PREMIÈRE
LETTRE A un religieux qu'il conduisait en la vie spirituelle. — Il lui enseigne
comment il doit détacher sa volonté du plaisir des créatures, et l'attacher à
Dieu seul.
DEUXIÈME
LETTRE Aux carmélites déchaussées de la ville de Véas. — Il les exhorte à
garder le silence, tant intérieur qu’extérieur.
TROISIÈME
LETTRE A la Mère Marie de Jésus, fondatrice et prieure des carmélites
déchaussées de Cordoue, et autres religieuses de ce couvent. — Il traite du bon
exemple qu'il faut donner, et de l'esprit intérieur avec lequel il faut agir
dans la fondation des monastères.
QUATRIEME
LETTRE . A la même Mère prieure du couvent de Cordoue. — Il l'instruit de la
manière de gouverner le temporel et le spirituel de sa communauté.
CINQUIEME
LETTRE A la Mère Éléonor de Saint-Gabriel, religieuse carmélite déchaussée du
couvent de Cordoue. — Il lui enseigne à quitter son pays et ses proches pour
faire la volonté de Dieu.
SIXIEME
LETTRE A la Mère Magdeleine du Saint-Esprit, religieuse du même couvent de
Cordoue. — Il l'encourage à souffrir patiemment les incommodités qui se
trouvent dans les nouvelles fondations.
SEPTIÈME
LETTRE A une demoiselle de Madrid, qui prit, peu de temps après, l'habit de
carmélite déchaussée, et vécut saintement dans le couvent des Arènes, en la
Nouvelle-Castille. — Il répond à trois questions qu'elle lui avait faites, sur
les péchés qu'il faut pleurer, sur la manière de méditer la Passion de
Jésus-Christ et sur la gloire du Paradis.
HUITIEME
LETTRE A la dame Jeanne de Pedraça, de Grenade. — Il lui donne des instructions
pour se gouverner dans les aridités et dans les délaissements.
NEUVIÈME
LETTRE A la mère Anne de Jésus, carmélite déchaussée du couvent de Ségovie. —
Il la console du chagrin qu'elle avait de ce que, dans le chapitre général, ce
Père n'avait point été fait supérieur.
DIXIÈME
LETTRE A la mère Éléonor-Baptiste, prieure des carmélites déchaussées du
couvent de Véas. — Il lui enseigne en quoi consistent la vie apostolique et
l'abnégation religieuse.
La paix de Jésus-Christ, mon
fils, soit toujours en votre âme. J'ai reçu la lettre de V. R., où vous me marquez
que Notre-Seigneur vous a donné de grands désirs de l'aimer seul sur toutes
choses, et où vous me demandez quelques avis pour arriver à cette fin. J'ai
beaucoup de joie de ces saints désirs, et j'en aurai davantage si vous les
mettez à exécution. Pour cet effet, vous ferez réflexion que les goûts et les
douceurs que l'âme sent, viennent ordinairement de l'affection des choses qui
lui paraissent bonnes, convenables, agréables et précieuses. De sorte que sa
passion se réveille, et sa volonté les espère; elle se plaît en elles
lorsqu'elle les possède, elle craint de les perdre, et elle s'afflige
lorsqu'elle en est privée. Ainsi la diversité de ses mouvements et de ses
passions lui cause diverses inquiétudes. Afin que vous puissiez mortifier et
éteindre ces différentes passions, vous devez vous persuader que rien de tout
ce qui peut contenter le cœur n'est Dieu. Car, comme l'imagination ne peut se
représenter Dieu, ni l'entendement le comprendre, de même la volonté ne peut le
goûter; et comme l’âme ne peut le posséder en
cette vie tel qu'il est en son essence, de même toute la douceur et tout
le plaisir, quoique sublimes, qu'elle goûte, ne peuvent être Dieu. En effet,
elle ne peut rien désirer qui ne soit un objet particulier et distingué des
autres objets, comme elle ne peut rien connaître qu'en particulier et qu'en
détail. C'est pourquoi, ne sachant pas ce que c'est que Dieu en lui-même, elle
n'en peut avoir le goût; et toutes les puissances de l’âme ne sauraient
l'atteindre, parce qu'il surpasse infiniment leur capacité.
