complète, voilà qui me paraît impossible à notre nature.

Que cela suffise pour le moment à vous donner une notion sommaire de l’abstinence de la sainte; mais ne croyez pas, cher lecteur, que ce fut la seule façon dont Catherine affligeât sa chair, et lisez attentivement ce qui suit.

Elle s’était fait un lit de planches que rien ne recouvrait. Elle s’y asseyait pour méditer, s’y prosternait pour prier, et, quand le temps était venu, elle y étendait son corps pour dormir, sans enlever aucun de ses vêtements, qui tous étaient de laine. Elle se servit quelque temps d’un cilice. Mais, si pure intérieurement, elle avait aussi en horreur les moindres causes d’impureté extérieure, et elle changea son cilice pour une chaîne de fer. Elle portait donc sous ses vêtements une chaîne de fer qui entourait et serrait si fortement son corps que, pénétrant dans les chairs, elle avait comme brûlé la peau tout autour. Ainsi me l’ont rapporté ses filles spirituelles et ses compagnes, souvent obligées de lui changer ses vêtements, pour essuyer les sueurs très abondantes amenées par ses infirmités croissantes. Aussi vers la fin de sa vie, son mal augmentant, l’ai-je obligée à quitter cette chaîne, bien que cela lui coûtât beaucoup.

En outre, dès le début, elle prolongea ses veilles jusqu’à l’heure de Matines, ainsi que nous le dirons plus loin avec la grâce de Dieu. Dans la suite, elle arriva peu à peu à triompher si bien du sommeil que, pour deux jours, elle dormait à peine une demi-heure. Elle m’a dit une fois qu’en aucune lutte la victoire ne lui avait autant coûté que dans cette lutte contre le sommeil. C’est la difficulté la plus grande qu’elle ait rencontrée.

Au temps où je l’ai connue, nul doute que, s’entretenant avec des gens qui l’aient comprise, elle n’ait pu parler de Dieu pendant cent jours et cent nuits, sans manger ni boire. A cela, pour elle, point de fatigue; bien plus, elle y trouvait toujours une gaieté et des forces nouvelles. Elle m’a souvent révélé qu’elle n’avait pas dans cette vie de délassement comparable à celui de s’entretenir de Dieu avec des âmes intelligentes; et nous, qui vivions avec elle, nous le voyions par expérience. Il nous était facile de constater qu’aux jours où elle avait le temps de parler de Dieu et d’exposer les sentiments qui se pressaient dans le secret de son cœur, on voyait apparaître en son corps un renouveau de force et de gaieté. Quand, au contraire, cette consolation ne lui était pas accordée, elle redevenait faible et presque sans vie. C’est à l’honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ son éternel Epoux, à ’éloge de la sainte et à ma confusion que je vais rapporter ce qui suit. Souvent, lorsqu’elle me parlait de Dieu et dissertait avec profondeur des plus sublimes mystères, elle s’étendait en assez longs discours; et moi qui avais l’esprit bien au-dessous des hauteurs du sien, et qui sentais peser lourdement le poids de la chair, j’étais pris de sommeil. Tout en parlant, elle s’absorbait complètement en Dieu et continuait longtemps ainsi, avant de remarquer mon sommeil. Quand, après quelque temps, elle s’en apercevait, elle m’éveillait d’une voix forte en disant : " Comment pouvez-vous sacrifier au sommeil le profit de votre âme. Est-ce au mur ou à vous que je dis les paroles de Dieu? "

Ajoutez à tout cela, que, voulant imiter le saint Patriarche qui lui était apparu, c’est-à-dire le bienheureux Dominique, elle se donnait trois fois le jour la discipline avec une chaîne de fer, la première fois pour elle-même, la seconde pour les vivants, la troisième pour les défunts. On lit en effet, dans la Vie du bienheureux Dominique, que c’était là une pratique habituelle de ce glorieux Patriarche. Elle l’imita pendant assez longtemps, jusqu’à ce que le poids de ses nombreuses infirmités ne lui permît plus de continuer. Je m’enquis un jour secrètement auprès d’elle de la façon dont elle pratiquait cette pénitence. Elle m’avoua, tout en rougissant, que chaque discipline durait une heure et demie, et qu’il n’était pas rare que le sang coulât des épaules jusqu’aux pieds. Voyez-vous, lecteur, quelle était la perfection de cette âme, qui, trois fois par jour, s’ouvrait les veines afin de rendre au Sauveur sang pour sang? Comprenez-vous ce qu’il lui fallait de vertu pour accomplir de pareils actes au foyer paternel, en dehors de toute instruction, direction ou exemple venant de ses semblables?

Lisez les actes des saints, fouillez les vies des Pères du désert, n’oubliez même pas de consulter les saintes Ecritures, et voyez si vous trouverez nulle part quelque chose de semblable. Vous trouverez que Paul, le premier ermite, a vécu longtemps seul dans les déserts, mais un corbeau lui apportait chaque jour la moitié d’un pain. Vous lirez que le fameux Antoine s’est imposé et a souffert d’admirables austérités; mais remarquez qu’il allait visiter divers anachorètes et demander à chacun l’exemple de quelque vertu, de sorte qu’on peut le comparer à ceux qui composent un bouquet de fleurs. Au témoignage de saint Jérôme, Hilarion, encore enfant, est allé d’abord trouver Antoine, et c’est après avoir été formé par lui qu’il a gagné les déserts, et qu’il a triomphé dans une lutte courageuse. Et les deux Macaires! Et Arsène! Et les autres, qu’il serait trop long d’énumérer ici! tous ont eu un ou plusieurs maîtres et docteurs pour les conduire, par la parole ou par l’exemple, dans les voies du Seigneur. Tous habitaient dans des déserts ou dans des monastères très bien réglés et ordonnés. Mais voyez maintenant, lecteur, cette vraie fille d’Abraham. Elle n’est point dans un monastère, ni dans un désert, mais dans la propre maison de son père. Elle n’a l’exemple ou le secours d’aucun homme encore vivant en ce monde. Elle est plus ou moins gênée par le grand nombre de personnes qui habitent la maison, et cependant elle atteint un degré de perfection, dans l’abstinence, qu’aucun des saints précités n’a pu atteindre. Que dire de cela? Ecoutez-moi, je vous prie, encore un peu. Moïse a observé deux fois un jeûne absolu pendant quarante jours complets, et Eue l’a fait une fois, ainsi que le rapporte la sainte Ecriture. L’Evangile nous raconte la même chose du Sauveur lui-même. Mais jusqu’ici, nous n’avons pas trouvé de jeûne durant plusieurs années. Jean-Baptiste, conduit par l’Esprit de Dieu, s’en est allé au désert et y a habité, mais on lit qu’il y mangeait du miel sauvage, des sauterelles et des racines d’herbes; il n’est pas écrit qu’il ait gardé un jeûne absolu. Je ne trouve que Madeleine qui, retirée sur son rocher, ait observé pareil jeûne pendant trente-trois ans. Encore, ce ne sont pas les saintes Ecritures qui nous l’attestent, mais son histoire, et la disposition du lieu de sa retraite, qu’on voit encore. C’est pour cette raison, je pense, que le Seigneur lui-même et sa glorieuse Mère donnèrent à notre vierge Madeleine pour maîtresse et pour mère, ainsi que nous le verrons plus loin, si Dieu nous l’accorde. Et maintenant que conclure? Rien ne nous empêche de voir manifestement dans cette abstinence une grâce tout à fait particulière, un don qui jusque-là n’avait été fait à personne à un si haut degré, grâce et don que notre sainte reçut du Seigneur lui-même. Nous l’exposerons plus au long tout à l’heure, si toutefois ce même Seigneur veut bien nous en faire la grâce. Je ne veux cependant pas vous laisser croire, bien-aimé lecteur, que j’ai voulu, par tout ce que je viens de dire, mettre la sainteté de notre vierge au-dessus de celle des saints dont nous avons parlé, et établir ainsi entre les bienheureux d’odieuses comparaisons. Je ne suis pas si insensé, ô bon lecteur. Parmi les noms cités, j’ai donné celui du Sauveur, et lui comparer quelque saint, serait, je le sais bien, un blasphème. Je n’ai pas eu davantage l’intention d’établir un parallèle avec les autres personnages que j’ai nommés. J’ai voulu tout d’abord vous permettre de mieux comprendre combien grande est la magnificence de notre Dieu qui, dans ses inépuisables largesses, ne cesse de trouver chaque jour de nouveaux dons, pour parfaire et orner ses saints. J’ai voulu ensuite vous faire remarquer plus particulièrement et noter avec plus de soin l’excellence de notre sainte. Sachez que, sans injure pour les autres, l’Église chante en toute vérité de chaque saint : "On n’a pas trouvé son semblable (Antienne des Laudes d’un confesseur pontife (Bréviaire romain) " Tout cela procède de l’infinie puissance et aussi de la libéralité de Celui qui sanctifie, et qui veut et peul faire rayonner, en chacun de ses saints, la gloire d’un don tout particulier.

Mais ne nous écartons pas trop de notre sujet. Ce que nous avons dit permet à tous d’imaginer à quel degré de faiblesse devait être réduit ce corps dompté par tant et de si dures austérités, livré à l’esclavage de l’esprit, par de continuelles afflictions. Lapa, encore aujourd’hui vivante, m’a raconté que sa fille, avant qu’elle s’infligeât de si grandes pénitences, avait un corps très fort et très vigoureux. C’est ainsi qu’elle soulevait sans difficulté la charge d’un mulet ou d’un âne, déposée devant la porte. Prenant cette charge sur ses épaules, elle montait agilement les marches nombreuses de deux escaliers, jusqu’à l’étage supérieur de la maison. On m’a dit que le poids et les dimensions de son corps étaient alors le double de ce qu’ils furent à l’âge de vingt-huit ans. Une telle diminution n’est pas étonnante; ce qui parait et ce qui est étonnant, ce qui me semble impossible sans miracle, c’est que cette pénitence ne l’ait pas complètement consumée. Au temps où je l’ai connue, il était facile à tous de constater que sa vigueur était bien épuisée, et qu’il en restait bien peu. Quand l’esprit va croissant, la chair nécessairement défaille, vaincue par l’esprit. Et cependant, malgré cette faiblesse, malgré plusieurs maladies dont elle souffrait sans relâche, notre sainte travaillait allègrement, surtout au salut des âmes. On eût dit une autre Catherine, différente de celle qu’épuisait la souffrance. C’était l’esprit qui travaillait; cet esprit, abondamment nourri et fort, soutenait et fortifiait la chair débilitée.

Mais reprenons le cours de notre récit où nous l’avions laissé en commençant cet exposé. Catherine avait obtenu une cellule et toute liberté de s’occuper de Dieu. C’est alors qu’elle commença de monter vers son Époux avec cette ferveur que nous avons dite. Mais l’antique serpent, bien que vaincu, ne renonça pas pour autant à de nouvelles persécutions. Il s’adressa à cette fille d’Ève qu’était Lapa, mère de notre sainte, et se servît de l’amour charnel avec lequel cette mère aimait plus le corps que l’âme de sa fille, pour la décider à mettre obstacle à une pareille pénitence. Quand Lapa entendait Catherine se frapper avec la chaîne de fer, elle élevait bien haut sa voix et ses pleurs, et s’écriait en gémissant: " Ma fille! ma fille je te vois déjà morte, certainement tu te tueras ! Malheur à moi! Qui donc m’a ravi ma fille? Qui donc m’a apporté tous ces maux? " La vieille continuait sur ce ton, puis elle ajoutait à ses cris des gémissements et parfois des actes de colère, se déchirant elle-même, s’arrachant les cheveux de la tête, comme si elle eût en devant elle sa fille déjà morte. Ces cris mettaient souvent en émoi tout le voisinage, de sorte que tous accouraient pour voir quelle nouvelle infortune avait frappé la vieille Lapa.

Quand elle s’apercevait que sa fille dormait sur la planche nue, elle l’entraînait par force dans sa propre chambre et l’obligeait à partager son lit. Sous l’influence des lumières abondantes de l’Esprit de sagesse, Catherine se mettait alors à genoux devant sa mère, l’apaisait par de douces et humbles paroles, la suppliait de laisser toute colère, de reprendre son calme et lui promettait d’obtempérer à ses désirs et de coucher avec elle dans son lit. Pour la satisfaire, elle étendait un moment son corps sur le bord du lit tout en poursuivant sa méditation; puis, quand sa mère était endormie, elle se levait sans bruit et revenait à ses saints exercices. Mais Lapa s’en apercevait bientôt, aiguillonnée par l’ennemi du genre humain, jaloux de ces bienheureuses actions. Voici de quelle artifice Catherine se servit alors pour ne pas contrister davantage sa mère. Elle prenait en secret une ou deux planches et les glissait sous tes draps du lit dans lequel elle devait dormir, de serte qu’une fois couchée elle en sentît la dureté et restât ainsi fidèle à sa sainte habitude. Au bout de quelques jours, Lapa découvrit encore cette ruse: "Je vois bien, dit-elle alors, que mes efforts sont inutiles; ta résolution est, paraît-il, inébranlable; mieux vaut pour moi fermer les yeux et te laisser faire, dors où tu as l’habitude de dormir. " C’est ainsi qu’ayant vu la constance de sa fille elle lui permit de vivre selon les inspirations du Tout-Puissant.

Ici se termine notre chapitre. Voici les sources ou j’ai puisé ce qu’il contient. La sainte m’a dit elle-même ses abstinences, ses autres austérités et la façon dont elle les pratiquait. Lapa et d’autres femmes habituées de la maison m’ont donné les autres renseignements. Enfin j’ai vu et. vérifié moi-même une partie de ces faits et spécialement ce qui concerne le don si particulier d’abstinence qu’avait reçu Catherine.

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CHAPITRE VII

CATRERINE REMPORTE UNE DERNIÉRE ET DÉCISIVE VICTOIRE.
ELLE REÇOIT L’HABIT SI LONGTEMPS DESIRE DU BIENHEUREUX DOMINIOUE.

 

Après la victoire que nous venons de raconter, notre vierge, rendue à ses saints exercices accoutumés, les reprit avec d’autant plus de ferveur qu’elle se voyait en butte aux vexations plus pressantes et plus continues de l’ennemi du genre humain. C’était tous les Jours des gémissements tous les jours des larmes sa voix allait frapper sans cesse aux oreilles de Dieu. Elle voulait ainsi mériter de recevoir cet habit si longtemps désiré que lui avait promis l’aimable Patriarche, le bienheureux Dominique, interprète de la miséricorde d’en-haut. Elle n’oubliait pas cette promesse et ne croyait pas du reste que son voeu de virginité fût complètement à l’abri des vexations de sa famille tant qu’elle n’aurait pas revêtu ce saint habit. Elle savait bien qu’une fois cet habit reçu on ne l’ennuierait plus avec des projets de mariage et qu’on lui permettrait de vaquer plus librement au service de son Époux. En même temps qu’elle pressait ses parents pour obtenir leur consentement elle demandait instamment aux Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, vulgairement appelées dans cette cité " les Mantelées " de bien vouloir l’accepter dans leurs rangs et lui donner le costume de leur sainte religion.

Lapa surtout n’acceptait pas de bon coeur ce projet et, sans donner de réponse négative, elle cherchait toujours quelque moyen de faire abandonner à sa fille tant d’austérités. A cet effet, elle résolut d’aller passer quelque temps aux bains et d’y emmener Catherine. Elle pensait, en lui procurant cette occasion de refaire ses forces et de soulager son corps, l’arracher aux rigueurs de sa pénitence. Je pense qu’il y avait bien là aussi quelque artifice de l’antique serpent, qui faisait tous ses efforts pour enlever cette fervente épouse aux baisers de son éternel Époux. C’est lui qui enseignait toutes ces ruses à la simplicité de Lapa.

Mais contre le Seigneur nul conseil ne saurait prévaloir. L’épouse du Christ était de tous côtés munie d’âmes de victoire avec lesquelles elle faisait tourner à son avantage et à la ruine de l’ennemi toutes ces embûches. Au milieu des plaisirs des bains, elle trouva un nouveau moyen d’affliger son propre corps. Feignant de vouloir mieux profiter du bain, elle s’approchait des canaux conducteurs de l’eau sulfureuse et, supportant patiemment le jet d’eau bouillante sur sa chair nue et délicate, elle tourmentait ainsi longtemps sou corps plus qu’en le frappant avec une chaîne de fer. Il me revient maintenant en mémoire qu’un jour où devant elle sa mère me parlait de ces bains, Catherine me raconta à voix basse ce que je viens d’écrire. Elle ajoutait que, pour être plus libre, elle avait dit à Lapa qu’elle tenait à se baigner quand tout le monde s’était retiré, et ainsi faisait-elle. Elle savait bien qu’en présence de sa mère pareille pénitence ne lui eût pas été possible. Je lui demandai comment elle avait pu supporter une chaleur si brûlante sans péril de mort. Elle me répondit avec sa simplicité de colombe: " A ce moment j’arrêtais ma pensée sur les peines de l’enfer et du purgatoire, et je priais mon Créateur que j’avais tant offensé de vouloir bien accepter miséricordieusement en échange des peines que je savais avoir méritées, celles que je supportais ainsi de bon cœur. Tandis que mon esprit était fortement attaché à la considération de cette grâce attendue de la miséricorde de Dieu, tout ce que je souffrais me devenait doux, et cette chaleur brûlante ne me causait aucune lésion, bien que je sentisse la douleur.

Après quelque temps de séjour aux bains, on revint à la maison, et notre sainte reprit immédiatement ses pénitences accoutumées. Sa mère, s’en étant aperçue, désespéra cette fois de la voir changer; mais elle ne put jamais s’empêcher de murmurer contre ces austérités. Catherine n’avait point oublié son saint désir, et faisant la sourde oreille aux murmures de sa mère, elle la poursuivait chaque jour de ses sollicitations, afin que Lapa s’en allât trouver les Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique et les décidât à ne pas refuser à Sa fille leur habit qu’elle demandait avec un si vif désir. Lapa, vaincue par tant d’instances, fit cette démarche. Mais les Sœurs répondirent tout d’abord que ce n’était pas leur coutume de donner l’habit à des vierges en pleine jeunesse; elles ne l’accordaient qu’aux veuves d’âge avancé qui, bien connues pour leur vertu, voulaient se consacrer à Dieu; car des Sœurs qui n’ont point de clôture et vivent chacune dans leur maison devaient absolument être on âge de se gouverner elles-mêmes. Avec la grâce de Dieu vous verrez mieux et plus au long, cher lecteur, dans le chapitre suivant, la raison de cette réponse. Pour le moment continuons notre récit. Lapa revint donc à notre sainte avec ce refus qui ne devait pas plaire à la fille, mais ne déplaisait pas trop à la mère. La vierge du Christ n’en fut point ébranlée dans sa confiance ; elle savait que la promesse d’un Père si glorieux ne pouvait pas rester vaine, mais devait absolument s’accomplir. Catherine renouvela donc ses instances et persuada à sa mère de ne point renoncer à sa demande à cause d’un premier refus et d’insister de nouveau à temps et à contretemps auprès desdites Sœurs pour obtenir leur habit. Vaincue par les prières de sa fille, Lapa fit de nouvelles démarches; mais elle rapportait toujours la même réponse.

Entre temps il arriva que la vierge du Christ fut affligée d’une maladie qui arrive souvent aux jeunes filles avant qu’elles n’atteignent l’âge mûr. Peut-être la chaleur brûlante qu’elle avait soufferte dans l’eau bouillante en fut-elle la cause. Pour moi j’attribue le tout à quelque disposition secrète de la divine Providence. Toute la peau du corps de Catherine se couvrit de pustules et de petits " apostumes ", pour parler le langage des médecins. On ne reconnaissait plus sa figure et une grosse fièvre s’ensuivit.

A cette vue, grande fut l’affliction de Lapa; elle aimait tendrement tous ses fils et toutes ses filles, mais elle aimait plus tendrement encore celle-ci, qu’elle avait nourrie de son propre lait. Elle ne pouvait pas attribuer à l’abstinence une maladie qui paraît venir d’un superflu plutôt que d’un manque de nourriture. Au reste, cette infirmité est assez commune chez les enfants et les jeunes filles. Toute affligée, elle s’asseyait près du lit de sa fille, lui offrait continuellement les remèdes qu’elle pouvait trouver et lui prodiguait ce qu’elle savait en fait de paroles consolantes. Mais, au milieu de ses souffrances, Catherine s’attachait plus fortement encore au désir de son âme; et voyant que le moment était propice pour presser sa mère de l’accomplir, elle lui répondait sagement et doucement: " Si vous voulez, très douce mère, que je retrouve santé et forces, obtenez que mon désir de recevoir l’habit des Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique soit satisfait. Autrement, je crains fort que Dieu et le bienheureux Dominique, qui m’appellent à leur saint service, ne fassent en sorte que vous ne puissiez plus me posséder, ni sous cet habit, ni sous un autre. "

Ce propos dit une fois, et souvent répété, finit par effrayer grandement Lapa, qui craignait la mort de sa fille. Elle alla en toute hâte trouver lesdites Soeurs, et leur parla si chaleureusement que, cédant à ses prières, elles modifièrent leur première réponse et lui dirent: " Si votre fille n’est pas d’une beauté trop séduisante, nous la recevrons à cause de l’ardeur de son désir et du vôtre; mais, si elle était trop jolie, nous craindrions pour nous, comme nous vous l’avons dit, le péril de quelque scandale, à cause de la malice qui règne aujourd’hui dans le monde; dans ce cas, nous ne consentirions en aucune façon à la recevoir. " Lapa leur dit alors: "Venez, voyez et jugez-en vous-mêmes." les Sœurs envoyèrent donc à la vierge malade trois ou quatre d’entre elles, des plus expérimentées et des plus discrètes, pour examiner la complexion de son corps et s’assurer du désir de son âme. Dans leur visite, les Sœurs ne purent. juger de la beauté de Catherine. Cette beauté, qui n’était d’ailleurs pas extraordinaire, avait à ce moment complètement disparu, sous les ravages d’une maladie permettant à peine de distinguer la figure. Mais elles purent entendre les paroles qui exprimaient l’ardeur de son désir, se rendre compte de sa prudence et de sa maturité, et elles commencèrent à en être à la fois étonnées et joyeuses. Elles reconnurent, dans ce jeune corps, une âme déjà mûre qui, devant Dieu, passait, à cause de ses vertus, avant beaucoup de personnes âgées. Elles se retirèrent tout édifiées et toutes réjouies, revinrent à leurs compagnes, et leur racontèrent avec grande satisfaction tout ce qu’elles avaient vu et entendu.

Sur ces informations, les Sœurs obtinrent d’abord le consentement des Frères, puis, dans une réunion, votèrent à l’unanimité l’admission de Catherine. Elles avertirent sa mère qu’elle eût à conduire la vierge du Christ, aussitôt après sa guérison, à l’église des Frères Prêcheurs. Là, en présence de tous les Frères et de toutes les Sœurs, celui qui avait la charge de toute la communauté donnerait à la jeune fille l’habit si longtemps désiré du bienheureux Dominique et la recevrait selon le rite accoutumé. Lapa, ayant fait part de cette nouvelle à notre sainte, celle-ci remercia aussitôt avec des larmes de joie et son Epoux et l’aimable Patriarche Dominique qui avait enfin donné parfait accomplissement à sa promesse. Pour satisfaire au désir de son âme et non pas de son corps, elle commença à prier pour que sa maladie fût bien vite à son terme, de peur que la réalisation de ses vœux, si longtemps attendue, ne fût, pour cette cause, encore différée. Après s’être glorifiée tout d’abord de l’infirmité de sa chair, et l’avoir supportée si volontiers par amour de son Époux, elle commençait maintenant à trouver cette infirmité bien ennuyeuse et à prier assidûment le Très-Haut de vouloir bien, sans retard, éloigner de son corps une maladie qui empêchait l’accomplissement du désir de son cœur. Elle fut exaucée et guérit en peu de jours. Celui, dont elle suivait avec tant de zèle la volonté, ne pouvait rien lui refuser. Au reste, tout ce qu’elle désirait et demandait tait à l’intention de l’Époux qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, et au service duquel elle s’était tout entière offerte, tout entière dévouée.

Quand notre sainte eut recouvré la santé, Lapa sembla bien vouloir chercher encore quelques délais, mais elle dut céder aux instances et aux importunités de sa fille. On arriva enfin à ce joui et à cette heure marqués par la divine Providence, où Catherine devait recevoir avec grande allégresse de cœur l’habit si longtemps désiré. La mère et la fille vinrent donc à l’église des Prêcheurs. En présence des Sœurs toutes réunies et bien joyeuses, le Frère, qui avait la charge de leur direction, revêtit la postulante de ce vêtement particulier, symbole d’innocence et d’humilité, que nos Pères ont décidé de porter. Il est de couleur blanche et noire, le blanc signifiant l’innocence, et le noir l’humilité. Je ne crois pas qu’aucun autre habit religieux eût mieux convenu pour représenter les dispositions intérieures de cette sainte vierge. Elle faisait en effet tous ses efforts pour mortifier son corps et éteindre dans les sens la vie du vieil homme ainsi que son mortel orgueil. C’est bien cela que signifie la couleur noire. Mais en même temps, comme nous l’avons dit, elle avait embrassé la pratique de l’innocence virginale non seulement du corps, mais aussi de l’âme, et elle s’appliquait de toutes ses forces à s’approcher de l’éternel Epoux qui est vraie lumière, et devait la rendre toute lumineuse. Voilà qui est aussi non moins bien symbolisé par la couleur blanche. Un habit complètement noir ou blanc ne pourrait signifier que l’une ou l’autre de ces deux perfections; quant à la couleur grise ou cendrée, elle peut représenter la mortification, mais non pas la lumière et la pureté de l’esprit. Aussi je pense que si les Sœurs avaient mieux compris les choses, elles n’auraient pas refusé l’habit à Catherine, ni fait à sa mère la première réponse que nous avons rapportée. Cet habit devait être bien mieux et plus dignement porté par notre vierge, que par celles qui n’avaient plus la gloire de la virginité. Institué par nos saints Pères comme symbole d’innocence, il ne pouvait être refusé à celle qui l’emportait sur les autres par Son innocence virginale; car l’innocence des vierges est sans aucun doute préférable à la plus parfaite chasteté des veuves. J’ose donc dire que, dans cette ville, il n’avait jamais été si bien porté qu’au jour où notre sainte le revêtit et le porta. Ce fut en effet, dans ce pays, la première vierge qui, par l’excellence de sa vertu, mérita de recevoir cet habit. Elle devait cependant en entraîner à sa suite beaucoup d’autres, de sorte qu’on peut lui appliquer ce verset de David: " Tout un cortège de vierges sera conduit à sa suite vers le Roi. ( Ps 94, 15) " Comment cela est-il arrivé, nous le dirons tout à l’heure plus au long, avec la grâce de Dieu. Finissons ici ce chapitre, pour commencer à étudier l’origine et la fondation du saint état religieux, dans lequel la divine Providence a placé notre vierge. Car l’ignorance de ce sujet pourrait empêcher quelques esprits d’estimer à sa valeur la sainteté de Catherine.

J’ai appris tout ce que renferme ce chapitre, de la vierge elle-même ou de Lapa sa mère. D’ailleurs, la réception de Catherine à l’habit est un fait notoire pour tous ceux qui l’ont connue, et n’a pas besoin d’être prouvée par aucun témoignage particulier.

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CHAPITRE VIII

ORIGINE ET FONDATION DE L’ETAT RELIGIEUX
DES SŒURS DE LA PENITENCE DU BIENHEUREUX DOMINIQUE.
D’OU EST VENUE LEUR BEGLE DE VIE.

 

Dans ce chapitre, j’expose à tous ceux qui me lire ce que j’ai lu moi-même, ce que j’ai appris de témoins dignes de foi, en diverses parties de l’Italie, et ce qu’attestent les actes mêmes de notre bienheureux Père. Le bienheureux Dominique, glorieux champion de la foi catholique, athlète du Christ, semblait avoir reçu la mission sacrée de soutenir le bon état de l’Église catholique. Il faisait, par lui-même et par ses Frères, une guerre victorieuse aux hérétiques, tant à Toulouse qu’en Lombardie. Au temps de sa canonisation, il fut juridiquement prouvé devant le Souverain Pontife que son enseignement et ses miracles avaient converti, dans la seule Lombardie, plus de 100.000 hérétiques. Néanmoins les esprits étaient tellement infectés de la doctrine empoisonnée de l’hérésie que presque tous les bénéfices ecclésiastiques avaient été usurpés par des laïcs, qui en jouissaient comme de biens héréditaires. Hélas, ô douleur ! cela est encore fréquent dans bien des pays d’Italie. A cause de cette usurpation, les évêques, réduits à la mendicité, n’avaient aucune puissance pour résister aux fauteurs de l’hérésie, et ils ne pouvaient soutenir et nourrir les clercs et les pauvres, conformément au devoir de leur charge. L’âme zélée du bienheureux Dominique ne put supporter le spectacle de pareils abus. Tout en choisissant pour lui et les siens une éminente pauvreté, il lutta pour garder à l’Église ses richesses.

Il réunit quelques laïcs qu’il savait remplis de la crainte de Dieu et commença de s’entendre avec eux pour l’organisation d’une sainte milice, qui aurait pour but de recouvrer et de défendre les droits des églises, et aussi de résister à la malice de l’hérésie. Ce projet fut réalisé. Le saint décida en effet tous les hommes de bonne volonté qu’il rencontra à lui promettre avec serment de poursuivre, même au péril de leur vie et de leurs biens, le but que nous venons d’exposer. Pour que leurs épouses ne missent pas obstacle à cette oeuvre sainte, il faisait aussi jurer à ces femmes de ne point gêner leurs maris, mais de les aider à leur façon de tout leur pouvoir. Il promettait à tous les époux qui observeraient ce serment la vie éternelle comme récompense assurée, et il les appela " Frères de la Milice de Jésus-Chris " Il voulut ensuite les distinguer des autres laïcs par quelque signe extérieur et leur prescrire quelques œuvres de surérogation, ajoutées aux pratiques communes de la vie chrétienne. Il leur donna donc un habit pareil au sien pour la couleur. Aucune forme spéciale n’était prescrite; mais tous, hommes ou femmes, devaient porter des vêtements blancs et noirs, de sorte que ces deux couleurs apparussent, extérieurement, comme symbole d’innocence et d’humilité. De plus il leur détermina un certain nombre d’oraisons dominicales et de salutations angéliques, qu’ils devaient réciter à la place de chaque heure canonique, afin d’avoir eux aussi leur Office divin.

Cette œuvre étant instituée, notre bienheureux Père, déposant le fardeau de sa chair, s’envola au ciel. Les miracles, qui se multiplièrent, décidèrent le Siège Apostolique à l’inscrire au catalogue des saints et à le proposer au culte de l’Église universelle. Dès lors les Frères et Sœurs dits de la Milice de Jésus-Christ, voulant tout particulièrement rendre grâce et honneur à leur glorieux fondateur, décidèrent de changer de nom et s’appelèrent les Frères de la Pénitence du bienheureux Dominique. Il y eut aussi un autre motif de ce changement. Grâce aux mérites et aux miracles du bienheureux Père, grâce aussi aux labeurs et à l’enseignement de ses Frères, la peste de l’hérésie avait presque disparu et les luttes extérieures ne paraissaient plus très nécessaires. Il ne restait plus qu’à combattre l’ennemi intérieur par la pénitence. De là ce choix particulier du nom de " Pénitence ". Mais le bataillon des fidèles prêcheurs allait chaque jour croissant, et parmi eux brilla, comme l’astre du matin, Pierre, martyr et vierge, qui, dans sa mort, broya plus d’ennemis que pendant sa vie. La tourbe des renards qui voulaient ravager la vigne du Seigneur des armées fut presque anéantie, et sous l’action de Dieu, la paix fut rendue à la sainte Eglise. La raison de la Milice disparaissant complètement, la Milice elle-même disparut. Mais à la mort des hommes qui en faisaient partie, leurs femmes survivantes, après avoir pratiqué avec leurs maris la vie religieuse, n’osaient plus se marier à nouveau et conservaient jusqu’à la fin la manière de vivre qu’elles avaient observée jusque-là. Ce que voyant, d’autres veuves qui n’avaient pas appartenu à la Milice, mais qui avaient résolu de rester dans le veuvage, voulurent suivre lesdites Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique et imiter leurs observances pour la rémission des péchés. Leur nombre se multipliant chaque jour en divers lieux d’Italie, elles obligèrent les Frères habitant ces lieux de les former à la manière de vivre instituée pour la Milice par le bienheureux Dominique. Comme ce mode de vie n’était pas très sévère, un Père de sainte mémoire, nommé Frère Munio, Espagnol de nation, qui gouvernait alors l’Ordre entier, rédigea par écrit les lois de ce genre de vie, lois qu’elles ont encore aujourd’hui et qu’elles appellent " Règle ". Ce n’est cependant pas là une Règle à proprement parler, et cet état ne doit pas être dit " état régulier ", puisqu’il ne renferme pas les trois vœux qui constituent l’essence de toute religion.

Le nombre et le mérite desdites Sœurs allaient donc croissant en divers pays d’Italie. Le seigneur pape Honorius IV, de sainte mémoire, informé de leur bonne renommée, leur concéda, par une bulle, le privilège d’entendre les offices divins en temps d’interdit, dans l’église des Frères Prêcheurs. De même, le seigneur pape Jean XXII, après avoir promulgué sa Clémentine contre les Béguines et les Bégards, déclara que cotte bulle ne s’appliquait pas aux Sœurs dites de la Pénitence du bienheureux Dominique établies en Italie et qu’elle ne modifiait absolument en rien leur état.

Vous voyez maintenant, lecteur, pourquoi, aujourd’hui, cette règle de vie n’est pratiquée que par des femmes, et pourquoi les Sœurs de Sienne avaient répondu tout d’abord qu’elles n’avaient pas coutume de recevoir des vierges, mais seulement des veuves éprouvées.

J’ai pris la plupart de ces renseignements dans des documents écrits, trouvés en différentes parties de l’Italie. J’en ai recueilli quelques autres, mais fort peu, en écoutant et en interrogeant des témoins de l’un et l’autre sexe, tout à fait dignes de foi, et des plus anciens parmi les Frères Prêcheurs ou les Sœurs de la Pénitence.

Finissons donc ici ce chapitre et revenons à notre sujet.

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 CHAPITRE IX

ADMIRABLES PROGRÈS DE LA SAINTE. ON DOIT CROIRE
A TOUT CE QU’ELLE A RACONTÉ A S0N CONFESSEUR
AU SUJET DES GRACES QU’ELLE RECEVAIT DU SEIGNEUR.

 

En prenant l’habit des Sœurs de la Pénitence, notre sainte n’avait pas émis les trois vœux principaux de toute vie religieuse que cet état ne comportait pas, ainsi que nous l’avons dit, mais néanmoins elle avait en son cœur la ferme résolution de les observer parfaitement. Au sujet de la chasteté, elle ne pouvait avoir aucune hésitation, puisqu’elle avait déjà fait vœu de virginité. Pour l’obéissance, elle voulut se soumettre en tout non seulement au Frère directeur de la fraternité des Sœurs pendant le temps de Sa charge, et à la Prieure, mais encore a son confesseur. Elle fut jusqu’à la mort toujours si fidèle à cette résolution qu’au moment de passer de ce monde à son Père, elle osait dire : " Je ne me rappelle pas avoir manqué une seule fois à l’obéissance. " Il est vrai que d’envieux détracteurs de sa sainteté, à la langue aussi mordante que menteuse, ont osé, de son vivant, dire le contraire. Pour leur fermer la bouche et arrêter ce mensonge sur leurs lèvres, je vous déclare, bien-aimé lecteur, que si cette sainte vierge n’avait eu pendant sa vie d’autres afflictions que celles qui lui venaient de guides trop indiscrets, le support patient de tant de peines eût suffi à lui mériter le titre de martyre. Ces guides, ne comprenant absolument rien et, plus souvent encore, n’ayant aucune foi à l’excellence des dons que lui accordait le Ciel, voulaient absolument la conduire par les voies communes, sans rendre honneur à la présence spéciale de la souveraine Majesté, qui la dirigeait sur un chemin tout admirable. Ils voyaient cependant continuellement des signes manifestes de cette présence; mais ils imitaient les Pharisiens qui, voyant eux aussi des signes et des prodiges, murmuraient des guérisons faites le jour du sabbat, et disaient : " Cet homme n’est pas de Dieu, il n’observe pas le sabbat (Jn 9,16). " Catherine, au milieu de ce désaccord voulu de Dieu, s’efforçait autant que cela lui était permis d’obéir aux hommes, sans abandonner cependant la voie que le Seigneur même lui montrait, et l’angoisse de cette situation lui causait si grand tourment que la langue et la plume ne sauraient facilement l’exposer. Ah! Seigneur mon Dieu! combien de fois n’a-t-on pas dit à soir sujet : " C’est par Béelzébuth, le prince des démons, qu’elle chasse les démons (Lc 11,15) " c’est-à-dire ses visions ne viennent pas de Dieu, mais du diable. On voyait cependant bien clairement que non seulement elle faisait des miracles, mais que toute sa vie était un miracle. D’ailleurs, tous ces faits seront plus loin détaillés en leur lieu; je n’en dirai donc pas davantage ici.

Catherine observait en même temps si parfaitement la pauvreté, que, vivant dans la maison de son père, où abondaient en ce temps-là les biens temporels, elle n’usait de rien pour elle-même et par elle-même, en dehors de ce qu’elle donnait aux pauvres, et, sur ce point, elle avait large permission de son père. Elle aimait tant la pauvreté qu’elle était inconsolable de voir sa famille dans l’abondance. C’est elle-même qui me l’a secrètement confessé. Elle priait sans repos le Très-Haut de vouloir bien enlever à ses parents leurs richesses et les réduire à la pauvreté. Elle lui disait "Seigneur, dois-je donc chercher, pour mes parents et mes frères, ces biens périssables, et non pas plutôt les biens éternels? Je sais qu’aux biens de la terre sont mêlés beaucoup de maux et beaucoup de périls, je ne veux qu’en aucune façon mes proches en soient embarrassés. " Le Seigneur exauça cette prière; une série étonnante d’accidents malheureux fit tomber les parents de Catherine dans une extrême pauvreté, sans qu’il y eût aucune faute de leur part. Tous ceux qui les connaissent ont pu le constater et le constatent encore.

Nous venons d’indiquer les fondements des admirables progrès de l’âme de la sainte, après la réception d’un habit religieux si désiré, et ces progrès dépassent tout ce que nous en avons dit; il nous sera utile, je pense, de continuer par l’exposition des premières manifestations de sa perfection.

La promesse de l’aimable Patriarche, le bienheureux Dominique, était donc accomplie. Sa fille très fidèle se mit d’abord, comme une abeille diligente, à recueillir de tous côtés son miel, c’est-à-dire tout ce qui pouvait lui être cause ou occasion de presser davantage et d’embrasser plus étroitement son Époux. S’exhortant elle-même, elle se disait : " Voici que tu es entrée en religion, tu ne dois plus vivre comme tu as vécu jusqu’ici. La vie séculière est passée, voici venir une vie nouvelle, la vie religieuse, sa règle doit nécessairement te gouverner. Il faut te vêtir de souveraine pureté, t’en entourer de toute part, ainsi que le signifie ta blanche tunique. Tu dois ensuite être tout à fait morte au monde; ton manteau noir le montre ouvertement. Vois donc bien ce que tu fais, c’est la voie étroite, où si peu marchent, qu’il te faut suivre. " Elle résolut donc, pour mieux garder sa pureté, d’observer un silence très strict et de ne parler à personne, si ce n’est en confession. Le confesseur qui m’a précédé auprès d’elle, raconte et a consigné par écrit, qu’elle garda ce silence continu pendant trois années, ne parlant absolument à personne, si ce n’est à son directeur, et seulement quand elle se confessait.

Elle habitait continuellement dans la clôture de sa petite chambre petite chambre et ne la quittait que pour aller à l’église. Elle n’était pas obligée de sortir pour manger, car il était facile de lui envoyer dans sa cellule le peu de nourriture qu’elle prenait, puisqu’elle n’acceptait pas d’aliments cuits, mais seulement du pain, comme nous l’avons dit plus haut. De plus elle résolut en son cœur de ne prendre qu’en pleurant sa nourriture. Aussi, immédiatement avant son repas, commençait-elle toujours par offrir ses larmes à Dieu. Ayant ainsi arrosé son âme, elle mangeait ensuite pour soutenir son corps. Elle sut donc trouver un désert dans sa propre maison et se faire une solitude au milieu du monde. Qui pourrait dire et raconter ses veilles, ses oraisons, ses méditations et ses larmes ? Elle s’était fait une règle de veiller chaque jour pendant le sommeil des Frères Prêcheurs, qu’elle appelait ses frères. Puis, quand les Frères sonnaient Matines au second signal, et non pas avant, elle disait à son Époux : "Voici, Seigneur, que mes frères, vos serviteurs, ont dormi jusqu’à ce moment, et moi, j’ai veillé pour eux devant vous, afin que vous les préserviez de tout mal et des pièges de l’ennemi. Maintenant qu’eux-mêmes se sont levés pour vous louer, gardez-les, et moi je me reposerai un peu. Elle étendait alors son frêle corps sur les planches, avec un morceau de bois pour oreiller.

Son tout aimable Époux voyait tout cela, et c’était Lui, sans aucun doute, qui lui octroyait toutes ces grâces. Séduit, pour ainsi dire, par de telles ferveurs, il ne voulut pas abandonner une brebis si noble, sans pasteur et sans guide, et laisser une disciple si diligente et si bien disposée sans lui donner un maître parfait. Ce ne fut ni un homme ni un ange, ce fut Lui-même qu’il donna comme maître à son épouse bien-aimée. Comme elle me l’a secrètement révélé, son Époux et Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, aimé pardessus tout, daigna lui apparaître dès qu’elle se fut enfermée dans sa cellule, et l’instruisit pleinement de tout ce qui pouvait être utile à son âme. En me racontant ces visions dans le secret de la confession, elle m’en parla en ces termes : " Mon Père, tenez pour vérité absolument certaine que rien de ce qui regarde les voies du salut ne m’a jamais été enseigné par qui que ce soit, homme ou femme. Celui qui m’a instruit est précisément mon Seigneur et mon Maître en personne, mon incomparable Époux, charme souverain de mon âme, te Seigneur Jésus-Christ. Par ses inspirations, ou dans des apparitions manifestes, il me parlait comme je vous parle maintenant. " Ces visions étaient le plus souvent simplement imaginatives, mais quelquefois aussi elles étaient perceptibles aux sens extérieurs du corps, en sorte que ta sainte entendait avec l’oreille de son corps la voix de l’apparition. Elle m’avoua qu’au début elle craignit tout d’abord qu’il n’y eût là quelque piège de l’ennemi, qui se transforme si souvent en ange de lumière.

( Pour comprendre ce que le bienheureux Raymond entend, avec son maître saint Thomas, par vision intellectuelle, imaginative et sensible, il faut se rappeler la parole de saint Paul aux Athéniens : " Nous sommes, nous agissons, nous vivons en Dieu.(Act 17,25) " - A cette présence de Dieu on tonte créature, vient s’ajouter, pour l’âme juste, une présence toute spéciale de la très sainte Trinité, c’est-à-dire une relation habituelle et toute intime de connaissance et d’amour avec chacune des trois Personnes divines. Par Dieu et en Dieu, noue sommes on communication facile avec les anges et les saints; car les esprits et les bienheureux sont là où est leur pensée, et ils pensent souvent à nous, du moins quand nous les invoquons, puisqu’ils voient dans l’essence divine tout ce qui les intéresse. Habituellement, la foi seule nous donne conscience de ces intimités célestes et des vérités sublimes que nous pouvons y apprendre; mais Dieu peut aussi les faire connaître plus immédiatement à ses âmes privilégiées, et il le fait par les visions.

Si ces visions affectent directement l’intelligence sans passer par la sensibilité, on les appelle intellectuelles; nous on avons des exemples au chapitre VI, de la deuxième partie. Si, au contraire, pour se conformer au procédé habituel de notre esprit, Dieu enveloppe la vérité qu’il veut nous révéler dans un symbole qu’il présente sous une forme très vive à l’imagination, nous avons la vision imaginative, comme celle de saint Dominique et du verbe, à la fin de ce même chapitre VI. — D’autres fois, Dieu impressionne non seulement l’imagination, mais aussi les sens, soit immédiatement, sans se servir d’aucun objet extérieur, soit en produisant des formes matérielles capables d’actionner notre sensibilité. Nos yeux et nos oreilles ont alors la perception d’une représentation de l’être céleste avec lequel notre âme est à ce même moment en communication. C’est là ce que les théologiens entendent par vision sensible.

On ne peut expliquer autrement la vision sensible pour les apparitions des anges et des saints, qui n’ont pas de corps t et c’est de celle façon aussi qu’il faut généralement comprendre les apparitions de Notre-Seigneur et de la très sainte Vierge. Il est cependant possible que les corps glorifies de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge quittent le ciel pour apparaître dans leur réalité et non seulement dans leur représentation ; mais cela n’étant pas nécessaire pour la vérité de la vision, les théologiens se demandent si, depuis l’Ascension, pareille faveur a été accordée à d’autres qu’à saint Paul. Nous ne pouvons, dans une simple note, rendre compte de cette discussion; mais nous devons avertir que Dieu adapte généralement les détails et les formes d’une vision sensible aux habitudes de l’âme qui on est favorisée, afin de pénétrer plus vivement cette âme de la réalité surnaturelle dont la vision est l’image. Il s’ensuit que certains de ces détails peuvent nous paraître étranges, quand ils correspondent à des mœurs et a des habitudes contraires aux nôtres. Enfin nous ferons remarquer que le démon peut imiter on partie les phénomènes sensibles d’une vision surnaturelle. De là, les craintes de sainte Catherine et les instructions que Notre-Seigneur lui donne en ce chapitre IX (Fr. André Meynard, O. P., Théologie mystique, liv. IV ; — Summa sancti Thomae, IIa, IIae, Q.173. et 174; IIIa pars, Q. 55, a. 4, Q. 76, a. B.)

Cette crainte ne déplut nullement au Seigneur, bien plus il la recommande à la sainte en lui disant: " Une âme qui est en route vers le ciel ne doit pas se séparer de la crainte, car il est écrit: " Bienheureux l’homme qui est toujours dans la crainte ( Prov 18,14). " Mais veux-tu que je t’enseigne, ajoutait-il, comment tu pourras discerner mes visions des visions de l’ennemi? " et comme elle l’en suppliait instamment, il lui répondit: "Il me serait facile, par une simple inspiration, d’apprendre à ton âme à distinguer de suite l’une et l’autre vision. Mais pour que tout cela soit utile aux autres autant qu’à toi, je veux te donner cet enseignement oralement. Les docteurs que j’ai instruits disent, et c’est vrai, que mes visions commencent toujours dans la crainte, mais se continuent en apportant une sécurité plus grande, elles ont au début quelque amertume, mais deviennent toujours de plus en plus douces. Le contraire arrive pour les visions de l’ennemi. Au commencement elles semblent donner quelque joie, quelque sécurité, quelque douceur, mais dans leur développement la crainte et l’amertume vont continuellement croissant dans l’âme du voyant. C’est l’absolue vérité; au reste mes voies et les voies de l’ennemi présentent les mêmes différences. La voie de la pénitence et de mes commandements apparaît tout d’abord rude et difficile; mais plus on y avance plus elle devient douce et facile. La voie du vice au contraire semble dans le principe fort agréable, mais plus on y marche, plus on y trouve d’amertumes et de ruines. Je veux cependant te donner un autre signe plus infaillible encore et plus certain. Puisque je suis la Vérité, sois sûre que de mes visions résulte toujours dans l’âme une connaissance plus grande de la vérité. Or une âme a surtout besoin d’avoir la vérité sur moi et sur elle. Il faut qu’elle me connaisse et qu’elle se connaisse. Cette connaissance l’amènera toujours à se mépriser et à m’honorer; c’est bien en cela que consiste l’humilité. Il est donc nécessaire que mes visions rendent une âme toujours plus humble, car plus elle se connaît plus elle connaît sa dignité et plus elle se méprise. Le contraire arrive pour les visions de l’ennemi. Il est le père du mensonge et le roi de tous les fils de superbe, il ne peut donner que ce qu’il a. Aussi de ces visions résulte toujours dans l’âme une certaine estime de soi, une certaine présomption qui est le caractère propre de l’orgueil. Cette âme reste toute gonflée et pleine de vent. En t’examinant avec soin toi-même, tu pourras donc toujours savoir d’où vient une vision, si c’est de la vérité ou du mensonge. La vérité rend l’âme humble, le mensonge la rend orgueilleuse. " Catherine, en disciple qui ne connaît pas la paresse ou la négligence, recueillit dans son âme cette salutaire doctrine, et dans la suite, elle me la transmit ainsi qu’à d’autres personnes, comme nous le dirons plus loin avec l’aide de Dieu.

Dès ce moment le Seigneur multiplia et rendît très fréquentes ces visions du ciel et ces révélations. Aussi en parlant d’elle-même, Catherine m’a-t-elle dit souvent qu’on trouverait à peine deux hommes qui aient eu l’un avec l’autre un commerce aussi assidu que celui qu’elle avait entretenu avec son Epoux, le Sauveur de tous les hommes, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Pendant ses prières, ses méditations, ses lectures, ses veilles et son sommeil, à tout moment, quelque manifestation du Seigneur venait d’une manière ou d’une autre la consoler. Quelquefois même, tout en conversant avec d’autres personnes, elle voyait devant elle Notre-Seigneur et lui parlait avec son âme pendant que la langue de son corps continuait de parler aux hommes. Mais ce double dialogue ne pouvait durer longtemps; bientôt l’âme de la sainte était si violemment attirée vers l’Epoux qu’au bout d’un court instant elle perdait l’usage de ses sens et entrait en extase.

C’est là l’origine de toutes les merveilles qui ont suivi, de son abstinence tout à fait extraordinaire, de son admirable doctrine et des miracles éclatants que, pendant la vie même de cette sainte, le Seigneur tout-puissant a fait paraître devant mes yeux. Et puisque nous parlons à ce moment du fondement, de la racine, de la source de toutes les saintes œuvres de Catherine, puisque nous avons ici le point central de la démonstration qui établit le merveilleux de toute sa vie, je ne veux pas, lecteur bien-aimé, laisser à ce sujet votre foi hésitante et je me vois obligé de vous faire des révélations qui me couvrent de confusion. Un incrédule pourrait en effet me dire : " Ce que vous écrivez, vous le tenez seulement de Catherine, vous n’avez pas d’autre témoin. C’est elle-même qui se rend témoignage; son témoignage n’est peut-être pas vrai, elle peut avoir été trompée ou avoir menti. " Pour répondre à cette objection, je suis obligé d’écrire ici, à mon sujet, des choses que je n’aurais jamais racontées moi-même, si l’honneur de cette sainte vierge ne l’avait exigé. Mais j’aime mieux recueillir quelque confusion que de diminuer en rien sa gloire; j’aime mieux confusion devant les hommes que de couvrir ma honte en laissant injurier Catherine.

Apprenez donc, cher lecteur, qu’aux premiers jours où, informé de sa renommée, je commençais à entrer en rapports familiers avec elle, je fus souvent et de bien des façons tenté d’incrédulité. Dieu le permettait ainsi pour en tirer un plus grand bien. Je cherchais de toute manière et par tous les moyens possibles à me rendre compte des actes de la sainte. Étaient-ils de Dieu ou d’ailleurs? vérité ou fiction? Il me venait à l’esprit que nous étions au temps de cette troisième bête à peau de léopard qui symbolise les hypocrites (Apoc 13,2). Au cours de ma vie, j’avais rencontré quelquefois de ces hypocrites, surtout parmi les femmes dont la tête tourne facilement et qui offrent plus de prises aux séductions de l’ennemi, comme on le voit par l’exemple de leur première mère à toutes. Bien des réflexions de ce genre se présentaient à mon esprit et le tendaient perplexe sur cette question. Placé ainsi comme à la croisée de deux chemins, je ne pouvais me décider fermement pour aucun, et mon âme hésitante appelait anxieusement la direction de Celui qui ne peut ni se tromper ni tromper. Voici ce qui me vint alors subitement à l’esprit. Si je pouvais constater sûrement que les prières de la sainte m’obtinssent du Seigneur une contrition extraordinaire de mes péchés, plus grande que la contrition commune qui m’est habituelle, j’aurais un signe irrécusable que toutes les œuvres de cette vierge venaient de l’Esprit-Saint. Personne en effet ne peut avoir cette contrition, si ce n’est de l’Esprit-Saint, et bien qu’aucun homme ne sache s’il est digne de grâce, de haine ou d’amour, une pareille contrition de cœur est un grand signe de la grâce de Dieu.

Sans permettre à ma langue et à ma voix d’exprimer cette pensée, et la taisant absolument, je vins trouver Catherine et lui demandai instamment qu’elle voulût bien prier efficacement le Seigneur pour qu’il daignât m’accorder le pardon de mes péchés. Dans la plénitude de sa charité, elle me dit joyeusement qu’elle le ferait bien volontiers. J’ajoutai que mon désir ne serait pas complètement satisfait, tant que je n’aurais pas reçu une Bulle d’indulgence, comme on en reçoit de la Curie Romaine. Elle sourit et me demanda en quelle forme je voulais cette Bulle. Je lui répondis que je voulais, comme signe de pardon me tenant lieu de Bulle, une grande et extraordinaire contrition de mes péchés. Elle me fit aussitôt un signe d’assentiment, m’assurant qu’indubitablement elle m’obtiendrait cette grâce. Il me parut alors qu’elle avait deviné toutes mes pensées, et c’est dans ces dispositions que je la quittai, vers l’avant-dernière heure du jour, si je ne me trompe pas. Le lendemain, il arriva que je souffris assez gravement de mes infirmités accoutumées. Je dus garder le lit; j’avais près de moi un compagnon très dévot et très aimé de Dieu, Nicolas, frère de mon Ordre, et Pisan de naissance. Catherine eut connaissance de mon indisposition, car nous recevions alors l’hospitalité dans un monastère de Sœurs du même Ordre assez voisin de sa maison. Elle se leva du lit où elle gisait brisée par les fièvres et autres douleurs, et dit à sa compagne. " Allons voir Frère Raymond qui est souffrant. - Son amie lui répondit que ce n’était pas bien nécessaire, que si j’étais souffrant, elle était encore plus malade que moi. " Elle se leva quand même, et, avec une hâte tout à fait extraordinaire, elle vint me trouver, suivie de sa compagne, et me dit: " Qu’avez-vous?" Ma faiblesse était si grande alors que je pouvais à peine dire un mot au Frère qui m’assistait. Je fis cependant tous mes efforts pour répondre à la sainte, et je lui dis: " Pourquoi êtes-vous venue ici, Madame? vous êtes plus malade que moi. " A ce moment, elle se mit selon sa coutume à parler de Dieu et de l’ingratitude avec laquelle nous offensons un si grand bienfaiteur. Un peu réconforté par cette visite et pressé par les exigences de l’honnêteté, je quittai mon lit sans penser aucunement à la promesse que la sainte m’avait faite la veille au soir, et j’allai m’asseoir sur un canapé voisin.

Elle continua le discours commencé; mon esprit eut alors une révélation si extraordinaire et si nette de mes propres péchés que je me voyais sans aucun voile comparaissant au tribunal du juste Juge et infailliblement condamné à mort, à la façon de ceux que tes juges du siècle condamnent chaque jour pour leurs méfaits. Je voyais aussi la bonté et la clémence de ce même Juge: mes propres démérites m’avaient voué à une mort bien méritée, et cependant non seulement il me délivrait de ce châtiment, mais avec ses vêtements il couvrait ma nudité, il me couchait et me réchauffait dans sa propre maison, puis il me députait à son service, et convertissait ainsi la mort en vie, la crainte en espérance, la douleur en joie, l’ignominie en honneur, par la seule grâce de son infinie bonté. Ces considérations, ou, pour mieux dire, ces éblouissantes visions de mon esprit e rompirent les cataractes de mon cœur si dur, des fontaines d’eau en jaillirent, et la profondeur de mes fautes me fut révélée." J’éclatai alors en de tels sanglots et répandis tant de larmes que, je le dis en rougissant, je craignis sérieusement de voir ma poitrine et mon cœur se briser. La très prudente vierge, qui n’était venue que pour cela, se tut aussitôt et me laissa me rassasier de ces sanglots et de ces larmes. Au bout d’un instant, tout étonné de cette nouveauté si insolite, je me rappelai, au milieu de mes pleurs, la demande que j’avais faite le jour précédent et la promesse de la sainte. Me tournant aussitôt vers elle: Est-ce là, lui dis-je, la Bulle que je vous ai demandée hier. " - " C’est cette Bulle, me répondit-elle" et, se levant aussitôt, elle me toucha, je crois, les épaules avec sa main en me disant: "Souvenez-vous des dons de Dieu ", puis elle se retira immédiatement, et je demeurai seul avec mon compagnon, édifié autant que réjoui. J’atteste devant Dieu que je ne mens pas.

Une autre fois, sans que je l’aie demandé, je reçus un nouveau signe de l’excellence de sa sainteté, et son honneur m’oblige à le publier, quoique je sache bien qu’ainsi j’ajouterai à mn honte. J’étais encore dans le couvent dont je viens de parler; Catherine, retenue sur son lit par les souffrances de plusieurs infirmités,

désira me communiquer quelques révélations reçues du Seigneur. Elle me fit demander un entretien particulier. Je vins la trouver et me tint près de son lit. Toute brûlante de fièvre, elle commença cependant à me parler de Dieu, selon sa coutume, et à me raconter ce qui lui avait été révélé ce jour-là. Je l’écoutais et trouvais tout cela bien merveilleux et bien extraordinaire. Dans un ingrat oubli de la première grâce déjà reçue, je me disais intérieurement au sujet de quelques-unes de ses paroles: " Penses-tu que tout ce qu’elle dit soit vrai? " Pendant que j’avais ces pensées et que je regardais le visage de mon interlocutrice, voilà que sa figure se transforma tout à coup en celle d’un homme sévère, qui, fixant sur moi son regard, me causa une grande terreur. Ce visage était de forme ovale et d’un homme d’âge moyen. La barbe, peu abondante, était de couleur froment. La majesté, qui se réflétait sur toute cette physionomie, révélait manifestement le Seigneur. Je ne pouvais pas à ce moment reconnaître en cette vision d’autre figure que la sienne. Tout tremblant et tout effrayé, j’élevai les mains jusqu’aux épaules et m’écriai: " Oh! quel est celui qui me regarde? " - La vierge me répondit: " C ‘est Celui qui est. " Cela dit, ce visage disparut aussitôt, et je revis clairement la figure de la vierge, qu’un instant auparavant je ne pouvais plus voir. Ici je parle en toute assurance devant Dieu, car Dieu lui-même, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sait que je ne mens pas.

Pour plus ample manifestation de ce miracle, qui est manifestement l’œuvre du Seigneur, je dois encore faire un aveu que je ne dis pas sans rougir. Après cette vision sensible, mon esprit eut en particulier, sur la question dont me parlait la vierge et dont je ne dis rien, des clartés intérieures si grandes et si insolites que je fis l’expérience de ce que le Seigneur disait à ses disciples quand il leur promit le Saint-Esprit. "Il vous annoncera les choses futures (Jn 16,13)" C’est pour moi folie de parler ainsi, je n’en disconviens pas, mais les incrédules m’y ont obligé. J’aime mieux passer pour fou auprès des hommes que de dissimuler les témoignages qui sont en faveur de cette sainte vierge. Qui sait si le Seigneur n’a pas voulu me montrer ces choses alors que j’étais incrédule, pour qu’au temps venu je révèle aux autres ces preuves de la sainteté de Catherine, et pour que je réforme par là l’esprit de ceux qui ne croient pas.

Que pouvez-vous dire ou penser maintenant, ô incrédule? Si votre obstination trouve que Marie-Madeleine et les autres disciples ont cru trop vite, vous ne refuserez pas du moins de croire Thomas Didyme palpant les saintes plaies. Si vous pensez qu’imiter les âmes croyantes est indigne de vous, ne refusez pas de vous associer à ceux qui ont été incrédules comme vous. Je vous présente ici le témoignage d’un incrédule, de quelqu’un qui fut même plus qu’incrédule, puisqu’après avoir reçu le signe demandé il persévérait encore dans son incrédulité. Le Seigneur est venu, il a manifesté sa face, il s’est montré d’une manière sensible aux sens extérieurs et leur a donné ainsi une connaissance expérimentale de Celui qui pariait en Catherine. Oui, je puis dire qu’il s’est montré à Raymond incrédule, comme il s’est fait toucher autrefois par Thomas qu’on appelait Didyme. Après l’avoir touché; ce Didyme s’écria: " Mon Seigneur et mon Dieu.( Jn 20,28) ", vous étonnerez-vous, si, après une double vision, l’incrédule que je suis s’écrie : " Celle-là est en toute vérité l’épouse de mon Seigneur et de mon Dieu, c’est sa vraie disciple. " Ceci soit dit, bien-aimé lecteur, pour qu’entendant plus loin, avec la grâce de Dieu, les révélations et les visions de la sainte, vous n’hésitiez pas et vous ne méprisiez pas son témoignage, puisqu’en dehors d’elle je ne puis, sur ce point, faire intervenir d’autres témoins Vous noterez, au contraire, avec une attention respectueuse, ses saints exemples et sa doctrine sainte. Le Seigneur, d’où procèdent cette doctrine et ces exemples, vous les manifeste dans un vase qui était naturellement infirme et fragile ( 2 Co 4,7), mais que la main de Dieu a merveilleusement transformé en un vase précieux et fort.

Ici finissons ce chapitre. C’est Catherine qui m’a dit tout ce qu’il contient, excepté ce que j’ai vu moi-même et ce que m’a appris le confesseur que j’ai cité, au sujet du silence gardé par la sainte. 

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE X

DOCTRINE REMARQUABLE DONNÉE TOUT D’ABORD
PAR LE SEIGNEUR A CATHERINE. AUTRES ENSEIGNEMENTS
SUR LESQUELS LA SAINTE ETABLIT TOUTE SA VIE.

 

 Dans le chapitre précédent, nous avons, lecteur, autant que le Seigneur nous l’a permis, posé les bases de votre foi ; continuons maintenant la construction de notre édifice spirituel, si toutefois Celui-là même qui est la " pierre angulaire " veut bien nous l’accorder.

C’est la parole de Dieu qui donne et entretient la vie dans l’âme des fidèles. Nous commencerons donc par exposer l’admirable enseignement que notre sainte vierge reçut tout d’abord de son Docteur, le Créateur de l’univers. Voici ce qu’elle racontait à ses confesseurs, et j’ai été de ces privilégiés, malgré mes démérites. Au début de ses visions divines, c’est-à-dire au temps où Notre-Seigneur commençait à se manifester à la sainte, il lui apparut un jour, pendant qu’elle priait et lui dit: " Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui je suis? Si tu as cette double connaissance, tu seras heureuse. Tu es celle qui n’est pas, je suis Celui qui suis. Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l’ennemi ne pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges; jamais tu ne consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements ( L’acte contre les commandements est le péché mortel.-) , et tu acquèreras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. "

O sublime abrégé! Leçon bien courte, et cependant, de valeur infinie ! O immense sagesse, exposée en syllabes si brèves! Qui me donnera de pouvoir vous comprendre? Qui brisera pour moi votre sceau? Qui me fera sonder les abîmes de votre profondeur? Etes-vous cette longueur, cette largeur, cette sublimité et cette profondeur dont l’Apôtre Paul souhaitait l’intelligence à tous les saints d’Éphèse ( Eph 3,16) , ou peut-être n’êtes-vous qu’une même chose avec la charité du Christ qui surpasse toute science humaine. Arrêtez vos pas ici, bien-aimé lecteur, ne passons pas indifférent près de cet incomparable trésor trouvé au champ de notre sainte. Creusons avec soin le sot de ce champ. Ce qui nous en apparaît tout d’abord nous annonce une grande abondance de richesses. L’infaillible Vérité a dit en effet : "Si tu as cette double connaissance, tu seras sauvée... et encore... si tu gardes cette vérité, jamais l’ennemi ne pourra te tromper ", et à ces paroles elle a ajouté les autres promesses rapportées plus haut. Il est bon, je pense pour nous, d’être ici, faisons-y trois tentes. Notre esprit, par son intelligence de ce qui lui est dit, en élèvera une à l’honneur du Docteur, le Seigneur Jésus. Notre cœur, dans son affectueuse vénération, en élèvera une, autre à l’amour et à la dévotion de la vierge Catherine recevant l’enseignement du Maître. Enfin notre mémoire fera de sa fidélité une troisième tente où s’abritera le mérite de tous ceux d’entre nous, qui trouveront la vie ( Lc 9,33) dans cette doctrine. C’est ainsi que nous pourrons. en creusant, découvrir ici des richesses spirituelles, qui nous permettront de n’avoir plus jamais à mendier en rougissant (Lc 16,3).

Jésus a dit " Tu es celle qui n’est pas. " N’en est-il pas ainsi? C’est du néant que le Créateur fait toute créature. Créer se définit faire quelque chose de rien; et la créature abandonnée à elle-même s’en va toujours au néant; elle y rentrerait à l’instant même où son Créateur cesserait de la conserver. Quand elle commet le péché, qui est néant ( Le péché par lui-même est simple désordre, il n’est réalité que par ce qu’il y a de réalité et de bien dans l’acte qu’il déforme), toujours elle se rapproche de ce même néant. D’elle-même, et avec ses seules forces, elle ne peut rien faire, ni penser, nous dit l’Apôtre ( 2 Co 3,5); et ce n’est pas étonnant, car d’elle-même, elle ne peut ni être, ni se conserver dans l’être. D’où le même Apôtre s’écrie : " Si quelqu’un pense être quelque chose alors qu’il n’est rien, il se trompe lui-même (Gal 6,3). " Voyez-vous, lecteur, comment les limites du néant entourent de tous côtés la créature? Elle est faite de néant; d’elle-même, elle va toujours au néant; par le péché, nous dit saint Augustin, elle fait œuvre de néant, et, elle ne peut rien faire de positif par elle-même. C’est la Vérité incarnée qui nous l’atteste : " Sans moi vous ne pouvez rien faire, ni penser (Jn 15,5) " ; nous l’avons dit plus haut.

De ces principes découlent de nombreuses conclusions, pleines de vérité, et d’un grand secours pour chasser tous les vices. Les hommes de Dieu, les saints, imbus de la sagesse que donne l’enseignement de l’Esprit-Saint, les ont parfaitement comprises. Quelle enflure d’orgueil pourrait en effet entrer dans l’âme qui sait qu’elle n’est rien? Comment cette âme se glorifierait-elle de quelques-unes de ses œuvres, alors qu’ elle les connaît comme n’étant pas siennes? Comment se croirait-elle au-dessus des autres, quand, au fond de son cœur, elle pense qu’elle n’est pas? Comment aurait-elle pour quelqu’un du mépris ou de l’envie, lorsque, dans son mépris pour elle-même, elle se rabaisse jusqu’au néant inclusivement? D’où lui viendrait la possibilité de se glorifier dans les richesses extérieures, alors qu’elle a méprisé toute la gloire que pourraient lui procurer ses biens les plus personnels ? Car elle répète cette parole de la Sagesse incarnée : " Si je cherche ma gloire, ma gloire n’est rien (Jn 8,54). " Comment aussi chercherait-elle à dire siennes tes choses extérieures, quand elle sait très bien qu’elle ne s’appartient pas à elle-même et qu’elle est à Celui qui l’a faite? Pourrait-elle encore trouver son plaisir dans les délectations de la chair, alors que ses méditations lui l’appellent chaque jour son néant? A quel moment enfin lui serait-il possible de servir paresseusement Celui auprès duquel elle mendie son être personnel, qu’elle sait n’être pas à elle ? Ce trop court exposé peut vous faire comprendre, ô lecteur, comment aucun vice ne peut tenir devant cette toute brève proposition: " Tu n’es pas. " Et nous aurions encore certainement beaucoup d’autres développements à ajouter, si nous n’en étions empêché par l’obligation de poursuivre le récit que nous voulons vous donner.

Cependant il ne nous est pas permis de négliger la seconde partie de cette incomparable doctrine. La Vérité a dit encore :  " Je suis celui qui suis. " Est-ce là une proposition nouvelle? Oui, nouvelle, et en même temps ancienne. Celui qui parle ici avait déjà dit la même chose à Moïse, du milieu du buisson ( Ex 3,14). Tous les commentateurs des saintes Écritures ont mis un soin tout particulier à expliquer cette parole. Ils ont enseigné en toute vérité, que Celui-là seul était, auquel l’être convenait par essence, c’est-à-dire sans qu’il y eût de différence entre son essence et son être, sans qu’il eût l’être d’un autre que de lui-même. De Celui-là provient et procède tout autre être, et lui seul peut en toute vérité émettre la proposition citée plus haut, car pour me servir des paroles de l’Apôtre : " En Lui, on ne trouve pas l’Etre et le Non-Etre, comme dans les créatures, en Lui, il n’y a que l’Etre (2 Co 1,19). " Voilà pourquoi Il a lui-même ordonné à Moïse de dire :  "Celui qui est m’a envoyé (Ex 3,14) ". Et il n’y a rien d’étonnant dans cette proposition. Quiconque considère attentivement la définition exacte de la création en déduit sans hésitation cette haute philosophie. Créer n’étant pas autre chose que faire quelque chose de rien, une conclusion évidente s’impose. Tout être procède du seul Créateur, et ne peut venir en aucune façon d’ailleurs, puisque le Créateur, à lui seul, est la source de tout l’être. Cela concédé, on en conclut aussitôt que la créature n’a rien d’elle-même, et qu’elle a tout du Créateur. Quant au Créateur, il est de lui-même et non d’un autre. Bien plus, il possède, dans son entier, l’infinie perfection de l’être, car il ne pourrait jamais faire quelque chose de rien, s’il n’avait en lui-même cette infinie vertu de l’être. Tout ce que le suprême Monarque et Maître voulut enseigner à son épouse dans la parole citée plus haut peut donc s’exprimer ainsi: " Il faut que tu connaisses bien, d’une connaissance pénétrant au plus profond de ton cœur, que je suis vraiment ton Créateur, c’est ainsi que tu seras bienheureuse. "

Nous lisons la même chose dans l’histoire d’une autre Catherine ( Sainte Catherine d’Alexandrie) que Notre-Seigneur visita dans sa prison, en nombreuse compagnie de saints et d’anges. Il lui dit en effet : " Reconnais, ma fille, ton Créateur." C’est bien de cette connaissance que procède toute vertu parfaite, toute bonne direction dans un esprit créé. Qui donc, à moins d’agir contre sa raison ou de l’avoir perdue, ne se soumettrait pas spontanément et joyeusement à Celui duquel il reconnaît avoir tout reçu. Ce Bienfaiteur est si gracieux, il est si universel, il donne gratuitement tout bien; qui donc ne l’aimerait de tout son cœur et de tout son esprit? Il nous a tant chéris, si passionnément aimés, sans la considération d’aucun mérite précédent, sans autre impulsion que celle de son éternelle bonté! Il a aimé ses créatures avant de les créer, et leur amour pour Lui ne s’enflammerait pas chaque jour davantage! Qui donc, après cela, n’aurait pas peur, et ne frémirait pas continuellement d’effroi, à la seule crainte d’offenser ou de perdre, de quelque façon que ce soit, un Créateur si grand et si redoutable, si puissant et si magnifique dans ses dons, si ardent et si bienfaisant dans son amour. Oui donc ne supporterait pas toutes sortes de maux, pour Celui dont il a reçu, dont il reçoit, et dont il espère sûrement recevoir tant de biens. Pour qui le travail serait-il un ennui et la souffrance une peine, alors qu’il s’agit de plaire à une Majesté à la fois si haute et si aimable? Et quand cette Majesté fait à ses créatures l’honneur de leur parler, quel est celui qui ne recevrait pas ses paroles avec respect et ne les écouterait pas attentivement, pour les garder toujours dans le trésor d’une mémoire bien fidèle? Quel est celui qui n’obéirait pas à ses préceptes salutaires, avec un cœur joyeux et dans la mesure de ses forces? Toutes ces conclusions, et chacune d’elles en particulier, se rattachent à la science parfaite enseignée dans cette proposition: " Sache bien que tu es celle qui n’est pas et que je suis Celui qui suis " ; ou encore dans ces autres paroles: " Reconnais, ma fille, ton Créateur. "

Vous voyez, cher lecteur, quelles bases le Seigneur a tout d’abord posées, et quelles arrhes il a données à sa fiancée. Ces bases ne vous semblent-elles pas suffisantes pour soutenir l’édifice de n’importe quelle perfection spirituelle, et le rendre ferme et inébranlable contre tout vent et toute tempête. Tout à l’heure, autant que le Seigneur me l’avait permis, j’avais posé le fondement de votre foi à mes paroles, maintenant, vous voyez quel autre fondement, le suprême Architecte a établi dans l’âme de la vierge, dont nous parlons. Appuyé sur la solidité de ce double exposé, vous ne pouvez plus avoir aucune hésitation. Demeurez du moins stable et ferme dans votre foi et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20, 27).

A l’incomparable doctrine que nous venons d’exposer, le Seigneur ajouta d’autres enseignements fort remarquables, qui, si je ne me trompe, sont déduits du premier. Dans une autre apparition, il dit en effet à Catherine: " Ma fille, pense à moi, si tu le fais, je penserai sans cesse à toi. " Voyez-vous, lecteur, comme c’est bien là la parole du psalmiste criant à toute âme juste: " Abandonnez au Seigneur le soin de votre personne, et il vous nourrira lui-même, il ne livrera pas le juste à une éternelle agitation ( Ps 54, 23). Ecoutez maintenant comment notre vierge a compris cette parole. M’entretenant secrètement de cette révélation, la sainte me disait que le Seigneur lui avait alors ordonné de garder seulement le vouloir qui la portait vers Lui, et d’exclure de son cœur toute autre préoccupation; car tout souci d’elle-même, fût-ce de son salut spirituel, aurait pu mettre obstacle à son repos continu dans la pensée de Dieu. Le Maître avait ajouté:" Et Moi, je penserai à toi. ", comme s’il eût dit ouvertement: " Ne t’inquiète pas, ma fille, du salut de ton corps et de ton âme ; Moi, qui ai science et pouvoir, j’y penserai et j’y pourvoirai avec soin; applique-toi seulement à penser à Moi dans tes méditations; en cela est ta perfection et ton bien final. " Mais, ô Bonté incréée, que peut-elle vous apporter, cette vierge, votre épouse, ou toute autre créature, en Vous choisissant comme l’objet de ses pensées et de ses méditations? Est-ce que votre exaltation pourra y gagner quelque chose? Pourquoi désirez-vous donc avec tant d’ardeur que nous pensions à Vous, que nous méditions sur Vous, si ce n’est, parce qu’étant la Bonté même, Vous avez une inclination naturelle à Vous communiquer à nous, à nous attirer toujours à Vous.

Et voici les conclusions que la vierge du Seigneur tirait habituellement de cet enseignement. Du jour où nous nous sommes donnés à Dieu, soit par le saint Baptême, soit parles promesses cléricales ou religieuses, nous ne devons plus nous inquiéter de nous ; mais notre seul souci doit être de penser comment nous pourrons plaire au Dieu, auquel nous nous sommes donnés, et cela, non pas principalement en vue de la récompense, mais en vue de nous unir à Lui, d’une union d’amour qui sera d’autant plus grande que nous Lui plairons davantage. Car nous ne devons pas désirer la récompense elle-même, dans un autre but que celui de nous unir parfaitement à l’infiniment parfait qui est notre principe (Nous devons désirer notre bonheur dans l’union avec Dieu et non pas l’union avec Dieu uniquement à cause de notre bonheur ; car ce serait faire injure à Dieu qui est le souverain Bien, que de l’aimer exclusivement comme moyen de félicité pour sa créature.). Aussi la sainte avait-elle coutume de nous dire, quand quelqu’un de mes frères ou moi craignions quelque péril : " Pourquoi vous occuper de vous, laissez faire la divine Providence; au moment où vos craintes sont les plus grandes, elle a toujours les yeux sur vous et ne cessera pas de pourvoir à votre salut. " Du jour ou elle avait entendu son Époux lui dire: " Je penserai à toi. ", elle avait eu en Lui si grande confiance, et elle s’était fait une idée si haute de la divine Providence, que jour et nuit, elle n’en pouvait assez parler. Aussi, dans le livre qu’elle a écrit, n’a-t-elle pas oublié de consacrer à ce sujet un long traité, et plusieurs chapitres, bien connus de tous ceux qui lisent cet ouvrage.

Un jour ( Au retour d’Avignon en 1376) , je m’en souviens, nous voyagions sur mer en nombreuse compagnie d’hommes et de femmes. Il était déjà plus de minuit, je crois, le vent favorable vint à tomber et le pilote commença à se montrer très inquiet. Nous étions, disait-il, à un endroit assez périlleux, s’il venait à se lever un vent qui nous prît de côté, nous serions obligés de changer de route et de naviguer vers des contrées et des îles fort éloignées. Après l’avoir entendu, je m’adressai à la sainte, me lamentant et lui disant: " O Mère, c’est ainsi que nous l’appelions tous, voyez-vous en quel péril nous sommes? " Elle me répondit aussitôt : " Pourquoi vous occuper de vous?" et ainsi elle imposa silence à mes plaintes et à mes craintes. Peu de temps après, le vent contraire se leva, le pilote se disait obligé de retourner en arrière, j’en avertis la vierge. " Qu’il tourne son gouvernail, au nom du Seigneur, me dit-elle, et qu’il aille au gré du vent que le Seigneur lui donnera. " Le pilote donna son coup de barre, et déjà nous retournions. Mais Catherine, inclinant la tête, se mit à prier Dieu, et le vent favorable, qui nous avait manqué, se leva de nouveau, avant que nous n’ayons parcouru, dans notre mouvement en arrière, la distance d’un jet de baliste. Conduits par le Seigneur, nous arrivâmes joyeux au port désiré, vers l'heure où finissent les Matines, et nous y entrâmes en chantant à haute voix : Te Deum laudamus. Ce fait. n'est pas ici à sa place, mais je l'ai raconté, en raison de ses rapports avec mon sujet.

Ainsi que j'en ai dit un mot haut, cette doctrine de la Providence dérive de la connaissance du Créateur. Tout lecteur intelligent s'en aperçoit. Si l'âme, en effet, sait bien que d'elle-même elle n'est rien et qu'elle est tout entière de Dieu, il s'ensuivra qu'elle se confiera non pas en son opération propre, mais en celle de Dieu. Elle déposera donc toute sa sollicitude en Dieu, et c'est, je pense, ce que le Psalmiste appelle " abandonner à Dieu le souci de soi-même ". Elle ne cessera pas pour autant de faire ce qu'elle peut. Sa confiance en effet procède de l'amour; mais l'amour engendre nécessairement dans l'âme qu'il saisit le désir de la chose aimée. Or l'âme n'aura jamais sans travail l'objet de son amour. Il s'ensuit que son amour devient la mesure de son activité; ce qui ne l'empêche pas de mettre sa confiance non pas dans son action personnelle, mais exclusivement dans celle du Créateur, conformément à l'enseignement qu'elle a puisé dans la connaissance de son néant et dans la vérité parfaite de Celui qui lui a donné l'être.

Entre toutes les merveilles de la vie de notre aimable sainte, sa doctrine me semble digne d'une vénération toute spéciale. Voilà pourquoi je ne puis passer outre, sans ajouter à cette exposition quelques autres vérités professées par Catherine et dérivant toutes, à moins que je ne me trompe fort, de la première que nous avons expliquée. Elle me parlait souvent de l'état d'une âme qui aime son Créateur. Elle me disait qu'une telle âme ne se voit plus, qu'elle n'a plus d'amour, ni pour elle-même, ici pour d'autres, qu'elle ne se souvient plus d'elle-même, ni d'aucune autre créature. Je lui demandai l’ explication de ces paroles. Elle me répondit :" L'âme qui. déjà, voit son néant, et qui sait que tout son bien est dans le Créateur, s'abandonne complètement elle-même avec toutes ses puissances et toutes les créatures, et se plonge tout entière dans le Créateur. C'est Lui qui devient la fin principale et totale de toutes ses opérations. Elle sent qu'elle a trouvé en Lui tout bien et tout bonheur parfait, et elle ne veut plus s'en éloigner d'aucune manière. Cette vision d'amour, qui devient chaque jour plus claire, transforme, pour ainsi dire, tellement l'âme en Dieu, que la pensée de cette âme, son intelligence, son cœur, sa mémoire, ne peuvent plus avoir d'autre objet que Dieu et ce qui est de Dieu. Elle ne voit plus les autres créatures et ne se voit plus elle-même qu'en Dieu; en Dieu seulement elle se souvient d'elle-même et des autres. Celui qui se plonge dans la mer et nage sous les eaux, ne voit et ne touche plus que les eaux de la mer et ce qu'elles renferment. En dehors de ces eaux, il ne voit rien, ne touche rien, ne palpe rien. Si les objets extérieurs se reflètent dans l'eau, alors seulement il peut les voir, mais dans l'eau seule, dans la mesure où ils s'y trouvent, et non autrement. Voilà, disait-elle, l'amour juste et bien ordonné, qu'on doit avoir pour soi et pour toutes les créatures. En cet amour, jamais d'erreur, car la règle divine est nécessairement sa mesure; il ne nous fait rien désirer d'étranger à Dieu, et c'est, par conséquent, toujours en Dieu qu'il s'exerce et se développe. si Je ne sais si j'ai parfaitement exposé ce que m'enseignait Catherine, elle l'avait appris en éprouvant en elle-même les effets de cet enseignement, ainsi que le Dorothée dont parle Denys ( Saint Denis l’Aréopagite. Livres des noms divins, chap. II, loue Dorothée de ce qu’il a non seulement appris, amis éprouvé les phénomènes de la vie divine dans les âmes) . Pour moi, ô douleur, n'ayant jamais fait cette expérience, je ne puis en parler que d'une façon bien défectueuse. Quant à vous, lecteur, comprenez et recevez selon la mesure de grâce qui vous est donnée; mais je sais bien que, plus vous serez uni à Dieu, plus vous pénétrerez dans l'intelligence de cette grande doctrine.

Comme conséquence de cette union intime, Catherine, maîtresse dans la science de Dieu, tirait cet enseignement, qu'elle ne cessait de répéter chaque jour à ceux qu'elle voulait instruire dans les voies du Seigneur. Parlant de l'âme unie à Dieu de la façon que nous avons exposée, elle disait : " Plus cette âme a l'amour de Dieu, plus elle a de sainte haine pour la partie sensitive, pour sa propre sensualité. Car l'amour de Dieu engendre naturellement la haine des fautes commises contre Dieu. Or l'âme voit la concupiscence, foyer et source de toute faute, régner et plonger ses racines dans la partie sensitive. Dès lors elle se sent prise d'une grande haine, d'une sainte haine contre cette vie des sens, et met tous ses efforts non pas à la tuer, mais à arracher le foyer de corruption qui y est enraciné. Cela ne se peut faire sans une grande et longue guerre à la sensualité elle-même. De plus, il n'est pas possible qu'il ne reste quelques racines capables au moins de produire des fautes légères. Saint Jean nous le dit: " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes (1Jn 1,8). " Nouveau motif pour l'âme d'avoir ce déplaisir d'elle-même, d'où sortent la sainte haine nommée plus haut et ces mépris de soi, qui font garde fidèle et continue contre toutes les embûches de l'ennemi et des hommes. Rien n'assure autant la sécurité et la force d'une âme, que cette sainte haine, dont voulait parler l'Apôtre quand il écrivait : " C'est dans ma faiblesse qu'est ma force (2 Co 8,10) ". Et Catherine disait encore : " O éternelle bonté de Dieu, qu’avez-vous fait? De la faute vient la vertu; de la faiblesse, la force; de l'offense, le pardon, et le plaisir engendre la complaisance. O mes fils! gardez toujours cette haine, de vous-mêmes, elle vous rendra humbles, toujours humbles, dans le sentiment que vous aurez de vous, patients dans les adversités, modérés dans les joies de la prospérité; elle mettra dans toutes vos mœurs une harmonieuse honnêteté et, par elle, vous deviendrez chers et agréables ô Dieu comme aux hommes. " Puis la sainte ajoutait : " Malheur, oui, deux fois malheur! à l'âme qui n'a pas cette haine, car là où cette haine n'est pas, règne nécessairement l'amour-propre, sentine de tout péché, cause et racine de toute cupidité mauvaise. " C'était en ces termes, ou par d'autres paroles semblables, qu'elle recommandait chaque jour aux siens la sainte haine, et anathématisait l'amour-propre. Et, quand parfois elle remarquait en eux, ou en d’autres personnes, des défauts ou des fautes, aussitôt elle disait, émue de compassion : " Voilà l’œuvre de l'amour-propre, foyer de superbe et de tout autre vice. "

Combien et combien de fois, ô mon Dieu, n'a-t-elle pas répété à ma propre misère les paroles suivantes : " Mettez toute votre énergie à arracher de votre cœur 1'amour-propre et à planter à sa place la sainte haine. C'est là infailliblement la voie royale qui nous élève à toute perfection et corrige tout défaut ". Et moi j'avoue, que ni alors, ni maintenant, je n'ai su comprendre et mettre en pratique ces saintes paroles, dans tout ce qu'elles ont de profond et d'utile. Quant à vous, bien-aimé lecteur, m'appelez-vous ces deux cités dont parle saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. L'une est bâtie sur l'amour-propre allant jusqu'au mépris de Dieu, l'autre sur l'amour de Dieu allant jusqu’au mépris de soi. Cette pensée, je vous le dis, vous fera comprendre bien vite la doctrine de notre sainte, surtout si vous avez pénétré le sens de l'Apôtre affirmant ( " Virtus in infirmitate perficitur ". 2Co, 12,9) que la vertu se parfait dans la faiblesse. Il avait reçu cette leçon du Ciel quand sa prière demandait l’éloignement de la tentation, et il reprenait la même pensée en concluant : " Je me glorifierai de bon cœur dans mes infirmités, pour que la vertu du Christ habite en moi (Libenter gloriabor in infirmitatibus meis, ut inhabitet in me virtus Christi.) ". Voilà qui nous montrera comment notre sainte femme et vierge avait fondé sa doctrine sur la pierre solide de la vérité, sur le Christ qui est dit " pierre " dans l'Écriture ( 1 Co 10,4 ).

Mais nous avons assez parlé pour le moment des enseignements que la vérité première a donnés à la sainte et, par elle, à nous-mêmes. Finissons ce chapitre. Pas de témoignages à citer. J'ai reçu moi-même de la bouche de Catherine tout ce que j'ai dit. Mais, comme conclusion, j'avertis chaque lecteur de considérer combien fut grand, auprès de Dieu, le mérite de notre sainte et quelle confiance on doit avoir même pour d'autres sujets, en celle qui s'est trouvée revêtue d'une si grande lumière de vérité.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE XI

CATHERINE REMPORTE SUR LES TENTATIONS UN ADMIRABLE TRIOMPHE,
GRACE A DE NOUVEAUX ENSEIGNEMENTS DU SAUVEUR.
FAMILIARITE INOUIE DE LA SAINTE AVEC LE SEIGNEUR JESUS.

Le Roi de paix ayant élevé pour la garde de Jérusalem la tour du Liban dans la direction de Damas,le roi de Babylone, roi d'orgueil et ennemi de la paix, en frémit; aussitôt il mobilise contre elle son armée et s'efforce de la démolir. Mais le premier Roi, auteur et défenseur de la paix, a prévu cette attaque et pris ses mesures pour la repousser. Il environne sa tour d'admirables et inexpugnables murailles. Contre ces murailles, les traits de l'ennemi non seulement viennent se briser, mais, renvoyés d'une façon merveilleuse, ils s'en vont frapper et abattre ceux qui les ont lancés. Et voici maintenant ce que je voulais vous dire sous cette figure. L'antique serpent, comprenant que notre jeune sainte allait s'élever aux grands sommets des vertus parfaites, craignit, ainsi qu'il arriva, de la voir, non seulement se sauver elle-même, mais devenir cause de salut pour un grand nombre d'âmes et défendre, tant par ses mérites que par sa doctrine, la sainte cité de l'Eglise catholique. Alors il employa toutes les ressources de sa malice à la séduire par mille artifices. Mais, dans sa grande miséricorde, le Seigneur ne laissa à l'ennemi libre champ que pour embellir la couronne de son épouse. Il munit Catherine d'armes spirituelles si puissantes qu'elle gagna plus à la guerre qu'à la paix. Il lui inspira la pensée de demander à Dieu l'esprit de force, ce qu'elle fit sans relâche, jour et nuit. Puis, ce même Dieu très clément qui l'avait inspirée, voulant ensuite exaucer sa longue prière, lui donna les instructions suivantes :

" Ma fille, lui dit-il, si tu veux acquérir la vertu de force, il te faut m'imiter. Je pourrais, par ma vertu divine, annihiler les puissances de l’air ( Le démon, Eph 2,2) ou prendre n’importe quel moyen pour en triompher, et cependant, dans le but de vous donner en exemple les actes de mon humanité, j'ai voulu vaincre par la voie de la croix, et pratiquer ce que ma parole vous enseignait. Voulez-vous être forts pour vaincre toute puissance ennemie, recevez la croix comme un soulagement pour votre cœur. Ainsi l'ai-je reçue ; mon Apôtre en témoigne, ce fut grande joie pour moi de courir à une croix Si ignominieuse et si dure (Hb 12,2 ). Choisissez les peines et les afflictions, non seulement pour les porter patiemment, mais pour les embrasser comme une consolation; et elles sont vraiment des consolations, car plus vous en souffrez pour moi, plus vous me devenez semblables. Mais si, par vos souffrances, vous conformez votre vie à la mienne, il s'ensuivra nécessairement, selon la doctrine de mon Apôtre, que vous devrez recevoir aussi même grâce et même gloire (Rm 8,17). Reçois donc, ma fille, hm cause de moi, comme amer, ce qui est doux, et comme doux, ce qui est amer; et ne doute point qu'après cela tu ne sois forte en toutes circonstances. Ces paroles ne tombèrent pas dans une oreille inattentive. Dès ce moment Catherine arrêta fortement en son âme la résolution de mettre sa jouissance dans les tribulations. Ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, cette résolution était telle que rien d'extérieur ne la reposait en cette vie, comme les afflictions et les souffrances. Elle avouait que, sans cela, elle eût souffert bien impatiemment d'être retenue dans son corps. Mais, pour l'avantage de supporter ces afflictions, elle acceptait volontiers de ne recevoir que plus tard la couronne céleste, sachant qu'à cette couronne ses peines ajoutaient chaque jour de nouveaux fleurons.

Le Roi du ciel et de la terre ayant ainsi armé sa tour avec cet enseignement tout plein de force, il ouvrit la voie aux ennemis et leur permit d'approcher et d'essayer comment ils pourraient forcer l'entrée de cette tour. Leurs odieux bataillons arrivent aussitôt, ils s'efforcent de l’entourer de tous côtés, afin de la priver de tout secours et de saper de toutes parts ses fondements. Ils commencent par les tentations de la chair non seulement ils envoient à la sainte des imaginations impures qui la troublent à l'intérieur, des illusions et songes qui agitent son sommeil, mais ils recourent à des visions manifestes, ils prennent pour cela des corps aériens, ils remplissent de fantômes lascifs les yeux et les oreilles de Catherine, ils les lui servent sous mille et mille formes diverses. La plume a horreur de rapporter de tels combats ; mais te récit de la victoire sera pour les âmes pures d'un charme incomparable.

Catherine s'en prend alors très courageusement à elle-même, c'est-à-dire à sa chair et à son sang, elle macère sa chair avec une chaîne de fer, elle répand son sang. Elle prolonge tellement ses veilles accoutumées du elle en vient à se priver presque complètement de sommeil. Ses ennemis ne cessent pas pour autant la lutte commencée; ils prennent, comme je l'ai dit, des corps aériens, ils multiplient les images et les apparitions fantastiques, ils se pressent en foule sous les yeux de Catherine, ils la plaignent, ils lui donnent conseil et lui disent tout d'abord : " Pauvre fille! pourquoi tant t'affliger inutilement? Que gagneras-tu aux tourments d'une si grande pénitence? Penses-tu pouvoir persévérer dans ces pratiques? Jamais tu ne pourras continuer, à moins que tu ne veuilles te tuer toi-même, être homicide de ton propre corps. Mieux vaut pour toi renoncer à cette sottise, avant que tu ne sois complètement anéantie. Tu es encore à l'âge où l'on peut goûter les joies du monde. Tu es jeune, ton corps retrouvera bien vite sa vigueur. Vis comme les autres femmes et donne le jour à des fils qui augmentent le nombre des hommes. Tu désires plaire à Dieu? Mais n'y a-t-il pas aussi des saintes qui se sont mariées? Vois Sara, Rebecca, Lia, Rachel ! Pourquoi as-tu choisi cette vie singulière où tu ne pourras jamais persévérer.

A tous ces discours notre vierge n'opposait qu'une prière continue, et posait une garde à sa bouche pendant tout le temps que le Pécheur se dressait contre elle (Ps 28,12). Elle ne répondait rien, sauf lorsque ces visions lui suggéraient qu'elle ne persévérerait pas, afin de lui faire tout abandonner. Alors elle disait simplement: " Je mets ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ et non pas en moi. " Le tentateur ne put obtenir d'elle aucune autre réponse, mais elle demeurait toujours constante dans sa prière. Elle nous donnait à nous qui vivions avec elle cette règle générale, qu'au moment des tentations, nous ne devons jamais nous mettre à discuter avec l'ennemi. Il ne cherche, disait-elle, qu'à nous faire accepter une discussion, car il a confiance dans la grande subtilité de sa malice, et il pense nous vaincre par ses raisons sophistiques. De même qu'une femme chaste ne doit rien répondre à celui qui lui propose l'adultère, mais le fuir autant que possible, ainsi l'âme qu'un chaste amour unit au Christ ne doit jamais répondre à l'ennemi qui la tente, mais elle doit recourir à son Epoux dans la prière et placer en lui toute la confiance dont est capable une âme remplie de foi, car c'est la foi qui nous fait triompher de toutes les tentations. Voilà donc comment l'épouse du Seigneur savait combattre Sisara et lui perforer les tempes avec le clou d'une prière vivifiée par la foi ( Juges 4, 20-21). L'ennemi s'en aperçut, et laissant là les paroles de persuasion, il eut recours à un autre genre d'attaque. Il formait des images d'hommes et de femmes qui présentaient à la vue et aux oreilles de la sainte de honteuses unions, des actes hideux, des paroles obscènes. Leurs troupes abominables couraient autour de la vierge et la provoquaient au péché honteux par leurs hurlements et leurs cris. O mon Dieu! quel ne fut pas alors le tourment de cette âme ! il lui fallait voir et entendre ce qu'elle avait le plus en horreur. A cette affliction s'en ajoutait une autre. L'Époux, qui avait coutume de la visiter si souvent, et de lui prodiguer miséricordieusement ses consolations, paraissait pour lors s'être éloigné, et semblait ne plus lui offrir aucun secours ni visiblement ou invisiblement. De là, sans aucun doute, un débordement de tristesse dans l'âme de la sainte, qui s'appliquait néanmoins, tout entière et sans relâche, à la mortification de la chair et à la prière. Instruite par l'Esprit du Seigneur, elle avait trouvé, pour déjouer les embûches de l’ennemi, une sage pratique, qu'elle a enseignée dans la suite à bien d'autres personnes. Il arrive en effet, souvent, disait-elle, qu'une âme éprise de Dieu sent la ferveur de son esprit tomber. Cela peut venir, ou d'une providence spéciale de Dieu, ou de quelque faute, ou des derniers stratagèmes de l'ennemi. Et cette âme descend quelquefois presque jusqu'à la froideur. Certains imprudents, se voyant ainsi privés de leurs consolations accoutumées, abandonnent leurs exercices habituels de prière, de méditation, de lecture, de pénitence. De ce fait, ils s'affaiblissent davantage encore, et si l'on peut parler ainsi, ils font la joie de l'ennemi, qui ne cherche qu'à abandonner aux soldats du Christ les armes de leur victoire. L'athlète prudent du Christ, quel que soit le degré de refroidissement intérieur, qu'il croit sentir en lui-même, doit donc continuer toujours ses exercices spirituels, et ne pas les quitter ou les diminuer pour cette cause, mais ami contraire les multiplier.

Voilà ce que le Seigneur apprit à notre vierge, et ce qu'elle mit en pratique. Dans cette sainte haine pour elle-même que nous avons plus haut décrite, elle se disait : " O la plus vile des créatures! es-tu vraiment digne de quelque consolation? Ne te souviens-tu pas de tes péchés? Quel sentiment as-tu de toi-même, malheureuse? Si tu échappes à la damnation éternelle, cela ne suffit-il pas, quand même il te faudrait pendant toute ta vie souffrir ces peines et ces ténèbres spirituelles? Pourquoi tomber à cause de cela dans la paresse et la tristesse? Si tu peux éviter les peines éternelles, tu es sûre d'avoir toute l'éternité pour te consoler avec le Christ. Est-ce pour les consolations de cette vie que tu as choisi de le servir? N'est-ce pas pour jouir de Lui dans l'éternité? Relève-toi donc! n'abandonne rien de tes pratiques ordinaires, au contraire, ajoute toujours quelque chose aux louanges que tu adresses habituellement au Seigneur. Avec ces traits d'humilité; notre sainte frappait et transperçait le roi de l'orgueilleuse Babylone, tout en s'assurant à elle-même le secours réconfortant des paroles de la sagesse. Cependant, ainsi qu'elle me l'a confessé, la multitude des démons qu'il lui semblait voir dans sa chambre était si grande, il y avait tant d'excitation au mal dans leurs mauvaises suggestions, qu'elle fuyait volontiers cette chambre, du moins pour un certain temps. Elle restait alors à l'église plus longtemps que de coutume. Les persécutions de l'enfer la poursuivaient jusque-là, mais elles y étaient plus tolérables. Si cela lui eût été permis, elle eût imité saint Jérôme, et se fût enfuie à travers les vallées et les collines afin de pouvoir s'épargner la vue de démons si abominables, et de leurs actes monstrueux. Chaque fois en effet qu'elle revenait à sa cellule, elle retrouvait ces mêmes démons, avec leurs paroles et leurs actions honteuses. Leur multitude était telle qu'on eût dit un essaim de mouches importunes, qui remplissait tout l'appartement. Catherine, se réfugiant alors dans la prière, criait vers le Seigneur, jusqu'à ce que l'infernale tentation s'adoucit quelque peu. Après plusieurs jours d'un pareil tourment, notre sainte s'étant prosternée pour prier, en revenant de l'église, fut illuminée d'un rayon de l'Esprit-Saint. Son intelligence s'ouvrit, et elle se rappela comment, peu de temps auparavant, elle avait demandé au Seigneur le don de force, et comment le Seigneur lui avait appris à l'obtenir. Elle comprit aussitôt le mystère de ces tentations, et, toute réjouie intérieurement, elle prit la ferme résolution de supporter toutes ces peines d'un cœur joyeux, aussi longtemps que tel serait le bon plaisir de sou Epoux. C'est alors qu'un de ces démons, peut-être plus audacieux et plus mauvais que les autres, tint à notre sainte ce langage : " Malheureuse, que vas-tu faire? Passeras-tu toute ta vie dans ce misérable état? Nous ne cesserons pas jusqu'à la mort de te persécuter, tant que tu n'auras pas consenti à nos suggestions." Catherine, se souvenant de l'enseignement reçu, lui répondit avec une pleine assurance: " J'ai choisi les peines pour mon repos et ma consolation; ce n'est donc pas pour moi une difficulté; bien plus, ce m'est un plaisir de supporter, au nom du Sauveur, ces peines et d'autres encore, aussi longtemps que le voudra sa Majesté. " A ces paroles, toute la troupe des démons ainsi confondus s'évanouit, une grande lumière, descendant d'en-haut, illumina toute la chambre et, au milieu de cette lumière, apparut le Seigneur Jésus-Christ crucifié, tel qu'au jour où, tout couvert de son propre sang, il pénétra, grâce à la vertu de ce sang, dans les saints tabernacles (Hb 9,12). Du haut de sa croix, il appela notre vierge et lui dit : " Ma fille, Catherine, vois-tu combien j'ai souffert pour toi? Ne trouve donc pas trop lourd d'avoir à souffrir pour Moi."

Puis il prit une autre forme pour s'approcher davantage de la sainte et la consoler. Il lui parlait doucement du triomphe qu'elle venait d'obtenir dans ce combat. Catherine, imitant Antoine, lui dit alors : " Et où étiez vous, mon Seigneur, quand mon cœur était tourmenté par tant de turpitudes? - J'étais dans ton coeur, répondit le Seigneur. Elle reprit : "Seigneur, je ne doute nullement de votre vérité et ne veux manquer en rien au respect dû à votre Majesté; mais comment puis-je croire que vous habitiez dans mon cœur alors qu'il n'était rempli que de pensées immondes et honteuses? - Ces pensées et tentations apportaient-elles à ton coeur joie ou tristesse, plaisir ou chagrin? - Une tristesse et un chagrin sans bornes. - Et qui donc causait en toi cette tristesse, si ce n'est moi, qui me tenais caché au milieu de ton coeur. Sans ma présence, ces pensées auraient pénétré dans ta volonté, tu y aurais pris plaisir. Mais, parce que j'étais là, elles déplaisaient à ton âme, tu voulais alors chasser loin de toi ces imaginations, comme d'odieuses suggestions, et comme tu ne le pouvais pas au gré de tes désirs, de là ta tristesse et ton chagrin. C'est moi qui faisais tout cela et qui défendais contre les ennemis ton cœur tout entier. Je me cachais à l'intérieur et je te laissais dans le trouble à l'extérieur, autant que cela pouvait être utile à ton salut. Le temps que j'avais fixé pour ce combat étant écoulé' j'ai laissé ma lumière rayonner jusqu'au dehors, aussitôt les ténèbres de l'enfer se sont évanouies et enfuies, car elles ne peuvent habiter avec la lumière ( 2 Co 4,14). N'est-ce pas un rayon de ma lumière qui t'a appris tout à l'heure que ces peines étaient bonnes pour te faire acquérir la force et que tu devais les supporter de bon cœur tant que cela me plairait? Tu t'es alors offerte à porter de tout coeur ces mêmes peines et aussitôt elles se sont évanouies d'elles-mêmes par la seule manifestation de ma présence; car mon plaisir n'est pas dans les souffrances des justes, mais dans leur volonté de porter courageusement ces souffrances. Et, pour te faire entendre plus parfaitement et plus aimablement ce que je viens de dire, je te donnerai l'exemple de mon corps. Quand mon corps souffrait si cruellement et mourait sur la croix, et quand ensuite il gisait inanimé dans le sépulcre, qui donc eût pensé que ce corps avait toujours en lui une vie latente, dont rien ne pouvait le séparer. Certes, ni les étrangers et les méchants, ni même mes Apôtres, ne pouvaient croire pareille chose. Tous avaient perdu la foi et l'espérance. Et cependant, bien qu'en toute vérité mon corps ne vécût plus de la vie qu'il recevait de l'âme, il gardait cependant son union à cette vie sans limites, qui fait vivre tous les vivants. C'est grâce à la vertu de cette vie qu'au temps fixé par l'éternel décret il fut réuni à son âme et reçut une énergie vitale et des facultés bien supérieures à celles de son premier état; car il jouit dès lors de l'immortalité, de l'impassibilité et des autres dons, qu'il n'avait pas reçus tout d'abord. Cette vie de la nature divine, unie à mon corps, se cacha donc quand elle le voulut, et quand elle le voulut aussi, elle fit éclater sa vertu. Mais je vous ai créés à mon image et à ma ressemblance; bien plus, en prenant votre nature, je me suis fait semblable à vous. En conséquence, je ne cesse plus de travailler à vous rendre semblables à moi, autant que vous en êtes capables, et je m’efforce de renouveler en vos âmes, alors qu'elles marchent vers le ciel, tout ce qui s'est passé dans mon corps. Ainsi donc, ma fille, parce que tu as fidèlement combattu, non par ta propre vertu, mais par la mienne, tu as mérité une augmentation de grâce; c'est pourquoi, désormais, je t'apparaîtrai plus fréquemment et plus familièrement."

Ainsi finit cette vision; mais notre sainte en demeura si remplie de suavité et de douceur qu'il serait ridicule de penser que la parole ou la plume pussent décrire parfaitement un pareil état. Le cœur de la vierge trouvait en particulier un charme incomparable à la parole du Seigneur qui l'avait appelée sa fille, et lui avait dit " Ma fille, Catherine. " Aussi, quand elle eut rapporté cette vision à son confesseur, le pria-t-elle de lui continuer cette même appellation, afin que toujours ce même charme se renouvelât en son coeur.

Depuis ce moment, le très saint Époux de Catherine se mit à vivre si familièrement avec elle que tout homme, ignorant ce qui précède, trouverait notre récit incroyable ou ridicule. Mais l'âme qui a goûté combien la suavité (Ps 23,9) et la bénignité du Seigneur dépassent toute conception humaine, non seulement ne trouvera dans ces faits aucune impossibilité ; mais elle y verra une grande ressemblance et une réelle convenance. Le Seigneur apparaissait donc très souvent à notre sainte, il restait avec elle plus longtemps que de coutume, il amenait avec Lui quelquefois sa très glorieuse Mère, d'autres fois le bienheureux Dominique, parfois même l'un et l'autre, ou bien encore Marie-Madeleine, Jean l'Evangéliste, l'Apôtre Paul, et quelques autres saints, ensemble ou séparément, selon qu'il Lui plaisait. Mais le plus souvent il venait seul et s'entretenait avec Catherine, comme un ami avec son ami le plus intime. Souvent même, elle me l'a confessé secrètement et en rougissant, le Seigneur se promenait avec elle dans la chambre, ils disaient ensemble les psaumes, comme l'auraient fait deux religieux ou deux clercs récitant l'office. O témoignage de familiarité étonnante, merveilleuse et vraiment inouïe pour notre temps ! Et cependant, lecteur, cela ne doit pas vous paraître incroyable, si vous voulez bien considérer ce que nous avons déjà dit et ce que nous allons dire, et si, en même temps, vous réfléchissez attentivement à l'abîme de la divine

Bonté. Chaque saint reçoit en effet un don particulier, dont la possession lui assure une joie toute spéciale. De cette façon ce n'est pas seulement dans tous les saints, mais dans chacun d'eux qu'apparaît la sublimité de la souveraine Magnificence. Le Prophète nous l'a dit : " Selon la mesure de votre sublimité, vous avez multiplié les fils des hommes (Secundum altitudinem tuam multiplicasti filios hominum. Ps. 11,9 Multiplier, c'est augmenter le nombre d'individus distincts. Il est donc naturel que Dieu, multipliant lui-même les saints, imprime le sceau de sa puissance infinie dans le caractère distinctif de chacun de ses saints.) " C'est donc selon la mesure de sa propre sublimité que le Seigneur multiplie les fils des hommes. Or les sens nous disent que chaque homme se distingue des autres par quelque caractère particulier. Chaque saint doit donc se distinguer de tous les autres par quelque grâce spéciale. Rien donc d'étonnant, si l'on raconte d'un saint des merveilles qu'on n'a jamais trouvées chez les autres.

Et puisque nous parlons ici de la psalmodie, je dois vous dire, lecteur, que cette vierge savait lire, sans l'avoir appris d'aucun homme de ce monde. Je dis qu'elle savait lire, et non pas parler latin, mais simplement lire et prononcer les syllabes. Elle me raconta à ce sujet, que, voulant réciter les louanges divines et les heures canoniques, elle avait résolu d'apprendre à lire. S'étant fait écrire un alphabet, elle l'étudiait avec le secours d'une compagne. Après avoir travaillé pendant plusieurs semaines sans parvenir à l'apprendre, elle imagina d'avoir recours à la grâce de Dieu, pour éviter cette perte de temps. Un matin, elle se prosterna en prière devant le Seigneur et lui dit : "S'il vous plaît, Seigneur, que je sache lire, afin de pouvoir chanter les Psaumes et vos louanges dans les Heures canoniques, daignez m'enseigner ce que je ne puis apprendre de moi-même, sinon, que votre volonté soit faite, car je suis disposée à rester bien volontiers dans mon ignorance et à employer de meilleur cœur encore à d'autres pieuses méditations le temps que vous m'accordez. " O merveille! et signe manifeste de la vertu divine! Avant que notre sainte se fût relevée de sa prière, elle avait été si bien instruite par Dieu, qu'une fois debout, elle put déchiffrer tous les caractères, aussi rapidement et aussi bien que l'homme le plus instruit. J'en fis moi-même l'expérience, et ce qui m'étonna le plus, c'est que tout en lisant très rapidement, elle n'était pas capable d'épeler, quand on le lui demandait. Bien plus, elle connaissait à peine les lettres. Dieu l'avait ainsi voulu, je crois, pour que le miracle fût plus manifeste. Après avoir reçu cette grâce, elle se procura des livres contenant l'office divin et commença à lire les psaumes, les hymnes et autres pièces qui constituent l'office canonique. Parmi les prières qu'elle récitait ainsi, elle nota tout particulièrement et retint jusqu'à la mort le verset qui commence chaque Heure : Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina. Cette invocation, traduite en langue vulgaire, revenait souvent sur ses lèvres. Plus tard, son âme s'élevait à une contemplation de plus en plus parfaite, ses prières vocales cessèrent peu à peu. A la fin, ses extases devinrent si fréquentes qu'elle pouvait à peine réciter l'oraison dominicale, sans que son esprit fût ravi hors des sens. Avec la grâce de Dieu, nous exposerons cela plus loin. Pour le moment, finissons ce chapitre et passons au suivant, où nous terminerons cette première partie, si toutefois le Seigneur veut bien nous accorder une grâce plus puissante encore.

J'ai puisé tout ce que ce chapitre contient dans les confidences faites par la sainte à ses confesseurs, et dans ses lettres, lettres où, suivant l'exemple d'autres écrivains, elle raconte, comme étant arrivés à une personne étrangère, les faits de sa vie personnelle.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE XII

FIANCAILLES MERVEILLEUSES DE CATHERINE AVEC LE
SEIGNEUR QUI L'EPOUSE DANS LA FOI ET LUI DONNE
POUR GAGE UN ANNEAU MIRACULEUX.

 

L'âme de notre sainte croissait, chaque jour, en la grâce de son Créateur. Elle volait plus qu'elle ne marchait dans le chemin de la vertu. Son cœur s'éprit du saint désir d'avoir et d'atteindre le degré parfait de la foi, afin que, par ce moyen, immuablement soumise à son Époux, dans une inviolable fidélité, elle lui devint encore plus agréable. A l'exemple des disciples ( Lc, 17,5)1, elle se mit donc à demander au Seigneur qu'il voulût bien lui donner une foi plus grande, si solide que nulle force contraire ne pût la briser et l'abattre. Elle entendit alors dans son âme cette réponse du Seigneur : " Je t'épouserai dans la foi. " Souvent et longtemps la vierge répéta la même prière, et toujours le Seigneur renouvelait la même réponse.

On était aux jours qui précèdent le carême. Au moment de cesser l'usage de la chair et des aliments gras, les fidèles célèbrent alors une fête toute mondaine qu’on pourrait appeler "la fête du ventre ". Notre sainte, recueillie dans le secret de sa cellule, cherchait, dans le jeûne et la prière, le visage de l'éternel Epoux, et répétait avec une grande ferveur et plus d'instance que jamais la prière que nous avons dite. Le Seigneur lui répondit : " Tu as rejeté loin de toi et fui à cause de moi toutes les vanités de ce monde; méprisant toutes les délectations de la chair, tu as mis en moi seul le plaisir de ton cœur. Voilà pourquoi, en ce temps, où toutes les autres personnes de ta maison sont à la joie de leurs festins et fêtent leur corps, j'ai voulu, moi aussi, célébrer solennellement avec toi la fête des épousailles de ton âme. Ainsi que je te l'ai promis, je veux t'épouser dans la foi. " Le Seigneur parlait encore, quand apparurent la Vierge, sa très glorieuse Mère, le bienheureux Jean l'Évangéliste, le glorieux Apôtre Paul, le très saint Dominique, Père de la religion à laquelle appartenait Catherine, et avec eux tous, le Prophète David ayant en main son harmonieux Psaltérion. Pendant que cet instrument résonnait sous les doigts du saint roi, avec une suavité qui dépasse toute imagination, la Vierge, Mère de Dieu, prit avec sa main très sainte la main de notre vierge, en étendit les doigts vers son Fils et lui demanda qu'il daignât épouser Catherine dans la foi. Le Fils unique de Dieu, faisant un signe tout gracieux d'assentiment, présenta un anneau d'or, dont le cercle était orné de quatre perles, et dont le chaton renfermait un diamant d'incomparable beauté. Avec sa main droite, il mit cet anneau à l’annulaire de la main droite de notre vierge et lui dit : "Voici que moi, ton Créateur et ton Sauveur, je t'épouse dans une foi que tu conserveras sans aucune atteinte " jusqu'au jour où tu célébreras, dans les cieux avec moi, des noces éternelles. Courage donc, ma fille, accomplis désormais virilement et sans aucune hésitation toutes les œuvres que l'ordre de ma Providence te remettra entre les mains. Parce que tu es armée de la force de la foi, tu triompheras heureusement de tous tes adversaires. Après ces paroles, la vision disparut, mais l'anneau resta toujours au doigt de Catherine, visible pour elle seulement, invisible pour les autres. Elle m'a confessé, en rougissant, qu'elle voyait toujours cet anneau à son doigt, et qu'il n'était pas de moment où elle ne l'aperçut.

Et maintenant, lecteur, si vous vous rappelez cette autre Catherine martyre et reine, qu'on dit avoir été épousée par le Seigneur après son baptême, comprenez-vous que vous avez ici une seconde Catherine, vraiment bienheureuse d'avoir été si solennellement épousée par ce même Seigneur, après tant de victoires sur la chair et sur l'ennemi. Que si vous considérez les détails de l'anneau, vous verrez comme ce signe répondait bien à la réalité qu'il signifiait et symbolisait. Catherine demandait une foi forte; quoi de plus fort que le diamant. Il résiste à toute dureté, il brise et ronge les corps les plus durs, et n'est brisé que par le sang de bélier (Cette affirmation, empruntée aux idées populaires du temps, est d'un symbolisme trop gracieux pour que nous reprochions au Bienheureux de n'en avoir pas contrôlé la vérité, avant de s'en servir.). Le cœur qui vit de la foi abat et surmonte dans sa force, tout obstacle; mais, au seul souvenir du sang du Christ, il est tout amolli et brisé. Les quatre perles de l'anneau désignent les quatre puretés de la vierge, pureté d'intention, de pensée, de parole et d'action. La vérité de tous ces symboles, déjà manifestée par ce que nous avons dit, apparaîtra mieux encore dans ce que nous dirons plus loin, avec la grâce de Dieu.

Pour moi, je pense que ces épousailles ont été la confirmation en grâce de l'âme de Catherine. Le signe de cette confirmation était cet anneau visible pour elle, et non pour d'autres. C'est ainsi que, devant procurer le salut d'un grand nombre d'âmes, au milieu des flots agités du monde, elle put avoir pleine confiance dans le secours de la grâce divine, et n'eut plus à craindre de faire naufrage, en arrachant les autres aux vagues. En effet, d'après l'avis et l’enseignement des saints Docteurs, quand le Dieu tout-puissant, par un privilège tout spécial, révèle dès cette vie à certaines âmes, qu’elles Lui sont agréables, c'est surtout parce qu'il veut les envoyer combattre contre ce siècle mauvais, pour l'honneur du nom divin et le salut des âmes. Nous en avons un exemple manifeste dans les Apôtres, qui, au jour de la Pentecôte, reçurent tant de signes de la grâce qui leur était concédée, et dans Paul, auquel il a été dit: "Ma grâce te suffit (1 Co 12,9) " et qui reçut, dans l'intérêt de l'humanité, d'autres assurances encore. Notre sainte, en vertu d'une mission qui la mettait en dehors de la condition des autres femmes, devait, elle aussi, aller au monde pour l'honneur de Dieu et le salut de beaucoup d'âmes, ainsi que nous l'expliquerons tout à l'heure, avec la permission du Seigneur. Elle reçut en conséquence un signe de sa confirmation en grâce, afin d'accomplir plus audacieusement et plus virilement les œuvres que Dieu lui confiait. Cette grâce eut cependant pour elle un caractère tout particulier. Les signes donnés aux autres furent transitoires et n'ont apparu qu'un moment. Celui qu'elle reçut fut permanent et stable; il était toujours sous ses yeux. Je pense que le Seigneur en a agi ainsi à Cause de la faiblesse du sexe de notre sainte, de ta singulière nouveauté de sa mission, et des dangers particuliers à notre siècle, toutes choses qui semblaient s'opposer à l'exécution des œuvres mandées par Dieu à Catherine. Elle avait donc besoin d'être davantage et plus constamment réconfortée dans ses saints travaux.

Enfin apprenez, lecteur, qu'ici je dois finir la première partie de cette histoire, puisqu'ici finit pour notre sainte la vie de silence et de clôture. Avec le concours du Seigneur, nous allons commencer la seconde partie. Elle contiendra tout ce que Catherine a fait parmi les hommes pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, alors que, dans tous ses actes, régnait toujours Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, avec le Père et l'Esprit bienfaisant, vît et règne dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.

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AVIS

Ainsi que nous t'avons signalé dans notre avant-propos, le bienheureux Raymond n'a pas souci de raconter dans un ordre chronologique toute la vie publique de la sainte. En un donnant ici un résumé très sommaire, nous croyons être utile au lecteur, qui n'aurait pas à sa disposition d’histoire complète de sainte Catherine.

C'est probablement au carême de 13117 que Catherine a été fiancée à Notre-Seigneur et appelée à l'apostolat. Elle avait alors vingt ans. De 1367 à 1372 elle acquiert par ses miracles et ses œuvres de charité une grande influence à Sienne elle groupe autour d'elle de fervents disciples et fait régner la paix du Christ dans un grand nombre d’âmes malgré les révolutions incessantes qui, à cette époque, désolent la cité et tout le pays de Sienne.

De 1372 à1376. - Elle reçoit comme confesseur le bienheureux Raymond, écrit aux légats envoyés d’Avignon pour le gouvernement des domaines de l'Église en Italie et voit son influence grandir et s’étendre à la suite des guérisons miraculeuses qu'elle opère sur les victimes de la peste - Elle entre un correspondance avec le Pape Grégoire XI et fait un premier voyage à Pise sur l'invitation de Pierre Gambacorti, puissant seigneur de cette ville. C'est à Pise qu'elle reçoit les stigmates, et c'est à cette époque quelle écrit aux princes et aux chefs militaires tes pins un vue de la chrétienté pour leur prêcher la croisade. - Au lieu de se liguer pour la croisade, les cités italiennes, à l'instigation de Florence et de Milan, se liguent pour faire la guerre au Pape. - Catherine, rentrée à Sienne, est envoyée par Grégoire XI à Lucques et à Pise dont elle obtient la neutralité.

En 1176, Catherine se rend à Avignon, déléguée par Florence pour obtenir la paix du souverain Pontife. La duplicité des Florentins fait échouer les négociations; mais la sainte décide Grégoire XI à ramener à Rome la cour pontificale. Tous deux quittent Avignon en septembre et se dirigent vers l'Italie par des chemins différents. Ils se retrouvent à Gênes, où Catherine triomphe une dernière fois des hésitations du Pape, qui allait retourner à Avignon. Elle revient à Sienne pendant que te Souverain Pontife part définitivement pour Rome.

De 1377 à 1380. - Ambassade de Catherine à Florence racontée au chapitre VI de la troisième partie.- Mort de Grégoire XI. - Élection d’Urbain VI. - Commencement du grand schisme d'Occident. - Notre sainte soutient Urbain VI, qui l'appelle à Rome, où elle arrive en novembre 1376 et où elle meurt le 29 avril 1380.

Pour les détails, voir la Vie de Sainte Catherine, par la Drane du T. O. de S. D.- Traduite par M. l'abbé Caron, - éditée chez Lethielleux.

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DEUXIÈME PARTIE

 RAPPORTS DE CATHERINE AVEC LE MONDE

 

MANIFESTATION DES DONS

QU'ELLE AVAIT REÇUS DU CIEL DANS LE SECRET

DE SA CELLULE

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Le Palais des Papes à Avignon

 

 

CHAPITRE PREMIER

LE SEIGNEUR ORDONNE CATHERINE DE REPRENDRE
SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

 

C'est la voix du céleste Époux qui s'adresse dans les cantiques à l'épouse aimée et choisie et lui dit: " Ouvre-moi, ma soeur, mon amie, mon immaculée, car ma tête est humide de la rosée du soir et mes cheveux sont lourds des gouttes de la nuit. " L'épouse lui répond : "J'ai enlevé ma tunique, pourrais-je la reprendre; j'ai lavé mes pieds, comment les souiller à nouveau (Ct 5, 2-3)? "

Voici pourquoi je cite ces paroles au commencement de cette seconde partie. Jusqu'ici nous avons vu l'union de Jacob et de Rachel ( Gn 29-30)nous avons dit la part de choix échue à Marie. Voici maintenant le moment de parler de la fécondité de Léa ( Ps 23,9)et du ministère empressé de Marthe (Lc 5,42). Nous montrerons ainsi aux fidèles que l'épouse du Christ, dont nous parlons, n'a pas eu seulement la beauté d'âme d'une épouse, mais qu'elle en a eu aussi la fécondité dans la famille spirituelle dont elle a été la mère. Mais une âme qui a goûté combien le Seigneur est doux trouve qu'il lui est bien difficile de renoncer à la plénitude de ces suavités et de s'en laisser distraire en quelque façon que ce soit. Il est impossible que l'épouse appelée par le Seigneur à lui donner des enfants ou à pourvoir à leurs nécessités ne murmure doucement quelque plainte et n'en expose le motif, autant que cela lui est permis. Voilà pourquoi j'ai fait intervenir tout à l'heure la voix de l'époux. Il éveille l’épouse, qui reposait au lieu de sa contemplation, dépouillée de toute préoccupation temporelle, purifiée de toute souillure; il demande que cette épouse lui ouvre non pas son âme à elle, mais les autres âmes. L'épouse, sans aucun doute, a son âme grandement ouverte, autrement elle ne pourrait ni se reposer dans le Seigneur, ni, à proprement parler, être appelée épouse. Elle reconnaît bien la voix de son Pasteur et de son Epoux, elle comprend qu'il l'appelle de la douceur du repos, aux fatigues du labeur, de la solitude du silence aux éclats de la parole, et du secret de la cellule au grand jour de la place publique. Elle répond alors d'une voix plaintive " Jusqu'ici j'avais dépouillé la tunique de tout souci temporel, comment, après l'avoir rejetée, pourrais-je la reprendre? J'ai lavé, de toute souillure de péchés et de vices mes affections, ces pieds qui me portent partout où je vais, comment les souiller à nouveau au contact des poussières de la terre. "

Mais appliquons ces figures à notre sujet. Jusqu'ici le Sauveur de tous, le Seigneur Dieu Jésus-Christ, avait gracieusement comblé son épouse de ses plus douces suavités, il l'avait exercée aux luttes spirituelles, on lui faisant remporter plusieurs victoires, il l’avait instruite par d'admirables enseignements, et l'avait dotée des dons les plus précieux. Il ne voulut pas qu'une telle lumière restât cachée sous le boisseau, il voulut montrer aux autres cette cité placée sur la montagne (Mt 5,14), afin que cette même épouse rapportât avec usure, au Seigneur, les talents qu'il lui avait confiés. Il l'appelle donc et lui dit: " Ouvre-moi, ma sœur, c'est-à-dire ouvre-moi les portes des âmes, par où je puisse entrer en elles. Ouvre le chemin par où mes brebis pourront aller et revenir et trouver des pâturages. Ouvre-moi, toi ma sœur par la ressemblance de ta nature, toi mon amie par la charité de ton cœur, toi ma colombe par la simplicité de ton esprit, toi mon immaculée par la pureté de ton corps et de ton âme. " La réponse faite par notre sainte à cet appel fut exactement celle du texte cité et expliqué plus haut. Ainsi qu'elle me l'a secrètement raconté, quand l'ordre du Seigneur la faisait sortir de sa cellule pour aller au monde, elle éprouvait intérieurement une douleur parfois si vive qu’il lui semblait que son cœur allait se briser et se fendre. Dieu seul était capable de la faire obéir.

Continuons donc notre récit. Après les épousailles racontées tout à l'heure, le Seigneur se mit à ramener son épouse au commerce de la société, mais peu à peu, modérément, et avec la mesure que demandait ce retour. Il n'enleva pas pour autant à Catherine ses divines intimités; il les rendit même quelquefois plus parfaites, en leur donnant de nouveaux accroissements, ainsi que nous l'exposerons plus loin avec son secours. Mais, dans certaines de ses apparitions à la vierge, après l'avoir instruite du royaume de Dieu, après lui avoir révélé certains secrets, après avoir lu et récité avec elle des psaumes et des heures, comme nous l'avons rapporté, il ajoutait immédiatement : " Voici l'heure du dîner, les gens de ta maison vont aller à table, va avec eux, tu reviendras ensuite à moi." Catherine, en l'entendant, éclatait en sanglots et en pleurs, et disait : " O mon Seigneur, charme suprême de mon cœur, pourquoi me repoussez-vous, moi malheureuse? Si j'ai offensé votre Majesté, que mon corps soit châtié à vos pieds, je vous aiderai bien volontiers à cette œuvre. Mais ne permettez pas que je sois affligée d'une peine aussi dure que celle d'être séparée de vous, ô mon Époux souverainement aimé, quelle que soit cette séparation et sa courte durée. Qu'y a-t-il de commun entre moi et ces repas? J'ai à manger une nourriture qu'ignorent ceux à qui vous m'ordonnez de me joindre. Est-ce seulement dans le pain que l'homme trouve sa vie? N'est-ce pas dans la parole sortant de votre bouche que sera vivifiée toute âme en ce monde (Mt 4,4)? Vous le savez bien, j'ai fui toute société afin de pouvoir vous trouver, mon Seigneur et mon Dieu. Maintenant que je vous ai trouvé, grâce à votre miséricorde, maintenant que vous avez daigné me donner si gracieusement le bonheur de vous posséder, je ne dois plus jamais abandonner un si incomparable trésor, et me mêler encore aux embarras humains. De nouveau mes ignorances iraient croissant, et, me laissant aller peu à peu, j'en arriverais à mériter votre réprobation. Jamais, Seigneur, non, jamais, votre infinie Bonté, dans sa perfection sans limites, ne nous ordonnera, à moi ou à d'autres, ce qui pourrait séparer d'Elle nos âmes."

Telles étaient, avec d'autres de même genre, les paroles de la vierge; ses sanglots en disaient plus que sa voix, et elle se prosternait aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui répondit : "Laisse-toi faire, ô ma très douce fille. C'est ainsi qu'il te faut accomplir toute justice, et permettre à ma grâce de porter ses fruits non seulement en toi, mais dans les autres. Je n'ai nullement l'intention de te séparer de moi d'aucune façon, mais je veux me servir de l'amour du prochain pour t'unir plus fortement à moi. Tu sais qu'il est double, mon précepte d'amour, amour de moi, amour du prochain; dans ce double précepte, sont contenus, je l'atteste, la Loi et les prophètes (Mt 22,40). Je veux que tu accomplisses la justice de ces deux préceptes, que tu marches non pas avec un seul pied, mais avec les deux, que tu aies deux ailes pour voler au ciel. Tu dois te souvenir que, dès ton enfance, le zèle du salut des âmes a grandi dans ton cœur, c'est moi qui l'y avais semé et qui l'arrosai. Ce zèle était tel que tu voulais te faire passer pour un homme, t'en aller en pays où tu fusses inconnue pour entrer dans l'Ordre des Prêcheurs et te rendre ainsi capable d'être utile aux âmes. Si tu as tant désiré l'habit que tu portes maintenant, c'est que tu avais un amour tout spécial pour mon fidèle serviteur Dominique, qui a surtout fondé son œuvre pour le salut des âmes. Pourquoi donc t'étonner et te plaindre, si je te conduis à une oeuvre que tu as désirée dès tes premières années." Catherine, un peu réconfortée par la parole du Seigneur, reprit, à l'exemple de la bienheureuse Vierge Marie " Comment cela se fera-t-il (Lc 1,34)? " - " Comme ma bonté en disposera et l’ordonnera" , répondit le Seigneur. - Et la sainte, en disciple fidèle, imitant son maître, continua : " Qu'en toutes choses votre volonté se fasse et non la mienne (Lc 22,42). Je suis ténèbres et Vous lumière; je ne suis pas et vous êtes Celui qui est, je suis folie et Vous êtes la sagesse de Dieu le Père; cependant j'ose vous demander humblement, si ce n'est pas là trop grande présomption, comment se fera ce que vous venez de dire? puis-je être utile aux âmes, moi, pauvre misérable, si faible sous tous rapports? Mon sexe s'y oppose, vous le savez bien, et pour plusieurs raisons soit parce qu'il n'a point d'autorité devant les hommes, soit parce que les lois de l'honnêteté ne lui permettent pas de se mêler à la société de personnes d'un sexe différent."

Le Seigneur lui répéta ce qu'avait déjà dit l'Archange Gabriel, qu'il est impossible de trouver en ce que l'esprit conçoit quelque chose d'irréalisable pour Dieu (Ps 113,3) : " Ne suis-je pas Celui qui a créé le genre humain et formé l'un et l'autre sexe? Est-ce que je ne répands pas où je veux la grâce de mon Esprit? Pour moi, pas de distinction d'hommes ou de femmes, de plébéiens ou de nobles, toutes choses sont égales devant Moi, car ma puissance les atteint également toutes. Il m'est aussi facile de créer un ange qu'une fourmi. Il est écrit de Moi que j'ai fait tout ce que j'ai voulu " ; car rien d'intelligible ne peut m'être impossible. Pourquoi t'inquiéter du Comment? Penses-tu que je ne sache pas, ou que je ne puisse pas trouver la manière d'exécuter mes dispositions et mes décrets? Mais ce n'est pas le manque de foi, c'est l'humilité, qui te fait parler ainsi. Je le sais, et voici ce que je veux t'apprendre. En ce temps-ci, il y a un tel débordement d'orgueil, surtout parmi ceux qui se croient lettrés et sages, que ma justice ne peut attendre plus longtemps pour les confondre par un juste jugement. Mais, parce que ma miséricorde règne toujours sur toutes mes œuvres, je vais commencer par infliger à ces orgueilleux une conclusion qui leur sera salutaire et utile, s'ils veulent s’humilier en rentrant en eux-mêmes. Ainsi ai-je fait pour les Juifs et les Gentils, quand je leur ai envoyé des septuples d'esprit, remplis par moi de la divine Sagesse. Je vais donc, pour confondre leur témérité, leur susciter des femmes ignorantes et faibles par nature, mais que j'aurai dotées d'une sagesse et d'une puissance divines. Si alors ils s'humilient et se reconnaissent, je leur accorderai mes plus abondantes miséricordes. Oui, je serai miséricordieux pour ceux qui recevront et suivront avec le respect qui lui est dû, et selon leur mesure de grâce, la doctrine que je leur fais porter dans des vases fragiles, il est vrai, mais que j'ai choisis pour cela. S'ils méprisent cette salutaire confusion, je les accablerai de mon juste jugement. Après avoir refusé d'être ainsi confondus, ils seront réduits à tant d'autres hontes que le monde entier s'en moquera et les méprisera. C'est le châtiment ordinaire et très juste des orgueilleux. Quand ils se livrent au vent de l'orgueil pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, ils sont précipités bien au-dessous. Tu vas donc obéir sans hésitation, quand j'aurai décrété de t'envoyer au peuple. Je ne t'abandonnerai pas où que tu sois; je ne cesserai pas pour autant de te visiter comme d'habitude, et je te dirigerai dans toutes les œuvres qu'il te faudra accomplir. "

Après avoir entendu ces paroles, notre vierge, en vraie fille d'obéissance, s'inclina avec respect devant le Seigneur, sortit aussitôt de sa cellule, se joignit aux personnes de sa famille et vint se mettre à table avec elles pour accomplir l'ordre du Sauveur.

Ici, arrêtez-vous un instant, bien-aimé lecteur, car je veux tenir la promesse que j'ai faite devant Dieu au commencement de ce récit. J'ai dit plus haut, si vous ne l'avez pas oublié, que je n'écrirai dans cet ouvrage rien d'imaginé, rien de faux, rien d'inventé, mais seulement ce que j'aurais réellement appris de la sainte ou d'autres personnes. Or il est certains sujets dont elle m'a souvent, très souvent parlé et sur lesquels je ne puis me rappeler littéralement toutes ses paroles. Ma négligence et mon apathie, ô honte! en sont la cause. De plus les occupations qui me sont survenues depuis que je n'ai vu Catherine, m'ont enlevé de l'esprit certaines de ses paroles et bien d'autres souvenirs. Enfin je suis sur le déclin de l'âge, raison bien suffisante, je pense, pour expliquer mon défaut de mémoire, car je crois avec Sénèque que la mémoire est la première faculté qui vieillit. Quand les souvenirs m'arrivent donc un peu confus, j'écris les mots qui, plus vraisemblablement, me paraissent avoir été prononcés en me guidant tout à la fois sur mon souvenir et sur les exigences du sujet dont je parle. Je dois avouer cependant, à l'honneur du Dieu tout-puissant et de la vierge son épouse et à ma confusion, qu'au moment d'écrire, grâce au secours de la sainte, je vois se réveiller d'innombrables souvenirs dont ma mémoire auparavant ne gardait nulle trace. Souvent même il m'a paru que Catherine était comme présente et me dictait pour ainsi dire ce que j'écrivais. Que cet avis, ô lecteur, soit la règle de votre foi quant aux paroles citées, mats non pas quant aux actions racontées. Car, pour ce qui est des faits, je ne rapporte rien dont je n'aie eu parfaite et sûre connaissance, soit par témoin, soit par document écrit, soit par moi-même. Il y a aussi beaucoup de paroles que je me rappelle textuellement, surtout parmi celles qui relèvent de l'enseignement doctrinal; la seule crainte d'offenser quelque peu la vérité m'a fait insérer ce que vous lisez ici.

Et maintenant, revenons à notre histoire. Catherine prit donc part corporellement à la vie commune. mais elle resta tout entière d'esprit avec son Epoux. Tout ce qu'elle voyait et entendait lui était à charge, en dehors de Celui qu'elle aimait de toutes les fibres de son cœur. Dans l'ardeur de son amour, elle trouvait bien longues les heures qu’elle passait en société; ces heures lui paraissaient des jours et des années. Aussitôt qu'elle le pouvait, elle revenait à sa cellule chercher Celui qu'aimait son âme et, quand elle l'avait trouvé, elle s'attachait à Lui plus doucement que jamais, elle le retenait avec une passion nouvelle et l'adorait en même temps avec un respect plus profond. C'est alors qu'en son cœur s'éleva un désir qui devait aller croissant, pendant tout le cours de sa vie mortelle, celui de la sainte Communion, qui lui permettait non seulement d'être unie d'esprit a son Epoux, mais de se lier à Lui corps à corps. Elle savait bien que le Sacrement souverainement vénérable du Corps du Seigneur apporte à l'âme une grâce spirituelle et l'unit à son Sauveur; elle savait bien que c'est là le but principal pour lequel ce sacrement a été institué ; mais elle savait aussi que le Corps réel du Seigneur est cependant réellement consommé par le corps de celui qui le reçoit, de sorte que corps et corps sont réellement associés sans que cependant cette union suive les lois de la matière. Comme notre sainte voulait s'unir de plus en plus à l'objet si noble de son amour, elle résolut de s'approcher de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pourrait. Mais je ne parlerai pas davantage ici de ce sujet, car nous lui consacrerons. plus loin, avec la grâce de Dieu, un chapitre spécial.

De jour en jour le Seigneur invitait donc et entraînait peu à peu Catherine à reprendre modestement ses rapports avec les hommes pour lui faire enfin produire dans les âmes tout le fruit qu'il désirait. Il s'ensuivit que la vierge du Seigneur, pour ne pas paraître oisive au regard de sa famille, commença de s'occuper à nouveau des différents services de la maison. C'est alors qu’arrivèrent plusieurs faits merveilleux que nous devons noter. Le chapitre suivant en donnera le récit. Finissons ici ce premier chapitre, pour lequel je ne cite pas d’autres témoins, puisque j'ai tout appris de notre sainte vierge elle-même.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE II

ADMIRABLES EXTASES DE CATHERINE
MIRACLES ARRIVES AU TEMPS OU ELLE COMMENÇA
DE REPRENDRE SES RELATIONS AVEC LE MONDE.

 

La vierge dévouée à Dieu vit bien que son Epoux voulait absolument qu'elle eût quelque rapport avec le monde. Elle résolut dès lors de mener parmi les hommes une vie qui ne leur fût pas inutile et qui pût même porter à la vertu ceux qui en étaient les témoins. Elle s'appliqua donc tout d'abord à des actions tout humbles, puis peu à peu à des oeuvres de charité qui devaient édifier ses proches. Elle ne renonça pas pour autant à ses dévotes et continuelles oraisons et à l'incomparable pénitence qui les accompagnait. Humblement, elle se mit avec grande application à tous les travaux que demandait le service de la maison; elle exerça d'un cœur joyeux l'office de servante, balayant, lavant tout ce qui servait à la table ou à la cuisine et s'occupant aux emplois les plus vils. Elle le faisait en particulier quand la servante de la maison souffrait de quelque indisposition. Catherine doublait alors son service ordinaire; elle pourvoyait à tous les besoins de la servante malade et, en même temps, la remplaçait dans toutes ses charges à la maison sans abandonner pour autant, chose admirable à dire, les consolations qu'elle trouvait auprès de l'éternel Époux. L'inclination qu'elle avait à s'unir mentalement à Lui, à toute heure et en tout temps, paraissait si naturelle que nul acte extérieur, nulle occupation corporelle n'était jamais un obstacle à ces chastes embrassements. Le feu tend naturellement à s'élever, de même l'âme de Catherine, toute brûlante de l'amour divin, manifestement entraînée par une habitude qui était devenue comme une seconde nature, tendait continuellement à ces régions supérieures où le Christ est assis à la droite de Dieu. Aussi son corps tombait-il souvent, très souvent dans cet état extraordinaire qu'on appelle extase, et je puis dire que nous l'avons mille fois vu et constaté moi et les Frères qu'elle a engendrés spirituellement dans le Seigneur par le Verbe de Vie.

Aussitôt que cette sainte âme était un peu plus vivement pénétrée du souvenir de son Époux céleste, elle s’arrachait autant qu'elle le pouvait aux sens corporels. Les extrémités du corps, c'est-à-dire les mains et les pieds, se contractaient. Cette contraction prenait d'abord les doigts, puis les membres tout entiers qui adhéraient alors si fort aux lieux qu'ils touchaient, qu'on les eût rompus et brisés avant d'avoir pu les en arracher. Les yeux se fermaient complètement, le cou prenait une rigidité cadavérique telle qu'il y avait danger, pour la santé de la sainte, à le toucher à ce moment. Souvent Lapa, qui ne comprenait rien à ces extases, et voyait sa fille inerte et raidie, voulut t'amener à son état normal le cou un peu incliné. Mais aux cris de la compagne de Catherine, qui savait le résultat de pareil essai, elle y renonçait. En effet, quand la vie rentrait dans les sens de la vierge, le cou était alors aussi douloureusement affecté que si on l'avait frappé très violemment et à coups redoublés. La sainte m'a même assuré, un jour qu'on racontait ce fait en sa présence, que si sa mère avait pu faire quelques efforts de plus, pour lui redresser le cou, elle le lui aurait infailliblement rompu. Tandis que Catherine était emportée au ciel, dans ces ravissements d'esprit, comme une seconde Marie-Madeleine, son corps était, lui aussi, élevé de terre avec l'âme, afin qu'on vît bien quelle était la force qui attirait l'esprit. Mais plus tard nous nous étendrons davantage sur ce sujet avec l'aide du Seigneur. Parlons pour le moment d'un miracle qui arriva au commencement de ces extases.

Un jour où, comme je l'ai dit, notre sainte s'occupait des services les plus bas de sa maison, elle était assise près du foyer plein de charbons ardents, et tournait des viandes rôtissant à la broche, ainsi que le font les dernières des servantes. Mais cette occupation extérieure ne diminuait en rien le feu de l'Esprit-Saint, qui brûlait intérieurement son âme. Elle pensait au Bien-Aimé de son coeur, et, lui parlant mentalement, elle tomba en extase et cessa tout mouvement extérieur. Sa belle-soeur Lysa, qui en rend encore témoignage, s'en aperçut. Connaissant les habitudes de la sainte, elle tourna la broche à sa place et la laissa jouir des baisers de l'Époux céleste. La viande acheva de cuire, toute la famille prit son repas; l'extase durait toujours. Lysa fit tout l'ouvrage que faisait habituellement Catherine, et la laissa se délecter tout à son aise dans ses divines consolations. Elle se rendit ensuite dans les appartements plus intérieurs de la maison pour y servir, comme de coutume, son mari et ses enfants. Quand, par ses soins, tous eurent commencé de reposer dans leurs lits, elle voulut veiller jusqu'à ce que la sainte revînt à elle, afin de voir ainsi la fin de cette extase. Après un bon moment, elle sortit de son appartement et vint au lieu où elle avait laissé en ravissement la sainte vierge du Seigneur. Elle trouva alors le corps de Catherine complètement affaissé sur les charbons ardents; et le feu dans cette maison était toujours alimenté d'une grande quantité de braise, car on consumait beaucoup de bois pour cuire les couleurs. A ce spectacle, Lysa s'écria en se lamentant : " Hélas! Catherine est toute brûlée! " Elle s'approcha bien vite, retira la sainte du feu, et s'aperçut que la flamme avait laissé absolument intacts le corps et les vêtements; pas de trace, pas d'odeur de brûlure. Bien plus, on ne voyait pas même de cendres sur les habits. Et cependant, d’après le calcul soigneusement fait après cet accident, la sainte avait dû rester plusieurs heures sur ce foyer. Comprenez-vous, lecteur, quelle devait être la vertu du feu intérieur caché dans l'âme de cette vierge, pour qu'il pût annihiler complètement la vertu naturelle du feu extérieur. Ne vous semble-t-il pas que le miracle des trois enfants dans la fournaise se trouve comme révélé ici? Et ce miracle du feu n'est pas seulement arrivé une fois pour Catherine, mais il s'est répété souvent.

Un autre jour, elle était dans l'église des Frères Prêcheurs de Sienne, sa tête reposait, inclinée sur la base d'une colonne, où étaient de saintes images. Un cierge de cire, que quelqu'un avait allumé là en l'honneur d'un saint, tomba sur la tête de la vierge en prière, avant que la cire eût été complètement consumée. O merveille, tout à fait étonnante pour notre temps! Le cierge, tombant sur le voile de la vierge, continua d'y brûler, tant qu'il y eut de la cire pour alimenter la flamme, sans faire le moindre mal à la tête et au voile sacré de Catherine, sans laisser sur ce voile aucune trace. Quand toute la cire eut été consumée, le cierge s'éteignit de lui-même, comme s'il fût tombé sur du fer ou de la pierre dure. J'ai pour témoins de ce fait plusieurs compagnes de Catherine qui l'ont vu et me l'ont raconté; l'une de ces compagnes est Lysa, déjà citée; une autre s'appelait Alexia,la troisième, Françoise. La première vit encore, les deux autres ont suivi de près, dans la mort, leur maîtresse.

De plus, voici ce qui est arrivé souvent et en différents lieux, surtout quand notre sainte, ou plutôt la grâce de Dieu par elle, faisait d'extraordinaires conversions. L'antique serpent, dans l'excès de sa rage contre Catherine, usant de la permission du Seigneur, la précipita tout entière dans le feu, en présence de plusieurs de ses fils et de ses filles dans le Christ. Tous ceux qui se trouvaient là jetaient les hauts cris et se hâtaient de la retirer. Quant à elle, elle sortait des flammes avec un visage gai et souriant, sans que sa personne ou ses vêtements en eussent souffert la moindre atteinte. Elle disait alors aux siens n Ne craignez rien! c'est Mala Tascha. " Ainsi appelait-elle le diable, parce qu'il est comme le mauvais sac qui emprisonne les âmes car, dans ce pays, Tascha est le nom vulgaire d'un petit sac. Néri Landocci de Sienne, un des fils spirituels de Catherine, m'a assuré qu'il avait vu ce fait deux fois de ses propres yeux, et qu'avec lui se trouvaient alors plusieurs autres personnes de l'un et l'autre sexe. Ce Néri est de vie intègre; c'est presque un anachorète, je l'ai connu longtemps, aussi ai-je une foi entière en ses paroles.

Un certain Gabriel de Piccolomini de Sienne m'a attesté la même chose, me disant que lui aussi était présent; il a même cité cet autre fait. Un jour, on avait mis devant le lit de la sainte, alors couchée, un grand vase de terre, plein de charbons ardents. Elle fut précipitée par l'antique ennemi de telle façon et avec une telle violence que sa tête, en frappant sur les charbons, fit éclater le vase en plusieurs morceaux. Et cependant, ni la tête, ni son voile, n'eurent à souffrir quelque dommage du feu ou de cette chute violente. Catherine se releva en souriant, sans aucun mal, et se moqua de son persécuteur, en répétant à plusieurs reprises: " Mala Tascha." On lit de semblables choses d'Euphrasie (Sainte Euphrasie, fêtée au 12 mars, sortit sans aucun mal d’une chaudière d’huile bouillante.) dans les Vies des Pères. Rien d'étonnant à ce que Dieu laisse ainsi traiter ses épouses, alors qu'il a permis que le Fils unique de son cœur soit transporté par ce même esprit mauvais sur le pinacle du Temple et sur une montagne élevée (Mt 4).

J'avoue qu'ici, lecteur bien-aimé, j'ai passé des premiers aux derniers actes de notre sainte. La ressemblance des sujets m'y a obligé. Si je n'ai pas tenu compte des dates, c'était pour n'avoir pas à répéter dans la suite le récit des miracles que Notre-Seigneur accomplit par Catherine sur l'élément du feu.

Grâce à l'enseignement, et plus encore à la divine motion du souverain Docteur, notre sainte apprenait chaque jour davantage à jouir de l'intimité de l'Epoux céleste en son lit de fleurs, tout en descendant dans la vallée des lis pour y recevoir une fécondité nouvelle (Ct 1,15 ; 2,1). Elle savait si bien allier ces deux mouvements de la vie surnaturelle qu'aucun ne supprimait ou ne diminuait l'autre, ce qui est souveraine perfection et dépasse même la perfection ordinaire de la charité sur cette terre. Cependant, comme toutes ses actions avaient l'amour pour racine et pour cause, il s'ensuit que ses œuvres de charité pour le prochain sont les plus abondantes. Ces œuvres étaient de deux sortes, puisque notre prochain, nous le savons, est tout à la fois substance spirituelle et corporelle et comme il est naturel, en matière d'enseignement, de s'élever de l'imparfait au parfait, nous parlerons d'abord des oeuvres de charité que Catherine a faites pour les corps de ses frères, puis de celles qu'elle a faites pour leurs âmes, si toutefois il est possible de raconter exactement les oeuvres de cette seconde catégorie, ce que je ne croîs pas.

Quant aux premières, l'excellence des actes accomplis nous oblige à partager le récit que nous en ferons, entre les soins donnés aux corps des malades et les secours apportés aux indigences du prochain, œuvres bien remarquables, et dont chaque genre offre à notre vénération quelque miracle divin. Le chapitre qui suit immédiatement traitera donc des merveilles accomplies dans le soulagement des besoins matériels du prochain; nous parlerons dans un autre de l'admirable charité que montra Catherine envers les corps des infirmes.

Je termine ici le présent chapitre, dont le contenu a pour témoins ceux que j'ai cités plus haut; aussi n'ai-je pas cru devoir les nommer encore une fois.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE III

MERVEILES QU’ACCOMPLIT CATHERINE EN SUBVENANT
AUX NECESSITES DES PAUVRES

  

La virginale épouse du Seigneur comprit désormais qu'elle devenait d'autant plus aimable à l'éternel Epoux qu'elle se montrait plus charitable envers le prochain. Elle prépara donc et employa généreusement toutes les ressources de son coeur à subvenir aux nécessités de ses frères. Mais elle ne possédait rien en propre sur cette terre, car, ainsi que nous l'avons dit dans la première partie, elle avait résolu d'observer les trois grands voeux, en vraie religieuse. Pour ne pas disposer de ce qui appartenait aux autres, sans leur consentement, elle s'en alla trouver son père et lui demanda de vouloir bien permettre qu'elle fit l'aumône aux pauvres, selon sa conscience. Jacques y consentit d'autant plus volontiers qu'il voyait bien clairement que sa fille marchait en toute perfection dans la voie de Dieu. Non seulement il lui donna cette permission dans l'intimité, mais il en fit un ordre notifié à toutes les personnes de la maison, en disant: " Que personne n'empêche ma très douce fille de faire l'aumône à son gré, car je lui remets plein pouvoir, même si elle voulait donner tout ce que j'ai dans cette maison. " Notre sainte, ayant obtenu licence si complète, commença bien moins à donner qu'à prodiguer les biens de son père. Cependant, comme elle eut toujours à un degré extraordinaire le don de discrétion, elle secourait largement, non pas quiconque le désirait, mais les pauvres qu'elle savait être dans le besoin, même s'ils ne demandaient rien. En ce temps, on lui parla de certaines familles pauvres qui, sans demeurer à côté de sa maison, n'étaient pas loin de son voisinage, et qui souffraient d'une grande misère, mais rougissaient de demander l'aumône. Ces bruits n'arrivèrent pas à des oreilles inattentives, et Catherine, imitant le bienheureux Nicolas, emportait de grand matin du froment, du vin, de l'huile et d'autres provisions qu'elle pouvait se procurer, et s'en allait seule à la porte de ces pauvres. Par un miracle du Seigneur, elle trouvait la porte ouverte, déposait à l'intérieur ce qu'elle avait apporté; puis, tirant à soi la porte, elle s'enfuyait.

Un jour, elle était si malade que son corps était complètement enflé de la plante des pieds à la tête, et qu’elle ne pouvait ni se lever de son lit, ni se tenir sur ses jambes. Elle apprit qu'une pauvre veuve, habitant les maisons voisines de celles qui touchaient la sienne, souffrait de la faim avec ses fils et ses filles, et se trouvait dans une grande misère. Aussitôt son cœur s'émut de compassion. et, la nuit suivante, elle pria son Epoux de vouloir bien lui accorder temporairement les forces suffisantes pour qu'elle pût venir au secours de cette pauvre femme. Dès avant le jour, elle se leva, parcourut toute la maison, remplit de froment un petit sac qu'elle avait trouvé, remplit aussi de vin un " fiasco " grand vase en verre, puis d'huile, un autre grand vase; elle recueillit de même ce qu'elle put découvrir en fait d'aliments et apporta le tout dans sa cellule. Elle avait pu porter séparément chacun de ces objets dans sa chambre, mais il paraissait bien impossible qu'elle les portât tous ensemble à la maison de la veuve, étant donné la distance qui l'en séparait. Elle les arrange cependant si bien qu'elle les prend tous en même temps; elle en met sur le bras droit, sur le bras gauche, sur les épaules, en lie à sa ceinture, et, confiante dans le secours du Ciel, elle essaie de soulever cette charge. Par un miracle du Seigneur, elle l'enlève si facilement qu'elle ne lui trouve plus aucune pesanteur. Elle nous avouait, à moi et à ses autres confesseurs, que tout cela ne lui pesait pas plus qu'une paille. Et cependant, à bien compter, je crois qu'il devait y avoir cent livres, ou à peu près, dans le fardeau qu'elle porta ce jour-là. Le matin venu, aussitôt que l'on eut sonné la cloche, signal avant lequel personne ne peut circuler dans les rues, notre sainte, bien que toute jeune fille, et malgré son corps tout enflé, sortit seule de chez elle, avec son pieux fardeau, et se dirigea vers la maison de la pauvre femme aussi rapidement que si elle n'eût rien porté ou n'eût pas senti le poids qui pesait sur elle.

Mais, quand elle approcha de la demeure de l'indigente, sa charge commença à lui devenir si lourde qu'il ne lui paraissait plus possible de continuer à la porter un seul pas plus loin. Elle comprit que c'était là un jeu de son très doux Epoux; elle cria vers le Seigneur avec confiance, souleva son fardeau avec une peine qui augmentait son mérite, et arriva jusqu'à la porte de l'habitation de la pauvre veuve. Par la permission de Dieu, elle trouva cette porte ouverte par en haut, passa son bras en dedans pour l'ouvrir complètement et déposa son fardeau à l'intérieur. Cette lourde charge fit en tombant tant de bruit que la pauvresse en fut réveillée. Catherine voulut alors s'enfuir, mais il plut à son Epoux de la contrarier une seconde fois, et elle ne put pas s'en aller. La force qu'elle avait reçue quand elle s'était levée après avoir prié semblait lui être totalement enlevée. Elle restait là, tout appesantie et toute faible comme auparavant, sans pouvoir faire un pas. Alors, tout à la fois attristée et souriante, elle s'adressa à son Epoux, qui se jouait ainsi d'elle et lui dit: " O vous, qui m'êtes doux par-dessus toutes choses, pourquoi m'avez-vous ainsi trompée? Vous plaît-il donc de vous jouer ainsi de moi et de me confondre en me retenant à cette porte? Voulez-vous donc manifester mes folies à tous les habitants du quartier, et tout à l'heure à tous les passants? Est-ce que peut-être vous ne vous souviendrez plus de toutes les bontés que vous avez bien voulu témoigner à votre très indigne servante? Oh! je vous en prie, rendez-moi mes forces pour que je puisse rentrer dans ma maison. " Tout en parlant ainsi, elle s'efforçait de quitter ce lieu et disait à son corps: " Il faut que tu marches, quand même tu devrais en mourir. " Elle s'éloigna un peu, plutôt en se traînant qu'en marchant, mais pas assez pour que la veuve, qui s'était levée, ne pût reconnaître l'habit de sa bienfaitrice et deviner qui elle était. Cependant l'éternel Epoux, voyant l'affliction de cœur de son épouse, ne put y rester tout à fait insensible, et lui rendit la force, qu'il lui avait donnée auparavant, mais à un degré moins parfait. Catherine revint chez elle avec peine, avant qu'il fît grand jour, et retomba sur son lit avec la même faiblesse que la veille. C'est ainsi que ses infirmités corporelles ne suivaient pas leur cours naturel, mais restaient soumises aux ordres du Très-Haut, comme nous l'expliquerons plus loin avec la grâce du Seigneur. Vous trouvez donc ici renouvelé, ô lecteur, l'acte de charité du bienheureux Nicolas, accompli non pas une fois, mais souvent, et par une personne grave ment malade. Mais allons plus loin, et cherchons si nous ne pourrions pas trouver quelque action qui rappelât la générosité du glorieux Martin.

Un jour qu'elle se trouvait dans l'église des Frères Prêcheurs de Sienne, un pauvre vint à elle et lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu. Elle n'avait rien à lui donner, car elle ne portait habituellement sur elle ni or ni argent. Elle pria donc le mendiant d'attendre qu'elle revînt à la maison, lui promettant qu'alors elle lui ferait volontiers et largement l'aumône de tout ce qu'aile pourrait trouver chez elle. Mais ce pauvre, qui, je pense, était tout autre que l'apparence ne l'indiquait, lui répondit: " Si vous avez quelque chose à me donner, je vous le demande ici, car je ne puis attendre si longtemps. Catherine, ne voulant pas le renvoyer sans consolation, cherchait, anxieuse, ce qu'elle pourrait bien lui donner pour subvenir à sa nécessité. Tout en cherchant, elle aperçut une petite croix d'argent suspendue à un de ces cordons garnis de nœuds, qu'on appelle vulgairement " Pater Noster ", parce qu'on récite autant de "Pater " qu'il y a de noeuds. Notre sainte avait dans sa main ce "Pater Noster "; elle se hâta de briser le cordon, et donna avec joie la croix au pauvre, qui, l'ayant reçue, s'en alla content, sans plus demander l'aumône à personne, comme s'il n'était venu que pour obtenir cette croix. La nuit suivante, pendant que la vierge du Seigneur priait comme à l'ordinaire, le Sauveur du monde lui apparut. Il avait en main la petite croix, ornée de nombreuses pierres précieuses, et il dit: " Reconnais-tu cette croix, ma fille! " " Certainement, je la reconnais, répondit la sainte, mais elle n'était pas si belle quand elle était à moi. " Le Seigneur reprit: " Tu me l'as donnée hier, par amour pour les vertus de charité et de générosité; c'est cet amour que signifient les pierres précieuses. Je te promets, qu'au jour du Jugement, devant toute l'assemblée des anges et des hommes, je te présenterai cette croix, telle que tu la vois, afin que ta joie soit au comble. En ce jour, où je manifesterai solennellement la miséricorde et la justice du Père, je ne tairai pas et ne laisserai pas ignorer l’oeuvre de miséricorde que tu as accomplie envers Moi " Cela dit, la vision disparut, laissant l'âme de la vierge se répandre tout entière en d'humbles actions de grâces, et pleine d'ardeur pour renouveler pareil acte de générosité. Le fait suivant en est la preuve.

L'Epoux souverainement aimable des âmes, charmé par les actes de charité et de miséricorde de son épouse, continua en effet de la tenter pour notre exemple et de la provoquer à des actes plus généreux encore. Un jour, on venait de chanter Tierce dans l'église nommée plus haut: tous les fidèles s'étaient retirés. Catherine, qui avait coutume de prolonger sa prière, était restée seule dans l'église avec une compagne. Comme elle descendait de la chapelle des Soeurs, qui est dans un lieu assez élevé, pour rentrer à la maison, le Seigneur apparut lui-même à son épouse, sous la forme d'un jeune homme à moitié nu, pauvre et voyageur. Ce jeune homme paraissait avoir de trente-deux à trente-trois ans, et demandait à la sainte, au nom de Dieu, qu'elle voulût bien lui accorder le secours de quelque vêtement. Catherine, plus ardente que jamais aux oeuvres de miséricorde, lui dit: "Attendez, mon cher ami, attendez un peu ici, que je revienne de cette chapelle, et je vous donnerai un vêtement. " Puis elle rentra; avec l'aide de sa compagne et toutes les précautions que demandait la modestie, elle fit tomber à ses pieds la tunique sans manches, qu'elle portait sous sa robe à cause du froid, et revint l'offrir avec grande joie au pauvre. Celui-ci, l'ayant reçue, demanda davantage et dit : " Je vous en prie, Madame, maintenant que vous m'avez pourvu d'un vêtement de laine, voudriez-vous aussi me procurer un peu de linge. " La sainte y consentit bien volontiers.  " Suivez-moi, mon ami, lui dit-elle, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez. " L'épouse allait devant, et l'Époux suivait sans se faire connaître. Catherine rentra à la maison paternelle, s'en alla au lieu où était rangé le linge de son père et de ses frères, prit une chemise et des caleçons, et les donna joyeusement au pauvre, qui, les ayant reçus, ne cessa pas pour autant ses demandes. Voyez, Madame, je vous en prie, dit-il, que puis-je faire de cette tunique, qui n'a pas de manches, pour couvrir les bras? donnez-moi des manches pour que je sois complètement vêtu en vous quittant. " Sans paraître importunée de ces nouvelles exigences, qui ne faisaient qu'enflammer sa charité, la vierge parcourut toute la maison, cherchant avec soin, si elle ne pourrait pas trouver des manches. Elle découvrit par hasard, suspendue à une perche, une tunique neuve qu'on n'avait pas encore mise, et qui appartenait à une servante de la maison. Elle se hâta de dépendre cette tunique et d'en découdre rapidement les manches, pour les apporter gracieusement au mendiant.

Après quoi, Celui qui avait autrefois tenté Abraham continua ses instances et dit à la sainte : " Voici, Madame, que vous m'avez habillé; puissiez-vous éprouver la reconnaissance de Celui pour l'amour duquel vous avez fait cette bonne action; mais j'ai à l'hôpital un compagnon qui, lui aussi, a grand besoin de vêtements, si vous vouliez lui envoyer quelque habit, je le lui porterais volontiers de votre part. " Catherine ne se lassait pas dans la ferveur de sa générosité; elle ne fut nullement troublée de ces demandes répétées, et se mit à penser en elle-même, comment elle pourrait trouver un vêtement pour habiller l'indigent de l'hôpital. Elle se souvenait que toutes les personnes de sa maison, excepté son père, ne supportaient qu'avec peine ses aumônes, et mettaient leurs effets sous clef, de peur qu'elle ne les distribuât aux pauvres. D'un autre côté, dans sa discrétion, elle trouvait qu'elle avait déjà bien assez pris à la servante, et qu'elle ne pouvait tout enlever à une fille qui, elle aussi, était pauvre. Elle se demanda sérieusement alors si elle devait abandonner au pauvre la seule tunique qu'elle s'était gardée, et son cœur de vierge ne pouvait se décider à prendre parti. La charité disait oui, la modestie de la vierge disait non. Dans cette lutte, l'amour triompha de l'amour. L'amour des âmes l'emporta sur l'amour qui nous fait compatir aux besoins corporels du prochain. Catherine pensa qu'à marcher sans tunique elle scandaliserait fort ce prochain, dont l'âme lui était plus chère que le corps. Pour une aumône corporelle, il n'est jamais permis de scandaliser les âmes. Elle répondit donc au pauvre " Vraiment, mon cher ami, s'il m'était permis de rester sans cette robe, je vous la donnerais bien volontiers, mais comme cela ne m'est pas possible, et que je ne puis, en ce moment, trouver ailleurs un autre vêtement, je vous prie de n'avoir pas trop à cœur mon refus, car j'aurais grand plaisir à vous accorder tout ce que vous me demandez. " Le pauvre se mit à sourire : " C'est bien, dit-il, je vois que vous me donneriez de grand coeur tout ce que vous pourriez; portez-vous bien. " Tandis qu'il se retirait, Catherine crut voir à certains signes qu'elle avait eu affaire à Celui qui avait coutume de lui apparaître si souvent à découvert, et de converser si familièrement avec elle. Le coeur de la vierge en resta tout troublé et tout enflammé; mais, comme elle se croyait très indigne d'une telle faveur, elle reprit aussitôt les exercices habituels, auxquels elle consacrait chaque jour son temps.

La nuit suivante, pendant qu'elle priait, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui apparut manifestement sous la figure du pauvre. Il avait en main la tunique que la vierge lui avait donnée et qui était maintenant ornée de perles et de pierres précieuses, aux riches couleurs et tout étincelantes. "Ma fille bien-aimée, dit le Seigneur, reconnais-tu cette tunique. " Comme la sainte avouait qu'elle la reconnaissait, mais ne l'avait pas donnée si richement ornée, Il ajouta: " Tu m'as donné hier cette tunique avec tant de libéralité, tu as mis tant de charité à revêtir ma nudité pour m'épargner les souffrances du froid et de la honte, que je veux maintenant tirer pour toi, de mon Corps sacré, un vêtement que les hommes ne verront pas, mais que tu sentiras. Ce vêtement protégera ton corps et ton âme contre tout refroidissement qui pourrait leur nuire, jusqu'au temps où ils seront revêtus de gloire et d'honneur, devant les saints et les anges. Aussitôt Notre-Seigneur, avec ses mains sacrées, tira de la plaie cicatrisée de son propre côté un habit couleur de sang, rayonnant de toute part, et fait à la mesure du corps de la vierge. Toujours avec ses saintes mains, il en revêtit Catherine en lui disant : " Je te donne ce vêtement avec ses merveilleux privilèges, pendant que tu es sur la terre, en signe et gage du vêtement de gloire, qu'au temps venu, tu recevras dans les cieux. " Et la vision disparut. La grâce de ce présent fut si efficace, non seulement pour l'âme, mais aussi pour le corps de notre sainte qu'à partir de ce moment, elle ne porta pas plus de tuniques en hiver qu'en été. Elle n'avait qu'une robe sur sa chemise, et jamais, depuis lors, quelle que fût la saison, elle n'eut besoin d'autres vêtements pour mieux couvrir son corps contre les intempéries de l'hiver, dont elle ne s'apercevait même pas, ainsi qu'elle nie l'a avoué. Bien plus, comme elle sentait toujours sur elle son vêtement divin, ses sens ne lui disaient rien de la nécessité d'une autre tunique.

Voyez-vous, lecteur, quel fut le mérite de cette vierge. Dans ses aumônes secrètes, elle suivit les traces du bienheureux Nicolas; dans le don de ses propres vêtements, elle imita le glorieux Martin; non seulement elle mérita de voir ses oeuvres approuvées par une vision du Sauveur, qui lui dit sa satisfaction, mais elle reçut à nouveau de l'infaillible Vérité la promesse de la récompense éternelle, et put sentir continuellement un signe sensible et perpétuel du plaisir que ses dons avaient fait à l'Auteur de tout don. Qu'en pensez-vous? Quand le Seigneur a dit à la sainte qu'il lui montrerait, au jour du Jugement, sa petite croix d'argent, quand ensuite il lui a promis de la revêtir dans les cieux d'un vêtement de gloire, ne lui a-t-il pas révélé manifestement non seulement son salut final, mais la gloire extraordinaire dont elle jouirait? n'a-t-il pas soulevé devant elle tous les voiles de son éternelle prédestination? Vous ne trouverez rien de pareil chez les saints que j'ai nommés. Après leurs admirables aumônes, ils n'eurent pas révélation de l'éternelle récompense qui devait s'ensuivre. Le Seigneur avait dit : " Martin, encore catéchumène, m'a recouvert de ce vêtement (Leçons du IIe Nocturne de la fête de Saint Martin), mais il n'a pas ajouté : " Je lui donnerai dans les cieux un vêtement de gloire " , bien que finalement, il le lui eût accordé. Ce saint ne reçut pas un signe sensible de sa gloire future, comme celui que vous voyez donné à notre vierge. Et ne croyez pas que de pareilles révélations et de tels signes soient à dédaigner. Si la simple assurance du salut final cause dans l'âme une joie et une consolation telles que la langue ni la plume ne sauraient les exprimer, que doit faire celle d'obtenir une grande gloire. Ce ferme espoir donne à toutes les vertus un nouveau développement. Patience, force, tempérance, diligente sollicitude dans les œuvres saintes de la foi, de l'espérance et de la charité, habitudes vertueuses de toutes sortes, puisent, dans cette confiance, un continuel accroissement. Tout ce qui était d'abord difficile devient facile. L'âme peut tout accomplir et tout supporter pour Celui qui lui notifie l'éternelle élection dont elle est l'objet et lui apporte ainsi un inexprimable réconfort. Dès maintenant ce que vous venez d'apprendre peut vous donner l'idée de quelques-uns des privilèges de notre sainte; mais je crois que la suite vous en montrera de plus grands et de plus extraordinaires. Continuons le sujet commencé.

Une autre fois, la vierge aimée de Dieu, brûlant sans cesse intérieurement du feu de la compassion, apprit qu'un pauvre, qui s'était volontairement privé des biens temporels pour l'amour de Dieu, souffrait de la faim. Elle remplit d’œufs une bourse de toile qu'elle portait cousue à l'intérieur de sa robe, pour de semblables cas et s'en alla nourrir le Christ, dans la personne de son pauvre. En approchant de la demeure du pauvre, elle entra dans une église. Bientôt son esprit, saisi de la pensée que c'était là la maison de la prière, commença de s'élever, dans son oraison, vers Celui auquel il restait toujours uni, de sorte que la vierge eut un de ces ravissements, dont nous avons parlé au chapitre précédent. Dans cette extase, son corps s'affaissa par hasard du côté où pendait la bourse pleine d'oeufs. Tout le poids du corps porta sur cette bourse, de sorte qu'un dé à coudre, qui s'y trouvait avec les oeufs, fut écrasé et brisé en trois morceaux; mais les oeufs, que la charité y avait mis, furent plus forts que le cuivre, il n'y en eut aucun d'endommagé, comme s'ils n'eussent pas été là. Merveille étonnante à raconter et beaucoup plus étonnante encore dans son accomplissement; pendant plusieurs heures, ces oeufs supportèrent la pression de tout le corps de la vierge; leurs coquilles si frêles n'en reçurent pas la moindre déformation : ce qu'un anneau de cuivre n'avait pu porter, de fragiles coques d'oeufs purent le soutenir. Et qu'on ne dise pas que le poids du corps virginal portait tout entier sur l'anneau, car cela paraîtra impossible à quiconque se donnera la peine de comparer la surface des oeufs et du corps qui les pressait avec la surface de l'anneau.

La charité versée par l'Esprit-Saint au coeur de notre sainte produisait donc presque continuellement non seulement des oeuvres de miséricorde, pour le secours du prochain, mais encore des oeuvres miraculeuses et divines, à l'honneur du Très-Haut. Pour vous le montrer plus clairement, je vais vous raconter un miracle qui a eu autant de témoins qu'il y avait alors d'hommes et de femmes habitant la maison paternelle de la sainte, c'est-à-dire à peu près une vingtaine de personnes, si j'en crois des témoignages dignes de foi. Je tiens ce récit de Lapa, mère de Catherine, de Lysa sa belle-sœur, de Frère Thomas son premier confesseur, et de plusieurs autres personnes qui vivaient alors dans la maison de Jacques son père.

C'était au temps où, grâce aux larges permissions de Jacques, Catherine faisait aux pauvres d'abondantes aumônes. Il arriva que le vin du tonneau où l'on puisait la boisson de toute la famille se trouva gâté. En fait de pain, de vin, et de tout aliment destiné à soutenir la vie du corps, la vierge avait coutume de ne pas donner aux pauvres ce qu'il y avait de plus mauvais, mais, autant qu'elle le pouvait, elle choisissait pour l’honneur de Dieu ce qu'il y avait de meilleur. Voyant donc que le vin était mauvais, elle alla en puiser du bon à un autre tonneau, d'où personne n'en avait encore tiré, et en servit chaque jour aux pauvres. De l'avis de tous, et à en juger par ce que l'on consommait habituellement, ce tonneau contenait autant de mesures de vin qu'il en fallait pour subvenir aux besoins de la maison pendant quinze jours, tout au plus pendant vingt jours. en l'économisant beaucoup. Mais avant que la famille puisât à ce même fût, la vierge du Seigneur en avait, pendant longtemps, servi chaque jour abondamment aux pauvres, car rien de ce qu'il y avait à la maison ne pouvait lui être refusé. Bien des jours après que Catherine eut commencé à donner de ce vin, celui qui était chargé du cellier en prit enfin au même tonneau pour le service ordinaire de la table. Notre sainte ne cessa pas pour cela d'en donner aussi largement que d'habitude; elle en donnait même d'autant plus qu'elle se croyait moins remarquée, car elle pensait attirer moins sur elle l'attention des domestiques, en puisant au tonneau où l'on prenait la boisson de toute la famille. Non seulement quinze jours, mais vingt jours se passent, et l'on buvait toujours de ce même vin. Un mois tout entier s'écoule, sans que le fût où l'on tirait paraisse se désemplir. Les frères de notre sainte et tous les gens de la maison commencent à s'étonner; ils en parlent à Jacques, et se réjouissent d'avoir un tonneau, qui, après avoir suffi si longtemps aux besoins de la famille, ne paraissait pas être près de s'épuiser. Ce qui ajoutait encore au joyeux étonnement de tous, c'est qu'aucun d'eux ne se rappelait avoir bu vin si bon, de goût si agréable et si exquis. Ce vin réjouissait le cœur de tous ces hommes (Ps 103,15) ,non seulement par son étonnante quantité, mais encore par ses délicieuses qualités. Ils ignoraient la cause de cette merveille; mais la vierge qui avait reconnu la source bienfaisante d'où provenait un si grand prodige, se mit à distribuer de ce vin à pleine mesure, et publiquement, à tous les pauvres qu'elle pouvait trouver. Même alors le contenu du tonneau ne diminua pas, et le goût du vin ne fut en rien modifié. Un second mois s'écoula, puis un troisième, le tonneau était toujours aussi rempli. Les vendanges approchaient, on commença à préparer les fûts pour le vin nouveau. Ceux qui étaient chargés des affaires de la maison désiraient que ce tonneau fût complètement vidé afin qu'on pût le remplir du vin nouveau, dont les pressoirs regorgeaient. Mais la munificence divine ne tarissant pas encore, on prépara les autres pièces, on les remplit, et les pressoirs avaient encore du vin. Le jeune homme qui dirigeait ce travail envoie alors demander qu'on vide l'inépuisable fût, et qu'on le prépare. On lui répond que, la veille au soir, on en avait encore tiré un grand fiasco de vin pur, limpide et clair et qu'il ne paraissait pas moins rempli que d'ordinaire. Sur quoi le jeune homme répliqua du ton d'un homme à bout de patience : " Tirez tout ce vin, mettez-le quelque part et préparez ce tonneau pour recevoir le vin nouveau, car nous ne pouvons attendre davantage. " O merveille, en quelque sorte inouïe pour notre temps ! On ouvrit le fût d'où était sorti, la veille, du vin clair en abondance, on n'en trouva cette fois plus trace, comme s'il n'en fût pas resté une seule goutte, depuis plusieurs mois. Le bois parut à tous tellement desséché que personne ne pouvait douter qu'il eût été impossible, depuis longtemps, de puiser du vin à ce tonneau, et certainement ce ne fut pas un petit sujet d'étonnement, pour tous les témoins de ce prodige. En voyant de leurs propres yeux combien le bois de ce fût était sec, ils commencèrent à mieux reconnaître le caractère miraculeux de l'augmentation et de l'amélioration d'un vin, qui avait suffi jusqu’alors à un si long usage. Ce miracle, publiquement accompli, fut connu de tout Sienne, en ce temps-là. Il eut autant de témoins qu'il y avait d'habitants dans cette maison. J'ai cité les noms propres de ceux-là seulement qui m'ont rapporté le fait. C'est par ce récit que je finis ce chapitre.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

 

CHAPITRE IV

MERVEILLES ACCOMPLIES PAR CATHERINE
AU SERVICE DES MALADES.

 

Admirable était la compassion qu'éprouvait pour les pauvres l'âme de notre vierge, mais plus admirable encore et plus excellente était la tendresse, qui remplissait son cœur vis-à-vis des infirmes. Cette tendresse lui fit accomplir des œuvres inouïes qui paraîtront incroyables à ceux qui n'en ont pas encore entendu parler. Ce n'est pas une raison pour les passer sous silence; nous devons au contraire, pour la plus grande gloire du Dieu Tout-Puissant, en faire le récit complet. Les relations verbales et écrites de Frère Thomas déjà cité et de Frère Barthélemy Dominique de Sienne, maintenant Maître en théologie et Provincial de la province romaine, aussi bien que les témoignages de nombreuses dames tout à fait dignes de foi, sans compter ceux de Lapa et de Lysa nommées plus haut, m’imposent l'obligation de vous raconter ce qui suit.

Il y avait dans la cité de Sienne une pauvre infirme nommée Cecca. Sa pauvreté l'obligea de chercher quelque hôpital où elle pût trouver, pour son infirmité, des remèdes qu'il lui était impossible de se procurer elle-même. Mais il arriva que l'hôpital où elle fut reçue était si pauvre qu'il lui procurait à peine le nécessaire. Sa maladie empira tellement que la lèpre lui couvrit tout le corps, ce qui ajouta encore à sa misère, car, par crainte de la contagion, personne ne voulait plus s'approcher d'elle pour la servir. On se disposait même à la conduire en dehors de la ville, comme on a coutume de le faire pour de tels malades. Quand notre sainte l’eut appris, remplie des ardeurs de la charité, elle accourut en toute hâte audit hôpital pour visiter, servir et toucher la lépreuse. Non seulement elle lui apporta le secours de ses aumônes, mais elle lui offrit ses propres services, l'assurant qu'ils ne lui feraient pas défaut, jusqu'à la fin de la maladie. Ce que sa parole avait promis, ses actes l'accomplirent avec une parfaite fidélité. Chaque matin et chaque soir, elle visitait personnellement l'infirme, lui préparait et lui servait elle-même tout ce qui était nécessaire à sa nourriture. Avec le regard de l'esprit elle voyait son l’Epoux dans cette épreuve et le servait en toute diligence et révérence.

Cet acte, qui, dans notre vierge, procédait d'une vertu bien haute et bien consommée, engendra cependant, chez la malade, le vice de l'orgueil et de l'ingratitude. Il en arrive souvent ainsi pour les âmes qui ne sont pas sous l'empire de la vertu d'humilité, elles s'enorgueillissent de ce qui aurait dû les humilier davantage, et ce qui méritait leur reconnaissance provoque leurs injures. L'humilité et la charité de notre bienheureuse vierge rendirent donc Cecca arrogante et colère. Voyant Catherine si complètement dévouée à son service, la lépreuse commença d'exiger comme une dette ce qu'une charitable liberté lui accordait. Elle réprimandait sa servante en termes fort blessants et joignait des injures à ses réprimandes, quand elle ne recevait pas à souhait tout ce qu'elle désirait. Il arrivait parfois que la vierge du Seigneur prolongeait un peu plus que de coutume sa prière du matin à l'église et se présentait par conséquent un peu plus tard pour soigner l'infirme. Celle-ci saluait la sainte, à son arrivée, par des paroles irritées et moqueuses: "Soyez la bienvenue, lui disait-elle, dame et reine de Fonte-Brande ! " (Ainsi appelait-on le quartier où était et où est encore la maison paternelle de la vierge.) Est-elle assez glorieuse, cette reine qui se tient tout le jour dans l'église des Frères! C'est avec les Frères que vous avez sans doute passé toute votre matinée, Madame? Vous ne paraissez pas pouvoir vous rassasier de ces moines ! " C'est ainsi que, par ces paroles et d'autres semblables, elle provoquait, autant qu'elle le pouvait, la servante du Christ. Celle-ci n'en était que bien peu ou nullement émue; elle consolait humblement et doucement la malade et lui disait, comme si elle eût répondu à sa propre mère: " Très douce mère, pour l'amour de Dieu, ne vous troublez pas ;j'ai un peu tardé, mais j'aurai vite fait tout ce que demande votre service. " Et, se hâtant, elle allumait le feu, mettait la marmite au foyer, préparait les aliments pour celle qui l'accueillait toujours si mal et pourvoyait à tout le nécessaire, avec un soin si expéditif et si admirable, que l'impatiente malade elle-même en était tout étonnée.

Cela dura longtemps, sans que l'âme de la vierge pût se laisser envahir par le dégoût, sans que, dans la ferveur de son service accoutumé, se glissât le moindre relâchement. Beaucoup l'admiraient, mais Lapa sa mère était fort mécontente de cette conduite et récriminait en disant: " Certainement, ma fille, tu gagneras la lèpre, je ne veux pas absolument que tu serves cette malade. " Catherine, qui avait mis toute sa confiance en Dieu, calmait, par de douces paroles, la colère de sa mère, essayait de lui enlever toute crainte d'infection contagieuse et lui assurait ne pouvoir abandonner un service que le Seigneur lui avait confié. Eloignant ainsi tous les obstacles qui s'opposaient à son charitable dévouement, elle persévérait dans sa sainte entreprise. L'antique ennemi eut alors recours à un autre stratagème. Avec la permission du Seigneur, qui voulait rendre ainsi plus glorieux le triomphe de son épouse, il fit passer la lèpre aux mains de la vierge. Ces mains, qui touchaient le corps de la malade, commencèrent à être si manifestement infectées que le mal apparaissait évident à quiconque les regardait. Catherine n'en abandonna pas pour autant sa sainte résolution. Elle aimait mieux être toute couverte de lèpre que de laisser l’œuvre charitable qu'elle avait commencée. Elle n'estimait pas plus que de la boue son propre corps, et ne s'inquiétait pas de ce qui pouvait lui arriver, pourvu qu'elle pût offrir à son éternel Epoux un service agréé. Cette lèpre dura d'assez longs jours, que la sainte trouva bien courts, dans l'ardeur de sa céleste charité. Enfin, Celui qui guérit en frappant, élève en abaissant, et fait tout conspirer au bien de ceux qui l'aiment (Rm 8,28), s'étant suffisamment complu dans le spectacle du courage de son épouse, ne permit pas qu'elle souffrît davantage de ce mal. Quelque temps après, en effet, la lépreuse vit arriver l'heure de sa mort; elle s'en alla de ce monde, assistée et efficacement réconfortée par notre sainte. Son cadavre était horrible à voir. Catherine le lava cependant elle-même avec beaucoup de soin; elle l'habilla, le déposa avec respect dans le cercueil, puis, après les funérailles, elle l'ensevelit de ses propres mains. Cette sépulture achevée, toute lèpre disparut. Non seulement les mains de la vierge ne paraissaient pas avoir jamais été infectées, mais elles surpassaient en beauté tout le reste du corps, comme si la lèpre leur eût donné un éclat tout particulier.

Voyez-vous, lecteur, comment, rien que dans cette oeuvre de notre sainte, on voit agir toutes les vertus. La charité, qui en est la reine et la forme, pousse Catherine à se charger d'un pareil service et à en remplir toutes les charges. A la charité s'associe l'humilité, qui soumet complètement la vierge à une infirme si méprisée. La patience lui permet en même temps de supporter joyeusement toutes les injures de sa maîtresse et lui fait souffrir avec calme, qu'une si hideuse maladie infecte son propre corps. Il faut, sans aucun doute, ajouter à cela les certitudes d'une foi toute lumineuse, dont le regard contemple continuellement, non pas la lépreuse elle-même mais l'Epoux, auquel Catherine s'efforce de plaire. Enfin la force de l'espérance ne lui fait pas défaut, puisqu'elle persévère jusqu'à la fin. Le saint concours de toutes ces vertus eut pour couronnement un miracle manifeste. La lépreuse, vivante, avait communiqué son mal aux mains de sa servante; quand la malade fut morte et ensevelie, le Christ guérit instantanément son épouse. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne fasse l'admiration de quiconque a l'intelligence de la vérité? Ce sont là de grandes choses, mais en voici qui vous paraîtront plus grandes encore, ô bon lecteur, si vous leur donnez votre attention.

Au temps où la vierge du Christ s'était consacrée pour Dieu au soin des pauvres et des infirmes, il y avait en cette même cité de Sienne, si souvent nommée, une Sœur de la Pénitence de saint Dominique, qui s'était offerte, elle et ses biens, à l'hôpital de la Miséricorde, conformément à la coutume du pays. Malgré le double lien religieux, que s'était créé Palmerina, elle était retenue par le démon, en des chaînes bien odieuses et extraordinairement fortes. Sous l'influence d'un secret sentiment d'envie et d'orgueil, elle avait conçu pour Catherine une haine profonde. Non seulement il lui était désagréable de la voir, mais elle ne pouvait entendre prononcer son nom sans en avoir le cœur troublé. Elle la décriait en particulier et en public, autant qu'elle le pouvait; elle ne se lassait pas de la calomnier et de la maudire, et donnait tous les signes d'une haine consommée. Notre sainte, qui s en était aperçue, s'efforçait d'apaiser son ennemie par toutes sortes de procédés pleins d'humilité et de douceur. Palmerina méprisa toutes ces avances. La vierge du Seigneur, pressée par les saintes exigences de sa ferveur, eut alors recours à son Epoux et fit monter vers Dieu des prières toutes spéciales pour son ennemie. C'était sans aucun doute amasser sur la tête de celle-ci des charbons ardents, comme nous le dit l'Apôtre, car ses prières s'envolant comme la flamme montaient vers le Seigneur et demandaient miséricorde et justice. La servante du Christ ne demandait, il est vrai, que miséricorde pour sa calomniatrice, mais la justice et la miséricorde étant ensemble la gloire de Celui qu'elle priait, sans justice, il ne devait pas y avoir de miséricorde. Le Seigneur se fit donc grande justice; mais, tout en jugeant, il accorda aux prières de sa bien-aimée une miséricorde beaucoup plus grande encore. Il frappa d'abord le corps de Palmerina, pour guérir ensuite son âme. Par ce juste châtiment, il montra tout à la fois combien la coupable était endurcie dans son obstination, et combien douce était la charité, dont il avait revêtu son épouse. Il augmenta aussi le zèle de Catherine pour les âmes, en lui manifestant l'inestimable beauté de cette âme, déjà justement condamnée et qu'elle avait sauvée par ses propres mérites et prières.

La maladie qui frappa le corps de Palmerina ne guérit pas, en effet, la blessure de son coeur; cette blessure parut au contraire s'aggraver, et la malade manifesta, plus encore qu'au temps où elle était en santé, la haine toute gratuite qu'elle avait conçue contre notre sainte. Celle-ci s'appliquait à adoucir, par des actes d'humilité et de mansuétude, une aussi cruelle passion. Elle se présentait souvent et humblement devant Palmerina et faisait tous ses efforts pour consoler sa persécutrice par des paroles et des actes d'amitié. Elle s'ingéniait à lui rendre tous les services qu'elle pouvait imaginer. Palmerina, dont l'âme était devenue plus dure que la pierre, ne se rendait pas à ces paroles et à ces signes de charitable dilection; elle restait insensible à tous ces actes de respectueuse déférence ; son coeur corrompu avait horreur de tout ce que faisait la vierge, et dans sa rage elle recommandait qu'on chassât Catherine de la maison. Ce que voyant, le très juste Juge appesantit encore davantage la main de sa justice sur cette ennemie de la charité, si bien que la malade, ayant perdu subitement presque toutes ses forces corporelles, s'en allait, sans être munie des sacrements du salut, à une mort misérable pour le corps et pour l'âme.

Aussitôt que Catherine l'eut appris, elle s'enferma dans sa cellule, et ses prières anxieuses et répétées s'en vinrent frapper aux oreilles de son Epoux, le suppliant de ne pas permettre qu'elle fût l'occasion de la perte de cette âme. Voici comme elle parlait en son esprit, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé : " O Seigneur, est-ce que moi, malheureuse, je serais née pour qu'à mon sujet, des âmes créées à votre image fussent envoyées aux feux éternels! Voudriez-vous donc permettre que, devant être pour ma soeur un instrument de salut éternel, je lui sois une occasion d'éternelle damnation? Non, la multitude de vos miséricordes ne saurait accepter si effroyable jugement, et vos éternelles bontés ne sauraient tolérer si lamentable ruine. Mieux vaudrait peut-être pour moi n'être pas née qu'être cause de damnation pour des âmes rachetées de votre sang. O malheureuse que je suis! Est-ce que ce sont là les promesses que votre générosité m'avait faites, quand vous m'annonciez que, selon mes désirs, je serais très utile au salut des âmes? Voilà donc les fruits de salut, dont je devais être entre vos mains l'instrument, ma sœur mourant de la mort éternelle à cause de moi. Ah! je n'en doute pas, tout cela est l'ouvrage et la conséquence de mes péchés, et je ne mérite pas d'obtenir d'autres fruits pour mes œuvres. Mais je ne cesserai pas pour autant d'implorer vos éternelles pitiés, je ne cesserai pas d'invoquer votre infinie bonté, jusqu'à ce que les maux, par moi mérités, soient convertis en bien, jusqu'à ce que ma soeur soit délivrée de la mort éternelle. " Tandis qu'elle disait ces paroles et autres semblables, bien plus avec son cœur qu'avec sa voix, Dieu, voulant l'exciter à une compassion plus grande encore pour l'âme qui périssait, lui révéla la misère de la pauvre pécheresse et le danger qui la menaçait. Et, comme l’Epoux éternel répondait, qu'en justice, il ne pouvait tolérer qu'une haine, si implacable et si méchamment conçue, demeurât impunie, la vierge, prosternant dans la prière son corps et son âme, lui disait : " O mon Seigneur, je ne sortirai pas vivante de ce lieu, tant que vous ne m'aurez pas accordé pour ma sœur le pardon que j'ai demandé. Punissez sur moi son péché, quel qu'il soit, c'est moi qui suis la cause de son mal, c'est moi qui dois être punie et non pas elle. " Puis elle ajoutait : " Je vous en supplie, par toute votre bonté et votre clémence, ô très miséricordieux Sei gneur, ne laissez pas l'âme de ma soeur quitter son corps, avant qu'elle ait reçu votre grâce et obtenu votre indulgence. "

Pourquoi en dire davantage? L'efficacité de cette prière fut telle que l'âme de la malade ne pouvait sortir de son corps, bien que l'agonie durât depuis trois jours et trois nuits. Toutes les personnes qui connaissaient Palmerina s'étonnaient et la plaignaient en voyant ses dernières souffrances si longuement prolongées. Catherine, pendant tout ce temps, continuait de prier; elle finit, s'il m'est permis de parler ainsi, par vaincre l'Invincible, et ses humbles larmes arrêtèrent le Tout-Puissant. Comme si le Seigneur n'eût pas pu résister plus longtemps, il envoya du ciel un rayon de Sa lumière, éclaira miséricordieusement l'âme agonisante, lui fit reconnaître sa faute et lui accorda une salutaire contrition. Notre sainte en eut révélation et accourut aussitôt à la maison de la mourante. Dès que celle-ci aperçut Catherine, elle témoigna par signes, comme elle put, sa joie et son respect à celle qu'elle avait auparavant en horreur; de la voix et du geste, elle accusa sa faute, et ayant reçu les sacrements, elle mourut dans des sentiments de grande contrition.