Il est donc nécessaire que l'âme
qui veut s'unir à Dieu, étouffe
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les sentiments de joie que les
choses supérieures ou inférieures, temporelles ou spirituelles, lui peuvent
imprimer, afin que, purifiée de la sorte, elle s'occupe uniquement à aimer son
Créateur. Car, si la volonté peut en quelque façon embrasser Dieu et parvenir à
son union, elle ne peut le faire par le moyen de ses passions, mais par le seul
amour divin. Et parce qu'il n'y a aucune douceur dont la volonté est capable,
qui soit véritablement cet amour, il n'y a aussi aucun sentiment propre à faire
l'union de l’âme avec Dieu, hors l'opération de la volonté. Car l'opération de
la volonté est fort différente de son sentiment, puisque l'amour est cette
opération par laquelle elle s'unit à Dieu, et elle ne s'unit point par le
sentiment qui ne réside en l'âme que comme la fin et le terme de son opération.
J'avoue bien que les sentiments
peuvent exciter l'âme à aimer Dieu, lorsque la volonté ne s'y arrête pas et
passe plus outre; mais si elle demeure attachée à ces sentiments, ils ne
conduiront pas l'âme à Dieu, et ils la retarderont en son chemin. L'opération
de la volonté fait un effet contraire, elle engage tellement l'âme à aimer Dieu
sur toutes choses, qu'elle met en lui seul toute son affection, toute sa joie,
tout son goût, tout son plaisir, et qu'elle méprise tout le reste. C'est
pourquoi celui que la douceur attire à l'amour de Dieu renonce incessamment à
cette douceur pour aimer Dieu purement et sans goût; parce que s'il comptait
sur les tendresses sensibles, il les regarderait comme la fin de son amour; et
ainsi son amour se terminerait à la créature et non pas au Créateur. La volonté
doit donc se borner à l'amour de Dieu qui lui est incompréhensible, et non aux
choses créées qui peuvent la toucher sensiblement. Elle aime selon les règles
de la foi un objet certain, véritable, infiniment parfait, mais elle l'aime
dans l'obscurité de ses connaissances et dans la privation de tout sentiment
corporel.
Ainsi celui-là tomberait dans un
grand égarement, qui prendrait la privation des consolations spirituelles pour
l'éloignement de Dieu, et l'abondance des délices intérieures pourra présence
et pour ses faveurs particulières. Celui-là s'égarerait encore davantage, qui
chercherait cette douceur en l'amour de
Dieu, et qui s'y plairait. En obéissant à sa passion, il s'attacherait non pas
à Dieu, mais au goût sensible ; il n'agirait plus selon la simplicité de la
foi, ni selon la pureté de la charité divine. Son amour ne s'élèverait pas
au-dessus de tout le créé, et sa volonté ne monterait pas jusques à Dieu, qui
est inaccessible à tout ce qui est matériel. L'âme ne peut recevoir les
aimables embrassements du Seigneur que dans le dépouillement de tout le
sensuel. Le roi-prophète semble nous insinuer cette
vérité, lorsqu'il l'ait dire à Dieu : Ouvrez votre bouche, et je
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la remplirai. Les
sentiments délicieux ferment et serrent la bouche du cœur; l'amour pur l'ouvre et
l'élargit, et alors Dieu la remplit, nourrit la volonté et apaise sa faim,
Isaïe nous enseigne aussi que le cœur doit avoir soif de Dieu, pour boire ces
eaux divines. Vous tous, dit-il, qui brûlez de soif, venez aux eaux,
etc. Il invite en cet endroit à l'union divine tous ceux qui n'ont soif que de
Dieu, parce qu'ils y trouveront de quoi l'étancher. Il est donc nécessaire que
V. R., si elle désire arriver à la perfection, et jouir d'une profonde paix
d'esprit, consacre entièrement sa volonté à Dieu pour s'unir à lui, et qu'elle
ne l'occupe nullement des choses créées. Je prie la divine Majesté de vous
faire un aussi grand saint que je le souhaite.
A Ségovie, le quatorzième
d'avril.
Jésus et Marie soient en vos
âmes, mes chères filles en Jésus-Christ. Votre lettre m'a donné beaucoup de
consolation, je prie Notre-Seigneur de vous en récompenser. Si je ne vous ai
pas écrit, ce n'a pas été faute de bonne volonté, car je ne désire rien tant
que votre bien ; mais c'est que j'ai jugé qu'on vous a dit et écrit assez de
choses, pour vous obliger à faire ce qu'on vous a enseigné; car c'est
assurément ce qui est le plus nécessaire, puisque, si l'on souhaite quelque
chose, ce n'est pas de parler et d'écrire, c'est de ne rien dire et de faire
beaucoup. Les paroles dissipent l'esprit, le silence le recueille et lui donne
de grandes forces pour aller à Dieu. C'est pourquoi lorsque quelqu'un a appris
ce qu'il doit savoir pour avancer en la vie spirituelle, il n'a plus besoin, ni
de recevoir de nouvelles instructions, ni de parler, mais d'accomplir ce qu'il
sait, en silence, avec soin, avec humilité, avec amour, avec mépris de
soi-même, sans rien rechercher de nouveau. Cela ne sert qu'à contenter
l'inclination qu'on a pour les choses extérieures, et affaiblir l'esprit
intérieur. De sorte qu'on ne tire aucun fruit ni de l'un ni de l'autre, comme
on ne profite pas de la nourriture qu'on prend avant que les viandes qu'on a
prises quelque temps auparavant soient digérées : ce qui engendre plusieurs
maladies. Il est important, mes chères filles, de nous garantir des tromperies
du démon et de la sensualité. Nous trouverons que, sans cette précaution, nous
aurons commis plusieurs fautes, et que nous serons bien éloignés des vertus de
notre Sauveur. Quand nous comparaîtrons au jugement du Seigneur,
486
nous n'y porterons que des œuvres
fort imparfaites : notre lampe, que nous pensions être allumée, se trouvera
éteinte.
De peur donc que ce malheur ne
nous arrive, nous n'avons point de meilleur moyen que de souffrir, d'agir, de
garder le silence, de fermer nos sens aux objets extérieurs, de nous tenir dans
la retraite, d'oublier toutes les choses de la terre. Quelque événement, bon ou
mauvais, que nous voyions dans le monde, il faut conserver la paix intérieure,
qui est le fruit de l'amour de Dieu, et une disposition très-propre
pour souffrir patiemment en toutes rencontres. Car la perfection est d'une si
grande conséquence, et la tranquillité d'esprit est si précieuse, que Dieu fait
tout ce qui est suffisant pour nous donner les moyens de l'acquérir. En effet,
personne ne saurait faire aucun progrès en la vie spirituelle sans agir, sans
souffrir avec vertu, et sans cacher ses œuvres dans le silence. Il a plu à Dieu
de me faire connaître, mes chères filles, que celui qui veut parler et
converser avec le prochain, ne peut avoir que très-peu
d'attention à Dieu, et que quand il en a beaucoup, il se sent aussitôt attiré
intérieurement à garder le silence et à fuir le commerce du monde. Car c'est
une chose plus agréable à Dieu, de mettre tout son plaisir en lui seul, que de
le mettre en une créature, quelque excellente et utile qu'elle puisse être. Je
me recommande à vos prières, et je vous prie de vous persuader que quelque peu
de charité que j'aie pour le prochain, elle se ramasse toute en vous, pour ne
vous pas oublier devant Dieu, en qui je vous suis très-dévoué,
et qui soit toujours, s'il lui plaît, avec nous. Ainsi soit-il.
A Grenade, le vingt-deuxième de
novembre 1587.
Fr. Jean de la Croix,
Jésus soit en votre âme. Vous
êtes obligées de correspondre à Notre-Seigneur, puisque c'est par sa grâce que
vous avez été reçues à Cordoue avec de si grands applaudissements. Je me
console beaucoup de ce que, comme vous m'écrivez, vous êtes entrées dans une
maison et dans des chambres si pauvres, pendant les chaleurs excessives de
l'été. La Providence divine l'a ordonné ainsi, afin que vous édifiiez le
peuple, et que vous montriez, par vos actions, que
487
vous faites profession de suivre
Jésus-Christ dénué de toutes choses ; afin aussi que les filles que Dieu
appellera à la religion sachent avec quel esprit elles y doivent entrer.
Je vous envoie tous les pouvoirs
et toutes les permissions requises. Je souhaite que toutes vos religieuses se
conservent dans l'esprit de pauvreté et dans le mépris de toutes les créatures.