Après ce trépas, Notre-Seigneur montra à son épouse cette âme ainsi sauvée. Sa beauté était telle, m'a dit la sainte, que nulle parole ne saurait l'exprimer. Et cependant l'âme qui lui était ainsi apparue n'avait pas encore revêtu la gloire de la vision béatifique, mais elle avait l'éclat que donnent la création et la grâce du Baptême. " Très douce fille, disait le Seigneur, voici que par toi j'ai recouvré cette âme déjà perdue ", puis il ajoutait: " Ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et bien belle! Qui donc n'accepterait pas n'importe quelle peine pour gagner une créature si admirable? Si Moi, qui suis la souveraine Beauté, Moi, de qui vient toute autre beauté, je me suis épris d'amour pour la beauté des âmes, au point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre sang pour les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les autres, afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures. Si je t'ai montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut de tous, et pour que tu entraînes les autres à cette œuvre, selon la grâce qui te sera donnée. "

Catherine remercia le Roi des cieux, son Epoux, et le supplia humblement, avec tout le désir de son cœur, de vouloir bien lui accorder la grâce de voir toujours dans la suite la beauté des âmes qui vivaient avec elle, afin d'avoir plus d'ardeur à procurer leur salut. Le Seigneur y consentit et lui dit : " Parce que, méprisant la chair, tu t'es attachée totalement à moi qui suis l'Esprit souverain, et parce que tu as si laborieusement et si fructueusement prié pour le salut de cette âme, voici que je donne à ton intelligence une lumière qui lui permettra de voir la beauté ou la repoussante laideur des âmes qui se présenteront devant toi. Tes sens intérieurs percevront l'état des esprits, comme tes sens extérieurs perçoivent l'état des corps. Et lu auras cette connaissance non seulement pour ceux qui te seront présents, mais pour toutes les personnes dont ton zèle cherchera le salut, et pour lesquelles tu prieras avec ferveur, quand même jamais elles n'auraient été ou ne devraient être présentes à tes sens corporels " La grâce de ce don fut si efficace et si persévérante que, dès lors, Catherine connut les actes et l'état des âmes, mieux que ceux des corps, dans toutes les personnes qui venaient à elle. Aussi, comme l'avertissais secrètement un jour que certains murmuraient en voyant nombre de personnes fléchir le genou devant elle sans qu'elle les en empêchât, elle me répondit:" Le Seigneur sait bien que je ne vois pas ou bien peu les attitudes corporelles de ceux ou de celles qui sont autour de moi. Je suis tellement occupée à considérer leurs âmes que je ne remarque rien des corps. " Je lui dis alors : " Voyez-vous donc leurs âmes? " Elle reprit : " Mon Père, c'est sous le sceau du secret que je vous fais cette révélation. Depuis le jour où mon Sauveur a été pour moi si gracieux, que, sur mes instantes prières, il a arraché aux horreurs de l'éternelle damnation, une âme déjà vouée aux flammes de l'enfer pour ses propres démérites; depuis le jour où il m'a ensuite montré la beauté de cette âme, personne ne s'est jamais ou bien rarement présenté devant moi sans que je ne connaisse son état intérieur. " Et elle ajoutait : "  O mon Père, si vous aviez vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que, pour le salut d'une seule âme, vous ne soyiez prêt à subir cent fois la mort corporelle, si c'était possible. Rien, dans ce monde sensible, n'est comparable à cette beauté. " C'est après l'avoir entendue parler ainsi que je lui demandai de me raconter en détail cette histoire : et c'est alors qu'elle m'a donné toute la suite du récit que je viens d'écrire. Elle ne m'avait parlé que brièvement et en termes adoucis du péché commis contre elle par Palmerina. J'ai seulement appris plus tard combien ce crime de haine avait été grave par plusieurs Sœurs dignes de foi, qui avaient connu la sainte et son ennemie.

Au reste, pour plus ample confirmation de ce que nous venons de dire, je consigne ici un souvenir personnel. Plusieurs fois je servis d'interprète entre notre vierge et le Souverain Pontife, seigneur Grégoire XI, d'heureuse mémoire. Catherine ne connaissait pas le latin et le Saint-Père ne connaissait pas l'italien. Dans un de ces entretiens, la sainte se plaignit de trouver à la cour romaine, qui devrait être un paradis de vertus célestes, la puanteur de vices infernaux. Quand j'eus traduit cette plainte au Souverain Pontife, il me demanda depuis combien de temps Catherine était arrivée à la cour, et, ayant appris qu'elle y était depuis peu de jours, il lui répondit: " Comment avez-vous pu, en si peu de temps, vous rendre compte des mœurs de la cour romaine? " La sainte, se relevant alors de la posture humblement inclinée qu'avait son corps, prit tout à coup un air de majesté que mes yeux purent très bien saisir alors, et, debout, le front haut, elle lança cette protestation : " A l'honneur du Dieu Tout-Puissant, j'ose dire, qu'étant encore dans ma cité natale, j'ai mieux senti l'infection des péchés commis à la cour romaine que ceux-là même qui les ont commis et les commettent encore tous les jours. " A ces mots, le Pape se tut, et moi, tout interdit, je considérais dans mon cœur et notais tout spécialement avec quelle autorité elle osait tenir pareil langage devant un si grand pontife.

Voici de même ce qui nous arrivait fréquemment, tant à moi qu'à d'autres, quand nous accompagnions la vierge dans ses voyages, à travers des pays où nous n’avions jamais été auparavant, pas plus elle que nous. Certaines personnes, qui lui étaient inconnues aussi bien qu'à nous, se présentaient avec un habit décent et l'apparence de mœurs honnêtes, bien qu'étant en réalité obstinément plongées dans leurs péchés. Reconnaissant aussitôt leurs crimes, Catherine ne pouvait ni leur répondre, ni même leur montrer son visage, et, si ces visiteurs insistaient par trop, elle leur disait d'une voix rude: " Nous devrions d'abord corriger nos vices, sortir des filets du démon et seulement ensuite parler de Dieu. " C'est par ces paroles ou d'autres semblables qu'elle se délivrait le plus vite possible de la présence de ces personnes; nous apprenions bientôt qu'elles étaient souillées de crimes honteux, auxquels leur coeur impénitent ne voulait pas renoncer. Un jour, nous avons rencontré une femme, qui, oh douleur! vivait criminellement avec un grand prélat de l'Eglise.Elle parlait à la sainte en ma présence; sa tenue et ses vêtements annonçaient une personne honnête, et cependant jamais elle ne put voir en face le visage de la vierge, qui se détournait toujours. Tout surpris, je m'informai de l'état de cette femme, et j'appris ce que je viens de dire. Je le racontai ensuite à Catherine, qui me répondit confidentiellement: "A sentir l'infection que je sentais moi-même, pendant que cette femme me parlait, vous auriez été pris de vomissements. " Je vous dis tout cela, lecteur, pour que vous sachiez quels dons excellents notre sainte avait reçus d'En-Haut. Ne vous étonnez pas si je m'égare un peu dans ces récits; vous voyez bien que le sujet le demande.

L'ennemi du genre humain, s'apercevant donc que la vierge acquérait au service des malades une pleine mesure de mérites et ne produisait pas peu de fruit spirituel dans les âmes, imagina une nouvelle ruse, pour lui faire quitter cette bonne oeuvre. Mais l'iniquité se mentit à elle-même ( Ps 26,12); le moyen qu'elle trouva pour rendre stérile l'arbre planté près du courant des eaux célestes (Ps 1,3) 2 fut précisément celui qui le fit se développer davantage sous l'accroissement que lui donnait le Seigneur (1 Co 3,6). En ce temps-là donc, une autre Sœur de la Pénitence de saint Dominique tomba malade. On la nommait Andrée, l'usage du pays donnant quelquefois aux femmes un nom d'homme. Elle avait au sein un ulcère, appelé chancre en terme de médecine. Cet ulcère rongeait peu à peu les chairs, et, s'étendant toujours comme le font les chancres, il avait gangrené presque toute la poitrine. Cette plaie exhalait une si mauvaise odeur, que personne ne pouvait approcher sans se boucher les narines. Aussi Andrée ne trouvait-elle que peu ou point de femmes, qui consentissent à l'assister, ou seulement à la visiter. La vierge du Seigneur l'ayant su, comprit que cette infirme, abandonnée de presque tout le monde, lui était par Dieu réservée. Elle vint aussitôt la trouver, l'encouragea d'un air joyeux, et lui offrit de bon cœur ses services personnels pour toute la durée de la maladie. Andrée les accepta avec d'autant plus de reconnaissance qu'elle se sentait privée désormais de tout autre service.

Voilà donc la vierge au service de la veuve, la jeunesse secourant la vieillesse, et celle qui languissait d'amour pour le Sauveur, soignant dans une femme les langueurs de la nature, et n'omettant rien de ce que ces soins exigeaient, bien que l'odeur du cancer devienne de jour en jour plus insupportable. Catherine se tient assidûment près de la malade, les narines toutes grandes ouvertes; elle découvre l'ulcère, elle l'essuie, elle le lave, elle le panse, sans donner un signe, sans faire un geste de dégoût. Ce service se prolonge, et se fait de plus en plus lourd; elle ne se lasse pas. Elle continue de pourvoir à tout, avec l'esprit joyeux et un visage souriant. La malade elle-même, au comble de l'étonnement, admire dans cette jeune fille une telle constance d'âme, une telle plénitude de dilection et de charité.

A la vue de ce dévouement, l'ennemi du genre humain et de toute vertu a recours à ses artifices accoutumés, pour annihiler, autant qu'il le peut, un acte de charité qui lui est si odieux. Il s'adresse d'abord à la sainte elle-même. Un jour qu'elle venait de découvrir l'ulcère de la malade, il en sort une odeur suffocante. La volonté de la sainte, solidement établie sur cette pierre qu'est le Christ, n'en est point émue, mais son cœur de chair se soulève, son estomac tout bouleversé par cette infection va être pris de vomissements. A peine la servante du Christ s'en est-elle aperçue, qu'elle s'emporte contre elle-même, d'une sainte colère,et, s'adressant à sa propre chair, elle lui dit: "Aurais-tu donc en abomination ta soeur, rachetée du Sang du Sauveur, alors que, toi aussi, tu peux tomber dans une infirmité pareille et même pire? Par le Dieu vivant! Tu ne resteras pas impunie. " Aussitôt elle incline son visage sur le sein de l'infirme. Elle applique sa bouche et ses narines sur l'horrible ulcère, et les y maintient ainsi fort longtemps, jusqu'à ce qu'il lui semble avoir comprimé le mouvement nerveux, qui refusait ce dégoût, et brisé la résistance de la chair, qui disait non à l'esprit. A ce spectacle, la malade s'écrie : " Cessez, ma fille. Cessez, ma très chère fille, ne vous laissez pas empoisonner par l'odeur d'une si horrible pourriture. " Mais Catherine ne se releva qu'après avoir triomphé de l'ennemi, qui, vaincu, la laissa tranquille pendant quelque temps.

Voyant qu'il ne pouvait rien contre elle, il se tourna du côté de la malade et multiplia d'autant plus autour de celle-ci ses ruses et ses embûches qu'il trouva son esprit moins bien gardé et défendu. Ce semeur de zizanie commença donc à jeter, dans l'âme d'Andrée, un certain dégoût des services de la vierge. Peu à peu, le mal allant croissant dans le coeur de l'infirme, ce dégoût se changea en haine. Mais, comme Andrée savait parfaitement qu'elle n'aurait service et assistance de personne, si ce n'est de Catherine, elle ne manifesta au dehors sa secrète haine que sous la forme d'un zèle désordonné pour celle qui en était l'objet. Et, comme la haine croit facilement au mal, dans ceux qu'elle poursuit, cette vieille infirme, infirme surtout dans son âme, se laissa tellement séduire par l'antique serpent, qu'elle commença à soupçonner, dans notre vierge immaculée, de honteuses souillures, et à s'imaginer que Catherine ne s'absentait d'auprès d'elle que pour se livrer à de mauvaises actions. Ainsi en arrive-t-il aux âmes qui ne sont pas vigilantes. Elles commencent par s'ennuyer des bonnes actions du prochain, qui faisaient habituellement leur joie. Puis elles les haïssent, elles en arrivent à juger mauvais ces actes et leurs auteurs; et, comme le prophétisait Isaïe, "leur esprit aveuglé appelle mal ce qui est bien et bien ce qui est mal (Is 5,20).Pendant ce temps notre sainte tenait ferme, inébranlable comme une colonne; elle n'avait devant les yeux que son Epoux et elle continuait, avec sa joie habituelle, le service qu'elle avait entrepris. Elle voyait bien d'où venait cette persécution, et, armée d'une forte patience, elle se riait de l'antique serpent. Mais, plus elle accomplissait joyeusement l'acte de charité que celui-ci haïssait, plus elle provoquait la violence de sa colère. Maître désormais de l'esprit de la vieille, qu'il aveuglait, le démon y excita un tel emportement qu'elle accusa ouvertement d'infamie la très pure vierge. Cette accusation trouva tant d'écho parmi les Sœurs que quelques-unes des plus anciennes, présidentes de la communauté, vinrent trouver Andrée pour s'informer de ce qu'il y avait de vérité dans la rumeur qui était arrivée jusqu'à elle. Comme la malade, obéissant aux suggestions de l'antique ennemi, diffamait, aussi honteusement que faussement, notre sainte, les Sœurs ne purent rester sourdes à ces provocations; elles firent comparaître la vierge et commencèrent à l'insulter et à l'accabler des plus grosses injures, lui demandant comment elle avait pu se laisser séduire au point de perdre sa virginité. Catherine leur répondit en toute patience et modestie : "En vérité, Mesdames et mes Sœurs, par la grâce de Jésus-Christ, je suis vierge. " A toutes ces accusations mensongères, elle n'opposait pas d'autre réponse, et, pour sa défense, elle se contentait de répéter toujours cette même affirmation: "En vérité, je suis vierge; en vérité, je suis vierge. "

Cet événement ne lui fit pas quitter le service d'Andrée. Bien qu'elle n'ait pas entendu si honteuse infamie, sans que son cœur en fût grandement affligé, elle n'en continua pas moins de soigner avec les mêmes attentions qu'auparavant celle qui l'avait diffamée. Ces soins une fois donnés, elle rentrait dans Sa cellule, et se mettait sans retard à la prière, son refuge habituel. Elle prononçait alors, bien plus d'esprit que de bouche, ces paroles ou d'autres semblables : " O très puissant Seigneur! O mon Époux souverainement aimant! vous savez combien est délicate la bonne renommée de toute vierge, et comme la moindre tache met en grand péril la pudeur de vos épouses. C'est pour cela que vous avez voulu, pour votre très glorieuse Mère, un époux qui parut tel aux yeux des hommes. Vous savez aussi que le père du mensonge a tissé toutes ces calomnies pour m'arracher à une oeuvre commencée par amour pour Vous. Aidez-moi donc, Seigneur, mon Dieu ! Ne laissez pas l'antique serpent, abattu par votre Passion, prévaloir contre moi. " Voilà comment, dans sa prière, Catherine parlait au Seigneur en versant d'abondantes larmes. A ce moment, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, le Sauveur monde lui apparut, ayant, dans sa main droite, un diadème d'or orné de perles et de pierres précieuses, et, dans sa main gauche, une couronne d'épines, et lui adressa ces paroles: "Sache bien, ma très chère fille, qu'il te faudra nécessairement recevoir l'une après l'autre, ces deux couronnes. Choisis ce que tu préfères. Veux-tu, pendant cette vie, porter la couronne d'épines, je te réserverai l'autre et sa beauté pour la vie éternelle. Veux-tu, au contraire, avoir dès maintenant la couronne de prix et tu recevras après ta mort celle d'épines. " Catherine répondit : " Depuis longtemps, Seigneur, j'ai renoncé à ma volonté, préférant faire uniquement la vôtre. Par conséquent il ne m'appartient pas de rien choisir. Mais, puisque vous voulez une réponse, je vous dis donc que je veux avant tout me conformer toujours pendant cette vie à votre bienheureuse Passion et mettre ma consolation à souffrir pour vous. " Cela dit, dans sa ferveur, elle arrache à deux mains le diadème d'épines de la main du Sauveur et se le met si rudement sur la tête que celle-ci, transpercée de partout par ces épines, garda toujours, depuis cette vision, la douloureuse sensation de leurs piqûres; c'est Catherine elle-même, qui l'a attesté de vive voix. Le Seigneur lui dit alors : " Toutes choses sont en mon pouvoir; de même que j'ai laissé ce scandale s'élever, ainsi puis-je tout aussi facilement l'étouffer. Pour toi, persévère dans le service que tu as entrepris, et ne cède pas au diable, qui voudrait y mettre obstacle. Je te donnerai pleine victoire sur le Malin. Toutes ses machinations contre toi retomberont sur sa tête et tourneront à ta plus grande gloire. " Cette vision laissa la servante du Christ toute consolée et fortifiée.

Pendant ce temps, Lapa, sa mère, apprit la rumeur que la bouche de la malade avait répandue parmi les Sœurs. Cette nouvelle ne la fit nullement douter de la pureté de sa fille, mais l'excita au plus haut point contre Andrée. Elle vint trouver notre sainte et, le cœur tout gonflé de colère, elle se mit à crier et à lui dire: " Ne t'ai-je pas dit bien des fois déjà de ne plus servir cette puante vieille? Vois maintenant de quel prix elle a payé tes soins ! Elle t'a honteusement diffamée auprès de toutes tes Sœurs. Si tu continues de la soigner ou seulement d'en approcher, je ne t'appellerai plus ma fille. " Tout cela n'était qu'artifice de l'ennemi, qui voulait empêcher une œuvre aussi sainte, Catherine, en entendant sa mère, se tut un instant, puis elle s'approcha et, se mettant à genoux devant elle, lui dit humblement: " Très douce mère, est-ce que l'ingratitude des hommes empêche Dieu d'exercer tous les jours Sa miséricorde envers les pécheurs ? Est-ce que Notre-Seigneur, sur la croix, a cessé d'opérer le salut du monde, à cause des injures qu'on lui a dites? Votre charité sait bien que, si j'abandonnais cette malade, personne d'autre ne l'assisterait et qu'elle mourrait faute de secours. Devons-nous être l'occasion de sa mort? Elle a été séduite par le diable, peut-être va-t-elle être éclairée par le Seigneur, et reconnaître son erreur. " Ayant demandé en ces termes la bénédiction de sa mère, Catherine revint à la malade et la servit aussi joyeusement que si Andrée n'en eût jamais dit le moindre mal. Celle-ci en fût tout interdite, et, ne surprenant dans la vierge aucune trace de trouble, elle fut obligée de s'avouer complètement vaincue. Alors elle commença de rentrer en elle-même, et son repentir fut d'autant plus vif qu'elle éprouvait mieux chaque jour la persévérance de sa bienfaitrice.

Le Seigneur eut enfin pitié de cette vieille, et lui envoya, pour glorifier son épouse, la vision suivante:Un jour que la servante du Christ était entrée dans la chambre et s'était approchée de la malade, celle-ci vit se répandre tout autour de son lit une lumière qui descendait d'en-haut, et dont le charme et la douceur lui faisaient oublier complètement toutes ses peines. Tandis qu'ignorant la cause d'une telle nouveauté, elle regardait de tous les côtés, elle vit le visage de la vierge transfiguré et transformé. Ce n'était plus Catherine, fille de Lapa, c'était une majesté angélique, que la lumière enveloppait de toute part, comme un vêtement. A cette vue, Andrée sentit de plus en plus son cœur pénétré de componction, et se reprocha intérieurement d'avoir donné libre cours à sa mauvaise langue contre une vierge si sainte. Cette vision, qui était matérielle (par opposition à imaginaire), et éclatait aux yeux de l'infirme, dura quelques instants, puis s'évanouit comme elle était venue. Après la disparition de cette lumière, notre vieille se sentit tout à la fois consolée et triste, mais de cette tristesse qui rend juste, au témoignage de l'Apôtre (2Co 7,10) Bientôt elle demande pardon à la vierge, avec des sanglots et des gémissements, elle s'accuse de l'avoir gravement offensée et très faussement diffamée.

On eût dit que la lumière extérieure de la vision avait apporté avec elle une lumière intérieure, qui avait révélé à la malade toutes les tromperies de Satan. En entendant ces aveux, la vierge du Seigneur se précipite dans les bras de celle qui l'avait calomniée et la console de son mieux. Elle l'assure qu'elle n'a jamais songé à l'abandonner, qu'elle ne s'est pas sentie offensée le moins du monde, et lui dit: " Je le sais bien, très douce Mère, c'est l'ennemi du genre humain qui a perpétré tous ces scandales; votre esprit a été trompé par ses prodigieuses illusions, ce n'est pas à vous, c'est à lui que je dois en vouloir; à vous, je ne dois que remerciements pour le zèle que vous mettiez, comme la meilleure des amies, à veiller sur ma vertu. " C'est par ces paroles et autres semblables que Catherine consolait sa calomniatrice, puis, ayant fait avec soin tout ce que son service demandait, elle se hâta de rentrer dans sa cellule, pour ne pas perdre de temps.

Mais Andrée, reconnaissant de tout cœur sa faute, dit à tout venant, avec larmes et sanglots, combien elle s'est trompée et comment elle a été persuadée et séduite par le démon. Elle se proclame coupable. Elle affirme que la vierge, contre laquelle elle a parlé, est non seulement pure, mais sainte et remplie de l'Esprit de Dieu. Certaines visiteuses lui demandent plus secrètement et avec plus d'insistance comment elle peut être sûre de ce qu'elle atteste, au sujet de la sainteté de la vierge. Elle répond toujours, avec une chaleureuse conviction, qu’elle n'a jamais senti, ni connu ce qu'étaient les douceurs et les consolations spirituelles, avant d'avoir vu Catherine transfigurée devant elle et entourée d'ineffable lumière. On la presse de dire si elle a vu cela des yeux du corps; elle l'affirme, mais elle avoue ne trouver nulle parole qui puisse exprimer la beauté de cette lumière et la suavité qui remplit alors son âme. Ce fut, pour notre sainte, la cause d'une renommée plus grande et plus éclatante parmi les hommes, et l'antique ennemi, qui avait cru dénigrer Catherine, vit tous ses efforts aboutir, malgré lui, sous l'intervention de l'Esprit-Saint, à l'exaltation de notre vierge. Au milieu de ce triomphe, la sainte ne se laissa pas plus enorgueillir par le succès, qu'elle ne s'était laissée abattre par l'adversité. Elle continua, sans se lasser, son oeuvre de charité et s'appliqua de tout son cœur à connaître son néant. Toute sa beauté ne venait-elle pas de Celui-là seul qui a l’Etre. Cependant l'infatigable ennemi, qu'on peut bien vaincre, mais non pas tuer, revint à ses premières tentatives, et essaya d'abattre par de nouvelles révoltes de l'estomac la jeune athlète triomphante.

Un jour que la servante du Christ avait découvert l'horrible ulcère pour le laver, la plaie, rendue plus infecte encore par une action du démon, répandit une odeur tellement suffocante que le cœur de la sainte en fut tout soulevé, et des nausées insurmontables s'emparèrent de son estomac. La vierge du Seigneur en eut l'âme d'autant plus affligée qu'eu ces jours-là la grâce de l'Esprit-Saint avait donné, par de nouvelles victoires, de nouvelles perfections à ses vertus. Elle s'emporte d'une sainte colère contre son propre corps et lui dit: " Par la vie du Très-Haut, le très doux Époux de mon âme, tu vas recevoir dans tes entrailles ce qui te fait tant d'horreur. " Elle recueille aussitôt dans une écuelle la lavure et le pus de cette hideuse blessure, et, se retirant à l'écart, elle avale tout ce breuvage. Cela fait, elle vit cesser aussitôt toute tentation de dégoût. Je me rappelle qu'un jour où, en sa présence, on eut l'occasion de me raconter cette histoire, elle la compléta en me disant secrètement à voix basse: " Jamais, depuis ma naissance, je n'ai pris nourriture ou boisson si suave et de si bon goût. " J'ai trouvé dans les écrits du Frère Thomas qu'elle avait eu pareille impression quand elle avait appliqué son visage sur l'ulcère, comme nous l'avons raconté plus haut. Elle a secrètement avoué à ce Frère, qu'en ce moment elle sentit une odeur des plus douces et fort délectable. Je ne sais, lecteur, si vous pèserez bien tout ce qui vient d'être dit; pour moi, je vais ajouter à ce récit, aussi brièvement que possible, les enseignements que le Seigneur a donnés à la suite de ce fait.

L'épouse du Christ, après avoir reçu de son Époux toutes des victoires, vit apparaître, pendant sa prière, dans la nuit qui suivit son dernier triomphe, le Sauveur du monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il lui montra les cinq plaies sacrées de son corps, reçues au jour où il fut crucifié pour notre salut, et lui dit: " Ma bien-aimée, tu as soutenu pour moi bien des combats, et jusqu'ici, avec mon secours, tu as toujours eu la victoire. Aussi m'es-tu devenue bien gracieuse et bien agréable. Mais hier en particulier, tu as mérité tout l'excès de mes complaisances. Car non seulement tu as méprisé les délectations des sens, tenu pour rien l'opinion des hommes, et triomphé des tentations de l'ennemi, mais tu as vraiment foulé aux pieds l'instinct naturel de ton propre corps, quand, dans l'ardeur de ta charité, tu as pris si joyeusement un si horrible breuvage. C'est pourquoi, je te le dis, de même que dans cet acte tu t'es élevée au-dessus de la nature, ainsi vais-je te donner une boisson qui dépasse tout ce qui est habituellement accordé à la nature humaine. " Et, mettant la main droite sur le cou de la vierge, il approcha celle-ci de la blessure de son divin côté : "Bois, lui dit-il, ma fille, bois à mon côté, un breuvage qui remplira ton âme de tant de suavité que cette suavité fera sentir ses admirables effets jusque dans ton corps méprisé à cause de moi. " Catherine, se voyant ainsi placée à l'ouverture de la fontaine de vie, appliqua, sur la plaie sacrée, la bouche de son corps, mais bien plus encore celle de son âme; et, pendant un assez long espace de temps, elle puisa à cette source, avec autant d'avidité que d'abondance, un ineffable breuvage, dont on ne saurait expliquer les merveilleuses propriétés. Enfin, sur un signe du Seigneur, elle se détacha de cette fontaine sacrée. Elle était tout à la fois rassasiée et altérée, et la satiété ne mettait pas de dégoût dans son âme, pas plus que la soif n'y engendrait de peine.

O Seigneur d'ineffable miséricorde, combien vous êtes doux à ceux qui vous aiment! combien vous êtes suave à ceux qui savent vous goûter! mais que n'êtes vous pas pour ceux que vous abreuvez si merveilleusement! Je pense, Seigneur, que ceux qui n'ont pas fait l'expérience de pareilles merveilles ne peuvent pas, plus que moi, les comprendre pleinement. Elles nous sont aussi inconnues que les couleurs aux aveugles, que les sons de la mélodie aux sourds. Cependant, pour n'être pas tout à fait ingrats, nous contemplons et nous admirons, comme nous pouvons, les grandes grâces que vous accordez libéralement à vos saints, et dans la mesure de nos forces nous remercions bien pauvrement Votre Majesté.

Quant à vous, lecteur, je vous en prie, ne passez pas inattentif sur un acte où notre aimable vierge a montré une vertu si grande et si extraordinaire. Considérez, je vous le demande, cette charité, racine de tout bien, qui a décidé Catherine à prendre un service si répugnant pour les sens. Contemplez, je vous en conjure, la ferveur de cette même charité, cause d'une si longue persévérance dans ce service, malgré les révoltes de la nature. Remarquez, je vous en supplie, la fermeté de cette incomparable constance, qu'une diffamation si honteuse n’a pu briser, et que les procédés odieux de la calomniatrice n'ont pu ébranler. Voyez enfin comment cette âme, fermement établie dans le Christ, ne s'est point laissé enorgueillir par la louange, et comment elle a su s’élever au-dessus de la chair, non pas en quittant cette chair, mais en s'opposant à ses instincts naturels, et en obligeant ses entrailles à recevoir ce qui faisait horreur à sa vue. Non seulement des actes aussi héroïques ne sont pas communs, mais on trouverait à peine, je crois, un petit nombre de fidèles qui en soient capables, surtout en notre temps, où ceux qui en font de semblables sont rares comme les phénix. Aussi écoutez encore quel fut le résultat de tout cela. Après s'être abreuvée au côté du Sauveur, l'âme de notre sainte vierge fut remplie d'une grâce si abondante que son corps éprouvant les effets de cette surabondance, ne prit jamais et ne put jamais prendre depuis ce moment de nourriture matérielle, comme auparavant. Mais nous parlerons plus au long et plus spécialement tout à l'heure de cette merveille, car, ce chapitre quoique aussi bien important, sa longueur m'oblige de le finir.

J'ai déjà cité ses témoins, inutile de répéter leurs noms. Cependant je tiens à protester, tant pour le présent que pour l'avenir, que j'ai pris tous mes renseignements, dans les confessions que la sainte m’a faites à moi personnellement, dans les écrits de Frère Thomas son premier confesseur, et dans les récits des Frères de mon Ordre, ou de personnes tout à fait dignes de foi, compagnes de Catherine. J'ai déjà donné plus haut les noms de ces personnes, et quand ce sera nécessaire, je les donnerai encore.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE V

CATHERINE VIT D'UNE MANIÈRE TOUT A FAIT EXTRAORDINAIRE.
JUSTIFICATION DE SON JEUNE. 

 

L'incomparable et éternel Epoux avait éprouvé son épouse bien-aimée au creuset de tribulations multipliées ; il ne lui restait plus qu'à la couronner d'une manière digne de sa munificence. Mais les âmes, que la sainte devait aider dans leur pèlerinage, n'avaient pas encore reçu le fruit de ses œuvres, dans la mesure que l'Epoux avait éternellement voulue et qu'il avait promise à la vierge. La divine Providence, pour accomplir parfaitement son œuvre, fut donc obligée de laisser, à cette fin, l'épouse sur la terre, tout en lui donnant des arrhes de l'éternelle récompense. C'est pourquoi Notre-Seigneur fit entrer dès cette vallée de larmes celle qui était à la fois son épouse et sa servante, dans un genre de vie vraiment céleste, tout en la laissant en compagnie Ces habitants de la terre. Voici par quelle révélation il l'instruisit de ses volontés.

Un jour que la sainte priait dans l'intérieur de sa petite chambre, le Sauveur et Seigneur du genre humain lui apparut et lui annonça, en ces termes, les nouvelles merveilles qu'il allait accomplir en elle : " Apprends donc, ma très douce fille, que désormais les jours de ton pèlerinage seront remplis de mes dons. Ces dons seront si nouveaux et si merveilleux qu'ils provoqueront l'étonnement et l'incrédulité des hommes ignorants et charnels. Beaucoup même de ceux qui t'aiment seront hésitants et soupçonneront quelque illusion; tout cela arrivera à cause de l'excès de mon amour. Car j'infuserai dans ton âme une telle abondance de grâces que, dans son débordement, cette grâce rejaillira merveilleusement sur ton Corps, qui en recevra et gardera un mode de vivre tout à fait extraordinaire. De plus ton cœur s’enflammera d'un zèle si impétueux pour le salut du prochain qu'oublieuse de ton sexe, tu changeras complètement toutes tes habitudes. Non seulement lu ne fuiras plus, comme tu avais coutume de le faire, la compagnie des hommes et des femmes, mais, pour le salut de leurs âmes, tu t'exposeras dans la mesure de tes forces à toutes les fatigues. Beaucoup en seront scandalisés, de là des contradictions qui révéleront les pensées de bien des cœurs (Lc 2,25). Pour toi, reste toujours sans trouble et sans crainte. Toujours je serai avec toi et délivrerai ton âme de la langue perfide et des lèvres de ceux qui disent le mensonge ( Ps 119, 2). Accomplis virilement ce que l'Onction (L’Esprit-Saint, 1 Jn 2,27) t'enseignera, car, pour toi, j'arracherai beaucoup d'âmes à la gueule de l'enfer, et je les conduirai, avec le secours de ma grâce, jusqu'au royaume des cieux. "

Catherine m'a secrètement confessé que le Seigneur lui avait très fréquemment répété ces paroles, surtout celles qui lui disaient: " Sois sans crainte et sans trouble. " La sainte répondit : "Vous êtes mon Seigneur et moi je suis votre vile servante ; que votre volonté se fasse toujours ; mais souvenez-vous de moi, selon la grandeur de vos miséricordes et secourez-moi. " La vision disparut et laissa là la servante du Christ toute pensive, se demandant en son cœur ce que serait ce changement de vie.

Dès lors la grâce de Jésus-Christ alla de jour en Jésus, jour croissant dans l'âme de Catherine. Elle avait en telle abondance l'Esprit du Seigneur qu'elle en était elle-même toute surprise et que, dans son étonnement, elle partageait pour ainsi dire les défaillances du Prophète et chantait avec lui: " Mon coeur et ma chair ont défailli, Dieu de mon coeur, mon partage et mon Dieu pour l'éternité (Ps 72,26) " ; et encore : "Je me suis souvenue de Dieu, et j'ai été inondée de joie, j'ai médité, et mon esprit à défailli (Ps 76,4) " La vierge du Christ languissait d'amour pour Lui, sans autre remède que les larmes de l'esprit et du corps. Aussi c'était chaque jour des gémissements, chaque jour des pleurs, sans que cette langueur pût y trouver son plein soulagement. Obéissant à une inspiration que le Seigneur envoya à son âme, notre sainte trouva bon d'aller fréquemment à l'autel de Dieu ( Ps 72,4) recevoir le plus souvent possible, des mains du prêtre, dans le sacrement d'Eucharistie, le Seigneur Christ, dans lequel exultaient son coeur et sa chair ( Ps 73,3). Ne pouvant pas encore s'en rassasier au gré de ses désirs dans la patrie, elle en ferait du moins, par le sacrement, la joie de son pèlerinage. Mais c'était là semence de plus grand amour, et par conséquent de plus de langueur. La foi lui donnait cependant dans l'Eucharistie de quoi mieux alimenter la fournaise de charité, dont les ardeurs allaient croissant chaque jour en son cœur, sous le souffle de l'Esprit-Saint. De là vint et s'enracina chez elle l'habitude de communier presque chaque jour. Toutefois ses infirmités corporelles et ses travaux pour le salut des âmes y mettaient souvent obstacle. Mais son désir de recevoir fréquemment la sainte Communion était si grand qu'aux jours où il n'était pas satisfait, son corps était durement éprouvé et comme défaillant. Ce corps, qui avait part à l'abondance de l'esprit, ne pouvait aucunement éviter d'en partager l'angoisse. Mais nous traiterons ailleurs ce sujet plus au long ; revenons à l'exposé de l'admirable genre de vie, qui était devenu celui du corps de la sainte.

Je rapporte ici ce qu'elle m'a secrètement confessé, et ce que j'ai trouvé dans les écrits du confesseur qui m'a précédé. Après la vision racontée plus haut, les grâces et les consolations célestes, qui descendaient dans l'âme de Catherine, devinrent si abondantes, surtout aux jours de communion, que ces grâces débordant et rejaillissant sur le corps, en consumaient et en desséchaient les sucs vitaux. L'estomac de la sainte fut si profondément modifié que non seulement elle n'avait plus besoin de nourriture matérielle, mais qu'elle ne pouvait en prendre sans douleur physique. Si on la forçait à en accepter, elle éprouvait de très vives souffrances, et les aliments étaient violemment rejetés au dehors. La plume ne saurait rapporter tout ce que le vierge eut à souffrir à cette occasion.

Dans les commencements, ce genre de vie parut en effet inadmissible à tout le monde, même aux personnes de la maison, qui vivaient plus continuellement avec la sainte. Ils traitaient un don de Dieu si singulier de tentations et de mirage de l'ennemi. Le confesseur, que j'ai déjà souvent nommé, partagea l'erreur commune. Inspiré par un zèle qui était bien intentionné, mais qui n'était pas éclairé, il craignait que Catherine n'eût été séduite par le démon, transfiguré en ange de lumière (2 Co 11,14),et il lui ordonna de prendre chaque jour de la nourriture et de ne pas croire aux visions qui lui conseillaient le contraire. Catherine en appela à l'expérience: quand elle ne prenait pas de nourriture, elle avait plus de santé et de force, quand, au contraire, elle mangeait, elle était malade et languissante. Son confesseur ne s'émut point de cette observation, il lui renouvela et lui maintint l'ordre de manger. En vraie fille d'obéissance, elle fit tout son possible pour se soumettre à cet ordre, et en vint à un tel point d'affaiblissement qu'on craignait. presque pour sa vie. S'en allant alors trouver son confesseur, elle lui dit: "Père, si, par un jeûne excessif, j'exposais mon corps à la mort, ne me défendriez-vous pas de jeûner, pour m’empêcher de mourir et d'être homicide de moi-même ? - Oui, sans aucun doute, lui répondit le confesseur. Elle reprit : "N'est-il pas plus grave de s'exposer à la mort en mangeant qu'en jeûnant ? " et, sur la réponse affirmative du prêtre, elle ajouta " Puisqu'une expérience répétée vous a appris que la nourriture me rend malade, pourquoi ne me défendez-vous pas de manger comme vous me défendriez de jeûner en pareil cas? " A ce raisonnement, il ne sut que répondre et, voyant dans la sainte les signes manifestes d'un vrai danger de mort, il lui dit: "Agissez désormais d'après les inspirations de l'Esprit-Saint, car bien grandes sont les merveilles que Dieu semble opérer en vous. "

Et maintenant, lecteur, notez ici, je vous prie, ce qui fut l'occasion des grandes souffrances que la sainte dut éprouver de la part des personnes de sa maison et de sa famille, souffrances que la parole et la plume sont impuissantes à raconter. Catherine me les a révélées confidentiellement, dés les premiers jours où je méritai d'être admis dans son intimité, et elle m'en a souvent parlé dans la suite, quand le sujet de l'entretien l'exigeait. Les gens de son entourage mesuraient ses actes et ses paroles, soit à la mesure des leurs, soit à la mesure commune des actions humaines et non pas à la mesure des grâces spéciales versées par le Seigneur dans l'âme de son épouse. Perdus au fond de la vallée, ils prétendaient donner les limites du sommet des monts. Ils tiraient les dernières conclusions d'un art, dont ils ignoraient les principes et, dans l'aveuglement que leur apportait l'éclat d'une lumière qui les dépassait, ils jugeaient témérairement du jeu de ses couleurs. De là des mécontentements déraisonnables,qui les faisaient se plaindre du rayonnement de cette étoile. Ils voulaient enseigner celle dont ils ne pouvaient comprendre les enseignements ; et, tout ensevelis dans les ténèbres, ils reprochaient au jour sa clarté. Leur langue mordait sans bruit, mais pour autant, leurs secrètes détractions, présentées sous couleur de beau zèle, n'en atteignaient pas moins cette sainte, qui était leur proche. Ils poussaient et contraignaient le confesseur de la vierge à la réprimander.

Il ne m'est pas facile de dire les multiples angoisses par lesquelles l'âme de la sainte dut alors passer; je ne pourrais l'exposer aisément, même en un long discours. Tout entière à l'obéissance et toute pénétrée du mépris d'elle-même, Catherine ne savait pas s'excuser et n'osait aucunement résister à la volonté et aux avis de son confesseur. Cependant elle constatait clairement que la volonté du Très-Haut allait à l'encontre des manières de voir de sa famille et de son directeur; dans sa crainte du Seigneur, elle ne voulait ni déserter l'obéissance, ni scandaliser son prochain, et par suite elle ne savait à quoi se résoudre. C'était de toute part de nouveaux sujets d'angoisse: se réfugier dans la prière était son seul soulagement. Elle répandait devant le Seigneur des larmes de douleur et de confiance, le conjurant humblement et instamment de vouloir bien, Lui le Maître, manifester directement sa volonté à ses contradicteurs, surtout au confesseur, qu'elle craignait particulièrement d'offenser. Il ne lui était pas permis d'alléguer la parole des Apôtres disant aux Princes des prêtres : " Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act 5,29)" Car aussitôt se présentait à son esprit cette réponse, que le démon se transfigure souvent en ange de lumière, qu'elle ne devait, ni croire à toute inspiration, ni s'appuyer sur sa propre prudence, mais suivre les conseils qu'on lui donnait. Cependant, le plus souvent, le Seigneur l'exauçait comme d'habitude, illuminait l'esprit du confesseur, et lui faisait modifier ses décisions. Mais, malgré ce secours, aile prêtre, ni les autres personnes qui murmuraient contre la sainte, ne surent se laisser diriger par l'esprit de discrétion.

Notre sainte avait été souvent et très bien instruite par le Seigneur de toutes les ruses de l'ennemi ; elle était habituée à lutter fréquemment avec ce même ennemi; elle avait triomphé complètement et dans d'innombrables rencontres de l'adversaire du genre humain; elle avait reçu du Seigneur le don surnaturel d'intelligence qui lui permettait de crier avec l'Apôtre: "Nous n'ignorons pas les ruses de Satan (2 Co 2,14). " Si ses contradicteurs avaient donné quelque attention à ces considérations, ils auraient mis un doigt sur leurs lèvres (Job 19, 9); disciples imparfaits, ils ne se seraient pas élevés présomptueusement au-dessus d'une maîtresse aussi parfaite ; petits ruisseaux, ils n'auraient pas osé prétendre à remplir de leur goutte d'eau un si grand fleuve. Voilà, avec d'autres semblables, les réponses qu'en ce temps-là je jetais à la face de tous ceux qui murmuraient, et je les note ici à l'intention de certaines personnes qui ont connu ces faits.

Mais, revenons au point où nous avons laissé notre récit, et apprenez, lecteur, que le premier jeûne extraordinaire de la sainte dura depuis le Carême, pendant lequel arriva la vision racontée plus haut, jusqu'à la fête de l'Ascension. Pendant tout ce temps, la Vierge, remplie de l'Esprit de Dieu, ne prît aucune nourriture ou boisson matérielle, sans cesser d'être toujours alerte et joyeuse. Ce n'est pas étonnant, puisque l'Apôtre nous assure, que " les fruits de l'Esprit sont charité, joie et paix (Gal 5,22) ". La Vérité première nous dit elle-même, que "l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4). Et n'est-il pas encore écrit, que " le juste vit de la foi (Rm 1,17) ". Au jour de l'Ascension, Catherine put manger, ainsi que le Seigneur le lui avait annoncé, avertissement dont elle avait fait part à son confesseur. Elle mangea du pain, des légumes cuits et des herbes crues, c'est-à-dire des aliments de Carême, car il était impossible au miracle aussi bien qu'à la nature de faire pénétrer dans ce corps une nourriture plus délicate. Après quoi, elle se remit au simple jeûne ordinaire; puis, après quelques interruptions, elle reprit peu àpeu ce jeûne continu, inouï pour notre temps. Mais pendant que le corps jeûnait, l'esprit était fréquemment et abondamment nourri, car au temps où se passait tout ce que nous racontons ici, Catherine s'approchait avec ferveur de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pouvait. Elle y trouvait tant de grâces que, dans cette mort de tous les sens corporels et de toute activité naturelle pour ainsi dire, son corps et son âme vivaient exclusivement de la vertu surnaturelle de l'Esprit-Saint. C'est pourquoi, quiconque a l'intelligence des choses spirituelles, en conclura que toute cette vie était surnaturelle et miraculeuse. J'ai vu moi-même, et non pas une fois, mais plusieurs, j'ai vu ce faible corps, que ne fortifiait aucune nourriture matérielle, aucune boisson, si ce n'est de l'eau froide, je l'ai vu réduit à la dernière faiblesse, si bien que moi et les autres, nous attendions tremblants son dernier souffle. Se présentait-il alors quelqu'occasion de procurer la gloire du nom divin ou le salut des âmes, immédiatement, sans aucun remède, ce corps défaillant recouvrait non seulement la vie, mais les forces, et des forces plus qu'ordinaires, des forces vraiment robustes et résistantes pour sa condition. Catherine se levait, marchait, travaillait sans difficulté, plus que les personnes bien portantes qui l'accompagnaient, et défiait toute lassitude.

D'où venait cela, je vous prie, si ce n'est de l'Esprit qui se délecte en de telles oeuvres ? Il suppléait miraculeusement à l'impuissance de la nature et vivifiait non seulement l'âme, mais le corps. Au temps où la sainte commença de vivre ainsi sans aliments corporels. le confesseur, souvent cité plus haut, lui demanda si parfois elle avait quelque désir de manger. Elle lui répondit: " Le Seigneur me rassasie tellement dans la réception de son très vénérable Sacrement que je ne puis plus désirer aucune nourriture matérielle. " Et, comme le prêtre lui demandait ensuite, si elle sentait la faim, quand elle ne communiait pas, elle ajouta: " Quand je ne puis recevoir le Sacrement, sa seule présence et sa seule vue me rassasient. Bien plus, non seulement la présence de l'hostie consacrée, mais aussi celle du prêtre que je sais l'avoir touchée, m'apporte une telle consolation que tout souci de nourriture disparaît. " C'est ainsi que la vierge du Seigneur était tout à la fois rassasiée et à jeun, l'estomac vide et le cœur plein, toute desséchée extérieurement, et intérieurement tout arrosée d'un fleuve d'eau vive, alerte et joyeuse en tout événement.

Mais l'antique et tortueux serpent ne pouvait supporter un si grand don de Dieu, sans une envie furieuse, toute pleine de venin. Il souleva contre Catherine, au sujet de ce jeûne, tous ceux qui l'entouraient, âmes spirituelles ou charnelles, religieux ou séculiers. Et ne vous étonnez pas, lecteur, de voir au nombre de ces personnes séduites, des âmes spirituelles et religieuses. Croyez-moi, quand l’amour-propre n'est pas complètement éteint en elles, l'envie y règne souvent plus dangereusement qu'en toute autre âme, surtout quand elles voient quelqu'un faire ce qu'elles savent bien leur être impossible. Etudiez les actes et les faits des Pères de la fameuse Thébaïde. Un jour, un des disciples de Macaire, vêtu d'un habit séculier, se rendit dans une nombreuse communauté de moines, que dirigeait Pacôme. Après beaucoup d'instances, il fut admis par ce dernier à revêtir l'habit de cette religion. Mais, quand les moines eurent vu l'admirable et inimitable austérité de sa pénitence, ils se rassemblèrent tous un certain jour, et, tout près de se révolter contre Pacôme, ils lui dirent: " Enlève-nous ce moine, ou bien sache que nous quitterons tous le monastère aujourd'hui même. " Et ceux qui parlaient ainsi étaient des hommes réputés parfaits. Que pensez-vous des spirituels de nos jours? Si je ne craignais d'être trop long, je vous dirais à leur sujet bien des choses que l'expérience seule a pu m'apprendre.

Je vous dis tout cela à propos du murmure général soulevé par le jeûne de la sainte. Les uns disaient: "Nul n'est plus grand que son Maître. Le Christ Seigneur a mangé et bu, sa glorieuse Mère a fait de même, et les Apôtres ont aussi mangé; le Seigneur leur avait même dit " Mangez et buvez ce qui se trouve chez vos hôtes (Lc 10,7). " Qui peut les surpasser ou même les égaler! " D'autres affirmaient que, d'après l'enseignement donné par tous les saints, dans leurs paroles et leurs exemples, il n'était jamais permis de se singulariser par son genre de vie, mais qu'on devait garder en tout la voie commune. Certains murmuraient discrètement, que tous les excès ont toujours été et sont toujours mauvais, et qu'une âme craignant Dieu les fuit. Il s'en trouvait aussi, dont nous avons déjà dit un mot, qui, pour ne pas se départir de leurs charitables intentions, attribuaient cette conduite aux illusions de l'antique ennemi. Enfin, les hommes charnels et les détracteurs notoires répétaient que c'était là pure feinte, pour acquérir de la gloire. A tous ce jugements, aussi faux qu'absurdes, et qui n'avaient aucune raison de se produire, je dois répondre, dans la mesure où je le puis, et selon que le Seigneur me l'a appris, sinon je me croirais justiciable au Tribunal de la Vérité première. Prêtez-moi donc, je vous prie, bon lecteur, toute votre attention.

Si les premiers contradicteurs, qui mettent en cause le Sauveur, sa glorieuse Mère et les saints Apôtres, disaient la vérité, il s'ensuivrait aussitôt, que Jean-Baptiste eût été plus grand que le Seigneur Christ lui-même. Car Notre-Seigneur nous apprend de sa propre bouche, que Jean-Baptiste est venu, ne mangeant ni ne buvant, tandis que lui-même, Fils d'une humanité virginale, mangeait et buvait (Mt 11,18). Il s'ensuivrait de même, qu'Antoine, les deux Macaires, Hilarion, Sérapion et d'autres saints innombrables, ayant jeûné presque continuellement, et par conséquent plus longtemps que ne l'ont fait communément les Apôtres, les auraient dépassés en sainteté. Peut-être ceux qui murmurent ainsi, voudront-ils répondre que Jean dans le désert et les Pères d'Egypte ne gardaient pas un jeûne absolu, mais mangeaient quelque chose à certaines heures. Que diront-ils alors de Marie-Madeleine, qui demeura trente-trois ans sur un rocher (La Sainte Baume), sans aucune nourriture matérielle. Son histoire le dit clairement, et ce témoignage est manifestement confirmé par le site du lieu qu'elle habitait, alors inaccessible. Madeleine est-elle plus grande que la glorieuse Vierge, qui n'est point demeurée sur un rocher, et n'a pas observé pareil jeûne? Que diront-ils aussi de plusieurs saints Pères, qui sont restés pendant un temps plus ou moins long sans prendre aucune, nourriture? On lit même de l'un d'eux en particulier, qu'après avoir reçu le Sacrement du Seigneur, il ne prenait aucun autre aliment pour se soutenir (Le P. Jean, Vie des Pères, par Rufin). Qu'ils apprennent donc, s'ils ne le savent pas encore, que la sainteté ne se mesure pas aux jeûnes, mais au degré de la charité! Qu'ils apprennent, que personne ne doit se constituer juge de ce qu'il ignore! Qu'ils écoutent la Sagesse incarnée de Dieu le Père, disant d'eux et de leurs pareils : " A qui comparerai-je cette génération et à qui ces hommes ressemblent-ils? Aux enfants, auxquels leurs camarades répètent en jouant sur la place publique: " Nous vous avons chanté des chants de fête et vous n'avez pas dansé, des chants de deuil et vous n'avez pas pleuré (Lc 7,32). " Et Notre-Seigneur ajoutait les paroles que nous avons déjà citées : "Jean-Baptiste est venu, ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin, et vous dites... il est possédé du démon. Le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites: " C'est là un homme vorace, et qui aime le vin (Lc 7, 33.34). " Cette seule réflexion du Sauveur doit suffire à fermer la bouche à ceux qui font la première objection, que nous avons rapportée.

Quant aux seconds, qui détestent les voies extraordinaires, il est facile de leur répondre. L'homme ne doit pas rechercher de lui-même les singularités; mais quand ces singularités sont l’œuvre de Dieu, il doit les recevoir avec reconnaissance. Autrement il faudrait mépriser tous les dons extraordinaires de Dieu. La sainte Ecriture nous enseigne que " l'homme juste ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de lui " , mais elle ajoute immédiatement: " Plusieurs des révélations qui te sont faites dépassent ton, intelligence (Eccl 3,22.239). " Cela veut dire : " De toi-même, tu ne dois pas chercher ce qui est au-dessus de toi; mais, si Dieu te le révèle, tu dois recevoir cette révélation avec action de grâces. " Or, dans le cas dont nous parlons, le jeûne de la sainte était l’œuvre d'une providence toute spéciale du Seigneur: qui pourrait donc objecter ici la loi prohibant la singularité? C'était cette même pensée, revêtue du voile d'une humilité sincère, que notre vierge opposait à ceux qui lui demandaient pourquoi elle ne prenait pas, comme les autres, d'aliments corporels. Elle disait: " Dieu m'a frappée, à cause de mes péchés, d'une infirmité toute particulière, qui m'empêche absolument de prendre aucune nourriture. Et moi aussi, je voudrais bien manger, mais je ne puis pas. Priez pour moi, je vous en conjure, afin que Dieu me pardonne les péchés pour lesquels je souffre tout ce mal. " C'était dire ouvertement : " C'est là l’œuvre de Dieu et non la mienne. " Mais, pour éloigner toute apparence de vanité, elle attribuait tout à ses péchés. Et, en cela, elle ne parlait pas contre sa propre pensée, car elle croyait fermement que Dieu l'avait ainsi exposée aux murmures des hommes, pour la punir de ses péchés. C'est à ses fautes qu'elle imputait tout le mal qui lui arrivait, tandis qu'elle rapportait tout bien à Dieu Cette règle, pleine de vérité, lui servait en tout événement. La même réponse vaut contre ceux qui arguent du devoir d'éviter les excès. Un excès ne peut être mauvais, quand il est l’œuvre de Dieu, et l'homme, alors, ne peut pas l'éviter. Que ce soit là notre cas, nous l'avons assez montré.

Et maintenant je prie ceux qui prétendent reconnaître ici les illusions de l'ennemi de vouloir bien me répondre. Est-il vraisemblable que Catherine se soit laissé tromper, après avoir triomphé de toutes les ruses de Satan et de toutes les tentations que nous avons décrites? Mais, en admettant qu'elle ait été séduite, quel était donc celui qui gardait au corps de la sainte toute sa vigueur? S'ils veulent que ce soit l'ennemi, qu'ils me disent quel était alors celui qui maintenait l'esprit de la vierge dans une joie et une paix si grandes, au temps ou elle était privée de toute délectation sensible. Le fruit de l'Esprit-Saint ne peut être l’œuvre du diable, et la charité, la joie et la paix, sont le fruit de l'Esprit, l'Ecriture nous le dit (Gal 5,22). Moi, je ne pense pas qu'on puisse rester dans la vérité, et attribuer tout cela au démon; et si nos contradicteurs persistent dans leurs méchantes interprétations, qui nous assurera, qu'en parlant ainsi, ils n'obéissent pas eux-mêmes aux séductions de l'antique serpent? D'après eux, l'ennemi peut tromper et séduire une vierge, qui l'a si souvent vaincu, dont le corps vit et se soutient dans des conditions qui dépassent toute vertu naturelle, et dont l'âme goûte la paix continue d'une joie toute spirituelle et non charnelle. Mais alors combien plus facilement encore cet ennemi peut-il tromper et séduire ceux qui n'ont jamais connu aucun de ces dons? Ceux qui parlent ainsi paraissent bien plutôt être les victimes des illusions de l'ennemi qu'une vierge, que nous n'avons pas encore vue séduite.

Quant aux calomniateurs notoires, qui ont instruit leur langue à l'école du mensonge, mieux vaut leur opposer le silence que la parole. Ils n'ont droit qu'au mépris des hommes prudents et vertueux, et doivent être jugés indignes de toute réponse. Quel est l'homme, si parfait qu'il soit, qu'ils ne puissent accuser de la même façon? Si leurs pareils ont appelé faussement Béelzébub (Mt 10,25), Notre-Seigneur et Père, quoi d'étonnant à ce qu'ils diffament aussi faussement sa servante? Que notre seul silence les oblige donc à se taire. Nous avons ainsi répondu, autant que le Seigneur nous l'a permis, à tous ceux qui ont accusé l'extraordinaire genre de vie de la sainte.

Quant à Catherine, toute remplie de l'esprit de discrétion, elle ne désirait qu'imiter en tout son Epoux. Elle se souvint de ce qu'avait fait Notre-Seigneur et Maître, quand on demanda pour lui à Pierre l'impôt du didrachme. N'étant point obligé de le payer, et l'ayant bien fait comprendre à l'Apôtre, il ajouta cependant : " Pour ne pas les scandaliser, va à la mer et jette l'hameçon, prends le premier poisson que tu tireras, ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère, que tu donneras pour toi et pour moi (Mt 17,26) Après avoir médité cette action du Sauveur, notre sainte résolut de faire cesser les murmures autant qu'elle le pourrait. Elle se décida donc à venir à la table commune, une fois chaque jour, et à faire tous ses efforts pour essayer de manger comme les autres, afin que personne ne se scandalisât plus de son jeûne. Quoiqu'elle ne mangeât alors ni viande, ni vin, ni poisson, ni œufs, ni laitage, ni même de pain, le peu de nourriture qu'elle prenait, ou plutôt qu'elle essayait de prendre, devenait pour son corps un tel tourment que quiconque la voyait, si impitoyable fût-il, se sentait le cœur ému de compassion. Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, son estomac ne pouvait rien digérer, sa chaleur n'absorbait plus les principes aqueux des aliments, et il rendait tout ce qu'on y faisait pénétrer. Il s'ensuivait d'intolérables douleurs et des gonflements de tout le corps. La sainte ne faisait cependant que mâcher les herbes ou les autres aliments, et en détournait tout l'élément solide, niais elle ne pouvait empêcher qu'un peu de leur suc ne descendît jusqu'à son estomac, et elle buvait en même temps très volontiers un peu d'eau froide, pour se rafraîchir la gorge. Ce qu'elle avait ainsi avalé, elle était chaque jour obligée de le rendre, et avec de très grandes souffrances. Encore fallait-il introduire jusqu'à son estomac une tige de fenouil ou d'autre herbage, et avec une peine inouïe; sans cela il était impossible, la plupart du temps, de le débarrasser du peu d'aliments dont il était chargé. Elle se soumit à cette pratique, jusqu'à la fin de sa vie, à cause des mécontents et de ceux que son jeûne scandalisait. Ayant un jour vu moi-même tout ce qu'elle souffrait pour rendre ce qu'elle avait essayé de prendre, je fus saisi de compassion et voulus lui persuader de laisser murmurer tous ses détracteurs, sans s'imposer, à cause d'eux, pareil tourment. Elle me répondit joyeuse et souriante : " Ne vaut-il pas mieux, mon Père, que mes péchés soient punis dans ce temps limité que de me voir réservée à une punition éternelle. Tous ces murmures me sont grandement utiles. A leur occasion, j'acquitte à mon Créateur une peine finie, alors que je lui en dois une infinie. Dois-je donc fuir la Justice divine? Jamais. Ce m'est grande grâce que justice me soit faite en cette vie. " Que pouvais-je répondre à pareil langage? ne pouvant le faire dignement, je préférai me taire.

C'est pour ces motifs, que Catherine appelait justice cet acte du repas, si pénible pour elle. Elle disait à ses compagnes: " Allons faire justice de cette misérable pécheresse. " Elle tirait ainsi parti de tout, et des embûches du démon et des persécutions des hommes, nous apprenant chaque jour à faire de même. De là vient que, en parlant avec moi des dons de Dieu, elle disait : " Celui qui saurait utiliser la grâce que le Seigneur met en tout ce qui nous arrive, ferait continuel profit. " Puis elle ajoutait : " Je voudrais que vous agissiez ainsi en tout événement heureux ou malheureux, et que vous rentriez alors en Vous-même, pour vous dire: , Je veux gagner à cela quelque chose. " A vous conduire de cette façon, vous seriez bientôt riche. Et moi, malheureux, je n'ai pas assez gravé dans ma mémoire ces paroles de la sainte et d'autres semblables. Pour vous, lecteur, n'imitez pas mon apathie et souvenez-vous de ce vers :

Heureux l'homme prudent par le malheur des autres ( Felix quem faciunt aliena cautum).

Je prie cependant l'Auteur même de toute piété de vous éclairer, et de m'envoyer, à moi aussi, un rayon de sa lumière, qui m'entraîne enfin à une imitation réelle et persévérante de notre vierge. C'est par là que je termine ce chapitre. Il a tout entier pour témoin la sainte elle-même, ses paroles et ses actes accomplis au grand jour, puis les assertions d’un confesseur qui m'a précédé auprès d'elle, ainsi que je l'ai exposé plus haut.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE VI

MERVEILLEUX RAVISSEMENTS DE CATHERINE.
LE SEIGNEUR LUI FAIT DE GRANDES REVELATIONS.

 

En même temps que le Seigneur élevait la vie corporelle de son épouse à une perfection si extraordinaire, il visitait et consolait son âme par de grandes et admirables révélations. La vigueur surnaturelle du corps procédait bien de cette abondance de grâces spirituelles. C'est pourquoi, après avoir raconté ce qu'il y avait de prodigieux dans la vie corporelle de la sainte, je crois utile de parler des ivresses de son âme.

Vous vous rappelez, lecteur, que la vierge consacrée à Dieu avait puisé un breuvage de vie au côté du Sauveur. Depuis ce jour elle déborda d'une telle plénitude de grâce que sa contemplation devint pour ainsi dire continuelle. Son esprit était si fortement attaché à la considération de son Créateur, Créateur aussi de l'univers, que les facultés inférieures en perdaient, la plupart du temps, l'exercice de leurs fonctions. Nous l'avons déjà dit dans la première partie, et nous en avons fait mille fois l'expérience. Nous avons vu et palpé avec nos mains ses bras et ses mains, tellement raidis qu'on les eût brisés plutôt qu'arrachés aux lieux qu'ils touchaient pendant ses ravissements. Ses yeux étaient complètement fermés, ses oreilles ne percevaient plus aucun son, si fort qu'il pût être. Tous les sens de son corps étaient alors privés de leur activité propre. En cela, rien d'étonnant pour quiconque considérera attentivement ce qui suit.

Depuis la vision rapportée plus haut, le Seigneur se montrait à découvert et familièrement à son épouse, non seulement dans les lieux retirés comme auparavant, mais même en public, soit que la sainte marchât ou qu'elle fût arrêtée. L'amour qui enflammait le cœur de Catherine était tel qu'elle-même, en éprouvant les divins effets, avouait à son confesseur n'avoir pas de parole pour les exprimer. Un jour qu'elle répétait avec plus de ferveur la prière du Prophète : " Créez en moi, mon Dieu, un coeur pur, et renouvelez au plus intime de mon être l'esprit de droiture (Ps 50, 42), elle suppliait tout particulièrement le Seigneur de lui enlever son cœur à elle et sa volonté propre. Celui-ci vint en personne la consoler par la vision suivante Elle crut voir son éternel Epoux venir à elle comme de coutume, lui ouvrir le côté gauche, en enlever le cœur, et s'en aller, de sorte qu'elle demeurât sans coeur. L'impression de cette vision fut telle, et le témoignage des sens extérieurs la confirma si bien, que Catherine, en se confessant, disait à son directeur qu'elle n'avait plus de cœur en son corps. Son confesseur se mit à rire de ce propos, et, tout en riant, le reprocha à la sainte, qui lui répéta ce qu'elle venait de dire et l'expliqua en disant : " En vérité, mon Père, autant que j'en puis croire le témoignage de mes sens, il me semble que je n'ai absolument plus de cœur. Le Seigneur m'est apparu, m'a ouvert le côté gauche, en a enlevé le cœur et s'en est allé. " Le confesseur eut beau lui affirmer qu'il était impossible qu'elle pût vivre sans cœur, la vierge du Seigneur continua d'assurer que rien de concevable n'était impossible à Dieu, et qu'elle croyait fermement n'avoir plus de cœur. Pendant plusieurs jours elle répéta la même chose, affirmant qu'elle vivait sans cœur. Quelque temps après, elle se trouvait dans la chapelle des Frères Prêcheurs de Sienne, lieu habituel de réunion pour les Sœurs de la Pénitence de saint Dominique, et elle y était restée en prière après le départ des autres Soeurs. Quand enfin elle s'éveilla du sommeil de son extase habituelle pour se lever et rentrer à la maison, elle se vit tout à coup environnée d'une lumière qui descendait du ciel. Dans cette lumière, le Seigneur lui apparut, ayant dans ses mains sacrées un cœur humain, vermeil et resplendissant. A la vue de son Créateur et de cette lumière, elle tomba effrayée la face contre terre. Le Seigneur, s'approchant alors, lui ouvrit à nouveau le côté gauche, et, y introduisant le cœur qu'il avait dans les mains, lui dit : " Ma très douce fille,. de même que, l'autre jour, je t'ai enlevé ton coeur, de même à cet instant je te livre le mien, qui te fera vivre toujours. " Cela dit, il referma l'ouverture qu'il avait faite dans la chair de la sainte; mais, en témoignage du miracle, cet endroit resta marqué d'une cicatrice que les compagnes de Catherine et plusieurs autres personnes ont vue très souvent, ainsi qu'elles me l'ont assuré. Catherine elle-même n'a pas pu le nier quand je l'ai interrogée à ce sujet, et son aveu m'a confirmé la vérité de ce fait. Elle ajouta que depuis cette heure elle ne put jamais redire l'invocation suivante, qui lui était auparavant habituelle : " Seigneur, je vous recommande mon cœur. "

La grâce qui remplissait ce coeur, acquis par un don non moins aimable que merveilleux, fut la source d'oeuvres extérieures qui dépassent toute louange et d'une foule de révélations intérieures qui défient toute admiration. Jamais Catherine ne venait au saint autel sans avoir plusieurs de ces visions suprasensibles, surtout quand elle recevait la sainte Communion. Souvent elle voyait, caché dans les mains du prêtre, un enfant nouveau-né ou un peu plus grand, ou bien encore une fournaise d'ardente flamme, dans laquelle le prêtre semblait entrer quand il consommait les saintes Espèces. Très fréquemment elle trouvait dans la Communion un parfum si fort et si suave que son corps en était près de défaillir. Toutes les fois qu'elle voyait ou recevait le Sacrement de l'autel, elle sentait son âme envahie de nouveaux et indicibles transports, son coeur en bondissait de joie et faisait résonner son corps d'un bruit assez fort pour être entendu de toutes les compagnes qui entouraient la sainte. Après s'être aperçues plusieurs fois de ce bruit, elles en parlèrent au confesseur de Catherine, Frère Thomas, qui, s'en étant soigneusement informé, put constater la vérité de ce fait, et le consigna par écrit pour en perpétuer le souvenir. Ce son ne ressemblait à aucun des bruits qu'on entend habituellement dans les poitrines humaines. Sa singularité indiquait assez une cause préternaturelle ou plutôt surnaturelle, la vertu même du Créateur de la nature. Rien d'étonnant au reste à ce qu'un cœur donné surnaturellement eût un mouvement surnaturel. Le Prophète ne chantait-il pas déjà: " Mon coeur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant (Ps 83, 3) ", c'est-à-dire ont été saisis d'un mouvement extraordinaire. Le Prophète donne ici à Dieu le nom particulier de Dieu vivant, parce que ces tressaillements, ces palpitations de cœur produites par la vie, donnent la vie à l'homme qui les éprouve, au lieu de lui apporter la mort, ainsi que le voudraient les lois de la nature. D'ailleurs, depuis ce merveilleux changement de coeur, il semblait à Catherine qu'elle n'était plus la même. Aussi, disait-elle à Frère Thomas, son confesseur : " Père, ne voyez-vous pas que je ne suis plus la Catherine d'hier, j’ai été changée en une autre personne. " Et elle ajoutait: " O Père, si vous saviez ce que j'éprouve; oui, je le crois fermement, en éprouvant ce que je ressens en moi-même, il n'est pas de dureté qui ne dût s'amollir, d'orgueil qui ne dût s'humilier. Tout ce que je dis n'est rien en comparaison de ce que je sens. " Elle l'exposait cependant comme elle pouvait : " Mon âme est possédée d'une telle joie, d'une telle jubilation, que je suis grandement étonnée qu'elle puisse rester en mon corps. " Puis elle ajoutait : " Mon ardeur intérieure est si grande qu'auprès d'elle le feu matériel extérieur me semble plutôt rafraîchir que brûler. Cette ardeur produit dans mon âme un tel renouveau de pureté et d'humilité que je me crois revenue à l'âge de quatre ou cinq ans; et mon amour pour le prochain en est tellement enflammé que, pour n'importe qui, je souffrirais volontiers la mort avec une grande allégresse de cœur. a Elle racontait ces choses secrètement à son confesseur et les cachait le plus possible à tout autre. Mais ces paroles, ainsi que beaucoup d'autres et de nombreux prodiges, ont assez montré quelle abondance extraordinaire de grâces le Seigneur versait dans l'âme de cette sainte vierge. Si je voulais parler de tout en détail, il me faudrait écrire plusieurs volumes. Aussi ai-je résolu de ne recueillir que quelques faits, rendant plus spécialement témoignage à la sainteté de Catherine.

Je veux donc que vous sachiez, bien-aimé lecteur, qu'au temps où cette abondance de grâces descendit du ciel dans l'âme de notre sainte, du ciel aussi lui vinrent de nombreuses et remarquables visions. Il en est quelques-unes que je ne puis passer sous silence. C'est tout d'abord celle du Roi des rois, de la Reine du ciel sa Mère, et de Marie-Madeleine, qui apparurent une fois à la sainte pour la consoler et la confirmer dans ses saintes résolutions. Le Seigneur lui dit alors : " Que veux-tu que je veuille? " Elle lui fit humblement et tout en pleurant la même réponse que Pierre (Jn 21,15.16): Seigneur, vous savez ce que je veux, vous savez que je n'ai d'autre volonté que la vôtre, d'autre cœur que le vôtre. " Il lui vint alors en mémoire que Marie-Madeleine s'était donnée tout entière au Christ quand elle pleura à ses pieds, et elle commença à ressentir les douces impressions de suavité et d'amour qui furent alors celles de Madeleine, ce qui lui fit arrêter son regard sur cette sainte. A ce moment Notre-Seigneur, comme pour répondre à son désir, lui dit : " Ma très douce fille, voici que, pour ta plus grande consolation, je te donne Marie-Madeleine pour mère, tu pourras recourir à elle en toute confiance, je la charge spécialement de toi. " Notre vierge accepta ce don avec toute la reconnaissance dont elle était capable, et se recommanda dévotement, avec une grande humilité et révérence, à Marie-Madeleine, la suppliant humblement et instamment de vouloir bien veiller avec soin au salut d'une âme que le Fils de Dieu lui avait ainsi confiée. Depuis cette heure, elle considéra Madeleine comme sa mère et l'appela toujours de ce nom.

Ce fait est, à mon avis, d'un symbolisme significatif. Marie-Madeleine, en effet, est restée trente-trois ans sur un rocher, sans aucune nourriture matérielle, et dans une continuelle contemplation, nombre d'années qui représentent toute la vie du Sauveur. De même, notre sainte, à partir des événements que nous venons de rapporter, jusqu'à la trente-troisième année de son âge, date de sa mort, s'appliqua avec tant de ferveur à la contemplation du Très-Haut qu'elle n'eut besoin du secours d'aucun aliment corporel et trouva pour son âme des forces suffisantes dans l'abondance des grâces qu'elle recevait. Sept fois le jour Madeleine était enlevée dans les airs par les anges, et elle entendait alors les secrets de Dieu. La plupart du temps l'esprit de Catherine était si fortement saisi par la contemplation des choses du ciel que la sainte entrait en ravissement; elle chantait alors le Seigneur avec les esprits angéliques, et souvent son corps était soulevé de terre. Beaucoup de personnes l'ont vu et en ont été, en groupes ou individuellement, les témoins oculaires. Nous en parlerons tout à l'heure plus au long. Pendant ces ravissements, Catherine voyait les merveilles de Dieu, et murmurait alors quelquefois des paroles admirables et des pensées bien profondes, dont quelques-unes ont été consignées par écrit, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Un jour, où je la voyais dans une de ces extases dont je viens de parler, je l'entendis murmurer à mi-voix, et, m'étant approché, je perçus fort distinctement ces paroles latines : " Vidi arcana Dei " (j'ai vu les secrets de Dieu). Elle n'ajoutait rien autre chose et ne faisait que répéter ces quelques mots. Quand, après un long espace de temps, elle eut repris ses sens, elle ne cessa pas de redire la même chose et répétait continuellement: " Vidi arcana Del. " Je voulus lui en demander la raison, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, pourquoi répétez-vous avec tant d'insistance ces mêmes mots, sans nous les expliquer comme à l'ordinaire et sans y rien ajouter. " Il m'est absolument impossible, me répondit-elle, de dire autrement ou autre chose. " Je repartis : " Et d'où vient une telle nouveauté? Même quand je ne le demandais pas, vous aviez l'habitude de m'expliquer beaucoup de choses, parmi celles que le Seigneur vous avait montrées. Pourquoi ne répondez-vous plus de la même manière à mes questions? " Elle me dit alors: " J'ai tellement conscience de n'avoir que des mots insuffisants pour vous exposer cette vision que je croirais en quelque sorte blasphémer contre le Seigneur et le déshonorer par mes paroles. Il y a une telle distance entre les concepts de l'intelligence ravie, illuminée, fortifiée par Dieu, et ce que les paroles peuvent exprimer qu'il me semble y voir une contradiction. Aussi rien ne pourrait me décider à vous dire, pour cette fois, quelque chose de ce que j'ai vu. C'est ineffable. C'était donc avec raison que la Providence du Seigneur tout-puissant avait donné Catherine pour fille à Madeleine, et Madeleine pour mère à Catherine. Il était en effet convenable d’associer ainsi celles qu'avaient sanctifiées un même jeûne, un même amour, une même contemplation. Mais, en racontant cette adoption, notre sainte ajoutait confidentiellement, ou plutôt elle disait seulement qu'une pécheresse avait été donnée pour fille à celle qui avait été autrefois pécheresse. Cette mère, se souvenant des fragilités de la nature et des largesses miséricordieuses qu'elle-même avait reçues de Dieu, devait mieux compatir à la fragilité de sa fille et lui obtenir la même abondance de miséricordes.

J'ai trouvé ce récit de la vision de Madeleine dans les écrits de Frère Thomas, premier confesseur de Catherine. Il raconte ensuite, pour l'avoir appris de la sainte en confession, qu'après toutes ces visions il semblait à la vierge que son coeur entrait dans le côté du Sauveur et ne faisait plus qu'un avec le coeur du Christ.

Elle sentait alors son âme se fondre totalement, sous la violence de l'amour divin, et elle s'écriait mentalement: " Seigneur, vous avez blessé mon coeur, Seigneur vous avez blessé mon cœur (Ct 6,9) ". " Frère Thomas dit que cette vision eut lieu en l'an du Seigneur 1370, le jour de la fête de sainte Marguerite, vierge et martyre.

La même année, le lendemain de la Saint-Laurent, ce même confesseur, craignant que les soupirs et les gémissements de Catherine n'apportassent quelque gêne aux prêtres qui célébraient, avait prié la sainte de contenir autant que possible ses gémissements, pendant qu'elle était près de l'autel. En vraie fille d'obéissance, elle se plaça loin de l'autel et pria le Seigneur d'éclairer son confesseur et de lui faire comprendre combien il était impossible de comprimer ces mouvements de l'Esprit de Dieu. Frère Thomas atteste par écrit que cette impossibilité lui fut si parfaitement montrée qu'il n'osa plus, dans la suite, faire à la sainte de pareilles recommandations. Il n'a dit qu'un mot de ce fait, pour ne pas se louer lui-même, mais je suppose qu'il a dû apprendre par Sa propre expérience qu'on ne peut retenir à l'intérieur de telles ferveurs d'âme.

Mais revenons à notre vierge. Elle se tenait donc eucharistiques, loin de l'autel, brûlant d'un souverain désir de recevoir le très saint Sacrement, et son esprit disait de toutes ses forces, et la voix de son corps répétait doucement: " Je voudrais le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. " Le Sauveur lui-même, en réponse à ce désir, lui apparut, comme il avait souvent coutume de le faire. Il appliqua les lèvres de la sainte à la plaie de son divin côté, et lui fit signe de se rassasier à volonté de son corps et de son sang. Catherine ne se fit pas prier et but longtemps des torrents de vie à la source de cette poitrine sacrée. Ce breuvage apporta tant de charme à son coeur qu'elle pensa mourir d'amour. Quand son confesseur lui demanda comment elle se trouvait et ce qu'elle sentait, elle répondit qu'il lui était impossible de raconter ou de dire ses impressions.

Un fait pareil était arrivé la même année, à peu près un mois auparavant, en la fête du bienheureux Alexis. La nuit précédente, Catherine étant en prière, éprouva dans son oraison un ardent désir de la communion. Il lui fut révélé qu'elle communierait infailliblement ce matin-là même, car souvent la communion lui était refusée, à cause du manque de discrétion des Frères et des Sœurs, qui dirigeaient la Congrégation à cette époque. Après cette révélation, elle se mit à prier le Seigneur de vouloir bien purifier son cœur, et le préparer à recevoir dignement un si vénérable Sacrement. Elle priait encore et répétait plus instamment sa demande, quand elle sentit tomber sur son âme une sorte de pluie, abondante comme un fleuve, et qui n'était pas une pluie d'eau ou de liquide quelconque, mais uniquement de sang mêlé de feu. Elle fut si fortement saisie par le sentiment de la purification qu'opérait cette pluie qu'elle en éprouva les effets jusque dans son corps. Son corps, lui aussi, reçut et ressentit une purification nouvelle, qui atteignait non pas les souillures matérielles, mais le foyer même de la concupiscence. Quand vint le jour, le mal dont elle souffrait alors se trouva tellement aggravé qu'il paraissait impossible à toute personne raisonnable qu'elle pût faire un seul pas. Elle n'eut cependant aucun doute au sujet de l'accomplissement de la divine promesse, et, se confiant dans le Seigneur, elle se leva et se dirigea vers l'église, au grand étonnement de tous ceux qui étaient là.

Arrivée à l'église, elle se plaça près de l'autel d'une chapelle et se souvint alors que ses supérieurs lui avaient défendu de recevoir indistinctement la communion de tout prêtre qui célébrait. Aussi désirait-elle que son confesseur vînt dire la messe à cet autel; elle eut bientôt révélation qu'il y viendrait, comme elle le désirait, ce dont elle ne fut pas peu consolée. Or le confesseur, qui a consigné ce fait dans ses notes, avoue que, ce matin-là, il ne s'était pas disposé à célébrer et n'avait pas dessein de le faire. Il ne s'avait pas non plus que la vierge fût à l'église. Tout à coup le Seigneur lui toucha le cœur et lui fit ressentir un désir ardent de célébrer. Pour satisfaire à ce désir et conduit encore par une inspiration de Dieu, il se rendit à l'autel, où la sainte attendait la réalisation de la promesse divine. Ce prêtre n'avait cependant pas l'habitude de dire la messe à cet autel; mais, ayant trouvé là sa sainte fille, désireuse de communier, il comprit pourquoi Dieu l'avait fait revenir sur sa première intention de ne pas célébrer, et l'avait conduit à son insu à cette chapelle, où il ne disait pas la messe habituellement. Catherine s'approcha de l'autel, le visage tout empourpré et resplendissant, couvert de larmes et de sueurs, et, se soulevant à la rencontre du Sacrement, elle le reçut avec une telle ferveur que son confesseur en fut tout stupéfait, et en ressentit lui-même une très vive dévotion. Après cette communion, elle demeura tout absorbée en Dieu et tellement remplie des ivresses divines que, pendant toute cette journée, même après avoir recouvré l'usage de ses sens, elle ne put dire mot à personne.

Dans la suite, son confesseur lui demanda ce qu'elle avait éprouvé, pour que son visage ait paru si empourpré au moment où elle recevait la communion. " J'ignore, dit-elle, mon Père, quelle couleur j'avais ; mais sachez qu'au moment de recevoir de vos mains l'ineffable Sacrement, je n'ai plus rien vu de corporel ou de coloré pour les sens. Mais ce que j'ai vu m'a si fortement attirée que tous les autres biens que nous avons ici-bas me sont devenus comme d'abominables ordures. Et je ne parle pas seulement des richesses temporelles, des plaisirs du corps, mais de toutes nos consolations, de toutes nos complaisances quelles qu'elles soient, même de celles de l'esprit. Je souhaitais donc, dans ma prière, d'être privée de toutes ces consolations, même des spirituelles, pourvu qu'il me fût donné de plaire à mon Dieu et, finalement, de le posséder. C'est pourquoi je suppliais le Seigneur de m'enlever toute volonté propre et de me donner seulement la sienne. Et sa miséricorde l'a fait, car il m'a dit dans sa réponse: "Voici, ma très douce fille, que je te livre ma volonté, elle te rendra si forte qu'aucun événement, quel qu'il soit, ne pourra t'émouvoir ou te faire changer. Et, de fait, cette promesse s'est bien réalisée; car nous tous qui avons vécu dans la familiarité de la sainte, nous avons appris par expérience que, depuis cette année-là, elle était contente de tout et ne ressentait aucun trouble, quoi qu'il arrivât.

Après avoir ainsi parlé à son confesseur, la vierge ajouta: " Père, savez-vous comment Dieu a traité mon âme ce jour-là ? il l'a traitée comme une mère traite son petit enfant tendrement aimé. Elle lui présente le sein, mais l'en tient éloigné pour qu'il pleure; alors elle sourit aux pleurs de son enfant, elle l'embrasse et, dans ce baiser, elle lui donne son sein, pour qu'il y puise joyeusement et à satiété. C'est ainsi, disait-elle, que le Seigneur a agi avec moi. Ce jour-là, il me montrait son côté sacré, mais de loin, et moi, dans le désir de coller mes lèvres à la sainte plaie, je versais d'abondantes larmes. Après avoir ri un instant de mes pleurs, il me parut enfin accourir à moi, il reçut mon âme entre ses bras, et plaça mes lèvres à côté de sa blessure sacrée, ou plutôt à la blessure de son côté. A ce moment, mon âme, dans l'ardeur de son désir, entrait tout entière dans ce côté divin. Elle y trouvait une connaissance si pleine de la Divinité et une telle douceur que, si vous pouviez vous en faire une idée, vous vous étonneriez que mon cœur ne se fût pas brisé sous la force de cet amour, et vous ne comprendriez pas qu'il me fût possible de vivre dans un corps avec un tel excès d'ardente charité. "  Ces faits se passèrent en la fête de saint Alexis.

En cette même année, le 18 du mois d'août, le Seigneur accorda à Catherine un autre prodige, pendant la communion qu'elle reçut au matin de ce jour. Le prêtre, tenant en main la sainte Hostie, disait au nom de notre sainte la prière: " Je ne suis pas digne que vous entriez en moi " ; elle entendit une voix qui répondait: " Et moi, je suis digne d'entrer en toi ". Quand elle eut reçu le Sacrement, il lui sembla que son âme entrait en Dieu et Dieu en elle, comme le poisson entre dans l'eau et l'eau dans le poisson. Elle se sentait tout attirée par Dieu; elle put à peine rentrer dans sa cellule, et, se jetant sur le lit de planches dont nous avons parlé, elle y demeura longtemps sans mouvement Après un assez long espace de temps, son corps fut élevé en l'air, et y resta suspendu sans soutien matériel, ainsi que les trois témoins nommés plus loin attestent l'avoir vu. Quand elle fut redescendue sur son lit, elle se mit à murmurer des paroles de vie, plus douces qu'un miel (Ps 18,11) de choix et, en même temps, si profondes qu'elles faisaient pleurer toutes les compagnes de Catherine, qui les entendaient. Puis elle pria pour plusieurs personnes, en nommant quelques-unes et en particulier son confesseur. Celui-ci, à la même heure et à ce même moment, était dans l'église des Frères et ne pensait actuellement à rien qui pût exciter particulièrement sa ferveur ; bien plus, ainsi qu'il l'écrit lui-même, il ne se trouvait pas, pour l'heure, disposé à la dévotion. Mais pendant que Catherine priait pour lui à son insu, il sentit que l'état de son âme devenait subitement meilleur, il éprouva une dévotion admirable, qu'il n'avait jamais connue jusque-là et qui était pour son cœur une nouveauté inaccoutumée. Tout stupéfait, il considérait attentivement d'où pouvait lui venir une pareille grâce. Pendant qu'il était préoccupé de cette pensée, une des compagnes de la sainte vint à lui et lui dit: " Soyez sûr, mon Père, qu'à telle heure Catherine a beaucoup prié pour vous. " Sur cette parole, il reconnut aussitôt, à l'indication de 1heure, quelle était la cause des ardeurs d'âme extraordinaires qu'il avait ressenties au même moment. En poursuivant ses interrogations, il apprit que la vierge avait demandé à Dieu, tant pour lui que pour les autres personnes aux intentions desquelles elle priait, l'assurance de leur salut éternel. Pour cela, elle avait étendu la main en disant: " Promettez-moi de faire qu'il en soit ainsi. " Pendant qu'elle tenait ainsi la main étendue, elle parut ressentir une vive douleur, et, poussant un profond soupir, elle dit: " Que le Christ Seigneur soit loué! " ainsi avait-elle coutume de dire, quand elle souffrait de ses infirmités. Son confesseur vint alors la trouver et lui demanda le récit de toute cette vision; obligée d'obéir, elle raconta ce que nous venons de dire, puis elle ajouta: " Je demandais instamment la vie éternelle pour vous et pour les autres aux intentions desquels je priais, le Seigneur me promit de l'accorder. " Alors, non pas par incrédulité, mais pour avoir meilleur souvenir de cette grâce, je lui dis: " Quel signe me donnerez-vous, Seigneur, que vous les sauverez ? " Il me répondit : " Étends la main vers moi. " Je le fis et il me présenta un clou, dont il appuya la pointe au milieu de ma main, en le pressant si fortement qu'il me sembla avoir la main percée de part en part. J'en ai ressenti une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé la main avec un clou de fer, enfoncé par un marteau. Ainsi, par la grâce de mon Seigneur Jésus-Christ, j'ai ses stigmates à la main droite; et quoique personne ne voie cette plaie, elle me cause cependant une douleur sensible et continuelle. "

La suite du même sujet m'oblige, ô bon lecteur, de vous raconter un autre fait, qui est arrivé longtemps après, en ma présence et sous mes yeux, dans la ville de Pise. Catherine y était arrivée avec une suite nombreuse, dont je faisais partie. Elle reçut l'hospitalité dans la maison d'un Pisan, qui habitait près de l'église de la sainte vierge Christine. Je célébrai la messe un dimanche dans cette église, à la demande de Catherine, que je communiai, comme on dit vulgairement. Après quoi, la sainte resta longtemps, selon son habitude, privée de l'usage de ses sens, car, dans sa soif du Créateur qui est souverain Esprit, son esprit à elle se séparait de son corps autant qu'il le pouvait. Nous attendions qu'elle revint à elle, pensant en recevoir quelque consolation spirituelle, ainsi que nous y étions habitués, lorsque nous vîmes tout à coup son corps étendu par terre se soulever un peu, se redresser sur les genoux, et étendre les bras et les mains. Son visage était resplendissant. Elle demeura longtemps ainsi, complètement raidie et les yeux fermés. Enfin, comme si elle eût été mortellement blessée, elle s'affaissa subitement sous nos yeux et, peu de temps après, son âme revint à ses sens. Elle me fit appeler presque aussitôt et me dit à voix basse: " Sachez, Père, que, par la miséricorde du Seigneur Jésus, je porte ses stigmates dans mon corps. " Je lui repartis, que je l'avais supposé, d'après les mouvements de son corps pendant cette extase, et je lui demandai comment cette grâce lui avait été faite par le Seigneur. " J'ai vu, me dit-elle dans sa réponse, le Seigneur attaché à la croix, descendant sur moi au milieu d'une grande lumière. Sous l'effort que fit mon âme pour aller à la rencontre de son Créateur, mon corps fut obligé de se relever. Je vis alors descendre sur moi, des cicatrices des très saintes plaies, cinq rayons de sang, dirigés vers les mains, les pieds et le coeur de mon pauvre corps. Comprenant le mystère, je me suis aussitôt écriée : " Ah! Seigneur mon Dieu, je vous en prie, que les cicatrices n'apparaissent pas extérieurement sur mon corps. " Je parlais encore, et voilà qu'avant de m'atteindre les rayons changèrent leur couleur de sang en un éclat resplendissant. C'est sous la forme de pure lumière qu'ils arrivèrent à ces cinq endroits de mon corps, qui sont les mains, les pieds et le coeur. " Je lui demandai: " Quelque rayon n'est-il pas arrivé au côté droit? " " Non, me dit-elle, mais au côté gauche, directement sur le coeur; car le trait de lumière, sortant du côté droit du Christ, ne m'a pas frappée obliquement, mais directement. " Je l’interrogeai encore : " Avez-vous senti, en ces parties du corps, quelque douleur sensible? " Après un grand soupir, elle me répondit: "La douleur que je ressens en ces cinq endroits et particulièrement au cœur est si grande que, sans un nouveau miracle du Seigneur, il me semble impossible de garder longtemps la vie du corps, et de ne pas voir bientôt finir mes jours sous un tel tourment. "

Tout en notant ces paroles, et en y réfléchissant, non sans compassion, je me tenais attentif à saisir quelque signe d'une telle douleur. Catherine, ayant fini de me raconter ce qu'elle voulait me dire, nous sortîmes de la chapelle, pour rentrer à la maison où nous étions logés. A peine y étions-nous arrivés que la vierge, entrant dans sa chambre, sentit son cœur défaillir et tomba évanouie. On nous appela tous, et, à la vue de ce nouvel accident, nous pleurions et nous craignions de nous voir abandonnés par celle que nous aimions dans le Seigneur. Nous avions souvent été témoins des ravissements que lui causait sa ferveur intérieure, et de l'affaiblissement considérable qu'occasionnait à son corps la surabondance de l'esprit, mais nous ne l'avions jamais vue jusqu'alors en pareil évanouissement. Au bout d'un instant cependant elle revint à elle, et, quand tous eurent pris quelque nourriture, elle m'appela de nouveau, et m'affirma qu'elle voyait bien qu'à moins d'un nouveau remède apporté par le Seigneur elle allait bientôt quitter son corps. J'eus garde de négliger cet avertissement. Je rassemblai aussitôt tous les enfants spirituels de la sainte, les suppliant et les conjurant avec larmes de s'unir tous dans une même prière pour obtenir du Seigneur qu'il voulût bien nous laisser encore notre Mère et Maîtresse. Dans notre infirmité et notre faiblesse, nous ne voulions pas rester orphelins, au milieu des tempêtes du monde, avant d'être confirmés par la grâce d'En-Haut dans la pratique des saintes vertus. Tous, d'une seule âme et d'une seule voix, promirent de le faire. Tous, alors, nous nous approchons de Catherine, nous lamentant, pleurant et disant: " Mère, nous savons, il est vrai, que vous désirez le Christ votre Epoux; mais votre récompense est assurée, ayez plutôt pitié de ceux que vous allez laisser encore bien faibles au milieu des flots. Nous savons aussi que le très doux Epoux, aimé par vous d'amour si ardent, ne vous refusera rien. Nous vous supplions donc de le prier qu'Il vous laisse encore quelque temps avec nous, de peur que nous ne vous ayons inutilement suivie, si vous nous quittez si tôt. Nous le demandons nous-mêmes de toutes nos forces, et cependant nous craignons que nos prières soient rejetées, à cause de nos démérites, car, hélas! notre indignité est bien grande. Mais vous, qui désirez si ardemment notre salut, obtenez-nous ce que nous ne pouvons obtenir par nous-mêmes. " A ces paroles et à d'autres semblables, entrecoupées de sanglots, elle répondit: " Depuis longtemps j'ai renoncé à ma propre volonté; sur ce point, aussi bien qu'en toute autre chose, je ne veux que ce que Dieu veut. Je désire de tout mon cœur votre bonheur éternel, mais je sais que Celui-là même, qui est votre salut et le mien, saura mieux y pourvoir que toute autre créature. Que sa volonté se fasse donc en tout. Je le prierai cependant volontiers de faire ce qui sera le meilleur. " Ces paroles nous laissèrent tout effrayés, dans la désolation et les pleurs.

Mais le Très-Haut ne méprisa pas nos larmes. Le samedi suivant, Catherine, m'ayant fait appeler, me dit : " Il me semble que le Seigneur se dispose à condescendre à vos prières, et j'espère que vous obtiendrez bientôt ce que vous voulez. " Elle dit et il en arriva ainsi qu'elle avait dit. Le lendemain dimanche, elle reçut la communion de mes indignes mains, et rentra dans un ravissement pareil à celui du dimanche précédent; mais il sembla, cette fois-ci, que son corps, au lieu d'être frappé d'un mal qui le brûlait, retrouvait de nouvelles forces. Ses compagnes étaient tout étonnées de ne pas la voir souffrir, en cette extase, les mêmes douleurs que d'habitude. Elle paraissait plutôt reprendre de nouvelles énergies et une nouvelle vigueur, comme dans le repos d'un sommeil naturel. Je répondis à leur étonnement : " J'espère que Dieu réalisera la promesse que Catherine m'a faite hier. Nos larmes, qui demandaient la conservation de sa vie corporelle, sont montées devant le Seigneur, et celle qui se hâtait vers son Epoux revient à nous, pour soulager notre misère. " Un instant après, ce que je venais de dire nous parut pleinement se vérifier. L'esprit de la sainte ayant repris possession de ses sens, l'absence de toute trace de fatigue ne permit à aucun de nous le moindre doute sur le plein succès de notre prière. O Père d'ineffable miséricorde! que ne ferez-vous pas pour vos serviteurs fidèles et vos fils bien-aimés, quand votre condescendance est si bonne pour les afflictions de ceux qui vous offensent! A ce spectacle, et pour avoir encore une plus grande certitude, je dis à la sainte : " Mère, souffrez-vous toujours des plaies que votre corps a reçues? - Le Seigneur a exaucé vos prières, me dit-elle, mais en affligeant mon âme. Non seulement ces plaies n'épuisent pas mon corps, mais elles le soutiennent et le fortifient; et je sens même que ce qui m'était une cause d'abattement m'est devenu source de réconfort. " C'était pour continuer le sujet commencé, que je vous ai donné maintenant, Ô lecteur, tout ce récit. Vous saurez ainsi de quelle excellence de grâce fut dotée l'âme de notre bonne vierge, et vous aurez appris, que les pécheurs eux-mêmes, priant pour le salut de leur âme, sont exaucés par Celui qui veut le salut de tous les hommes et de toutes choses. Mais, si je voulais raconter toutes les extases de notre sainte, le temps me manquerait plus tôt que la matière. J'en viens donc bien vite au récit d'un seul de ces ravissements, qui, à mon avis, l'emporte sur tous les autres faits qu'on pourrait raconter à ce sujet. Avec la grâce de Dieu, nous finirons par là notre chapitre. J'ai trouvé, en effet, quatre volumes écrits par Frère Thomas, le confesseur de Catherine, si souvent cité, volumes tout remplis de visions magnifiques et de révélations inouïes. Quelques fois le Sauveur lui-même semblait introduire dans son propre côté l'âme de notre sainte, et là il lui accordait des révélations, qui s'élevaient jusqu'au mystère de la sainte Trinité. D'autres fois la glorieuse Mère du Christ paraissait abreuver elle-même Catherine du lait de son sein virginal, et la remplissait d'ineffable douceur. Puis, c'était Marie-Madeleine qui, venant converser familièrement avec sa fille adoptive, lui faisait partager les ravissements qu'elle avait eus elle-même dans le désert, sept fois le jour. A certains jours, le Christ, sa Mère et Madeleine apparaissaient ensemble, se promenaient et parlaient amicalement avec Catherine et apportaient à son âme toutes sortes d'indicibles consolations. Il y avait aussi d'aimables apparitions d'autres saints, en particulier de l'Apôtre Paul, dont Catherine ne prononçait jamais le nom sans une grande et visible joie. C'était encore Jean l'Evangéliste, quelques fois le bienheureux Dominique, assez souvent saint Thomas d'Aquin, très fréquemment et le plus souvent Agnès, la vierge de Monte Pulciano. J'ai écrit la vie de cette sainte, il y a quinze ans. Catherine avait eu révélation qu'elle serait sa compagne dans le royaume des cieux, révélation dont nous parlerons plus loin, avec la grâce du Seigneur.

Mais les reproches de ma conscience ne me permettent pas de passer au dernier récit, dont je vous ai parlé, avant que je n'aie signalé, pour l'utilité de mes lecteurs, quelques incidents très importants des visions de l'Apôtre Paul. Il arriva qu'une fois, en la fête de la Conversion de cet Apôtre, la vierge eut un ravissement, où son esprit fut si violemment emporté dans les mondes supérieurs que, pendant trois journées et trois nuits tout entières, elle resta sans mouvement, privée de l'usage de ses sens. Plusieurs de ceux qui se trouvaient présents la croyaient morte ou près de mourir, mais d'autres, plus avisés, pensaient qu'elle était ravie au troisième ciel, avec l'Apôtre. Au bout de trois jours, à la fin de cette sainte extase, l'esprit de Catherine, charmé de ses visions célestes, revenait avec tant de regret à la vie d'ici-bas que la vierge en demeurait dans un état de somnolence continue, à la façon d'une personne ivre, qui, sans pouvoir s'éveiller, ne dort cependant qu'à moitié. Sur ces entrefaites, Frère Thomas, son confesseur, et un Frère Donat de Florence, ayant l'intention d'aller visiter un religieux bien connu de l'Ordre des Ermites, qui habitait le voisinage, vinrent d'abord à la maison de Catherine. L'ayant trouvée dans cet état de sainte somnolence et comme tout enivrée de l'esprit de Dieu, ils lui dirent pour l'éveiller: " Nous allons visiter tel ermite dans sa solitude, voulez-vous venir avec nous? " Notre vierge, toujours amie des saints et des serviteurs de Dieu, répondit: " Oui ", tout en dormant. Mais à peine eut-elle prononcé cette parole qu'un violent remords s'éleva dans sa conscience, au sujet de ce léger mensonge, et l'affecta si douloureusement qu'elle en recouvra l'usage de ses sens. Elle avait été trois jours et trois nuits en extase; elle passa le même temps à pleurer continuellement cette faute, s'accusant et disant: " O femme perverse et méchante entre toutes! est-ce là ce que t'avait montré, en ces jours de grâces, l'infinie bonté du Très-Haut? Voilà donc les enseignements que tu as reçus dans les cieux? Etait-ce pour mentir à ton retour sur la terre que tu avais été si grandement honorée des instructions de l'Esprit-Saint? Tu savais bien, cependant, que tu ne voulais pas accompagner ces Frères, et tu as répondu oui, tu as menti à tes confesseurs et aux Pères de ton âme. O crime! ô iniquité des iniquités! " Elle pleura ainsi, sans manger ni boire, autant de temps qu'avait duré l'extase précédente.

Voyez-vous, lecteur, comme la divine Providence a des voies qui surpassent toute admiration, et des procédés qui défient la louange ! Pour que la sublimité des nouvelles révélations qu'elle avait reçues n'enorgueillît pas notre vierge, Dieu permit qu'elle tombât dans cette espèce de mensonge de politesse, où il n'y avait aucune intention de tromper; car le vrai sens de ses paroles fut bien saisi par ceux qui les entendirent. Mais cette humiliation, comme le couvercle d'un vase au précieux contenu, servit à la conservation des grâces reçues; et cet abaissement de l'esprit rendit au corps les forces que l'élévation de ce même esprit lui avait ravies. Car, bien que la joie de l'âme rejaillisse sur le corps, à cause de leur union substantielle, la vie végétative (Celle des fonctions inférieures de nutrition, de respirations, etc…) est bien affaiblie par un ravissement de l'âme jusqu'au troisième ciel, c'est-à-dire par une grâce de vision purement intellectuelle. Sans le secours d'un nouveau miracle de Dieu, le corps n'y résisterait pas longtemps et serait bientôt complètement désorganisé. L'acte d'intelligence, en effet, ne requiert de lui-même aucun instrument corporel, si ce n'est pour la présentation de l'objet intelligible. Si donc, par une grâce spéciale, Dieu, dans sa toute-puissance~ présente surnaturellement à l'intelligence son objet, celle-ci, trouvant ainsi dans le Christ sa perfection connaturelle, s'efforce aussitôt de s'unir à Lui, en abandonnant son corps. Mais le Dispensateur souverainement bon qui, par la révélation de sa lumière, entraîne vers les sommets l'intelligence qu'Il a créée, sait aussi, par l'aiguillon de quelque humiliation, la replonger dans les sphères inférieures. L'âme, ainsi ballottée entre la connaissance de la divine perfection et celle de sa propre imperfection, vole d'une aile sûre entre l'un et l'autre abîme, et traverse sans atteintes la mer de ce monde, pour aborder joyeuse, et saine et sauve, au rivage de l'éternelle vie. C'est là, je pense, ce que l'Apôtre voulait dire, quand il écrivait aux Corinthiens: " De peur que la grandeur de mes révélations ne m’exalte, il m'a été donné de sentir l'aiguillon de ma chair (2 Co 12,7) ", et plus loin : " La vertu se parfait dans la faiblesse (2 Co 12,9). " Mais revenons à notre sujet et apprenez, bon lecteur, que notre vierge, contre son habitude, n'a rien dit à son confesseur de ce qu'elle avait vu alors. Ainsi qu'elle me l'a avoué dans la suite, elle n'avait pas trouvé de mots pour exprimer une vision qu'il n'est donné à personne de raconter en langage humain, comme l'Apôtre lui-même l'enseigne. Mais les ardeurs de son cœur, la continuité de son oraison, l'efficacité de ses avertissements, attestaient manifestement qu'elle avait vu les secrets de Dieu, secrets communicables à ceux-là seuls qui les voient.

Une autre fois, ainsi qu'elle l'a raconté à son confesseur, qui l’a consigné par écrit, le bienheureux Apôtre, dans une apparition, l'avertit de s'appliquer assidûment et sans relâche à la prière. Elle accueillit avec empressement cet avis, le mit en pratique, et il arriva qu'en la vigile du bienheureux Dominique, la sainte priant à l'église eut de grandes révélations au sujet du bienheureux Patriarche et d'autres saints de son Ordre. L'impression de ces révélations et de ces visions fut si profonde et si durable que souvent elle se renouvelait au récit que Catherine en faisait à son confesseur. C'était là, je pense, un signe divin indiquant à notre vierge que Dieu voulait qu'elle fît part de ces révélations à ses confesseurs, pour l'utilité des fidèles.

En ce jour-là donc, un peu avant les Vêpres, tandis que la sainte était tout attentive à ces communications surnaturelles, Frère Barthélemy Dominique de Sienne, aujourd'hui Maître en théologie, entra par hasard dans l'église. Il était alors soeurs du confesseur de Catherine et jouissait pour toutes choses, auprès d'elle, d'une confiance pareille à celle qu'elle avait pour son confesseur. C'était même à lui qu'elle s'adressait en l'absence de Frère Thomas. Son esprit plus que son corps s'étant aperçu de l'approche du religieux, elle se leva aussitôt et, allant à sa rencontre, lui dit qu'elle avait quelques secrets à lui communiquer. Ils s'assirent tous deux dans l'église et elle lui rapporta ce que le Seigneur lui montrait alors, au sujet du bienheureux Dominique: " En ce moment, disait-elle, je vois plus clairement et plus parfaitement le bienheureux Dominique que je ne vous vois vous-même, il m'est plus présent que vous. " Elle parlait ensuite de la singulière excellence de ce saint, comme nous le dirons plus loin. A cet instant, vint à passer un de ses frères, qui s'appelait lui aussi Barthélemy; son ombre ou le bruit de ses pas attira l'attention de notre vierge, qui tourna un peu la tête et les yeux de ce côté; à peine eut-elle reconnu son frère qu'elle reprit sa première position; mais aussitôt de son âme et de son corps s'échappa un tel flot de larmes qu'elle se tut complètement. Frère Barthélemy Dominique attendit longtemps la fin de ces pleurs, et finit par prier la sainte de continuer le récit commencé. Mais elle était toujours si oppressée de soupirs et de sanglots qu'il n'en pouvait avoir aucune réponse. Ce n'est que longtemps après qu'elle put à peine, d'une voix entrecoupée, proférer les quelques paroles qui suivent ou d'autres semblables. " O malheureuse et misérable que je suis! Qui donc tirera vengeance de mes iniquités! Qui donc punira un si grand péché! " Le Frère lui demanda quel était ce péché, si c'était une faute qu'elle venait de commettre. Elle répondit: " N'avez-vous donc pas vu la plus inique des femmes détourner la tête et les yeux, et regarder les passants, au moment même où Dieu lui montrait ses merveilles. " Mais c'est à peine si vous avez détourné les yeux un moment, un instant, je ne m'en suis même pas aperçu ", lui dit le religieux. – " Ah, si vous saviez, reprit Catherine, de quelle façon la bienheureuse Vierge me l'a reproché, vous aussi, vous pleureriez ce péché. " Et elle ne parla plus du sujet de sa vision, mais elle continua de pleurer pendant tout le temps de la confession sacramentelle, qu'elle fit aussitôt, puis elle rentra, toujours en pleurant, à la maison paternelle, dans sa petite chambre. Là, ainsi qu'elle l'a rapporté dans la suite à son confesseur, elle eut une apparition du bienheureux Paul, qui lui reprocha durement la perte du très court instant où elle avait tourné la tête; et elle assurait qu'elle aimerait mieux être couverte d'ignominie devant tous les hommes actuellement vivant en ce monde que de souffrir à nouveau la honte qu'elle éprouva, sous les reproches de l'Apôtre. Cette dernière vision de Paul est peut-être arrivée à une autre époque, ainsi que je l'ai trouvé récemment mentionné dans certains écrits; mais, quelle qu'en soit la date, il reste absolument vrai que le bienheureux Paul n repris très durement Catherine, au sujet de ce qui était plutôt une distraction, de durée bien minime, qu'une vraie perte de temps; et ce reproche lui causa vraiment toute la confusion dont nous avons parlé. Elle disait dans la suite à son confesseur : " Imaginez l'effet qu'auront les reproches du Christ au Jugement dernier, alors que ceux d'un seul de ses Apôtres m'ont ainsi couverte de honte. " Elle ajoutait que, sous le poids d'une telle confusion, le cœur lui eût complètement manqué, si, pendant tout le temps que l'Apôtre lui parlait, elle n'avait pas eu la vision d'un agneau très doux et tout resplendissant. Rendue par cet incident plus prudente et plus humble, elle garda avec le plus grand soin les dons magnifiques qu'elle avait reçus, et n'en soupira qu'avec plus de ferveur et d'avidité après des grâces meilleures encore. J'ai voulu, cher lecteur, pour le banquet qu'offre à votre âme ce chapitre, réunir ces deux récits, parce que je les ai trouvés tout à fait propres à enseigner l'humilité, tant aux parfaits qu'aux imparfaits.

Mais puisqu'à dire vrai je suis entré moi-même indigne dans un Ordre, où le bienheureux Dominique m'a miraculeusement appelé, je paraîtrais bien ingrat envers un Père si grand, si je passais sous silence la révélation de Sa gloire, faite à notre sainte. Je vais donc encore insérer ici la vision mentionnée plus haut. Frère Barthélemy, déjà nommé, et qui demeure actuellement avec moi, m'a raconté que la vierge, en lui parlant ce jour-là, affirmait avoir en même temps sous les yeux la vision imaginative suivante. Elle voyait le Père tout-puissant et éternel, de la bouche duquel semblait, sortir le Fils coéternel, apparaissant lui aussi manifestement avec la nature humaine qu'il s'est unie. Pendant que la sainte était attentive à cette apparition, elle vit d'autre part sortir de la poitrine du Père le bienheureux Patriarche Dominique, tout resplendissant de lumière, et elle entendit de la bouche du Tout-Puissant une voix qui prononçait les paroles suivantes: " Ma très douce fille, j'ai engendré ces deux fils, l'un par l'acte générateur de ma nature, l'autre par une adoption toute de charme et d'amour. " Et comme elle s'étonnait grandement, que même un saint pût être l'objet d'une telle comparaison et d'une assimilation si sublime, pour mettre fin à cet étonnement, Celui qui venait de prononcer les paroles que nous avons rapportées en donna l'explication suivante: " Le Fils que j'ai engendré par nature et de toute éternité, ayant pris une nature humaine, m'a obéi parfaitement en toutes choses, jusqu'à la mort. Dominique, mon fils adoptif, a mis lui aussi, dans toutes ses œuvres, depuis son enfance jusqu'à la fin de sa vie, la règle de l'obéissance à mes préceptes. Il n'a jamais une seule fois transgressé aucun de mes commandements, il a gardé intacte la virginité de son corps et de son âme, et toujours conservé la grâce du Baptême, en laquelle il avait trouvé sa renaissance spirituelle. Mon Fils par nature, Verbe éternel de ma bouche, a publiquement annoncé au monde les enseignements dont je l'avais chargé. Il a rendu témoignage à la Vérité, ainsi qu'il l'a dit à Pilate (Jn 18,37). Dominique, mon fils adoptif, a de même prêché publiquement aux hommes la vérité de mes paroles, tant aux hérétiques qu'aux catholiques, par lui-même ou par d'autres, non seulement pendant Sa vie, mais par ses successeurs, car par eux il prêche et prêchera encore. Mon Fils par nature a envoyé ses disciples, mon fils adoptif a envoyé ses Frères. Mon Fils par nature est mon Verbe, mon fils adoptif est le héraut, le porte-parole de mon Verbe. Voilà pourquoi, par une grâce toute spéciale, il lui a été donné, ainsi qu'à ses Frères, de comprendre la vérité de mes paroles et de ne s'en point écarter. Mon Fils par nature a consacré toute sa vie, toutes ses actions, ses enseignements comme ses exemples, au salut des âmes. Dominique, mon fils adoptif, a mis toute sa passion, tous ses efforts, à délivrer les âmes des lacets de l'erreur et du vice. Sauver les âmes, telle est la fin principale pour laquelle il a plante et arrosé son Ordre. Voilà pourquoi je te dis qu'en tous ses actes il peut être comparé à mon Fils par nature; voilà pourquoi je te montre aujourd'hui l'image de son corps, qui a eu beaucoup de ressemblance avec le très saint Corps de mon Fils unique. n C'est pendant ce récit de la sainte à Frère Barthélemy qu'arriva l'incident exposé plus haut tout au long. Venons-en maintenant à la dernière vision dont le récit doit clore ce chapitre.

Je tiens à vous apprendre, bien-aimé lecteur, qu'à cette époque la sainte eut l'âme remplie d'une telle abondance de grâces, et qu'elle fut favorisée de tant de révélations et de visions des plus manifestes que, sous le poids de son amour, elle devînt toute languissante et maladive. Cette langueur augmenta au point que la vierge ne pouvait plus se lever de son lit, bien qu'elle ne souffrît pas d'autre mal que de sa charité pour sou éternel Epoux. Elle en était comme folle et le nommait continuellement en disant: " O très doux et très aimant jeune homme! O Fils de Dieu " et elle ajoutait quelquefois: " Fils de Marie ". Au milieu de ces pensées, qui s'échappaient en paroles tout embaumées de fleurs d'amour, elle restait sans sommeil et sans nourriture. Mais l'Epoux qui, lui avait envoyé ce feu sacré, pour l'enflammer davantage, la visitait sans cesse. Toute brûlante des ardeurs de la charité, elle lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant! pourquoi permettez-vous que ce corps si vil me prive plus longtemps de vos embrassements? Hélas, en cette vie, rien ne peut plus me plaire, je ne cherche rien, si ce n'est Vous, je n'aime rien, en dehors de Vous, car tout ce que j'aime, je l'aime uniquement à cause de Vous. Pourquoi donc ce corps si misérable suffit-il à m'empêcher de jouir de Vous. O Maître clément entre tous, arrachez mon âme à cette prison, délivrez-moi de ce corps de mort. " A cette prière et à d'autres semblables qu'elle entrecoupait de sanglots, le Seigneur répondait: " Ma très chère fille, quand j'étais parmi les hommes je n'ai pas eu souci de faire ma volonté, mais celle de mon Père. Ainsi que je l'ai attesté à mes disciples, j'ai désiré d'un grand désir manger la dernière Pâque avec eux (LC 21,15), et cependant j'ai attendu avec patience jusqu'au temps fixé d'avance par mon Père. C'est pourquoi, toi aussi, malgré ton souverain désir de m'être parfaitement unie, tu dois attendre patiemment jusqu'au temps que j'ai moi-même fixé. " Catherine lui dit alors: " Puisque tel n'est point votre bon plaisir, que votre volonté soit faite, mais je vous en supplie, daignez exaucer seulement une toute petites demande. Puisque vous avez décrété que je resterais encore quelque temps en ma chair, accordez-moi de partager pendant ce temps toutes les douleurs que vous avez supportées, jusqu'à la dernière. " Le Seigneur lui fit gracieusement une réponse affirmative, qui eut son plein effet, on n'en peut pas douter, car, à partir de ce moment, Catherine éprouva chaque jour, tant en son cœur qu'en son Corps, les tourments que le Seigneur Sauveur avait autrefois endurés; c'est elle-même qui me l'a secrètement avoué. Pour plus ample explication, je vais raconter ce qu'elle avait coutume de me dire à ce sujet.

Souvent elle me parlait des souffrances du Sauveur, et m'assurait qu'il avait porté la croix dans son âme, dès le premier instant de sa conception, à cause du désir sans mesure qu'il avait du salut des hommes. " Il est en effet certain, me disait-elle, que le Médiateur entre Dieu et les hommes, cet homme qui est le Christ Jésus, a été, dès le premier instant de sa conception, rempli de grâce, de sagesse et de charité. Sous ce rapport, pas de progrès possible, pour Celui qui était parfait dès le commencement. Mais parce qu'il aimait très parfaitement Dieu et le prochain et parce qu'il voyait Dieu privé de son honneur et le prochain de sa fin, il fut cruellement tourmenté, jusqu'à ce que sa Passion eût rendu à Dieu le culte de l'obéissance et le salut au prochain. Ce tourment du désir, disait encore la sainte, n'était pas légère affliction; ceux qui l'ont expérimenté le savent bien; c'était la plus grande croix du Sauveur. De là vient qu'en la dernière Cène il disait à ses disciples : " J'ai désiré d'un grand désir ", paroles qu'il leur adressa à ce moment, parce que, dans cette Cène, il leur donna les arrhes du salut, qu'il allait opérer pour eux avant de manger de nouveau avec eux (Lc 22,15). A ce propos Catherine citait encore les paroles de la prière du Sauveur, avec un commentaire que je ne me rappelle pas avoir lu ou entendu autre part. Elle disait que les forts et les parfaits ne doivent pas donner à ces mots: " Mon Père, faites que ce calice s'éloigne de moi (Mt 26, 39) " le sens qu'y trouvent les âmes faibles et craintives. Le Sauveur ne demandait pas que sa Passion fût différée ou éloignée; dès l'instant de sa conception, il avait bu au calice du désir de sauver l'humanité, et plus le terme approchait, plus il y buvait, avec la soif de voir bientôt s'accomplir, ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur, depuis si longtemps, et de vider la coupe, à laquelle il s'était abreuvé toute sa vie. Il ne demandait donc pas que sa Passion et sa mort fussent différées, mais hâtées. Il s'en est au reste, lui-même, assez clairement expliqué, quand il a dit à Judas: " Ce que tu fais, fais-le promptement (Jn 13,27) ". Ce calice du désir était pour Notre-Seigneur bien amer à boire, et néanmoins, en Fils très obéissant, il ajoutait : " Cependant que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui s'accomplisse (Lc 22,42) ". Il s'offrait ainsi à souffrir tous les retards qu'il plairait à son Père d'apporter à l'accomplissement de son désir. D'après ce commentaire, les paroles de Notre-Seigneur, " Eloignez ce calice ", ne devraient donc pas s'entendre du calice de sa Passion future, mais de celui de ses souffrances passées et présentes. Je fis observer à Catherine que les Docteurs donnaient habituellement une autre explication de ce passage. D'après eux, Notre-Seigneur aurait ainsi prié, comme quelqu'un qui est vraiment homme, et dont la sensibilité craint naturellement la mort. Chef de tous les élus, des faibles comme des forts, il devait servir d'exemple à tous et prévenir le désespoir, auquel seraient exposés les faibles, quand leur sensibilité éprouverait une frayeur naturelle de la mort. La sainte me répondit: " Les actions du Sauveur sont si fécondes en enseignements, pour qui les considère attentivement, que chaque âme, selon son point de vue, peut y trouver la part de nourriture qu'il lui faut pour sou salut. Puisque les faibles trouvent, dans la prière du Sauveur, la consolation de leur faiblesse, il semble bien que les parfaits et les forts doivent pouvoir y trouver la confirmation de leur force. Mieux vaut donc en donner plusieurs explications profitables à tous, qu'une seule, pour une seule classe de fidèles. " A ces paroles, j'ai gardé le silence, n'ayant rien à répliquer dans mon admiration pour la sagesse et la grâce qui étaient en Catherine.

En lisant les écrits de Frère Thomas sur les paroles et les actions de notre sainte, j'ai trouvé encore un autre commentaire des mêmes paroles. A ce qu'il raconte, Catherine apprit dans une extase que le Sauveur avait éprouvé sa tristesse, sué le sang, et prié au Jardin des Oliviers pour ceux qu'il prévoyait ne devoir pas participer aux fruits de Sa Passion (Saint Ambroise expose la même idée en son commentaire sur saint Luc, Livre X, chap. 21 : On peut affirmer, sans s'éloigner de la vérité, que Jésus était triste à cause de ses persécuteurs et des peines qu'ils auraient à subir pour leur horrible sacrilège. Il avait donc dit: " Éloignez de moi ce calice ", non parce qu’il craignait la mort, Lui, qui était Dieu et Fils de Dieu, mais parce qu'il ne voulait pas que les méchants eux-mêmes périssent à son occasion.). Mais, dans son amour pour la justice, il ajouta à sa prière cette condition : " Que votre volonté soit faite et non la mienne. " S'il ne l'avait pas ajoutée, au dire de la sainte, tous les hommes auraient été sauvés, car il était impossible que la prière du Fils de Dieu restât sans effet. Cette pensée est pleinement d'accord avec la parole de l'Apôtre aux Hébreux: " Il a été exaucé à cause du respect qui lui est dû (Hb 5,7) ", parole que les Docteurs entendent communément de la prière faite au Jardin des Oliviers.

Catherine me disait encore et enseignait qu'aucun homme ne pourrait supporter les souffrances endurées pour notre salut par Celui qui était Fils de Dieu et Fils de l'homme sans mourir mille fois si c'était possible. L'amour que le Sauveur nous portait, et qu'il nous porte encore, étant au-dessus de ce que nous pouvons penser, les souffrances endurées sous les ordres et la motion de cet amour dépassent, elles aussi, notre imagination. Ces souffrances n'ont pas eu seulement pour mesure les forces de la nature et la malice des bourreaux, elles sont allées beaucoup plus loin. Qui croirait qu'un homme pût vivre avec des épines pénétrant à travers le crâne jusqu'au cerveau, ou avec des os tirés jusqu'à en être disjoints. Il est cependant écrit " Ils ont compté tous mes os. " L'amour souverain qui était l'unique motif de ces souffrances a su trouver de souveraines douleurs pour se manifester parfaitement à nous. Car une des principales causes de la Passion fut la manifestation de l'amour très parfait du Fils de Dieu pour nous, et cet amour ne pouvait mieux nous être montré. Ce ne sont pas les clous qui ont tenu Notre-Seigneur attaché à la croix, c'est l'amour; ce ne sont pas les hommes qui ont vaincu, c'est l'amour; comment les hommes auraient-ils vaincu Celui qui, d'un mot, les aurait tous renversés par terre.

Voilà, avec d'autres pensées encore, ce que notre très prudente vierge disait de la Passion du Sauveur en termes aussi profonds que bien choisis. Elle ajoutait qu'elle avait expérimenté dans son propre corps quelque chose de chacune des douleurs du Seigneur; mais elle croyait impossible qu'on en fît l'épreuve complète. Elle affirmait que le plus grand supplice du Sauveur en croix avait été la dislocation des os de la poitrine. En preuve et en signe de cette affirmation, elle assurait qu'ayant éprouvé elle-même en son corps, à certains moments, toutes les douleurs de la Passion, elle ne sentait de façon permanente que celles de la poitrine. C'était là qu elle souffrait le plus, disait-elle, quoique, chaque jour, elle fût tourmentée de douleurs d'entrailles et de tête, et je le crois facilement, pour elle aussi bien que pour le Seigneur Sauveur, à cause du voisinage du cœur. Les os du thorax, dont la fonction naturelle semble être de protéger le cœur et les poumons, ne peuvent se disjoindre sans une grande souffrance de ces mêmes organes; et peut-être faudrait-il un miracle pour que tout autre homme pût souffrir, sans mourir, pareille violence.

Quoi qu'il en soit, revenons à notre sainte. Après que son corps eut été ainsi tourmenté pendant plusieurs jours, il perdit sans doute une partie de ses forces; mais, dans l'âme de Catherine, L'amour fut de beaucoup augmenté. Elle avait appris, par une expérience sensible, combien le Sauveur l'avait aimée, elle et tout le genre humain; de là, dans son cœur, une telle impétuosité d'amour et de charité que cet organe ne pouvait plus garder son intégrité, et qu'il devait se briser complètement. Ainsi en arrive-t-il d'un vase plus faible que la force expansive de la liqueur qui le remplit, il cède à la poussée du liquide qu'il contient, et la force qu'il avait un instant comprimée se répand en brisant les parois qui l'enfermaient, le contenant n'étant pas proportionné au contenu., Mais pourquoi en dire davantage et m'attarder plus longtemps? La force de l'amour fut telle en notre sainte que son cœur se fendit du haut en bas, oui, d'une extrémité à l'autre; et ces veines qui portent la vie s'étant rompues, elle expira sous la seule violence de l'amour divin, sans l'intervention d'aucune autre cause naturelle. Cela vous étonne, lecteur? Eh bien, sachez qu'il y a eu et qu'il y a encore plusieurs témoins de ce fait, témoins qui ont assisté au dernier soupir de Catherine, qui m'ont tout raconté, et dont je citerai plus loin les noms. Encore hésitant malgré leur témoignage, je me suis adressé à la vierge elle-même, je me suis informé avec soin de ce qu'elle pensait à ce sujet, et je l'ai suppliée de me dire la vérité. Eclatant en soupirs et en sanglots, elle a longtemps refusé de me répondre, puis elle a fini par me dire : " Père, n'auriez-vous pas compassion d'une âme, qui, après avoir été délivrée de son obscure prison et avoir joui d'une lumière des plus agréables, aurait été enfermée à nouveau dans ses ténèbres habituelles? Je suis, me dit-elle, la malheureuse à qui cela est arrivé; la providence de Dieu en ayant ainsi disposé à cause de mes fautes. " En entendant ces paroles, je n'en devins que plus avide d'apprendre, de la bouche même de la sainte, la vérité sur tous les détails d'un fait aussi étonnant; c'est pourquoi je continuai : " Est-il bien vrai, Mère, que votre âme ait été séparée du corps. " - " Ah! me dit-elle, le feu de l'amour divin et de mon désir d'union à mon Bien-Aimé était si ardent, que même un cœur de pierre ou de fer se fût pareillement fendu et ouvert. Non, nulle force créée, je crois, n'eût permis à mon cœur de résister à la poussée d'un tel amour. Tenez donc pour certain que le cœur de ce chétif corps s'est fendu de haut en bas et complètement ouvert sous la seule violence de la charité. Il me semble encore sentir en mon corps les marques de ce déchirement. De là il vous est facile de conclure que mon âme a été complètement séparée de mon corps. J'ai vu alors les secrets de Dieu, que nul homme en ce monde ne peut raconter, car la mémoire n'a pas la puissance de les garder, et les mots humains ne suffisent pas à exprimer convenablement de si hautes réalités. Tout ce que je dirais serait de la boue à côté de cet or. Ce qui me reste, c'est une grande affliction toutes les fois que j'entends parler de ce sujet. Quand je considère combien j'ai dû descendre pour revenir d'un état si sublime à ma bassesse actuelle, je ne puis dira ma douleur que par des larmes et des sanglots. "

A l'entendre parler ainsi, je n'en devins que plus désireux d'être instruit de tous les détails, et je lui dis: " Ma Mère, je vous en prie, puisque vous me révélez vos autres secrets, ne me cachez pas celui-ci, mais daignez me raconter comment s'est passé un fait si surprenant. " - " En ces jours-là, me dit-elle, j'avais reçu du Seigneur plusieurs visions spirituelles et corporelles, et d'innombrables consolations d'âme. Sous le seul poids de l'amour, je tombai languissante sur mon lit, ne cessant de prier le Seigneur qu'il voulût bien m'enlever à ce corps de mort (Rm 7,24), pour me permettre de m'unir plus parfaitement à Lui. Je ne pus l'obtenir, mais j'obtins au moins de partager ses souffrances, autant que cela m'était possible. " C'est alors qu'elle me raconta ce que j'ai rapporté plus haut tout au long au sujet de la Passion du Sauveur, puis elle ajouta : " Cette expérience de la Passion me fit comprendre plus clairement et plus parfaitement combien mon Créateur m'avait aimée. Mon amour grandit et me rendit encore plus languissante. Mon âme n'avait plus qu'un désir, sortir du corps. Mais pourquoi en dire davantage? Le Seigneur activait chaque jour le feu qu'il avait envoyé dans mon cœur; ce cœur de chair succomba, l'amour devint fort comme la mort (Ct 7,6), et mon cœur s'étant brisé comme je l'ai dit, mon âme fut délivrée de sa chair, mais hélas! pour un temps bien trop court! " - Je demandai alors : " Combien de temps, ma Mère, votre âme est-elle demeurée hors du corps? " - " Ceux qui ont été témoins de ma mort, me répondit-elle, disent qu'il s'est écoulé quatre heures entre mon dernier soupir et ma résurrection. Les voisines vinrent en grand nombre consoler ma mère et les autres personnes que cette mort affectait; quant à mon âme, elle se croyait entrée dans l'éternité et ne pensait plus au temps. "

Je lui dis encore : " Qu'avez-vous vu, ma Mère, pendant ce temps? et pourquoi votre âme est-elle revenue à son corps? Je vous en prie, ne me cachez rien. " Elle me répondit: " Sachez, Père, que mon âme a vu et compris tout ce qui nous attend dans cet autre monde que nous ne voyons pas, c'est-à-dire la gloire des saints et les peines des pécheurs. Mais, comme je vous l'ai dit, ma mémoire ne se souvient pas de tout, et mes paroles ne sauraient tout exprimer. Je vous dirai cependant ce que je pourrai. Tenez donc pour certain que mon âme a vu l'Essence divine, et c'est la raison pour laquelle je souffre si impatiemment d'être retenue dans la prison de ce corps. Si je n'étais pas liée par l'amour de Dieu et du prochain, pour lequel le Seigneur m’a renvoyée à mon corps, je mourrais de chagrin. Mais ma suprême consolation, quand je souffre de quelque mal, est de savoir que cette souffrance me procurera une vision plus parfaite de Dieu. Voilà pourquoi les souffrances, bien loin de m'être à charge, sont la joie de mon âme, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir chaque jour, vous et les autres qui vivez avec moi. J'ai vu aussi les peines des damnés et de ceux qui sont en purgatoire. Nulle parole ne saurait les exprimer parfaitement. Si les pauvres humains voyaient ce qu'est un seul de ces tourments, le plus léger, ils aimeraient mieux mourir dix fois, si c'était possible, que de l'endurer un seul jour. J'ai vu punir tout spécialement ceux qui ont péché dans le mariage, en n'en observant pas les lois, mais en y cherchant les satisfactions de leur concupiscence. " Je demandai pourquoi ce péché, qui n'est pas plus grave que les autres, était si durement puni. Elle me répondit qu'on en avait moins de remords, par conséquent moins de contrition, et qu'on y retombait plus souvent. Elle ajouta : " Une faute, si petite qu'elle soit, est toujours très dangereuse, quand celui qui la commet, n'a pas souci de s'en défaire par la pénitence. " Puis elle poursuivit en ces termes, le récit commencé: "Pendant que mon âme considérait tout cela, l'Époux éternel que je croyais pleinement posséder lui dit :  " Tu vois de quelle gloire sont privés et de quelles peines sont punis ceux qui m'offensent. Retourne donc à eux, pour leur montrer leur erreur, leur péril, et le tort qu'ils se font. " Et comme mon âme avait grande horreur de revenir à la vie, le Seigneur ajouta : " Le salut de beaucoup demande ton retour ; tu n'auras plus le genre de vie que tu as gardé jusqu'ici, tu ne te confineras plus dans une cellule; il te faudra même, pour le salut des âmes, quitter ta ville natale; mais je serai toujours avec toi, je te conduirai et te ramènerai (2 R 5,2). Tu porteras l'honneur de mon nom devant les petits et les grands, devant les laïcs comme devant les clercs et les religieux; car je te donnerai une parole et une sagesse, auxquelles personne ne pourra résister. Je te présenterai aux Pontifes, à ceux qui gouvernent l'Église et le peuple chrétien, car je veux, selon mon habitude, avec ce qui est faible, confondre l'orgueil des forts. " Pendant que Dieu disait à mon âme ces choses et d'autres semblables, dans un langage tout intellectuel ; elle se trouva tout à coup ramenée en son corps, de quelle façon? Je n'en sais rien, impossible de m'en rendre compte. Mais aussitôt que j'ai eu conscience de ce retour, ma douleur a été si intolérable que j'ai passé trois jours et trois nuits à pleurer continuellement, sans aucune interruption. Il ne m'est pas possible d'arrêter mes larmes, chaque fois que ce souvenir me revient en mémoire. Ce n'est pas étonnant, mon Père, ce qui l'est bien davantage, c'est que mon coeur ne se brise pas à nouveau chaque jour, quand je considère l'excellence de la gloire que je possédais à ce moment et qui, hélas, est aujourd'hui bien loin de moi. C'est le salut du prochain qui est cause de tout cela. Que personne donc ne s'étonne, si j'aime à l'excès ceux et celles que le Très-Haut m'a chargée d'avertir et de convertir du mal au bien. Ils m'ont coûté assez cher; car, à cause d'eux, je suis devenue anathème pour le Seigneur, et la jouissance de sa gloire a été pour moi remise à une époque que je ne connais pas encore. C'est pourquoi, comme le disait saint Paul, ces fidèles sont ma gloire, ma couronne et ma joie (Phil 4,1). Je vous dis cela pour que votre coeur ne partage pas la peine de ceux qui murmurent en me voyant devenue la servante de tous. "

Ayant entendu ces paroles, et les ayant comprises autant que la grâce me le permit, je pensai, après les avoir pesées dans mon cœur, qu'il ne fallait pas les publier, à cause de l'aveuglement de nos temps et de l'incrédulité de tous les esclaves de l'amour-propre. Je défendis donc aux Frères et aux Soeurs d'en rien dire, du vivant de la sainte. J'en ai même vu quelques-uns, jusque-là dociles aux avis de Catherine, la quitter au récit de ce fait, parce qu'ils étaient incapables de comprendre une telle révélation. Mais maintenant qu'elle a été emportée en paradis, d'où elle ne doit plus revenir avant la résurrection générale, maintenant qu'elle a terminé le cours de cette vie fragile, je me suis cru et me crois obligé de parler, pour qu'un miracle si grand et si éclatant, don de la divine piété, ne reste pas caché, à cause de ma négligence. D'ailleurs, pour que vous voyiez, lecteur, comment la puissance de Dieu a su mettre en pleine lumière la réalité de ce prodige, je vais vous apprendre ce qui s'est passé à l'heure de cette mort. Les femmes qui se trouvaient là, et qui étaient les compagnes de Catherine et ses filles dans le Seigneur, appelèrent son confesseur, Frère Thomas del Fonte, déjà souvent nommé, pour assister l'agonisante, comme on a coutume de le faire, et recommander l'âme qui s'en allait ainsi au Seigneur. Frère Thomas prit avec lui un religieux nommé Frère Thomas d'Antonio, accourut au plus vite, et, tout en pleurant, il se mit en prière auprès de la sainte. Un autre Frère, nommé Frère Barthélemy de Montucio, en eut connaissance, et prenant pour compagnon Frère Jean, convers du couvent de Sienne, et qui est encore actuellement en cette ville, il vînt lui aussi en toute hâte. Ces quatre Frères, qui tous ont survécu et vivent encore, assistaient, l'âme navrée, à l'agonie de la vierge. Quand elle eut expiré, le Frère convers Jean en ressentit au cœur une telle douleur que la violence de ses sanglots et de ses gémissements lui rompit et lui ouvrit complètement une veine de la poitrine. Dans l'accès de toux qui s'ensuivit, ainsi qu'il arrive en pareil cas, il rendait par la bouche de nombreux et gros caillots de sang. On craignait, et avec raison, une suffocation du cœur ou quelque lésion interne incurable. A la douleur des assistants, s'ajouta une nouvelle douleur : Ceux qui pleurent la vierge morte durent pleurer en même temps le Frère qui allait bientôt mourir. C'est alors que Frère Thomas, confesseur de Catherine, dit à Frère Jean ces paroles pleines de foi : " Je suis sûr que cette vierge est d'un grand mérite auprès de Dieu, prends la main de son corps sacré et pose-la sur l'endroit où tu souffres si horriblement, tu seras certainement guéri. " Le malade le fit sous les yeux de tous les assistants, et il fut aussitôt si pleinement guéri qu'il ne lui resta pas trace de son mal. Frère Jean raconte encore ce fait à tous ceux qui veulent l'entendre, et le confirme par serment toutes les fois qu'il en est besoin.

Outre les Frères nommés plus haut, il y avait à cette agonie une compagne de Catherine, nommée Alexia, sa fille spirituelle, qui vit aujourd'hui dans les cieux avec la sainte, je le crois fermement, car elle a survécu peu de temps au trépas de la vierge. A cette mort miraculeuse assistaient aussi presque toutes les voisines, et même une foule de personnes de connaissance, hommes et femmes, qui accoururent aussitôt, ainsi qu'on le fait en pareil cas, et personne ne douta que la défunte n'eût définitivement quitté ce monde.

J'ai raconté aussi, au commencement de ce chapitre, que le corps de la sainte avait été miraculeusement élevé et soutenu en l'air; j'en ai pour témoins quelques Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, en particulier, Catherine, fille d'un certain Thecco de Sienne, longtemps compagne intime de notre vierge, puis, si ma mémoire est fidèle, Lysa sa cousine, encore vivante aujourd'hui, et enfin, Alexia, déjà nommée plus haut.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE VII

MIRACLES OBTENUS DE DIEU PAR L'INTERCESSION
DE CATHERINE POUR LE SALUT DES AMES.

  

Soyez absolument sûr, je le désire, ô lecteur, qu'il me faudrait non pas un chapitre, mais plusieurs volumes, pour vous raconter les seuls miracles que le Seigneur a opérés par l'intermédiaire de notre sainte depuis l'époque ou j'ai mérité de la connaître, miracles dont j'ai été le plus souvent témoin oculaire. Mais, pour ne pas ennuyer mes lecteurs, j'ai réuni, dans l'abrégé d'un seul chapitre, le plus grand nombre possible de ces faits. Vous jugerez, par ce que vous apprendrez, de ce que je passe sous silence pour être bref.

La supériorité de l'esprit sur la matière entraîne la supériorité des miracles d'ordre spirituel sur ceux qui atteignent le corps. Je vais donc exposer d'abord les oeuvres que le Seigneur a opérées, par Catherine, pour la délivrance des âmes et ensuite celles qui ont apporté la santé aux corps. Autant que possible j'observerai dans mon récit l'ordre chronologique ; je ne puis cependant le respecter complètement, si je veux garder la distinction que je viens de poser. Il me faudra, en effet, parler tout d'abord d'âmes miraculeusement sauvées par la sainte à la fin de Sa vie, et ne dire qu'ensuite des miracles qu'elle a faits pour les corps, tout au début de sa carrière. C'est ainsi que les œuvres les plus dignes garderont sur celles qui le sont moins la préséance à laquelle elles ont droit. Au reste, tout en ayant l'intention d'observer cet ordre de dignité, je m'efforcerai de suivre dans chaque série l'ordre des temps autant que mes informations me le permettront. A vrai dire, certains de ces miracles, surtout parmi ceux d'ordre spirituel, ont été secrets et inconnus du public. Ils n'ont d'autre témoignage qu'une confidence faite à moi-même ou à quelqu'autre personne. Mais ils ont eu cependant des conséquences extérieures, qui les manifesteront suffisamment à l'a foi des âmes fidèles et dévotes.

Je veux donc, ô excellent lecteur, vous parler d'abord de Jacques, le père de notre sainte. Nous avons dit, dans la première partie, comment il avait reconnu que sa fille s'était dévouée de tout cœur au service du Seigneur. Depuis lors il l'avait toujours traitée avec une respectueuse tendresse. Il recommandait continuellement à tous les membres de la famille de ne se permettre aucune opposition aux volontés de la vierge Catherine, sa fille. Aussi l'amour qui unissait le père et la fille allait-il chaque jour croissant. Catherine demandait continuellement dans ses prières le salut de son père; Jacques se réjouissait dans le Seigneur des vertus de sa fille et espérait obtenir grâce devant Dieu par les mérites et les prières de cette enfant. Les jours du pèlerinage de Jacques en c~ monde arrivèrent enfin à leur terme, et il tomba sur son lit, accablé sous le poids de la maladie. Quand elle le vit en cet état, sa fille eut aussitôt recours à la prière, son refuge habituel, et elle demanda à son Epoux la santé de son père. A sa demande, il fut répondu que Jacques était arrivé à la fin de sa vie, et qu'il ne lui était pas avantageux de vivre plus longtemps. Catherine se rendit alors vers son père, et ayant sondé les sentiments intimes du malade, elle lui trouva l'âme si bien disposée à quitter ce monde et si libre de toute attache à cette vie qu'elle en rendit à son Sauveur d'infinies actions de grâces.

Mais cette première faveur ne lui suffisait pas, voilà que de nouveau elle recueille tout son esprit et prie le Seigneur, source de toutes grâces, d'en accorder une nouvelle. Puisqu'il avait déjà fait au père et nourricier de notre sainte la grâce si précieuse de mourir de bon cœur, pur de toute faute (Pur de toute " coulpe ", c'est-à-dire de toute affection mauvaise, actuelle ou habituelle, mais non pas libéré de toute dette vis-à-vis de la Justice divine pour les fautes du passé, puisqu'il n'avait pas l'âme parfaitement purifiée.), ne daignerait-il pas emporter au ciel l'âme du défunt sans qu'elle eût à souffrir les peines du purgatoire? Il lui fut répondu que nécessairement la justice devait obtenir au moins quelque satisfaction. Il était impossible qu'une âme imparfaitement purifiée possédât la splendeur d'une gloire telle que celle du ciel. " Sans doute, disait le Seigneur, ton père, au milieu des autres hommes mariés, a été de bonne vie; j'ai eu pour agréables nombre de ses actions, en particulier ce qu'il a fait pour toi; et cependant il n'est pas possible que la justice soit sauvegardée sans que son âme n'aille à son salut par le feu (1 Co 3,15), à cause de la poussière qu'a amassée et fixée sur elle le commerce du monde. O Seigneur, souverainement aimant, répondit Catherine, comment pourrais-je souffrir que ces atroces flammes tourmentent, même un instant, l'âme de celui que vous m'avez donné pour père, de celui qui m'a nourrie et élevée avec tant de soins et m'a prodigué pendant sa vie tant de consolations. Je vous en prie, je vous en supplie par toutes vos bontés, ne laissez pas cette âme sortir de son corps avant d'être, d'une manière ou d'une autre, si parfaitement purifiée qu'elle n'ait nul besoin du feu du purgatoire. " O merveille ! le Seigneur Dieu obéit en quelque sorte à cette voix humaine et au désir qu'elle exprimait. Les forces de Jacques étaient complètement éteintes, mais son âme ne quitta pas son corps avant la fin de la sainte et pieuse lutte qui dura longtemps, entre le Seigneur alléguant sa justice et la vierge qui en appelait à la grâce. Après bien des supplications, Catherine finit par dire: " Si cette grâce ne peut être accordée sans que la justice n'obtienne quelque satisfaction, que justice se fasse sur moi. Pour mon Père, je suis prête à souffrir toute peine qu'aura décrétée votre bonté. " Le Seigneur y consentît et lui dit: " Puisque tu m'as livré tout ton amour, j'agrée ta demande, je dispenserai de toute expiation l'âme de ton père ; mais, à sa place, tu souffriras toute ta vie la peine que je t'infligerai. " Joyeuse de cette réponse, la sainte s'écria : " O Seigneur, votre parole est souverainement bonne, que vos ordres s'accomplissent. "

Elle revint ensuite au lit de son père qui agonisait et qu'elle sut admirablement réconforter et réjouir en l'assurant de la part du Très-Haut qu'il obtiendrait pleine grâce de salut. Elle ne le quitta qu'après l'avoir vu rendre le dernier soupir. Que dire encore? A l'instant même où l'âme de Jacques sortait de son corps, la vierge fut saisie de douleurs d'entrailles qui ne lui laissèrent plus, jusqu'à la fin de sa vie, un seul moment de relâche, ainsi qu'elle même et ses compagnes me l'ont cent fois affirmé. D'ailleurs ces souffrances se manifestaient en dehors par des signes extérieurs que tous ceux qui vivaient avec la sainte voyaient aussi bien que moi. Mais sa patience était non seulement aussi forte que ses douleurs, elle l'était incomparablement plus, comme nous le verrons tout à l'heure, avec la grâce de Dieu. C'était par compassion pour les souffrances dont je parle que je lui demandai, un jour, la cause d'un si grand mal, et c'est alors qu'elle me révéla confidentiellement tout ce que je viens d'écrire. Je ne dois pas non plus passer sous silence ce fait qu'au dernier soupir de son père Catherine laissa voir une grande joie, disant avec un modeste sourire: " Béni soit le Seigneur ! puissé-je être comme vous, mon père ! " Pendant tout le temps des funérailles, alors que tout le monde pleurait, elle resta joyeuse et contente, consolant sa mère et les autres comme si elle eût été complètement étrangère à ce deuil. C'est qu'elle avait vu l'âme du mourant passer immédiatement des ténèbres du corps aux lumières de l'éternité. Cette vision avait rempli la vierge d'un bonheur d'autant plus ineffable qu'elle-même avait expérimenté peu de temps auparavant, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, ce qu'on éprouvait en entrant au sein de ces clartés. Quant aux douleurs qui étaient le prix de cette faveur, elle les reçut joyeusement, sachant qu'elles mettraient le comble à sa propre gloire.

Voyez-vous, lecteur, comment la Providence a fait ici oeuvre de souveraine sagesse. Elle aurait pu, de bien des manières, purifier l'âme de Jacques et la rendre digne d'entrer immédiatement au ciel comme elle l'a fait pour l'âme du larron confessant Notre-Seigneur sur la croix. Mais elle n'a pas voulu accorder cette grâce à la prière de notre sainte sans lui imposer une peine corporelle qui ne devait pas être pour la patiente un vrai mal, mais servir à l'augmentation de son trésor surnaturel. Il était bien juste en effet qu'une vierge si remplie de charité pour l'âme de son père gagnât quelque chose à cet amour et qu'après avoir préféré pour Jacques le salut de l'âme à la vie du corps, elle trouvât pour elle-même, dans une peine corporelle, pleine mesure de grâces spirituelles. Aussi appelait-elle ces douleurs, douleurs bien douces, et non sans raison, car elle savait bien qu'elle y trouvait une augmentation continuelle de ce don si doux qui est, en ce monde, la grâce du mérite et dans l'autre la gloire de la récompense. Voilà pourquoi elle ne me parlait jamais que de ses chères souffrances. Elle m'a confié que longtemps encore après la mort de Jacques son âme la visitait très souvent, la remerciait de son heureuse médiation, lui révélait beaucoup de secrets, l'avertissait des progrès de l'ennemi et la gardait de tout mal.

Après avoir écouté ce que Catherine a fait pour une âme de juste, considérez maintenant avec attention, je vous prie, ce qui est arrivé à une âme de pécheur. C'était en l'an du Seigneur 1370. Il y avait à Sienne un citoyen nommé André de Naddino, riche des biens extérieurs et passagers, mais complètement dépourvu des biens intérieurs et durables. Totalement privé de la grâce qu'apportent la crainte et l'amour de Dieu, il était le prisonnier de presque tous les vices et de tout péché. Livré tout entier à la passion du jeu de dés, il avait continuellement à la bouche les blasphèmes les plus odieux, contre Dieu 'et les saints. E1è cette année donc, la quarantième de son âge, au mois de décembre, il fut pris d'une grave maladie et obligé de garder le lit. Abandonné des médecins impuissants à le soulager, il s'en allait à cette mort du corps et de l’âme, que méritait l'impénitence de son cœur. Son curé l'ayant appris, s'en vint le trouver et l'avertit de faire pénitence avant sa mort et de prendre ses dernières dispositions, comme on le fait en pareil cas. Mais André qui, à aucune époque de sa vie, n'avait été homme d'église, et bien disposé pour les prêtres, n'eut que mépris pour celui qui l'avertissait et pour ses avis. Informés de ce refus, l'épouse et les parents du malade, dans leur zèle pour son salut, firent venir plusieurs personnes religieuses et dévouées à Dieu, hommes et femmes, qui s'efforcèrent de vaincre son obstination. Mais ni les menaces des flammes éternelles, ni les promesses de la divine Miséricorde, aucun avis ne put le fléchir et le décider à se confesser. Il descendait donc aux enfers, n'emportant avec lui que ses crimes. Son curé, douloureusement affecté d'un pareil endurcissement, et craignant pour le malade une mort prochaine, revint le visiter de grand matin, lui répéta ses premiers avertissements et en ajouta de plus pressants encore. Mais, cette fois-ci comme la première, le malheureux n'eut que mépris pour le prêtre et ses paroles. Quoi encore ! Esclave de l'impénitence finale, il commettait continuellement ce péché contre le Saint-Esprit, qui n'est remis, ni en ce monde ni en l'autre, et il s'en allait très justement condamné, à des tourments sans fin.

On en parla à Frère Thomas, confesseur de Catherine, déjà souvent nommé. Emu de compassion pour cet homme, qui allait se damner, il accourut en toute hâte auprès de la sainte, pour la presser, au nom de l'obéissance et de la charité, de prier le Seigneur, jusqu'à ce qu'il daignât miséricordieusement secourir cette âme et lui épargner une mort éternelle. Arrivé chez Catherine, il la trouva en extase et ne put l'arracher pour le moment à ses contemplations intérieures. Dans l'impossibilité de lui parler, et la nuit qui approchait, ne lui permettant pas d'attendre plus longtemps, il donna à une compagne de la vierge, appelée aussi Catherine, et encore vivante aujourd'hui, l'ordre très exprès de profiter du premier instant où la sainte retrouverait l'usage de ses sens pour lui dire tout au long quelle cause digne de pitié il était venu lui confier. La jeune fille reçut humblement cet ordre et promit de l'exécuter, ce qu'elle fit en effet. Notre vierge n'étant sortie de son extase que vers la cinquième heure de la nuit, Catherine se hâta donc de répéter à Catherine tout ce qu'avait dit le confesseur et lui enjoignit, au nom de la sainte obéissance, d'employer tout son crédit à recommander l'âme du mourant au Seigneur.

A cette nouvelle, la vierge, toute brûlante du feu de la charité et de la compassion, se remit aussitôt à prier. Les voix toutes-puissantes de son âme criaient vers le Seigneur, et lui disaient qu'elle ne voudrait jamais laisser périr un de ses semblables, un concitoyen, un frère racheté lui aussi, au prix d'un sang si précieux. Le Seigneur lui répondit : " Les iniquités de cet homme et ses horribles blasphèmes sont déjà montés jusqu'au ciel. Non seulement sa bouche a blasphémé contre Moi et contre mes saints, mais il a jeté au feu un tableau, où se trouvaient mon image, celle de ma très sainte Mère et d'autres saints. Il est donc bien juste qu'il brûle dans les flammes éternelles. Ne t'occupe plus de lui, ma bien-aimée, car il est digne de mort. " Mais Catherine, se prosternant tout éplorée, aux pieds de son très doux Époux, lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant, si vous observez nos iniquités, qui donc évitera l'éternelle damnation? Est-ce donc pour examiner et punir nos péchés, et non pas plutôt pour les effacer, que vous êtes descendu dans le sein d'une Vierge, que vous avez souffert le supplice d'une mort bien cruelle? Pourquoi me parler des crimes de cet homme, qui va périr, alors que vous avez porté tous les crimes sur vos épaules très saintes ? Suis-je donc venue discuter avec Vous sur Sa justice, et non pas implorer votre miséricorde? Souvenez-vous, Seigneur, de ce que Vous m'avez dit, quand Vous m'avez affirmé expressément que j'avais la mission de sauver les âmes. Je n'ai plus ici-bas d'autre consolation que celle de voir mes frères se convertir à Vous; c'est le seule chose qui me fasse supporter patiemment votre absence. Si Vous ne m'accordez pas cette joie, que deviendrai-je, malheureuse? Ne me repoussez pas, ô Seigneur très clément, rendez-moi mon frère, à ce moment englouti dans l'abîme de l'obstination de son cœur. " Mais pourquoi en dirais-je davantage? Depuis la cinquième heure de la nuit, jusqu'à l'aurore, Catherine continua de veiller et de pleurer, discutant avec le Seigneur le salut de cette âme. Le Seigneur alléguait les crimes énormes et si nombreux d'André, et sa justice demandait vengeance. La vierge en appelait à la miséricorde, cause de l'Incarnation et de la Passion. D'ailleurs, son Époux ne lui avait-il pas promis à elle-même le salut de beaucoup d'âmes. Le divin Maître, source inépuisable de miséricorde, finit par la laisser triompher de la justice, et dit à la sainte " Ma très douce fille, voici que j'ai agréé tes larmes, je vais convertir celui pour lequel tu m'invoques avec tant de ferveur. "

A cette même heure, il apparut au malade et lui dit: " Pourquoi, mon très cher, ne veux-tu pas confesser les péchés que tu as commis contre Moi. Fais donc cette confession, car je suis prêt à te pardonner libéralement tes fautes. " Ces paroles amollirent si complètement ce cœur endurci que le moribond cria d'une voix forte à ceux qui le soignaient: " Envoyez chercher le prêtre, car je veux confesser mes péchés. Je vois Jésus-Christ, mon Seigneur et Sauveur, qui m'engage lui-même à faire cette confession. " Les personnes présentes accueillirent avec joie cette demande et firent bien vite appeler le prêtre. Aussitôt qu'il fut arrivé, le pécheur fit, avec un profond repentir, une excellente confession, prit toutes ses dispositions testamentaires, puis s'en alla, avec grande contrition et dévotion, de la lumière de ce monde, au sein de Dieu.

O Père d'ineffable miséricorde! que votre clémence est infinie! que votre providence est profonde ! Vos voies nous sont à jamais insondables! Vous aviez laissé cet homme s'endurcir dans ses péchés, jusqu'au dernier instant; vous paraissiez n'en avoir nul souci, et cependant vous pensiez toujours à assurer sa conversion. Vos serviteurs et vos servantes étaient allés le trouver et ils semblaient n'avoir pu lui ouvrir aucune porte de salut. Mais vous avez inspiré au confesseur de Catherine la pensée d'obliger la sainte à intervenir, et vous avez embrasé le cœur de votre servante, pour qu'elle triomphât par ses humbles larmes, de vous qui êtes l'Invincible et pour qu'elle parût, en quelque sorte, enchaîner votre toute-puissance. Et qui donc a pu lui donner ce feu et cette audace, si ce n'est vous? Qui a jeté dans cette âme ces ardeurs de fraternelle compassion? Quel était celui qui alimentait ces larmes, auxquelles devait céder votre clémence? Quel autre, dis-je, en dehors de vous? Vous éleviez à vous votre épouse, pour qu'elle vous inclinât vers elle. Ce sont bien là vos œuvres, ô Jésus-Christ! c'est ainsi que vous glorifiez vos saints. Pour montrer de quel mérite était auprès de vous cette vierge, votre épouse, vous lui avez révélé le péril d'un homme qu'elle ne connaissait pas, mais qui était chrétien et son compatriote; et vous n'avez accordé qu'à la seule intercession de celle que vous aviez choisie d'avance pour cette œuvre le salut de l'infortuné, que vous aviez refusé à toute autre médiation. Qui donc pourrait se dispenser de s'attacher à vous par les doux liens de l'amour ? Vous venez de voir, lecteur, combien grandes ont été les miséricordes du Seigneur, pour un seul pécheur, que les mérites de notre sainte ont sauvé, considérez-en maintenant de plus grandes, dont deux autres pécheurs ont bénéficié, alors qu'ils semblaient bien déjà condamnés.

En ce temps-là, dans la même cité de Sienne, deux fameux brigands furent pris par le chef de la justice, et condamnés à la mort la plus dure, à cause de l'énormité de leurs forfaits. On les avait placés sur des charrettes portant un poteau, auquel ils furent liés, et les bourreaux, avec des fourchettes et des tenailles brûlantes, leur faisaient sur tout le corps, tantôt sur un membre et tantôt sur l'autre, des blessures dont le feu avivait violemment la douleur. Pas plus dans leur prison qu'au moment où on les en sortit pour les conduire au supplice, on n'avait pu décider ces condamnés à faire pénitence de leurs crimes et à les confesser au prêtre. Bien plus, pendant qu'on les promenait, selon l'usage, à travers la ville, pour la terreur des méchants, non seulement ils ne se recommandaient pas aux prières des fidèles, mais ils blasphémaient à haute voix Dieu et ses saints. Ces malheureux allaient donc passer, des tourments et du feu temporels, au feu et aux peines qui ne finissent pas. Mais l'éternelle Bonté, qui ne veut la perte de personne, et qui ne punit pas deux fois le même crime, résolut d'arracher ces âmes infortunées au gouffre de l'enfer par l'intermédiaire de notre vierge, son épouse bien-aimée. Ce jour-là, par une disposition spéciale de la divine Providence, Catherine était allée prendre un instant de repos plus complet, dans la maison d'une de ses compagnes et filles dans le Seigneur, qu'on appelait Alexia et qui règne aujourd'hui dans les cieux avec la sainte. Cette maison était sur une des rues de la ville, par où passaient habituellement les condamnés de ce genre. Alexia, ayant entendu ce matin-là le bruit de la foule tumultueuse, s'approcha de la fenêtre, d'où son regard put apercevoir non loin de chez elle les malheureux conduits sur leurs charrettes, et brûlés par les bourreaux, de la façon que nous avons dite. Elle courut aussitôt vers Catherine " O ma Mère, lui dit-elle, quel douloureux spectacle devant la porte de notre maison! voilà qu'on traîne sur leurs charrettes deux condamnés aux tenailles. "

A cette parole, la sainte, poussée par la compassion et non par la curiosité, s'approche de la fenêtre, elle voit ces malheureux, se retire à l'instant, et se réfugie dans la prière. Elle avait aperçu, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, autour de chacun des suppliciés, une grande troupe d'esprits mauvais, qui brûlaient intérieurement les âmes des condamnés, bien plus que les bourreaux ne brûlaient extérieurement leurs corps. Voilà pourquoi, émue d'un double sentiment de pitié, elle s'était hâtée de recourir à la prière, et pressait avec non moins de hâte la bonté de son Epoux de secourir ces âmes qui périssaient. " Ah, disait-elle, Seigneur très clément, pourquoi abandonnez-vous ainsi votre créature, formée à votre image et à votre ressemblance, miséricordieusement rachetée par votre Sang très précieux? Pourquoi permettez-vous qu'à de tels tourments corporels viennent se joindre encore les vexations si cruelles et si funestes d'esprits immondes. Le larron crucifié avec vous ne recevait que la peine due à ses crimes; vous l'avez cependant si pleinement éclairé qu'il vous a confessé sur le gibet, alors que les Apôtres doutaient, et qu'il a mérité d'entendre cette parole " Aujourd'hui, tu seras avec Moi, en paradis. " Pourquoi cela, si ce n'est pour donner à ses pareils l'espoir du pardon; vous n'avez pas abandonné Pierre qui vous reniait, mais vous avez eu pour lui un regard de miséricorde. Vous n'avez pas méprisé Marie la pécheresse, mais vous l'avez attirée à vous. Vous n'avez repoussé ni Matthieu le publicain, ni la Cananéenne, ni Zachée, chef des publicains; au contraire, vous les avez appelés. Je vous en conjure donc, par toutes vos miséricordes, hâtez-vous de secourir ces âmes. " Mais pourquoi m'attarder à en dire davantage. Catherine sut fléchir Celui qui voulait se laisser fléchir, et fit merveilleusement couler sur ces malheureux les sources toujours ouvertes du pardon. Elle obtint la grâce d'assister en esprit les suppliciés et de les accompagner, sans les quitter un instant, jusqu'aux portes de la ville, pleurant et demandant pour eux que leur cœur s'amollit et se convertît. Ce que voyant, les démons montraient toute leur fureur, en criant contre elle et en disant: " Si tu ne cesses pas, nous saurons bien, nous et les âmes de ces réprouvés, te persécuter jusqu'à te rendre possédée. " A quoi la sainte répondait: " Tout ce que Dieu veut, je le veux; mais je n'abandonnerai pas, à cause de vos menaces, l'œuvre que j'ai commencée. "

Arrivés aux portes de la ville, les misérables condamnés virent apparaître notre très miséricordieux Sauveur, tout couvert de blessures, tout inondé de sang, qui les invitait à se convertir et leur promettait le pardon. Cette vision fit pénétrer dans leurs cœurs un rayon de lumière divine; ils demandèrent très instamment un prêtre et confessèrent leurs péchés, avec une vive contrition. Ils changèrent alors leurs blasphèmes en louanges, et s'accusant continuellement eux-mêmes, se proclamant dignes de leurs supplices et de plus grands encore, ils s'en allaient à la mort, aussi joyeux que s'ils eussent été invités à un festin. Au lieu de blasphémer comme tout à l'heure, quand les bourreaux les tenaillaient, ils redoublent maintenant leurs prières au Sauveur, ils crient que ces peines les feront sûrement parvenir à la gloire éternelle, et qu'elles sont pour eux l'instrument d'une grande miséricorde. Les assistants sont tout stupéfaits de voir un tel changement. Le cœur des bourreaux eux-mêmes s'adoucit, et, devant une telle dévotion, ils n'osent continuer leurs tortures. Mais nul ne pouvait savoir comment la droite du tout-puissant Sauveur avait opéré une telle transformation, ou qui pouvait avoir intercédé auprès de Dieu, pour des âmes si endurcies. Le prêtre pieux qui avait accompagné les condamnés, pour essayer de vaincre leur inflexible obstination, raconta plus tard, sous la foi du serment, tous les détails de leur conversion, à Frère Thomas, confesseur de la sainte. Celui-ci, ayant interrogé Alexia, constata que les suppliciés avaient rendu l'âme, à l'heure même où la vierge avait terminé son oraison et était sortie de son ravissement. Un aveu confidentiel de Catherine vint enfin lui apprendre tout ce qui s'était passé; c'est elle-même qui lui a raconté toute la suite des faits que je viens de rapporter, comme je les ai trouvés consignés dans les écrits de Frère Thomas. Ces écrits disent encore que, quelques jours après la mort de ces criminels, les compagnes de la sainte l'entendirent, qui disait dans sa prière " Je vous rends grâces, ô Seigneur, de ce que vous les avez délivrés d'une seconde prison. " Frère Thomas en fut informé et lui demanda ce qu'elle voulait dire par là. Elle répondit que les âmes de ces brigands étaient alors Ca paradis, qu'elles avaient dû passer en purgatoire au moment de leur mort, mais qu'elle venait d'obtenir leur complète délivrance.

Peut-être, lecteur, ne comprenez-vous pas l'importance de ces faits qui ne tombent pas sous les sens; mais si vous réfléchissez à ce que nous disent saint Augustin et saint Grégoire, vous verrez qu'il a fallu un miracle plus grand, pour convertir ces condamnés, que pour les ressusciter après leur supplice. En effet, suivant l'expression même de saint Grégoire, la chair, dans une résurrection corporelle, n'eût retrouvé la vie que pour la perdre à nouveau, tandis que l'âme est ici ressuscitée pour vivre éternellement. De plus, à ressusciter un corps, la puissance divine ne trouve nul obstacle, tandis que, pour la résurrection d'une âme, elle semble se heurter aux lois qu'elle-même a données au libre arbitre, puisque le pécheur peut ne pas vouloir se convertir. Voilà pourquoi on dit que la conversion d'un pécheur manifeste mieux que la création d'un monde la toute-puissance de Dieu. Les prédicateurs louent saint Martin, et non sans raison, d'avoir mérité la grâce magnifique de ressusciter trois morts, par la vertu de la divine Trinité. On lit de saint Nicolas qu'il sauva miraculeusement trois innocents, voués à la mort, et on célèbre grandement ce fait. Mais que dirons-nous de ce prodige tout nouveau de notre vierge Catherine, qui, par ses prières, a ressuscité si instantanément, si merveilleusement, et a délivré des flammes éternelles deux hommes perdus de crimes, déjà morts quant à l'âme, et absolument voués à l'enfer. Est-ce que d'après les considérations exposées plus haut, cette résurrection spirituelle n'est pas un miracle plus grand que les autres. Croyez-moi, lecteur, j'ai vu de mes yeux bien des merveilles opérées par la sainte sur les corps de diverses personnes; mais tout cela n'est rien, il me semble, à côté du prodige que nous venons de rapporter. Ici, la majesté du Très-Haut a dû mettre en oeuvre tout l'infini de sa puissance, et sa générosité a dû, sans mesure, distiller la myrrhe de sa grâce. Ces hommes livrés à toute espèce de mal et qui, jusqu'à l'instant suprême, dans cet instant même, avaient persévéré et persévéraient dans leur iniquité; ces hommes, que personne n'exhortait plus, que personne n'espérait plus sauver, avaient en effet besoin d'une grâce aussi miraculeuse, pour s'attendrir, se convertir, et retrouver dans une courageuse pénitence finale leur salut et leur gloire.

Voici une autre grâce extraordinaire de conversion, que je ne crois pas non plus devoir passer sous silence. Catherine l'a obtenue du Seigneur pour quelqu'un qui vit encore. En cette même ville de Sienne, habitait un certain François de Tholomei, qui vit encore aujourd'hui, et avait eu de Rabès, son épouse, plusieurs enfants, garçons et filles. L'aîné s'appelait Jacques et menait une vie des plus criminelles. L'orgueil de ce monde le rendait Si turbulent et sa férocité était si dangereuse que, malgré sa jeunesse, il avait déjà tué deux hommes de ses propres mains. Ses crimes et sa cruauté le faisaient redouter de tous ceux qui le connaissaient. Pour lui, nul souci et nulle crainte de Dieu; ne connaissant aucun frein, il s'enfonçait chaque jour plus profondément dans le mal. Il avait une sœur nommée Ginoccia, qui s'était donnée tout entière au monde. Elle avait, il est vrai, gardé la virginité de son corps, mais c'était bien plus par peur du mépris des hommes que par crainte de Dieu. Aucune des pratiques de la vanité ne lui était étrangère, et elle s'occupait avec passion du soin et de la parure de son corps. Rabès, la mère de ces enfants, redoutait de les voir se damner, car elle était profondément pénétrée de la crainte du Seigneur. Elle vint donc trouver notre sainte et la supplia de vouloir bien parler un peu des choses du salut, à ses deux filles, en particulier à Ginoccia. Catherine, dont le zèle était ardent pour toutes les âmes, y consentit bien volontiers et s'acquitta à la perfection de cette mission. Ses prières et ses avis achevèrent si bien de former le Christ dans l'âme de Ginoccia que celle-ci renonça complètement aux vanités du siècle. Elle rasa Sa chevelure, dont elle s'était jusque-là glorifiée, et reçut ensuite très dévotement l'habit des Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Pendant tout le reste de Sa vie, comme j'ai pu le constater très facilement, elle persévéra dans la pratique de la méditation et des saintes oraisons, et se livra à de très dures pénitences; j'ai dû. même lui faire à' ce sujet plusieurs observations. Sa soeur Françoise l'imita en tout et prit avec elle l'habit religieux C'était vraiment plaisir de voir ces deux sœurs, peu de temps avant, si passionnées pour les vanités du siècle, mépriser avec un si parfait courage le monde et leur propre corps. Leur frère Jacques était absent de Sienne, au début de cette conversion; à peine en fut-il informé qu'il revint à la ville, furieux, et ramenant avec lui son plus jeune frère. Son orgueil blessé vomissait les plus terribles menaces. Il promettait d'arracher à sa sœur l'habit qu'elle avait revêtu et de la conduire dans la maison qu'il habitait en dehors de la ville, loin de tous ceux qui lui donnaient de pareils conseils. Son petit frère lui répondit, sous une inspiration du Ciel: " En vérité, Jacques, si tu vas à Sienne, tu te convertiras aussi et tu confesseras tes péchés. " Jacques éclata alors en horribles malédictions contre l'enfant et assura qu'il tuerait les Sœurs, les Frères et les prêtres, plutôt que de se confesser à qui que ce soit. L'enfant n'en répétait pas moins sa véridique prophétie, tandis que Jacques redoublait ses imprécations et ses menaces; cette discussion dura jusqu'à leur arrivée à Sienne. Jacques ne se possédait plus de fureur, en entrant dans la maison paternelle, et déclara qu'il se livrerait aux dernières violences, si sa sœur ne le suivait pas, après avoir quitté l'habit religieux. A ces menaces, que Catherine connut immédiatement, Rabès, la mère de Jacques, répondit en calmant son fils et en lui demandant de patienter jusqu'au lendemain, puis, le matin venu, elle fit mander Frère Thomas, le confesseur de la sainte. Frère Thomas prit avec lui, comme compagnon, Frère Barthélemy Dominique, choix qui semble bien providentiel, et s'en vint trouver Jacques; mais il eut beau l'exhorter, il parut n'en pouvoir rien obtenir.

Cependant Catherine, instruite de tout, non point par une voix humaine, mais par le Seigneur, priait instamment, à cette même heure, pour la conversion de Jacques. Que dire encore? Pendant cette prière, Dieu toucha le cœur du jeune homme. J'ai dit que Frère Thomas avait providentiellement choisi comme compagnon Frère Barthélemy. Aux instances de ce religieux, Jacques accorda tout ce que, dans son endurcissement, il avait refusé à Frère Thomas. Non seulement il permit à sa sœur de servir le Seigneur, mais, s'humiliant lui-même, il se confessa avec un cœur grandement contrit; et, pour me servir d'une expression familière à la sainte, il vomit tout le poison qu'il avait dans l'âme, y compris certains péchés, qu'il n'avait jamais voulu confesser à personne. Ce loup transformé en agneau, ce lion devenu petit chien docile, fit, en un instant, l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. Sa mère Rabès en était dans la stupéfaction, ses sœurs ne pouvaient assez s'en féliciter, toute la famille en louait Dieu, tandis que les Frères Barthélemy et Thomas, bénissant joyeusement le Seigneur, accouraient en toute hâte, annoncer à Catherine ce qui venait d'arriver.

Celle-ci avait déjà vu en esprit tout ce qui s'était passé, et c'était elle qui avait obtenu de Dieu cette grâce. Toujours en extase, elle n'avait pas encore quitté les embrassements de l'Epoux éternel, pour reprendre la vie des sens. Elle sortit cependant de son ravissement avant l'entrée des Frères dans sa petite chambre et dit alors à sa compagne: "Nous avons à louer le Créateur, car Jacques de Tholomei, que le diable retenait dans ses chaînes, a été délivré ce matin. " Quand les religieux entrèrent, racontant joyeusement ce même fait, la compagne de Catherine leur répondit: "Elle me disait à l'instant même ce que vous m'annoncez. " La vierge du Seigneur leur tint alors ce langage, si plein d'une sage maturité: " Mes Pères, nous devons louanges et grâces à notre Sauveur, qui n'a jamais méprisé les prières de ses serviteurs et sait combler les désirs que lui-même inspire. L'antique ennemi avait pensé nous enlever notre brebis, et c'est le Père de miséricorde qui lui a arraché sa proie. Le démon a cru ravir au Christ Ginoccia, et il a perdu Jacques, son captif. Ainsi en arrive-t-il toujours, quand Satan lève la tête contre les élus de Dieu, car il n'est pas possible d'enlever de la main de Jésus-Christ les brebis qu'il a choisies, c'est lui-même qui nous l'affirme dans l’Evangile (Jn 10,28)

Remarquez maintenant, lecteur, que cette Ginoccia, souvent nommée, a continué de servir le Seigneur jusqu'à la mort, tout adonnée aux pratiques d'une très dure pénitence, à la méditation et aux exercices de piété. Après avoir supporté avec beaucoup de patience et de joie une longue maladie, elle s'en est allée à Dieu dans les sentiments d'une indicible allégresse. Sa sœur, Françoise, l'a imitée en tout ce que nous venons de dire et lui a survécu peu de temps; toujours gaie au milieu de ses souffrances corporelles, c'est avec un doux sourire qu'elle aussi a quitté cette vie. Matthieu, leur frère, qui venait le premier après Jacques, a dit à son tour un adieu définitif au monde et est entré dans l'Ordre des Prêcheurs, où il vit encore dévotement et religieusement. Jacques enfin est resté dans l'état ordinaire du mariage, mais il n'est plus jamais retourné à ses mauvaises habitudes, et il se montre pacifique et doux envers tout le monde. Tout ce bien fut l'œuvre d'un seul et même Esprit, qui se servait de son épouse Catherine pour offrir et distribuer ses dons à tous ceux pour lesquels elle priait.

Afin de mettre encore cette vérité plus en lumière, je vais vous raconter un fait merveilleux, dont j'ai été l'unique témoin; mais je vous jure devant Dieu que je ne mens pas; au reste, ce miracle a eu des effets extérieurs publics. Toujours en cette même ville de Sienne, vivait un homme fameux parmi les mondains. Il était rempli de cette prudence de la chair qui ne se soumet pas à Dieu, et s'appelait Nannès ou Vannés. Il gardait et entretenait, comme on le fait trop souvent en ce pays, des inimitiés particulières ou vendettas contre plusieurs de ses concitoyens, et savait leur préparer secrètement des embûches, tout en feignant de passer son chemin inoffensif. Plusieurs fois il s'en était suivi mort d'homme, de sorte que les exécuteurs mêmes de ces crimes craignaient encore plus Nannès que la vengeance de leurs victimes, car ils connaissaient son astuce. Des médiateurs s'étaient souvent interposés pour l'amener à faire la paix. Mais le rusé répondait toujours à tous les solliciteurs que cette affaire ne le regardait pas, que la paix ne dépendait pas de lui, alors que lui seul cependant mettait obstacle à toute pacification, afin de pouvoir se venger à son gré. Informée de cet état de choses, notre vierge désirait vivement parler à Nannès, pour mettre fin à un si grand désordre. Mais Nannès la fuyait comme le serpent fuit le charmeur. Enfin, pressé parles exhortations d'un saint homme, Guillaume d'Angleterre, de l'Ordre des Ermites de saint Augustin, il promit d'aller voir et entendre Catherine, mais sans vouloir s'engager à observer aucun des avis qu'elle lui donnerait. Il tint sa promesse et vint faire cette visite, à une heure ou je venais moi-même d'arriver chez la sainte. Je l'avais trouvée absente; elle était sortie pour quelque affaire intéressant le salut des âmes. Pendant que j'attendais son retour, on vint annoncer que Nannès était là et demandait à lui parler. Cette nouvelle me remplit de joie, car je savais combien notre vierge désirait cette entrevue. Je descendis donc en hâte vers le visiteur, je l'avertis de l'absence de Catherine et le priai de ne pas s'impatienter de quelques minutes d'attente. Puis, je le fis entrer dans la cellule de pénitence de la servante du Christ pour qu'il attendît plus patiemment. Il fut bien vite fatigué et me dit: " J'avais promis à Frère Guillaume de venir ici et d'entendre cette dame; mais, comme elle n'est pas là, mes multiples affaires ne me permettant pas de rester plus longtemps, je vous supplie de m'excuser auprès d'elle, je suis très occupé. "

J'eus grand regret alors de l'absence de Catherine, et je me mis à parler à cet homme de la paix désirée. Il me répondit: " Voyez, vous êtes prêtre et religieux, et je sais aussi que cette pieuse dame est en grand renom de sainteté; je ne dois donc pas vous mentir ; je vous dirai la vérité, mais j'entends bien ne rien faire de ce que vous désirez. Oui, c'est moi qui mets obstacle à la paix, et je me garde bien de le dire à d'autres; si seulement je donnais mon consentement, tout serait apaisé; mais je ne veux en aucune façon le donner. Inutile de me prêcher sur ce point, jamais je ne céderai. Contentez-vous d'avoir obtenu de moi aujourd'hui un aveu que j'ai refusé à tout autre, et ne me tracassez pas davantage. " J'allais répondre, il refusa de m'entendre ; mais le Seigneur permit qu'à ce moment même la vierge rentrât. Elle revenait de travailler à quelque oeuvre semblable de conversion. Nannès fut bien contristé de la voir, et moi j'en fus tout réjoui. Catherine salua avec sa charité du ciel cet homme qui était tout à la terre, puis elle s'assit et lui demanda l'e motif de sa visite. Il répéta exactement tout ce qu'il venait de me dire, y compris sa dernière protestation. La sainte se mit alors à lui montrer le péril où il se trouvait, et à le presser de toute façon, employant tour à tour les paroles qui blessent et celles qui mettent l'huile sur la blessure; mais lui, comme un aspic qui n'entend pas (Ps 77,5), fermait complètement l'oreille de son cœur. Alors notre vierge, dans sa sagesse, commença de prier intérieurement et d'implorer l'aide de Dieu. Dès que je m'en fus aperçu, je me tournai vers Nannès, et, plein d'espoir dans le secours du Ciel, j'engageai la conversation avec cet homme pour le retenir. Mais pourquoi plus de détails? Au bout de quelques minutes, il me dit: " Je ne veux cependant pas être assez mal élevé pour tout vous refuser. Je vais me retirer; mais, des quatre inimitiés que j'ai actuellement, je vous en abandonne une, décidez-en ce qu'il vous plaira. " A ces mots, il se levait déjà pour sortir, quand il s'écria tout en se levant : " O mon Dieu! quelle consolation je ressens dans mon âme pour cette seule parole de paix. " Puis il ajouta : " Ah! Seigneur Dieu, quelle force me saisit et me retient? je ne puis plus m'en aller ni rien refuser. Qui donc me presse ainsi? Quel est celui qui me captive? " Et tout en parlant il se met à fondre en larmes. " Je m'avoue vaincu, dit-il, je ne puis plus respirer. " Et, tombant à genoux, il disait en pleurant : " O vierge très sainte, je ferai tout ce que vous m 'ordonnerez, non seulement pour la paix, mais pour tout le reste. Je vois que le diable me retenait enchaîné; je veux suivre tous vos conseils, dites à mon âme comment elle se libérera des mains du démon. "

A ces mots, la sainte, que sa prière avait comme d'habitude ravie en extase, revint à elle, et, rendant grâce au Seigneur : " Frère bien-aimé, dit-elle, la miséricorde du Sauveur vous a fait enfin connaître votre danger. Je vous ai parlé et vous avez méprisé mes paroles ; je me suis alors adressée au Seigneur, qui n'a pas méprisé ma prière. Faites pénitence de vos péchés, de peur que vous ne soyez surpris par l'épreuve. " Pourquoi m'attarder à en dire davantage? Nannès me confessa tous ses péchés avec une grande contrition. Il fit la paix entre les mains de notre vierge avec tous ses ennemis, et, docile à mes avis, il se réconcilia avec le Très-Haut, qu'il avait si longtemps offensé. Mais, peu de jours après sa conversion, il fut arrêté par ordre du gouverneur de la ville, et jeté dans une étroite prison. Le bruit courut même qu'il devait être décapité. A cette nouvelle, je vins, tout attristé, trouver la vierge : " Eh bien! lui dis-je, rien de fâcheux n'arrivait à Nannès au temps où il servait le diable, et maintenant, qu'il est revenu à Dieu, le ciel et la terre semblent conjurés contre lui. Je crains bien, ma Mère, que cette plante si jeune ne soit complètement broyée sous une telle tempête, et que cet homme ne tombe dans le désespoir. Priez pour lui le Seigneur, je vous en conjure, afin de protéger contre l'adversité celui que vos prières ont délivré du péché. Elle me répondit: " Pourquoi vous attrister de ce qui devrait plutôt vous réjouir. Vous avez maintenant la certitude que Dieu lui a fait remise de la peine éternelle, puisqu'il l'afflige de peines temporelles. Comme nous le dit le Sauveur, hier, le monde aimait celui qui lui appartenait (Jn 15, 19) aujourd'hui, il commence de haïr celui qui le quitte; hier, le Seigneur réservait au coupable une peine éternelle, aujourd'hui sa miséricorde commue cette peine temporelle. Ne craignez pas pour lui le désespoir. Celui qui a sauvé ce malheureux de l'enfer saura bien l'arracher au péril présent. "

Ce qu'elle avait dit arriva. Peu de jours après, Nannès fut libéré de sa prison, mais non sans avoir éprouvé dans ses biens des pertes assez importantes. Notre vierge s'en réjouissait en disant: " Le Seigneur lui a enlevé le venin qui l'empoisonnait. " Sous les coups du malheur, la dévotion du converti allait croissant. Il avait un très beau palais à deux milles de la cité. Il le donna par testament public à la sainte pour y construire un monastère de religieuses. Avec la permission spéciale, et par l'autorité de Grégoire XI, d'heureuse mémoire, Catherine jeta les fondations de ce monastère, le bâtit et le dédia à sainte Marie Reine des anges. J'assistais à la bénédiction avec toute la famille spirituelle de notre sainte. Le commissaire délégué par le Souverain Pontife était Frère Jean, abbé du monastère de Saint-Anthime, au diocèse de Clusi, je crois, et de l'Ordre de saint Guillaume. C'était bien la main du Très-Haut qui, à la prière de notre vierge, avait ainsi transformé Nannès: Je puis en rendre témoignage, moi, qui ai confessé ce pénitent pendant plusieurs années, car je sais qu'il a corrigé la plus grande partie des écarts de sa vie, du moins pour le temps où je l'ai connu.

D'ailleurs il me faudrait écrire plusieurs volumes, et des volumes considérables, si je voulais raconter toutes les merveilles que le Seigneur a opérées par l'intermédiaire de cette vénérable vierge, son épouse, pour la conversion des méchants, l'avancement et le progrès des justes dans leurs bonnes dispositions, l'encouragement des faibles, la consolation des cœurs troublés et désolés et l'avertissement des âmes en danger de périr. Qui pourrait compter les criminels qu'elle a arrachés à la gueule de l'enfer, les endurcis qu'elle a fait rentrer en eux-mêmes, les mondains qu'elle a amenés au mépris du monde, les âmes diversement tentées qu'elle a délivrées des lacets du diable par ses prières et ses enseignements, les élus qu'elle a dirigés dans les voies de la vertu, les âmes déjà saintement résolues qu'elle a poussées à la poursuite de dons meilleurs encore, les malheureux qu'elle a sauvés de l'abîme de leurs péchés, qu'elle a soutenus en souffrant et en priant pour eux, qu'elle a pour ainsi dire portés sur ses propres épaules le long du chemin de la vérité, et qu'elle a conduits ainsi jusqu'au terme de la vie éternelle. Je pourrais répéter ici ce que disait saint Jérôme dans l'éloge de sainte Paule: "Quand même tous mes membres deviendraient des langues, je ne saurais raconter tous les fruits de salut qu'a portés cette tige virginale, plantée par le Père céleste. n J'ai vu quelquefois, moi-même, mille personnes et plus, hommes et femmes, accourir comme à l'appel d'une trompette invisible, et arriver des montagnes ou autres régions du comté de Sienne, pour voir et entendre la sainte. Non seulement sa parole, mais sa seule vue suffisait à leur donner le repentir de leurs crimes. Ils pleuraient, gémissaient sur leurs péchés et se pressaient autour des confesseurs. J'étais un de ces confesseurs, et j'ai trouvé dans ces pénitents une si vive contrition que personne ne pouvait douter de la grande abondance de grâces descendue du ciel dans leurs coeurs. Et cela n'est pas arrivé seulement une ou deux fois, mais très souvent. Le Souverain Pontife Grégoire XI, d'heureuse mémoire, réjoui et charmé de tout le bien qui s'opérait ainsi dans les âmes, nous avait donné pour ce motif, à moi et à mes compagnons, par lettres apostoliques spéciales, des pouvoirs égaux à ceux de l'évêque diocésain pour absoudre ceux qui venaient trouver Catherine et demandaient à se confesser. J'en appelle au témoignage de cette Vérité souveraine, qui ne trompe pas et n'est pas trompée, nous avons vu venir à nous un certain nombre de grands coupables, bien lourdement chargés de vices, qui ne s'étaient jamais confessés ou n'avaient jamais reçu le sacrement de Pénitence avec les dispositions requises. Mes compagnons et moi, nous restions fréquemment à jeun, jusqu'à l'heure des Vêpres, sans pouvoir suffire à entendre tous ceux qui voulaient se confesser. Je dois même avouer à ma honte et à la gloire de Catherine, que la foule des pénitents était si considérable que plusieurs fois je me suis senti accablé et lassé de cet excès de travail. Mais Catherine ne cessait pas de prier, et comme le vainqueur qui vient de capturer ses prisonniers, elle débordait d'allégresse dans le Seigneur, recommandant à ses fils et à ses filles d'avoir soin de nous qui tenions en main le filet qu'elle avait jeté pour cette capture. La plume ne saurait dire la plénitude de joie qui remplissait l'âme de la sainte et les manifestations extérieures de cette joie. Nous en étions tellement charmés intérieurement que nous en oubliions toute tristesse.

Je ne m'étendrai pas davantage au sujet des merveilles que le Dieu tout-puissant a opérées, par notre vierge, pour le salut des âmes. Ce chapitre paraîtra long à qui n'y prendra pas intérêt; pour moi, je le trouve trop court en comparaison des œuvres de Catherine, car il en est beaucoup dont je n'ai rien dit. Il nous faudrait parler maintenant des miracles accomplis pour le soulagement des corps; mais, comme le récit des merveilles d'ordre spirituel nous a demande d'assez longs développements, pour ne pas trop allonger le présent chapitre, je le finis ici.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE VIII

GUERISON5 MIRACULEUSES OPEREES PAR CATHERINE
PENDANT SA VIE.

 

Je vais vous raconter, bien-aimé lecteur, un prodige bien surprenant pour notre temps, mais d'exécution facile, pour Celui qui ne connaît rien d'impossible. La mère de notre sainte, Lapa, dont nous avons souvent parlé, était, comme nous l'avons dit tout d'abord, une femme de grande innocence et simplicité; mais, à cette époque de sa vie, elle connaissait et désirait peu les biens invisibles et avait une grande répugnance à quitter ce monde, comme le récit qui va suivre vous l'apprendra. Après la mort de son mari, elle tomba elle-même malade, et son mal paraissait empirer de jour en jour. Catherine, s'en apercevant, se hâta de recourir comme d'habitude à l'oraison et ne cessa plus de prier le Seigneur, pour qu'il voulût bien accorder à celle qui l'avait enfantée et nourrie les secours nécessaires au salut. Il lui fut répondu du ciel que Lapa serait plus sûrement sauvée, si elle mourait à ce moment, avant de voir tous les malheurs dont l'avenir la menaçait. Après avoir entendu et compris cette réponse, notre vierge alla trouver sa mère et lui fit les plus douces exhortations, pour la disposer à répondre à l'appel du Seigneur et à accepter sans regret les arrêts de la volonté divine. Mais Lapa, trop attachée encore aux choses de ce monde, refusait de les quitter et, dans sa frayeur de mourir, elle conjurait sa fille de faire auprès de Dieu de nouvelles instances pour sa guérison et de ne plus lui parler de mort.

L'épouse du Christ fut tellement affligée de ces dispositions de la malade que son âme entra dans une sorte d'agonie. Sa prière devint alors extrêmement fervente. La vierge demandait à voir l'âme de sa mère parfaitement soumise à la volonté divine, avant que Dieu ne permît à cette âme de quitter ce monde. Le Seigneur obéit, si je puis parler ainsi, à la voix de cette humanité virginale. La maladie de Lapa put encore s'aggraver pendant quelques jours; mais la mort n'osait pas approcher. Catherine s'était interposée comme médiatrice entre Dieu et sa mère. Elle priait Dieu et exhortait sa mère. Elle priait Dieu d'attendre le consentement de Lapa pour l'enlever de ce monde, et elle demandait avec instance à sa mère de consentir au bon plaisir de Dieu. Mais, tandis que ses prières liaient en quelque sorte l'action du Tout-Puissant, ses exhortations ne purent fléchir l'obstination de la malade. Le Seigneur dit alors à son épouse: " Annonce à ta mère, qui ne veut pas aujourd'hui quitter son corps, qu'un temps viendra, où elle demandera la mort à grands cris, sans pouvoir l'obtenir. " Cette prophétie, je puis l'attester et bien d'autres avec moi, s'est si bien réalisée qu'on ne peut soulever contre sa vérité aucune objection. Lapa parvint à une extrême vieillesse, et eut tant à souffrir à l'occasion de tout ce qu'elle aimait, aussi bien des personnes que des choses, qu'elle disait à qui voulait l'entendre: " Dieu m'a-t-il donc chevillé l'âme au corps, pour qu'elle n'en puisse pas sortir! J'ai déjà perdu tant de fils et de filles! Tant de petits-enfants de tout âge! Moi seule je ne puis mourir, et dois souffrir et porter les douleurs de tous ! "

Mais continuons le récit commencé. Le coeur de Lapa était tellement endurci qu'elle ne voulut ni se confesser, ni songer au salut de son âme. C'est alors que le Seigneur, dans le dessein de faire éclater davantage ses merveilles en son épouse, refusa à celle-ci ce qu'il lui avait tout d'abord accordé. Après avoir longtemps retardé, sur les instances de la sainte, la mort de Lapa, il permit que la malade mourût sans se confesser, mais ce n'était que pour montrer le crédit qu'avait Catherine auprès de Lui. Quand cette sainte fille eut vu sa mère expirer, elle leva vers le ciel ses yeux pleins de larmes et s'écria : " Ah! Seigneur mon Dieu, est-ce donc là ce que vous m'aviez promis, quand vous m'aviez assuré que personne de cette maison ne périrait! Dans votre miséricorde, ne vous étiez-vous pas engagé vis-à-vis de moi à ne pas retirer ma mère de ce monde sans qu'elle y consentît ! Et voilà que je l'ai vue mourir sans les sacrements de l'Eglise! Je vous en conjure et j'en appelle à toutes vos bontés, ne souffrez pas que mes espérances soient ainsi trompées! Non, je ne sortirai pas d'ici vivante, avant que vous ne m'ayiez rendu ma mère! " Trois femmes de Sienne, dont nous donnerons les noms plus bas, furent les témoins de cette mort et de cette prière. Elles virent, à n'en pas douter, Lapa rendre le dernier soupir, elles examinèrent et palpèrent son corps, qui n'offrait plus aucun signe de vie, et elles lui auraient donné les soins qu'on donne aux cadavres en pareille circonstance, si elles n'avaient attendu que la vierge eût fini son oraison. Mais, en voyant prier Catherine, elles firent comme les porteurs qui s'étaient arrêtés, quand Notre-Seigneur toucha le cercueil du fils de la veuve, et, laissant agir la puissance du même Sauveur, elles n'osèrent commencer aucun des préparatifs de l'ensevelissement. Pourquoi m'attarder davantage à ce récit?

La sainte priait toujours, les grandes clameurs de son âme montaient jusqu'au plus haut des cieux, l'anxiété de son cœur et les larmes humbles et ferventes qu'elle répandait en abondance arrivaient jusqu'en présence du Très-Haut. Une pareille prière ne pouvait rester sans effet; elle fat donc exaucée par le Dieu de toute consolation et de toute miséricorde. En présence, et sous les yeux des témoins dont je viens de parler, et que je nommerai tout à l'heure, le corps de Lapa commença de se ranimer. Il revint en un instant complètement à la vie et put en exercer librement tous les actes. Lapa vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, au milieu de bien des chagrins, car elle eut à souffrir toutes les indigences et toutes les épreuves, que sa fille lui avait annoncées sur l'ordre du Seigneur.

Les témoins de ce miracle furent Catherine Gelli et Angelina Vannini, maintenant Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique, puis, Lysa, parente de la sainte et belle-fille de Lapa. Elles ont vu Lapa expirer, après plusieurs jours de maladie grave, son corps était sans mouvement, sa fille priait; elles ont entendu distinctement les paroles de Catherine disant au Seigneur: " Est-ce là ce que vous m'aviez-promis? " Au bout d'un instant assez court, elles ont constaté que le corps inanimé s'agitait et reprenait, avec la vie, l'usage de tous ses sens. Quant au resto de l'histoire de Lapa, nous sommes plus d'un millier à en témoigner. Vous pouvez voir par tout ceci, ô bon lecteur, quel était, auprès du Seigneur tout-puissant, le crédit de cette vierge, qui a pu épargner à l'âme de son père les peines du purgatoire, et rappeler si miraculeusement à la vie le corps de sa mère déjà morte. Mais notez bien les faits qui ont suivi cette résurrection, afin de ne pas vous imaginer que ce dernier prodige n'a eu pour objet que la santé du corps; et, pour que vous accordiez plus de créance encore à mon récit, sachez que j'ai appris de notre vierge elle-même, dans un entretien confidentiel, les paroles prophétiques que lui a dites le Seigneur. J'ai trouvé tous les autres détails dans les écrits de Frère Thomas, le confesseur déjà si souvent nommé. Il raconte que ce miracle est arrivé en l'année 1370, au mois d'octobre, en présence des témoins que j'ai cités.

Et maintenant je passe au récit d'un fait, que je rapporte avant les autres, non pas à cause de sa date, mais parce qu'il m'est plus connu. Personne même ne l'a mieux connu que moi, si ce n'est celui qui a été l'objet de ce prodige. C'était dix-sept ans à peu près avant cette année 1390, en laquelle nous sommes aujourd'hui. L'obéissance religieuse que j'ai promise m'avait appelé au couvent de mon Ordre à Sienne, où j'exerçais la charge de Lecteur. J'y servais Dieu bien lâchement, quand arriva cette maladie épidémique de l'intestin, qui a si souvent, de nos jours, ravagé le monde entier et cruellement sévi en cette même ville de Sienne. La mort frappait de ses traits des personnes de tout sexe et de tout âge, et le poison de sa blessure était si violent qu'il lui suffisait quelquefois d'un seul jour, et ordinairement de deux ou trois seulement, pour conduire au trépas des victimes atteintes en pleine santé. La terreur et l'épouvante étaient générales. Le zèle des âmes, raison d'être de l'Ordre où j'ai fait profession, m'obligea d'exposer alors ma vie, pour venir au secours des âmes de mes frères. Je parcourais donc nuit et jour les maisons des malades, et, pour me reposer un peu le corps et l'esprit, je m'arrêtais souvent à la Maison de Sainte-Marie de la Miséricorde, qui est aussi à Sienne. J'y allais surtout, parce que cette maison avait, comme Recteur et Président, un certain Matthieu qui vit encore, homme de vie fort recommandable et d'excellente réputation, qui avait pour notre sainte une affection très vive et toute de charité. Je l'aimais et je l'aime encore tendrement, à cause des vertus que le Ciel lui a données. J'avais donc l'habitude de lui rendre visite une fois le jour, pour le motif que j'ai dit, et aussi pour veiller aux besoins de quelques-uns des pauvres de sa maison.

Un matin que j'étais sorti, après la messe conventuelle, pour visiter les malades, je m'arrêtai, en passant, à cet hospice de la Miséricorde, afin de m'informer si le mal si terrible de la peste avait atteint quelqu'un de ceux qui y habitaient. Tout en entrant, je trouvai le recteur Matthieu, que les Frères et clercs de l'hospice emportaient dans leurs bras, comme un mort, depuis l'église jusqu'à sa chambre. Son visage paraissait tout décoloré, ses forces l'avaient tellement, abandonné qu'il ne parlait plus et ne put me répondre quand je lui demandai ce qu'il souffrait. M'adressant alors à ceux qui le portaient et l'accompagnaient, je les questionnai, tout effrayé, sur ce qui était arrivé à mon cher Matthieu : "Cette nuit même, me dirent-ils, vers onze heures, il a été frappé de la peste, tandis qu'il veillait un malade, et il a été bien vite réduit à cet état de faiblesse où vous le voyez. " Cette réponse me rendit bien triste. Je les suivis jusqu'au lit sur lequel on étendit le malade. Une fois couché, il reprit connaissance, m'appela et se confessa comme il le faisait souvent. Après l'avoir absous, je lui demandai ce qu'il souffrait: " Je ressens, me dit-il, une affreuse douleur à l'aine, comme si le haut de la jambe allait se briser, et je souffre tellement de la tête qu'elle me semble être fendue en quatre. Je lui tâtai alors le pouls et constatai, à n'en pas douter, qu'il avait une fièvre brûlante. Je fis donc signe à ceux qui le soignaient de porter au plus tôt de ses unies à son médecin, qui était aussi de ses amis, très habile docteur, qu'on appelait et qu'on appelle encore Maître Senso; et j'allai moi-même lui rendre visite peu de temps après ces gens. Le médecin, après avoir examiné les urines, me déclara bientôt que son ami était atteint de la peste, et m'assura que le malade offrait tous les symptômes d'une mort prochaine: " Cette eau, me dit-il, vous indique que le sang est en fermentation dans le foie. C'est le caractère commun de tous les accès épidémiques. Aussi je crains fort que la Maison de la Miséricorde ne soit bientôt veuve de son bon Recteur. - Ne croyez-vous pas, lui répondis-je, que l'art de la médecine ne puisse trouver quelque remède à ce mal. " Il me dit alors : " Nous essaierons, la nuit prochaine, de purger ce sang avec du suc de cannelle; mais j'ai peu confiance en ce remède, car le mal est trop grave. "

Sur cette réponse du médecin, je me retirai bien triste, et je me dirigeai vers la maison du malade, ne cessant d'invoquer en mon âme le Seigneur et lui demandant de vouloir bien laisser encore en ce monde un homme dont l'exemple était si profitable au salut de ses frères. Entre temps la sainte avait appris la maladie de son ami Matthieu. Sa charité en fut grandement émue; elle parut tout irritée contre ce mal et accourut aussitôt vers le malade. Avant même d'être arrivée près de lui, elle commença à lui crier de loin : " Levez-vous, seigneur Matthieu, levez-vous, car ce n'est pas le temps de vous reposer sur ce lit de paresse. " A cet appel de Catherine, immédiatement, la fièvre et les bubons de la peste disparurent instantanément, Matthieu ne souffrait pas plus que s'il n'eût jamais été atteint par le mal. " La nature avait obéi à l'ordre de Dieu, notifié par la bouche de la sainte; et, à cette voix, le corps de l'infirme avait recouvré parfaite santé. Matthieu se leva souriant de son lit et le quitta tout joyeux, ayant bien senti que la vertu divine habitait en Catherine. Celle-ci s'en alla bien vite afin de fuir les félicitations des hommes; mais, au moment où elle sortait de la maison, j'y entrais moi-même tout chagrin, ignorant ce qui s'était passé, et croyant que mon ami souffrait encore de la peste. Sous l'impression de la tristesse qui me serrait le cœur, je dus à la sainte, tout en la voyant, et sur un ton mécontent: " Laisserez-vous donc, ma Mère, mourir cet homme qui nous est si cher et si utile? " Elle savait bien ce qu'elle venait de faire; mais, dans sa profonde humilité, elle parut très fâchée de ma façon de parler et me répondit : " Que dites-vous là? suis-je donc comme Dieu, pour délivrer un mortel de la mort? " Et moi, qui ne me possédais plus de douleur, je répliquai: " Dites cela à qui vous voudrez, mais ne me le dites pas à moi, qui connais vos secrets; je sais fort bien que vous obtenez de Dieu tout ce que vous lui demandez du fond du coeur. " Baissant la tête, elle eut alors un léger sourire, et, me regardant d'un air joyeux, elle me dit : "Ayez bon espoir, il ne mourra pas cette fois-ci."

Cette assurance m'enleva toute tristesse, car j'avais compris que le Ciel avait accordé à la sainte un miracle; je la laissai continuer son chemin et, sans plus m'inquiéter, j'entrai vers le malade. Je le trouvai assis sur son lit et racontant avec grande joie le prodige que la vierge venait d'opérer. Je lui dis qu'elle m'avait promis qu'il ne mourrait pas de cette maladie. " Vous ignorez donc, me dit-il, le résultat de sa visite? " Je lui répondis que je l'ignorais, que la sainte ne m'en avait pas parlé. Alors il se leva tout joyeux et parfaitement dispos, et me raconta ce que j'ai écrit plus haut. Que dire encore? Afin de mieux constater le miracle, on prépare la table, nous nous asseyons pour le repas et Matthieu avec nous; on nous sert des légumes et de l’oignon cru, mets qui ne sont pas à l'usage des malades, mais seulement des estomacs sains et bien portants. Matthieu en mange comme nous, alors que peu de temps avant il ne pouvait prendre la nourriture la plus délicate. Il est gai, il rit, alors que, le matin même, il arrivait à peine à proférer quelques paroles. Nous en sommes tous dans l'admiration et dans la joie, nous louons le Seigneur qui nous a accordé par son épouse une grâce si merveilleuse, et dans notre étonnement nous nous redisons les uns aux autres les louanges de la sainte.

J'ai avec moi, pour témoin de ce miracle, Frère Nicolas André de Sienne, qui est encore vivant, et qui, ce matin-là, m'a accompagné partout. D'ailleurs, tous les gens de l'hospice, clercs, prêtres et autres, c'est-à-dire une vingtaine de personnes et plus, ont vu de leurs yeux tout ce que je raconte. Et cependant je vous prie, lecteur, de veiller à ne pas vous laisser circonvenir par le manque de foi de ceux dont les oreilles et le cœur incirconcis (Actes 7,51) ne veulent rien entendre.

Ceux dont Dieu n'a point touché le cœur diront peut-être en effet : - " Qu'y a-t-il de merveilleux à ce qu'un homme guérisse d'une maladie, si grave qu'elle soit? La nature fait cela tous les jours. " Je leur répondrai, en leur demandant ce qu'il y eut de merveilleux à ce que le Seigneur guérît la belle-mère de Simon, de la forte fièvre dont elle souffrait, comme nous le raconte l’Evangéliste. C'est un fait tout naturel que les hommes soient guéris de la fièvre, même de la plus violente. Pourquoi l'Évangéliste nous donne-t-il cela comme un miracle? Un peu d'attention, ô homme sans foi, qui ne voyez rien au-delà de ce que perçoivent vos sens, considérez ce qu'a voulu nous signaler l'Evangéliste. Il nous dit: " Et debout auprès du lit, le Seigneur commanda à la fièvre, et la fièvre quitta la malade, qui, se levant aussitôt, les servait (Lc 4,39). " La fièvre a donc disparu instantanément, sans remède naturel, au seul commandement du Seigneur, dont la parole a suffi pour réconforter et faire lever immédiatement celle qui était alitée, toute fiévreuse, et sans force. Voilà où est le miracle. Or ce même caractère miraculeux vous apparaîtra clairement dans le fait qui nous occupe, à moins que votre esprit ne soit complètement aveuglé. Elle était aussi debout, la vierge dont la poitrine était l'habitacle du Seigneur. Il était donc présent, ce même Seigneur qui avait guéri la belle-mère de Simon; seulement, pour cette fois, il ne se tenait pas tout près du malade, mais à distance; il commanda en même temps à la fièvre et à la peste, et à l'instant même, sans le secours d'aucun remède, Matthieu fut délivré de ce double mal. Il se leva immédiatement, et put manger avec nous, sans en être incommodé, des légumes et de l'oignon cru, comme s'il n'avait jamais souffert de cette maladie. Ouvrez donc les yeux de votre esprit et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20,27).

Et puisque nous parlons de la Maison de la Miséricorde, laissez-moi vous dire un autre miracle, antérieur, il est vrai, à celui que nous venons de rapporter, mais accompli par notre vierge dans le voisinage de ce même hospice. Je l'ai appris dans une conversation avec Matthieu. Voici donc ce qu'il m'a raconté, et son récit m'a été confirmé par Frère Thomas, déjà si souvent nommé, et par tous ceux qui étaient au courant des actes de Catherine. Près de la Maison de la Miséricorde, habitait une femme très pieuse, qui portait, si ma mémoire n'est pas infidèle, l'habit des Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Cette femme ayant connu, peut-être par son expérience personnelle, les vertus de Catherine, devint une dés familières de notre sainte. Elle écoutait volontiers ses avis, était attentive à ses exemples et avait pour elle une pieuse Vénération. Or, un jour qu'elle était sur la terrasse de sa maison, les murs croulèrent et la terrasse s'effondra, entraînant avec elle la pauvre femme, qui eut les muscles et les os tout froissés, et fut très gravement blessée et contusionnée. Les voisins accoururent et, l'ayant retirée de dessous le bois et les pierres, ils annoncèrent dans tout le quartier qu'elle était morte ou mourante. Cependant, grâce à Dieu, elle vivait encore, quand on la plaça sur son lit. S'étant ranimée peu à peu, elle sentit alors la douleur de ses contusions, et ses cris et ses sanglots disaient assez aux personnes présentes tout ce qu'elle souffrait. On appela les médecins et on lui donna tous les soins possibles; mais, malgré ces soins, elle n'arrivait pas à pouvoir se remuer seule dans son lit, et elle endurait dans tous ses membres un vrai martyre.

Notre sainte ayant appris cet accident sentit son cœur ému de compassion pour celle qui était sa sœur et sa familière. Elle vint la visiter et lui apporter de saintes paroles, pour l'exhorter à la patience; mais voyant que l'affliction de la malade dépassait toute mesure, elle se mit à toucher les membres endoloris, comme pour panser et adoucir leurs plaies. La pauvre femme la laissa faire volontiers, sachant bien que pareil attouchement ne pouvait être que bienfaisant. En effet la main de la vierge eut à peine effleuré une des parties blessées que toute douleur en disparut. La malade, se sentant soulagée, pria Catherine de toucher une autre plaie. Dans son grand désir de consoler. son amie, la sainte y consentit de bon cœur, et voilà que, cette fois encore, la douleur cessa. Mais pourquoi en dire davantage? Notre vierge, se prêtant à tous les désirs de la malade, toucha successivement toutes les parties endolories, et guérit complètement ce corps brisé. Dès ce moment, celle qui tout à l'heure ne pouvait remuer d'elle-même, ni ses membres, ni son corps, commença à se tourner et à se retourner, donnant ainsi aux personnes présentes des signes manifestes de sa guérison. Elle garda cependant le silence, jusqu'au départ de Catherine, pour ne pas froisser l'humilité de la sainte; mais elle dit ensuite à tous ceux qui étaient là, médecins et voisins : " Catherine, la fille de dame Lapa, ma guérie en me touchant. " L'admiration fut générale, et tous louèrent le Créateur, qui avait accordé la grâce d'un tel pouvoir à la vierge Catherine, car il leur était manifeste que cette guérison ne pouvait être que l'œuvre de la puissance divine. J'ai appris ce miracle par le récit qu'on m'en a fait, car il est arrivé, alors que je ne connaissais pas la sainte et n'habitais pas encore à Sienne. Mais, pour la gloire de Dieu et de nôtre vierge, passons maintenant à des faits, dont j'ai été le témoin oculaire.

Durant la peste dont nous avons parlé, la contagion de atteignit un anachorète, qu'on appelait saint et qui l'était de fait, ayant longtemps mené dans la ville de Sienne une vie pauvre et fort louable. Catherine, l'ayant appris, le fit transférer, de son ermitage, à la Maison de la Miséricorde, vint avec ses compagnes le visiter, s'occupa de lui faire donner tous les soins nécessaires, et, s'approchant du malade, lui dit tout bas à l'oreille: " Si grave que vous sentiez votre mal, ne craignez pas, vous ne mourrez pas cette fois-ci. " Mais elle ne nous dit rien à nous, qui lui demandions cependant de prier pour la guérison du bon ermite. Elle paraissait même craindre sa mort avec nous, ce qui augmentait notre tristesse, car notre amitié pour le saint homme nous faisait partager ses souffrances. Son mal s'aggravant d'heure en heure, nous commençâmes à désespérer du salut de son corps et à ne plus songer qu'à celui de son âme. Bientôt il fut à bout de forces et nous attendions tristement son trépas. A ce moment, la vierge du Seigneur revint, et, s'étant approchée de l'agonisant, lui dit encore à l'oreille: " Ne craignez pas, car vous ne mourrez pas. " Quoiqu'il semblât privé de l'usage de ses sens, il la comprit parfaitement et crut bien plus à ses paroles qu'à la mort, dont il sentait déjà les atteintes. Et en effet la parole de la sainte triompha des lois de la nature; et la vertu divine, plus sûre dans son action que toutes les inventions de nos expériences, ressuscita, contre toute espérance humaine, ce corps qui semblait déjà mort. Tandis que nous attendions son dernier soupir, et que nous préparions ce qu'il fallait pour les funérailles, l'agonie se prolongea au-delà du terme au bout duquel meurent ordinairement de pareils malades et nous tint plusieurs jours en suspens. Enfin, dans une dernière visite, Catherine dit à l'oreille du mourant: " Je vous commande, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de ne pas mourir. " Aussitôt l'âme du malade ranima son corps, et le saint, reprenant vigueur, se leva sur son lit et demanda à manger. Quelques instants avaient suffi pour le guérir complètement, et il vécut encore longtemps après. Il assista à la mort de Catherine et lui survécut plusieurs années. Ce saint, de fait et de nom, que tous appelaient " Frate Santo ", nous raconta après sa guérison ce que notre vierge lui avait dit à l'oreille, et comment il avait senti que son âme, prête à s'en aller, avait été retenue par la vertu du pouvoir de la sainte. Il affirmait à tout le monde qu'il ne devait son salut à aucune cause naturelle, mais à la seule intervention de la puissance divine, et il ajoutait que ce miracle ne lui paraissait pas moins grand qu'une résurrection. La sainte vie et la prudence naturelle de cet homme ne permettent pas de récuser son témoignage. Pendant les trente-six ans qu'il a mené la vie d'anachorète à Sienne, personne n'a eu à s'en plaindre, et tous ceux qui le connaissaient l'avaient en grande vénération, à cause de ses vertus.

Mais après avoir parlé des autres, je ne dois pas taire les miracles que notre vierge a opérés pour moi-même. J'ai déjà dit qu'au moment où la peste éclata à Sienne, je n'hésitai pas à exposer mon corps à la mort pour le salut des âmes et ne voulus fuir le contact d'aucun pestiféré. Il était évident que ce mal était contagieux, qu'il viciait l'atmosphère des malades, et menaçait tous ceux qui vivaient autour d'eux. Mais je considérai que le Christ était plus puissant que Gallien et la grâce plus forte que la nature. D'ailleurs, les autres s'enfuyaient et les âmes des mourants allaient rester sans conseil et sans secours. La charité ne m'obligeait-elle pas dès lors à préférer l'âme du prochain à mon propre corps? Obéissant à son inspiration et aussi aux conseils de Catherine, je pris la ferme résolution de voir, d'encourager et d'instruire tous les malades que je pourrais visiter, et avec l'aide de Dieu j'ai tenu cette résolution dans la mesure où la grâce m'en a été donnée. Mais, comme j'étais presque seul pour une si grande ville, je pouvais à peine respirer un peu aux heures des repas et du sommeil, tellement étaient nombreux les envoyés des malades qui m'appelaient en dehors du couvent. Or une nuit où, après avoir pris mon repos habituel, je voulais me lever pour réciter l'office divin, je sentis une grande douleur à l'aine. J'y portai la main et pus constater l'enflure de l'abcès pestilentiel. J'en fus fort effrayé et, n'osant plus me lever, je commençai à penser à la mort. Je désirais que le jour vînt bien vite, afin de pouvoir aller trouver la sainte, avant que le mal ne s'aggravât; mais je fus presqu'aussitôt pris de la fièvre et des maux de tête, qui accompagnent ordinairement l'accès épidémique. Mon abattement était extrême; je m'efforçai quand même d'achever la récitation du l'office divin, et, dès qu'il fit jour, j'appelai un compagnon et me rendis, comme je pus, à la maison de Catherine. Je n'y trouvai pas notre vierge à ce moment, elle s'était absentée pour aller visiter un malade. Absolument décidé à l'attendre, et ne pouvant plus me soutenir, je fus obligé de m'étendre sur un lit qui se trouvait là, et je priai les gens de la maison d'envoyer chercher la sainte, ce qu'ils firent aussitôt. Quand elle fut arrivée et m'eut trouvé dans cet état d'accablement, ayant appris ce que je souffrais, elle s'agenouilla devant le lit, couvrit mon front de sa main, et se mit à prier mentalement, selon son habitude. Je la vis bientôt entrer en ravissement pendant son oraison, ainsi que je l'avais vue souvent d'autres fois; et je m'attendais à en recevoir quelque bienfait extraordinaire, pour mon âme et pour mon corps. Quand elle eut ainsi prié pendant une demi-heure ou à peu près, je sentis, dans tous mes membres, une vive commotion, et je crus être pris de vomissements, comme plusieurs de ceux qui étaient morts de cette maladie. Mais il n'en fut rien, il me sembla, au contraire, qu'on m'arrachait violemment quelque chose de toutes les extrémités du corps; et je commençai à éprouver une amélioration, qui augmentait à chaque instant. Que dire encore? avant que la sainte n'eût recouvré l'usage de ses sens, j'étais complètement guéri. Il ne me restait qu'un peu de faiblesse, témoignage du mal, dont je venais d'être délivré, ou effet de mon peu de foi. La vierge du Seigneur, ayant ainsi obtenu de son Époux la grâce qu'elle demandait et sachant que je devais être guéri, sortit alors de son ravissement, et me fit préparer de la nourriture, comme on en donne habituellement aux malades. Quand ces aliments furent prêts, elle me les servit elle-même, et m'ordonna ensuite de me reposer un peu. Je lui obéis, puis je me levai, aussi fort que si je n'eusse rien souffert. En me voyant ainsi rétabli, elle me dit: " Allez travailler au salut des âmes, et rendez grâces au Très-Haut, qui vous a délivré de ce danger. " Voilà comment je repris mes travaux ordinaires, en glorifiant le Seigneur, qui avait donné un tel pouvoir à cette vierge, fille d'un homme.

Durant cette même peste. Catherine a encore fait un miracle semblable, en faveur de Frère Dominique Barthélemy de Sienne, qui était alors et est encore aujourd'hui mon compagnon, et qui gouverne actuellement la Province Romaine. Cette guérison est d'autant plus merveilleuse que ce religieux avait été plus gravement et plus longtemps malade. Cependant, pour abréger, je ne raconterai pas au long ce prodige, car je dois passer à des œuvres plus éclatantes encore, et, à mon avis, plus grandes. Encore en devrai-je omettre beaucoup, pour cette même raison d'être bref. Je veux du moins que vous sachiez, ô bien-aimé lecteur, que la vierge du Seigneur n'a pas seulement opéré des guérisons miraculeuses, au temps de l'épidémie et dans la seule ville de Sienne, mais qu'elle en a obtenu encore ailleurs et à d'autres époques. Je vais de suite vous en raconter une, qui pourra suffire, si vous êtes attentif, à vous apprendre ce que furent beaucoup d'autres faits du même genre.

C'était après la peste dont nous venons de parler. Beaucoup de Pisans, hommes et femmes, religieux ou laïcs, et en particulier certaines religieuses, ayant entendu célébrer les louanges de Catherine, brûlaient d'un ardent désir de la voir et d'entendre ses enseignements qu'on disait et qui étaient admirables. Comme beaucoup de ces personnes n'avaient ni la permission, ni la possibilité de venir trouver notre vierge, elles lui envoyèrent à maintes reprises des lettres et des messagers, pour la prier de bien vouloir se rendre à Pise. Elles lui promettaient, dans leurs lettres, que nombre d'âmes étaient disposées à tirer grand fruit de Sa présence, et que le Seigneur en recueillerait un grand honneur. La sainte avait toujours évité les voyages; mais pressée par tant de prières si souvent répétées, elle fut obligée de recourir à son Époux et de lui demander humblement, comme d'habitude, ce qu'elle devait faire, car certaines personnes de sa famille lui conseillaient ce voyage, tandis que d'autres l'en dissuadaient complètement. Au bout de quelques jours, ainsi qu'elle me l'a secrètement avoué, le Seigneur lui apparut et lui ordonna de répondre sans retard aux désirs des serviteurs et des servantes qu'il avait dans la ville de Pise. Catherine, en vraie fille d'obéissance, reçut humblement cet ordre, et, après me l'avoir communiqué, se mit en route avec ma permission et se rendit à Pise. Je l'y suivis moi-même avec quelques Frères de mon Ordre, pour entendre les confessions; car beaucoup de ceux qui venaient la trouver avaient le cœur tout contrit en entendant ses ferventes exhortations ; et, pour ne pas laisser l'antique ennemi les lui arracher des mains, elle leur ordonnait d'aller sans retard trouver un prêtre et de faire immédiatement leur confession. Comme le manque de confesseur aurait pu différer et empêcher quelquefois la réalisation de son désir, elle aimait à avoir auprès d’elle des prêtres qui pussent donner à ses visiteurs ce remède du sacrement de Pénitence. Voilà pourquoi le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, nous avait accordé, à moi et à mes deux compagnons, une Bulle apostolique, qui nous conférait tous les pouvoirs des évêques et prélats diocésains, pour absoudre tous ceux que les exhortations de la sainte auraient décidés à se confesser.

Arrivés à Pise, nous reçûmes l'hospitalité dans la maison d'un nommé Gérard de Buonconti. Un jour, ce Gérard, hôte de Catherine, lui amena un jeune homme d'une vingtaine d'années, et le lui présenta, en la suppliant de vouloir bien prier pour sa santé. Il lui raconta en effet, que, pendant dix-huit mois, ce jeune homme n'avait pas été un seul jour sans souffrir de la fièvre. Il n'en souffrait plus, il est vrai, à ce moment. Mais ces fièvres avaient été si longues et si continues qu'elles avaient épuisé complètement les forces du malade, qui auparavant était cependant très robuste. Aucune médecine ne pouvait le faire sortir d'un état de délabrement' qu'indiquait assez son visage pâle et défait. Le cœur de la vierge eut compassion de ce jeune homme. Elle lui demanda depuis combien de temps il n'avait pas lavé ses péchés dans le bain sacramentel de la confession, et, sur sa réponse qu'il y avait déjà plusieurs années: "Voilà pourquoi dit-elle, le Seigneur vous a envoyé cette épreuve, vous êtes resté trop longtemps sans purifier votre âme. Allez donc vite vous confesser, mon fils bien-aimé, et vomir la pourriture des, péchés, qui vous ont empoisonné le corps et l'âme. " Cela dit, elle fit appeler Frère Thomas son premier confesseur, et lui confia le malade, pour qu'il lui donnât l'absolution après avoir entendu l'aveu de ses fautes. Ce devoir accompli, le jeune homme revint vers Catherine, qui lui mit la main sur l'épaule en disant: " Allez, mon fils, avec la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je ne veux plus que vous souffriez désormais de ces fièvres. " Et il en arriva comme elle avait dit. Depuis cette heure, le jeune homme ne sentit plus le moindre mouvement de fièvre. En Catherine se trouvait cachée la vertu mystérieuse de Celui qui n'a eu qu'à parler, pour tout faire, à commander, pour tout créer (Ps 158,5). Plusieurs jours après, le malade guéri vint remercier la sainte et il nous assura que, depuis sa première visite, il n'avait pas en la moindre indisposition. J'ai été moi-même un des témoins de cette guérison, et je puis dire comme Jean: " Celui qui a vu, en rend témoignage (Jn 14,35). " Je puis citer avec moi, comme autres témoins, l'hôte de la sainte, ainsi que la mère de cet homme et tout le personnel de la maison, puis Frère Thomas confesseur de Catherine et du malade, Frère Barthélemy Dominique, qui était alors comme aujourd'hui mon compagnon, et enfin toutes les femmes qui étaient venues de Sienne avec notre vierge. Le miraculé lui-même a publié ce prodige dans toute la ville. Quand je passai à Pise, quelques années après, il vint me voir, et j'eus peine à le reconnaître, tant il était devenu gros et fort. De nouveau il rendit grâces à Dieu et à la sainte devant plusieurs personnes qui m'accompagnaient et raconta le miracle, comme je viens de le rapporter.

Pareil prodige avait eu lieu à Sienne quelque temps avant, avec un caractère d'autant plus merveilleux que le mal guéri était plus dangereux. Une Sœur de la Pénitence du bienheureux Dominique, nommée Gemma, et intimement liée avec Catherine, fut un jour atteinte à la gorge, de ce mal que les médecins appellent esquinancie. Cette esquinancie, suite d'un rhume de cerveau négligé, devint si grave que les remèdes, qui eussent été utiles au début, ne pouvaient plus la guérir. Les parties malades de la gorge se contractaient chaque jour davantage, Si bien qu'un étouffement complet et prochain était fort à craindre. Gemma, se rendant compte de son état, réunit tout ce qui lui restait de force et, violentant sa faiblesse, s'en vint trouver Catherine, qui pour lors n'habitait pas très loin. Dès qu'elle vit notre sainte, elle lui dit comme elle put: " Ma Mère, je meurs, si vous ne venez à mon aide. " Catherine, ayant vu la gravité du mal, eut compassion de cette Sœur, qui pouvait à peine respirer. Pleine de confiance, elle lui mit aussitôt la main sur la gorge et, y traçant le signe de la Croix, elle chassa et dissipa instantanément toute douleur. Celle qui était venue dans la tristesse et dans l'angoisse s'en retourna donc joyeuse et complètement guérie, et, pour ne point paraître ingrate, elle s'en alla raconter à Frère Thomas ce miracle qu'il consigna par écrit. C'est dans cet écrit, que j'ai pris ce que je viens de raconter brièvement en cette page.

Mais puisque j'en suis aux miracles opérés par Catherine sur les corps des personnes de sa famille et de son intimité, il m'en revient en mémoire quelques-uns de fort notables, dont j'ai été moi-même témoin avec d'autres personnes encore vivantes, ainsi que je le dirai plus loin. C'était au temps où le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, revint d'Avignon à Rome. La sainte, précédant le Pontife, vint à Gênes avec les personnes de sa suite, dont j'étais, et y demeura quelques jours pour se reposer, jusqu'à ce que le Pontife lui-même fût arrivé dans cette ville avec la Cour romaine. Ce séjour à Gênes fut d'un peu plus d'un mois. Nous avions alors en notre compagnie, comme secrétaires de l'aimable vierge, deux jeunes Siennois très pieux, qui vivent encore aujourd'hui religieusement et vertueusement. L'un s'appelle Néri Landoccio de Pagliaresi; il a méprisé le monde et ses vanités et mène la vie solitaire des anachorètes. L'autre, Etienne Corradi de Maconi, est entré dans l'Ordre des Chartreux, ainsi que la sainte le lui a ordonné quand elle s'en est allée de ce monde au sein du Père. La grâce de Dieu lui a fait faire tant de progrès dans la vie spirituelle qu'il dirige et gouverne par ses visites, ses avis et ses exemples, une grande partie de son Ordre en Italie. Il a été successivement Prieur de plusieurs monastères, et il l'est actuellement de la Chartreuse de Milan; partout il est considéré comme un homme de grandes œuvres et de grand renom. Ces deux témoins peuvent attester avec moi et avec toutes les personnes déjà citées, la plus grande partie des faits merveilleux que j'ai rapportés jusqu'ici, et tous ceux que j'ai racontés dans cette seconde partie. Mais, à l'époque où nous en sommes, dans cette ville de Gênes, l'un et l'autre furent personnellement l'objet d'un prodige mémorable que le Seigneur opéra par l'intermédiaire de la sainte, son Epouse.

Il arriva donc que, pendant notre séjour à Gênes, Néri fut pris d'un mal affreux qui n'a pas tourmenté que lui, mais nous a tous fait souffrir d'incroyable façon. Il était torturé jour et nuit de douleurs d'entrailles qui lui arrachaient des cris et des gémissements continuels. Il ne pouvait ni rester tranquillement couché, ni se tenir debout, mais, rampant sur les mains et sur les genoux, il se traînait d'un lit à l'autre à travers toute la chambre, comme pour fuir ses douleurs, et nous rendait aussi malheureux que lui. J'en parlai à Catherine, et les autres aussi; elle parut émue de compassion; mais elle ne pria pas, comme elle le faisait en pareil cas, pour demander un adoucissement à ces souffrances; elle ne donna même aucune de ces promesses de guérison qui lui étaient ordinaires. Au contraire, elle m'ordonna de faire venir es médecins et de recourir aux remèdes. Je mis tous mes soins à exécuter ses ordres, et j'appelai deux médecins auxquels on obéit ponctuellement. Le malade n'en fut en rien soulagé, il allait même plus mal. Le Seigneur permettait tout cela, je pense, pour faire éclater davantage ses merveilles en son épouse. Les médecins, se retirant sans avoir obtenu aucune amélioration, me dirent qu'ils n'avaient plus d'espoir de sauver le jeune homme.

Je fis part du résultat de cette consultation aux Frères et compagnons pendant que nous étions à table. A cette nouvelle, Étienne Maconi, tout hors de lui et l'âme pleine d'amertume, se leva de table, entra dans la chambre de la sainte, se prosterna en pleurant à ses pieds et lui demanda humblement et instamment de ne pas laisser mourir et ensevelir en terre étrangère un Frère et compagnon de route qu'elle avait emmené au nom de Dieu et de son amour. La vierge, doucement compatissante, lui répondit avec une charité toute maternelle : " Pourquoi vous troubler et vous désoler, mon fils? Si Dieu veut donner à Néri, votre frère, la récompense de ses travaux, vous ne devez pas vous en affliger, mais vous en réjouir. " A quoi Étienne répartit : " Très douce Mère, je vous en prie, écoutez ma voix et secourez-le ; je suis sûr que si vous le voulez, vous le pouvez. " Catherine ne put contenir plus longtemps sa tendresse de mère. " Je vous exhortais, dit-elle, à vous conformer à la volonté divine; mais, puisque je vous vois si désolé, rappelez-moi votre prière, demain, quand j'irai à la messe pour recevoir la sainte Communion, et je vous promets de présenter votre demande au Seigneur. Quant à vous, priez Dieu qu'il m'exauce." Étienne, satisfait et joyeux de cette promesse, revint trouver la sainte le lendemain matin, au moment où elle allait à la messe et, fléchissant humblement le genou devant elle : " Ma Mère, lui dit-il, je vous supplie de ne pas tromper mon attente. " Catherine communia donc à cette messe et y resta assez longtemps en extase comme d'habitude; mais, dès qu'elle eut recouvré l'usage de ses sens, elle sourit à Étienne qui attendait auprès d'elle, et elle lui dit : " Vous avez la grâce que vous demandez. " - " Ma Mère, repartit Étienne, Néri sera-t-il sauvé? - Certainement, répondit-elle, il sera sauvé, car le Seigneur nous l'a rendu. " Étienne s'en vint alors d'un pas rapide trouver le malade et lui porter cet encouragement du Seigneur. Les médecins étant revenus quelque temps après et ayant examiné à plusieurs reprises l'état de Néri, commencèrent à dire qu'on pourrait le guérir, alors que la veille ils en désespéraient absolument. Et, en effet, ainsi que l'avait annoncé Catherine, la convalescence alla se continuant jusqu'à complète guérison.

Mais quand Néri fut rétabli, Étienne, accablé par les fatigues corporelles et les souffrances morales qu'il avait endurées en soignant son ami, fut pris à son tour de violents accès de fièvre, accompagnés de vomissements et d'insupportables maux de tête. Il fut donc obligé de garder le lit, et, comme nous avions tous beaucoup d'affection pour lui, nous lui prodiguions nos soins et nos consolations. La nouvelle de cette maladie affligea vivement notre vierge, qui vint aussitôt visiter Étienne, s'informa de la nature de son mal, et s'aperçut, rien qu'en le touchant, qu'il avait une fièvre brûlante. Sous l'impulsion d'un mouvement surnaturel, elle lui dit alors: " Je vous commande, au nom de la sainte obéissance, de n'avoir plus cette fièvre. " O prodige la nature obéit à la voix de la vierge, comme si du haut du ciel eût retenti la voix du Créateur de toutes choses. Sans aucun remède naturel, et avant même que la sainte eût quitté le lit du malade, la fièvre avait disparu et Etienne était guéri. Nous faisions tous joyeuse fête à notre Étienne rétabli, et nous rendions grâces au Seigneur qui, en quelques jours, avait ainsi fait deux miracles sous nos yeux, par l'intermédiaire de son épouse.

A ces deux miracles, j'en ajoute un troisième dont je n'ai pas été témoin oculaire; mais la personne qui en a été l'objet vit encore et l'atteste publiquement. C'est d'elle-même que j'ai appris ce que j'écris, et son témoignage est absolument confirmé par d'autres femmes qui étaient alors les compagnes de la sainte. Ce récit me vient donc d'une Sœur de la Pénitence du bienheureux Dominique, Siennoise d'origine, mais qui n'habite plus la ville et qu'on appelle Jeanne de Capo. Le seigneur pape Grégoire XI, d'heureuse mémoire, étant de retour à Rome, avait chargé la sainte d'aller à Florence négocier la paix entre le Père des pères et ses enfants rebelles. Catherine y réussit, comme nous l'exposerons plus au long dans un chapitre particulier. Mais l'infernal dragon, qui sème et nourrit la discorde, et qui est l'ennemi de toute union, fit éclater- à cette occasion bien des scandales dans la cité florentine, et l'épouse de Jésus-Christ, qui travaillait à la paix, ne fut pas épargnée. Le récit de ces désordres serait bien long et nous entraînerait, pour le moment, trop loin de notre sujet; nous y consacrerons d'ailleurs un chapitre spécial, en réponse aux détracteurs de la sainte. Se trouvant donc à Florence par ordre du Pape, elle se vit menacée par des soulèvements populaires que l'antique ennemi excitait contre elle; et ses amis les plus fidèles et les plus dévoués lui conseillèrent, en conséquence, d'aller habiter pendant un certain temps à quelque distance de la ville, en attendant que cette sédition s'apaisât. Catherine, toujours humble et discrète, se rendit à leurs raisons; mais elle affirma en même temps que, par ordre de Dieu, elle ne sortirait des limites du territoire florentin qu’après la publication du traité de paix entre le Souverain Pontife et ce peuple, et l’événement justifia cette assurance. Elle se préparait donc à quitter momentanément la ville pour se retirer dans un lieu qui se voit encore sur le territoire de la république. Mais, à ce moment, Jeanne de Capo se trouva gravement indisposée. Depuis qu’elle était à Florence, son pied avait considérablement enflé et, de plus, elle souffrait d’une assez forte fièvre: en cet état, il lui était absolument impossible de se mettre en route. Catherine, qui se rendait bien compte de cette impossibilité, ne voulut cependant pas laisser Jeanne seule en ville, exposée aux mauvais traitements des impies. Elle eut donc recours comme d’habitude à la prière, et, invoquant le secours de son l’époux, elle le supplia de pourvoir miséricordieusement à cet accident. Le Seigneur, très clément, ne laissa pas longtemps son épouse dans cette douloureuse perplexité. Pendant l’oraison de Catherine, Jeanne s’endormit doucement. Quand on la réveilla, elle se trouva si parfaitement guérie qu’il lui semblait n’avoir rien souffert. Elle se leva immédiatement, fit ses préparatifs de voyage, et, le matin même, elle suivait la sainte et ses autres compagnes, en marchant avec l’agilité de ses meilleurs jours de jeunesse. Les autres, qui l’avaient vue si souffrante, en étaient dans la stupéfaction, et toutes ensemble louaient le Seigneur de ce qu’il donnait à son épouse le pouvoir de soulager miraculeusement les corps de ses suivantes.

A ce miracle, j’en ajoute un autre que Dieu a opéré par l’intermédiaire de Catherine à Toulon, ville du comté de Provence. C’était pendant notre retour d’Avignon, au temps ou le pape Grégoire XI se rendait à Rome. En arrivant à Toulon, nous avions été reçus dans un hospice, avec notre vierge, qui s’était aussitôt retirée dans sa chambre, selon son habitude. Mais, alors que nous nous taisions, les pierres elles-mêmes, si je puis ainsi parler, crièrent qu’une sainte venait d’arriver dans la ville ~. Les femmes d’abord, puis les hommes, commencèrent d’affluer audit hospice, demandant où était la sainte dame, qui revenait de la Cour Romaine. L’hôte le leur ayant dit, nous ne pouvions plus le cacher, et il fallut au moins laisser entrer les femmes. Une de ces femmes introduisit alors avec elle un enfant, dont le corps et surtout le ventre était tellement enflé qu’il avait un aspect de monstre. Les visiteuses prièrent la vierge du Seigneur de vouloir bien prendre ce pauvre enfant dans ses bras. Catherine refusa d’abord, pour fuir les louanges humaines; mais, cédant enfin à un sentiment de compassion, et voyant la foi de ces femmes, elle se prêta à leurs désirs. A peine eût-elle pris l’enfant dans ses mains virginales, que le corps du malade rejeta îes gaz qui le gonflaient, tous les assistants virent l’enflure disparaître, et l’infirme fut bientôt complètement guéri. Je n’assistais pas à cette guérison miraculeuse et ne l’ai pas vue; mais le fait en est si certain et a eu tant d’éclat que l’Évêque de Toulon lui-même, m’ayant envoyé chercher, m’a raconté ce prodige, en m’affirmant que cet enfant était le neveu de son vicaire général, et m’a prié de lui obtenir une entrevue avec la sainte, ce qui lui a été accordé.

Le Seigneur Jésus s’est encore servi de son épouse pour opérer sur les corps des hommes beaucoup d’autres miracles, qui ne sont pas consignés dans ce livre. Mais le peu que j’en ai écrit, bon lecteur, doit suffire à vous donner juste motif de croire qu’en notre sainte habitait Jésus Fils de Dieu et de la Vierge. C’est lui qui était l’agent principal de toutes ces merveilles. Avec ces guérisons corporelles, je devrais raconter les délivrances de possédés; mais, la sainte ayant eu pour ce genre de prodiges une grâce toute spéciale, et notre chapitre étant déjà bien long, je le finis ici et remets au chapitre suivant le récit de ces délivrances de possésédé du démon.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE IX

MIRACLES OPERES PAR CATHERINE POUR LA DÉLIVRANCE
DES POSSEDES DU DEMON

 

Les chapitres précédents ont dû vous faire comprendre, aimable lecteur, comment l’éternel Époux ne cessait pas de faire éclater au dehors la grâce, dont il comblait intérieurement son épouse. Nul ne peut tenir caché le feu qu’il porte dans son sein, et l’arbre planté au bord des eaux courantes ne peut manquer de produire du fruit en son temps ( Ps 1,3). La vertu du Seigneur Jésus, ou plutôt le Seigneur Jésus lui-même, qui habitait caché dans le coeur de notre vierge, se manifestait donc chaque jour davantage et de diverses façons, non seulement en obtenant du Ciel la grâce divine pour toutes sortes de pécheurs, comme je l’ai dit au chapitre VII, non seulement en rendant vie et santé aux corps malades ou morts, comme vous l’avez vu au chapitre VIII, mais aussi en commandant aux esprits infernaux et en les chassant du corps des possédés. C’est ainsi qu’au nom du Seigneur Jésus habitant en son coeur, Catherine voyait s’incliner devant elle, toutes les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer (Phil 2,10) . Pour vous en assurer davantage, considérez attentivement ce qui suit.

Il y avait à Sienne un homme appelé dans le pays Ser Michel ou Ser Monaldo, et très entendu dans la pratique du notariat et des écritures publiques. Je l’ai vu cent fois, et c’est de sa bouche que j’ai appris ce que j’écris. Étant déjà avancé en âge, et ayant eu de son mariage deux filles, il résolut, avec le consentement de sa femme, de se donner tout entier au service de Dieu et de consacrer les vierges, ses filles, au Christ Seigneur. Il s’adressa donc à un monastère, fondé dans la ville sous le patronage de saint Jean-Baptiste, et confia ses filles aux religieuses, qui y vivaient cloîtrées, puis il s’établit lui-même, avec son épouse, tout près du couvent, dont il administra, pour l’amour de Dieu, les affaires temporelles. Il demeurait là depuis quelque temps, quand, par un juste mais incompréhensible jugement de Dieu, une de ses filles devint possédée du démon. Elle s’appelait Laurence et avait à peu près huit ans. L’antique ennemi la tourmentait souvent et cruellement, et jetait ainsi le trouble et l’effroi dans tout le monastère. Les Sœurs refusèrent alors de garder plus longtemps avec elles la jeune fille et obligèrent Ser Michel à la reprendre avec lui, en dehors du couvent. Quand elle fut sortie du monastère, on s’aperçut que l’esprit mauvais, qui la tourmentait, parlait fort bien latin, par la bouche de sa victime, qui cependant ignorait complètement cette langue. Il répondait aux questions les plus profondes et les plus difficiles, et révélait souvent les péchés et l’état secret des cœurs. D’ailleurs beaucoup d’autres signes encore montraient évidemment, que c’était bien un esprit démoniaque, qui, par la permission de Dieu et pour un motif ignoré des hommes, persécutait l’innocente enfant.

Les parents et les proches de Laurence en étaient bien et cherchaient partout quelque moyen de chasser l’esprit mauvais. Ils conduisirent la possédée aux reliques de plusieurs saints dont les mérites et l’intercession pouvaient mettre cri fuite le démon. Ils avaient surtout confiance en la vertu des reliques du bienheureux Ambroise, des Frères-Prêcheurs. Ce saint s’est illustré depuis plus de cent ans et s’illustre encore par de nombreux miracles; il a un pouvoir tout spécial pour chasser les esprits immondes, et sa chape et son scapulaire, encore intégralement conservés, font fuir habituellement les démons du corps des possédés, ainsi que je l’ai vu quelquefois, de mes propres yeux. Les parents de Laurence la conduisirent donc à l’église des Prêcheurs, la placèrent sur le sépulcre du bienheureux Ambroise, et lui imposèrent la chape et le scapulaire du saint, en suppliant le Très-Haut de venir au secours de l’innocente possédée. Mais, pour cette fois, il ne furent pas exaucés. Si la jeune fille était ainsi tourmentée, ce n’était, je crois, ni à cause de ses péchés, ni à cause des péchés de ses parents (Jn 9,3 ), dont j’ai connu la vie très recommandable; mais Dieu voulait se servir de cette possession pour glorifier notre sainte. Voilà pourquoi Ambroise, déjà arrivé au terme de la béatitude, laissa faire ce miracle à Catherine, qui était encore sur la terre. La puissance de notre sainte devait ainsi se manifester aux fidèles, avant sa mort. Que dire encore ? Des personnes qui connaissaient Catherine conseillèrent aux malheureux parents de lui présenter Laurence. Ils accueillirent ce conseil avec empressement et se firent annoncer à la vierge, qui répondit au messager : " Hélas! je suis moi-même fort tourmentée chaque jour par les esprits mauvais, qu’ai-je besoin d’entrer encore en lutte avec ceux qui tourmentent les autres? " Sur cette réponse, au lieu de sortir par la porte où elle devait nécessairement rencontrer ses importuns visiteurs, elle monta sur une terrasse, et s’enfuit secrètement de la maison, si bien qu’il fut impossible de la trouver. Les suppliants n’obtinrent donc rien pour cette fois; mais l’humilité de la sainte, et sa crainte des louanges humaines, n’avaient fait qu’augmenter leur confiance en son pouvoir, et les rendre plus ardents à implorer son secours.

Ne pouvant plus arriver jusqu’à elle, puisqu’elle avait défendu à toutes ses compagnes qu’on lui parlât de cette affaire, ils eurent recours à Frère Thomas, son confesseur, sachant bien que la sainte lui obéirait en tout. Ils le supplièrent donc d’employer son autorité pour obliger Catherine à leur venir on aide dans leur malheur. Frère Thomas compatit de tout cœur à leur affliction; mais il savait bien n’avoir aucun pouvoir sur la vertu miraculeuse de sa pénitente, et comme d’autre part il craignait son humilité, il imagina l’expédient suivant. Il vint un soir à la maison de la sainte, alors que celle-ci s’était momentanément absentée, et introduisit avec lui la jeune possédée jusque dans l’oratoire de Catherine; il y rencontra une des compagnes de la sainte et lui dit: " Vous avertirez Catherine que je lui demande, au nom de l’obéissance, de laisser cette jeune fille passer la nuit ici, et de la garder jusqu’au matin. " Cela dit, il se retira en laissant là Laurence. Quelque temps après, Catherine rentra, trouva l’enfant dans sa chambre, et reconnut bien vite qu’elle était remplie de l’esprit du démon. Soupçonnant que c’était bien la possédée qu’elle fuyait, elle dit à sa compagne: " Qui donc a amené ici cette enfant? " Elle apprit alors quel était l’ordre de son confesseur et, ne pouvant y échapper, elle se réfugia comme d’habitude dans l’oraison et obligea la petite malade à s’agenouiller et à prier avec elle. Notre vierge passa toute cette nuit à veiller dans la prière, et à lutter avec l’ennemi. Mais pourquoi en dire davantage? Le jour ne brillait pas encore que déjà le démon, vaincu dans la lutte, avait été obligé par la vertu divine d’abandonner le corps de la jeune fille, sans lui causer aucun dommage. Alexia, la compagne de Catherine, ayant constaté cette guérison. courut annoncer, dès l’aurore à Frère Thomas, que la possédée était délivrée de toute obsession diabolique. Frère Thomas amena alors les parents de Laurence, qui, trouvant leur fille complètement guérie, remercièrent en pleurant la sainte et le Dieu tout-puissant. Ils voulaient emmener immédiatement leur enfant mais la vierge du Seigneur, sachant par révélation ce qui devait arriver, leur dit : " Laissez-la demeurer quelques jours avec nous ; il le faut pour son parfait rétablissement. " Ils acceptèrent cette proposition avec beaucoup de reconnaissance et se retirèrent bien Joyeux.

Catherine donna alors à l’enfant de salutaires avis, lui apprit, par sa parole et son exemple, à prier souvent et dévotement, et lui défendit de sortir de la maison, pour aucun motif, avant le jour où ses parents devaient revenir la chercher. Laurence observa fidèlement ces avis, et se montrait de jour on jour mieux disposée. Or la maison où elle se trouvait était celle d’Alexia, assez voisine, il est vrai, de la maison de la sainte. Celle-ci, ayant voulu venir passer un jour dans sa propre demeure, y emmena avec elle Alexia, ne laissant avec Laurence qu’une domestique. Ce jour-là, après le coucher du soleil, alors qu’il faisait déjà sombre et que la nuit tombait, Catherine appela Alexia et lui ordonna de prendre en hâte son manteau, pour revenir avec elle à la maison où était restée l’enfant. Alexia objecta qu’il n’était pas convenable pour des femmes de voyager à travers la ville à cette heure. " Allons vite, lui répondit Catherine, car le loup infernal a de nouveau attaqué notre brebis, qui, une fois déjà, avait été arrachée à ses griffes. " Quand elles arrivèrent auprès de Laurence, elles lui trouvèrent le visage bien changé, tout rouge, avec un air furieux. " Ah! infernal dragon, s’écria la sainte, tu as osé t’emparer une seconde fois de cette innocente vierge! mais j’ai confiance au Seigneur Jésus, mon Sauveur et mon Époux; tu seras chassé, cette fois, de telle façon que tu ne reviendras plus. A ces mots, elle entraîna Laurence à l’oratoire, et, au bout de quelques minutes, la ramena complètement guérie, ordonnant qu’on la conduisît se coucher. Le matin venu, elle envoya chercher les parents et leur dit. " Emmenez maintenant, en toute sécurité, votre fille avec vous, elle n’aura plus jamais à souffrir de l’esprit mauvais. " Et cette prophétie s’est pleinement réalisée, car Laurence, rentrée dans son monastère, a continué d’y servir Dieu, sans avoir été tourmentée jusqu’à aujourd’hui, alors que plus de seize ans se sont écoulés depuis sa délivrance.

J’ai appris tous ces détails de Frère Thomas, puis d’Alexia, et enfin du notaire Ser Michel, père de Laurence. Cet homme a vénéré toute sa vie notre sainte, comme un ange de Dieu, et pouvait à peine contenir ses larmes quand il racontait ce prodige. Le récit de ces témoins me rendit curieux de connaître plus à fond la manière dont cette délivrance s’était accomplie, et je le demandai confidentiellement à Catherine. Je tenais surtout à savoir pourquoi ce démon avait reçu de Dieu si grande liberté d’action qu’il pût résister à la vertu des reliques et aux exorcismes. La vierge me répondit qu’il avait été très difficile à vaincre, et qu’elle avait dû poursuivre la lutte jusqu’à la quatrième heure de la nuit. Elle avait beau lui ordonner de sortir, au nom du Sauveur, il refusait avec une extrême insolence. Après avoir longtemps résisté, cet esprit mauvais, voyant qu’il allait être obligé de partir, dit à la sainte:

" Si je sors d’ici, j’entrerai en toi. " A quoi notre vierge répondit aussitôt : " Si telle est la volonté du Seigneur, sans la permission de qui je sais que tu ne peux rien faire, je me garderai bien d’y mettre obstacle et d’accepter le moindre désaccord avec cette sainte volonté. " Ce trait de véritable humilité abattit l’esprit superbe, et lui enleva tout le pouvoir qu’il avait pris sur l’enfant. Cependant il tenait encore sa victime à la gorge, qu’il soulevait convulsivement et faisait enfler. Catherine y porta la main et, y traçant avec grande foi le signe de la Croix, acheva d’en chasser le démon. Voilà, lecteur, ce que fut ce prodige, comment il s’accomplit et quels ont été ses témoins, témoins oculaires, qui m’ont eux-mêmes rapporté tous ces détails.

J’ai maintenant l’intention de vous raconter un autre fait, qui vous montrera plus clairement encore comment notre bonne sainte avait reçu du Seigneur plein pouvoir de chasser les démons. Je n’étais pas présent à ce miracle, car, à cette époque, Catherine m’avait envoyé auprès du Vicaire du Christ, le seigneur pape Grégoire XI, pour certaines affaires de la sainte Église. Mais je tiens mes renseignements de Frère Santo, l’anachorète dont nous avons dit plus haut la miraculeuse guérison. Alexia et d’autres personnes, alors compagnes de la sainte, m’ont aussi rapporté ce que je vais écrire. Catherine se trouvait chez la noble et vénérable dame Bianchina, veuve de Jean Angelino de Salimbeni, au château vulgairement appelé Rocca, où j’ai passé moi-même plusieurs semaines, avec notre vierge. Une femme du château fut saisie de l’esprit malin et si terriblement tourmentée que tout le personnel de la maison s’en aperçut bien vite. A cette nouvelle, dame Bianchina, compatissant au malheur de sa servante, désirait vivement prier la sainte de venir au secours de cette misère. Mais, sachant combien de pareilles demandes affligeaient son humilité, et sur l’avis des compagnes de Catherine, elle lui fit simplement présenter la possédée, espérant qu’en voyant cette malheureuse notre vierge aurait le cœur ému de compassion et se déciderait à la délivrer. Au moment où on lui conduisit la malade, Catherine était occupée à réconcilier deux ennemis et se disposait à se rendre dans un lieu tout voisin, pour achever cette œuvre de paix. A la vue de la possédée qu’on lui amenait, et qu’il lui était impossible d’éviter, elle se tourna vers dame Bianchina et lui en exprima sa peine, en disant: " Que le Seigneur tout-puissant vous pardonne, Madame, qu’avez-vous fait? Ne savez-vous pas que je suis très souvent tourmentée par les démons; pourquoi me faites vous amener encore les autres personnes qu’ils font souffrir ? " Elle ajouta cependant, en se tournant vers la démoniaque: " Pour que tu ne sois pas un obstacle au bien de la réconciliation commencée, mets ta tête, ô ennemi, sur le sein de cet homme, et attends mon retour. " A cette parole, la femme possédée vint docilement poser sa tête sur la poitrine de Frère Santo, l’anachorète dont nous avons parlé. Il assistait à cette scène, c’est lui que la sainte avait désigné à la possédée, et c’est de lui que je tiens ce récit. La vierge du Seigneur s’en alla ensuite terminer son œuvre de paix. Pendant ce temps, le démon criait par la bouche de sa victime, " Pourquoi me retenez-vous ici? De grâce, laissez-moi partir, car je suis trop durement torturé. - Pourquoi ne sors-tu pas, répondaient les personnes présentes, voici que la porte est ouverte. " - Et l’esprit mauvais répliquait: " Je ne puis pas, car cette maudite me tient ici enchaîné. " Et comme on lui demandait quelle était cette maudite, il refusait absolument de la nommer, peut-être parce qu’il ne le pouvait pas; mais il disait: " C’est mon ennemie. — Est-ce donc une grande ennemie pour toi ? interrogea Frère Santo. - C’est, dit le démon, la plus grande ennemie que j’aie dans le monde entier. " - Les assistants qui l’entendaient lui dirent alors pour l’empêcher de crier : " Tais-toi, voici Catherine qui revient. " - Une première fois, il répondit: " Elle ne vient pas encore, mais elle est à tel endroit ", désignant d’une façon tout à fait précise le lieu où elle se trouvait. On l’interrogea sur ce qu’elle faisait. " Ce qu’elle fait habituellement, répondit-il, une œuvre qui m’est souverainement odieuse. " Après quoi, il criait plus fort: " O pourquoi suis-je retenu ici? Mais il ne déplaçait pas la tête de la pauvre femme du lieu où la vierge du Seigneur lui avait ordonné de la maintenir. Après quelque temps, il reprit: " Voici que cette fois la maudite revient." Et à cette question: "Où est-elle?" il répondit : " Elle n’est plus en cet endroit, mais en tel autre ", et peu après, il ajouta: " Elle se trouve maintenant en tel lieu ", décrivant successivement et exactement tout le chemin parcouru par la sainte. Il dit enfin: " La voici qui franchit le seuil de la maison. " Et en effet Catherine entrait au même moment. Quand elle pénétra dans la chambre, le démon se mit à crier plus fort : " Ah! pourquoi me retiens-tu ici? - Lève-toi misérable, lui dit notre vierge, sors bien vite, laisse en paix cette créature de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et désormais n’aie plus l’audace de l’affliger de tes vexations.

A ces paroles, l’esprit mauvais abandonna toutes les parties du corps de la possédée, sauf la gorge, qu’il agitait convulsivement et faisait horriblement enfler. La sainte posa sur cette gorge sa main virginale, y traça le signe de la Croix, en chassa complètement le démon, et acheva ainsi de guérir la pauvre femme, sous les yeux de tous ceux qui étaient là. Et comme la malade était encore abattue et toute brisée par suite de la possession qu’elle venait de souffrir, Catherine la soutint quelques instants dans ses bras, la pressa sur sa poitrine, puis elle ordonna qu’on apportât à la miraculée un peu de nourriture, afin qu’elle pût, ainsi réconfortée, rentrer chez elle. Cette femme, au premier moment de sa délivrance, avait ouvert les yeux après quelques minutes de repos. Quand elle se vit au milieu d’une telle foule dans les appartements et le château de sa dame, elle demanda à ceux des siens qui l’entouraient: " Qui donc m’a amenée ici et quand y suis-je venue?" Et, comme ses parents lui disaient qu’elle avait été tourmentée par le démon, elle répondit: " Je n’en ai nul souvenir, mais je me sens le corps absolument brisé, comme si on m’avait durement bâtonnée sur tous les membres. " Puis elle rendit d’humbles actions de grâces à sa libératrice, et rentra, sans le secours de personne, dans sa propre maison, d’où peu de temps avant on avait dû l’emporter.

Ce miracle a eu pour témoins oculaires non seulement dame Bianchina qui vit encore, mais Frère Santo déjà nommé, Alexia et Françoise compagnes de Catherine, Lysa sa parente encore vivante, et enfin plus de trente personnes, hommes et femmes, dont je n’ai pas recueilli les noms et que par conséquent je ne cite pas îcî. Le Seigneur Jésus s’est encore servi de la sainte, son épouse, pour opérer sur des possédés beaucoup d’autres délivrances miraculeuses qui ne sont pas consignées dans ce chapitre : mais celles que j’ai rapportées doivent suffire, lecteur, a vous donner une idée de la puissante grâce accordée par le Ciel à notre vierge pour chasser les démons. Pareil pouvoir convenait bien à celle qui, avec l’aide du Christ, avait remporté si pleine victoire dans ses luttes courageuses contre les ruses mauvaises de ces mêmes démons. Nous terminerons donc ici le présent chapitre.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE X

CATHERINE JOUIT DU DON DE PROPIIETIE ET S’EN SERT POUR ARRACHER PLUSIEURS PERSONNES AUX PERILS QUI MENAÇAIENT LEURS CORPS ET LEURS AMES.

 

Ce que j’ai l’intention de vous raconter maintenant, lecteur, vous paraîtra peut-être incroyable; mais la Vérité suprême, qui ne trompe pas et n’est point trompée, sait quelle expérience j’ai eu moi-même de ces faits; je pourrais les affirmer avec plus de certitude que mes actes personnels délibérés. L’esprit prophétique était en notre sainte à un état si parfait et si continuel qu’elle paraissait ne rien ignorer de ce qui la concernait et intéressait ceux qui vivaient avec elle, ou recouraient à elle pour le salut de leurs âmes. Il ne nous était pas possible, à nous qui demeurions en sa compagnie, de faire en son absence aucune action bonne ou mauvaise un peu importante, sans qu elle en eût connaissance. Nous l’avons expérimenté très souvent, à chaque instant, pour ainsi dire. Merveille plus étonnante encore, elle nous exposait si parfaitement nos pensées les plus intimes que ces pensées semblaient avoir été siennes et non pas nôtres. Voici des faits qui me sont personnels, et que je confesse devant toute l’Église militante du Christ. Souvent, lorsque Catherine me reprochait certaines pensées qui me troublaient l’esprit, j’essayais de trouver quelques excuses mensongères; je ne rougis pas d’avouer à la gloire de la sainte, qui me répondit : " Pourquoi me niez-vous ce que je vois plus clairement que vous-même, qui le pensez? " Elle ajoutait ensuite sur le sujet en question des enseignements très salutaires, qu’elle confirmait par son exemple. Cela m’est arrivé très souvent, je l’ai déjà dit et j’en prends à témoin Celui qui n’ignore rien. Entrons maintenant dans quelques détails, et, pour y mettre l’ordre qui convient, commençons par les prophéties relatives aux âmes.

Il y avait dans la ville de Sienne un chevalier très fort à la guerre, que tous appelaient seigneur Nicolas de Sarraceni. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à guerroyer au service de différents partis. Rentré dans ses foyers, il s’occupait d’administrer ses biens, faisait de joyeux festins avec ses concitoyens, et croyait vivre encore longtemps. Mais l’éternelle et toute-puissante Bonté, qui ne veut la perte de personne, mit au cœur de l’épouse du chevalier et de quelques-unes de ses parentes la pensée d’exhorter Nicolas à confesser ses péchés passés. Elles le pressèrent donc de faire pénitence des fautes commises à la guerre et dans les combats qui avaient occupé une si grande part de sa vie. Le chevalier, tout entier plongé dans les jouissances de ce monde, et prisonnier de leurs chaînes, tournait en dérision tant de bons avis, faisait la sourde oreille à toutes ces exhortations, et se souciait fort peu de son salut. C’était le temps où notre sainte se signalait dans la ville de Sienne par ses nombreux miracles, et tout spécialement par son étonnante puissance pour la conversion des pécheurs endurcis. Il était reconnu que tous ceux qui lui parlaient en arrivaient le plus souvent à une conversion complète, ou, tout au moins, s’abstenaient ensuite d’un certain nombre de leurs péchés habituels. Connaissant cette vertu de la sainte, et voyant que leurs propres efforts n’obtenaient rien, les personnes qui s’intéressaient au salut du chevalier le pressaient d’accepter au moins un entretien avec Catherine. Mais il répondit avec plus d’ironie encore: " Qu’ai-je à faire à votre bonne femme? qu’ai-je à gagner avec elle, même en cent ans? " L’épouse de Nicolas, amie de notre vierge, vint alors la trouver, lui lit connaître l’endurcissement de son mari, et la supplia de vouloir bien intercéder pour lui auprès du Seigneur.

Que dire encore ? Sur ces entrefaites, il arriva qu’une nuit, notre sainte apparut en songe au soldat et l’avertit que, pour éviter l’éternelle damnation, il devait suivre les avis de son épouse. Nicolas, en s’éveillant, dit alors à sa femme : " Cette nuit, j’ai vu réellement en songe cette Catherine, dont tu m’as parlé tant de fois. Oui, je veux l’entretenir et voir si elle est bien telle qu’elle m’est apparue." Toute joyeuse d’entendre ces paroles, la bonne épouse s’en vint trouver la sainte et lui demanda l’heure où son mari pourrait lui rendre visite et lui parler. Mais qu’est-il besoin de m’étendre davantage? Nicolas fit cette visite, s’entretint avec notre vierge, se convertit tout à fait au Seigneur, promit de confesser au plus tôt ses péchés à Frère Thomas, et, docile à la grâce qui lui avait été accordée, il accomplit cette promesse. Il venait de faire cette confession quand il me rencontra, un matin que je rentrais en ville et hâtais mes pas vers le couvent. Ce soldat, que je connaissais déjà, me demanda où il pourrait, à ce moment, trouver Catherine : " Je pense qu’elle est dans notre église, lui dis-je. Je vous an prie, me répondit-il, conduisez-moi vers elle et faites que je puisse en obtenir un entretien dont j’ai absolument besoin. " J’y consentis bien volontiers, et, entrant avec lui dans l’église, j’appelai une des compagnes de la sainte et lui demandai d’avertir Catherine du désir de ce chevalier. Elle le fit, et Catherine se levant aussitôt de l’endroit où elle priait, vint à la rencontre de Nicolas et le reçut fort gracieusement. De son côté, le soldat la salua d’une profonde révérence et lui dit : "Madame, j’ai exécuté vos ordres, j’ai confessé mes péchés à Frère Thomas, comme vous me l’aviez demandé, et il m’a donné une salutaire pénitence, que j’ai bien la résolution d’accomplir, telle qu’il me l’a imposée. ". "Vous avez parfaitement agi pour le salut de votre âme, lui dit la vierge, quittez maintenant vos anciennes habitudes et soyez à l’avenir un soldat de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme vous avez été jusqu’à aujourd’hui un soldat du siècle. " Puis elle ajouta : Seigneur, avez-vous bien dit tout ce que vous avez fait?" Il répondit qu’il avait certainement confessé tout ce qui lui était revenu en mémoire; mais elle répliqua de nouveau : "Voyez encore si vous avez tout dit. " Il assura une seconde fois qu’il avait déclaré au confesseur tous les péchés dont il s’était souvenu. Catherine, l’ayant alors renvoyé, le laissa s’éloigner un peu, puis elle le fit bientôt rappeler par une de ses compagnes et lui dit : " Je vous en prie, examinez votre conscience, n’avez-vous pas oublié quelqu’un de vos péchés passés? " et comme le soldat affirmait toujours qu’il avait tout avoué, elle le prit à part et lui remit en mémoire une faute qu’il avait commise très secrètement pendant une campagne en Apulie. Le chevalier fut tout stupéfait de cette révélation, en reconnut la vérité, assura qu’il avait oublié de bonne foi ce péché, et, s’en allant trouver son confesseur, lui en fit l’aveu sacramentel. Mais il ne put taire le prodige qu’il venait de constater. Il le racontait à qui voulait l’entendre et en faisait une sorte de prédication, disant comme la femme de Samarie : " Venez et voyez une vierge, qui m’a dit tous les péchés que j’ai commis en pays lointain. N’est-ce pas une sainte et une prophétesse ? Oui, certainement, c’en est une, car la faute qu’elle m’a rappelée ne fut jamais connue d’aucun homme, si ce n est de moi seul. " Depuis ce moment, il obéit toujours à la sainte comme un disciple à son maître, et j’ai été moi-même témoin de cette docilité. Sa mort, arrivée peu de temps après, montra combien cette conversion était nécessaire. Il tomba malade la même année, et termina le cours de sa vie temporelle, en s’en allant à Dieu dans d’excellentes dispositions. En ce qui précède, vous venez de voir, lecteur, une apparition miraculeuse, la révélation prophétique d’un crime, et la conversion d’un pécheur endurci, finalement sauvé par le Seigneur, qui annonce et accorde cette grâce à notre sainte; mais continuez-moi votre attention, et vous verrez comment, dans une autre circonstance, Catherine a, tout à la fois, joui des lumières prophétiques et obtenu du Ciel un secours miraculeux.

C’était il y a déjà bien des années, je n’avais pas encore mérité de connaître particulièrement la sainte, elles brigands et j’habitais une petite place forte qu’on appelle Monte Pulciano. J’y ai dirigé pendant à peu près quatre ans un monastère de religieuses de mon Ordre, dont on m’avait confié le soin. Comme on n’avait pas bâti de couvent de Frères Prêcheurs dans cette ville, je n’avais pour compagnons qu’un seul religieux. Aussi c’était toujours avec plaisir que je recevais la visite de mes Frères des couvents voisins, surtout de ceux que je connaissais plus familièrement. Pour me donner cette joie et goûter avec moi les consolations d’un entretien spirituel, Frère Thomas, confesseur de Catherine et Frère George Naddi, aujourd’hui Maître en sacrée théologie, voulurent un jour venir me voir depuis le couvent de Sienne. Afin d’être plus tôt de retour vers la sainte, qui avait toujours besoin de Frère Thomas, ils empruntèrent des chevaux à des Siennois de leurs amis. Au cours du chemin, ils firent halte à six milles de Monte Pulciano pour se reposer et reposer leurs bêtes. Ce fut une imprudence. Il y avait en cet endroit des brigands qui, sans faire profession d’être voleurs de grands chemins, se permettaient volontiers d’arrêter les voyageurs qu’ils trouvaient isolés et sans défiance. Ils les conduisaient en des lieux solitaires, les y dépouillaient et quelquefois même leur ôtaient la vie, afin de mieux cacher leur brigandage à la justice publique. Ces voleurs, ayant donc vu que les Frères n’étaient pas accompagnés, se réunirent au nombre de dix ou de douze, pendant que les religieux se reposaient dans une auberge. Ils prirent les devants par des chemins de traverse à eux connus, et allèrent s’embusquer dans un défilé fort sombre. Nos voyageurs ne se doutaient de rien. Quand ils arrivèrent au défilé, ils furent brusquement attaqués par les voleurs, qui, formidablement armés comme toujours de lances et d’épées, les tirèrent à bas de leurs chevaux et les conduisirent, en les maltraitant, en des lieux couverts de bois épais, où les malheureux furent dépouillés et presque mis à nu. Les religieux virent ensuite les brigands se réunir plusieurs fois à l’écart pour tenir conseil, et ils comprirent très bien que ces malfaiteurs voulaient les tuer et cacher soigneusement leurs cadavres pour empêcher que ce crime fût jamais divulgué. Frère Thomas, en particulier, surprit, à n’en pas douter, des signes manifestes de celte intention. Les prières, les supplications, les promesses de silence absolu semblaient être inutiles. Chaque jour on les conduisait plus avant dans la forêt. Privé de tout secours humain, Frère Thomas s’adressa intérieurement au Seigneur. Sachant combien sa fille spirituelle était en faveur auprès de Dieu, il dit en lui-même : " O ma très douce fille, Catherine, vierge toute dévouée à Dieu, secourez-nous en ce cruel péril." A peine avait-il achevé mentalement cette prière que le voleur qui était le plus près de lui et lui paraissait devoir être son bourreau, s’écria tout aussitôt: " Pourquoi voulons-nous tuer ces bons Frères, qui ne nous ont jamais fait de mal? Ce serait vraiment un grand crime. Laissons-les aller, au nom du Seigneur, ce sont de braves gens, qui ne nous trahiront pas. " Tous les autres accèdent à cette proposition avec tant d’unanimité et de bonne volonté que non seulement ils laissent aux religieux la vie sauve, mais leur rendent d’abord tous leurs effets, puis aussi leurs chevaux et tout ce qu’ils leur avaient pris, sauf une modique somme d’argent. Remis en liberté, Frère Thomas et son compagnon m’arrivèrent le même jour et me racontèrent tout ce que je viens d’écrire. Voici maintenant ce que Frère Thomas apprit à son retour à Sienne; notez-le bien, lecteur; il a consigné par écrit ces détails, et, de plus, il me les a lui-même racontés de vive voix. A l’heure, à l’instant même où il invoquait en son âme le secours de Catherine, celle-ci dit à la compagne présente alors auprès d’elle: " Mon Père m’appelle, et je sais qu’il est en grand péril. " Ce disant, elle se leva et se rendit à son oratoire. Or je ne doute pas qu’en prononçant ces paroles elle n’ait intérieurement prié pour secourir celui qui l’invoquait. C’est la vertu de cette prière qui a si merveilleusement changé les dispositions des brigands; aussi la vierge n’a-t-elle pas cessé son oraison, avant qu’ils n’eussent rendu aux Frères, avec la liberté, tout ce qu’ils leur avaient enlevé. Comprenez-vous cette fois, lecteur, à quel degré de perfection notre sainte possédait en son âme l’esprit de prophétie? On l’invoque à une distance de vingt-quatre milles, par une prière tout intérieure; elle en a immédiatement, connaissance, et, avec autant de hâte que de succès, elle arrache au péril celui qui l’appelle. Voyez-vous aussi combien il est utile de vivre en union avec de pareilles âmes. Douées d’une perspicacité tout angélique, elles veillent de loin sur nous, et, disposant de la Puissance divine, elles préviennent tous les malheurs qui nous menacent, et nous aident dans nos besoins. Enfin, tout ceci pourra vous permettre d’imaginer ce que doivent être, dans les cieux, la vision et la puissance de notre vierge qui déjà, sur la terre, avait tant de lumières et tant de pouvoir.

Voici maintenant un autre fait dont j’ai été moi-même témoin avec Frère Pierre de Velletri de mon Ordre, actuellement pénitencier à Saint-Jean-de-Latran. Tout lecteur intelligent y verra facilement comment l’esprit de prophétie éclatait merveilleusement en notre sainte. C’était en l’année 1375, époque où la méchanceté de beaucoup d’Italiens avaient soulevé contre le Pontife romain, Grégoire XI, presque toutes les cités et tous les pays sur lesquels l’Église romaine avait cependant des droits incontestables. La sainte se trouvait alors à Pise et j’y étais avec elle; nous habitions un hospice nouvellement fondé, près de ces petites maisons qu’on voit encore sur la place qui entoure le couvent et l’église des Frères Prêcheurs en cette ville. On nous annonça la révolte de la ville de Pérouse. Cette nouvelle remplit mon âme d’une grande amertume; car je voyais bien que, parmi les chrétiens, on ne trouvait plus de crainte de Dieu, plus de respect pour sa sainte Église, et par conséquent nul souci des sentences d’excommunication, nul scrupule de violer les droits d’autrui, que dis-je, les droits de l’Épouse du Christ. Le coeur tout pénétré de douleur, je m’en allai donc triste et chagrin en compagnie de Frère Pierre de Velletri à l’hospice où se trouvait notre vierge et je lui annonçai cette nouvelle rébellion, avec des larmes qui disaient assez ma désolation intérieure. Après m’ avoir entendu, elle s’associa tout d’abord à ma douleur et manifesta sa compassion pour la ruine des âmes et le grand scandale qui affligeait l’Église de Dieu. Mais, voyant que j’accordais trop à mes pleurs et voulant y mettre un terme, elle ajouta : " Ne commencez pas sitôt à pleurer, car vous auriez trop de larmes à verser. Ce que vous voyez maintenant est lait et miel, en comparaison de ce qui suivra. A l’entendre parler ainsi, je cessai de pleurer, non que je fusse consolé, mais en raison même de l’excès de mon affliction et de mon étonnement, et je lui demandai : " Pouvons-nous donc, ma Mère, assister à de plus grands malheurs, puisque nous voyons que les chrétiens ont perdu toute dévotion, tout respect envers la sainte Église, dont ils ne craignent plus les sentences, comme si, en pratique, ils l’avaient déjà publiquement et tout à fait reniée. Il ne leur reste plus. maintenant qu’à renier complètement la foi au Christ lui-même. - O Père, me dit-elle alors, ce sont aujourd’hui les laïcs qui agissent ainsi, mais vous verrez bientôt combien les clercs feront pire. De plus en plus stupéfait, je lui dis : " Quel malheur! les clercs se révolteraient-ils donc contre le Pontife romain? - Vous le verrez bien, me répondit-elle, quand le Pontife voudra réformer leurs mœurs, ils susciteront dans toute la sainte Église de Dieu un scandale universel, qui la divisera et la troublera comme le ferait la peste de l’hérésie. " - Ne me possédant plus d’étonnement, j’ajoutai: "Nous aurons donc une hérésie, ma Mère, de nouveaux hérétiques? Ce ne sera pas, me dit-elle, une hérésie proprement dite, mais quelque chose qui ressemble à une hérésie, une division de l’Église et de toute la chrétienté. Préparez-vous donc à la patience, vous verrez ces malheurs. "

A ces paroles, je gardai le silence; tout attentif à celle qui me parlait, je vis bien qu’elle était disposée à en dire davantage, mais elle se tutelle aussi pour ne pas augmenter mon angoisse. J’avoue ne pas l’avoir comprise à ce moment, à cause du peu de lumières de mon intelligence, car je crus que tout cela devait arriver au temps du Souverain Pontife Grégoire XI, alors régnant. Le seigneur pape Urbain VI lui ayant succédé, j’avais oublié déjà cette prophétie, quand je vis commencer dans l’Église le schisme actuel, c’est alors que mes yeux se sont ouverts et que j’ai pu voir se vérifier tout ce que Catherine m’avait prédit. Me reprochant à moi-même mon peu d’intelligence, je désirais rencontrer encore la sainte pour l’entretenir à nouveau de ce sujet. Le Seigneur m’a accordé cette faveur, quand, sur l’ordre d’Urbain VI, au commencement du schisme, Catherine est venue à Rome. Je lui rappelai alors ce qu’elle m’avait dit à Pise, quelques années auparavant. Elle s’en souvint parfaitement et ajouta: Je vous avais dit que les malheurs de cette époque étaient lait et miel, eh bien, je vous affirme que ce que vous voyez aujourd’hui n’est que jeu d’enfant, en comparaison de ce qui doit arriver, surtout dans les pays qui nous entourent."  Elle me désignait par là le royaume de Sicile, l’État romain et les pays adjacents. Cette prophétie s’est dans la suite complètement réalisée. La reine Jeanne vivait alors; mais depuis, que de malheurs se sont abattus sur cette reine, sur son royaume, sur son successeur et sur tons ceux qui sont venus dc régions lointaines pour envahir ce pays! Que de terres ont été ravagées! Personne ne l’ignore, parmi ceux qui connaissent l’Italie. A moins d’être complètement dépourvu d’intelligence, vous voilà donc obligé, lecteur, de reconnaître à notre sainte des lumières prophétiques si abondantes qu’elle n’ignorait presque rien de ce qui devait avoir dans l’avenir quelque importance et quelque retentissement.

Et ne dites pas, nouvel Achab, ce que celui-ci disait de Michée((3 ?)2eR 22,18) : Ses prophéties n’annoncent jamais le bien, mais toujours le mal. " Après vous avoir rapporté ce qui est amer, je vous servirai ce qui est doux, et, du trésor très pur de notre vierge, je tirerai pour vous des enseignements nouveaux et anciens (Mt 13,52). Apprenez donc qu’après avoir entendu Catherine me faire la dernière prédiction que je viens d’écrire, je devins curieux d’en savoir davantage, et lui fis cette question " Mère bien-aimée, dites-moi, je vous prie, après tous ces malheurs, qu’en arrivera-t-il de la sainte Église de Dieu ? - Quand ces tribulations et ces angoisses seront passées, me dit-elle, Dieu saura, par des moyens invisibles aux hommes, purifier sa sainte Église, il donnera une nouvelle vie à l’esprit de ses élus, il s’ensuivra une si grande réforme dans l’Église de Dieu, et un tel renouveau de sainteté parmi ses pasteurs, qu’à cette seule pensée, mon esprit exulte dans le Seigneur. Comme je vous l’ai déjà souvent répété, l’Épouse du Christ, aujourd’hui défigurée et vêtue de loques, sera alors toute belle, ornée de précieux joyaux et couronnée du diadème de toutes les vertus. Les peuples fidèles se réjouiront de la gloire que leur apporteront d’aussi saints pasteurs, et les infidèles, attirés par la bonne odeur de Jésus-Christ, rentreront au bercail du catholicisme et reviendront au vrai Pasteur, à l’Évêque de leurs âmes. Rendez donc grâces au Seigneur, car après cette tempête il accordera un grand calme à son Église (Cette prophétie ne trouve-t-elle pas sa réalisation dans l’heureuse réforme de la hiérarchie catholique commencée par le concile de Trente et continuée par les saints prêtres et les saints pontifes, suscitée de Dieu cette époque pour diriger ce grand mouvement de régénération du corps pastoral. Si le calme accordé à l’Église n’a jamais été que relatif, ne voyons-nous pas de nos jours toutes les âmes chrétiennes qui se trouvent encore dans les Eglises séparées désirer le retour a l’union catholique?) . Cela dit, elle se tut; et moi qui sais combien le Dieu tout-puissant nous sert plus volontiers le doux que l’amer, j’espère très fermement que les malheurs prédits par la sainte étant arrivés seront infailliblement suivis de jours heureux; et ainsi tout Israël., depuis Dan jusqu’à Bersabée (Expression souvent employée dans la Bible pour désigner l’ensemble du peuple fidèle), saura que la vierge Catherine de Sienne a été la véridique interprète des fidèles oracles du Seigneur.

Mais il ne suffit pas d’affirmer la vérité, il faut la défendre contre ceux qui la calomnient; et puisque je parle des véridiques prophéties de Catherine, je crois utile de confondre l’ignorance perfide de ceux qui, ne comprenant même pas ce qu’ils disent, osent attaquer la vérité de ses prédictions et imaginer contre sa sainteté les plus fausses accusations. Pour colorer leurs allégations mensongères, ils se servent ordinairement de l’argument suivant: Catherine a annoncé une croisade de toute la chrétienté contre les musulmans d’outre-mer; elle avait même dit qu’elle-même y prendrait part avec ses disciples. Or bien des années déjà se sont écoulées depuis la mort de la sainte, beaucoup de ses disciples, hommes et femmes, sont morts eux aussi et l’ont rejointe au ciel, comme on le croit pieusement, tous ceux-là assurément ne feront pas la croisade. On prétend en conclure qu’il ne faut pas prendre les paroles de Catherine pour des prophéties, mais les mépriser comme rêves de femme. Les plus méchants de ses détracteurs vont encore plus loin: ils attaquent non seulement les paroles, mais les actes de notre vierge et refusent de leur accorder grande estime et de les compter parmi les actes des saints. Je suis donc obligé de répondre à de si énormes calomnies. Je montrerai tout d’abord la fausseté de la raison fondamentale sur laquelle s’appuient toutes ces accusations; puis, dans la mesure où le Seigneur m’en fera la grâce, je dénouerai quelques-unes des difficultés, qui empêchent de comprendre les prophéties de Catherine, et j’espère que cette double réponse soulèvera le voile dont se couvraient la parole de péché et la langue de mensonge.

Oui, je l’avoue, il est bien vrai que la sainte a toujours désiré la croisade et travaillé beaucoup à la réalisation de ce désir. C’est en quelque sorte le motif principal pour lequel elle est allée trouver à Avignon le seigneur pape Grégoire XI; elle voulait le presser d’organiser une croisade, et, j’en suis témoin, elle s’est servie en ma présence de tous les arguments possibles. Je me souviens en particulier de ce qui arriva un jour, où elle insistait beaucoup sur ce sujet, auprès du Souverain Pontife. J’assistais à l’entretien et j’ai tout entendu puisque je servais d’interprète entre le Pape, qui parlait latin, et notre vierge, qui s’exprimait en dialecte toscan. Le Pontife lui avait répondu: " Il nous faudrait d’abord faire la paix et nous organiserions ensuite la croisades. " Elle répliqua: "Très saint Père, vous ne trouverez jamais, pour mettre la paix entre les chrétiens, meilleur moyen que la croisade. Tous ces gens d’armes, qui entretiennent la guerre entre les fidèles, iront volontiers guerroyer au service de Dieu. Peu d’hommes, en effet, sont assez mauvais pour ne pas consentir de bon cœur à donner à Dieu un service qui, tout en leur plaisant, leur permet de racheter leurs péchés. Une fois le foyer de discordes éteint, il ne pourrait plus y avoir d’incendie. C’est ainsi, très saint Père, que vous obtiendrez d’un seul coup plusieurs excellents résultats. Vous donnerez la paix aux  chrétiens qui la demandent; vous sauverez en les perdant ces gens de guerre tout emprisonnés dans les filets de leurs péchés; s’ils remportent quelque victoire, vous interviendrez avec les autres princes chrétiens pour en affermir le succès, et s’ils succombent dans la lutte, vous aurez gagné à Jésus-Christ leurs âmes, qui semblent aujourd’hui presque vouées à la perdition. De cette croisade sortiront donc trois biens: la paix de la chrétienté, la pénitence de ces gens de guerre, et le salut de beaucoup de Sarrazins. " Je vous ai rapporté tout ceci, pieux lecteur, pour que vous compreniez avec quel zèle notre sainte employait tous ses efforts à poursuivre l’organisation d’une croisade.

Cela dit, je puis répondre aux hommes de mensonge que je ne me souviens pas avoir jamais entendu ni dans l’intimité, ni en public, Catherine déterminer l’époque d’aucun des événements qu’elle annonçait. Je l’ai même trouvée si réservée à ce sujet que mes interrogations, sur le temps où se réaliseraient certaines de ses prédictions, n’ont jamais pu obtenir de réponse précise; elle abandonnait le tout à la Providence divine. Il est vrai cependant qu’elle parlait souvent de la croisade, qu’elle excitait et encourageait tous ceux qu’elle pouvait à y prendre part. Elle exprimait l’espoir que le Seigneur, jetant un regard de miséricorde sur son peuple, sauverait par ce moyen beaucoup d’âmes, tant de fidèles que d’infidèles. Mais personne ne peut affirmer avec vérité qu’elle ait indiqué l’époque de cette croisade, ou assuré qu’elle y prendrait part avec ses disciples. Il en est, à la vérité, qui ont conclu de ses paroles, que la croisade serait bientôt organisée; mais il faut attribuer cette affirmation, aussi bien que d’autres propositions du même genre, au défaut d’intelligence de ceux qui écoutaient, et non pas à la langue de celle qui parlait. C’est de là cependant qu’on prend occasion de se scandaliser, parce qu’il s’est écoulé déjà beaucoup de temps sans que les préparatifs de l’expédition aient été commencés. Maintenant que nous avons fait justice de l’allégation mensongère sur la quelle reposent toutes les accusations de ceux qui poursuivent la sainte, de leurs aboiements, réfléchissez à tour ce que je vous ai déjà raconté. Vous verrez clairement, ô bon lecteur, que notre vierge pourrait dire ce qu’au témoignage de saint Matthieu le Sauveur disait aux disciples de Jean-Baptiste, en leur rappelant les miracles accomplis sous leurs yeux : " Bienheureux celui pour qui je ne serai pas une cause de scandale (Mt 11,6) " Pourquoi Notre-Seigneur parle-t-il en même temps de miracles et de scandale, si ce n’est parce que les méchants sont condamnés, par leur propre malice, à se scandaliser même de la bonté de Dieu et de ses merveilles? Voilà comment ceux dont nous parlons, ne comprenant ni les paroles, ni les œuvres de notre bonne sainte, se scandalisent de ce qui devrait les édifier. Mais admettons encore que Catherine ait annoncé la croisade comme prochaine; peut-on vraiment l’accuser d’erreur? L’Évangéliste Jean rapporte dans l’Apocalypse que le Seigneur lui a dit: " Voici que je vais bientôt venir (Apoc 3,11) " Or il en est qui entendent cette prophétie du second avènement du Seigneur, au dernier jour, sans contester cependant que cette parole soit toute vérité. Ecoutez, je vous en prie, Augustin commentant le psaume "Noli aemulari in malignantibus,… ne jalousez pas les méchants. ". " Ce qui vous semble tardif, dit-il, est tout proche pour Dieu, ne faites qu’un avec Dieu, et ce sera tout proche pour vous aussi. " C’est ainsi qu’un autre prophète a encore écrit: " Si le Seigneur vous fait attendre, attendez-le, car il viendra sûrement et ne tardera pas. " Notre pauvre intelligence peut donc trouver que Dieu nous fait attendre, alors qu’en réalité il ne peut pas tarder. Considérez encore avec quel empressement les Prophètes annonçaient la venue du Sauveur et l’annonçaient comme prochaine. L’un d’eux, Isaïe, allait même jusqu’à dire: " Tout proche est le tempe de sa venue, ses jours ne sont pas éloignés (Is 14,1). " Et cependant plusieurs siècles se sont écoulés entre cette prophétie et son accomplissement. Pourquoi donc nos adversaires murmurent-ils contre Catherine, pour un retard de dix ou douze années, alors qu’ils voient les Prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament, annoncer comme très prochains de si profonds mystères, dont ils sont séparés par des centaines d’années. Si un retard de douze années leur suffit pour juger fausses les prédictions de la sainte, ils seront bien obligés de traiter de même des prophéties, dont l’accomplissement s’est fait attendre plusieurs siècles.

Et qu’auraient dit ces mauvaises langues, je vous le demande, si Catherine avait annoncé à un roi ou à un Pape malades qu’ils mourraient de leur maladie, comme on lit qu’Isaïe le prédit à Ézéchias alors que ce roi s’est ensuite rétabli (IVe L. des Rois, ch.20)! et si elle avait prophétisé la ruine complète d’une cité, sans que cela fût arrivé, comme Jonas le fit pour Ninive (Jon 3)? C’est alors qu’on lui aurait rappelé, avec force railleries, ses prédictions. Et cependant il n’y a rien de faux dans les oracles des saints Prophètes que nous venons de citer ; et leurs auteurs ne les ont prononcés que sous l’inspiration de la souveraine et infaillible Vérité. Les maîtres de la science sacrée nous expliquent comment une prophétie, tout en étant vraie, peut annoncer un événement qu’on ne voit pas ensuite se réaliser. Ils disent qu’il suffit à la vérité de la prophétie qu’elle exprime avec fidélité l’enchaînement des causes secondes, tel que Dieu le révèle au Prophète, pour le lui faire prédire. L’histoire du roi Ézéchias nous en donne un exemple fort clair. Sa maladie était certainement mortelle, et toutes les forces vives de son corps étaient mortellement atteintes, bien qu’il espérait peut-être encore trouver sa guérison dans quelque remède naturel. Le prophète lui annonça donc qu’aucun secours naturel ne pouvait lui éviter la mort; mais cela n’empêchait pas que la Puissance divine ne pût miraculeusement guérir le malade, comme elle le fit après qu’il eut pleuré et dévotement prié. Isaïe a donc dit la vérité, en affirmant que, selon l’ordre des causes naturelles, Ézéchias devant infailliblement mourir, et son affirmation n’est pas contredite par ce fait, que le roi a été surnaturellement arraché à la mort. De même, le prophète Jonas, annonçant la ruine de Ninive et en fixant le terme à quarante jours, n’a fait qu’exprimer, dans cette prédiction, la gravité des fautes des Ninivites, et la sentence ou jugement que ces fautes leur méritaient. Mais l’Esprit-Saint n’a pas voulu dire par là que, s’ils renonçaient à leurs péchés, ce jugement serait maintenu. D’où vous pouvez manifestement conclure qu’il faut toujours recevoir avec un grand respect et entendre avec discrétion les paroles des Prophètes, surtout de ceux dont l’union avec Dieu est attestée par d’autres œuvres saintes; et l’application de ce principe s’impose, je crois, dans le cas qui nous occupe.

Qui sait, en effet, si notre sainte n’a pas prévu que la croisade n’aurait lieu que plusieurs années après sa mort? Cela n’empêche pas qu’elle puisse y concourir par ses mérites et ses prières, plus efficaces aujourd’hui au ciel qu’autrefois sur la terre. Qui sait encore si, absente corporellement, elle ne sera pas envoyée par Dieu pour être présente en esprit, soutenir et fortifier les croisés, au temps de l’expédition, ou obtenir soulagement et consolation à ceux qui travaillent à cette œuvre? Ce ne sont pas là voies nouvelles et extraordinaires pour l’éternelle Bonté, qui, pouvant tout faire par elle-même, veut cependant, pour se communiquer davantage à des créatures de son choix, nous gouverner et nous régir par leur ministère, et nous conduire ainsi, par des moyens créés, au Bien sans limite qui est notre fin. Mais en voilà assez, lecteur, pour répondre aux calomnies mentionnées plus haut ; nous allons passer maintenant à d’autres récits se rattachant à ce même sujet des prophéties de Catherine.

Nous l’avons déjà dit, en parlant des miracles, la supériorité de l’esprit sur le corps entraîne la supériorité des miracles qui sauvent l’âme sur ceux qui apportent la santé au corps. Il en est de même des prophéties, qui méritent surtout d’être notées, quand elles ont rapport au salut des âmes. En voici donc encore une, que raconte chaque jour, à qui veut l’entendre, celui qui en a été l’objet et à qui elle a été faite. Il y avait à Sienne, au temps où j’ai mérité de connaître notre sainte, un jeune homme de noble naissance, mais de mœurs méprisables, qu’on appelait et qu’on appelle encore aujourd’hui François de Malavolti. Orphelin dès son jeune âge, il avait abusé de la trop grande liberté qui lui avait été laissée pour s’abandonner à une foule de vices bien dégradants. Bien que son mariage avec une jeune femme eût dû mettre un frein à de tels désordres, il ne sut pas renoncer à ses mauvaises habitudes. C’est alors qu’un de ses amis, disciple de notre sainte, eut compassion de l’âme de ce malheureux; il l’invitait à venir entendre les avis de Catherine et l’y amenait quelquefois. A la suite de ces entretiens, François se repentait de ses fautes, cessait pendant quelque temps de se livrer à ses vices habituels, mais n’y renonçait jamais complètement. Je l’ai vu souvent ainsi partager notre compagnie, prendre goût aux pâturages qu’offraient à son âme les salutaires enseignements et les vivifiants exemples de la vierge, y trouver même pendant quelque temps sa Joie ; mais il revenait ensuite à ses mauvaises habitudes, surtout au jeu de dés qu’il aimait passionnément.

La sainte, qui demandait fréquemment à Dieu le salut de cet homme, l’ayant vu tant de fois retomber, lui dit un jour, dans un mouvement de spirituelle ferveur : " Tu viens souvent à moi; puis tu t’envoles comme un oiseau effarouché, et tu retournes à tes vices habituels; mais va, vole où tu voudras, un jour viendra où, par la permission du Seigneur, je t’attacherai au cou un lien si fort que tu ne pourras plus t’envoler. " François et tous ceux qui étaient présents retinrent cette prédiction. Elle n’était pas encore accomplie quand la vierge s’en alla de ce monde. François, retombé dans ses crimes ordinaires, semblait bien avoir perdu, cette fois, le secours qui l’aidait habituellement à se relever. Mais Catherine fit plus pour lui dans les cieux qu’elle n’avait fait, par ses avertissements, sur la terre. Après la sainte, François vit mourir sa propre femme, sa belle-mère et quelques-uns de ceux qui étaient un obstacle à son salut. Il rentra tout à fait en lui-même, dit un adieu définitif au monde et prit très dévotement l’habit religieux dans l’Ordre des Olivétains, où il a persévéré jusqu’à aujourd’hui, par la grâce de Dieu et les mérites de Catherine. Il reconnaît toujours qu’il doit cette faveur aux prières de la sainte; il rend hommage à la voix prophétique qui lui a prédit sa conversion et parle de cette prédiction à tous ceux qui veulent l’entendre. C’est ainsi qu’il me l’a racontée bien des fois, en rendant grâces à Dieu et à notre vierge.

Enfin, pour grouper ensemble les merveilles d’ordre spirituel, je vais en raconter une, que le Seigneur a fait éclater en ma présence. Il est cependant quelqu’un, comme on le verra, qui a pu mieux l’apprécier que moi; c’est dom Barthélemy de Ravenne, religieux d’une piété et d’une prudence consommées, alors comme aujourd’hui Prieur de la Chartreuse de l’île de Gorgone, à trente milles du port de Pise (Livourne). Par ses admirables enseignements et ses miracles, Catherine s’était complètement gagné l’affection de ce religieux, dont elle avait souvent encouragé les saints projets. Il la supplia donc à plusieurs reprises, et même très fréquemment, de vouloir bien se rendre à l’île de Gorgone. Il voulait pouvoir lui présenter ses Frères et leur faire entendre la parole si édifiante de notre vierge. Il me supplia d’appuyer sa demande de toute mon influence auprès de Catherine. Celle-ci, l’ayant enfin agréée, nous nous rendîmes avec elle à l’île de Gorgone, au nombre d’environ vingt personnes, hommes et femmes. Pour la nuit de notre arrivée, le Prieur avait logé la vierge et ses compagnes à un mille du monastère, et il nous avait reçus, moi et mes compagnons, dans le monastère même. Le matin venu, il voulut enfin satisfaire son désir, et conduisît tous ses religieux à Catherine, en lui demandant pour eux quelques paroles d’édification. Catherine refusa d’abord et s’excusa sur son incapacité, son ignorance et son sexe, disant qu’il lui siérait beaucoup mieux d’écouter l’enseignement des serviteurs de Dieu que de parler en leur présence. Mais, vaincue par les très instantes prières du Père et des Fils, elle prit enfin la parole et leur dit ce que l’Esprit-Saint lui inspirait. Elle traita des multiples et diverses tentations et illusions que l’ennemi envoie habituellement aux solitaires, et des moyens d’éviter ces pièges pour arriver à une victoire définitive. Il y avait dans son discours un si bel ordre que nous tous qui l’entendions nous en étions stupéfaits. Quand elle eut fini de parler, le Prieur se tourna vers moi et, rempli d’admiration, il me dit: " Mon très cher Frère Raymond, vous savez que, d’après la coutume de mon Ordre, je suis le seul confesseur de tous mes religieux. Je sais donc ce en quoi chacun d’eux manque ou progresse. Eh bien, je vous l’affirme à ce moment, si la sainte avait entendu comme moi toutes ces confessions, elle n’aurait pas pu tenir un langage mieux approprié aux besoins de chacun de mes Fils. Elle n’a oublié aucun de leurs besoins et n’a rien dit qui leur fût inutile; d’où je vois clairement qu’elle est remplie du don de prophétie et que le Saint-Esprit parle par sa bouche. "

Je sais aussi, et de science certaine, que Catherine a fait à mon sujet plusieurs prédictions, que j’ignorais tout d’abord, mais qui se sont aujourd’hui manifestement réalisées. Je n’en parlerai pas cependant en détail, car mn langue et ma plume paraîtraient trop odieuses à ceux qui me liraient. Je laisse donc ce soin aux autres enfants spirituels de la sainte. Elle a annoncé aussi de graves châtiments à certains persécuteurs de la sainte Église ; je n’en dirai rien non plus, pour ne pas exciter davantage contre la glorieuse mémoire de notre vierge le venin de ses détracteurs. Je finis donc ici ce chapitre pour passer à un autre sujet.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE XI 

CATHERINE REÇOIT DU SEIGNEUR UN POUVOIR MIRACULEUX
SUR LES CRÉATURES INANIMEES.

 

La Justice suprême veut que tout obéisse à qui obéit parfaitement à Dieu. Pour vous montrer clairement que Catherine donnait à son Créateur cette parfaite obéissance, j’ai donc résolu d’insérer dans ce chapitre quelques faits où vous verrez comment les créatures étaient soumises aux volontés de notre sainte.

Catherine habitait alors à Sienne, et je n’avais pas encore le bonheur de la connaître. Une jeune veuve nommée Alexia s’éprit tellement d’affection pour elle qu’elle ne voulait plus vivre sans notre sainte; elle demanda pour ce motif à recevoir le même habit religieux, et, abandonnant sa propre maison, elle en loua une dans le voisinage de la maison de Catherine, afin de pouvoir jouir plus souvent de ses entretiens. La vierge du Seigneur, en profitant pour échapper au bruit des travaux de la maison paternelle, venait souvent passer dans la demeure d’Alexia plusieurs jours consécutifs, quelquefois même plusieurs semaines. Or il y eut, une année, telle disette de froment à Sienne que les Siennois, pour la plupart, ne pouvaient acheter que du grain desséché, ayant un mauvais goût de terre, qu’il avait pris dans les fosses où on l’avait conservé. Impossible de se procurer d’autre froment, à quelque prix que ce fût. Alexia fut donc obligée d’en acheter, pour ne pas manquer complètement de pain. Mais, aux approches de la moisson, on apporta sur le marché du blé nouveau excellent. Alexia, qui n’avait pas encore épuisé sa provision de mauvaise farine, voulut alors jeter le peu qui lui en restait et acheter de ce blé nouveau pour faire le pain, et elle dit à Catherine, qui habitait à ce moment avec elle: "Ma Mère, cette farine nous donne un pain tellement amer et de mauvais goût que je vais jeter le peu qui me reste, puisque le Seigneur a eu compassion de nous. " La vierge lui répondit: "Allez-vous donc jeter ce que Dieu a produit pour la nourriture de l’homme? Si vous ne voulez pas manger vous-même de ce pain, donnez-le du moins aux pauvres qui n’en ont pas. " Alexia répliqua qu’elle se ferait scrupule de donner aux pauvres un pain si gâté et de si mauvais goût, et qu’elle préférait leur servir généreusement du pain de bon froment. " Préparez de l’eau, dit alors la sainte, et apportez la farine que vous vous disposez à jeter; je veux en faire du pain, pour les pauvres de Jésus-Christ. " Quand ce qu’elle demandait fut préparé, elle se mit à pétrir la pâte, et, avec le peu de farine gâtée qui restait, elle fit si promptement tant de pains, sous les yeux d’Alexia et de sa servante, que celles-ci en furent tout étonnées. Ce n’est pas avec une quantité de farine quatre fois, et peut-être cinq fois plus considérable qu’on aurait pu faire autant de pains que les mains virginales de Catherine en présentèrent à Alexia, pour les ranger sur les planchettes; et ces pains ne dégageaient plus de mauvaise odeur, comme ceux qu’on avait faits tout d’abord avec la même farine. Quand elle eut achevé de les pétrir, la sainte les envoya au four, puis les fit rapporter à la maison d’Alexia et servir sur la table. Ceux qui en mangèrent n’y trouvèrent alors nulle amertume, nulle mauvaise odeur, et durent avouer qu’ils n’avaient jamais mangé de pain qui eût si bon goût. On avertit Frère Thomas, qui vint avec quelques religieux aussi instruits que pieux. Après examen de ce fait, tous furent très étonnés de voir comment le nombre de ces pains s’était multiplié, et comment leur qualité s’était merveilleusement améliorée. Mais voici qu’à. ces deux miracles s’en ajouta un troisième. Conformément aux ordres de Catherine, on servait très largement de ce pain aux pauvres, on en donnait beaucoup aux religieux, et on n’en mangeait pas d’autre à la maison; et cependant il en restait toujours en grande abondance dans la huche. Que dire encore ? Le Seigneur s’était servi de son épouse pour opérer sur cette seule matière du pain trois grands prodiges. Il avait tout d’abord enlevé à la farine gâtée son mauvais goût, puis augmenté la pâte qu’on en avait formée, et enfin il avait tellement multiplié les pains dans la huche qu’on en distribua pendant plusieurs semaines, de la façon que nous avons dite, avant de les avoir tous consommés. A la vue de ce miracle, des personnes, pieusement inspirées, détournèrent de ce pain pour le garder comme reliques. Quelques-unes en ont encore aujourd’hui, alors que vingt ans, ou à peu près, se sont écoulés depuis ce fait miraculeux.

La première fois que j’entendis parler de cette merveille, du vivant de Catherine, je devins très curieux et très désireux de mieux savoir ce qui s’était passé, et j’interrogeai confidentiellement la sainte sur les détails et la cause du prodige. Elle me répondit: " Je me sentais jalouse de ne pas laisser mépriser le don de Dieu, et pressée d’une vive compassion pour les pauvres. Tandis que, sous l’impulsion de ce double sentiment, je me dirigeais vers le coffre à farine, je vis se présenter à moi ma très douce Dame Marie accompagnée de saints et d’anges. Elle m’ordonna de faire ce que je projetais;  et daigna, dans sa bonté, se mettre à pétrir avec moi ces petits pains, dont la vertu de ses très saintes mains multipliait le nombre. Notre-Dame me présentait les pains qu’elle façonnait, et moi je les tendais à Alexia et à la servante. — Ma Mère, lui dis-je alors, je ne m’étonne plus que ces paîns aient paru si doux à tous ceux qui les mangeaient, s’ils avaient été pétris par les gracieuses mains de cette très sainte Reine; car son corps sacré a été l’arche sainte où la Trinité a pour ainsi dire pétri, avec un art souverain, le Pain descendu du ciel pour donner la vie à tous les croyants." Et vous, lecteur, donnez à ce fait toute votre attention, et remarquez une fois de plus de quel mérite était Catherine, pour que la Reine des saints daignât l’aider à confectionner le pain de ses enfants. La Mère du Verbe de Dieu nous signifiait par là qu’elle voulait, pour nous donner le pain spirituel de la parole du salut, se servir de cette même vierge, dont elle s’était servie, pour nous présenter un pain matériel de si grande vertu. Voilà pourquoi l’esprit de Dieu nous avait à tous inspiré d’appeler Catherine notre Mère; et ce n’était pas une vaine dénomination, car elle était en toute vérité notre Mère. Elle nous portait dans les entrailles de son âme, et non sans gémissements et sans angoisses, jusqu’à ce qu’elle eût formé le Christ en nous, et elle nous distribuait continuellement le pain d’une saine et utile doctrine.

Mais puisque nous en sommes aux multiplications de pains, je vais, pour continuer le même sujet, sacrifier l’ordre chronologique et passer à des faits qui sont arrivés dans les dernières années de la vie de Catherine. J’en appelle aux témoignages de deux Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, qui vivent encore et sont actuellement à Rome. L’une s’appelle Lysa, elle est belle-soeur et parente de notre vierge, dont elle a épousé le frère, l’autre est Jeanne de Capo. Toutes les deux sont Siennoises. Elles avaient accompagné la sainte quand le seigneur pape Urbain VI, d’heureuse mémoire, lui ordonna de venir à Rome. Catherine habitait au quartier Colonna, avec une assez nombreuse famille spirituelle qu’elle avait engendrée dans le Christ, et dont elle nourrissait les saintes mœurs. Ces personnes l’avaient suivie depuis la Toscane, un peu contre son gré, les unes pour le pèlerinage et la visite aux lieux saints, d’autres pour obtenir du Pape quelque grâce spirituelle, toutes afin de pouvoir jouir des douceurs d’une familiarité qui charmait merveilleusement ceux qui y avaient une fois goûté. La suite de Catherine s’augmentait encore par le fait que la sainte, dans son amour pour la vertu d’hospitalité, recevait d’un cœur joyeux, dans la maison où elle habitait, quelques serviteurs de Dieu que le Souverain Pontife avait, sur ses instances, faits venir à Rome. Elle ne possédait rien sur terre, elle n’avait en sa ceinture ni or ni argent, elle vivait uniquement d’aumônes avec ses familiers, et cependant elle eût reçu une centaine d’hôtes aussi bien qu’un seul, car son cœur avait confiance au Seigneur, et elle ne doutait pas que la divine Générosité ne dût pourvoir aux besoins de tous les arrivants. Aussi sa famille, à cette époque, ne comptait jamais moins de seize hommes et de huit femmes, et ce nombre augmentait quelquefois jusqu’à dépasser la trentaine et atteindre même le chiffre de quarante. Catherine avait pris ses dispositions pour que chacune des femmes se chargeât, pendant une semaine, de la cuisine et des provisions. Pendant ce temps, les autres personnes pouvaient librement vaquer au service de Dieu, aux dévotions et aux pèlerinages pour lesquels elles étaient venues à Rome. Conformément à l’ordre fixé par la sainte, Jeanne de Capo dut à son tour entrer en charge. Gomme le pain qui servait à la nourriture de tous provenait uniquement des quêtes quotidiennes, la vierge avait demandé à être avertie, un jour à l’avance, du manque de pain, par la pourvoyeuse de semaine, afin de pouvoir envoyer quelqu’une de ses autres compagnes mendier ou y aller elle-même. Or Dieu permit que Jeanne oubliât une fois, par hasard, cet avertissement. Un soir, le pain vint à manquer. Jeanne n’avait pas prévenu la sainte et n’en avait pas demandé à d’autres. On était arrivé à l’heure du dîner et il ne se trouvait plus dans le coffre qu’une petite quantité de pain à peine suffisante pour quatre des hommes qu’on devait servir. Jeanne, reconnaissant sa coupable négligence, s’en alla aussitôt, triste et honteuse, trouver la vierge et lui déclara sa faute et son embarras. " Que le Seigneur tout-puissant vous pardonne, ma Soeur, lui répondit Catherine. Pourquoi nous avez-vous réduits à cette extrémité, malgré l’ordre que j’avais donné? Voici que nos gens ont faim, et, à cette heure tardive, où trouver si vite assez de pain? " Jeanne pleurait sa faute, avouant qu’elle méritait une pénitence pour cet oubli coupable. La vierge lui dit alois : " Invitez les serviteurs de Dieu à se mettre à table ", et, comme Jeanne objectait qu’il ne restait que fort peu de pain, pas même assez pour en donner un petit morceau à chacun, Catherine répliqua : " Dites-leur de commencer le repas avec le peu qu’ils ont, jusqu’à ce que le Seigneur y pourvoie ; puis elle se mit à prier. Jeanne obéit et distribua le peu de pain qu’elle avait à ses nombreux convives. Ceux-ci, affamés et épuisés par le jeûne quotidien, qu’ils observaient pour la plupart, trouvaient leur portion bien petite et pensaient en avoir bientôt fini avec ce maigre repas. Que dire encore? Ils eurent beau manger, ils ne venaient pas à bout de ce petit morceau de pain. Après que chacun en eut fait des bouchées avec le ragoût et en eut pris à sa faim, il en restait toujours sur la table. Rien d’étonnant1 c’était l’œuvre de Celui qui, avec cinq pains, rassasia cinq mille hommes. Les seize hommes qui étaient à table ne savaient que penser, chacun s’étonnait de lui-même et de ses voisins; ils demandèrent ce que faisait la sainte; on leur répondit qu’elle priait avec grande ferveur; tous alors n’eurent qu’une même pensée et firent la même réflexion : " C’est cette prière qui nous a fait descendre le pain du ciel, car voici que nous sommes tous rassasiés, et la petite quantité de pain placée sur la table, au lieu de diminuer, s’est augmentée. Le dîner fini, il y eut encore assez de pain pour toutes les Soeurs alors présentes, qui purent à leur tour en manger abondamment, et on en distribua même largement aux pauvres, ainsi que l’avait ordonné Catherine.

Lysa et Jeanne racontent encore un autre fait, en tout semblable à celui-ci, qui leur est arrivé la même année, et dont elles furent également témoins. Le Seigneur opéra ce nouveau prodige par l’intermédiaire de la sainte, dans la même maison, au cours d’une semaine de carême, où la cuisine était confiée à une Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique, nommée Françoise, compagne inséparable de Catherine, avec laquelle elle est maintenant au ciel, comme je le crois pieusement.

Je ne puis pas non plus passer sous silence un fait semblable, qui m’est arrivé à moi-même après la mort de notre sainte, et qui a eu pour témoins tous les religieux alors présents au couvent de Sienne. J’étais allé passer quelques jours dans ce couvent, il y a environ cinq ans, pour être plus à portée de bains d’eau minérale que les médecins m’avaient conseillés, et, sur les instances des enfants spirituels de Catherine, j’avais commencé la rédaction de cette histoire de sa vie. Je me souvins qu’on n’avait pas encore exposé dans un reliquaire, ni solennellement reçu la tête de la sainte, que j’avais apportée de Rome à Sienne et que j’avais ornée de mon mieux. Et cependant, même quand on transfère les restes d’hommes du monde, on leur fait des funérailles, et c’est l’habitude que le clergé et le peuple aillent les recevoir avec des cierges allumés et des prières publiques. J’eus donc l’idée, que je n’ai peut-être pas trouvée seul, de fixer un jour pour faire recevoir solennellement par les religieux la précieuse tête, comme si elle était apportée du dehors. On devait chanter à cette cérémonie des hymnes communes, à la louange de Dieu, puisqu’il n’était pas permis d’en chanter de particulières à Catherine, avant qu’elle fût inscrite par le Pontife romain au Catalogue des Saints. Cette cérémonie se fit un matin, à la grande joie des Frères, du peuple, et en particulier de la famille spirituelle de la sainte. J’invitai à dîner, à cette occasion, ses disciples les plus fidèles et commandai en même temps qu’on soignât mieux que d’habitude le repas conventuel.

L’office divin terminé, à l’heure où l’on devait se mettre à table, le Frère Procureur vint trouver le Prieur et se plaignit tristement qu’il n’y avait plus de pain au cellier que pour la moitié des Frères de la première table. Il n’en resterait donc plus pour le dîner des invités étrangers qui étaient une vingtaine. Le Prieur voulut d’abord constater de ses propres yeux la vérité de ce rapport; puis il se hâta d’envoyer le Frère Procureur lui-même, avec Frère Thomas, confesseur de la sainte, chercher le pain dont on avait besoin chez des amis particulièrement dévoués à l’Ordre. Ils tardèrent tant à revenir que le Prieur, ne voulant pas faire attendre plus longtemps les étrangers qui étaient avec moi, nous fit apporter d’abord ce qu’il nous fallait de pains. Il n’en resta alors qu’un bien petit nombre dans le cellier; mais, comme les Frères envoyés à la quête ne rentraient toujours pas, le Prieur ordonna aux religieux de se mettre quand même à table et de commencer leur repas avec le peu de pain qui restait. Que dire encore? Grâce à l’intercession de Catherine, les pains se multiplièrent, soit au cellier, soit sur la table, soit en l’un et l’autre endroit, si bien qu’on en put servir abondamment à toute la communauté, tant à la première qu’à la seconde table (On entend par première et seconde table deux repas successif, qui permettent aux religieux de service au premier repas d’être eux-mêmes servis au second. ). Quoiqu’il y eût au couvent à peu près cinquante religieux, on dut rapporter des restes au cellier. Quand les Frères quêteurs revinrent avec leur pain, le repas était fini, et on les pria de remettre ce qu’ils apportaient au Procureur, pour une autre fois, puisque ce jour-là le Seigneur avait abondamment pourvu aux besoins de ses serviteurs. Or, après le dîner des invités, j’étais demeuré assis avec eux, et je les entretenais longuement des vertus de la sainte; nous en parlions encore quand le Prieur arriva avec plusieurs Frères et nous raconta le miracle qui venait d’arriver. M’adressant alors à mes hôtes, Fils de Catherine, je leur dis : " La sainte n’a pas voulu nous priver, en cette solennité qui est sienne, d’un miracle qui lui était familier pendant sa vie, car elle a fait souvent ce même prodige, pendant qu’elle vivait encore avec nous. Si elle l’a renouvelé aujourd’hui, c’est pour nous montrer qu’elle agrée nos hommages et nous continue sa protection. Remercions-la donc, ainsi que le Dieu tout-puissant. " Je me souvins alors, grâce à une inspiration d’en-haut probablement, que le bienheureux Dominique avait multiplié deux fois les pains pendant. sa vie. Celle qui était sa Fille parfaite et privilégiée se montrait donc, en toutes ses œuvres, semblable à son Père.

Outre ce que nous venons de raconter, le Seigneur  a fait, par l’intermédiaire de son épouse, bien d’autres miracles, sur les choses inanimées, sur les fleurs, qui étaient la grande joie de notre vierge, cette fleur du paradis, sur les objets de la maison perdus ou brisés, enfin sur toute espèce de créatures qui n’ont point vie. Je ne dis rien de ces prodiges pour être bref, mais je ne puis cependant en taire un, dont j’ai. été moi-même témoin, avec une vingtaine de personnes, hommes et femmes, qui connaissent ce fait, de science certaine, aussi bien que moi. D’ailleurs toute la ville de Pise en a été informée. Ainsi que nous l’avons dit au chapitre des prophéties, la sainte était à Pise, en l’an du Seigneur 1375. Dès son arrivée dans cette ville, elle avait été reçue avec toute sa suite dans la maison d’un Pisan nommé Gérard. Elle se trouvait dans cette maison, quand, un jour, il arriva que, fatiguée par ses extases, elle eut des faiblesses qui nous paraissaient l’avoir réduite à toute extrémité. Craignant qu’elle ne nous fût sitôt enlevée, je cherchais de quelle façon nous pourrions rendre à son corps un peu de force et de vigueur. Elle avait en horreur la viande, les œufs, le vin, et on ne pouvait espérer lui en faire accepter; à plus forte raison devait-elle refuser des liqueurs réconfortantes. Je la priai alors de me laisser mêler un peu de sucre à l’eau froide qu’elle buvait. Elle me répondit aussitôt : " Voulez-vous donc éteindre le peu de vie qui reste en ce pauvre corps. Tout ce qui est doux, m’est un poison. "

Nous nous demandions donc avec inquiétude, Gérard et moi, quel remède nous pourrions employer contre ces défaillances. Je me rappelai que j’avais vu souvent en pareil cas laver et frictionner avec du vin de Vernaccia les poignets et les tempes des malades, qui s’en trouvaient réconfortés. Je dis alors à Gérard : "Puisque nous ne pouvons pas lui faire prendre de remède à l’intérieur, employons du moins celui-ci à l’extérieur. " Il me répondit aussitôt : " J’ai un ami tout voisin qui garde habituellement un petit baril de ce vin, je vais lui en envoyer demander et suis sûr qu’il m’en donnera bien volontiers. "

On envoya aussitôt chez cet ami une personne qui lui raconta la défaillance de la sainte, et lui demanda, de la part de Gérard, une cruche de ce vin. Le voisin, dont je ne me rappelle plus le nom, répondit: "Vraiment, mon cher, je vous donnerais bien volontiers, pour Gérard, le baril tout entier, mais, depuis trois mois, ce baril est absolument vide et je n’ai pas dans ma maison une seule goutte du vin que vous me demandez. J’en suis fort chagrin, et, pour que vous puissiez rapporter à mon ami ce que vous avez vous-même constaté, venez et voyez. " Et il entraîna à la cave le commissionnaire, qui reconnut bien vite que le baril paraissait extérieurement n’avoir pas servi depuis longtemps. Cependant, l’ami voulut montrer mieux encore que, dans ce tonneau vide, il n’y avait absolument plus de vin pour le moment. S’étant donc approché du baril, il en arracha, d’un trou percé vers le milieu, le robinet de bois, qui servait à tirer le vin. Mais voilà qu’il en sortit aussitôt un excellent vin de Vernaccia, et en telle abondance, qu’il s’en fit une mare sur le sol. Au comble de l’étonnement, cet homme se hâta de remettre le robinet, fit appeler immédiatement toutes les personnes de sa maison et les interrogea avec soin, leur demandant si quelqu’un avait appris qu’on ait mis du vin dans ce tonneau. Tous jurèrent qu’ils savaient, au contraire, que ce fût était vide depuis trois mois, et qu’il n’avait pas été possible de le remplir à leur insu d’une liqueur quelconque.

La nouvelle s’en répandit dans le voisinage, et chacun vit dans ce fait un miracle. L’envoyé, rempli de joie et d’admiration, revint en nous rapportant une petite cruche pleine de vin, et nous raconta tout ce qui venait d’arriver. Toute la famille de la sainte en exulta de joie dans le Seigneur et en rendit grâces à l’Epoux des vierges, auteur de toutes ces merveilles. On en parla bientôt dans toute la ville. Quelques jours après, la vierge convalescente ayant dû sortir pour rendre visite à un Patriarche, nonce apostolique, récemment arrivé à Pise, tous les ouvriers quittaient leur travail et accouraient sur le passage de Catherine, en disant : " Qu’est-ce donc que cette femme, qui, ne buvant pas de vin, a pu remplir d’un vin miraculeux un tonneau qui était vide? " Le coeur de la sainte fut profondément affligé de ce concours de peuple. Quand elle en sut la cause, elle chercha dans l’oraison, comme d’habitude, un soulagement à sa tristesse et à ses larmes. Elle m’a confidentiellement avoué plus tard qu’elle avait fait alors intérieurement plus que des lèvres la prière suivante ou une autre équivalente: "Pourquoi, Seigneur, avez-vous voulu tant affliger le coeur de votre misérable servante et me rendre ainsi le jouet de tout le monde? Tous vos serviteurs peuvent vivre en paix parmi les hommes, excepté moi. Qui donc a demandé du vin à votre générosité? Inspirée par votre grâce, j’ai depuis longtemps privé de vin mon corps, et voilà que, pour du vin, je suis devenue la dérision de tout ce peuple. J’en appelle à toutes vos miséricordes, et conjure votre bonté de vouloir bien tarir ce vin de manière à faire cesser la rumeur qui met en émoi tous ces gens. " Que dire encore? Le Seigneur entendit la voix de Catherine et, comme s’il n’eût pu supporter la tristesse de la sainte, au premier miracle, il en ajouta un second, qui, à mon avis, n’est pas moins admirable, et me semble même l’être davantage. Le tonneau vide avait été, en grande partie, rempli d’un vin miraculeux, dont la quantité ne diminuait pas, quoique beaucoup de Pisans soient venus en chercher pour en boire par dévotion. Or, voilà que ce vin se changea subitement en lie, et en lie si boueuse, qu’on ne pouvait absolument plus boire de cette liqueur, auparavant doublement agréable. Le maître de la cave, et tous ceux qui venaient chercher de ce vin, furent donc obligés de se taire, ayant honte de raconter encore ce dont ils se vantaient la veille. Nous en avons rougi avec eux, nous aussi Fils de la sainte, quand nous l’avons appris; mais Catherine en fut toute gaie et tout heureuse, et remercia son Époux, qui l’avait délivrée des louanges des hommes.

Arrêtez-vous ici un instant, lecteur, je vous en prie, et considérez les merveilles des œuvres de Dieu, merveilles que l’homme privé de sagesse ne sait pas reconnaître, et que l’insensé ne peut comprendre. Le Seigneur, après avoir fait un miracle si public et si grand, à l’insu de notre vierge, qui ne le lui avait pas demandé, semble avoir détruit ce qu’il avait fait, quand la sainte l’a eu invoqué. Pourquoi cela? Quelle peut être la fin de ces deux actes si contraires? Faut-il croire aux mauvaises langues qui, à ce moment, ont dit ouvertement, ou du moins murmuré, que le premier prodige n’était qu’une illusion du démon, comme la corruption de tout le vin l’avait ensuite bien montré. Et quand cela serait vrai? ces mauvaises langues n’en pourraient rien conclure contre la sainteté de notre vierge. Elle a complètement ignoré le premier miracle accompli en son absence; et s’il y a eu tromperie, elle n’en est pas responsable, ni dans ses paroles, ni dans ses actes. Bien plus, le Seigneur, en dévoilant ce prestige quand la sainte l’a prié, a clairement montré qu’il aimait son épouse et l’avait pour agréable, puisqu’il n’a pas permis que l’ennemi s’enjouât plus longtemps. De quelque côté que se tournent les calomniateurs, ils sont donc obligés d’avouer la sainteté de Catherine.

Mais élevons notre coeur bien au-dessus de ces calomnies, pareilles à celles qu’employaient les pharisiens pour décrier les miracles les plus éclatants de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et voyons si nous ne pourrions pas glorifier davantage notre Créateur en étudiant ses jugements et leurs témoignages, dont la profondeur dépasse mon pauvre esprit. Le Très-Haut a voulu, si je ne me trompe, montrer son amour pour son épouse, quand, à l’insu de celte-ci; il a produit miraculeusement ce qu’on cherchait en vain pour elle. En apprenant ce prodige, elle pouvait donc répéter au peuple la parole de son Époux: "Ce n’est pas à cause de moi que cette voix du ciel a éclaté, c’est à cause de vous (Jn 12,30); c’est-à-dire, ce n’est pas à moi c’est à vous que le Seigneur a voulu faire connaître ainsi combien je lui étais chère. Pour le savoir, je n’ai besoin, mol, d’aucun miracle; mais il vous convenait à vous de l’apprendre de cette façon, pour que le spectacle de ce prodige vous excitât à chercher avec plus d’ardeur le salut de vos âmes. Cependant, comme j’ai toujours à craindre, tant que je suis en cette vie, que la grandeur de mes dons et de mes révélations ne m’enorgueillisse ( 2Co 12,7), j’ai prié mon Seigneur de m’enlever cette occasion de vanité. Le Seigneur n’a pas méprisé ma prière, il a eu soin tout à la fois, et de vous et de moi, de vous dans le premier miracle, de moi dans le second.

Si maintenant quelqu’un veut à tout prix soutenir que le second miracle a enlevé toute valeur au premier, qu’il dise d’où est venue, et qui a pu apporter dans un vase vide, la matière du second liquide, tout boueux qu’il était. Nous savons que cette boue ne peut pas être tenue pour rien, il y avait donc quelque chose là où auparavant n’existait pas trace de liquide. Qui a fait cela, et à quelle activité faut-il attribuer cette œuvre? Si c’est l’effet d’un ordre du Dieu tout-puissant, nous avons donc ample sujet de le louer, mais si les imitateurs de Bélial veulent lui attribuer l’oeuvre de Dieu, ils doivent reconnaître qu’il y a eu deux miracles, dont l’un a été fait à l’insu de la vierge, et l’autre accordé à ses prières; et ils ne peuvent se servir d’aucun pour accuser la sainte, car elle est complètement étrangère au premier et, dans le second, elle a obtenu ce qu’elle désirait.

Pour moi, je reconnais que le Seigneur a montré dans le premier prodige combien Catherine lui était agréable, et dans le second, combien elle lui était soumise par une profonde humilité. Dans le premier, il nous a donné sujet d’honorer la sainte, et dans le second, de quoi l’imiter. Dans le premier, il nous a fait voir de quelle grâce elle était ornée, dans le second, de quelle sagesse elle avait l’âme remplie, car, où est l’humilité, là est la sagesse. Or le bienheureux Grégoire estime et nous dit, dans le premier livre de ses Dialogues, que la vertu de sagesse l’emporte sur le don des miracles. Qui ne voit, dès lors, que la vertu d’humilité, condition de toute sagesse, et cause du second prodige, est incomparablement au-dessus du premier? Mais l’homme animal ne peut rien entendre à tout ceci, et ce n’est pas étonnant, car le bienheureux Apôtre nous enseigne, que la sagesse de la chair n’est pas et ne peut pas être soumise à Dieu (Rm 8.7).

Il faudrait plusieurs volumes pour raconter en détail toutes les autres merveilles que le Seigneur a opérées par son épouse, sur les créatures inanimées. Mais, comme je veux être bref, pour ne pas ennuyer le lecteur je termine ici ce chapitre.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE XII

CATIIERINE REÇOIT TRÈS SOUVENT LA SAINTE COMMUNION
ET LE SEIGNEUR ACCORDE PLUSIEURS MIRACLES
A SA DEVOTION POUR LE TRÈS SAINT SACREMENT
ET LES RELIQUES DES SAINTS.

Le Très-Haut sait, bon lecteur, que je voudrais de grand coeur terminer bien vite cette histoire, surtout à cause des occupations nombreuses qui me pressent de toutes parts; mais, quand je médite la vie de notre sainte, il me revient en mémoire tant de faits admirables et dignes d’être cités, que ma conscience m’oblige de faire à mon récit additions sur additions, et de rendre ainsi ce livre bien plus long que je ne le voulais tout d’abord.

Tous ceux qui ont connu Catherine savent, je ne l’ignore pas, quelles étaient sa vénération toute spéciale et son incomparable dévotion pour le Corps sacré du Seigneur dans l’Eucharistie. Ses communions fréquentes faisaient dire au peuple que la vierge Catherine recevait chaque jour le sacrement d’Eucharistie et ne demandait vie et santé à aucune autre nourriture. Ce n’était pas absolument exact, mais ceux qui parlaient ainsi avaient des intentions pieuses et rendaient honneur à Dieu, qui apparaît toujours admirable dans ses saints. Notre vierge ne recevait pas tous les jours le Sacrement, mais elle le recevait fréquemment, et avec une grande dévotion de cœur. Ces communions fréquentes excitaient même les murmures de certains personnages, vrais satrapes de Philistins plutôt que chefs de chrétiens. J’ai dû prendre contre eux la défense de l’innocente vierge, et ils n’ont su que répondre aux raisons que je leur ai apportées, car elles étaient toutes tirées de la vie et des écrits des Pères et des saints, de l’histoire et de la doctrine de la sainte Église.

Le témoignage de Denys, dans son livre de la Hiérarchie ecclésiastique,, établit qu’au temps de la primitive Église, alors qu’abondait la ferveur de l’Esprit-Saint les fidèles de l’un et l’autre sexe recevaient chaque jour le très vénérable Sacrement. Saint Luc semble aussi nous le dire dans les Actes des Apôtres, quand, parlant à plusieurs reprises de la fraction du pain, il ajoute une fois: " cum exultatione ", " avec allégresse (Ct 2,46) ", ce qui ne peut s’appliquer dignement qu’à la manducation du pain eucharistique. On ne doit pas non plus rejeter complètement, mais il faut accepter dévotement, l’interprétation qui entend du très saint Sacrement la quatrième demande de l’Oraison Dominicale, où l’on parle du pain quotidien. D’ailleurs, en témoignage de cette communion quotidienne des fidèles, notre sainte Mère l’Église a inséré dans le canon de la messe la prière suivante, qui est assez significative: "suppliants, nous vous conjurons, ô Dieu tout-puissant, d’ordonner que cette offrande soit portée par la main des anges sur votre sublime autel... afin, continue l’Eglise, que nous soyons remplis de votre céleste bénédiction, nous tous qui, dans cette participation à l’autel, aurons reçu le Corps très saint et le Sang de votre Fils (Supplices te rogamus) " L’enseignement des saints Pères nous affirme de même, que tout fidèle exempt de faute mortelle, et qui s’approche avec dévotion de ce très salutaire Sacrement, le reçoit non seulement licitement, mais avec fruit. Qui donc oserait empêcher une personne, dont la vie est irréprochable et sainte, de faire souvent cet acte méritoire? Lui répondre par un refus, quand elle demande humblement ce viatique de son pèlerinage et ce mémorial de la Passion du Sauveur, serait, je n’en doute pas, lui faire une injustice et une grande injustice, quel que soit celui qui se donne ce tort.

On objectera peut-être à ce que je viens de dire, qu’il n’est permis à aucun fidèle, si parfait et si pieux qu’il soit, de recevoir très souvent ce Sacrement. Quelques-uns même affirment, sans savoir ce qu’ils disent, qu’il n’est permis de communier qu’une fois l’an. C’est là une opinion qui me paraît être plus contraire aux saintes Écritures qu’appuyée sur de bonnes raisons. Pour défendre leurs ineptes propositions, quelques-uns de ces satrapes sans dévotion et tout à fait étrangers à l’intelligence des Écritures invoquent en leur faveur cette parole du bienheureux Augustin, disant qu’il ne loue, ni ne blâme, celui qui reçoit chaque jour le sacrement d’Eucharistie. Ce prince des Docteurs semble vouloir dire, que la communion quotidienne, bonne en elle-même, peut être faite de telle façon qu’elle devienne dangereuse; il en abandonne en conséquence l’appréciation au jugement de Dieu qui connaît tout, et il n’ose se prononcer sur cette pratique. Mais si ce grand Docteur, Docteur entre les Docteurs, ne veut pas porter de jugement sur ce point, je ne puis comprendre comment ceux qui nous citent ses paroles ont l’audace et la présomption de trancher cette même question. Il me revient, à ce sujet, en mémoire, une réponse que Catherine fit en ma présence à un évêque qui alléguait contre la communion quotidienne cette autorité d’Augustin: " Pourquoi donc, Monseigneur, dit la sainte, voudriez-vous blâmer ce que le bienheureux Augustin ne blâme pas? En invoquant ainsi son autorité, vous vous mettez en contradiction avec lui. " Après tous ces témoignages, voici encore celui du saint et célèbre Docteur Thomas d’Aquin. Il se demande, s’il est utile à un chrétien fidèle de communier souvent et chaque jour, et il répond, que cette communion quotidienne augmente la dévotion, mais diminue parfois le respect pour le Sacrement. Or, tout fidèle doit avoir beaucoup de dévotion et de respect pour la sainte Eucharistie. Celui-là donc qui sentirait son respect diminuer par suite de la communion fréquente devrait se priver pendant quelque temps de ce Sacrement, afin de le recevoir ensuite avec plus de révérence. S’il s’aperçoit, au contraire, que cette révérence ne diminue pas, mais augmente, il peut communier en toute sécurité, car une âme bien disposée puise certainement de grandes grâces dans la réception d’un sacrement si excellent et si admirable (Somme théologique, III e partie, question LXXX, article 10). Voilà la pensée et l’avis du Docteur saint Thomas, et notre sainte s’y conformait en tout point. Elle communiait souvent, mais elle s’en abstenait quelquefois, quoique toujours elle désirât s’unir, par l’Eucharistie, à son Epoux, tant était grande l’ardente charité qui l’entraînait à Celui qu’elle avait vu, qu’elle aimait, en qui elle avait toute confiance et qu’elle chérissait de tout son cœur (Office d’une vierge. Répons IXe de Matines ).

Elle avait parfois un tel désir de cette union eucharistique, que, si elle était privée ce jour-là de la sainte Communion, son corps lui-même en souffrait, plus que de plusieurs journées de fièvre ou de violentes douleurs. Et cette souffrance physique avait cependant pour cause unique le tourment de l’âme. C’est une épreuve qui lui fut très souvent et pendant longtemps infligée par des supérieurs religieux indiscrets, par la Prieure des Soeurs, ou encore par certaines personnes de sa famille. J’employai tous mes efforts à faire cesser l’opposition de ceux qui voulaient ainsi l’empêcher de recevoir la sainte Eucharistie, et à lui donner la facilité de goûter à son gré cette joie. C’est une des raisons qui lui firent trouver plus de consolation dans mon ministère que dans celui de mes prédécesseurs. Aussi, quand son âme s’enflammait du désir de la communion, avait-elle pris l’habitude de me dire, si j’étais présent: " Père, j’ai faim, pour l’amour de Dieu, donnez à mon âme sa nourriture. " Pour lui assurer cette consolation, le pape Grégoire XI lui avait accordé une Bulle, qui lui permettait d’avoir toujours avec elle un prêtre pour l’absoudre et lui donner la sainte Hostie. Ce prêtre avait même le privilège de l’autel portatif, afin que partout Catherine pût entendre la Messe et recevoir la Communion, sans aucune autre permission.

Après ces explications, j’en arrive au récit d’un miracle qui n’a été manifesté qu’à moi seul, bien que je ne voie pas en moi-même ou dans mes œuvres ce qui pourrait m’avoir mérité pareille faveur. En l’absence du confesseur choisi par la sainte, j’étais auprès d’elle l’indigne ministre du vénérable Sacrement, quand Dieu a bien voulu me montrer, pour la gloire de son Nom, je pense, combien cette vierge lui était agréable. J’avoue que, s’il ne s’agissait pas de l’honneur de Dieu et de Catherine, il ne me conviendrait pas de raconter et d’écrire ces détails que ma conscience ne me permet pas cependant de passer sous silence; et c’est surtout ici lecteur, que je vous demande d’interpréter pieusement mes paroles.

Nous étions revenus d’Avignon avec la sainte, et rentrés à Sienne, quand un jour nous allâmes rendre visite hors de la ville à quelques serviteurs de Dieu, pour nous consoler ensemble dans le Seigneur. Nous revînmes au matin de la fête de saint Marc l’Evangéliste et l’heure de Tierce était presque passée, quand nous arrivâmes chez Catherine elle se tourna alors vers moi et me dit: " Oh ! Père ! si vous saviez comme j’ai faim ! " La comprenant bien, je lui répondis: "Il est déjà bien tard pour célébrer la Messe, et je suis si fatigué, que je pourrais difficilement me disposer à offrir le saint Sacrifice." Elle garda tout d’abord le silence un instant, mais bientôt, ne pouvant cacher son désir, elle me dit à nouveau qu’elle avait grand’faim. Je lui accordai alors ce qu’elle me demandait. Je me rendis à la chapelle, que le Bref du Souverain Pontife lui avait permis d’avoir dans sa maison, et, après avoir purifié mon âme par la confession sacramentelle (Les anciennes constitutions des Frères Prêcheurs supposent que le Prêtre se confesse toutes les fois qu’il ne prépare a dire la Messe.), je revêtis les ornements sacrés et célébrai, en présence de la sainte, la messe du bienheureux Marc. J’avais consacré une petite hostie pour la communion de Catherine quand j’eus moi-même consommé les saintes Espèces, je me retournai pour réciter les prières habituelles de l’absolution générale (Le " Misereatur " qui répond au "Confiteor " des fidèles ). Je vis alors le visage de la vierge rayonnant et resplendissant comme celui d’un ange. Elle était en quelque sorte transfigurée et je me disais intérieurement: ceci n’est plus la figure de Catherine. j’entendis alors une voix qui disait en mon âme: " Celle-ci est vraiment, Seigneur, votre épouse fidèle et bien-aimée." J’étais tout saisi de cette pensée, quand je me tournai à nouveau vers l’autel et j’ajoutai intérieurement: "Venez, Seigneur, à votre épouse. J’ignore d’où m’est venue cette inspiration, mais à peine mon esprit eut-il formulé cette invocation, que la sainte hostie se mit d’elle-même en mouvement avant que je l’eusse touchée. Je la vis clairement venir à moi, en traversant un espace de trois doigts et plus, et arriver ainsi jusqu’à la patène que j’avais en main. L’éclat dont j’avais vu briller le visage de la sainte, et ce second prodige m’ont tellement troublé, que je ne me rappelle pas si la sainte Hostie est montée d’elle-même sur la patène, ou si c’est moi qui l’y ai placée. Mais, en vérité, quoique je n’ose l’affirmer absolument, je crois bien qu’elle s’y est mise d’elle-même.

Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sait et m’est témoin que je ne mens pas, et je demande à celui qui refuserait de me croire, à cause de mes défauts et de la vie peu vertueuse qu’il me voit mener, de se souvenir que la miséricorde du Sauveur vient au secours des hommes et des bêtes (Ps 35,7), et que Dieu ne révèle pas seulement ses secrets aux grandes âmes, mais parfois encore aux petites. Qu’il n’oublie pas non plus cette parole de la Vérité incarnée: "Ce ne sont pas les justes, mais les pécheurs, que je suis vertu appeler à la pénitence.(Mt 9,13) " Et cette même Vérité disait encore à ceux qui méprisent les pécheurs: "Allez, et apprenez ce que signifie cette parole, je veux la miséricorde et non le sacrifice." Je n’apporterai que ces excuses, qui conviennent à tous les pécheurs. Puissent les justes du Seigneur et les serviteurs de Dieu m’accorder leur indulgence, et je sais qu’ils me l’accorderont, car les serviteurs de Dieu sont miséricordieux. S’il en est d’autres qui veulent me juger, je m’en soucie fort peu. Si je tiens ferme ou si je tombe, c’est à mon Seigneur que j’en dois compte ( Rm 14,4). Celui-là seul a le droit de m’examiner et de me juger, qui connaît mes défaillances et mes relèvements (Ps 138,2) ; car il est le Seigneur et il sait que je dis la vérité. Non, je ne veux pas croire que j’aie été le jouet du démon en face d’un sacrement aussi saint et aussi redoutable. Oui, je le sais, et j’en suis absolument sûr, j’ai vu la très sainte Hostie se mouvoir d’elle-même, sans que rien d’extérieur la touchât et pût être cause de ce mouvement, je l’ai vue venir à moi, alors que ma seule pensée disait: "Venez, Seigneur, à votre épouse. " Que celui qui veut le croire, le croie et loue Dieu; quant à celui qui ne voudra pas croire, un jour viendra, je n’en doute pas, où il reconnaîtra son erreur. Mais passons à d’autres récits, et puisque j’ai commencé par les faits connus de moi seul, je vais continuer en racontant un autre miracle, qui ne me semble ni moins grand, ni moins digne d’être rappelé que le précédent. Si l’on accepte mon témoignage ou du moins pour ceux qui l’accepteront, ce prodige montrera clairement combien le Seigneur Sauveur avait pour agréable l’ardent désir que ressentait l’âme de notre vierge pour la réception du très vénérable Sacrement. J’avoue que, si j ai bon souvenir, le fait que je raconte maintenant est arrivé avant le premier; mais nous n’avons pas à nous inquiéter ici beaucoup de la date, pourvu que le récit soit fidèle.

J’étais à Sienne où une assignation de mes supérieurs m’avait envoyé remplir l’office de lecteur; et il n’y avait pas longtemps que je connaissais Catherine. Je m’efforçais, ainsi que je l’ai dit plus haut, de lui procurer autant que je le pouvais les consolations de la sainte Communion; aussi s’adressait-elle à moi avec plus de confiance qu’aux autres religieux du couvent quand elle voulait s’approcher de la sainte Table. Un matin qu’elle désirait vivement communier, il se trouva que son mal d’entrailles et ses autres infirmités l’accablaient plus encore que d’habitude; mais son pieux désir, au lieu de diminuer, n’en devint que plus ardent.

Elle espérait qu’au bout de quelque temps ses douleurs se calmeraient un peu, et elle m’envoya une de ses compagnes, qui vint me dire au moment où j’entrais à l’église à l’heure de la messe: Catherine vous demande de retarder un peu votre messe, car elle souffre beaucoup à ce moment, et elle voudrait cependant absolument communier ce matin. J’y consentis bien volontiers et me rendis au chœur où, après avoir assisté à tout l’office conventuel, je continuais d’attendre sans savoir que la vierge du Seigneur était venue à l’église vers l’heure de Tierce pour satisfaire son saint désir. Ses compagnes considérant que l’heure était avancée, essayaient de la décider à ne pas communier ce jour-là, pour ne pas donner occasion de scandale aux Frères que cette communion tardive ferait murmurer. Car elles savaient bien que, dans son action de grâces, Catherine restait en extase trois ou quatre heures et même plus sans bouger du lieu où elle se trouvait ; ce qui obligeait à laisser l’église ouverte à une heure où on aurait dû la fermer (Les églises sont généralement fermées en Italie pendant les heures de la méridienne) et provoquait souvent les plaintes de Frères ignorants. Notre sainte, humble et discrète, n’osant pas les contredire, finit par céder à leurs remontrances; mais, toujours désireuse du pain eucharistique, elle eut recours comme d’habitude à la prière. Elle se prosterna près d’un banc placé tout au bas de l’église et se mit à prier avec ferveur son Époux de vouloir bien répondre lui-même au désir qu’il lui avait inspiré, puisqu’elle ne pouvait plus en obtenir satisfaction des hommes. Le Dieu tout-puissant, qui ne méprise jamais les prières de ses serviteurs, répondit non seulement miséricordieusement, mais merveilleusement, au voeu de son épouse, par le miracle que je vais décrire.

Je ne savais absolument rien de ce qui se passait et je croyais Catherine encore chez elle. Quand il eut été décidé qu’elle ne communierait pas, une de ses compagnes vint me trouver à la place où j’étais resté à attendre et me dit : " Catherine vous prie de célébrer la messe quand il vous plaira, car elle ne peut pas communier aujourd’hui. " Je m’en allai alors à la sacristie, je revêtis les ornements sacrés et me rendis à un autel qui se trouve au chevet de l’église et qui est dédié, si je ne me trompe, au bienheureux Paul, puis je commençai la messe comme de coutume. J’étais séparé de Catherine par toute la longueur de 1’édifice et j’ignorais complètement qu’elle fût alors à l’église. Quand, après la Consécration et le Pater, je voulus, conformément au rite de la sainte Église, briser d’abord en deux parts l’hostie consacrée pour diviser ensuite en deux autres une de ces parties, il se trouva qu’à la première fraction je n’eus pas seulement deux parcelles, mais trois, deux grandes et une petite, longue comme une fève ordinaire, mais un peu moins large. Cette petite parcelle était cependant assez considérable pour que je ne doutai point qu’elle ne contînt encore réellement le Corps de Notre-Seigneur ( La présence du corps de Notre-Seigneur cesse quand la parcelle d’hostie est si petite qu’elle n’est plus perceptible aux sens). Mon regard attentif l’avait fort bien vue éclater par-dessus le calice sur lequel je brisais l’hostie comme de coutume et tomber sur le corporal. J’avais parfaitement suivi son mouvement vers le pied du calice, mais je ne pus jamais l’apercevoir sur le corporal même. Je crus que c’était la blancheur du corporal qui m’empêchait de distinguer cette blanche parcelle d’hostie, et je fis la seconde fraction. Après avoir récité l’Agnus Dei et communié, j’étendis la main droite devenue libre (Au rite dominicain, le prêtre tient l’hostie sur le calice, depuis la prière du " Pax Domini " jusqu’à la communion), de l’autre côté du calice à l’endroit du corporal où j’avais vu tomber la petite parcelle; mais j’eus beau toucher et palper en tout sens le corporal, avec mes doigts, je n’y pus rien trouver. J’en fus profondément troublé ; j’achevai alors les cérémonies prescrites pour la communion et, après avoir pris le précieux Sang, je cherchai à nouveau et palpai très soigneusement tout le corporal; mais ni la vue, ni le tact, ne purent rien découvrir, bien que j’eusse cherché longtemps et avec une grande attention. J’en fus encore plus chagrin et affligé jusqu’aux larmes. Je voulus cependant terminer la messe à cause des personnes séculières qui y assistaient, et attendre leur départ pour continuer mes recherches avec tout le soin possible et sur toutes les parties de l’autel. La messe finie, et les assistants partis, je visitai encore une fois minutieusement non seulement le corporal, mais tout l’autel, sans pouvoir rien trouver qui ressemblât en quoi que ce soit à la parcelle cherchée. En face de moi derrière l’autel se dressait un grand retable avec des images des saints; je ne pouvais donc pas supposer que le fragment d’hostie aie pu passer de l’autre côté de ce retable, quoique je l’aie très bien vu prendre cette direction. Pour plus de sûreté, je visitai encore les côtés de l’autel, je descendis sur le pavé cherchant partout avec grand soin et grande attention, mais sans résultat. Ne sachant que faire, je résolus de parler de Cet accident au Prieur du couvent, religieux instruit et craignant Dieu. Je couvris soigneusement l’autel et, appelant le sacristain, je lui commandai de ne laisser personne approcher de cet autel jusqu’à mon retour. Je revins donc à la sacristie bien triste et bien inquiet, et je déposai les ornements sacrés avec l’intention d’aller immédiatement trouver le Prieur et de m’en rapporter à ses conseils.

A peine avais-je ôté mes ornements qu’arriva le Prieur de Saint-Rignardo, dom Christophe, qui fut dans la suite Prieur de la Chartreuse et a raconté ce fait à dom Étienne, son successeur dans le gouvernement de cette même Chartreuse. Je connaissais dom Christophe, et nous étions très liés d’amitié. Il me demanda de lui procurer une entrevue avec Catherine, et, comme je le priais d’attendre un instant et de me laisser traiter d’abord une affaire que j’avais à régler avec mon Prieur, il me répondît: " C’est aujourd’hui jeûne solennel, je dois rentrer promptement au monastère, et vous savez combien de milles le séparent de la ville. Pour l’amour de Dieu, ne tardez pas, car, en conscience, j’ai absolument besoin de parler à Catherine. " Je dis alors au sacristain : " Ne vous éloignez pas d’ici, et gardez cet autel, comme je vous l’ai demandé, jusqu’à mon retour. " Puis, je me rendis avec dom Christophe à la demeure de notre sainte, Mais ceux qui s’y trouvaient me disent que la vierge était partie depuis longtemps pour se rendre à notre église, et qu’elle y était encore. J’en fus bien surpris, et revenant avec dom Christophe à l’église, j’y trouvai tout au bas les compagnes de la sainte. Je leur demandai où était Catherine, elles me la montrèrent prosternée sur le banc et en extase, comme d’ordinaire. J’avais toujours sur le coeur, le malheur qui m’était arrivé. Je priai donc les compagnes de notre vierge d’employer tous les moyens possibles pour la tirer de son extase, car nous étions très pressés. Aussitôt qu’elle eut repris connaissance, je m’assis à côté d’elle avec le Prieur des Chartreux, et, pressé par la douleur qui me tourmentait intérieurement, je commençai le premier à lui raconter à voix basse et brièvement l’accident de la messe et la peine dont j’étais affligé. Elle eut aussitôt un léger sourire, et me répondit comme une personne déjà bien informée " N’avez-vous pas cherché partout? " "Oui", lui répondis-je. Pourquoi dès lors, continua-t-elle, avoir si grand chagrin de cet accident? Et cela dit, elle ne put s’empêcher de sourire à nouveau. Ce sourire me parut significatif, et je me tus, pour laisser la parole au Prieur des Chartreux, qui se retira aussitôt après avoir obtenu l’avis qu’il désirait. Déjà rassuré par la première réponse et soupçonnant ce qui s’était passé, je dis alors à la sainte : " En vérité, ma Mère, je crois bien que c’est vous qui m avez dérobé cette parcelle d’hostie. " Elle me répondit en riant " Ne m’accusez pas, Père, ce n’est pas moi, mais un autre; je puis vous dire seulement, que vous ne trouverez plus. cette parcelle. " Je la pressai alors de m’expliquer clairement tout ce qu’elle savait; et elle continua : " Père, ne vous mettez pas en peine de ce fragment d’hostie, car je vous déclare en toute vérité, comme à mon confesseur et à mon Père spirituel, que Notre-Seigneur Jésus-Christ me l’a apporté et m’a communié de ses propres mains. Mes compagnes ne voulaient pas me laisser faire la sainte communion ce matin, à cause de ceux qui s’en seraient plaint; je n’ai pas voulu les contrister et devenir pour d’autres une occasion de scandale, mais j’ai eu recours à la souveraine bénignité de mon Époux. Il m’est apparu lui-même et m’a offert miséricordieusement la parcelle qui vous a été enlevée. C’est de ses mains sacrées que je l’ai reçue. Réjouissez-vous donc en ce même Seigneur, car il ne vous est rien arrivé de fâcheux; et moi j’ai reçu aujourd’hui si grande faveur que je veux passer toute cette journée à chanter des louanges et des actions de grâces à mon Sauveur.

Ces paroles changèrent ma tristesse en joie, et donnèrent à mon âme une telle sécurité qu’il ne me fut plus possible d’avoir la moindre inquiétude. Réfléchissant à tout ce qui s’était passé, je me disais : " N’ai-je pas bien vu cette parcelle tomber sur le corporal, et cependant je n’ai jamais pu l’y apercevoir. Aucun vent ne soufflait sur l’autel, qui est abrité de partout. D’ailleurs il n’y avait de vent ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’église; et si la parcelle s’était ainsi envolée, j’aurais vu de quel côté elle se dirigeait1 puisque j’avais les yeux fixés sur elle. Mais il n’y avait pas le moindre souffle, ni fort ni léger, quand je l’avais vue tomber; j’examinais attentivement la place où elle devait arriver; c’est pendant ce mouvement qu’elle avait disparu à mes regards, sans que j’aie pu la trouver ensuite, ni à cet endroit ni à côté, et cependant je l’avais cherchée trois fois, avec un soin qui m’aurait permis de retrouver un grain de sénevé. Je me rappelais encore que la vierge ne m’avait témoigné nulle compassion, qu’elle avait même souri quand je lui contai la grande amertume de mon âme. Lorsque je lui eus dit que j’avais perdu une parcelle d’hostie consacrée, elle ne s’en était nullement émue et m’avait répondu d’un air tranquille : " N’avez-vous pas soigneusement cherché sans pouvoir rien trouver, pourquoi dès lors vous attrister? " En pensant à toutes ces circonstances et à d’autres encore, mon esprit fut tellement rassuré que je fus bien obligé de quitter toute tristesse et tout souci de nouvelles recherches. J’ai donc eu parfaite connaissance de ces deux merveilles que le Seigneur a accordées, dans la sainte Communion, aux mérites de Catherine, et je les ai racontées, pour ne pas être exposé à me voir accusé d’ingratitude et de négligence par Dieu ou par les hommes. Passons maintenant à des prodiges de même nature, que j’ai appris d’autres personnes.

Plusieurs témoins, hommes et femmes, qui ont assisté quelquefois aux messes, où Catherine communiait, m ont rapporté qu’ils voyaient parfaitement l’hostie s’envoler des mains du prêtre, pour entrer dans la bouche de la sainte. Ils l’ont même vue s’échapper ainsi de mes propres mains quand je la présentais à la vierge. Pour moi je n’ai pas eu la sensation bien nette de ce mouvement miraculeux, mais je remarquais très bien le bruit que faisait la sainte hostie, en entrant dans la bouche de Catherine, bruit semblable à celui d’une petite pierre, qu’on y aurait fortement lancée d’assez loin. Frère Barthélemy Dominici, alors professeur d’Écriture sainte, et maintenant Prieur Provincial de nos religieux de la Province romaine, dit aussi que les deux doigts qui tenaient l’hostie consacrée la sentaient très bien s’envoler, quand il communiait notre vierge. Je n’ose ni affirmer en toute assurance ces faits, ni les nier, et laisse à la discrétion du pieux lecteur le soin de juger de la créance qu’il faut leur accorder, en les comparant aux miracles bien prouvés que j’ai rapportés tout à l’heure. Enfin, comme il serait inutile de répéter ce que j’ai déjà dit dans des chapitres sur le même sujet, nous terminerons ici le récit des merveilles eucharistiques, pour parler brièvement des miracles qui ont trait aux reliques des saints, et finir par là notre seconde partie.

Catherine avait appris par révélation qu’elle serait placée dans le royaume des cieux avec la bienheureuse sainte Agnès de Monte Pulciano, qu’elle jouirait du même degré de gloire et l’aurait ainsi comme compagne d’éternelle béatitude. Cette révélation, que la sainte nous a confidentiellement avoué, tant à moi qu’à son autre confesseur, lui avait mis au coeur un vif désir de visiter les reliques de cette bienheureuse et de recevoir ainsi, dès cette vie, les premières arrhes du  bonheur sans fin, que pareille compagnie devait lui procurer dans la, vie éternelle. Mais peut-être que l’ignorance des mérites de la bienheureuse vierge Agnès vous empêcherait, lecteur, de bien comprendre les prodiges que je vais raconter. Je vous dirai donc que, par ordre de mes supérieurs, j’ai en pendant plus de trois ans la direction du monastère où repose le corps de cette sainte. C’était au temps de ma jeunesse.

Avec les écrits trouvés dans le monastère et les relations orales de quatre religieuses, disciples d’Agnès et encore vivantes alors, j’ai composé une vie de la bienheureuse; et je vais vous en faire un court résumé pour vous donner une idée de la sainteté et des miracles de cette vierge. Agnès n’est pas encore inscrite au Catalogue des Saints; mais la Bonté divine l’a cependant tellement prévenue de ses grâces et de ses bénédictions que les personnes présentes à la naissance de cette enfant, virent parfaitement des lumières apparaître dans la chambre où sa mère la mit au monde. Ces lumières miraculeuses, qui disparurent après l’enfantement, furent pour tous les assistants le présage des mérites que devait avoir auprès de Dieu la petite fille qui venait de naître. Chaque année de son existence ne fit en effet qu’ajouter à la beauté et à l’excellence de ses vertus. Elle fonda deux monastères et repose aujourd’hui dans le second, qu’elle illustra pendant sa vie et plus encore après sa mort, par de nombreux et éclatants prodiges.

Parmi les miracles qui ont suivi la mort d’Agnès, citons la conservation merveilleuse de son corps virginal, qui n’a jamais été enterré. Les gens du pays voulaient, à cause des prodiges qui avaient illustré la vie de la sainte, embaumer son corps pour le garder intact plus longtemps. Mais alors on vit sortir goutte à goutte, de l’extrémité de ses mains et de ses pieds, une liqueur très précieuse, que les Soeurs ont recueillie conservée dans un vase de verre et qu’elles montrent encore aujourd’hui aux pèlerins. Cette liqueur a la couleur du baume; mais, à mon avis, elle a bien autrement de prix. Le Dieu tout-puissant a voulu montrer par là qu’il n’était pas besoin de baume naturel pour un corps qui produisait surnaturellement un baume si merveilleux. De plus, à l’heure où Agnès mourait au milieu du silence de la nuit, les petits enfants, filles et garçons qui couchaient avec leurs parents, se mirent à crier : " Voilà que soeur Agnès quitte son corps et devient une sainte du ciel. " Au matin, on vit se rassembler, sous la seule impulsion d’une inspiration divine, une troupe de petites filles innocentes. Elles ne voulurent admettre parmi elles aucune enfant corrompue, et, s’étant procuré des cierges, elles s’en allèrent en procession au monastère d’Agnès, offrir à cette vierge leur virginale oblation. Le Seigneur s’est encore servi de cette sainte pour faire éclater aux regards du peuple de ce pays beaucoup d’autres prodiges. Aussi la mémoire d’Agnès est-elle fêtée chaque année, avec des honneurs extraordinaires, par tous les habitants de la région ; on la célèbre très dévotement et on offre en ce jour nombre de cierges, et de grands cierges.

La vierge Catherine, dont nous racontons aujourd’hui la vie, voulut donc aller visiter et vénérer le corps d’Agnès. Mais, toujours fille d’obéissance, elle nous en demanda la permission, à moi et à son autre confesseur. Après la lui avoir accordée, nous la suivîmes pour voir ce qui se passerait, et si le Très-Haut ne ferait pas quelque prodige au moment où ces deux vierges, ses épouses choisies, seraient ainsi réunies. Le miracle eut lieu en effet. La sainte, étant arrivée avant nous, entra aussitôt à l’intérieur du monastère et s’approcha dévotement du corps de la vierge Agnès. Toutes les religieuses étaient présentes, ainsi que les Soeurs du bienheureux Dominique, qui accompagnaient Catherine. Celle-ci se mit à genoux aux pieds du corps de la bienheureuse et commença d’incliner la tête pour les baiser. A ce moment, tous les assistants virent le corps inanimé lever en l’air un de ses pieds et le présenter respectueusement au baiser de celle qui s’inclinait. Aussitôt Catherine s’inclina davantage et ce pied reprit ainsi peu à peu sa première position. Remarquez ici la raison pour laquelle là vierge Agnès n’a levé qu’un seul pied. Si elle les eût levés tous les deux, on aurait pu croire que la partie supérieure de ce corps inanimé et raidi s’était inclinée par suite d’un accident qui aurait en même temps soulevé naturellement les parties inférieures; tandis que ce mouvement d’un seul pied nous apparaît évidemment comme l’oeuvre d’une vertu divine, dépassant les forces de la nature et excluant toute possibilité d’illusion. Et ce n’est pas sans raison que je fais cette remarque, car le lendemain, quand nous arrivâmes à notre tour au monastère, on parlait beaucoup du miracle accordé aux mérites des deux vierges par leur Époux; mais on nous dit en même temps que quelques-unes des religieuses, un petit nombre il est vrai, après avoir été les témoins de ce prodige, calomniaient l’oeuvre de Dieu à l’imitation des Pharisiens, qui disaient du Sauveur : " C’est par Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons (Lc 11, 15) " Comme j’avais reçu du Prieur Provincial autorité sur ce monastère, je réunis, selon la règle de l’Ordre, toutes les religieuses au chapitre, et, au nom de la sainte obéissance, je les obligeai de répondre à l’enquête minutieuse que je fis sur ce miracle. Il fut clairement établi par les affirmations de toutes les Soeurs présentes. Je m adressai alors à une de celles qui étaient des plus ardentes à mal interpréter ce prodige, et je lui demandai si le fait s’était bien passé comme les autres l’attestaient. Elle reconnut spontanément, et devant tout le chapitre, que les dires des Soeurs étaient absolument exacts, mais elle voulut donner aux intentions de la bienheureuse Agnès, en cette circonstance, une interprétation différente de celle que nous croyions être la vraie. Je lui répondis " Ma très chère Soeur, nous ne vous interrogeons pas sur ce qu’a voulu faire Agnès, nous savons bien que vous n’êtes ni sa conseillère ni sa secrétaire, nous vous demandons simplement si vous avez vu la miraculeuse élévation du pied. " Oui dit-elle. ", Je lui donnai alors, pour les mauvais propos qu’elle avait tenus, la pénitence que le zèle du Seigneur et le bon exemple de la communauté me firent trouver convenable et cet incident m’a permis d’écrire, avec plus d’assurance encore, ce que je vous raconte.

Quelque temps après, Catherine revint encore une fois au monastère de la bienheureuse Agnès, pour y consacrer au service du Très-Haut deux de ses nièces, filles de son frère. Elle reçut, dans cette nouvelle visite au corps de la vierge Agnès, une nouvelle grâce miraculeuse qu’il ne m’est pas permis de passer sous silence. Aussitôt qu’elle fut arrivée et entrée au monastère, elle se hâta, comme la première fois, d’aller vénérer le corps virginal de la bienheureuse. Elle fut suivie des compagnes qui étaient venues avec elle et de quelques religieuses. Quand elle fut près du corps, elle ne se plaça pas aux pieds, comme à la visite précédente, mais elle s’approcha toute joyeuse de la tête. Peut-être, dans sa parfaite humilité, voulait-elle éviter une nouvelle élévation miraculeuse du pied, peut-être aussi se souvint-elle que Madeleine avait répandu ses parfums, la première fois, sur les pieds du Seigneur, et, la seconde fois, sur la tête de ce même Seigneur, tandis qu’il était à table ( Mt 26, 6). S’étant donc approchée de la tête du saint corps, Catherine mit ses joues sur les tissus d’or et de soie qui recouvraient les joues d’Agnès et les y tint longtemps ainsi. Puis, au bout de quelque temps, elle se retourna joyeuse vers Lysa, sa compagne, encore vivante aujourd’hui, et qui était la mère des deux jeunes filles qu’elle avait amenées, et lui dit humblement: " Pourquoi ne faites-vous pas attention au don qui nous est envoyé du Ciel, et n’en témoignez-vous pas votre gratitude? " A ces mots, Lysa et les autres personnes présentes levèrent les yeux et virent tomber d’en-haut comme une pluie de manne très blanche et très fine, assez abondante pour couvrir non seulement le corps d’Agnés, mais aussi Catherine et tous les assistants. Lysa put ramasser une pleine poignée de cette manne. Ce miracle était significatif, car pareille pluie merveilleuse de manne avait été très souvent accordée à Agnès pendant sa vie, surtout quand elle était en oraison. Les jeunes filles qu’elle formait au service du Seigneur voyaient fréquemment la sainte se relever de sa prière avec un manteau tout blanchi, et comme elles voulaient le secouer, ne soupçonnant pas le prodige, Agnès était obligée de le leur défendre doucement, ainsi que je me rappelle l’avoir écrit dans sa vie. La bienheureuse renouvela donc ce miracle, qui lui était habituel, pour honorer sur la terre et s’associer par avance la vierge Catherine, qu’elle devait avoir pour compagne dans le ciel. Toute âme intelligente pouvait d’ailleurs voir dans les grains petits et blancs de la manne le symbole des vertus d’humilité et de pureté qui brillèrent d’un éclat tout particulier dans la vie de nos deux saintes. Je m’en suis parfaitement rendu compte en écrivant ces vies, oeuvre que je dois à la pure miséricorde du Sauveur, non à mes propres mérites, et dont la valeur se mesure à la grâce qui m’a été donnée.

Ce dernier miracle eût pour témoins toutes les compagnes de Catherine, et, parmi elles, Lysa qui est encore vivante, puis beaucoup de religieuses du monastère, qui toutes ont attesté la vérité de ce fait, à moi et aux religieux qui m’accompagnaient. Elles nous ont raconté et affirmé qu’elles avaient vu de leurs propres yeux le prodige. Beaucoup d’entre elles ont déjà quitté ce monde; mais leur témoignage n’est pas mort, puisque nous vivons encore, nous qui l’avons recueilli, mes compagnons aussi bien que moi. Lysa montra et donna à plusieurs personnes de la manne qu’elle avait ramassée.

Le Seigneur s’est encore servi de son épouse, vivant au milieu des hommes, pour montrer au monde beaucoup d’autres merveilles qui ne sont pas écrites dans ce livre. Ce que j’ai raconté, je l’ai fait pour la gloire de Dieu, l’honneur du nom divin et le salut des âmes. J’ai voulu aussi ne pas être un jour accusé d’ingratitude vis-à-vis des dons du Ciel. Je ne devais pas, Dieu m’en garde, envelopper dans un suaire le talent qui m’avait été confié, mais il me fallait bien employer mes pauvres forces à lui faire rapporter quelque intérêt, afin de pouvoir, au jour fixé, le rendre avec usure au Seigneur tout-puissant ( Mt 25,15). Je termine ici la seconde partie de cette histoire pour passer à la troisième, où nous parlerons de la mort de Catherine et des miracles qui accompagnèrent ou suivirent cette mort. Puissent ces trois parties de notre livre rendre à l’éternelle Trinité, louange, honneur et gloire, dans les siècles des siècles.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

TROISIEME PARTIE

 

MORT DE CATHERINE

MIRACLES QUI ONT SUIVI CETTE MORT

 

 

 

Le château Saint-Ange à Rome

 

CHAPITRE PREMIER

QUELS SONT CEUX QUI FURENT PRESENTS A LA MORT DE CATIIERINE ET QUELLE EST LA CONDITION DES TÉMOINS, AUXQUELS L’AUTEUR DE CETTE VIE A EMPRUNTÉ TOUS SES RENSEIGNEMENTS?

Écoutez le cri d’étonnement de l’ancienne Synagogue admirant l’ascension de la sainte Eglise et l’envolée de toute âme épousée par le Christ Seigneur. " Quelle est celle qui monte du désert, comblée de délices et appuyée sur son Bien-Aimé ( Ct 8,)? " La pensée de ce texte, appliquée à notre sujet, peut se décomposer en trois idées. Les deux premières nous rappellent manifestement toutes les grâces dont nous avons parlé dans les deux parties précédentes de cette histoire; quant à la troisième, elle exprime la fin parfaite à laquelle ces grâces ont abouti. Tout ce qui arrive à bonne fin est certainement bon, nous dit le Prophète, et le Seigneur nous apprend à juger du bon arbre à ses bons fruits (Lc 6,42). Or, parmi ces fruits, le dernier est le principal, car on n’atteint qu’en dernier lieu ce qu’on a voulu tout d’abord, cette fin, dont l’attrait met en mouvement celui qui la poursuit. Ces réflexions disent assez au lecteur intelligent que les deux premières parties de notre ouvrage trouvent leur confirmation et leur couronnement dans cette troisième, qui raconte la fin bienheureuse de notre sainte et nous présente les derniers fruits de ses vertus. Le texte qui nous a servi d’épigraphe nous dit bien quelles ont été, en toutes sortes de vertus, la beauté et l’excellence de notre vierge, puisqu’il commence par ce cri d’admiration: " Quelle est celle-ci? " Il nous montre ensuite la sainte s’envolant plus légère que l’oiseau, emportée par l’Esprit dont elle est remplie. " Quelle est celle-ci, qui monte du désert comblée de délices? " enfin il nous la fait voir, réunie au Seigneur dans l’étroite union de l’amour éternel a appuyée sur son Bien-Aimé ".

La première parole de ce texte a trouvé sa vérification dans la première partie de cette vie, où nous avons vu de quelles grâces exceptionnelles le Seigneur a prévenu Catherine dans son enfance et dans sa jeunesse, jusqu’aux merveilleuses fiançailles, racontées au dernier chapitre. La suite du récit nous a peint la montée du désert, en nous racontant les progrès de la sainte dans la pratique des vertus. C’est donc un fait bien établi. Catherine, aidée de la grâce divine, a su disposer dans son cœur rempli de l’amour de Dieu de merveilleuses ascensions vers la perfection (Ps 83, 6) ; ascensions si merveilleuses que son âme faisait tout son possible pour devancer le terme, et s’emparer de la palme, avant le temps fixé, en multipliant ses actes d’amour. Dans le rapide élan de sa course sans repos, elle soupirait avec une ardeur extrême, et de toutes manières, après la récompense du ciel. J’en ai fait souvent l’expérience dans l’intimité de la sainte. Aussitôt qu’elle était délivrée des occupations que lui imposait le salut ou le bien des âmes, son esprit était emporté vers les cieux, par un mouvement qui lui était, dirais-je, naturel, et qui montrait bien clairement la rapidité et la continuité du vol de cette âme vers un monde supérieur. En cela, rien d’étonnant, car ce mouvement avait sa cause dans ce feu qui est toujours actif, et qui toujours s’élève, dans ce feu que le Sauveur du monde est venu jeter sur la terre, et dont il a voulu les flammes toujours ardentes. Ce que je dis ici nous est apparu plus clair que le jour, quand j’ai raconté longuement, au sixième chapitre de la seconde partie, comment le cœur de Catherine s’était fendu de haut en bas sous la violence de l’amour divin et comment son âme avait été séparée de son corps. Je ne me rappelle pas avoir lu pareille chose en aucune autre vie.

Et maintenant la troisième pensée de notre texte va trouver son application manifeste dans cette troisième partie. Nous allons voir en effet comment celle que les souffrances avaient unie et rendue semblable à son Epoux, étant restée jusqu’à la fin appuyée sur son Bien-Aimé, a glorieusement triomphé de ce siècle mauvais, et s’est élevée joyeuse vers les cieux. Au regard des insensés, elle a paru mourir (Sg 3,2), et l’homme charnel ne comprend pas la gloire dont elle jouit aujourd’hui. Quant à elle, elle se repose dans la paix, ne faisait plus qu’un avec l’Epoux qu’elle a aimé de tout son cœur; et les prodiges et les miracles qu’elle nous obtient nous montrent clairement avec quel honneur elle a été reçue dans les cieux. Voilà ce que les pages suivantes vont exposer plus en détail.

Apprenez donc, bon lecteur, que Catherine reçut en ma présence, du pape Grégoire XI, la mission de se rendre à Florence pour y traiter de la paix entre le Pasteur suprême et ses brebis, car cette ville, révoltée contre l’Église, ne voulait pas se soumettre. Notre sainte eut à souffrir à cette occasion beaucoup d’injustes persécutions. Il arriva même qu’un jour un suppôt de Satan se précipita sur elle, furieux et le glaive levé pour la tuer; il n’en fut empêché que par la vertu de Dieu. Malgré toutes ces menaces et toutes ces persécutions, elle ne voulut jamais quitter le territoire de cette république, avant qu’Urbain VI, successeur de Grégoire XI, n’eût fait la paix avec les Florentins. Après la publication de cette paix, Catherine revint à Sienne et s’occupa activement de la composition d’un livre, qu’elle a dicté en langue vulgaire, sous l’inspiration de l’Esprit d’En-Haut. Elle avait des secrétaires pour écrire les lettres qu’elle envoyait en divers pays. Elle les pria d’être attentifs à l’observer, pendant les extases qu’elle avait si souvent, et dont nous avons parlé, puis d’écrire à ce moment, avec soin, tout ce qu’elle leur dicterait. Ils s’acquittèrent scrupuleusement de cette charge et composèrent ainsi un livre tout rempli de grandes et très utiles pensées, que le Seigneur révélait à Catherine et que la voix de la sainte dictait en langue vulgaire. Ce qu’il y a de singulier et de merveilleux, c’est qu’elle fit cette dictée, alors que son esprit ravi ne laissait à ses sens aucune activité qui leur fût propre. Ses yeux ne voyaient point, ses oreilles n’entendaient pas, son odorat ne percevait aucune odeur, son goût aucune saveur, son toucher n’avait plus de sensibilité, pendant toute la durée de ces ravissements. Et voilà en quel état elle a dicté tout son livre, par l’opération du Seigneur, qui a voulu ainsi nous faire comprendre que ce livre n’était l’oeuvre d’aucune vertu naturelle, mais le fruit des lumières infuses de l’Esprit-Saint. Je ne doute pas, d’ailleurs, que tout lecteur intelligent, qui en méditera soigneusement les pensées, n’en juge de même.

Pendant qu’elle était occupée à Sienne, à ce travail Urbain VI m’ordonna de lui écrire, pour qu’elle vînt le visiter à Rome, car il avait été très édifié des discours et de la vie de notre vierge quand il l’avait vue à Avignon, n’étant alors qu’Archevêque d’Acerenza. Ilme confia cette commission, parce que j’étais le confesseur de Catherine, et je me hâtai de lui obéir. La sainte, toujours pleine de discrétion, m’envoya la réponse suivante: " Mon Père, plusieurs de nos concitoyens et de leurs épouses, voire même des Soeurs de notre Ordre, se sont gravement scandalisés des visites trop nombreuses, leur paraît-il, que mes voyages m’ont occasionnées jusqu’ici. Ils disent qu’il ne convient pas à une vierge et à une religieuse de courir ainsi de tous côtés. Je sais bien que je n’ai commis aucune faute dans ces voyages. C’est pour obéir à Dieu, à son Vicaire, et pour le salut des âmes, que je me suis rendue partout où je suis allée; mais, comme je crains de leur donner volontairement occasion de scandale, il n’entre pas dans mes projets de quitter Sienne à ce moment. Si cependant le Vicaire du Christ veut absolument que j’aille à Rome, que sa volonté soit faite et non la mienne. En ce cas, veuillez me consigner ses ordres par écrit pour que ceux qui se scandalisent, voient bien que je n’entreprends pas de moi-même ce voyage. Au reçu de cette réponse, j’allai très humblement en faire part au Souverain Pontife, qui me chargea de mander Catherine au nom de la sainte obéissance, ce que je fis. A peine eut-elle reçu cet ordre qu’en sa parfaite soumission elle se hâta de venir à Home. Elle avait une suite assez nombreuse d’hommes et de femmes; mais il en serait venu bien davantage encore si elle ne s’y était opposée. Ceux qui la suivaient ainsi s abandonnaient, dans la pratique d’une pauvreté volontaire, aux soins de la divine Providence, aimant mieux voyager et mendier avec la sainte que de rester chez eux dans l’abondance, mais privés d’une compagnie si douce et si favorable à la vertu.

Le Souverain Pontife fut très heureux de voir Catherine; il voulut qu’elle parlât devant les cardinaux alors présents à Rome, et traitât surtout du schisme qui commençait. Elle le fit à la perfection, les exhorta tous longuement à une courageuse constance, leur en donna de nombreux motifs et leur montra comment la divine Providence avait un soin particulier de chacun d’eux, surtout en ce temps de souffrances, pour la sainte Eglise. La conclusion fut qu’ils ne devaient pas s effrayer du schisme commencé, mais faire l’œuvre de Dieu, sans craindre personne. Quand elle eut fini, le Pontife, tout joyeux, résuma son discours et, s’adressant aux cardinaux, leur dit: "Voyez, Frères, combien notre timidité nous rend coupables aux yeux du Seigneur! Cette petite femme nous confond. Et si je l’appelle petite femme, ce n’est point par mépris, mais pour rappeler la faiblesse naturelle de son sexe et pour notre instruction. Il serait naturel qu’elle demeurât craintive alors même que nous serions pleinement rassurés, et maintenant que nous tremblons, la voilà ferme et tranquille, et c’est elle qui nous réconforte par ses exhortations. C’est là, pour nous, un grand sujet de confusion. " Et il ajouta: "Que doit craindre le Vicaire de Jésus-Christ, quand même le monde entier lutterait contre lui? Le Christ, dans sa toute-puissance, est plus fort que le ronde, et il n’est pas possible qu’il abandonne sa sainte Église. " S’étant ainsi encouragé et ayant encouragé ses Frères par ces paroles et d’autres semblables, le Souverain Pontife loua la sainte dans le Seigneur, et lui accorda pour elle et pour les siens de nombreuses faveurs spirituelles.

Quelques jours après, il eut la pensée d’envoyer Catherine auprès de Jeanne, reine de Sicile, qui s’était révoltée contre l’Église, à l’instigation du démon et donnait toute sa faveur au schisme et à ses partisans. Notre sainte aurait eu comme compagne, pour cette mission, une autre vierge, nommée aussi Catherine, et fille de cette sainte Brigitte de Suède, que le pape Boniface IX vient d’inscrire tout récemment au Catalogue des Saints. Le Souverain Pontife espérait que ces deux vierges, bien connues de la reine Jeanne, réussiraient à lui faire quitter la fausse voie où elle s’était engagée. Notre sainte, informée des intentions du Pape, ne songea nullement à décliner la charge que l’obéissance lui proposait, et s’offrit de bon coeur à faire ce voyage. Mais l’autre Catherine, celle de Suède, ne voulut jamais consentir à se mettre en route et répondit en ma présence par un refus catégorique. Moi-même je n’accueillis qu’avec beaucoup d’hésitations les propositions du Saint-Père; et je dois le dire ici, pour avouer mon imperfection et mon manque de foi. Je pensais que la réputation des vierges, même de celles qui sont saintes, est toujours chose bien délicate; et que la moindre apparence de tache, n’y eût-il qu’une simple apparence, peut la couvrir d’une ombre fâcheuse. La reine, à qui on les envoyait, avait dans son entourage bon nombre de satellites de Satan; elle aurait pu, sur le conseil de l’un de ces méchants, poster le long du chemin des scélérats pour insulter les vierges et les mettre ainsi dans l’impossibilité d’arriver jusqu’à sa cour, ce qui les aurait grandement déshonorées, et aurait rendu notre tentative inutile. Je fis part de ces réflexions au Pape. Après m’avoir entendu il délibéra un instant intérieurement, puis il répondit: "Vous avez raison, mieux vaut qu’elles ne partent pas. "Je rapportai tout cet entretien à Catherine, qui était alors au lit, malade. Après m’avoir écouté, elle se tourna vers moi et me dit : " Si telles avaient été les pensées d’Agnès, de Marguerite et des autres saintes, vierges, jamais elles n’eussent conquis la couronne du martyre. N’avons-nous pas un Époux qui peut nous arracher aux mains des impies et nous conserver notre honneur, mémé au milieu d’une tourbe de débauchés. Vaines sont vos craintes; elles procèdent du défaut d’une foi trop faible, bien plus que d’une vraie prudence." J’eus honte intérieurement de mon imperfection, mais je me réjouis de la grande perfection de Catherine, et j’admirai dans mon coeur la fermeté et la constance de sa foi. Cependant, comme le Pontife avait décidé que ce voyage n’aurait pas lieu, je n’osai plus lui en parler; mais j’en parle ici pour que chaque lecteur puisse bien voir à quelle haute perfection notre sainte était arrivée.

Quelque temps après, le Souverain Pontife jugea bon de m’envoyer en France; il pensait que cette légation pourrait décider le roi Charles à renoncer au schisme dont ce roi avait été le premier soutien; vain espoir, car le coeur de Pharaon s’était déjà revêtu de sa dureté. Informé des intentions du Pontife, j’en conférai avec Catherine. Bien qu’il lui en coûtât de se priver de mn présence, elle n’hésita pas à me conseiller d’obéir aux ordres et aux désirs du Pape, et me dit entre autres choses : Père, tenez pour certain que ce Pontife est vraiment le Vicaire du Christ, quoi qu’en disent les schismatiques, qui le calomnient. Je veux que vous vous exposiez, pour défendre cette vérité, aux mêmes périls auxquels vous vous exposeriez pour la défense de la foi catholique. " Cette assurance d’une vérité que je connaissais déjà me confirma si bien dans mn résolution de la soutenir, contre les efforts des schismatiques, que je n’ai pas cessé jusqu’à ce jour de travailler autant que je l’ai pu, à la défense du vrai Pontife, et c’est le souvenir de cette parole de Catherine, qui m’a toujours consolé dans mes embarras et mes angoisses. Je fis donc ce qu’elle me conseillait et inclinai la tête sous le joug de l’obéissance. Mais, sachant ce qui devait arriver, elle voulut, avant mon départ, m’entretenir pendant quelques jours des révélations et des consolations qu’elle avait reçues du Seigneur. Elle me parlait alors de façon à n’être entendue d’aucune des personnes présentes dans sa chambre. Après un dernier entretien, qui dura plusieurs heures, elle me dit " Allez maintenant à l’oeuvre de Dieu, je crois qu’en cette vie nous ne nous parlerons plus aussi longuement que nous venons de le faire. " Cette prédiction se réalisa. En partant, je laissai à Rome la sainte, qui, à mon retour, avait déjà quitté la terre pour le ciel. Je n’ai jamais eu depuis la faveur de jouir de ses saints colloques, du moins aussi longuement. C’est pour cela, je pense, que voulant me faire comprendre qu’il s’agissait bien d’un dernier adieu, elle m’accompagna elle-même jusqu’au bateau, quand je dus m’embarquer. Lorsque le navire s’éloigna du rivage, elle se mit à genoux et, après une prière, elle fit de la main, en pleurant, le signe de la Croix, comme si elle eût dit ouvertement : " Tu t’en iras, mon Fils, en toute sécurité, protégé par ce signe de la sainte Croix; mais en cette vie tu ne reverras plus ta Mère. "

Tout cela s’accomplit d’une manière admirable. Quoiqu’il y eût beaucoup de pirates en mer, nous arrivâmes heureusement à Pise, puis à Gênes, malgré les nombreuses galères des schismatiques, qui s’en allaient alors à Avignon. Nous continuâmes notre route par terre jusqu’à Vintimille. Un peu plus loin, nous serions tombés dans une embuscade préparée par de perfides schismatiques, qui en voulaient surtout à mn vie; mais Dieu permit que nous nous arrêtâmes un jour à Vintimille. Un religieux de mon Ordre, qui était du pays où nous devions passer, m’envoya alors un billet, où il me disait: " N’allez pas plus loin, car on vous prépare des embûches; et si vous étiez pris, personne ne pourrait vous arracher à la mort. " Sur cet avis, après avoir pris conseil du compagnon que m’avait donné le Pape, je revins sur mes pas, et m’arrêtai à Gênes, d’où j’envoyai prévenir le Pontife de ce qui venait d’arriver, lui demandant ce qu’il fallait faire. Il m’ordonna de rester en ce pays et d’y prêcher la croisade contre les schismatiques. Mon retour à Rome fut ainsi différé et, pendant ce temps, la sainte consomma heureusement le cours de sa vie couronnée, comme on le verra plus loin, par un admirable martyre.

Je n’ai donc pas été le témoin oculaire des faits dont je vais parler, mais je les ai appris, par les lettres de Catherine, qui m’écrivit souvent à cette époque, pour me raconter ce qui lui arrivait ; je les tiens aussi, des personnes de l’un et l’autre sexe, qui demeurèrent auprès de la sainte jusqu’à sa mort et qui furent, après cette mort, les témoins des grands prodiges, que le Très-Haut fit éclater pour honorer son épouse. J’ai trouvé aussi des renseignements dans les écrits de certains Fils spirituels de Catherine, hommes intelligents, qui ont rédigé, soit en latin, soit en langue vulgaire, les plus remarquables de ces faits miraculeux, pour les porter à la connaissance du public. Mais, comme en parlant de ces témoins en général, j’aurais peut-être l’air de vouloir en imposer au lecteur, je vais citer ici leurs noms. C’est pour eux et non pour moi, que je demande créance. Ils en sont plus dignes que moi, car je sais qu’ils ont imité plus parfaitement les saintes actions de Catherine, et qu’ils les ont par conséquent mieux comprises. Voici donc leurs noms, en commençant par les femmes, puisqu’elles étaient d’une façon plus continue en compagnie de la sainte.

C’est d’abord Alexia de Sienne, Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique. Elle n’était pas la plus ancienne des disciples de Catherine, mais bien la première, par la perfection de ses vertus. Jeune encore quand elle perdit son mari, homme distingué par sa noblesse et son savoir, elle n’eut dès lors que mépris pour les plaisirs de la chair et du monde, et s’attacha avec tant de ferveur à notre sainte qu’ayant pris l’habitude de sa compagnie, elle ne pouvait plus s’en séparer. Sur le conseil de Catherine, elle se défit de tout ce qu’elle possédait, le donna aux pauvres, affligea sa chair par le jeûne, les veilles et autres austérités, et se livra assidûment aux exercices de la prière et de la contemplation, à l’imitation de sa maîtresse ; elle y persévéra avec tant de constance et de perfection, que notre sainte, à la fin de sa vie, lui confiait, si je ne me trompe, tous ses secrets, et voulut qu’après sa mort Alexia la remplaçât auprès de ses compagnes et devînt leur modèle. J’ai encore trouvé cette Alexia à Rome, quand j’y suis revenu la première fois, et elle m’a donné beaucoup de renseignements. Mais elle est partie peu de temps après pour le ciel, où elle a suivi celle qu’elle avait aimée si ardemment dans le Seigneur. Telle est la première personne qui m’a informée des faits arrivés en mon absence.

La seconde s’appelait Françoise de Sienne. Elle avait de l’âme très dévote et était unie d’amour tendre à Dieu et à notre sainte. Aussi prit-elle, après la mort de son mari, le même habit religieux que portait Catherine, Elle consacra au service du Seigneur, dans l’Ordre des Prêcheurs, les trois fils qui lui restaient de son mariage, et elle les vit tous les trois partir pour le ciel, avant sa mort, ainsi que j’en ai été témoin, car tous les trois moururent saintement, emportés par la peste. Toutes ces grâces étaient le fruit d’une intervention miraculeuse du Très-Haut, obtenue par les prières de Catherine, ainsi que je me souviens l’avoir dit dans la seconde partie de cet ouvrage au chapitre des miracles faits pour le salut des âmes (Ch 7). Françoise survécut peu de temps à Alexia ; mais elle m’a donné elle aussi beaucoup de renseignements.

Une troisième compagne de la sainte vit encore. On l’appelle Lysa; elle est connue dans toute la ville de Rome, mais surtout dans le voisinage du quartier où elle habite. Je n’ai pas à la recommander au lecteur, puisqu’elle est encore de ce monde, et qu’elle a été l’épouse d’un frère de la sainte. Cette dernière circonstance rendra peut-être son témoignage suspect aux incrédules, et cependant je l’ai toujours trouvée véridique, en tout ce qu’elle m’a rapporté.

Quant aux hommes, j’en ai rencontré un’ certain nombre, après la mort de Catherine, qui avaient assisté à ses derniers instants, mais j’en citerai seulement quatre, que je sais tout à fait recommandables par leurs éminentes vertus. Deux ont déjà suivi la sainte au ciel, les deux autres vivent encore, je vais les nommer tous les quatre, et donner sur chacun d’eux quelques détails à l’intention des incrédules.

Le premier fut saint et de fait et de nom. Nous l’appelions Frère Santo. Né à Teramo, il abandonna pour Dieu, ses parents et son pays, et vint à Sienne, où il mena la vie d’anachorète pendant trente ans et plus, si je ne me trompe; il ne donna jamais sujet de plainte à personne, et resta toujours docile aux directions de religieux instruits et pieux. Ayant trouvé, dans sa vieillesse, cette perle précieuse qu’était Catherine, il quitta, pour la suivre, le repos de sa cellule et sa première manière de vivre, afin de travailler non sensément pour lui, mais encore pour les autres. Il avait été surtout attiré par la vue des prodiges que la sainte opérait chaque jour pour les autres et aussi pour lui-même. Il assurait que la compagnie de Catherine et ses enseignements lui procuraient plus de repos d’esprit, de consolation et d’avancement dans la vertu, qu’il n’en avait trouvé dans la solitude de sa cellule. Il fit en particulier de grands progrès dans la patience. Souffrant continuellement d’une maladie de coeur très douloureuse, il avait appris de notre vierge à supporter ce mal, non seulement avec résignation, mais avec joie; ce dont il rendait grâces au Très-Haut. Il m’a renseigné sur plusieurs faits arrivés pendant mon absence, mais il est mort peu de temps après pendant mon second voyage hors de Rome, et s’en est allé rejoindre au ciel celle dont il était le disciple.

Le second témoin, Florentin d’origine, s’appelle Barduccio. Il était jeune d’âge, mais il avait dans ses mœurs la maturité d’un vieillard, et son âme me paraissait ornée des fleurs de toutes les vertus. Il abandonna ses parents, ses frères et son pays pour suivre Catherine à Home, où il demeura jusqu’à la mort de la sainte. Celle-ci l’aimait plus tendrement que les autres; je m’en suis bien aperçu, et je pense que le motif de cette prédilection était la pureté de ce jeune homme, que je crois être resté vierge. Rien d’étonnant dans ces préférences d’une vierge pour une âme vierge. Quand Catherine s’en alla de ce monde, elle ordonna à ce jeune homme de s’attacher à moi et de vivre d’après mes conseils. Elle me le confiait ainsi, je pense, parce qu’elle savait qu’il n’avait plus guère de temps à habiter son corps. Peu après la mort de la sainte, Barduccio fut en effet saisi de ce mal que les médecins appellent phtisie et finit par y succomber, bien qu’il ait paru aller mieux pendant quelque temps. Craignant que l’air de Rome ne lui fût mauvais, je l’avais envoyé à Sienne. C’est là que, bientôt après son arrivée, il partit pour le ciel. Ceux qui assistèrent à sa mort m’ont attesté qu’au moment d’expirer il éleva ses regards vers les cieux. Son visage s’illumina alors d’un gracieux sourire. C’est dans ce sourire de joie qu’il rendit l’âme, et les signes de cette joie restèrent visibles, après Sa mort, sur son cadavre. Il faut, je crois, en attribuer la cause à ce que le mourant eut le bonheur de voir venir au-devant de lui, toute revêtue de splendeur, celle qu’il avait aimée sur la terre d’une charité si vraie et si profonde. Ce jeune homme m’a dit aussi beaucoup de choses arrivées pendant mon absence, et j’ai cru tout ce qu’il m’a raconté, comme si je l’avais vu moi-même; car j’avais en lui une foi entière à cause des grandes vertus dont j’ai constaté la présence en son âme.

Mon troisième témoin est un jeune homme de Sienne, appelé Étienne de Maconi. J’en ai déjà parlé plus haut. Je ne dirai pas au long ses louanges, car il est encore en ce chemindela vie oula louange estpour l’homme toujours dangereuse. Cependant, pour le présenter au lecteur, je dirai qu’il était un des secrétaires de notre vierge. Il a écrit sous sa dictée une bonne partie des lettres et du livre qu’elle a composé. Très attaché à Catherine, il la suivit partout et abandonna pour elle son père, sa mère, ses frères et son pays. La sainte, près de mourir, l’appela et lui dit: " Mon Fils! Dieu veut que vous abandonniez complètement le monde et que vous entriez dans l’Ordre des Chartreux. " Ce précepte fut religieusement accueilli par la piété de ce Fils, qui l’accomplit à la perfection. Et les faits ont bien montré et montrent encore tous les jours que cet ordre venait de Dieu lui-même. Je ne me rappelle pas avoir vu ou connu, dans aucune religion de nouveaux profès qui aient été si vite remarqués, pour leurs progrès dans la vertu. A peine eut-il fait profession qu’il devint Prieur, et il se conduisit de telle façon pendant son priorat que, dans la suite, il exerça continuellement cette charge. Il est aujourd’hui Prieur à Milan et en même temps visiteur de nombreux couvents de son Ordre. Aussi est-il partout en grand renom. Il a noté et consigné par écrit quelques-uns des faits qui sont arrivés à la mort de Catherine, et m’a donné oralement des renseignements fort complets. Il a été aussi le témoin de presque tous les faits rapportés dans cette histoire, et je pourrais dire de lui avec l’Évangéliste Jean: " Celui-là sait qu’il dit vrai (Jn 19,35). " Oui, Étienne le Chartreux sait que Raymond le Prêcheur dit vrai dans cette vie qu’il a écrite malgré ses démérites et son indignité.

Le quatrième et le dernier des hommes dont j’invoque le témoignage, est Néri ou Raineri de Pagla de Sienne, fils de Landocci. Après la mort de la sainte, il embrassa la vie érémitique, qu’il mène encore aujourd’hui. Il fuit, avec Étienne et Barduccio, un des secrétaires auxquels Catherine dicta ses lettres et son livre. Il s’était attaché avant les autres à l’épouse du Christ, abandonnant pour la suivre son père qui vivait encore et tous ses proches. Comme il a été pendant fort long. temps le témoin des actes vertueux de notre bonne vierge, j’en ai appelé et j’en appelle à son témoignage pour cette histoire comme à celui d’Étienne le Chartreux.

Voilà les hommes et les femmes qui m’ont renseigné de vive voix ou par écrit sur tous les faits arrivés pendant mon absence, tant avant qu’après la mort de Catherine. Et maintenant que je vous ai donné, bien-aimé lecteur, les raisons qui vous permettent d’ajouter foi à mes paroles, je finis ici ce premier chapitre.

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CHAPITRE II

FAITS PRINCIPAUX DES DIX-HUIT DERNIERS MOIS DE LA VIE DE CATHERINE.
ELLE ENDURE DE LA PART DES DEMONS UN MARTYRE QUI FINIT PAR CAUSER SA MORT.

Ainsi que je l’ai dit, j’avais dû par ordre du Souverain Pontife me séparer de l’épouse du Christ et la laisser à Rome. C’est alors qu’arrivèrent plusieurs faits dignes d’êtres mentionnés, et dont quelques-uns en petit nombre ont été déjà rapportés plus haut. Dans la mesure où le Seigneur nous le permettra, nous raconterons ceux-là seulement, qui peuvent montrer aux fidèles l’éclatante sainteté de Catherine dans son heureuse mort, et qui sont comme le prélude de son entrée dans la gloire. Apprenez donc, lecteur, quel spectacle offrait à notre vierge la sainte Église de Dieu qu’elle aimait d’un amour toujours si ardent. Les malheurs de cette Église allaient toujours croissant, par suite du schisme criminel que Catherine avait elle-même annoncé, comme nous l’avez déjà dit. La sainte voyait le Vicaire de Jésus-Christ en butte à des oppositions et à des persécutions qui lui venaient de tous côtés; et les larmes étaient devenues son pain de la nuit et du jour. Elle ne cessait de crier vers le Seigneur, pour qu’il rendît la paix à la sainte Église, et elle en obtint quelque consolation, car, l’année avant sa mort, au jour qui, dans l’année suivante, devait être celui de son trépas, elle vit une double victoire accordée à l’Église et au Souverain Pontife. Le Pape reprit le château Saint-Ange, qui avait été jusque-là occupé dans Rome même par les schismatiques, ce qui troublait grandement la ville. En même temps les gens de guerre du parti du schisme, qui opprimaient toute la campagne, furent complètement vaincus; ils laissèrent leurs chefs prisonniers et un grand nombre de morts. A cause de la présence des ennemis au château Saint-Ange, le Pontife n’avait pu jusqu’à ce moment habiter près de l’église du Prince des Apôtres, comme les Papes ont coutume de le faire. Après cette victoire et sur le conseil de la sainte, il vint à pied et sans chaussure jusqu’à l’église Saint-Pierre. Tout le peuple l’y suivit avec grande dévotion, remerciant le Très-Haut de ce bienfait et de tous les autres. La sainte Église et son Pontife commencèrent alors à respirer un peu, et notre bienheureuse en fut quelque peu consolée.

Mais Catherine vit bientôt ses douleurs se renouveler. Quand l’antique serpent avait échoué dans une de ses tentatives, il essayait d’autres attaques plus rudes et plus périlleuses. Ce qu’il n’avait pas pu faire en se servant des étrangers et des schismatiques, il essaya de l’obtenir des fidèles et des serviteurs de la foi. Il se mit donc à semer la discorde entre le peuple de Rome et le Pape, et cette discorde s’aggrava tellement que le peuple menaçait ouvertement d’attenter aux jours du Pontife. La sainte l’ayant appris en fut au comble de l’affliction et recourut comme d’habitude à l’oraison. Elle mit toutes ses énergies à prier sans relâche son Époux de ne pas permettre un si grand crime. Pendant qu’elle priait, elle vit en esprit, ainsi qu’elle me l’a raconté dans une lettre, toute la ville pleine de démons qui excitaient le peuple au crime de parricide. Ils poussaient contre la virginale suppliante d’horribles clameurs et disaient: " Maudite! tu t’efforces de t’opposer à nous, mais nous te ferons infailliblement mourir d’horrible mort. Elle ne leur répondit rien, mais elle prolongeait sa prière et en redoublait la ferveur. Pour l’honneur du nom divin et pour le salut de l’Église, agitée alors de si violentes tempêtes, elle
demandait au Seigneur qu’il fît avorter complètement les projets des démons, qu’il conservât sain et sauf son Vicaire, et ne laissât pas le peuple commettre un si grand péché, un crime si monstrueux. " Le Seigneur lui répondit un jour: " Laisse tomber dans cette faute un peuple qui chaque jour blasphème mon Nom afin que je puisse ensuite me venger et le détruire à cause d’un si grand crime, car ma justice exige que je ne supporte pas plus longtemps leurs iniquités. " Catherine priait alors avec plus d’ardeur encore en se servant des paroles suivantes ou d’autres qui exprimaient les mêmes pensées et les mêmes sentiments. O Seigneur très clément ! vous savez, hélas ! comment, dans presque tout l’univers, on s’acharne contre l’Epouse que vous avez rachetée de votre propre Sang. Vous savez combien peu nombreux sont ceux qui la soutiennent et la défendent. Vous ne pouvez ignorer combien les usurpateurs et les ennemis de cette Église désirent la chute et la mort de votre Vicaire. Si ce malheur arrivait, ce n’est pas seulement ce peuple, mais toute la chrétienté et votre sainte Église qui en souffriraient un très grave dommage. Calmez donc la colère de votre Esprit, Seigneur, et ne méprisez pas votre peuple que vous avez racheté à si grand prix."

Si j’ai bon souvenir, elle passa plusieurs jours et plusieurs nuits à discuter ainsi, ce qui affligea grandement son pauvre corps. Elle ne cessait pas ses supplications, le Seigneur alléguait toujours les exigences de sa justice, et les démons, comme nous l’avons dit, criaient contre la sainte. Mais la ferveur de sa prière était telle que si le Seigneur, pour se servir d’une expression familière à Catherine, n’eût cerclé de sa force le corps de notre vierge comme on cercle un tonneau pour le consolider et le rendre plus fort, ce pauvre corps fût certainement tombé en complète défaillance et se fût brisé. C’est ce qu’elle m’écrivait elle-même à cette époque. Dans un combat si rude qui tourmentait mortellement son corps, Catherine finit par triompher et par obtenir ce qu’elle demandait. Au Seigneur qui en appelait à sa justice, comme nous l’avons dit, elle fit cette réponse : "  Puisqu’il n’est pas possible, Seigneur, de refuser à votre justice toute satisfaction sur ce point, ne méprisez pas, je vous en supplie, les prières de votre servante. Que toute la peine méritée par ce peuple tombe sur mon corps. C’est en effet bien volontiers que, pour l’honneur de votre Nom et pour votre sainte Église, je boirai ce calice de souffrance et de mort. Je l’ai toujours désiré, votre Vérité m’en est témoin, et c’est de là qu’est venu l’amour, qu’avec votre grâce tout mon cœur et toute mon âme ont conçu pour vous. o A cette prière, plus mentale que vocale, la voix divine qui parlait dans l’âme de la sainte se tut, lui donnant à entendre que sa demande serait exaucée. Depuis ce moment, les murmures du peuple commencèrent à s’apaiser, puis cessèrent complètement; mais c’est notre vierge qui, par la plénitude de sa vertu, dut en porter l’expiation.

Les serpents infernaux, déchaînés par la permission de Dieu contre ce pauvre corps virginal, firent éclater si cruellement leur fureur que les dires des témoins oculaires, que nous avons cités, paraissent à peine croyables à ceux qui n’ont pas vu ces faits. Le corps de Catherine eut à souffrir chaque jour des douleurs extraordinaires et toujours croissantes, si bien qu’il eut bientôt la peau collée aux os et l’apparence d’un cadavre, plutôt que celle d’un corps vivant. La sainte n’en continuait pas moins à marcher, à prier et à travailler; mais cette activité semblait plus miraculeuse que naturelle à tous ceux qui en étaient témoins. Malgré les souffrances qui tourmentaient son corps, augmentaient chaque jour et semblaient la consumer,
la sainte ne donnait aucune relâche à sa prière et vaquait, avec plus de ferveur encore et plus longuement à ses oraisons habituelles. Les enfants spirituels auxquels elle avait donné la vie du Christ et qui étaient alors auprès d’elle voyaient bien les marques des coups et blessures que lui infligeaient les ennemis infernaux, mais ils ne pouvaient y apporter aucun remède. Il leur était impossible de s’opposer à la volonté de Dieu; d’ailleurs Catherine elle-même, dont l’âme restait grande en un corps défaillant, courait avec une joie souveraine au-devant de ces peines, qu’elle ressentait encore plus cruellement à mesure qu’elle priait davantage. Les lettres qu’elle m’a envoyées et les témoins que j’ai cités m’ont dit cette aggravation de souffrances. Elle m’a aussi écrit qu’à ces tourments se mêlaient les voix effrayantes des démons qui, pour lui infliger un nouveau supplice, lui criaient de façon à l’épouvanter : " Maudite, tu nous as jusqu’ici partout et toujours poursuivis, mais le temps est venu où nous allons tirer de toi pleine vengeance. Tu nous chasses d’ici, mais nous te chasserons de cette vie corporelle. " Et ils ajoutaient à leurs cris les coups dont nous avons parlé.

Catherine souffrit ainsi, depuis le dimanche de la sexagésime jusqu’à l’avant-dernier jour d’avril où elle mourut; et ses douleurs ne firent que croître jusqu’à son heureux trépas. C’est alors qu’arriva la merveille suivante, dont elle m’a parlé dans ses lettres. Jusqu’à cette époque, à cause de ses douleurs d’entrailles et des autres infirmités auxquelles elle fut toujours sujette, elle attendait l’heure de Tierce pour assister à la messe. Elle put continuer la même pratique pendant tout ce dernier carême. Chaque matin, elle se rendait à l’église de Saint-Pierre, le prince des Apôtres, y entendait la messe, y priait fort longtemps et, vers l’heure des Vêpres, elle revenait chez elle où on la trouvait toujours alitée. Tous ceux qui la voyaient sur son lit de douleur pensaient qu’elle n’en pouvait pas bouger; et cependant, au matin suivant, elle se levait et parcourait rapidement à pied toute la distance qui séparait l’église Saint-Pierre de la maison qu’elle habitait via del Papa, entre la Minerve et le Campo dei Fiori (Cette maison se trouve aujourd’hui en face du Séminaire Français, via Santa Chiara, non loin de l’église de Sainte-Marie-de-la-Minerve ), parcours qu’un homme bien portant ne fait pas sans une fatigue sérieuse. Cependant, quelques jours avant sa mort, sur un avertissement du Ciel, elle ne quitta plus son lit, et enfin elle s’en alla au Christ vers l’heure de Tierce, au jour où nous avons dit, le dimanche 29 avril de l’année 1380, en la fête du bienheureux Pierre, martyr de l’Ordre des Prêcheurs. Bien des faits dignes de souvenir se sont passés à ce moment; mais, comme je les raconterai brièvement, autant que le Seigneur l’accordera à mon indignité, dans les chapitres suivants, nous n’avons plus rieu à ajouter à celui-ci.

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CHAPITRE III

COMBIEN NOTRE SAINTE VIERGE DÉSIRAIT MOURIR POUR ÊTRE AVEC LE CHRIST. — NOUS EN AVONS LA PREUVE DANS UNE PRIERE QU’ELLE A COMPOSÉE EN LANGUE VULGAIRE ET PLACÉE A LA FIN DU LIVRE QU ELLE A DICTÉ, ET NOUS DONNONS ICI LA TRADUCTION FIDELE
DE LA PRIÈRE ET DE L’ÉPILOGUE DE CE LIVRE.

Notre sainte approchait donc du terme de sa course en ce monde; et le Seigneur montrait par divers signes de quelle gloire il allait bientôt, dans les cieux, couronner son épouse, quand celle-ci aurait consommé sa vie de labeurs et de souffrances. Cette gloire correspondait aux grâces dont il l’avait comblée sur la terre. Or, parmi tous les signes qui manifestent à qui veut les considérer la perfection de cette âme, nous devons signaler son désir chaque jour plus ardent de mourir pour être avec le Christ (Phil 1,23). Il lui tardait de contempler ouvertement et clairement dans la Patrie cette vérité du Christ, dont elle n’avait sur le chemin que des reflets. Ce désir allait croissant en son coeur, à mesure que la lumière surnaturelle descendait plus parfaite du Ciel dans son âme. Deux années à peu près avant sa mort, elle reçut de Dieu de telles clartés sur la vérité qu’elle se vit obligée de répandre ses lumières au dehors en les confiant à l’écriture. C’est alors qu’elle pria ses secrétaires, comme nous en avons dit un mot déjà, de se tenir prêts à écrire toutes ses paroles quand ils la verraient en extase. Voilà comment fut composé en peu de temps le livre qui contient le dialogue d’une âme avec le Seigneur. L’âme fait au Seigneur quatre demandes et le Seigneur lui répond en lui donnant de nombreux et très utiles enseignements. A la fin. de ce livre, se trouvent deux passages que j’ai jugé bon d’insérer ici, tant pour l’utilité des lecteurs que pour montrer combien l’âme de cette vierge bénie était tout entière possédée du désir dont nous avons parlé. Ces deux extraits sont bien à leur place ici, puisqu’il est naturel à tout mouvement de tendre à la fin en laquelle il doit se reposer. L’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ allait lui aussi tout entier à sa fin, comme nous l’atteste l’Évangéliste Jean (Jn 13,1), à cette fin de l’Univers que tout disciple de la science sacrée sait être la VÉRITÉ PREMIÈRE.

Que personne ne pense que j’ajoute du mien aux enseignements et à la prière que j’ai transcrits ici, en les empruntant au livre de Catherine ; j’en appelle, sur ce point, au témoignage et au jugement de la Vérité Première, qui fut l’objet de ce discours; j’ai traduit fidèlement ces deux passages du dialecte vulgaire en latin, comme ils se trouvent dans le livre que la sainte a dicté. Je n’y ai ajouté aucune pensée, je n’y ai rien changé, j’ai même gardé l’ordre des mots, autant que j’ai su et pu le faire, et me suis efforcé de donner une traduction littérale, autant que la phrase latine me l’a permis. Cependant, à parler strictement, il n’est pas possible d’arriver à une telle fidélité qu’on n’aie pas à ajouter en latin une interjection, une conjonction ou un adverbe, qui ne se trouvent pas dans la rédaction originale en langue vulgaire. Mais ces additions n’ont rien qui puisse modifier le sens et lui faire exprimer des idées nouvelles; elles sont plutôt l’ornement régulier de la phrase et ne font que rendre plus clairement la pensée primitive. Des deux extraits que je vais ainsi donner, le premier est l’épilogue du livre précité, dont il résume brièvement tous les enseignements, le second est une prière, que la vierge elle-même a composée après toutes ces révélations, et qui nous montre combien elle désirait mourir pour être avec le Christ.

Catherine raconte donc, en terminant son livre, comment le Seigneur Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, parla, vers la fin du dialogue, à l’âme qu’il venait d’instruire longuement de l’obéissance des parfaits : " Ma bien-aimée et très chère fille, lui dit-il, voilà que maintenant j’ai répondu à tous tes désirs du commencement jusqu’à la fin, et j’ai fini en te parlant de l’obéissance. Si tu t’en souviens bien, tu m’as demandé tout d’abord, avec un désir anxieux, que je fasse croître en ton âme le feu de la charité. C’était moi qui te faisais prier ainsi. Tu m’as donc exposé quatre demandes. L’une te concernait, et j’y ai satisfait, en t’éclairant de ma vérité et en te montrant comment, à la lumière de la foi, tu apprendrais à me connaître et à te connaître toi-même, et tu arriverais ainsi à la connaissance de la vérité en suivant la méthode que je t’ai expliquée. Dans ta seconde prière, tu m’as supplié de faire miséricorde au monde. Ta troisième demande a été pour le corps mystique de mon Église, tu m’as prié de dissiper les ténèbres de la persécution dont elle souffre, et tu voulais que je punisse sur toi les iniquités des autres. Je t’ai montré alors qu’aucune de ces peines finies que mesure le temps ne pourrait, par elle-même, expier une faute commise contre le Bien infini que je suis. Ces peines peuvent être cependant une satisfaction suffisante, quand elles sont jointes à la contrition du coeur et au désir de l’âme; je t’ai expliqué comment. Je t’ai répondu aussi que je voulais faire miséricorde au monde, en te faisant voir comment la miséricorde était mou attribut propre (Summa S. Th., IIa IIae, quaest. XXX, art 2). C’est à cause de cette inestimable miséricorde et de l’amour que je portais à l’homme, que j’ai envoyé mon Fils unique et mon Verbe. Pour te mieux faire entendre ce qu’il est; j’ai comparé ce Fils à un pont, qui va du ciel à la terre, symbole de l’union qui s’est faite en lui, entre la nature divine et la nature humaine. Pour t’illuminer davantage des lumières de ma volonté, je t’ai expliqué comment on montait à ce pont, par trois degrés, qui sont les trois facultés de l’âme.

De ce Verbe que je t’ai montré sous l’image d’un pont, je t’ai donné encore une autre figure, quand je t’ai indiqué, sur son corps, les trois degrés que tu connais le premier aux pieds, le second au côté ouvert, le troisième à la bouche. En ces degrés, j’ai placé les trois états de l’âme, l’état imparfait, l’état parfait et l’état très parfait, où l’homme parvient à l’excellence de l’amour d’union. Je t’ai signalé, pour chaque état, les moyens d’écarter les imperfections, la route à suivre, les ruses secrètes du démon, les dangers de l’amour-propre spirituel. Je t’ai parlé aussi des reproches que ma clémence adresse aux âmes qui sont en ces trois états. Les premiers sont ceux qu’elle fait aux hommes pendant leur vie, avant qu’ils n’aient quitté leurs corps. Les seconds se font entendre à la mort, à ceux qui meurent sans espérance, en état de péché mortel. Je t’ai dit que ceux-là s’en allaient sous le pont, par la voie du diable, et je t’ai raconté leurs misères. Les troisièmes reproches se feront au Jugement général. Je t’ai dit quelque chose des supplices des damnés et de la gloire des bienheureux, quand ils auront recouvré chacun leur propre corps. Je t’ai promis aussi et je te promets encore de réformer mon l’Epouse, mais en envoyant de lourdes épreuves à mes serviteurs. Je vous ai invités à la patience. Je me suis plaint à toi des iniquités de mes mauvais ministres, tout en te montrant en quelle excellence je les ai établis et quel respect je désire et je veux leur voir rendre, de la part des laïcs séculiers. Je t’ai répondu aussi que leurs défauts ne devaient en rien diminuer votre respect pour leurs personnes, et je t’ai dit combien une autre conduite déplaisait et était contraire à ma volonté. Je t’ai parlé de la vertu de ceux qui vivent comme des anges, et je t’ai dit un mot, en même temps, de l’excellence du Sacrement de l’autel.

" Tandis que je t’entretenais des trois états de l’âme, tu as voulu savoir quels étaient les différents états de larmes, et d’où venaient ces larmes. Je t’ai expliqué comment les différentes sortes de larmes correspondaient aux différents états de l’âme, et comment toutes ces larmes jaillissent de la fontaine du cœur. Je t’ai montré successivement la cause de cette correspondance et l’origine de ces quatre sortes de larmes. C’est alors que je t’ai parlé d’un cinquième état, qui amène la mort."

" J’ai répondu ensuite à ta quatrième demande, ou tu me demandais de pourvoir aux conséquences d’un événement particulier qui venait d’arriver Je t’ai donné toutes les explications désirées et je t’ai parlé longuement de ma providence en général et en particulier. Je t’ai exposé son oeuvre, depuis le commencement de la création jusqu’à la fin du monde, et je t’ai dit comment j’ai tout fait et fais tout, avec une divine et souveraine prévoyance, vous envoyant ou permettant tout ce qui vous arrive, les tribulations aussi bien que les consolations spirituelles ou temporelles. Tout est pour votre bien, pour que vous soyez sanctifiés en moi et que ma vérité s’accomplisse en vous; car ma vérité est, et a toujours été, que je vous ai créés pour que vous ayez la vie éternelle, et je vous ai manifesté cette vérité dans le Sang du Verbe, mon Fils unique. Enfin j’ai satisfait à ton désir et tenu les promesses que je t’avais faites, en t’exposant la perfection de l’obéissance, l’imperfection de la désobéissance, la source d’où procède l’obéissance, et ce qui peut vous l’enlever. J’ai posé cette obéissance comme la clef de tout l’édifice, ce qu’elle est en effet. Je t’ai parlé aussi en détail des parfaits et des imparfaits, qu’on trouve au sein des Ordres religieux ou au dehors. Je t’ai entretenue des uns et des autres séparément. Je t’ai dit la paix que donne l’obéissance, la guerre que soulève la désobéissance et combien le désobéissant se trompe lui-même. J’ai ajouté et établi que la mort était entrée dans le monde par la désobéissance d’Adam."

" Et maintenant moi, Père éternel, souveraine et éternelle Vérité, je conclus en t’affirmant que c’est par l’obéissance de mon Fils unique et de mon Verbe que vous avez la vie. Le premier homme, le vieil homme, vous a tous rendus débiteurs de la mort; l’homme nouveau, le Christ doux Jésus vous a donné le droit de vivre, à vous tous qui acceptez de porter la clef de l’obéissance. Je vous ai fait de lui un pont sur ce chemin du ciel, qui avait été coupé; en sorte qu’avec la clef de l’obéissance vous pouvez passer par cette voie douce et droite, qui est la vérité lumineuse, unique source de rectitude. Voilà comment vous traverserez sans péché les ténèbres de ce monde, et comment enfin vous ouvrirez le ciel avec la clef de mon Verbe. Je vous invite maintenant aux larmes, toi et mes autres serviteurs; c’est grâce à ces larmes et à une prière humble et continue que j’accorderai miséricorde au monde. Meurs à toi-même et cours dans cette voie de la vérité. Qu’on n’aie plus à te reprocher une marche trop lente, car je serai désormais plus exigeant qu’auparavant, puisque je me suis manifesté moi-même à toi dans ma vérité. Prends garde de ne jamais quitter la cellule de la connaissance de toi-même, c’est dans cet intérieur que tu dois augmenter et conserver le trésor que je t’ai donne, et qui est une doctrine de vérité, fondée sur la pierre solide et vivante du Christ doux Jésus. Cette doctrine est revêtue d’une lumière qui fait distinguer les ténèbres ; qu’elle soit ton vêtement dans la vérité, ma fille bien-aimée. "

Après que cette âme eut vu, avec l’oeil de l’intelligence et connu à la lumière de la très, sainte foi la vérité et l’excellence de l’obéissance après qu’elle l’eut comprise dans un jugement plein de rectitude et l’eut goûtée avec son cœur, dans un ineffable désir, elle se regarda elle-même dans la divine Majesté et lui rendit grâces en disant " Je vous rends grâces, ô Père, de ce que vous n’avez pas méprisé votre créature. Vous n’avez pas détourné de moi votre face et vous n’avez pas dédaigné mes désirs. Vous, la lumière, vous ne vous êtes pas arrêté à la considération de mes ténèbres. Vous, la vie, vous avez bien voulu oublier mon état de mort. Vous n’avez pas méprisé, vous, le médecin, ma grande infirmité; vous, l’éternelle pureté, mn boue et mes nombreuses misères; vous, l’infini, mon être fini; vous, la sagesse, la folie que je suis. Malgré toutes ces misères, et d’autres encore en nombre infini, malgré les innombrables défauts qui sont en moi, vous ne m’avez pas repoussée. Je n’ai été dédaignée, ni par votre sagesse ni par votre bonté, ni par votre clémence, ni par le Bien infini que vous êtes. Dans votre lumière, vous m’avez donné la lumière, dans votre ‘sagesse, j’ai connu la vérité; dans votre clémence, j’ai trouvé la force de vous aimer et d’aimer le prochain Qui donc vous a obligé d’agir ainsi? Rien qui vienne de moi, mais votre seule charité. C’est ce même amour qui vous fait illuminer des clartés, de la foi l’oeil de mon intelligence, pour que je comprenne et connaisse votre vérité se manifestant à moi. Donnez, Seigneur, à ma mémoire, de pouvoir garder le souvenir de vos bienfaits. Que mn volonté brûle du feu de votre charité. Que ce feu fasse répandre à mon corps son sang donné pour l’amour du Sang et qu’avec la clef de l’obéissance j’ouvre la porte du ciel. Je vous fais la même demande pour toute créature raisonnable; pour toutes en général comme pour chacune d’elles en particulier, et pour le corps mystique de votre sainte Eglise. Je le confesse et me garderai de le nier, vous m’avez aimée avant que je sois, et vous chérissez si ineffablement votre créature qu’on pourrait vous comparer à un homme que l’excès de son amour rend fou.

O Trinité éternelle! O Déité, qui, par l’union de la nature divine, avez donné tant de prix au Sang de votre Fils unique! O Trinité éternelle, vous êtes vraiment un océan profond, où plus je cherche, plus je trouve, et plus je trouve plus je cherche. Vous me rassasiez, sans me faire dire jamais, c’est assez; car, dans votre abîme, vous c6mblez mon âme, en la laissant toujours affamée. Elle a soif de vous, ô Trinité éternelle, et c’est dans votre lumière qu’elle désire vous voir, vous lumière. Comme le cerf soupire après les sources d’eau vive, ainsi mon âme désire quitter ce corps enténébré, pour contempler la vérité de votre être. Combien de temps encore votre face restera-t-elle cachée à mes regards? O Trinité éternelle! feu et abîme de charité, dissipez bien vite le nuage de mon corps. Car la connaissance que vous m’avez donnée de vous me presse sous l’attrait de votre vérité; elle m’impose le désir d’abandonner ce corps si pesant, elle me rend avide de donner cette vie pour la louange et la gloire de votre Nom, car, à la lumière de l’intelligence, j’ai goûté et vu vos clartés, l’abîme de vos grandeurs, ô Trinité éternelle, et la beauté de votre créature. En me regardant en vous, je me suie vue faite à votre image, car vous m’avez donné, vous, Père éternel, quelque chose de votre puissance. Il y a dans mon intelligence quelque chose de votre sagesse, de cette sagesse qui appartient à votre Fils unique, et l’Esprit-Saint qui procède de vous, ô Père, et de votre Fils, m’a donné une volonté qui me rend capable d’aimer. Car c’est vous, Trinité éternelle, qui êtes l’ouvrier et moi je suis votre œuvre. Et quand votre lumière m’a fait voir que vous m’aviez à nouveau créée dans le Sang de votre Fils unique, j’ai compris combien vous vous étiez épris d’amour pour la beauté de votre créature.

" O abîme! O Déité éternelle! O mer profonde! Que pouviez-vous me donner de plus grand que vous-même? Vous êtes le feu qui toujours brûle. Vous consumez et n’êtes point consumé. C’est vous qui consumez dans vos ardeurs tout l’amour-propre de mon âme. Vous êtes encore ce feu qui chasse toute froideur et illumine les âmes de cette lumière qui est vôtre et qui m'a révèle votre vérité. Vous êtes cette lumière qui surpasse toute lumière et que vous donnez avec votre lumière à l’oeil de l’intelligence (Ps 35, 10) ; lumière surnaturelle si abondante et si parfaite que la lumière de foi en recevra de nouvelles clartés. C’est dans cette foi que je vois la vie pour mon âme; c’est dans sa lumière que je vous ai reçu vous, lumière. Dans la lumière de foi. en effet,   j’acquiers cette sagesse, qu’on trouve dans la sagesse du Verbe, votre Fils. Dans la lumière de foi, je deviens plus forte, plus constante et persévérante. Dans la lumière de foi, je trouve l’espérance que vous ne me laisserez pas défaillir sur le chemin; c’est aussi cette lumière qui m’enseigne la voie par où je dois passer, sans cette lumière je marcherais dans les ténèbres; et voilà pourquoi je vous ai demandé, Père éternel, de m’éclairer de la lumière de la très sainte foi. Oui, cette lumière est vraiment un océan, où l’âme trouve sa nourriture, jusqu’à ce qu’elle se perde tout entière en vous, ô océan de paix, Trinité éternelle. L’eau de cet océan n’est point troublée, aussi n’inspire-t-elle pas de crainte, et donne-t-elle au contraire la connaissance de la vérité. Cette eau, d’absolue pureté, laisse entrevoir les mystères de ses profondeurs, de là vient que là où surabonde la lumière de votre foi, l’âme a comme des clartés sur ce qu’elle croit. Cet océan, d’après ce que vous m’en avez fait connaître, ô Trinité éternelle, est un miroir que la main de l’amour tient devant les yeux de mon âme, et où je me vois en vous, moi qui suis votre créature. Dans la lumière de ce miroir, vous vous représentez à moi et je vous connais, vous le bien suprême et infini, bien au-dessus de tout bien, bien de la félicité, bien incompréhensible, bien inestimable, beauté au-dessus de toute beauté, sagesse au-dessus de toute sagesse; car vous êtes la sagesse même. Vous, la nourriture des anges, vous vous êtes donné aux hommes, dans le feu de votre charité. Vous êtes le vêtement qui recouvre. ma nudité; et notre faim se repaît de votre douceur, car vous êtes doux, sans nulle amertume.

O Trinité éternelle! je vous ai connue dans cette lumière qui est vôtre, que vous m’avez donnée et que j’ai reçue par la lumière de la très sainte foi, et vous m’avez montré, dans de nombreux et admirables enseignements, la voie d’une grande perfection. Vous l’avez fait pour que désormais je vous serve dans votre lumière et non plus dans les ténèbres, pour que je sois un miroir de vie bonne et parfaite, et pour que je m’élève au-dessus de cette vie misérable, qui a été mienne jusqu’ici, et dans laquelle je vous ai toujours servi au milieu des ténèbres. Car je n’avais pas connu votre vérité, et c’est pourquoi je ne l’avais pas aimée. Et pourquoi ne vous avais-je pas connu? parce que je ne vous avais pas vu? Et pourquoi ne vous avais-je pas vu à la lumière de la très sainte et glorieuse foi? parce que le nuage de l’amour-propre obscurcissait l’oeil de mon intelligence Mais vous avez dissipé mes ténèbres, ô Trinité éternelle, par votre lumière. Et qui pourrait s’élever jusqu’à vous, et vous rendre grâce pour l’immense don et les bienfaits si généreux que vous m’avez accordés, et pour la doctrine de vérité que vous venez de me livrer? Cette doctrine est vraiment une grâce particulière ajoutée aux grâces que vous donnez communément aux autres créatures. Vous avez voulu condescendre à mes besoins et aux besoins de celles de vos autres créatures, qui, à l’avenir, voudront bien arrêter leur regard sur cette doctrine comme sur un miroir. Et maintenant, Seigneur, répondez, vous, pour moi-même. C’est vous qui avez donné, chargez-vous encore de payer la dette de reconnaissance qu’appellent vos dons; et pour cela répandez en moi cette lumière de grâce, qui seule peut me permettre de vous remercier. Revêtez, revêtez-moi, faites que je me revête de vous, ô Vérité éternelle, afin que ma course en cette vie mortelle se poursuive dans une véritable obéissance et à la lumière de la très sainte foi. "

Jusqu’ici j’ai rapporté les paroles de la sainte avec toute la fidélité qui m’a été possible. Je les ai prises dans son livre et traduites en latin, sans rien changer aux pensées, et en les transcrivant littéralement, autant que la phrase latine me l’a permis. Ces paroles, attentivement considérées, vous permettront, lecteur, de vénérer l’excellence de notre sainte vierge non seulement dans sa manière de vivre, mais dans son enseignement de la vérité; enseignement tout à fait admirable chez une femme. De plus, si vous réfléchissez à ce qui vient d’être écrit, vous verrez s’en dégager, ce que nous voulions vous montrer, le suprême désir qu’avait Catherine, de mourir et d’être avec le Christ. Elle savait et comprenait, surtout à cette époque de sa vie, qu’être avec le Christ était de beaucoup le meilleur des biens, le bien qui est la fin et la perfection de tout bien. Voilà pourquoi son désir, tant qu’il n’eut pas obtenu satisfaction, ne fit que croître en son cœur, depuis le jour où, encore adolescente, elle contracta avec le Christ ces fiançailles, que nous avons racontées au dernier chapitre de la première partie; jusqu’à l’heure où son âme, abandonnant son corps, s'en alla consommer ce mariage spirituel. C’est de ce départ pour le ciel que nous allons parler dans le chapitre suivant.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE IV

MORT DE LA SAINTE VIERGE CATHERINE DE SIENNE .-DISCOURS QUELLE ADRESSA, AVANT SA MORT, AUX ENFANTS SPIRITUELS QUELLE AVAIT ENGENDRES DANS LE CHRIST.INSTRUCTIONS QU’ELLE LEUR DONNE A TOUS EN GÉNERAL, ET A CHACUN DEUX EN PARTICULIER.- VISION QU’A EUE DAME SEMIA A L’HEURE MEME DU TREPAS DE LA SAINTE.

  

Les renseignements utilisés ici par mon pauvre talent de narrateur sont empruntés aux relations fidèles des témoins dont j’ai donné plus haut les noms et la biographie. J’ai trouvé leur témoignage dans des écrits, que j’ai encore auprès de moi, ou je l’ai recueilli dans des entretiens de vive voix, dont ma mémoire a jusqu’ici gardé le souvenir.

Notre bienheureuse vierge, voyant et comprenant, peut-être à la suite d’une révélation particulière que l’heure de sa mort approchait, fit appeler autour d’elle toute la famille qui l’avait suivie, c’est-à-dire tous les enfants spirituels que le Seigneur lui avait donnés, et leur adressa à tous, en général, un long et remarquable discours, pour les exhorter à progresser dans la vertu. Elle y développa en particulier certains points plus importants que j’ai trouvés notés dans les écrits des témoins précités et qui méritent que nous ne les passions pas sous silence.

Son enseignement premier et fondamental fut que celui qui entre au service de Dieu doit nécessairement s’il veut vraiment posséder Dieu, arracher de son coeur toute affection sensible non seulement pour les personnes, mais pour n’importe quelle créature, et tendre à son divin Créateur, dans la simplicité d’un amour sans partage. Car, ainsi qu’elle le disait, le coeur ne peut se donner totalement à Dieu, s’il n’est libre de tout autre amour et s’il ne s’ouvre dans une franchise qui exclut toute réserve. Elle affirmait que ce dépouillement avait été, depuis son enfance, l’objet principal de ses efforts et de son application. Elle dit aussi avoir reconnu qu’on ne pouvait sans l’oraison arriver à cet état où l’âme donne tout son cœur à Dieu. Elle assurait qu’il est de toute nécessité que l’oraison soit fondée sur l’humilité. Celui qui prie doit bien se garder de se confier en sa propre vertu, mais reconnaître au contraire que, de lui-même, il n’est rien. Elle ajoutait qu’elle s’était toujours efforcée de s’appliquer avec grand soin à l’oraison, afin d’acquérir l’habitude de prier continuellement car elle voyait bien que les vertus puisent dans l’oraison leur augmentation et leur vigueur, tandis que, sans ce secours, elles s’affaiblissent et disparaissent. Elle pressait donc vivement ceux et celles à qui elle parlait de faire tous leurs efforts pour persévérer dans la prière, qu’elle distinguait en prière vocale et mentale. Elle leur enseignait qu’ils devaient avoir certaines heures déterminées pour la prière vocale, mais que leur prière mentale actuelle on habituelle devait être continuelle.

Elle dit aussi qu’à la lumière d’une foi vive elle avait vu et compris dans son esprit que tout ce qui lui arrivait ou arrivait aux .autres venait de Dieu, qui n’agissait jamais par haine, mais toujours dans un grand amour de ses créatures. C’est dans cette pensée qu’elle conçut et trouva cette obéissance amoureuse et prompte aux volontés du Seigneur et aux ordres de ses supérieurs, ordres qu’elle considérait toujours comme lui venant de Dieu pour les besoins de son salut ou l’augmentation des vertus dans son âme. Elle affirma encore que, pour acquérir la pureté de l’esprit, l’homme doit se garder de tout jugement vis-à-vis du prochain et de tout commentaire inutile sur les actes de ses frères. En toute créature, nous ne .devons considérer que la volonté de Dieu. Aussi recommandait-elle avec beaucoup d’instance de ne juger aucune créature et pour aucun motif, c’est-à-dire de ne jamais mépriser ou condamner personne par manière de jugement, même ceux qu’on voit pécher. En face d’un acte qui est évidemment coupable, on doit compatir an pécheur, répandre des prières pour lui devant le Seigneur, mais non pas avoir pour ce malheureux du dédain ou un jugement de mépris.

Elle déclara qu’elle avait toujours eu et mis dans la divine Providence sa plus ferme espérance et sa plus entière confiance. Elle invitait tout le monde à cette même confiance et racontait comment elle avait découvert et reconnu que la puissance et l’efficacité de cette Providence dépassaient de beaucoup ce que nous pouvions imaginer. Elle disait alors à ses enfants spirituels qu’eux-mêmes l’avaient expérimenté avec elle, quand le Seigneur avait si merveilleusement pourvu à leurs besoins. Elle ajoutait que jamais la divine Providence n’abandonne ceux qui se confient à ses soins, mais qu’elle a pour eux des attentions particulières.

Après ces salutaires exhortations et d’autres encore, notre vierge conclut son discours par le précepte du Sauveur. Elle supplia humblement et instamment ses enfants de s’aimer les uns les autres. Elle leur disait avec une douce ferveur, et leur répéta plusieurs fois: " Aimez-vous les uns les autres, mes très chers enfants, aimez-vous. " Ils devaient montrer qu’ils avaient été et voulaient être ses fils spirituels par la charité qu’ils auraient les uns pour les autres. C’était à cette condition qu’elle se considérait comme leur mère, et les accepterait pour enfants. Elle disait en outre, qu’en s’aimant ainsi mutuellement, ils seraient sa gloire et sa couronne; elle les traiterait alors toujours comme ses fils, et prierait la divine Bonté de répandre dans leurs âmes une abondance de grâce pareille à celle que son âme à elle avait reçue de cette même Bonté.

Usant en quelque sorte de l’autorité que lui donnait sa charité, elle leur commanda d’offrir continuellement au Seigneur, dans une humble et dévote prière, d’ardents désirs pour la réforme et le bon état de la sainte Église de Dieu et pour le Vicaire du Christ. Elle affirmait qu’elle-même avait porté ce même désir en son cœur pendant toute sa vie, mais plus particulièrement depuis ces sept dernières années, pendant lesquelles elle n’avait pas cessé un instant de présenter cette demande à la Majesté et à la Bonté divines. Elle avoua sans détour que, pour obtenir ce qu’elle demandait ainsi, elle avait supporté dans son corps beaucoup de peines et d’infirmités, et qu’au moment même où elle parlait ainsi elle souffrait pour cette même cause de très cruels tourments. Elle ajouta que Satan, ayant autrefois reçu de Dieu la permission d’accabler le corps de Job d’infirmités et de souffrances, semblait avoir de même reçu du Seigneur la liberté de tourmenter et d’affliger son corps à elle par des tortures si nombreuses et si variées que de la plante des pieds à la tête, on ne voyait plus sur ce corps aucune partie saine. Chaque membre avait son supplice spécial et parfois même souffrait de plusieurs douleurs en même temps. Toutes les personnes présentes s’en fussent parfaitement rendu compte, alors même que la sainte n’en eût pas parlé. Elle dit enfin "Il me semble évident, mes très chers, que mon Époux bien-aimé a tout disposé et voulu pour qu’après les peines reçues de sa bonté mon âme, emportée dans l’élan et l’ardeur de son désir, soit arrachée à sa ténébreuse prison et retourne à son principe. "

Les témoins que j’ai cités plus haut racontent ici, dans leurs écrits, que les souffrances de Catherine leur paraissent à ce moment effrayantes et insupportables pour quiconque n’eût pas eu le secours d’une grande grâce de Dieu. Ils admiraient comment la sainte les endurait avec calme, sans aucun signe de tristesse. Pendant qu’ils s’étonnaient ainsi et versaient des larmes de douleur, la sainte continua: " Mes enfants bien-aimés, ne vous affligez pas de mon trépas, mais réjouissez-vous plutôt avec moi, et félicitez-moi de ce que j’abandonne ce lieu de douleurs pour aller me reposer dans cet océan de paix qu’est le Dieu éternel. Je vous affirme et vous promets que je vous serai plus utile après ma mort que je ne l’ai jamais été ou pu l’être en cette vie ténébreuse et pleine de misères. Cependant je remets nia vie, ma mort, je m’abandonne tout entière aux mains de mon éternel Époux; s’il voit que cela puisse être utile à quelque créature et qu’il veuille me laisser encore peiner et souffrir, je suis prête à souffrir, cent fois le jour si c’était possible, la mort et la torture, pour l’honneur de son Nom et le salut du prochain. Mais, s’il lui plaît que je m’en aille maintenant, sachez, mes très chers fils, que j’ai donné ma vie pour la sainte Eglise, ce que j’attribue à une grâce toute particulière du Seigneur.

Après cela, elle appela ses disciples les uns après les autres et leur indiqua le genre de vie qu’ils devaient particulièrement embrasser après sa mort. Elle voulut que tout me fût soumis et qu’on eût recours à moi, comme à elle. Elle recommanda à certains de ses enfants la vie religieuse, à d’autres la vie érémitique, à quelques-uns l’entrée dans la cléricature. Elle mit Alexia à la tête des femmes, de celles en particulier qui étaient Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. C’est l’Esprit-Saint qui lui inspira toutes ces dispositions particulières, car la suite montra qu’elles furent toutes salutaires aux âmes. Elle demanda ensuite pardon à tous en disant : " Mes bien-aimés, j’ai toujours eu le désir et une vraie soif de votre salut, je n’ose pas le nier, et cependant je. sais néanmoins que j’ai bien souvent manqué à mes devoirs envers vous. Je n’ai pas été pour vous, par mes exemples, cette lumière spirituelle, ce modèle de vertu et de bonnes œuvres que j’aurais dû et pu être, si j’avais été la vraie servante et parfaite épouse de Jésus-Christ. Je n’ai pas eu non plus autant de soin et de souci que j’aurais dû en avoir pour vos nécessités corporelles. C’est pourquoi je vous demande à tous en général et à chacun en particulier pardon et indulgence. Je vous en prie humblement et instamment, et j’y exhorte encore une fois chacun de vous, suivez jusqu’à la fin la voie et les sentiers de la vertu. En agissant ainsi, vous serez, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, mn joie et ma couronne. " C’est sur ces paroles qu’elle finit son discours.

Ayant ensuite appelé son confesseur, elle fit sa confession générale, comme elle la faisait d’ailleurs tous les jours, j’en suis certain, et demanda humblement qu’on lui apportât à l’heure et avec la solennité qui convenaient le très doux sacrement de la sainte Eucharistie et les autres sacrements des malades. Elle obtint tout ce qu’elle désirait et demanda qu’on lui accordât l’indulgence plénière, en la forme où elle lui avait été gracieusement concédée par tes deux papes Grégoire XI et Urbain VI. C’est alors que l’agonie commença, et que la sainte engagea avec l’antique ennemi une dernière lutte que les assistants purent suivre aux mouvements et aux paroles de la mourante. Tantôt elle se taisait, tantôt elle répondait, puis elle souriait comme si elle se fût moquée de ce qu’elle entendait ou bien encore elle s’enflammait de colère. Voici en particulier un détail qui, par une permission de Dieu, les a tout spécialement frappés et qu’ils m’ont signalé. Après avoir un instant gardé le silence comme si elle eût écouté quelque accusation portée contre elle, Catherine répondit d’un air joyeux: " La vaine gloire? jamais. La vraie gloire et la louange du Seigneur? assurément. " La divine Providence avait bien ses raisons pour nous faire entendre ces paroles. Beaucoup d’hommes entendus en matière de spiritualité, et même des femmes, en voyant l’affable charité de la sainte et les grâces extraordinaires que Dieu lui accordait, pensaient qu’elle du moins y prenait plaisir et que, pour ce motif, elle trouvait un certain charme à vivre au milieu du monde. Plusieurs, en me parlant d’elle, m’ont dit quelquefois à moi-même : " Pourquoi cette vagabonde court-elle ainsi? Elle est femme. Pourquoi ne reste-t-elle pas dans sa cellule si elle veut servir Dieu? " Cette accusation trouve une réponse suffisante dans les dernières paroles de notre sainte, si on veut bien les considérer attentivement. " La vaine gloire? jamais; la louange et la vraie gloire de Dieu? assurément. " C’était dire ouvertement : " Ce n’est pas à cause de la vaine gloire que je courais les chemins on faisais n’importe laquelle de mes oeuvres, mais tout était à la louange et à l’honneur du Nom du Sauveur. " Et j’en puis fournir un sûr témoignage, moi qui ai entendu Si souvent ses confessions générales ou particulières et qui ai examiné avec soin tous ses actes.

Elle agissait toujours sur l’ordre exprès et sous l’inspiration de Dieu. Non seulement elle n’avait pas souci des louanges humaines, mais elle ne pensait pas même aux hommes, si ce n’est quand elle priait pour leur salut ou y travaillait. Tous ceux qui n’ont pas vu de près cette âme ne peuvent croire à quel degré elle était exempte de toute passion humaine, même de celles qu’on trouve habituellement chez les personnes de vertu commune. On voyait se réaliser en elle cette parole de l’Apôtre: " Notre conversation est dans les cieux (Phil 3,20) " Rien ne pouvait l’arracher un seul instant à ses aspirations où affaiblir l’ardeur de sa charité. Le vent de la vaine gloire, pas plus qu’aucun autre mouvement déraisonnable, ne pouvait trouver place en cette âme.

Mais revenons-en à ce que nous disions. Catherine, après une longue lutte, obtint enfin la victoire, revint à elle et fit à nouveau cette confession générale, qu’on fait ordinairement publiquement ( En récitant la prière du Confiteor) Elle demanda, pour plus d’assurance, une nouvelle absolution et le renouvellement de l’indulgence plénière, suivant en cela, je pense, l’enseignement et l’exemple des Martin, des Jérôme et des Augustin. Tous ces saints ont montré aux fidèles, par leurs paroles et par leurs actes, que nul chrétien, si haute que soit sa vertu, ne doit quitter cette vie sans les larmes de la pénitence et sans une profonde contrition des fautes qu’il a commises. C’est ainsi que nous voyons Augustin, dans sa dernière maladie, faisant écrire sur le mur, en face de son lit, les sept psaumes de la Pénitence, qu’il lisait continuellement, en versant d’abondantes larmes. Jérôme, à ses derniers moments, confessait publiquement ses défauts et ses péchés. Martin, agonisant, enseigna à ses disciples, par sa parole et sa conduite, qu’un chrétien doit mourir avec le cilice et sur la cendre, pour témoigner de ses sentiments d’humble pénitence. Désireuse de les imiter, notre sainte donna tous les signes d’une grande pénitence intérieure, et demanda humblement et à plusieurs reprises l’absolution de ses péchés et la remise des peines qu’ils avaient méritées.

Puis les forces de son corps commencèrent à l’abandonner, ainsi que me l’ont rapporté les personnes présentes. Mais Catherine ne pouvait s’empêcher de continuer à donner de saints avertissements à ses fils en Notre-Seigneur, non seulement à ceux qui étaient là, mais aussi aux absents. Car à ce dernier moment, m’ont-ils raconté, elle se souvint de moi et leur dit : "Ayez recours à Frère Raymond dans vos doutes et vos nécessités; dites-lui qu’il n’aie ni découragement, ni crainte, quels que soient les événements dont il soit le témoin. Je serai avec lui, je le délivrerai toujours de tout péril. Et quand il ne fera pas ce qu’il doit, je saurai le reprendre, pour qu’il se corrige et s’amende." On m’a assuré, qu’elle a très souvent répété ces paroles et qu’elle les a redites, tant qu’elle a eu la force d’articuler un son. Quand elle vit que l’heure était venue de sortir de ce monde, elle dit encore : " Seigneur, je remets mon âme entre vos mains a, puis cette sainte âme, délivrée de sa chair ainsi qu’elle le désirait depuis si longtemps, alla enfin rejoindre, dans une inséparable, et éternelle union, l’Éoonx qu’elle avait aimé d’amour si ineffable. C’était en l’an du Seigneur 1380, le 29 avril, un dimanche, vers l’heure de Tierce. A cette heure j’étais à Gênes. Il me sembla que l’esprit de notre sainte me disait toutes les paroles que je viens de rapporter, et qu’elle avait ordonné de me redire j’en prends à témoin la Vérité première, qui ne trompe pas et n’est pas trompée. Mais mon esprit aveuglé ne comprit pas alors d’où venaient ces paroles, que j’entendis cependant distinctement et dont je saisis parfaitement le sens.

J’étais donc à Gênes, où j’exerçais la charge de Provincial conformément aux lois de mon Ordre. Le temps approchait où devait se tenir, à Bologne, le Chapitre pour l’élection d’un nouveau Maître Général. Je me préparais à quitter Gênes, avec quelques autres religieux et Maîtres en théologie. Nous avions l’intention d’aller par mer jusqu’à Pise, et de nous rendre de là à Bologne, à la garde de Dieu. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait. Nous avions loué pour ce voyage une barque, et nous attendions, pour mettre à la voile, un temps favorable, car celui qu’il faisait à ce moment n’était pas ce que nous désirions. Le matin même de la mort de Catherine, je descendais à l’église où les Frères célébraient ce jour-là la fête du bienheureux Pierre martyr. Malgré mon indignité, je dis une messe basse, puis je remontai au dormitorium (corridor sur lequel donnent les portes des cellules des religieux) y préparer mon petit paquet de voyage. En passant devant l’image de la glorieuse Vierge ( Il doit y avoir une image de la Vierge dans chaque dormitorium), je dis à voix basse la Salutation Angélique, comme le font habituellement les religieux, et je m’arrêtai par hasard un instant. C’est alors que j’entendis une voix, qui ne résonnait pas dans l’air, et prononçait, non pas à l’oreille de mon corps, mais à celle de mon âme, des mots dont je comprenais mieux le sens que s’ils m’eussent été apportés par quelque son extérieur. Je ne saurais autrement décrire cette voix, si toutefois on peut l’appeler voix puisqu’elle n’avait pas de résonance au dehors. Quoi qu’il en soit, cette voix faisait entendre distinctement à mon âme les paroles suivantes : " Sois sans crainte; je suis ici pour toi; je suis au ciel pour toi. Je te protégerai, je te défendrai; sois tranquille, ne crains rien; je me tiens ici pour toi. " Ces paroles intérieures me troublèrent profondément, et je me demandai ce que voulaient dire ces consolations et cette promesse de sécurité. Je ne pouvais à ce moment les attribuer qu’à Marie la Mère de Dieu, que je saluais, mais en considérant mon indignité, je n’osais m’arrêter à cette supposition. Je pensais être menacé de quelque grand malheur, et je priais en conséquence la Mère de miséricorde, qui console habituellement toujours les affligés, de faire en sorte q ne cette rassurante promesse me rendît plus prudent et mieux disposé à souffrir avec calme tout ce qui m’arriverait. Comme j’avais prêché en ville la croisade contre les schismatiques, je soupçonnais la possibilité d’une rencontre en mer avec leurs partisans, qui nous maltraiteraient peut-être, moi et les miens. Toutes ces imaginations m’empêchèrent de pénétrer le mystère de cette intervention du Seigneur très miséricordieux, envoyant l’esprit de son épouse secourir la faiblesse de ma pusillanimité, faiblesse bien connue de la sainte, mais bien mieux connue encore du Seigneur, son Époux. Aussi ce récit me semble-t-il être pour moi, sujet de honte plutôt que de vanité, voilà pourquoi je l’écris en pleine sécurité, craignant seulement que, pour m’éviter un peu de confusion, je ne taise la gloire de l’Époux et de l’épouse, dont les bienfaits m’ont si bénignement réconforté.

D’ailleurs, pour ne pas vous laisser croire que je suis le seul absent, qui ait appris par révélation la mort de la sainte, je dois vous raconter une vision, qu’eut une dame romaine, à l’heure même où Catherine mourait. C’est cette même dame qui me l’a rapportée, avec grande dévotion et en m’en certifiant l’absolue vérité. Et ce n’est pas à la légère et sans informations, que j’ai accepté son témoignage. Je connaissais déjà depuis près de vingt ans sa conscience et sa vie, quand ces faits sont arrivés, car elle s’adressait ordinairement à moi pour la confession et me consultait dans tous ses doutes. Aussi suis-je absolument sûr du récit que j’écris.

Il y avait donc à Rome, au temps où notre vierge y mourut, une dame qui avait cinq fils et s’appelait Semia. Elle appartenait à une famille, qui n’était ni du vulgaire, ni de la noblesse, mais avait une nombreuse parenté dans la bourgeoisie de la ville. Dès avant la, mort de son mari, et plus parfaitement encore depuis, Semia s’était consacrée au service du Très-Haut. Elle faisait des pèlerinages et des visites aux églises de Rome. Elle s’était pour ainsi dire donnée tout entière à la prière, et persévéra longtemps dans ce genre de vie. Elle avait l’habitude de se lever en tout temps la nuit pour prier, puis elle sommeillait un instant, la .tête appuyée sur son lit, afin de trouver dans ce repos, les forces suffisantes, pour les fatigues de ses pieuses pérégrinations. Quand notre sainte vint à Home, cette dame, informée déjà par moi-même et par d’autres encore, de l’excellence des vertus de Catherine, lui rendit aussitôt visite, et goûta si fort le charme de sa compagnie, qu’elle nous avouait ensuite que la vierge était deux fois plus parfaite que nous ne le lui avions dit. Elle entra dans la familiarité de Catherine, et la revit souvent depuis. Mais ses pèlerinages quotidiens et le soin de ses cinq fils l’obligeaient à passer quelquefois plusieurs jours, sans voir sa sainte amie, et c est ainsi qu’elle ignora la gravité de la maladie de notre vierge.

Dans la nuit qui précéda le matin, où notre bienheureuse quitta son corps, dame Semia s’était donc levée comme d’habitude, pour prier. Son oraison finie, aux premières lueurs de l’aurore, elle pensa que ce jour-là, qui était un dimanche, il lui fallait se lever plus tôt qu’à l’ordinaire pour assister à la grand’messe, et pouvoir cependant préparer elle-même le repas de ses enfants, car elle n’avait f as d’aide à ce moment à la maison. Elle ne fit donc qu’appuyer sa tête sur l’oreiller, avec l’intention de ne sommeiller qu’un instant et de se lever de bonne heure ; aussi, comme cela arrive toujours quand on a l’esprit soucieux, pensait-elle tout en dormant, à sa résolution de secouer promptement le sommeil. Pendant qu’elle se disait en cet état de somnolence : "Il faut te lever de bonne heure pour préparer le repas et arriver à temps à l’églîse ", elle vit un bel enfant, qui paraissait avoir de huit à dix ans, et qui lui dit : " Je ne veux pas que tu t’éveilles et que tu te lèves sitôt, avant d’avoir vu ce que je veux te montrer. " Semia prenait grand plaisir à contempler cet enfant; mais, toujours en souci de la messe, elle répondait : " Laissez-moi me lever, mon bon enfant, car je ne puis manquer aujourd’hui la grand’messe. " . " Je ne veux pas absolument que tu te lèves ", répartit l’enfant avant que tu n’aies vu les merveilles que je veux te montrer de la part de Dieu, et il parut la tirer par ses habits et la conduire en un lieu large et spacieux, où elle vit une forme d’oratoire ou d’église et, dans le choeur de cet oratoire, un tabernacle d’argent très beau, mais fermé. L’enfant lui dit alors: "Attends un peu et tu verras ce qu’il y a dans ce tabernacle. "

Elle vit apparaître aussitôt un autre enfant, semblable au premier; il appliqua une échelle contre le tabernacle d’argent qui était situé à une certaine hauteur, et, montant à cette échelle, ouvrit avec une clef d’or la porte du tabernacle. Quand cette porte fut ouverte, Semia vit une jeune fille, parée avec une magnificence et un éclat incomparables. Son vêtement était resplendissant de blancheur et orné de bijoux.

Sur sa tête étaient trois couronnes, si bien agencées ensemble qu’on les voyait les trois tout entières. Celle de dessous était d’argent et blanche comme neige; la seconde était d’argent mêlé d’or, et rouge par endroits comme les étoffes rouges à brocarts d’or. La troisième était d’or pur, mais tout incrustée et ornée de perles et de pierres précieuses. A ce spectacle, la pieuse dame se demanda quelle était cette jeune fille si brillamment parée; après l’avoir bien regardé, elle reconnut parfaitement dans ce visage les traits de la Vierge Catherine de Sienne ; mais, comme elle savait Catherine beaucoup plus âgée que la vision ne l’indiquait, elle crut qu’il s’agissait d’une autre personne. L’enfant, qui lui était apparu le premier, lui demanda alors si elle reconnaissait cette jeune fille. Cette figure est bien la figure de Catherine de Sienne, répondit la voyante, mais ce n’est pas son âge ", et elle continua longtemps encore de regarder, toujours hésitante. L’apparition sourit alors et dit aux enfants: " Vous voyez bien qu’elle ne me reconnaît pas. " A ce moment, apparurent quatre autres enfants semblables aux premiers, avec une chaise à porteurs, disposée en forme de lit nuptial et drapée d’étoffes précieuses, couleur de pourpre. Ils la déposèrent près du tabernacle, montèrent avec agilité jusqu’en haut et voulurent prendre dans leurs bras la jeune fille couronnée pour la placer sur le lit. Celle-ci leur dit alors " Laissez-moi tout d’abord aller à celle qui me voit maintenant, sans me reconnaître. " Et, sur cette parole, elle s’approcha, comme en volant, de Semia et lui dit: " Semia, tu ne me reconnais pas? Je suis Catherine de Sienne comme te l’indique mon visage. ". " Etes-vous donc Catherine, ma Mère spirituelle, répondit Semia. - Oui, je le suis, rappelle-toi bien ce que tu as vu et ce que tu vas voir. " Après avoir prononcé ces dernières paroles, la jeune fille fut ramenée parles six enfants, placée sur le lit, et emportée aussitôt vers les cieux. Pendant que Semia la regardait monter, un trône apparut dans le ciel, et sur ce trône était assis un roi, portant une couronne de pierreries et tenant à la main droite un livre ouvert. Les enfants élevèrent la vierge et son lit de parade jusqu’aux marches du trône et aux pieds de Celui qui y était assis. C’est là qu’ils déposèrent leur précieux fardeau. La jeune vierge se prosterna aux pieds du roi, pour l’adorer, puis le roi lui dit: " Sois la bienvenue, mon épouse bien-aimée et mn fille Catherine. " Ensuite, sur l’ordre du roi, la vierge releva la tête et lut dans le livre ouvert, pendant le temps qu’on met à réciter pieusement une fois l’Oraison Dominicale. Enfin elle se leva, toujours sur l’ordre du roi, et se tint debout près du trône pour attendre la reine, qui paraissait venir vers le roi, en amenant avec elle une grande troupe de vierges. Quand la reine se fut approchée, la nouvelle bienheureuse se hâta de descendre du degré où elle se trouvait, fléchit les genoux et adora la Souveraine des cieux, qui l’accueillit en lui tendant les bras et lui dit: " Sois la bienvenue, Catherine, ma fille bien-aimée. Puis, la relevant, elle l’admit au baiser de paix. Après quoi, Catherine, ayant adoré une seconde fois l’impératrice du ciel, en reçut l’ordre de se joindre aux autres vierges, qui la reçurent avec grande joie, et lui donnèrent aussi le baiser de paix.

En contemplant toute cette vision, Semia s’écriait à haute voix: " O Notre-Dame ! O Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ! intercédez pour nous! " et encore: "  O bienheureuse Marie-Madeleine, ô bienheureuse Catherine! ô bienheureuse Agnès ! ô bienheureuse Marguerite, priez pour nous! " Elle m’a en effet affirmé que cette scène lui paraissait bien se passer au ciel. Elle on suivait tous les détails, comme si elle se fût trouvée au pied de quelques degrés, qui seuls l’eussent séparée du lieu élevé où se tenait l’apparition. Elle ajoutait avoir très bien reconnu et distingué non seulement la bienheureuse Mère de Dieu, mais toutes les autres saintes et chacune d’elles en particulier. Elle les appelait toutes par leurs noms, car toutes portaient le signe de leur martyre. Catherine avait une roue, Marguerite un dragon à ses pieds, Agathe montrait son sein déchiré, et ainsi des autres. Finalement, Catherine fut placée au milieu de ces vierges qui, toutes, la félicitaient, et couronnée dans la gloire, comme nous l’avons dit.

A ce moment dame Semia s’éveilla, et, secouant le sommeil, elle ouvrit les yeux et s’aperçut que le soleil était déjà bien haut. On était à peu près à l’heure de Tierce. Fort affligée de ce retard, tant à cause de la messe qu’à cause du repas qu’elle avait à préparer pour ses fils, elle se mit à chercher en son esprit la signification de cette vision extraordinaire. Elle ne savait pas et ne croyait pas que notre sainte fût morte, bien qu’elle la sût malade, car, occupée depuis plusieurs jours à d’autres affaires, elle n’avait pu rendre visite à Catherine, qui, d’ailleurs, se guérissait habituellement des plus graves maladies. Semia crut donc plutôt qu’au moment de cette vision la sainte avait eu, de son côté, quelques-uns de ces ravissements qui lui étaient habituels et reçu du Seigneur de grandes révélations. Mais en même temps le retard qui lui faisait craindre de ne plus pouvoir trouver de messe ce Jour-là lui donnait à soupçonner quelque ruse de l’ennemi qui l’aurait fait ainsi manquer à la messe du dimanche et désobéir à la loi de l’Église. Elle se hâta donc de mettre le pot-au-feu et de courir à l’église paroissiale, se disant en son cœur: Si je suis privée de la messe, ce me sera un signe que cette vision m’est venue de l’antique ennemi; mais si j’arrive assez tôt, je dirai qu’il faut bien attribuer l’apparition aux mérites de ma Mère Catherine. " Quand elle entra à l’église, l’évangile était fini et on chantait déjà l’offertoire. Tout attristée, elle se dit alors: "Malheureuse, j’ai été trompée par l’ennemi." Elle revint aussitôt à la maison pour soigner un peu sa cuisine et chercher ensuite dans d’autres églises si elle pourrait avoir une messe entière.

Pendant qu’elle était occupée à la maison, elle entendit une cloche sonner la messe dans un monastère de religieuses tout voisin. Elle en fut si joyeuse et se pressa tellement de se rendre à cette église qu’elle oublia de mettre dans la marmite les choux qu’elle avait préparés et lavés pour les faire cuire. Elle ferma soigneusement sa porte à clef, et partit sans laisser personne chez elle. Elle arriva à l’église du monastère au commencement de la messe et se dit joyeusement à elle-même: " Satan ne m’a donc pas trompée comme je le croyais. " Elle craignait bien encore un peu la mauvaise humeur de ses fils, qui étaient déjà d’âge avancé, car elle savait bien qu’il lui était cette fois impossible de préparer leur repas pour l’heure voulue, Mais elle abandonna le tout au Seigneur, afin d’avoir au moins la consolation d’assister à la messe. Elle pria néanmoins le Sauveur de faire en sorte, s’il était l’auteur de la vision, que ce retard ne mécontentât pas trop ses enfants dont elle redoutait fort la sévérité, et elle entendit complètement la grand’messe.

Comme elle revenait à la maison après l’office, elle trouva sur le chemin ses fils qui, venant au-devant d’elle, lui dirent : " Mère, l’heure est déjà avancée, faites que nous puissions dîner. - Attendez un peu, mes fils bien-aimés, leur dit-elle, tout sera prêt dans un instant. " Elle courut à la maison, la trouva close comme elle l’avait laissée, et ouvrit la porte. Elle pensait se hâter d’achever ce qui restait à faire, mais tout était fini. Les choux étaient dans la marmite avec la viande, et le tout était cuit à point, si bien qu’on pouvait se mettre à table immédiatement. Toute surprise, elle reconnut de suite que le Seigneur l’avait merveilleusement exaucée et se proposa d’aller aussitôt après-dîner en parler à Catherine, qu’elle croyait encore en vie. Ses fils n’étaient pas loin; elle les invita joyeusement à se mettre à table, et, pendant qu’ils mangeaient, elle pensait toujours à cette admirable vision, que deux grâces miraculeuses venaient de confirmer. Ses fils, qui ne savaient rien , trouvaient le repas bien meilleur qu’à l’ordinaire; et Semia, repassant en son cœur tout ce qu’elle voyait et avait vu, se disait en elle-même, ainsi qu’elle me l’a tout particulièrement affirmé : " O ma Mère bien-aimée, vous êtes entrée dans nia maison, les portes fermées pour me faire nia cuisine. Je sais maintenant que vous êtes une sainte une vraie servante du Christ. "

Cependant rien de tout cela ne lui faisait encore soupçonner la mort de la sainte, et quand ses fils se furent retirés après le repas, elle se rendit à la maison de la vierge et frappa comme d’habitude à la porte. Personne ne lui répondit, et les voisines lui dirent que Catherine était allée visiter les sanctuaires et qu’il n’y avait personne à la maison. Elle le crut et s’en alla. En réalité tous ceux qui étaient à l’intérieur se lamentaient et pleuraient la Mère spirituelle, qui venait de les laisser orphelins au milieu de ce siècle mauvais. Mais ils cachaient cette mort aux autres, tant pour éviter le tumulte d’un rassemblement populaire que pour prendre d’abord le conseil d’hommes discrets, au sujet de l’organisation des funérailles. Quelques-uns seulement, et en petit nombre, avaient été envoyés au dehors et, de l’extérieur, ils avaient fermé la porte, comme s’il n’était resté personne à la maison. De cette manière ils pouvaient, sans gêne aucune, soulager leur douleur en pleurant, et délibérer plus tranquillement sur ce qu’il y avait à faire. En dernier avis, ils décidèrent qu’on porterait le corps de la vierge à l’église des Prêcheurs, vulgairement appelée Sainte-Marie-dela-Minerve et qu’on y célébrerait les funérailles, autant que le Seigneur le permettrait. Que dire encore? Ils usèrent de tous les moyens possibles pour cacher la mort de Catherine, et firent secrètement toutes leurs démarches; niais ils ne purent garder un tel secret que l’Époux de la sainte ne trouvât moyen de les signaler davantage à l’attention du public. Dès que le corps eut été porté à l’église, tout le peuple de la ville le sut. Il y eut aussitôt affluence d’une immense multitude, qui se pressait pour toucher les habits et les pieds de la sainte. Les enfants spirituels de Catherine et les religieux du couvent craignirent même que les vêtements et le corps de la bienheureuse ne fussent déchirés et mis en morceaux par la foule, qui se pressait tout autour; et ils placèrent le corps à l’intérieur des grilles de fer d’une chapelle latérale dédiée au bienheureux Dominique. Nous dirons au chapitre suivant ce qui en arriva.

Sur ces entrefaites, dame Semia passa par hasard devant l’église et, voyant cette foule tumultueuse, demanda la cause d’un tel rassemblement. On lui dit aussitôt que Catherine de Sienne était morte, que son corps se trouvait dans l’église, et que c’était là ce qui avait attiré une telle affluence de peuple. Sur cette réponse, elle s’approcha aussitôt, tout en larmes, du lieu où était déposé le saint corps, et dit aux filles spirituelles de la sainte qui entouraient le cercueil

O femmes cruelles ! pourquoi m’avez-vous caché la mort de ma très douce Mère ? pourquoi ne m’avez-vous pas appelée à l’heure de son trépas? " Et comme elles s’excusaient, Semia leur demanda : " Dites-moi à quel moment Catherine a quitté son corps. " Elles répondirent : " C’est hier, vers l’heure de la Tierce, qu’elle a rendu son âme à son Créateur." Semia, se déchirant le visage avec ses ongles, s’écria: "Je l’ai vue, j’ai vu mn Mère bien-aimée quitter son corps, je l’ai vue emportée au ciel par les anges, couronnée de trois couronnes très précieuses, parée d’habits blancs et resplendissants. Je sais maintenant que le Seigneur m’a envoyé un ange et m’a montré l’heureuse fin de mn Mère, tout en me réservant une messe jusqu’à une heure tardive. Bien plus, il m’a miraculeusement aidé au service de la cuisine. O Mère! O Mère! Pourquoi n’ai-je pas compris, à cette vision, que vous aviez quitté ce monde? Et elle raconta tout ce qui lui était arrivé aux enfants spirituels de Catherine qui entouraient et gardaient le saint corps. Mais terminons ici le présent chapitre.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

 

CHAPITRE V

PRODIGES ET MIRACLES OPÉRÉS PAR LE SEIGNEUR APRES LA MORT DE NOTRE SAINTE, TANT AVANT QU’APRES SA SÉPULTURE. JE NE PARLE QUE DE CEUX QUE J’AI PU CONNAITRE, CAR IL S’EN EST FAIT BEAUCOUP D’AUTRES DONT ON N’A PAS GARDE LE SOUVENIR.

Notre vierge avait donc achevé le cours de son pèlerinage et obtenu sa récompense; mais même alors la Vertu divine qui l’avait toujours accompagnée en cette vie voulut encore manifester aux infidèles les mérites de la sainte. Ainsi que nous en avons dit un mot tout à’ l’heure, personne n’avait appelé ou fait appeler la foule auprès de la défunte; plusieurs même cherchaient à cacher cette mort, et cependant presque tout le peuple de Rome accourut à l’église où étaient déposés les restes de la bienheureuse, en attendant l’inhumation; tous baisaient religieusement ses pieds et ses mains et se recommandaient à ses prières. Il y eut un tel concours de peuple qu’on dut placer le saint corps, comme je l’ai dit, à l’intérieur des grilles de fer de la chapelle du bienheureux Dominique. Beaucoup de personnes, confiantes en la sainte intercession de Catherine, commencèrent alors à amener des malades et des infirmes, et à demander au Seigneur leur guérison par les mérites de notre vierge. Elles ne furent pas trompées dans leur attente ; et je dois, en conséquence, rapporter ici les faits que j’ai trouvés consignés par écrit, et raconter ceux que j’ai moi-même pleinement constatés. Il y avait alors à Rome une Soeur du Tiers-Ordre du bienheureux François, appelée Dominique. Elle était originaire de Bergame, en Lombardie, et souffrait au bras d’une infirmité très grave et déjà très ancienne. Dès six mois avant la mort de Catherine, elle ne pouvait plus se servir de son bras, qui était sans force et comme desséché; Cette femme vint à l’église de la Minerve pendant que les restes de la bienheureuse y étaient exposés. Ne pouvant en approcher, à cause de la foule, elle tendit à quelqu’un son voile, en demandant qu’on le fît toucher au corps de la vierge et qu’on le lui rendît. Elle le plaça alors sur son bras et fut de suite guérie. Elle se mit aussitôt à crier au milieu de tout ce peuple et à dire : " Voici que, par les mérites de cette vierge, je suis guérie d’un mal incurable qui m’avait enlevé complètement l’usage d’un bras. " A cette nouvelle, il se fit un grand tumulte parmi le peuple, et beaucoup de personnes amenèrent leurs malades pour qu’ils pussent toucher au moins la frange des vêtements de Catherine. On amena en particulier un petit enfant de quatre ans, dont une maladie avait contracté les nerfs du cou. Il tenait la tête tout à fait inclinée sur l’épaule et ne pouvait absolument pas la relever. On l’apporta vers le saint corps, on fit toucher l’endroit malade à la vierge, dont on passa le voile autour du cou de l’enfant. Celui-ci se trouva immédiatement mieux, redressa peu à peu la tête et en peu de temps fut parfaitement guéri.

Aussi, pendant trois jours, fut-il impossible de procéder aux funérailles à cause des miracles et des prodiges qui se faisaient par l’intercession de Catherine et attiraient un concours de peuple toujours aussi considérable. Un Maître en sacrée Théologie voulut alors prêcher devant cette foule les louanges de la bienheureuse. Il monta pour cela à l’ambon; mais il lui fut impossible d’apaiser le tumulte et d’obtenir qu’on l’écoutât. C’est alors qu’il dit cette parole que beaucoup ont entendue : " Cette sainte n’a pas besoin de nos prédications, elle se prêche et se fait connaître suffisamment elle-même. " Puis il descendit sans avoir fini, sans avoir pu commencer son sermon. Les miracles allaient toujours croissant et se multipliant.

Un Romain, nommé Lucius de Cannarola, souffrait d’un mal que nul remède n’avait pu soulager, et avait perdu l’os de la hanche, presque entièrement, et tout le tibia. Même en s’appuyant sur un bâton, il pouvait à peine faire quelques pas. La renommée des prodiges que le Très-Haut opérait à l’intercession de Catherine étant arrivée jusqu’à lui, il se traîna à grand’peine jusqu’à l’église de la Minerve. Il fallut le secours d’un bras étranger pour l’amener jusqu’au lieu où reposait le corps de la vierge, dont il prit la main avec grande dévotion pour la placer sur la jambe malade. Il sentit aussitôt dans ses membres une vertu mystérieuse qui les secouait, et, avant de s’être retiré, il était pleinement guéri. Toutes les personnes présentes constatèrent le prodige et bénirent le Dieu tout-puissant, qui est toujours admirable dans ses saints.

Une jeune fille du nom de Ratozola avait une horrible maladie, la lèpre au visage; le nez et la lèvre supérieure étaient déjà rongés par un chancre affreux et fétide. Au bruit de la renommée, elle vint, elle aussi, à la Minerve, et s’efforça d’approcher du saint corps. Elle fut plusieurs fois repoussée par ceux qui se trouvaient autour; mais, à force d’instances importunes, elle put enfin arriver jusqu’à lui. Avide d’obtenir une grâce qu’elle désirait de tout son cœur, elle fit toucher son mal, non seulement aux pieds et aux mains de la vierge, mais encore à son visage. Que dire de plus? Elle sentit bientôt sa lèpre diminuer et fut en peu de temps si parfaitement guérie qu’il ne lui resta pas sur la figure la moindre cicatrice.

Un Romain, nommé Cyprio, avait eu de son épouse, appelée Lella, une fille, prise de phtisie dès son enfance et qu’aucun remède n’avait pu guérir. Les parents, ayant entendu parler des miracles qui se faisaient par l’intercession de la bienheureuse, lui recommandèrent dévotement l’enfant, auquel ils firent toucher un voile et un Pater Noster qui avaient été déposés sur le saint corps. O merveille! leur fille, dont ils n’espéraient plus le rétablissement, eut à peine touché ces objets qu’elle fut parfaitement guérie et retrouva sa première santé.

Toujours avant les funérailles, un citoyen de Rome, du nom d’Antonio Lelli ‘Petri, employé à l’église Saint-Pierre, apprit par la renommée les miracles obtenus par les mérites de Catherine. Un excès de travail lui avait occasionné une maladie qui l’avait mis dans l’impossibilité de marcher. Les médecins et tous les remèdes naturels n’avaient pu le guérir, pas même le soulager. Il se recommanda donc à la sainte, dont il entendait raconter les merveilles, et lui promit d’accomplir un voeu si elle lui obtenait la guérison : O merveille! à peine avait-il fait ce voeu qu’il fut complètement délivré du mal dont il souffrait. Il ne sentit plus ses pesanteurs habituelles, et put marcher agilement et librement comme avant sa maladie. Il vint alors prés des reliques de sa libératrice, accomplit son vœu et raconta la grâce qu’il avait reçue.

Une pieuse dame, nommé Paula, était, à l’époque de la mort de Catherine, gravement affligée, depuis quatre mois, de douleurs d’entrailles et de goutte. Elle avait été très liée avec notre sainte et lui avait même donné l’hospitalité en la recevant dans sa maison avec toute sa suite. Cette dame souffrait d’autant plus que ses deux maladies demandaient des remèdes contraires, l’une exigeant. des émollients, l’autre des astringents; aussi fut-elle plusieurs fois près de mourir. A la mort de son amie, elle demanda très instamment quelque objet qui eût touché le corps de la bienheureuse. On lui en apporta vers le soir le lendemain matin, elle se leva guérie du lit qu’elle n’avait pas quitté depuis quatre mois, et elle marchait aussi librement qu’avant sa maladie. C’est elle-même qui me l’a raconté à mon retour à Rome. Tous ces prodiges et d’autres encore, dont on a négligé de consigner par écrit le souvenir, ont été accordés par le Seigneur, à l’intercession de son épouse, avant que le corps de celle-ci n’eût été enseveli, c’est-à-dire pendant les trois jours du délai qu’imposa le concours du peuple, dont nous avons parlé.

Mais, après les funérailles, la Vertu divine ne cessa point d’opérer ces guérisons de malades; elle parut même encore plus active. Un Romain, nommé Jean Véri ou Néri, avait un petit enfant qui ne pouvait pas marcher ni se tenir debout sur ses pieds. A la nouvelle de tous ces prodiges, il fit un voeu à Dieu et à la sainte vierge Catherine pour la guérison de son fils. On conduisit l’enfant au tombeau de la vierge; à peine eut-il été placé sur ce tombeau qu’il se dressa et se mit à marcher comme s’il n’avait jamais souffert.

Un certain Jean de Tozo avait aux yeux un horrible mal ; des vers lui sortaient d’un oeil. Il offrit un voeu à la bienheureuse Catherine, vierge de Sienne, et fut aussitôt pleinement guéri. Il vint au tombeau de la sainte, raconta la grâce qu’il avait obtenue et déposa un ex-voto en cire comme on le fait d’habitude. Une pèlerine allemande, dont les témoins qui ont rapporté ce fait ont oublié d’écrire le nom, avait les yeux si gravement atteints et depuis si longtemps qu’elle avait perdu la vue presque complètement et n’espérait plus la recouvrer. Elle se recommanda pieusement à la sainte, lui fit un voeu et, en peu de temps, retrouva la vue sans le secours d’aucun remède. Quand elle vint au tombeau de sa bienfaitrice, elle voyait aussi clair qu’avant sa maladie. Une dame romaine, appelée Maria, souffrait de si violents maux de tête que, malgré les nombreux remèdes de toutes sortes qu’elle avait employés, elle avait perdu complètement un oeil. Aussi triste que honteuse de cette infirmité, elle ne voulait plus sortir de sa maison ni paraître en public. Elle entendit parler, elle aussi, des miracles de Catherine, qu’elle invoqua pieusement, en lui faisant un vœu. La nuit suivante, la sainte apparut à la servante de cette daine et lui tînt ce langage : "Dis à Maria, ta maîtresse, qu’elle n’emploie plus aucun remède, mais qu’elle aille chaque matin entendre l’office divin et elle sera guérie. " La servante transmit cet ordre à sa maîtresse, qui le suivit et se rendit à l’office. Bientôt ses douleurs cessèrent, elle commença à se servir de son oeil malade. En continuant d’assister à l’office, elle recouvra tout à fait la vue et sa première santé. Je vous prie de noter ici, lecteur, la façon d’agir de notre vierge. Elle a imité son Époux ou, pour employer un langage plus exact, c’est l’Epoux éternel qui s’est imité lui-même dans cette oeuvre. Elle ne s’est pas contentée, en effet, de guérir le corps de celle qui l’invoquait, mais elle a voulu en même temps donner un remède à son âme. Elle aurait pu, comme dans les .cas précédents, guérir l’aveugle aussitôt après sa prière et son voeu, tuais elle avait résolu d’accorder à la suppliante plus que celle-ci ne demandait. C’était bien ainsi qu’agissait habituellement le Sauveur. Il ne guérissait pas le corps sans l’âme, il remettait les péchés à celui qui venait lui demander la santé et lui disait: "Aie confiance, mon fils, tes péchés te seront remis (Mt 9,2). "

Un jeune homme, nommé Jacques, fils du Romain Pierre Nicolai, était gravement malade et retenu au lit depuis plusieurs mois. Aucun remède n’avait pu le soulager, et il était à toute extrémité. Comme on désespérait de sa vie, une femme pieuse nommée Cecchola Cartheria, le voua à la bienheureuse vierge Catherine. Il reprit aussitôt ses forces, commença d’aller mieux et fut très vite rétabli. Une Romaine, appelée Cécile Petrucci, était elle aussi affligée d’une maladie qui l’avait réduite à la dernière extrémité malgré les remèdes des médecins, qui n’espéraient plus la sauver et jugeaient à la nature du mal qu’elle devait certainement en mourir. Elle se recommanda dévotement à notre sainte et sentit aussitôt un secours mystérieux qui lui apportait la santé. Depuis cet instant, son état s’améliora et en peu de jours, elle fut complètement guérie.

Une pieuse et noble dame appelée Jeanne d’Hilperini, avait intimement connu la sainte, pendant que celle-ci vivait encore en ce monde. A la vue de tous ces miracles, elle eut plus de confiance encore en la sainteté de son amie et conseillait à tous les malades qu’elle visitait, de se recommander dévotement à la sainte vierge Catherine de Sienne, ce qui fut pour plusieurs une cause de guérison. Un jour, un des fils de cette noble dame, encore tout jeune, marchant ou courant sans précaution sur la terrasse de la maison, se précipita en bas de cette terrasse sous les yeux de sa mère sans que rien pût le retenir. A cette vue, la mère crut que l’enfant allait se tuer dans cette chute, ou du moins s’estropier pour toujours, et cette crainte était bien justifiée. Elle s’écria alors d’une voix forte : " Sainte Catherine de Sienne, je vous recommande mon fils. " O miracle! l’élévation de la terrasse et la façon dont ce faible enfant était tombé faisaient naturellement prévoir la mort instantanée du malheureux. Cependant l’enfant ne se fit aucun mal, ni peu ni beaucoup; il était aussi dispos après sa chute qu’auparavant. Sa mère, descendue en toute hâte, l’ayant ainsi trouvé sain et sauf, en rendit d’humbles et pieuses actions de grâces au Dieu tout-puissant et à son épouse Catherine, dont elle louait partout la sainteté.

Une femme nommée Bona Giovanni, qui gagnait sa vie au service des autres et principalement au blanchissage du linge, lavait un jour, sur les bords du Tibre, une de ces couvertures de lit tissées moitié lin moitié soie, qu’on appelle vulgairement courte-pointe. Elle avait laissé imprudemment la plus grande partie de cette courte-pointe flotter au cours du fleuve; le poids de la partie qui flottait ainsi entraîna celle que la laveuse tenait à la main; et toute la couverture s’échappa ainsi des mains de la pauvre femme et s’en alla au cours de l’eau. A cette vue, Bona, qui était très pauvre et savait bien ne pas pouvoir payer cet objet, s’il se perdait, voulut le ressaisir ; mais, s’étant pour cela beaucoup trop penchée en avant, elle fut emportée elle-même par le courant, loin de la terre. Tout secours humain lui manquant, il ne lui restait plus que celui de Dieu. Tandis qu’elle pensait à y recourir, elle se souvint des signes et miracles opérés en ces jours-là à Rome par notre sainte vierge, et l’invoqua en disant: " O sainte vierge Catherine de. Sienne! secourez-moi dans un si grand péril! Ce secours lui fut accordé sans retard. Elle se sentit immédiatement soulevée sur les eaux, comme si le courant se fût arrêté. Elle remonta d’elle-même, avec toute la couverture, le cours de l’eau et revint à terre, sans aucune aide humaine. C’est alors qu’elle se rendit bien compte du danger auquel elle venait d’échapper sans savoir comment, si ce n’est qu’elle reconnaissait manifestement avoir été miraculeusement assistée par la sainte et délivrée par son intercession.

Tous ces prodiges et bien d’autres encore, témoignage rendu par le Dieu tout-puissant à la sainteté de la vierge son épouse, ont eu lieu avant mon retour à Rome. J’y revins enfin, mais, avec la charge écrasante pour moi, de Maître Général de l’Ordre des Frères-Prêcheurs. C’est alors que mes Frères, puis les Soeurs et tous les enfants spirituels de Catherine, me racontèrent ce que je viens d’écrire. Mais, depuis cette époque, il s’est produit un autre fait miraculeux dont j’ai été en partie témoin et qu’il ne m’est absolument pas permis de passer sous silence.

J’étais donc à Rome et j’avais fait la translation du saint corps de notre vierge, au jour même qu’elle avait prédit, plusieurs années auparavant, comme nous le verrons plus loin. Me trouvant indisposé, je dus faire venir un médecin voisin du couvent de mes Frères. Ce médecin est un de mes bons amis et s’appelle Maître Jacques de Sainte-Marie de la Rotonde. Au cours de la visite où il m’apporta les soins de son art, il me parla d’un jeune homme de la ville, nommé Nicolas et par abréviation Cola, fils de l’épouse de Cincie Tancancini, citoyen bien connu de la même ville et beau-père du jeune homme. Cet adolescent était très gravement atteint de ce mal de gorge, que les médecins appellent esquinancie. Une guérison naturelle ne paraissait plus possible et on en désespérait absolument. J’appris d’ailleurs, par d’autres personnes encore, que ce jeune homme était à l’article de la mort et qu’on attendait son dernier soupir. Mais Alexia, cette compagne de notre sainte dont, j’ai déjà si souvent fait mention, entendit parler de ce malade. Se rappelant que Cincio avec toute sa famille, avait toujours montré beaucoup de dévouement et d’amitié pour Catherine, elle se rendit on hâte auprès de l’agonisant portant avec elle une dent de la vierge, qu’elle s’était réservée comme un grand trésor. Elle trouva le malade à bout de forces, car le gosier s’obstruait, fermé peu à peu par l’abcès qui allait l’étouffer. Alexia plaça la dent sur la gorge. Il se fit aussitôt un grand bruit, comme celui de la chute d’une pierre, et l’abcès creva. Le malade, relevant la tête, se mit à rendre par la bouche une grande quantité de pus. Il fut en très peu de temps complètement guéri et rendit grâce à Dieu et à notre vierge, qui, par la vertu d’une de ses dents, l’avait arraché aux dents de la mort. Ce prodige fit l’admiration de tous, mais surtout des médecins, qui connaissaient mieux les forces de la nature et l’état désespéré du malade. Nicolas ou Cola le racontait lui-même publiquement à tout le monde. Un jour même, qu’annonçant au peuple la parole de Dieu, je parlais des merveilles que le Seigneur avait opérées par son épouse et en particulier de ce miracle, le miraculé se leva lui-même du milieu du peuple et s’écria à haute voix : " Mon Père, vous dites vrai; je suis celui pour lequel la sainte a fait ce prodige. "

Aux signes et aux merveilles que nous venons de raconter en détail, sachez, lecteur, qu’il faudrait en ajouter beaucoup d’autres dont on n’a pas gardé par écrit le souvenir. La preuve en est dans le grand nombre d’ex-voto ou d’images en cire, déposés sur le tombeau de Catherine, rien que pendant le temps de ma présence à Rome. Mais ces images n’y sont jamais restées bien longtemps à cause de la cupidité sans frein, pour ne pas dire de la malice sacrilège de rôdeurs, romains ou étrangers, je ne sais, car la ville est toujours pleine de ces étrangers. Toutes les images de cire ainsi apportées furent donc peu à peu soustraites par des voleurs, qui certainement ont déjà reçu, ou recevront bientôt leur châtiment. Mais je dois aussi avouer ma faute devant Dieu, les anges et tous les fidèles. Beaucoup de personnes sont venues me trouver, pour me dire les grâces merveilleuses qu’elles avaient obtenues par les mérites de notre sainte. Ma négligence plus que celle d’aucun autre a laissé ces faits s’ensevelir dans l’oubli, car je ne me suis pas assez inquiété de les consigner par écrit. J’avais bien une fois désigné un notaire pour ce travail, mais il ne s’en est pas occupé.

En réparation de cette faute, je ne dois pas omettre de relater ici un fait dont j’ai bon souvenir et qui s’est passé au temps où la reine Jeanne avait envoyé contre Rome Rinaldo des Ursins pour prendre ou chasser le pape Urbain, ou, ce qui était plus abominable encore, pour le tuer. Les Romains défendirent avec habileté et courage leur Pontife et, à cette occasion, plusieurs d’entre eux, surtout parmi les gens du peuple, furent faits prisonniers par les ennemis. Les uns furent attachés aux arbres et abandonnés à une mort cruelle, d’autres emmenés au camp des schismatiques, qui les gardaient étroitement enchaînés avec des garrots de fer, dans l’espoir d’en obtenir une rançon. Or certains de ces prisonniers, rendus à la liberté, m’ont raconté qu’aussitôt après avoir invoqué Catherine ils avaient été délivrés de leurs chaînes sans autre secours que celui de Dieu et avaient pu revenir sains et saufs à la ville. L’un d’eux m’assura qu’immédiatement après sa prière à la sainte, il avait vu tomber les chaînes avec lesquelles les ennemis l’avaient attaché à un arbre, et qu’il était rentré à Rome en continuant d’invoquer sa libératrice, sans rencontrer personne qui l’arrêtat. Il racontait ce fait avec grande dévotion et ajoutait que plusieurs autres avaient obtenu la même grâce, par les mérites de la vierge Catherine.

Les prodiges que je viens de rapporter ne sont pas les seuls qu’on m’ait racontés ; je me rappelle en avoir appris bien d’autres et de beaucoup de personnes; mais mon souvenir vieilli n’a pu en conserver tous les détails. Je prie maintenant le lecteur de ne pas se laisser décourager par la longueur de cet ouvrage et la rudesse du style, mais de vouloir bien accueillir, avec esprit de piété, les fleurs et les fruits pour le bien de son âme et de fuir comme la peste l’indifférence des tièdes et la méchanceté des mauvais critiques. D’ailleurs je terminerais ici ce travail, si je n’avais à parler de la patience de Catherine. L’Église militante accorde à cette vertu de patience, dans ses saints, plus de considération qu’à leurs prodiges; et c’est bien ce qu’enseigne le bienheureux Grégoire, quand il met la vertu de patience au-dessus des miracles. Je dois donc consacrer à ce sujet un chapitre spécial; Catherine elle-même le demande et m’en obtiendra la grâce de son Epoux éternel, qui vit et règne avec l’Esprit-Saint, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

CHAPITRE VI

CATHERINE A MONTRÉ DANS TOUTES SES OEUVRES, DEPUIS
SES PREMIÈRES ANNÉES JUSQU’A SA MORT, UNE COURAGEUSE PATIENCE. IL EST DONC CLAIREMENT PROUVÉ QU ELLE EST DIGNE D’ÊTRE CANONISÉE PAR L’ÉGLISE MILITANTE DE DIEU, POUR CETTE PATIENCE QUI LUI VAUT L’HONNEUR DE TANT DE GLORIFICATIONS DANS L' ÉGLISE TRIOMPHANTE. CE CHAPITRE RÉSUME TOUT CE QUI PRÉCÈDE, ET PEUT SUFFIRE AUX LECTEURS QUI N AIMENT PAS LES LONGS OUVRAGES. CEUX DONC QUI NE POURRAIENT LIRE CETTE VIE EN ENTIER EN TROUVERONT ICI LA SUBSTANCE.

 

(Nous signalons à l’attention du lecteur qui trouverait ce résumé un peu long, la fin du chapitre, qui n’est plus un résumé, mais le récit de faits nouveaux.)

" Ceux qui gardent la parole de Dieu dans un cœur pur et parfait en donnent le fruit dans la patience. (Lc 8,15). " Ainsi l’enseigne la Vérité première incarnée pour notre salut. Comme je le rapportais tout à l’heure, le bienheureux Grégoire dit aussi dans son livre des Dialogues " J’estime plus la vertu de patience que les prodiges et les miracles ". L’Apôtre saint Jacques écrit dans son l’Epître canonique, que " la patience a des œuvres parfaites (Jc 1,4). " Ce n’est pas qu’elle soit la plus haute et la reine des vertus, mais elle est la compagne spéciale de cette vertu, qui, au témoignage de l’Apôtre, surpasse toutes les autres et ne connaît ni éclipse ni disparition, de cette charité, sans laquelle toutes les autres vertus ne nous servent do rien, et que ce même Apôtre nous décrit en nous disant qu’elle est " patiente, bénigne, point jalouse ni colère, ne cherchant pas ses intérêts ( 1 Co 13, 4.5) ".

Aussi n’est-ce pas aux miracles que la sainte église accorde principalement son attention, quand elle examine la vie des saints qu’elle veut inscrire au Catalogue des Bienheureux; et cela pour un double motif. D’abord beaucoup de méchants ont fait et feront des prodiges, qui ont l’apparence de miracles et n’en sont pas, comme ceux des mages de Pharaon ou ceux que feront l’Antéchrist et les siens. Ensuite il s’est trouvé parfois des hommes qui, après avoir opéré des miracles par la vertu de Dieu, ont fiai par être réprouvés. Ainsi en est-il de Judas et de ceux dont il est écrit dans l’Evangile, qu’ils diront au Seigneur au jour du Jugement " N’avons-nous pas fait des prodiges en votre nom, " et entendront cette réponse du Seigneur "Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité ( Mt 7,23). " Voilà qui donne manifestement à entendre que les prodiges et les miracles doivent être soumis à l’appréciation des Docteurs, et qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes assurer l’Eglise militante de la prédestination et du bonheur éternel de ceux qui les ont faits. Ils constituent cependant une forte présomption de sainteté, surtout quand ils arrivent après la mort. Mais même alors la certitude qu’ils donnent n’est pas entière, car Dieu, dans sa miséricorde, peut faire des miracles au tombeau de ceux qui ne sont pas saints, pour récompenser la foi de ceux qui les invoquent en les croyant saints, et il en agit ainsi non pour l’honneur de ces prétendus bienheureux, mais pour la gloire de son Nom et pour ne pas tromper l’attente de ceux qui croient en Lui. Voilà pourquoi notre sainte Mère l’Eglise, gouvernée par l’Esprit-Saint, et voulant avoir, du mérite de ses saints, toutes les certitudes possibles en ce monde, fait une enquête sur leur vie et tous les actes de cette vie. C’est la conduite que lui a tracée son Epoux quand il a dit "Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ", c’est-à-dire à leurs actions. Le mauvais arbre ne peut porter de bons fruits, ni le bon arbre de mauvais fruits. (Mt 12,33). Or ces fruits sont les œuvres de l’amour de Dieu et du prochain, œuvres qui, au témoignage du Sauveur, sont la raison d’être de la Loi et des Prophètes (Mt 22,40) Mais ces oeuvres sont aussi désagréables au diable qu’agréables à Dieu. Le diable emploie donc tous les moyens possibles pour les empêcher, soit par lui-même, soit se servant des mondains. Aussi les hommes saints, qui veulent garder dans le bien cette persévérance, sans laquelle ils ne seraient pas couronnés, ont-ils absolument et toujours besoin de patience. C’est cette patience qui les conserve dans l’amour surnaturel de Dieu et du prochain, malgré toutes sortes de persécutions. De là, cette parole du Sauveur à ses disciples: " C’est dans la patience que vous posséderez vos âmes (Lc 21,19) ", et cette autre de l’Apôtre, assignant à la charité sa première qualité : " La charité est patiente ( 1 Co 13,4) ". Voilà pourquoi, dans la canonisation des saints, comme nous l’avons dit, on s’inquiète plus de leurs actions que de leurs miracles, et pourquoi, parmi leurs actions, on attache une importance capitale aux actes de patience qui sont un plus sûr témoignage de charité et de sainteté.

En vous disant tout ceci, je vous ai donné les raisons pour lesquelles j’ai trouvé bon de consacrer un chapitre spécial à la patience de Catherine. Puisque j’avais pour but, en écrivant tout ce que j’ai raconté plus haut, de faire connaître à la sainte Église catholique et à ceux qui la dirigent la sainteté de notre vierge, il me fallait bien en achever la preuve, de façon à ce que personne ne pût raisonnablement la mettre en doute. Mais la patience a été la gloire de toute la vie de notre sainte, comme je vous le montrerai tout à l’heure avec l’aide de Dieu. Pour vous raconter les actes de cette vertu, il me faudra donc vous résumer toute cette histoire, autant que le Seigneur voudra bien me le permettre. Je le ferai surtout à l’intention de ces lecteurs faciles à fatiguer, qui trouvent une heure plus longue qu’un jour entier, quand il s’agit de sujets pieux, et le jour plus rapide qu’une heure, quand ils lisent des romans ou des fables. Mais, pour parler brièvement de la patience de notre vierge, il faut procéder avec beaucoup d’ordre; car c’est l’ordre qui, en excluant toute répétition, nous permettra d’être court.

Personne, parmi ceux qui connaissent la nature des vertus, n’ignore que la patience s’exerce vis-à-vis de tout ce qui contrarie l’homme. Son nom même nous l’indique, puisqu’il vient du mot pâtir ". Or les choses qui contrarient l’homme peuvent se classer en deux catégories générales, selon qu’elles affectent l’un ou l’autre des deux éléments de la nature humaine, l’âme ou le corps. Vis-à-vis de ce qui est contraire au bien de l’âme, la patience n’est jamais vertueuse, elle est même toujours un vice, et le bienheureux Apôtre l’a condamnée, quand il écrivait aux Corinthiens cette phrase d’une ironie à peine voilée : " Vous supportez volontiers les insensés, vous qui, cependant, êtes des sages (2 Co 11, 19) ". Les contrariétés du corps sont donc l’objet principal de la patience, et il faut entendre ici par corps tout ce qui est de l’ordre sensible pour l’homme encore en route vers le ciel. Nous verrons même plus clairement tout à l’heure que, dans cet ordre, il faut comprendre non seulement les biens sensibles, qui répondent à nos besoins corporels, mais même quelques-uns de ceux qui sont ordonnés à notre avancement spirituel. Or les biens que l’homme peut posséder ici-bas sont divisés par les philosophes en trois classes: " l’agréable, l’utile et l’honnête ". C’est leur privation perpétuelle ou momentanée, qui donne à la vertu de patience l’occasion de se manifester. Les biens agréables sont la vie corporelle, la santé, les plaisirs de la nourriture, les charmes du vêtement, tout ce qui plaît à la chair, y compris les jouissances de la volupté. Les biens utiles sont les richesses, et, sous ce titre, sont compris beaucoup d’autres biens particuliers, maisons, terres, capitaux, animaux,, bijoux et tout ce qui s’ensuit. Il faut y compter aussi une parenté et une domesticité nombreuses, en un mot tout ce qui peut servir à la vie de ce monde. Les biens honnêtes sont ceux qui nous rendent honorable au regard des autres hommes, comme un grand nom, une bonne renommée, de nobles amitiés, de brillantes études, et tout ce qui peut aider à la pratique de la vertu. Parmi toutes ces espèces de biens, il en est qui sont tout à fait illicites et auxquels nous devons absolument renoncer. Mais d’autres sont d’un usage permis et quelques-uns enfin nécessaires à la vie humaine; c’est dans la privation de ces biens permis et nécessaires que doit s’exercer la patience, comme nous le verrons mieux tout à l’heure, quand nous parlerons plus en détail des actes de notre sainte, d’après l’ordre que nous nous sommes prescrit. Revenons maintenant à notre sujet, et en résumant tout cet ouvrage montrons ce qu’il y a eu de perfection dans la patience de notre vierge.

Sachez donc, bon lecteur, que la sainte eut vite compris que la patience ne lui servirait de rien, si elle ne commençait par s’abstenir de tout ce qui est défendu, et en particulier des plaisirs de la volupté. Elle les éloigna donc avec autant de courage que de prudence, avant même d’arriver à l’âge où elle aurait pu en jouir. Elle ne le fit pas sans une inspiration spéciale de Dieu et seulement à la suite d’une vision qu’elle eut à l’âge de six ans. Elle vit alors, avec les yeux de son corps, le Seigneur revêtu d’ornements pontificaux, couronné de la tiare papale, et assis sur un trône, dans un bel appartement, qui paraissait dressé sur l’église des Frères-Prêcheurs. Il avait avec lui Pierre et Paul, l’Évangéliste Jean, et, abaissant sur l’enfant un regard plein de bonté, il la bénit de sa main royale, et remplit si parfaitement de son amour l’âme de Catherine que cette petite fille, perdant les habitudes de son âge, se donna tout entière à la pénitence et à la prière. Elle y fit tant de progrès que, l’année suivante, âgée de sept ans elle fit devant la bienheureuse Vierge ou son Image le vœu de virginité perpétuelle, après en avoir mûrement délibéré et avoir longtemps prié, comme nous l’avons dit longuement, dans le second et le troisième chapitre de la première partie.

Mais la pieuse jeune fille savait bien que, pour garder la virginité, il était fort utile et même nécessaire de s’imposer quelque privation dans la nourriture, une certaine abstinence dans le boire et le manger. Dés ses tendres années, elle se mit à ces pratiques et, en grandissant, elle les poussa à un degré d’austérité qui non seulement est fort louable, mais qui dépasse toute admiration. Comme nous en avons dit un mot au troisième chapitre de la première partie et ainsi que nous l’avons raconté nu chapitre sixième de cette même partie, Catherine avait commencé dès l’enfance à s’abstenir de viande ; elle n’en mangeait presque jamais un peu plus tard elle n’en accepta plus du tout et but son vin tellement mêlé d’eau qu’il gardait à peine le goût de vin. A l’âge de quinze ans, elle renonça complètement au vin, se refusa tout aliment cuit et ne se nourrit plus que de pain et d’herbes crues. Enfin, à l’âge de vingt ans, elle supprima encore le pain et ne soutint plus son corps qu’avec des herbes crues. Elle garda ce régime jusqu’à l’époque où le Seigneur tout-puissant lui accorda un mode de vie tout nouveau et vraiment merveilleux qui lui permettait de demeurer sans aucune nourriture, ce qui lui arriva, si je ne me trompe, vers sa vingt-cinquième ou vingt-sixième année. Nous en avons très longuement écrit au chapitre cinquième de la seconde partie. Nous avons alors donné la cause, le mode, le pourquoi et le comment de cet état, et nous avons suffisamment répondu, nous semble-t-il, à ceux qui murmuraient et condamnaient cette manière de vivre.

Voilà comment, dès le début, Catherine pratiqua une pureté et une abstinence qui retranchèrent à sa chair tout ce qui pouvait la flatter, comme si aucune de ces satisfactions ne lui eût été permise. Considérons maintenant ce qu’a été la patience de notre vierge: et apprenez, bon lecteur, que cette patience a dû s’exercer le plus souvent dans la privation de ses biens qui appartiennent à ce que nous avons appelé "l’honnête". Les autres contrariétés qu’elle a eu à supporter, comme les maladies, et même certain péril de mort violente, étaient sa joie, comme nous le verrons tout à l’heure, tandis que les privations dont nous parlons à ce moment l’affligeaient profondément. Et cependant quelle est la personne de sa maison ou de sa parenté dont notre sainte n’ait pas eu à souffrir quelque peine de ce genre depuis son enfance jusqu’à sa mort. Ce sont d’abord sa mère et ses frères qui, aux premiers jours de son adolescence, veulent lui imposer le mariage, la privent autant qu’ils peuvent de tout bien honnête, lui refusent une chambre particulière et l’emploient aux débarras de la cuisine, afin qu’elle ne puisse ni prier, ni méditer, ni faire aucun acte des vertus contemplatives et spéculatives. Dans cette persécution, combien grande et joyeuse fut la patience de la sainte! Nous l’avons pleinement exposé au chapitre quatrième de la première partie. Il est vraiment admirable de voir comment et par quelles pratiques de vertu elle sut rester inébranlable dans la garde de son vœu de virginité et s’acquitter de son service avec une joie intérieure qui se reflétait sur son visage. Les occupations de sa charge, la privation de sa cellule n’empêchèrent point, ne diminuèrent même pas son application à la prière. Au contraire, elle y apporta toujours plus de zèle jusqu’à ce qu’elle eût triomphé des persécutions et des persécuteurs, comme on le voit dans ce chapitre. L’antique ennemi voulut ensuite obliger la sainte à renoncer à l’austérité de ses disciplines, de ses veilles nocturnes et à la dureté de sa couche, et à cette occasion il excita contre elle Lapa sa mère, qu’il poussa aux derniers emportements. O merveille ! Catherine, armée d’une courageuse patience et d’une admirable discrétion, sut apaiser la colère de sa mère tout en gardant les rigueurs de sa pénitence. Nous l’avons dit longuement dans le sixième chapitre de la première partie.

De plus, que d’obstacles l’homme ennemi n’a-t-il pas suscités à la sainte pour lui ravir ce qu’elle trouvait de bien honnête à prier continuellement, à affliger son corps, à secourir son prochain. Voici d’ailleurs plus en détail en quels chapitres de cette vie tous ces faits sont notés. L’antique ennemi chercha par tous les moyens possibles à arracher violemment notre sainte aux embrassements de son éternel Époux, à l’en distraire peu à peu et enfin à empêcher au moins en partie ces effusions. Mais Catherine opposa victorieusement aux attaques violentes sa courageuse ferveur, aux insinuations perfides les sages réponses du don de conseil et sut, par la constance de sa vertu, confondre son adversaire. Dans ses efforts pour amener la vierge à abandonner ses saintes résolutions, le Malin se servit d’abord d’une sœur mariée de Catherine et réussit ainsi à lui inspirer pendant quelque temps un peu de vanité dans le soin de sa chevelure et de ses vêtements. Mais le Seigneur ne le permit que pour en tirer un bien meilleur, ainsi qu’on le trouve raconté au quatrième chapitre de la première partie; ce même chapitre nous dit aussi comment le démon fit intervenir ensuite les frères et la mère de Catherine et leur désir de la marier. Enfin il entra personnellement en lutte avec notre sainte et l’accabla de pénibles tentations et même de trompeuses visions. J’en ai trouvé le récit tout récemment encore dans un écrit où ces faits ont été consignés par les secrétaires de la vierge. C’était avant qu’elle n’eût reçu l’habit religieux, comme nous l’avons raconté au septième chapitre de la première partie. Un jour qu’elle priait devant une image du Christ crucifié, l’antique ennemi se jeta entre elle et le crucifix, ayant en main un habit de soie dont il voulait la revêtir. Elle témoigna bien vite de son mépris pour le démon en s’armant du signe de la Croix, puis elle se tourna vers le crucifix. Mais le diable, tout en disparaissant, n’en laissa pas moins notre sainte si violemment tentée de désirer un vêtement magnifique qu’elle en avait l’âme profondément troublée. Se rappelant aussitôt son vœu de virginité, elle s’adressa à son Époux et lui dit: " Mon très doux Époux, vous savez que je n’ai jamais désiré d’autre époux que vous, secourez-moi, afin que je triomphe on votre saint Nom de ces tentations. Je ne vous demande pas de me les enlever, mais de vouloir bien, dans votre miséricorde, me donner sur elles la victoire. " A peine eut-elle fini cette prière que la Reine des vierges, Mère de Dieu, lui apparut. Elle semblait tirer du côté de son Fils crucifié une tunique très belle qu’elle ornait elle-même de pierreries chatoyantes et éclatantes. Elle revêtit la sainte de cet habit magnifique, lui disant: " Apprends, ma fille, et sois bien sûre que les vêtements sortis du côté de mon Fils surpassent tous les autres en beauté et en éclat. " Toute tentation disparut alors, et Catherine en demeura grandement consolée. Sa courageuse ferveur avait donc repoussé le triple assaut qui devait l’arracher à sa sainte résolution.

Il lui fallut ensuite toute la prudence de son conseil pour déjouer les manœuvres de l’ennemi recourant cette fois à la ruse. Nous avons déjà dit tout à l’heure comment elle apaisa sagement sa mère sans rien diminuer de ses austères pénitences. Elle usa de la même sagesse pour décliner les avis de son confesseur et aussi de toutes les personnes qui voulaient lui donner des conseils et lui persuader dans leur ignorance d’accepter quelque nourriture. Nous l’avons raconté au chapitre cinquième de la deuxième partie. Enfin, elle sut trouver des moyens aussi habiles que louables pour rendre moins sévères les défenses que lui faisaient ses supérieurs ou d’autres personnes, d’aller où l’appelaient ses divines révélations ou encore de faire certains actes que le Seigneur lui commandait.

C’est ainsi qu’elle put rester toujours parfaitement fidèle aux lois de l’obéissance ; mais la plume ni la langue ne sauraient dire ce qu’il lui fallut pour cela de patience. J’ai vu bien des fois en pareil cas la vierge accablée d’injures par ceux-là même qui étaient le plus obligés à la consoler; ces injures ont été si fréquentes et si dures que je ne saurais les raconter et me permettre d’en faire le tableau. Mais elles m’ont bien fait connaître la courageuse patience et la sage prudence avec lesquelles Catherine triomphait de toutes ces épreuves.

L’antique serpent, voyant donc que ni la violence, ni la ruse ne pouvaient arracher notre vierge à ses saintes résolutions, s’efforça du moins de lui susciter soit par lui-même, soit par d’autres des obstacles temporaires sur lesquels nous allons donner quelques détails. Ce fut d’abord Lapa qui conduisit sa fille aux bains afin de lui faire quitter au moins pour quelque temps ses disciplines et autres austérités. Mais Catherine sut y trouver une pénitence bien autrement dure que ses mortifications ordinaires, en exposant son corps pendant de longs moments a des jets d’eau bouillante. J’en ai parlé tout au long, au chapitre septième de la première partie et j’ai dit alors comment, sans un vrai miracle, les brûlures infligées à la chair de la vierge auraient été mortelles ou tout au moins très graves. Ce furent ensuite des prélats indiscrets, des supérieures et des prieures très ignorantes qui ne voulaient pas laisser Catherine se confesser aussi souvent qu’elle l’eût désiré, qui l’empêchaient fréquemment de satisfaire son ardent désir de la prière et de vaquer aux différents exercices de ses oraisons multipliées. Ces gens n’avaient pas plus d’intelligence que l’homme charnel; plongés dans les ténèbres, ils condamnaient la lumière et, des profondeurs de leurs vallées, ils voulaient mesurer le sommet des monts. Je me rappelle en avoir longuement écrit au cinquième chapitre de la deuxième partie; mais, pour mieux faire connaître la grande patience de notre sainte, je veux donner ici quelques nouveaux détails que je n’ai pas racontés alors. Bien que ces faits soient à la honte de certains religieux, mieux vaut encore les publier que de taire les dons que l’Esprit-Saint faisait à notre vierge. Le lecteur y pourra trouver d’ailleurs une intelligence plus complète de la crainte et de l’amour; il craindra, en apprenant les fautes des persécuteurs de la sainte; il aimera en admirant la vertu de la persécutée; et la crainte lui fera fuir le mal, et l’amour poursuivre le bien avec une courageuse patience.

Sachez donc, bon lecteur, qu’à l’époque où je n’avais pas encore le bonheur de connaître Catherine elle pouvait à peine faire publiquement quelque acte de dévotion sans exciter la calomnie et sans s’attirer l’opposition et les persécutions, de- ceux-là surtout qui auraient dû la favoriser et l’encourager à continuer ses pieuses pratiques. Ne vous en étonnez pas, car ainsi que je vous l’ai déjà dit au chapitre cinquième de la deuxième partie, les personnes dévotes qui n’ont pas complètement étouffé leur amour-propre sont exposées à tomber dans une jalousie plus amère que celle de n’importe quel mondain. Je vous ai donné l’exemple des moines de Pacôme. Ils menaçaient de quitter leur monastère si on n’en chassait pas Macaire, dont ils ne pouvaient imiter l’abstinence. Nous allons trouver ici un fait semblable. Les Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique s’aperçurent bien vite que Catherine, malgré sa grande jeunesse, surpassait toutes les autres par- l’austérité de sa vie, la maturité de ses mœurs, la dévotion de sa prière et de sa contemplation. L’antique serpent, semeur d’envie, entra alors dans le coeur de quelques-unes de ces femmes et leur inspira une conduite toute pharisaïque. Elles se mirent à décrier, tant en public que dans l’intimité, tout ce que faisait Catherine et à l’accuser impudemment près de leurs compagnes et des Supérieurs de l’Ordre. Certaines actions rendaient d’elles-mêmes témoignage au grand mérite de notre sainte et le manifestaient avec éclat. Ces femmes, ne pouvant nier ce qui était connu de tous, se servaient alors du procédé des Pharisiens et des Scribes, et affirmaient que toutes ces merveilles étaient l’oeuvre de Béelzébub, le prince des démons. En vraies filles d’Eve, elles réussirent si bien à séduire Adam, c’est-à-dire certains Pères et Prélats de l’Ordre des Prêcheurs, que ceux-ci privaient parfois Catherine de tout entretien spirituel, ou encore lui interdisaient la sainte Communion, la confession et lui enlevaient son confesseur. Notre vierge le supportait; elle souffrait très patiemment, sans protester, comme si ce n’eût pas été à elle qu’on eût fait ces injures. Jamais personne ne put l’entendre se plaindre ou murmurer de ces procédés. Elle supposait même qu’en tout cela on agissait avec de bonnes intentions et dans l’intérêt de son âme, et elle se croyait obligée de prier pour toutes ces personnes, non pas comme pour des persécuteurs, mais comme pour d’insignes bienfaiteurs, dignes de tout son amour.

Si on lui permettait de recevoir la sainte Communion, on voulait qu’elle terminât bien vite son action de grâces et quittât l’église, ce qui lui était absolument impossible. Elle communiait en effet avec une telle ferveur que son âme entrait en ravissement. Son corps devenait alors complètement insensible et elle demeurait en cet état pendant plusieurs heures, comme je l’ai raconté plus au long dans le second et le dernier chapitre de la deuxième partie. Ceux que les Sœurs jalouses avaient égarés entraient alors on de tels accès de colère qu’ils se saisissaient de la sainte, l’emportaient de force, et quoiqu’elle demeurât sans connaissance et sans mouvement, ils la jetaient hors la porte de l’église comme un avorton. Là, sous les ardeurs du sol de midi, ses compagnes la gardaient en pleurant, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé l’usage de ses sens. On m’a même raconté que quelques-uns s’emportèrent jusqu’à la frapper du pied, pendant ses extases, sans que jamais on entendît sortir de sa bouche une seule plainte, au sujet d’aucun de ces mauvais traitements. Quand elle on parlait, c’était toujours pour excuser ceux qui se conduisaient ainsi envers elle, et pour les défendre contre les reproches des siens. Mais plus sa patience vis-à-vis de ces injures était parfaite, plus grande était l’irritation du très juste Juge son Époux, contre ses persécuteurs qui étaient durement punis.

Voici un fait que m’ont rapporté le confesseur qui m’a précédé, et d’autres personnes dignes de foi, dans les premiers temps où j’ai ou le bonheur de connaître notre sainte. Une femme l’avait frappée du pied avec mépris pendant une extase; mais à peine cette malheureuse fut-elle rentrée dans sa maison, qu’elle fut prise d’un mal mortel, et expira on quelques instants, sans le secours des sacrements de l’Église. Un autre malheureux, pour lequel il eût mieux valu n’être jamais sorti du sein maternel, lui donna aussi un coup de pied, et la jeta, en l’injuriant, à la porte de l’église. Il fut si durement puni que j’ose à peine le raconter. Ce misérable, que j’ai très bien connu, en vint à haïr tellement Catherine qu’il ne se contenta plus des procédés odieux dont nous venons de parler, il voulait la tuer; des personnes dignes de foi me l’ont assuré ; et si son projet n’aboutit pas, c’est qu’elle ne se trouva pas où il croyait la rencontrer. Elle ignorait tout; mais son Époux qui n’ignore rien devait se charger de la vengeance. Peu de jours après, ce scélérat quitta le pays et, sans qu’on pût en attribuer la cause à aucune maladie précédente, il devint fou furieux, maniaque, pour ne pas dire démoniaque. Jour et nuit il criait   " Pour l’amour de Dieu, secourez-moi; voici l’officier de justice qui vient me prendre et me couper la tête. " En l’entendant crier ainsi, ceux qui habitaient avec lui essayèrent de calmer ses craintes, mais ils comprirent à ses paroles et à ses gestes qu’il était complètement fou. Comme il manifestait l’intention de se suicider, on se mit à le garder avec soin! Que dire de plus? Au bout de quelques jours, il parut reprendre possession de lui-même; on le surveilla moins étroitement. Une nuit il s’échappa, sortit de la ville, et comme un autre Judas, il se pendit au milieu des broussailles ou plutôt il s’étrangla. Car il ne choisit pas une branche élevée pour y attacher la corde, qui fut l’instrument de sa mort, mais il la fixa à un tronc d’arbre, s’assit par terre, et roulant autour de son cou l’autre extrémité de cette corde, il tira dessus, jusqu’à ce qu’il se fût étranglé. Ainsi me l’a raconté celui qui l’a retrouvé et qui a rapporté au pays le cadavre, qu’on a enterré, ainsi qu’il convenait, sans cérémonies, secrètement, et non pas en lieu saint, mais là où l’on jetait les ordures. Tous ces faits doivent faire comprendre au lecteur ce qu’a été la vertu de patience en notre vierge, et combien ses œuvres furent agréables au Très-Haut, qui vengeait si durement les injures faites à sa bien-aimée.

Mais ce n’est pas tout. Parmi les biens honnêtes, on compte avec raison une bonne réputation et de vertueuses amitiés. Or Catherine a ou beaucoup à souffrir à l’occasion de ces biens; et j’en dois dire un mot ici, si je veux peindre son incomparable patience, qu’on pourrait peut-être appeler plutôt sainte énergie ou suréminente charité. C’est au quatrième chapitre de la deuxième partie, qu’on trouvera le récit complet de ces souffrances.

Tous les saints Docteurs sont d’accord pour affirmer que bien tendre: est la fleur de la bonne réputation d’une vierge, et que l’honneur d’une jeune fille est chose excessivement délicate. Aussi rien n’est plus pénible aux vierges qu’une tache d’infamie, rien ne leur est plus amer qu’une accusation de corruption. C’est une des raisons pour lesquelles le Seigneur a voulu que la Reine des vierges sa Mère ait aux yeux des hommes un époux. C’est pour le même motif, que, sur la Croix, il confia Sa Mère vierge à saint Jean te disciple vierge. Une vierge qui, sans se plaindre, souffre le déshonneur, montre donc plus de patience qu’en supportant n’importe quel tourment corporel. Voici donc, à ce sujet, le résumé de trois faits déjà rapportés au chapitre quatrième de la deuxième partie. Le premier de ces faits est déjà bien admirable, le second l’est plus encore, le troisième est au-dessus de toute louange.

C’est d’abord le cas de Cecca, la malade de l’hospice. Cette femme, atteinte de la lèpre, non seulement manquait du nécessaire, mais elle ne trouvait personne qui voulût la soigner. Catherine, l’ayant appris, vient joyeusement lui offrir de la servir elle-même, et de pourvoir à tous ses besoins; et elle accomplit ce qu’elle avait promis. L’infirme, s’enorgueillissant du bienfait reçu, s’emporte en injures contre sa bienfaitrice et très souvent lui jette à la face de vrais outrages, sans que la courageuse patience de la sainte en soit émue. Au contact de la malade la lèpre gagne les mains de notre vierge, qui n’en persévère pas moins dans son charitable service, aimant mieux avoir la lèpre que d’abandonner celle qui l’injuriait. Elle ne la quitte qu’après l’avoir ensevelie, et la lèpre disparaît alors miraculeusement de ses mains. C’était la charité, patiente et bénigne, qui avait appris à notre sainte à supporter victorieusement toutes ces peines.

Nous avons ensuite parlé de Palmerina, qui portait le même habit religieux que Catherine. Cette femme avait, pour notre sainte qu’elle diffamait, une haine des plus mauvaises et des plus invétérées. Elle en fut punie par une maladie, qui bientôt allait la conduire à la double mort de l’âme et du corps, et elle n’eût pas évité l’éternelle damnation, si les prières de la vierge, qu’elle haïssait, ne lui eussent apporté leur très puissant secours. La façon dont le Seigneur agit en cette occasion est bien admirable. En même temps qu’il endurcissait le coeur de la pécheresse en la privant de sa grâce il enflammait par un nouvel influx de charité le cœur de la vierge Catherine. Plus celle-là s’obstinait dans son péché, plus celle-ci brûlait d’amour. La charité parfaite de la sainte, finit par l’emporter et réussit à amollir le coeur de celle qui s’était endurcie par défaut de charité. Catherine triompha, par sa ferveur et sa persévérance dans la prière, de tous les efforts du démon qui avait endurci Palmerina. La grâce répandue dans le cœur et sur les lèvres de Catherine fut si puissante qu’elle sauva l’âme de Palmerina, qui paraissait cependant déjà condamnée. Et tout cela fut l’oeuvre de la patience parfaites que la charité avait développée dans l’âme de notre vierge, comme on le trouve longuement expliqué au chapitre quatrième de la seconde partie.

Cette patience nous était apparue bien grande dans le premier des deux faits que nous venons de rappeler et admirable dans le second; mais, elle atteint un degré qui dépasse toute admiration, dans un troisième fait, que nous allons raconter. Nous avons parlé en effet, au dernier alinéa de ce même chapitre quatrième, d’une vieille femme de Sienne, Soeur de la Pénitence comme notre sainte, et appelée Andrée, selon l’usage du pays qui transforme parfois les noms d’homme en nom de femme. Andrée souffrait d’un cancer à la poitrine, et le mal qui la dévorait l’épandait une odeur si infecte que personne ne pouvait approcher sans se boucher les narines. La malade n’eut bientôt presque plus personne pour la soigner et la servir. Catherine l’ayant appris vint sans délai se consacrer à ce service, pour l’amour du Christ. Non seulement elle ne recula pas devant l’infection et la mauvaise odeur du mal, mais elle s’approchait de la cancéreuse, les narines grandes ouvertes, le cœur et le visage joyeux. Elle la servait avec le plus grand soin, découvrait la blessure, essuyait et lavait le pus, et pansait la plaie, en prenant tout son temps, sans laisser paraître le moindre dégoût. Et quand elle sentait quelques nausées, révolte de sa nature, elle savait comme toujours châtier sans pitié sa propre chair, elle plaçait alors son visage sur la plaie et en supportait l’horrible odeur, jusqu’à ce que son corps fût près de défaillir.

Mais Satan s’empara d’Andrée comme il l’avait fait de Palmerina. Peu à peu les soupçons et les murmures de la malade contre la sainte qui la Servait devinrent si extravagants qu’elle la calomnia honteusement, même auprès des Sœurs de la Pénitence, et qu’elle accusa cette vierge si pure d’avoir perdu sa virginité en commettant le péché de la chair. Catherine on apprenant ces accusations en fut, au fond de son cœur, plus affligée qu’on ne saurait le croire; mais, après avoir protesté en toute franchise de son innocence, auprès des Sœurs, et après avoir appelé, en priant et en pleurant, le Secours de son Époux, elle ne négligea pas pour cela le service de son accusatrice, elle l’assista même et la soigna avec plus d’attentions qu’auparavant et triompha par sa courageuse patience de la méchanceté de la malade. Grâce aux mérites de cette patience, elle obtint qu’Andrée eût un témoignage éclatant de la sainteté de sa servante. La malade vit donc un jour Catherine transfigurée devant elle et entourée des rayons d’une grande lumière; elle put contempler le visage de la sainte, devenu comme un visage d’ange; elle ressentit alors dans son âme des consolations extraordinaires, comme elle l’a dans la suite attesté, et, par une grande grâce de Dieu, elle reconnut son péché. Elle demanda alors, en pleurants pardon à sa victime, fît venir toutes les personnes auprès desquelles elle l’avait diffamée, et, tout on se reconnaissant hautement coupable et digne de malédiction, elle raconta avec des exclamations désolées tout ce qu’elle avait vu. Elle désavoua toutes ses calomnies et assura que Catherine était non seulement une innocente vierge, mais encore une fleur de sainteté en grand honneur auprès de Dieu; vérité qu’elle avait si bien constatée qu’il ne lui restait aucun doute. Satan, qui pensait ainsi ternir le bon renom de notre vierge, ne fit que l’augmenter par ces mêmes morsures qui devaient le ruiner et c’est par la vertu de patience que le Seigneur opéra cette merveille. La renommée de Catherine ne fit dès lors que s’accroître, jusqu’à ce qu’elle parvînt au trône apostolique, à deux Souverains Pontifes et à beaucoup de cardinaux. Mais l’histoire d’Andrée est suivie d’un épisode que nous devons rappeler ici. Catherine, après tous ces incidents, continuait donc de servir la cancéreuse. Un jour qu’elle découvrait la plaie fétide, il arriva, peut-être grâce à l’intervention de l’ennemi du genre humain, qu’elle sentit son estomac se soulever plus fort que d’ordinaire, sous une profonde impression de dégoût. S’emportant alors contre son propre corps : " Par la vie du Seigneur, mon Époux, dit-elle, de Celui pour l’amour duquel je sers cette femme qui est ma sœur, tu garderas enfermé dans tes entrailles ce qui fait l’objet de ton abomination. " Et ce disant, elle lava la blessure, recueillit l’eau et le pus infect dans une écuelle, et prit ce breuvage. La nuit suivante, le Seigneur lui apparut, et lui apprit que, par cet acte, elle avait dépassé tout ce qu’elle avait fait jusque-là, puis il ajouta: " Puisque tu t’es fait cette violence, et que tu as pris à cause de moi une boisson si abominable, je vais te donner un breuvage merveilleux, qui fera de toi l’admiration de tous les hommes. " En parlant ainsi, il parut appliquer à la plaie de son côté la bouche de la sainte, et il lui dit: " Bois, ma fille, bois abondamment à mon côté une liqueur aussi merveilleuse que délectable, qui rassasiera non seulement ton âme, mais aussi ton corps, méprisé pour moi. " A partir de ce moment, l’estomac de Catherine ne sentit plus le besoin d’aucun aliment naturel et ne put même rien digérer. Ce n’était pas étonnant, puisqu’elle s’était approchée de la Fontaine de vie et avait abondamment puisé à son vivifiant breuvage. Pleinement rassasiée, elle n’avait plus rien à demander à d’autre nourriture, et voilà d’où est venu ce jeûne étonnant, dont j’ai longuement écrit au cinquième chapitre de la deuxième partie et dont j’avais déjà dit un mot auparavant. La vertu de patience était donc à l’origine de toutes ces grâces. La charité dont était rempli le cœur de notre vierge avait reçu la parole de vie dans une terre bonne et même excellente, puis elle avait rendu son fruit dans la patience, trente pour un dans le premier prodige, qui a récompensé le service de la lépreuse Cecca ou Françoise, soixante pour un dans la Conversion miraculeuse de Palmerina, accordée par le Seigneur à la prière de Catherine, et cent pour un, on pourrait même dire plus de cent pour un, dans cette dernière merveille de l’histoire d’Andrée que nous venons d’écrire.

Après avoir ainsi rappelé les principaux miracles déjà racontés tout au long dans cette vie, je crois utile de m’étendre ici sur certains points dont j’avais omis de parler. Mon récit étonnera, mais les réalités qu’il rapporte sont bien plus étonnantes encore. Parmi toute les personnes qui vivaient dans l’intimité de Catherine, écoutaient ses avis et s’édifiaient à ses exemples, à peine s’en est-il trouvé une seule qui, d’une façon ou d’une autre, ne lui ai pas fait quelque injure ou ne l’ait gravement contristée. Satan voulait, en agissant ainsi, la tourmenter par ce qu’elle avait de plus cher. Catherine m’a avoué qu’elle souffrait bien plus de ces peines que des injures des étrangers; mais la force et la prudence de sa patience lui assurèrent toujours le triomphe. Je me souviens l’avoir déjà dit plusieurs fois, et je le confesse maintenant, devant toute l’Église de Dieu, cette patience m’a plus édifié que tout ce que j’ai vu et entendu des pratiques et des actes de notre sainte, même de ses miracles ou de ses œuvres les plus éclatantes. Catherine était cette colonne immobile que la pesée de l’Esprit-Saint fixait dans la charité, et sa charité était si grande que les persécutions les plus orageuses ne pouvaient amener sur son visage le moindre changement. Rien d’étonnant à cela! Elle s’appuyait sur la pierre que rien n’ébranle. Comme le dit le Sage, "éternels sont les fondements établis sur la pierre de roche et sur les commandements de Dieu dans le cœur d’une femme sainte ". L’âme de Catherine adhérait en effet si fortement à la pierre fondamentale qu’est le Christ, et s’était si bien établie sur cette base éternelle que cette sainte femme gardait inviolables en son cœur les commandements de Dieu.

J’ai vu un de nos religieux, si bien trompé par Satan qu’il disait souvent à la sainte de grossières insolences et même d’outrageantes injures. Mais Catherine était si patiente qu’elle n’a jamais laissé paraître le moindre signe de trouble, et ne s’est jamais permis une seule plainte contre ce religieux. Elle enjoignait strictement à ses compagnes, qui entendaient ces injures, de ne faire à l’insulteur aucun reproche et aucune peine. Elle leur défendait de nous dire une parole ou de nous faire un signe qui pût nous révéler ce qu’elles avaient entendu. Le malheureux, que cette patience rendait plus mauvais encore, en vint jusqu’à voler l’argent des aumônes faites à la vierge. Elle ne s’en montra pas moins toujours aussi charitable, et ne permit jamais à l’un des nôtres, qui connaissait ce vol, d’élever la moindre plainte à ce sujet. C’était en demeurant dans une silencieuse confiance que sa force triomphait de tout, et sa parole comme ses exemples nous apprenaient à vaincre de la même façon.

Si avec tout cela nous voulons dire encore quelle patience Catherine a gardée et fait paraître ses infirmités corporelles, non seulement notre plume mais nos pensées même n’y suffiront plus. Elle souffrait en tout temps et continuellement de douleurs d’entrailles. Nous l’avons dit au commencement du chapitre sixième de la deuxième partie, et nous avons raconté comment elle accepta cette infirmité pour arracher l’âme de son père Jacques aux flammes du purgatoire. A cela s’ajoutait un mal de tête presque continuel, puis une douleur également permanente à la poitrine, douleur toute particulière, qu’elle m’a avoué lui être restée depuis le jour où le Sauveur la fit goûter aux peines de sa très sainte Passion. Elle m’a affirmé que ce tourment dépassait toutes ses autres peines corporelles. Nous avons donné ces détails au chapitre sixième de la deuxième partie. La fièvre venait enfin très fréquemment se joindre à de si vives souffrances. Et cependant jamais on n’a vu ou entendu Catherine se plaindre, jamais son visage ne s’est assombri même une heure; au contraire, l’air joyeux avec lequel elle recevait, faisait la consolation de tous ses visiteurs. Quand ses bonnes paroles ne suffisaient pas, quand il fallait qu’elle s’imposât quelque fatigue pour le salut des âmes, toutes ses infirmités ne pouvaient l’empêcher de quitter son lit et de travailler, comme si elle n’eût rien souffert. Nous avons traité ce sujet au chapitre septième de la deuxième partie. En outre il n’est pas facile d’exposer tout ce que les démons lui ont fait endurer. Nous en avons dit un mot au chapitre deuxième de la deuxième partie, et nous avons raconté comment elle avait été plusieurs fois jetée par eux dans le feu sans en avoir reçu la moindre atteinte, ainsi que l’ont affirmé des témoins oculaires et dignes de foi. Voici d’ailleurs un fait où j’ai été témoin et acteur. C’était sur le chemin que nous suivions un jour en rentrant à Sienne. Nous étions tout près de la ville, la sainte était montée sur un ânon; une violente secousse la jeta en bas de l’animal et la précipita la tête la première dans une fondrière assez profonde. Tout en la voyant tomber, j’invoquai la très sainte Vierge et vis bientôt Catherine se relevant souriante et disant joyeusement: " C’est Malatascha ", c’est-à-dire le démon, " qui a fait cela ". Elle remonta sur sa bête; mais à peine avions-nous parcouru la distance d’un jet de baliste que le même esprit malin jeta la sainte et sa monture dans la boue, de sorte que Catherine se trouvait sous l’animal. Elle dit alors toujours souriante: " Cet ânon me réchauffe le côté où je ressens -mes douleurs d’entrailles. " C’est ainsi qu’elle se moquait de l’ennemi, qui ne pouvait lui faire aucun mal. Après l’avoir retirée de cette boue où elle était étendue sous sa bête, nous ne voulûmes plus la laisser remonter sur l’ânon, et, comme nous étions tout près de la ville, nous la fîmes marcher au milieu de deux d’entre nous. L’antique ennemi ne cessa pas pour autant de la tourmenter, la tirant de tout côté; et, si nous ne l’avions retenue, elle fût certainement encore tombée à terre. Mais elle continuait à en rire, et, d’un air joyeux, elle se moquait de son adversaire, lui manifestait tout son mépris et le tournait en ridicule. C’est après ces poursuites de Satan que furent opérés les grands fruits de salut dont nous avons parlé en ce chapitre septième. L’antique serpent les prévoyait et en témoignait son dépit par toutes ces vexations. Ces persécutions du démon et d’autres encore montrent bien ce que la sainte dut déployer de patience au cours de sa vie ici-bas. Mais ces mêmes persécutions en ont fait, je crois, une martyre, quand, acceptées par amour, elles firent mourir notre sainte dans d’incroyables tourments. Nous l’avons longuement et pleinement raconté au second chapitre de la troisième partie. Remarquez, lecteur, que le bienheureux Antoine, désireux du martyre et l’ayant demandé au Seigneur, fut exaucé de telle façon qu’il fut très durement frappé par les démons, mais n’en perdit pas la vie, tandis que notre sainte, souvent frappée et flagellée, finit par mourir sous les coups de ces mêmes démons. C’est là, pour tout homme intelligent, la preuve irréfutable et le sûr témoignage de la sainteté de Catherine. Cependant, pour mettre mieux en lumière sa force d’âme et pour répondre aux mauvaises langues qui la décrient, je dois parler maintenant d’un fait qui montre combien elle ressembla à son Epoux, du moins quant au commencement de sa Passion. Connaissant certaines causes de cette Passion que d’autres ignorent, je suis bien obligé de terminer ce dernier chapitre par un récit qui est tout à l’honneur et à la gloire de la Vérité incarnée, et de la vierge Catherine son épouse, quoiqu’en puissent dire les calomniateurs qui ont exercé leurs langues aux paroles de mensonge.

C’était en l’an du Seigneur 1375, comme nous l’avons dit au chapitre dixième de la deuxième partie en parlant de l’esprit de prophétie de la sainte. La ville de Florence, qui, pour bien des raisons, avait été considérée jusque-là comme une des filles les plus chères de la sainte Eglise Romaine, s’allia aux ennemis de cette Église. Le semeur de zizanie, l’ennemi du genre humain, avait travaillé à provoquer cette révolte due aux fautes des officiers de l’Église ou peut-être à l’orgueil des Florentins eux-mêmes, ou encore à l’une et à l’autre de ces deux causes. Florence avait donc prêté un concours efficace aux ennemis de l’Église Romaine pour lui enlever toute puissance temporelle. Le Pontife romain, dont le pouvoir s’étendait, disait-on, sur soixante cités épiscopales d’Italie et dix mille terres ayant des châteaux-forts, perdit à cette occasion presque toutes ses possessions et ne garda sous son domaine que peu ou point de terres. Le pape Grégoire, d’heureuse mémoire et XI du nom, exerça alors contre les Florentins de terribles représailles. Il fit prendre et dépouiller tous ceux qui se trouvaient à travers toute la chrétienté par les souverains des pays où ils faisaient leur commerce. Rudement frappés par ce châtiment, ils furent bien obligés de demander la paix au Souverain Pontife par l’intermédiaire de personnes connues pour être en faveur auprès de lui. Ayant appris que notre vierge, à cause de son renom de sainteté, serait bien accueillie du Saint-Père, ils décidèrent que j’irais d’abord le trouver moi-même, au nom de Catherine, pour apaiser sa colère, puis ils firent venir la sainte à Florence. Les magistrats de la cité sortirent au-devant d’elle et la supplièrent instamment d’aller elle-même à Avignon traiter de la paix avec Grégoire XI. Catherine, remplie de l’amour de Dieu et du prochain, et de zèle pour le bien de l’Église, se mit aussitôt on chemin et vint me rejoindre à Avignon, où je fus son interprète auprès du Souverain Pontife, qui parlait latin, tandis qu’elle s exprimait en dialecte toscan. J’atteste devant Dieu et devant les hommes que le Pape eut la générosité de remettre la conclusion de la paix entre les mains de notre vierge, en lui disant ces paroles que j’ai entendues et traduites comme interprète: " Pour que vous voyiez bien que je veux la paix, je remets simplement cette paix entre vos mains, ayez seulement soin de l’honneur de l’Église qui vous est ainsi confié. "

Mais le langage pacifique de quelques-uns de ceux qui gouvernaient Florence n’était qu’une feinte. Au fond, ils ne voulaient pas faire la paix avant d’avoir si bien dépouillé l’Église qu’elle fût incapable de tirer d’eux quelque vengeance. Je l’ai appris dans la suite par leurs propres déclarations, du moins par les aveux de quelques-uns d’entre eux, qui plus tard ont manifesté les intentions qu’ils dissimulaient alors. Ils agissaient donc comme de véritables, j’allais dire comme de parfaits hypocrites. Ils affirmaient devant le peuple leur volonté de faire tout ce qui serait possible pour obtenir la paix du Souverain Pontife et de l’Église de Dieu et, d’autre part, ils mettaient toujours quelque obstacle à cette réconciliation. On le vit bien à la façon dont ils trompèrent notre sainte. En la priant d’entreprendre un voyage si pénible, ils lui avaient promis d’envoyer après elle des messagers porteurs de propositions de paix, qui auraient ordre de se conformer exactement à ses indications et à sa direction pour toutes leurs négociations publiques ou secrètes. Or leur iniquité mentit non seulement à notre Vierge, mais se mentit à elle-même (Ps 26, 12). Ils n’envoyèrent ces ambassadeurs que longtemps après Catherine; et ce retard faisait dire au Souverain Pontife, quand il voyait la sainte : " Croyez-moi, Catherine, ils vous ont trompée et vous tromperont encore; ils n’enverront personne, ou, s’ils envoient une ambassade, elle sera sans mandat pour traiter de la paix. " Quand les ambassadeurs arrivèrent à Avignon, la sainte eut avec eux, en ma présence, une entrevue où elle leur raconta comment le Souverain Pontife lui avait abandonné toute cette affaire, et comment par conséquent il leur serait facile d’obtenir la paix à de bonnes conditions s’ils le voulaient. Mais, sourds comme l’aspic ( Ps 57, 7), ils fermèrent l’oreille à toute proposition pacifique et répondirent qu’ils n’avaient aucun ordre pour s’entendre avec elle et faire ce qu’elle leur disait. Elle découvrit à ce langage tout le venin de leur fourberie et avoua que le Souverain Pontife avait été bon prophète. Mais elle ne cessa pas pour autant d’intercéder auprès du Pape leur juge, pour qu’il ne les traitât pas avec dureté, mais avec miséricorde, plus en père qu’en juge.

A cette même époque, le Vicaire de Jésus-Christ, pressé par les instances de Catherine, prît enfin la résolution de rentrer à Rome, la vraie ville du Pape, et y rentra de fait. Nous revînmes tous alors en Italie. Quelques affaires concernant le salut des âmes nous occupèrent d’abord on Toscane, puis la vierge m’envoya à Home porter à Grégoire XI des propositions de paix avantageuses pour l’Eglise, si on les eût comprises. Pendant que j’étais à Rome, je reçus de mon Ordre la charge de Prieur de notre Couvent de cette ville, charge que j’avais déjà exercée au temps où Urbain V, d’heureuse mémoire, était à Rome. Il me fut donc impossible de retourner vers Catherine. Mais, avant de quitter la Toscane, j’avais parlé des affaires de Florence avec un Florentin fidèle à Dieu et à la sainte Eglise, qu’on appelait Nicolas Soderini et qui était très attaché à notre vierge. Je lui signalai en particulier la fourberie de ses concitoyens, qui tout en prétendant vouloir la paix de la sainte Église, qu’ils avaient offensée, cherchaient néanmoins à éviter toute réconciliation. Comme je me plaignais de pareils procédés, cet homme, qui était bon, sage et fort considéré, me répondit: " Soyez sûr que le peuple de Florence en général et tous les honnêtes gens de la ville voudraient la paix; mais à cause de nos péchés, notre ville est aujourd’hui gouvernée par une petite minorité de méchants, qui s’opposent à cette pacification. " Je lui dis alors :  " Ne pourrait-on remédier à ce mal?" Il me répondit : " On le pourrait certainement, à la condition que quelques-uns des bons citoyens prennent à cœur la cause de Dieu. Avec le secours des officiers et des capitaines du parti guelfe, ils enlèveraient à ces méchants leurs charges et les traiteraient comme des ennemis du bien commun; il suffirait d’en exclure ainsi quatre ou cinq du gouvernement. " Je n’oubliai pas ce que je venais d’entendre, et quand, envoyé par Catherine, je me présentai au Vicaire du Christ, je lui rapportai toute cette conversation. Pendant ce temps, Nicolas Soderini, avec lequel j’avais eu cet entretien à Sienne, rentrait lui-même à Florence.

Depuis plusieurs mois déjà j’exerçais la charge de Prieur à Rome, et j’y prêchais la parole de Dieu, quand un dimanche matin, je reçus du Souverain Pontife une invitation à dîner avec Sa Sainteté : je me rendis à cette invitation. Après dîner, le Saint-Père m’appela et me dit: " On m’a écrit que, si Catherine de Sienne allait à Florence, elle m’obtiendrait la paix.- Non seulement Catherine, lui répondis-je, mais nous tous, nous sommes prêts pour obéir à Votre Sainteté à aller jusqu’au martyre.- Il répliqua : "Non, vous n’irez pas vous-même à Florence, je ne le veux pas; ils vous maltraiteraient; mais je crois qu’ils ne lui feront pas de mal, à elle d’abord parce que c’est une femme, puis à cause de la grande vénération qu’ils ont pour elle. Quant à vous, examinez comment il faut rédiger les Bulles de cette négociation, et apportez-moi demain matin un mémoire à ce sujet, afin que l’affaire soit promptement expédiée. " Je fis ce mémoire et le portai; puis j’envoyai les Bulles à la sainte qui, en vraie fille d’obéissance, se mit immédiatement en route. En arrivant à Florence, elle fut reçue avec beaucoup d’honneur par tous ceux qui étaient restés fidèles à Dieu et à la sainte Église. Grâce au concours de Nicolas Soderini, elle put s’entretenir avec quelques-uns des bons citoyens, et leur persuada de ne pas prolonger davantage leur discorde et leur guerre avec le Pasteur de leurs âmes, et de se réconcilier le plus vite possible avec le Vicaire de Jésus-Christ.

Nicolas lui ménagea aussi une entrevue avec les officiers du parti guelfe. Elle leur dit, entre autres choses, qu’on devrait priver de leurs charges ceux qui s’opposeraient à la paix et à la réconciliation du Père et des enfants. De pareils gens ne doivent pas s’appeler des gouverneurs, mais des destructeurs du bien commun et de la cité. On pouvait donc sans scrupule libérer la ville d’un si grand mal, en privant de leurs offices un petit nombre de citoyens. Elle ajouta que cette paix serait non seulement utile aux corps et aux biens temporels, mais qu’elle était tout à fait nécessaire au salut des âmes, qui ne pouvait se faire sans cette réconciliation. Il était notoire que les Florentins avaient ouvertement prêté un concoure efficace aux ennemis de l’Église Romaine, pour lui enlever des biens qui lui appartenaient et revenaient de plein droit. Cette injustice, n’eût-elle été faite qu’à une simple personne privée, les constituait redevables devant Dieu et devant tout juste juge de tout ce qu’ils avaient enlevé ou fait enlever. La paix, qui pouvait leur accorder remise de cette dette, servirait donc à la fois leurs intérêts matériels et spirituels. Ces conseils, ces raisons et d’autres semblables décidèrent ces officiers et beaucoup de bons citoyens à intervenir auprès des premiers magistrats de la cité, pour les presser de faire la paix et de la demander non seulement en parole, niais en toute sincérité. L’opposition fut violente, surtout parmi les huit qui avaient été chargés de diriger la guerre contre l’Église; mais les chefs du parti guelfe, réussirent à chasser du pouvoir un de ces huit ainsi qu’un petit nombre d’autres opposants. Le feu des passions s’alluma alors à un double foyer, entretenu d’un côté par ceux qui avaient été privés de leurs charges et de l’autre par certaines personnes malveillantes, qui profitèrent de ces circonstances pour venger leurs injures personnelles, au mépris de la loi du Seigneur, en poursuivant la révocation de tous ceux qui leur étaient odieux. Ce second foyer de discorde fit plus de mal que le premier. Il y eut en effet tant de fonctionnaires révoqués que ce fut un cri de protestation, dans presque toute la ville. Notre vierge n’y était pour rien et ne voulut jamais s’en mêler; elle gémissait même profondément de ces injustices; elle les défendit, elle dît â plusieurs et fit dire à d’autres, que c’était très mal de frapper ainsi tant et de si notables citoyens, et que les haines privées ne devaient pas faire dégénérer en guerre intestine des mesures qu’on n’avait prises que pour la paix. Ses avis ne furent pas écoutés par des hommes que leur méchanceté entraînait, et les excès allèrent croissant. Alors les anciens chefs de la milice réunirent des gens d’armes, soulevèrent le pauvre peuple contre les auteurs du mouvement de réaction, et mirent la cité en révolution. Soutenus par des troupes armées, composées de gens de la classe inférieure et de la lie de la populace, ils chassèrent de la ville ceux qui avaient privé tant de citoyens de leurs charges, brûlèrent leurs maisons, et, m’a-t-on dit, en massacrèrent plusieurs à coups d’épée.

Beaucoup d’innocents eurent à souffrir au milieu de ces troubles entretenus par des gens qui n’écoutaient plus leur raison. Tous les partisans de la paix furent obligés de s’exiler, et avec eux la sainte qui n’était venue que pour la paix. Comme elle avait donné dès le début, ainsi que nous l’avons dit, le conseil d’éloigner des charges publiques quelques-uns de ceux qui s’opposaient au traité avec le Pape, elle fut en butte aux mêmes colères que les plus coupables des bannis. On la dépeignit sous de telles couleurs que les gens de la populace ignorante criaient dans les rues: " Prenons et brûlons cette méchante femme, coupons-la en morceaux. " Informés de ces menaces, les gens de la maison qu’elle habitait avec sa suite la renvoyèrent elle et les siens, disant qu’ils ne voulaient pas s’exposer à cause d’elle à ce qu’on brûlât leur maison. Consciente de son innocence, Catherine acceptait de bon coeur toutes ces persécutions pour la cause de la sainte Église; et sa constance habituelle n’en fut nullement troublée. Toujours souriante, et réconfortant ses Soeurs, elle se réfugia, dans un jardin à l’exemple de son Epoux et là, après une exhortation à ceux qui l’accompagnaient, elle se mit en prière.

Pendant qu’elle priait ainsi dans un jardin, comme le Christ, les satellites de Satan arrivèrent armés de glaives et de bâtons, poussant des cris et disant: " Où est cette méchante femme? où est-elle? " Elle les entendit, et, comme si on l’eût invitée à un délicieux festin, elle se prépara aussitôt au martyre qu’elle souhaitait depuis longtemps. Elle vint au-devant d’un de ces misérables qui, le glaive hors du fourreau, criait plus fort que les autres: " Où est Catherine ? " D’un air joyeux, elle se mit à genoux et lui dit: "C’est moi qui suis Catherine, fais sur moi tout ce que le Seigneur t’a permis de faire; mais, je te le commande au nom du Tout-Puissant, ne maltraite aucun des miens. " Ces paroles jetèrent le criminel dans un trouble tel qu’il en perdit toutes ses forces. Il ne pouvait plus frapper, et n’osait rester en présence de la sainte. Après l’avoir cherchée avec tant de passion et de férocité, maintenant qu’il l’avait trouvée, il la repoussait loin de lui en disant : " Retire-toi. " Mais elle, dans sa soif du martyre, répondait: Je suis bien ici, où pourrais-je aller maintenant? Je suis prête à souffrir pour le Christ et son Église; c’est ce que j’ai longtemps désiré et poursuivi de tous mes vœux. Pourquoi fuirais-je, alors que j’ai trouvé ce que je souhaitais. Je m’offre, hostie vivante, à mon éternel Epoux. Si c’est toi qui es désigné pour être le sacrificateur, frappe en toute assurance, mais je ne bougerai pas d’ici; seulement ne fais de mal à aucun des miens. " Que dire encore? Le Seigneur ne permit pas que ce malheureux allât plus loin, dans sa fureur contre la vierge; le misérable s’éloigna tout confus avec toute la bande. Les enfants spirituels de Catherine entourèrent aussitôt leur Mère, en la félicitant d’avoir échappé aux mains des impies; mais elle, au contraire, s’en montra fort affligée, et elle disait en pleurant: " O malheureuse! je pensais que le Seigneur tout-puissant mettrait aujourd’hui le comble à ma gloire, et que Sa miséricorde, après avoir daigné ni accorder la rose blanche de la virginité, voudrait bien me donner encore la rose rouge du martyre; et me voilà, oh ! douleur, trompée dans mon attente. Ce sont mes innombrables péchés qui en sont cause, c’est par un juste jugement de Dieu, qu’ils m’ont privée d’un si grand bien. Oh! que mon âme eût été bienheureuse de voir mon sang répandu pour l’amour de Celui qui m’a rachetée de son Sang.

La fureur populaire s’était un instant calmée; mais pour autant la vierge et les siens n’étaient pas encore en complète sécurité. Tous les habitants de la ville craignaient tellement de se compromettre que, comme au temps des martyrs, personne ne voulait recevoir la proscrite dans sa maison. Les enfants spirituels de Catherine lui conseillèrent alors de retourner à Sienne. Mais elle leur répondit qu’elle ne pouvait quitter le territoire florentin avant la publication de la paix entre le Père et ses fils. C’était le Seigneur lui-même qui en avait ainsi ordonné. En l’entendant parler ainsi, ceux qui entouraient Catherine n’osèrent plus s’opposer à ses volontés; ils finirent par trouver un brave homme qui ne craignait que Dieu, et reçut chez lui la sainte, mais en secret, pour ne pas exciter la colère du peuple et des hommes d’iniquité. Quelques jours après, Catherine et toute la famille spirituelle dont elle était la virginale Mère, cédant à l’orage, se retirèrent en dehors de la ville, mais non de son territoire, dans un lieu solitaire, qui servait de retraite à des ermites.

La divine Providence mit enfin un terme à cette fureur révolutionnaire, dont tous les fauteurs furent punis par la justice et obligés de fuir de tous les côtés. La sainte revint à Florence, d’abord secrètement, à cause de la haine des gens alors au pouvoir, puis elle y habita sans se cacher, jusqu’au jour où, après la mort de Grégoire XI et l’élection d’Urbain VI, la paix fut définitivement rétablie, par le traité conclu entre le Saint-Siège et les Florentins. La vierge du Seigneur dit alors à ses enfants : " Nous pouvons maintenant quitter cette ville, puisque le Christ m’a fait la grâce d’accomplir ses ordres et ceux de son Vicaire. Ceux que j’avais trouvés rebelles à l’Église, je les laisse maintenant en paix et réconciliés avec une si bonne Mère. Retournons donc à Sienne, d’où nous sommes venus." Et ainsi fit-elle. Grâce au Seigneur, elle avait échappé aux mains des impies et obtenu la paix qu’elle souhaitait. Elle ne l’avait pas obtenue des hommes, ni par des moyens humains, mais de Jésus-Christ, qui avait opéré insensiblement, par les anges de paix, cette réconciliation à laquelle s’opposaient les hommes mauvais, excités par les anges de Satan. Tout homme raisonnable doit manifestement reconnaître ici l’héroïsme d’une patience qui ne craignait pas la mort mais l’acceptait de bon cœur, et admirer la direction d’une sagesse qui dictait à notre sainte tout ce qu’elle devait faire dans les heurts et les angoisses de la vie. A cela s’ajoutait une constance que rien ne put abattre, et qui permit à Catherine de frapper avec persévérance à la porte du Roi de paix, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu cette paix qu’elle souhaitait pour l’Église et pour Florence. Ainsi donc, bon lecteur, si vous ne parcourez pas ces lignes avec indolence, ce n’est pas seulement la vertu de patience, mais ce sont les splendeurs de la charité, et d’une indomptable persévérance que vous verrez briller dans le fait que nous venons de raconter.

Passons maintenant de ce tableau, à la considération de l’œuvre suprême de la patience de Catherine. Dans la dure et cruelle mort qu’elle a soufferte, comme médiatrice entre le Christ et son Église, elle n’a pas seulement égalé les martyrs, mais, si je ne me trompe. elle on a surpassé plusieurs. Les martyrs ont été torturés par des hommes qui, à certains moments, se modèrent, s’apaisent ou sont fatigués. La sainte a eu pour bourreaux les démons, dont la cruauté ne connaît jamais ni adoucissement, ni relâche, ni défaillance dans l’exécution de ses féroces volontés. Quelques martyrs ont terminé leur lutte dans une mort assez prompte et relativement douce, Catherine a souffert d’incroyables tourments, pendant treize semaines, depuis le dimanche de la Sexagésime jusqu’à l’avant-dernier jour d’avril. Ses peines augmentaient chaque jour, mais elle les souffrait toutes très patiemment avec une âme joyeuse, en rendait continuellement grâces à Dieu, et offrait de bon coeur sa vie pour apaiser le Christ irrité contre son peuple et préserver l’Église du scandale. Rien donc ne lui a manqué, ni la cause, ni la douleur, qui font le vrai martyre. Nous avons décrit ce martyre au chapitre deuxième de la troisième partie, et nous en avons encore parlé aux chapitres suivants troisième et quatrième. Une conclusion manifeste s’impose. Non seulement Catherine a obtenu dans les cieux le nimbe que mérite le martyre de désir, mais l’auréole qu’obtient le martyre de fait ; d’où il suit, pour tout lecteur intelligent, que la procédure de sa canonisation aura toute la sûreté et la rapidité de celles que l’Église suit dans la canonisation des confesseurs de la foi; car on ne doute plus d’une patience où l’on trouve le courage du martyre; on ne la discute même pas. Les mêmes témoins que j’ai cités au chapitre premier de la troisième partie attestent tout aussi clairement ce que j’ai raconté dans le chapitre deuxième de cette même partie et dans les Suivants.

Nous arrivons ainsi à la dernière conclusion de toute cette histoire : Catherine, vierge et martyre, est digne d’être inscrite au Catalogue des Saints par l’Eglise militante. Puisse cette faveur nous être accordée, à moi et à ses autres enfants spirituels, par l’éternelle Bonté, qui, Une dans sa Trinité, et Trine dans son Unité, vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

APPENDICE

ÉLOGE DE CATHERINE COMPOSE PAR LE BIENHEUREUX
RAYMOND POUR SERVIR DE PREMIER PROLOGUE A L’HISTOIRE DE LA SAINTE.

  

Voix inspirée est la voix de l’Aigle ( St Jean l’Evangéliste) , qui, porté par de L’Ange son vol, au sommet du plus sublime des cieux, manifeste à l’Église militante les secrets du divin Conseil et nous dit au livre de ses révélations (Apocalypse, chap. xx) : " J’ai vu un Ange, descendant du ciel, avec la clef de l’abîme et une grande chaîne dans sa main."

Ces paroles, quelle que soit l’explication qu’en aient donnée jusqu’ici les saints Docteurs, me semblent pouvoir, avec assez de convenance, servir de thème à notre Notre-Seigneur. sujet; car l’angélique vierge, dont nous avons l’intention de raconter la vie plus céleste qu’humaine, a incontestablement révélé les mystères de l’infinie Sagesse, à beaucoup d’âmes ignorantes des voies du salut; et elle a présenté, par ses paroles et ses exemples, la chaîne qui lie Satan à tous ceux qui ont voulu entendre; on devrait même dire qu’elle la leur a donnée.

Que si, par cet Ange descendant du ciel, nous entendons l’Ange du Grand Conseil, le Seigneur Jésus-Christ, descendu du ciel, nous dit l’Apôtre, aussi réellement qu’il y est remonté ( Eph 4, 10), rien encore dans ce sens, qui soit étranger à notre sujet. Les œuvres dont nous allons parler, ne sont-elles pas en effet de Celui-là même que nous savons bien avoir trouvé dès le commencement ses délices parmi les fils et les filles des hommes (Pr 8, 31), objets de son éternelle prédilection. C’est Lui qui, au témoignage de l’Aigle (Is 22, 22), a de toutes manières la clef de David, cette clef qui ouvre ce que personne ne fermera et ferme ce que personne n ouvrira plus. C’est Lui aussi, qui nous atteste avoir la clef de la mort et de l’enfer (Apoc 1, 18). Il n’est donc pas étonnant qu’il porte la chaîne qui lie Satan.

Mais ce même Seigneur des anges, ici désigné sous le nom d’Ange, a tellement aimé d’amour éternel le genre humain, que, dans un sentiment d’ineffable miséricorde, il a voulu attirer noire nature dans l’unité de su propre personne. Voilà pourquoi, comme on l’a dit, n’ayant cependant nul besoin de ces joies, il s’est si excellemment délecté parmi les enfants des hommes, qu’il s’est efforcé de n’employer que des instruments humains, pour l’exécution de ses éternels décrets. De là vient que toujours, dès le commencement des siècles, il a sanctifié et choisi certains hommes, pour manifester ses plus secrets mystères. De là vient que toujours il a accompli ses merveilles et ses oeuvres surnaturelles par le ministère d’hommes en qui il se complaisait. De là vient que, voulant donner aux habitants de la terre une loi d’origine céleste, il n’a élu comme Médiateur qu’un homme, pour le mettre à la tête de son peuple choisi De là vient enfin que, saisi d’amoureuse passion pour cette nature humaine, il l’a prise dansson intégrité, du sein d’une Vierge humaine, gracieuse entre toutes. Revêtu de cette nature, comme de l’ornement de sa charité, il s’est, par elle et avec elle, indivisiblement uni aux hommes. Puis, après avoir réaliSé cette oeuvre toute merveilleuse et toute aimable, il a embrassé si étroitement le genre humain que, non content de lui offrir une fraternité si admirable, il s’est livré comme rançon pour le salut des hommes. Il a donné en nourriture aux âmes humaines son propre Corps et son propre Sang, jusqu’à la fin des siècles, et il a promis aux fidèles d’être lui-même leur récompense.

Par tout ceci, chaque chrétien peut apprendre à quel degré souverain de dignité le genre humain a été élevé et quelle est la hauteur du sommet sur lequel tout adorateur du Christ se trouve établi. Plus haut que les sommets angéliques, brille aujourd’hui la dignité de l’homme, et Dieu, s’il m’est permis de parler ainsi, s’étant abaissé un peu au-dessous de l’ange, l’homme s’est trouvé exalté au-dessus des hiérarchies célestes. "Vous l’avez abaissé, dit le Prophète, un peu au-dessous des anges, mais vous l’avez couronné de gloire et d’honneur et vous l’avez établi sur les oeuvres de vos mains. Vous avez tout mis à ses pieds . ( Ps 8, 7.8)". Saint Paul expose ces paroles dans son Épître aux Hébreux et, les appliquant au Christ; il nous dit: "Dès lors que Dieu lui a tout soumis, il n’a rien laissé qui échappe à son empire (Hb 2,8).

Essayez de comprendre maintenant, ô sage qui m’entendez, la confiance avec laquelle, l’âme fidèle, éprise de son Sauveur, peut aller à lui, l’abandon qu’elle peut mettre à le suivre, le nombre et la douceur des dons qu’elle peut espérer recevoir de Celui qui s’étant livré tout entier pour elle, retient cependant l’univers sous sa puissance. O aveugle apathie! O trop obstinée dureté de nos temps modernes! O froideur des esprits d’aujourd’hui, plus froide que neige et glace! Comme elles avaient jusqu’ici couru ferventes, sur les pas de l’Agneau, les fiancées du Christ dans la foi! Quelle promptitude à le suivre, partout où il allait, fût-ce jusqu’à la croix! Combien de fidèles, non seulement de tout sexe, mais de tout âge, de toute condition, méprisant le monde et ses biens comme la plus vile des boues mettaient toute la joie de leur esprit à offrir leur propre corps à toutes les épreuves de la souffrance. C’était à travers les épines des tribulations et les ronces des douleurs corporelles, qu’en ces temps heureux, ces âmes volaient plus qu’elles ne couraient, à la suite de l’Éternel époux, passant, l’esprit tranquille, à travers les horreurs de la mort, jusqu’à la vie sans limites. Combien aussi foulaient aux pieds tout bien passager, domptaient leur propre chair par un long martyre, fixaient sur les joies célestes le regard de leur intelligence, édifiaient la sainte Église, par leur doctrine comme par leurs exemples, et, après de longs combats, couronnaient l’intégrité de leur vie d’ici-bas, par une heureuse entrée dans celle du ciel. Et pourquoi tout cela? Si ce n’est, parce que Celui qu’on a si souvent appelé l’Ange du Grand Conseil, était devenu la proie de leurs cœurs. Avec sa clef de David, ils avaient fermé et la terre et ouvert au ciel l’abîme de leurs pensées; et avec la grande chaîne qu’ils avaient reçue de lui, ils avaient vaincu et lié Satan, l’adversaire.

En ces temps-là, c’était chose commune et fréquente, mais dans nos temps difficiles, où, selon la prophétie de l’Apôtre ( 2 Tim 3,2), il n’y a plus guère que des égoïstes, ce même Ange ne nous a pas retiré tout à fait l’aide de son " Grand Conseil " et de son secours. Il sème çà et là à travers la chrétienté quelques âmes, peu nombreuses il est vrai, pour lesquelles il multiplie si copieusement et avec tant de munificence ses dons merveilleux que les témoins de ces grâces en sont dans la stupeur, et que l’esprit des autres se refuse à y croire. Chose plus étonnante et qu’on doit noter, ce me semble, cette abondance de grâces parait de nos jours faire plus particulièrement son œuvre dans le sexe faible, chez des femmes. Peut-être est-ce pour confondre l’orgueil des hommes, de ceux-là surtout, qui, pleins de l’estime d’eux-mêmes, ne rougissent pas de se dire savants, alors qu’ils ne savent rien, sages alors qu’ils n’ont en rien goûté aux douceurs de la Sagesse divine. O honte ! ils sont devenus aujourd’hui tellement insensés, nous dit l’Apôtre (Rm 1, 22), qu’ils font de vains efforts pour savoir sans science, pour être sages sans sagesse. Ce sont ces hommes, si je ne me trompe, que l’éternelle Sagesse semble avoir résolu de confondre, par l’humble doctrine et les oeuvres merveilleuses de saintes jeunes filles, afin qu’en sa présence nulle chair ne se glorifie et que l’insensé apprenne où est l’intelligence, où est la vertu, où est la vraie lumière, où est la paix!

Voilà pourquoi une admirable jeune fille, une vierge toute sainte, oeuvre de la Sagesse incarnée, est venue au monde en Toscane, à Sienne, vieille cité de la vierge, ainsi nommée à cause de l’antiquité de son titre basilical. Quand je considère attentivement la doctrine de cette sainte, quand j’admire les actes de sa vie et son bienheureux trépas, j’en suis tout saisi, et laisserais libre cours à mes larmes, plus volontiers qu’à mes paroles. Quel coeur, en effet, ne se sentirait défaillir au spectacle de dons si merveilleux du Très-Haut? A voir cette vierge, si frêle dans son sexe, d’âge si tendre, fille du peuple, s’élever sans le secours d’aucun Docteur ou guide humain à de si hauts sommets, dans la pratique des vertus parfaites, acquérir de telles lumières et une telle perfection de doctrine, et cela, sans sortir de la maison paternelle, qui donc ne serait pas stupéfait? Qui donc pourrait contenir son admiration et ses larmes, larmes de joie et de louange tout à la fois.

Dans ma souveraine indignité, sans aucun mérite précédent, bien plus, malgré mes démérites, j’ai reçu de la Miséricorde d’en-haut, qui ne veut la mort de personne, la grâce de connaître, pendant plusieurs années, cette sainte vierge alors sur la fin de sa carrière. J’ai été admis dans sa familiarité et elle m’a même choisi pour confesseur, ce qui m’a permis de participer et d’être initié à tous les secrets que le Seigneur lui a confiés et révélés. Dès lors je ne puis pas, à la façon du mauvais serviteur, Dieu m’en garde, tenir enveloppé dans un suaire le précieux talent que la générosité du Très-Haut m’a confié. Je veux l’apporter au trésor public, en multiplier ainsi le profit pour les âmes, et, riche de ces usures si agréables à Dieu, le rendre en temps fixé au Seigneur Sauveur.

Et puisque la parole de Jean convient, si je ne me trompe, à mon sujet, je la reprends et je crie de toute mon âme aux siècles présents et futurs : " Oui, j’ai vu, moi qu’on appelle habituellement Raymond, et que Catherine appelait parfois Jean, à raison, je pense, des secrets qu’elle m’a révélés, j’ai vu, dis-je, l’ange descendant du ciel avec la clef de l’abîme et une chaîne dans sa main; je l’ai vu, j’étais là. Le Seigneur avait déjà fait sans doute beaucoup de merveilles, avant que je ne connusse personnellement cette vierge, mais j’ai tout appris d’elle-même, dans l’intimité de la confession, ou d’hommes et de femmes absolument dignes de foi et témoins oculaires. J’ai donc vu et entendu, de telle sorte que moi et mes autres témoins nous pouvons nous écrier avec l’Évangéliste Jean : " Ce que nous avons vu et entendu du Verbe de vie " habitant en cette admirable vierge "cela, et pas autre chose; voilà ce que nous vous annonçons ( 1 Jn 1,1) " Comme le disaient Pierre et Jean, nous ne pouvons point ne pas dire les choses que nous avons vues et entendues et ne pas les annoncer à tous (Act 4,20). Considérons donc avec soin, chrétiens fidèles, ce verbe créé, que le Seigneur a fait et qu’il nous a montré, à nous pécheurs, et je suis le premier de ces pécheurs, moi qui vous ai dit plus haut que j’avais vu.

Qu’ai-je donc vu? J’ai vu certainement un ange descendant du ciel, car la femme dont je parle n’était pas une femme, mais un ange sur terre, ou, si vous aimez mieux, on devrait plutôt l’appeler homme céleste que femme. N’a-t-elle pas fait œuvre angélique et céleste, celle qui, renonçant complètement à tous les plaisirs du corps, illicites ou licites, avait toujours sa pensée dans les cieux et les paroles d’éternelle vie sur les lèvres, celle qui sans nourriture, sans boisson, sans sommeil, accablée de plusieurs graves maladies, non seulement vivait, mais demeurait joyeuse, mais travaillait sans défaillance et sans relâche aux œuvres de Dieu et au salut des âmes. Qui dira que pareille vie est de la terre et de l’homme? Et je ne parle pas des autres prodiges et miracles que Dieu accomplissait par elle devant nous, ce n’est pas ici le lieu d’en donner les détails. Avec la grâce de Dieu, je les raconterai plus loin en grande partie. Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que nous l’appelions un ange, celle qui, par la pureté de sa chair et de son esprit, a imité la nature angélique, et qui remplissait sans cesse l’office des anges, sous le commandement du Roi des anges.

C’est à bon droit aussi que nous la présentons comme "descendant du ciel ", car tout en ayant habituellement sa très sainte conversation dans les cieux ( Phil 3,20), elle descendait souvent sur la terre, par une humble connaissance d’elle-même et par sa compassion pour le prochain. Mais il est écrit de l’Époux que Celui qui descend est aussi le même qui remonte (Eph 4,10) et la véritable épouse emploie toutes ses énergies à mettre ses pas dans les pas de l’Époux. Après être descendue, cette admirable vierge remontait donc comme les anges de l’échelle de Jacob pour contempler la face du Seigneur trônant au sommet de l’échelle, et pour recevoir dans cette ascension les abondantes bénédictions qu’en descendant elle répandait sur les habitants de la terre. C’est, pour ainsi dire, grâce à cette échelle de Jacob qu’elle a accompli toutes ces oeuvres, car, nous le verrons plus loin avec l’aide de Dieu, en tout ce qu’elle a demandé au Seigneur et en tout ce qu’elle a fait, elle a eu recours à la médiation de la glorieuse Marie Mère de Dieu, et du Fruit de son sein, l’Humanité du Sauveur. Or l’échelle de Jacob est le symbole de cette double médiation.

De plus, l’ange qui descend, comme nous l’avons dit, nous apparaît "avec la clef de l’abîme ", car cette vierge angélique, dépassant toute pensée humaine, a sondé les profondeurs de la divine Sagesse et nous les a ouvertes et révélées, autant que le peut faire une âme encore en route pour le ciel. Qui donc, en lisant ses lettres, adressées à travers toute la chrétienté à des personnes de condition et de dignité si diverses, n’admirerait pas, tout étonné, l’élévation de leur style, la profondeur de leurs pensées et leur utilité extraordinaire pour le salut des âmes? Elle y parle dans son langage vulgaire, puisqu’elle ne connaît pas la littérature, mais elle est entrée dans les puissances du Seigneur avec une clef qui en pénètre les mystères et son style, attentivement examiné, parait plutôt être de Paul que de Catherine, d’un Apôtre que d’une jeune fille. Elle dictait ses lettres couramment, sans la moindre hésitation de pensée, si bien qu’elle semblait lire, dans un livre placé devant elle, tout ce qu’elle disait. Je l’ai vue souvent dicter à deux Secrétaires à la fois des lettres différentes, adressées à diverses personnes, et traitant de matières qui n’avaient rien de commun. Aucun des secrétaires n’avait à attendre le moindre instant sa dictée et aucun ne recevait de la sainte quelque parole qui fût étrangère à son sujet. Comme j’en manifestais mon étonnement, plusieurs qui l’avaient connue avant moi et l’avaient très souvent vue dicter, me répondirent qu’elle occupait quelquefois trois ou quatre secrétaires en même temps, de la façon que j’ai dit, avec la même célérité et la même sûreté de mémoire. Pareil fait chez une femme dont le corps était si brisé par les veilles et l’abstinence, est pour moi le signe d’un miracle et d’une grâce infuse surnaturelle, bien plus que l’effet de n’importe quelle faculté naturelle.

D’ailleurs, si l’on examine le livre qu’elle a composé, dans le dialecte de son pays, sous la dictée évidente de l’Esprit-Saint, qui donc pourrait imaginer ou croire que ce soit là l’oeuvre d’une femme? La sublimité du style est telle qu’on peut à peine la rendre en latin, je m’en aperçois bien aujourd’hui aux efforts que me demande cette traduction. Les pensées en sont si élevées et si profondes qu’à les entendre exprimées en latin vous les attribueriez tout d’abord à Aurelius Augustin, Quant à leur utilité pour l’âme qui cherche son salut, il n’est pas possible de la dire en quelques paroles claires et courtes. Le lecteur attentif apprendra dans ce livre toutes les ruses les plus subtiles qu’emploie l’antique ennemi, de tous les moyens. que nous avons de vaincre Satan et de plaire au Très-Haut, tous les bienfaits qu’accorde le Sauveur aux créatures raisonnables, toutes les fautes qui dans notre siècle pervers se commettent habituellement, ô douleur, contre ce même Sauveur, et les remèdes à ces fautes. Les secrétaires de la sainte m’ont affirmé qu’elle n’avait rien dicté de tout cela pendant qu’elle jouissait de l’usage de ses sens, mais seulement aux heures d’extase, alors qu’elle parlait avec son Époux. Voilà pourquoi ce livre est composé sous la forme de Dialogue entre le Créateur et l’âme raisonnable qu’il a créée et qui marcha vers Lui.

Mais, pour cette même raison, bien que ces écrits soient à recommander de toute façon, bien que je ne puisse les louer comme ils le méritent, ils sont cependant peu de chose à côté de la parole vivante qu’elle nous faisait entendre étant encore parmi les hommes. Le Seigneur lui avait donné une langue si bien instruite qu’elle savait toujours que répondre. Ses paroles brûlaient comme des torches, et nul de ceux qui les entendait ne pouvait se dérober complètement à l’ardeur de leurs traits enflammés. A en croire tous ceux qui ont connu la sainte, qu’ils aient suivi ou non ses conseils. Personne n’est jamais venu l’entendre avec quelque mauvaise intention que ce soit, fût-ce celle de s’en moquer, sans en revenir un peu ou tout à fait contrit, totalement on en partie corrigé. Qui donc, à ces signes, ne reconnaîtrait pas le feu de l’Esprit-Saint qui habitait en elle? Qui donc pourrait désirer une autre preuve de l’action du Christ qui parlait par Catherine. L’arbre se reconnaît à ses fruits ( Mt 12, 33), nous dît la Vérité incarnée, qui nous assure aussi que l’homme bon tire du trésor de sa bonté de bonnes paroles ( Mt 12, 35). Vous auriez pu voir souvent ceux qui entraient chez notre sainte, pour rire et se moquer, en sortir tout en larmes, et ceux qui venaient l’âme pleine d’orgueil et la tête haute, s’en aller gémissant et la tête basse. D’autres, sages à leurs propres yeux, et fort instruits des sciences humaines, après l’avoir entendue, mettaient un doigt sur leurs lèvres et, tout stupéfaits, murmuraient en eux-mêmes : " Comment celle-ci sait-elle les lettres, sans avoir étudié (Jn 7, 15) " " D’où vient à cette pauvre femme une telle sagesse? Qui a pu l’instruire si parfaitement et lui enseigner de si hautes vérités? "Tout cela montrait bien à tout esprit sensé qu’elle avait la clef de l’abîme, c’est-à-dire des profondeurs de la Sagesse éternelle et qu’illuminant les esprits enténébrés, elle ouvrait aux aveugles les trésors de la lumière éternelle.

Le texte de Jean, thème de ce prologue, se terminait par ces mots: " Avec une grande chaîne dans sa main ". Nous pourrions signaler tout d’abord le rapprochement facile à faire, entre le nom de chaîne et celui de Catherine ( en latin catena et catarina), mais nous arrêterons-nous à jouer sur les mots? Allons plutôt au fond du mystère qu’ils signifient. Une chaîne est une totalité composée d’anneaux divers, tellement liés l’un à l’autre qu’ils ne peuvent être séparés sans être brisés. Cette chaîne est pour nous le symbole d’un double don fait à la terre, à savoir: des fidèles dont l’ensemble forme l’Église et des saintes vertus, dont la réunion assure le salut et la vie de chaque âme; et le sens mystique de ce symbole a bien son importance. Les vertus, en effet, sont tellement liées l’une à l’autre qu’on ne peut en avoir une complètement sans avoir les autres, et cependant chacune d’elles a sa condition spéciale, qu’aucune autre ne peut avoir (St Thomas, Somme théologique, 2ème partie, 1 ère section, question LXV ). De même, les fidèles sont tellement unis dans une même foi et une même charité qu’on cesse d’être fidèle en se séparant de cette unité. Cependant chaque fidèle reçoit nécessairement des grâces tout à fait spéciales de cet Esprit qui " distribue à chacun ses dons comme il l’entend ( 1 Co 12, 11) " et chaque fidèle aussi a sa propre nature et sa propre personnalité. Ne voyez-vous pas maintenant comment la chaîne symbolise bien l’une et l’autre de ces deux totalités, comment cette chaîne était bien aux mains de Catherine, qui avait reçu du Seigneur la totalité des vertus et qui portait avec tant d’amour en son cœur 1’universalité des fidèles. Mais cette idée me paraît trop brièvement exposée, et je veux, je dois l’expliquer plus au. long.

J‘ai vu moi-même, bien que je sois rempli de vices, j’ai vu souvent des personnes vertueuses, mais je ne me souviens pas avoir vu et je ne pense pas voir jamais un ensemble de vertus, qui, par son excellence, égalât celui qui éclatait en cette vierge. Parlons d’abord de l’humilité, qui est la base et le sel de toute autre vertu. Catherine était si humble que non seulement elle se mettait au-dessous de la plus vile des âmes, et désirait sans cesse être considérée comme la dernière de toutes, mais qu’elle croyait fermement être la cause de tous les maux d’autrui. Toutes les fois qu’elle pensait aux iniquités et aux malheurs du monde en général, ou de chaque individu en particuliers elle s’en prenait à elle-même en se disant : C’est toi qui es la cause de tous ces maux; ils viennent de tes péchés, rentre donc en toi-même, et pleure tes fautes aux pieds du Seigneur jusqu’à ce que tu mérites d’entendre comme Madeleine, la parole du pardon: " Tes péchés te sont remis ( Lc 7, 48). " Considérez attentivement, cher lecteur, non seulement cette humilité, mais encore ses profondes racines. C’était peu pour notre sainte de se mettre au-dessous de tout le monde, d’obéir à tous, de supporter patiemment toutes les injures. Fidèle à l’enseignement du Sauveur elle se considérait encore, après cela, comme une servante inutile ( Lc 17, 10) elle allait plus loin, elle s’accusait coupable devant le Seigneur plus que les autres, et même pour ses propres persécuteurs. C’est ainsi que non seulement elle se croyait au-dessous de tous, plus méprisable que tous, mais encore nécessairement redevable à tous. De là vient que, s’interdisant tout jugement défendu ou permis sur le prochains repoussant tout souci de sa propre réputation et se méprisant souverainement elle-même, elle se prosternait aux Pieds de tous. Voyez-vous, cher lecteur, comment cette conduite, ne laissant aucune prise à l’orgueil, assurait avec une souveraine sagesse la défaite de l’amour-propre et mettait fortement à l’abri de toute atteinte, l’amour du prochain, perfection de la Loi? Remarquez-vous comment la charité et l’humilité s’enchaînaient avec art dans une action commune? et cette chaîne ne vous paraît-elle pas suffisante pour captiver et lier Satan le superbe, ainsi que l’ajoute Jean, dans le texte cité.

Mais ce que je viens de dire va peut-être soulever quelques doutes en votre esprit. Je veux les prévenir, car vous pourriez soupçonner que cette obscurité couvre quelqu’inexactitude. J’ai dit plus haut, que Catherine désirait se mettre au-dessous de la plus vile des âmes et être considérée comme la dernière de toutes. Cette assertion, donnée sans explication, vous paraîtra peut-être incroyable ou peu sérieuse. Vous devez d’abord comprendre, que sans dépasser complètement la mesure d’un prologue, je ne puis expliquer en détail tout ce que j’y affirme. Il suffit que ces affirmations trouvent au cours de cette histoire leur justification. Sachez cependant dès maintenant que notre vierge s’est volontairement soumise, et a obéi très longtemps à toutes et à chacune des personnes de sa maison, même aux servantes, ainsi qu’à plusieurs miséreux et malades de l’hospice. Jusqu’à sa mort, elle n’a jamais voulu vivre en dehors du joug de l’obéissance, comme cette histoire vous le montrera plus loin. Une pareille soumission vis-à-vis du prochain vous fait assez comprendre, je pense, qu’elle se croyait au-dessous des autres; mais, pour effacer de votre esprit toute hésitation, je veux vous rapporter la réponse qu’elle m’a faite, un jour où je lui demandais comment, sous le regard de la vérité, elle pouvait s’estimer et se dire la cause de tous les maux du monde. Elle affirma davantage encore cette proposition, me dit qu’il en était tout à fait ainsi et ajouta : " Est-ce que si j’étais tout embrasée du feu de l’amour divin, je ne prierais pas mon Créateur, avec un cœur de flammes, et Lui qui est souverainement miséricordieux ferait miséricorde à tous mes frères et leur accorderait à tous d’être embrasés du feu qui serait en moi? Quel est l’obstacle à un si grand bien? mes seuls péchés assurément. Car nulle imperfection, ne peut venir du Créateur, qui ne peut rien avoir en lui d’imparfait, il faut donc que ce mal vienne de moi et par moi. Oui, quand je considère le nombre et la qualité des grâces dont il m’a si miséricordieusement comblée pour me conduire à cet état que j’ai dit ; et quand les maux dont je suis témoin me montrent clairement que mes iniquités m’ont empêchée d’y arriver, je m’emporte contre moi-même etje pleure mes péchés, mais sans désespérer, car j’espère toujours davantage, qu’il nous pardonnera à moi et aux autres.

Voilà ce qu’elle m’a répondu, avec une incomparable ferveur, et moi, j’admirais cette nouvelle manière de conserver en même temps l’humilité et la charité, en se rendant responsable des péchés notoires du prochain. Il me venait bien à l’esprit quelques objections, je préférai me taire que de répondre encore quelque chose, à celle qui enseignait si magistralement la vertu. J’ai vu de suite, et plus je réfléchis plus je vois, comment dans ce seul acte, l’humilité, la foi, l’espérance et leur reine à toutes, la charité sont admirablement et excellemment enchaînées. C’était l’humilité, qui avait suggéré à Catherine cet admirable moyen de s’attribuer les fautes du prochain et de ne point le mépriser. Puis la foi lui montrait combien la bonté et la miséricorde du Seigneur l’emportent sur la malice des pécheurs, et combien est actif le feu qui habite dans les âmes des serviteurs de Dieu. L’espérance la réconfortait et lui permettait de venir en toute confiance, malgré tant et de si grands péchés, implorer miséricorde pour elle et pour les autres. Enfin, le tout était l’oeuvre de cette Charité qui ne connaît pas de déclin ( 1 Co 13, 8). A cela venait s’ajouter une contrition parfaite du péché, la satisfaction des larmes du coeur et du corps, un zèle souverain des âmes, un souci du salut de tous, qu’on ne saurait assez louer. Que vous en semble-t-il maintenant, ô bon lecteur? Ne voyez-vous pas, dans la première œuvre, que je vous ai présentée, de cette sainte vierge une merveilleuse chaîne de vertus? Comprenez-vous, comme il s’applique bien à Catherine, notre texte disant, qu’elle avait une grande chaîne dans sa main? Et nous avons eu raison d’affirmer qu’elle avait une double chaîne, chaîne des vertus, mais aussi chaîne des âmes fidèles dont se compose l’Église, car elle les portait parfaitement toutes les deux dans son cœur. Peut-être vous semble-t-il cependant que nous ne vous en avons montré qu’une, bien qu avec un peu d’attention vous ayez pu voir qu’il était question de l’une et de l’autre.

Pour dissiper toute obscurité, nous allons vous dire quelle était l’ardeur de l’amour de Catherine pour chaque fidèle en particulier et plus encore pour la chrétienté tout entière. Toutes ses pensées, ses paroles, ses actions, toute sa vie, et le mouvement de cette vie, ne rendent plus aucun son et n’ont plus aucun sens, si vous en enlevez la compassion et l’amour pour le prochain. Qui donc pourrait dire, comme il convient, les aumônes qu’elle distribuait aux pauvres, les soins qu’elle donnait aux malades, les sentiments de dévotion et de confiance qu’elle inspirait aux mourants, pour les consoler et les réconforter. Qui donc aussi pourrait compter les affligés qu’elle a consolés, les pécheurs qu’elle a convertis, les justes qu’elle a encouragés, les méchants qu’elle a patiemment supportés, les attractions toutes de charité qu’elle exerçait sur tous ceux qui venaient à elle, charmes célestes qui lui servaient à procurer très efficacement le saint de tous et de chacun; qui donc encore pourra jamais savoir les fleuves de larmes, les soupirs intimes, les prières instantes, les gémissements et les sanglots avec lesquels, jour et nuit, sans relâche, au prix de sueurs incroyables, elle travaillait auprès de son Époux, au salut de tous. Ecoutez sur ce point le témoignage de plusieurs personnes, qui l’ont entendue pendant ses extases, alors que l’ivresse débordante de son esprit agit ait la langue de son corps. Elle parlait à voix basse à son Époux et lui disait: " Comment donc, Seigneur, pourrais-je consentir à ce qu’un seul de ceux que vous avez créés, comme moi, à votre image et à votre ressemblance, vienne à périr et à être enlevé de vos mains? Non, je ne veux absolument pas voir périr un seul de mes frères, un seul de ceux qui me sont unis par une même naissance à la nature et à la grâce. Je veux qu’ils soient tous enlevés à l’antique ennemi, et que vous, Seigneur, vous les gagniez tous pour l’honneur et la plus grande gloire de votre Nom " Le Seigneur lui répondit, ainsi qu’elle me l’a secrètement confessé: " La charité ne peut se tenir en enfer, elle le détruirait complètement; il serait plus facile de supprimer l’enfer que d’y faire habiter la charité. " Pourvu que votre vérité et votre justice fussent manifestées, répartit alors la sainte, je voudrais bien qu’il n’y eût plus d’enfer, ou qu’au moins, désormais, nulle âme n’y descendit. Si tout en vous restant unie par la charité, je pouvais me placer à l’ouverture de l’enfer, et la fermer de telle sorte que personne n’y entrât plus, ce serait pour moi la plus grande des joies, car ainsi tous ceux que j’aime seraient sauvés.

Voilà qui vous permettra, lecteur, de conclure avec évidence, si je ne me trompe, que l’âme de notre vierge était heureusement et parfaitement enlacée e ornée de ces deux chaînes d’or, dont nous avons parlé et qui sont si agréables à Dieu. Je ne puis pas ici tout raconter en détail, à moins de convertir mon prologue en traité, et il me suffit de vous avoir esquissé à grands traits, mais en toute vérité, les excellences de notre sainte. Je désire cependant vous apprendre encore que si vous aviez vu et entendu ce que j’ai vu et entendu, votre esprit aurait admiré comment Catherine imitait l’humilité et la pureté de la glorieuse Vierge Marie, l’austérité et la pauvreté de Jean-Baptiste, la pénitence et le détachement de Marie-Madeleine, les intuitions et la sainteté de Jean l’Évangéliste. Vous auriez vu vraiment en elle la foi de Pierre, l’espérance d’Étienne, la sagesse et la charité de Paul, la patience de Job, la longanimité de Noé, l’obéissance d’Abraham, la mansuétude de Moïse, le zèle d’Élie, les miracles d’Élisée. Comme Jacob elle contemplait, comme Joseph elle annonçait l’avenir, comme Daniel elle révélait les mystères, comme David elle louait jour et nuit le Très-Haut. Et je n’exagère pas en parlant ainsi, bien cher lecteur, je n’exagère rien. Vous verrez plus loin, en lisant chaque chapitre, que, dans ce court sommaire je n’ai mis nulle exagération. L’imitation du Sauveur lui-même et de sa glorieuse Mère se reconnaît en effet facilement, dans chacun de ses saints et la signaler n est pas une exagération, car imiter selon la mesure qui nous est donnée, ce n’est point égaler, et l’imitateur n’a pas nécessairement la perfection et la plénitude de celui qu’il imite.Voilà pourquoi le Docteur des Gentils ( 1 Co 2,1 ), excitant ses propres disciples à l’acquisition des vertus chrétiennes, leur disait : " Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ. " Dans ces paroles, si vous y faites bien attention, ce n’est pas à son imitation mais à celle du Christ Jésus, que l’Apôtre invite les fidèles. Quand donc j’ai dit plus haut " vous auriez vu, en elle, la foi de Pierre, etc... " avouez qu’on ne peut tirer de là aucune conclusion déplacée; car on peut appeler en toute vérité foi de Pierre, celle d’une âme qui croit parfaitement au Christ; et ainsi en est-il des autres dénominations. Ici cependant, je dois le dire, et vous le verrez vous-même avec l’aide de Dieu, les vertus précitées et liées aux noms des saints énumérés plus haut, se sont retrouvées dans l’âme de notre vierge, à un degré si nouveau et si parfait que votre esprit reviendra bientôt du premier étonnement que lui auront peut-être causé mes paroles.

Je vous ai donc montré comment notre ange virginal avait en sa main les deux chaînes, dont chacune est un lien pour Satan. Avec l’une, c’est-à-dire avec celle des vertus, l’ange montait au ciel, puis il descendait du ciel pour opérer le salut des fidèles, qui forment la seconde chaîne. Rien d’étonnant à ce que ces deux chaînes aient tenu Satan captif, commue l’ajoute saint Jean. Aucun théologien instruit ne doute que le royaume de Satan n’ait pour limites la volonté des hommes mauvais, qui se livrent à lui. Jamais en effet Satan, condamné par sa faute, captif de sa propre damnation, ne pourrait régner par ses propres forces, si les fautes des méchants ne soumettaient pas leurs esprits à sa volonté perverse. Voilà pourquoi il est écrit, qu’il est " roi sur tous les fils d’orgueil ( Job 41, 25) ". C’est l’orgueil qui engendre ceux sur lesquels il règne, car jamais il n’eût pu régner, si l’orgueil n’eût perverti quelque volonté. Mais de même que l’établissement de son règne ne dépend pas de sa volonté, mais de la volonté des autres, de même la ruine de son pouvoir est bien plus liée à la volonté des autres qu’à la sienne. Quiconque le veut vraiment peut donc facilement détruire, pour sa part, le royaume de Satan; et quand je dis quiconque le veut, j’entends celui qui fait vouloir la grâce donnée par Jésus-Christ. Aussi notre Maître et Seigneur, à la veille de souffrir et de mourir pour effacer nos fautes et nous infuser sa grâce, disait-il lui-même à ses disciples, comme aux Juifs : " Voici maintenant le jugement; voici que le Prince de ce monde va en être banni ( Jn 16, 11)1. " Et, en effet, la grâce allait nous arriver méritée par cette Passion, pour rendre les volontés des hommes vertueuses, et leur permettre de détruire complètement le royaume de Satan et de chasser celui-ci de ses demeures.

Ces mêmes vertus, qui, moyennant la grâce, chassent Satan, arrivent aussi à l’enchaîner; car l’âme fidèle, en qui la grâce réside, devient chaque jour plus forte et plus sainte, par l’augmentation de ses mérites et de sa grâce, et avec la main du Fort, non seulement elle chasse Satan l’adversaire ( Lc 2, 21), mais elle l’enchaîne et le tue. Les âmes des fidèles reçoivent parfois des grâces si puissantes qu’elles bannissent Satan, non seulement de leurs propres esprits, mais encore de ceux des autres; elles font plus encore, elles obtiennent du Seigneur, par leurs prières et leurs mérites, que Satan soit lié, c’est-à-dire qu’il ne puisse pas causer à ceux, dont il a été chassé, plus d’ennuis que leur salut ne le demande. Enfin, le Seigneur donne quelquefois à de telles âmes une puissance si grande qu’elles chassent même les démons des corps des possédés. Chasser le démon d’un corps n’est pas, il est vrai, chose plus difficile que de le chasser d’une âme, mais cette guérison corporelle fait plus d’effet au regard des hommes qu’une guérison spirituelle; Dieu s’en sert pour faire éclater à tous les yeux une sainteté dont il connaît les vertus et la perfection surabondantes; et cette manifestation est aussi glorieuse pour lui que salutaire aux hommes.

Revenons maintenant à notre première pensée. La vierge dont nous avons l’intention de raconter la vie a donc reçu de Dieu et pleinement possédé la chaîne des vertus, puis, grâce aux liens d’une parfaite charité, elle s’est très étroitement attachée à cette autre chaîne, qui est l’ensemble des fidèles, et, avec ces deux chaînes, elle a lié Satan. Avec la première elle annihilait le pouvoir du démon contre elle-même; avec la seconde, elle empêchait ce même démon de nuire, autant qu’il l’eût désiré, à tous les fidèles, et spécialement à ceux auxquels elle avait donné la vie dans le Christ ( 1 Co 4,15). C’est là une vérité qui, avec la grâce de Dieu, vous apparaîtra plus claire que le jour au cours de cette histoire. Je ne faisais donc qu’exprimer simplement une réalité quand je disais en commençant avec l’Évangéliste Jean: " J’ai vu un Ange, descendant du ciel, avec la clef de l’abîme et une grande chaîne dans sa main. " ; puis l’Apôtre ajoute: " Il saisit le dragon qui est appelé Diable et Satan, et il le lia pour mille ans. " Je n’insiste pas sur cette dernière partie du texte, de peur d’être trop long; mais je vous en prie, lecteur, rappelez-vous bien ces paroles et vous verrez plus loin, avec la grâce de Dieu, comment elles se sont pleinement vérifiées dans la vie de cette vierge, qu’on ne pourra jamais assez louer. Vous le verrez surtout, si vous étudiez attentivement le principe, le progrès et le terme de sa course vers Dieu. Voilà donc, autant que le Seigneur m’a permis de l’exposer, ce que j’avais à vous dire des paroles inspirées de l’Aigle, prises pour thème de notre sujet; passons maintenant au récit des actes de cette sainte vierge.

PREMIERE PARTIE - DEUXIEME PARTIE - TROISIEME PARTIE - APPENDICE


 

Et pour tout dire, Deo Gratias ! Priez pour le copiste…

 

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