Si vous ne voulez pas vous contenter de la possession de Dieu seul, sachez que
vous tomberez en mille nécessités spirituelles et temporelles. Je veux bien
aussi vous dire que vous n'éprouverez jamais d'autres nécessités que celles
auxquelles vous vous soumettrez volontiers, puisque le pauvre d'esprit se
réjouit du manquement de toutes choses, et qu'il en est très-satisfait.
Car il a mis tout son avantage dans le néant, et il trouve ensuite l'abondance
des biens et l'étendue de cœur. O l'heureux néant, ô l'heureuse étendue de
cœur, qui est d'une vertu si efficace qu'elle soumet toutes choses à sa
puissance lorsqu'elle ne veut rien soumettre à elle-même ! Elle chasse de l'âme
tous les soins, afin qu'elle aime Dieu plus ardemment. Je salue en
Notre-Seigneur toutes les Sœurs, et je vous prie de leur dire de ma part que
Dieu les a choisies pour être les premières pierres de cette fondation, afin
qu'elles se représentent les éminentes vertus que doivent cultiver celles qui,
comme les plus fortes, sont le fondement des autres. Il faut qu'elles profilent
du premier esprit que Dieu a coutume de donner aux personnes qui font de
nouveaux établissements. Il faut qu'elles prennent tout de nouveau le chemin de
la perfection, avec une profonde humilité et avec un entier éloignement de
toutes choses. Il faut qu'elles embrassent la mortification et la pénitence,
non pas avec un esprit d'enfant faible et changeant, mais avec une volonté
d'homme constant et courageux. Certainement il est juste que Jésus-Christ vous
coûte quelque chose ; et, considérant ce que vous lui avez coûté vous-mêmes, vous
devez le désirer à ce prix. Gardez-vous de ressembler aux gens qui cherchent
leur commodité et leur consolation en Dieu et hors de Dieu ; mais imitez ceux
qui ne veulent que souffrir en Dieu et hors de Dieu, en silence, avec espérance
et avec amour. Je prie Dieu de vous donner sa sainte grâce. Ainsi soit-il.
A Ségovie, le vingt-huitième
juillet 1589.
Fr. Jean de la Croix.
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QUATRIEME LETTRE . A la même Mère prieure du couvent de
Cordoue. — Il l'instruit de la manière de gouverner le temporel et le spirituel
de sa communauté.
Jésus soit en votre âme, ma très-chère fille en Jésus-Christ. Il faut attribuer la
cause de ce que je ne vous ai pas écrit pendant tout le temps que vous dites, à
la distance des lieux, et non au défaut de volonté. Elle est toujours la même
pour vous, et j'espère qu'elle sera toujours la même eu Notre-Seigneur. J'ai de
la douleur de vos infirmités. Pour ce
qui regarde le temporel de voire monastère, je voudrais bien que vous ne vous
en missiez pas si fort en peine. Il est à craindre que Dieu ne l'oublie, et que
vous ne tombiez dans une grande pauvreté spirituelle et temporelle, puisque
ordinairement le soin que nous prenons des biens de la terre nous appauvrit. O
ma fille, abandonnez le soin de votre temporel au Seigneur : sa providence vous
fournira ce qui sera nécessaire pour vous nourrir. Car celui qui donne ce qui
est plus considérable donnera sans doute ce qui est moins précieux. Dès le
moment que vous ne désirerez pas la pauvreté, vous manquerez de courage et vous
vous relâcherez en la pratique des vertus. Que si vous souhaitiez auparavant
d'être pauvre, vous devez, étant prieure, le désirer davantage. Vous devez
gouverner votre maison plutôt par les vertus et par les désirs des choses
célestes que vous inspirerez à vos religieuses, que par le soin des choses
terrestres et par les projets que vous ferez pour en acquérir. Car
Notre-Seigneur nous avertit de ne pas nous inquiéter de notre nourriture, de
nos vêtements, ni de ce que nous aurons le lendemain. Vous devez seulement faire
en sorte que votre âme et les âmes de vos filles soient unies à Dieu avec toute la perfection
possible, et qu'elles oublient les créatures, afin que vous soyez toutes une
même chose en Dieu. Pour le reste, je puis vous en répondre. Je salue toutes les
Sœurs en Notre-Seigneur, qui est notre souverain bien, et à qui je demande la
grâce de ne vous abandonner jamais. Ainsi soit-il.
A Madrid, le vingtième de juin
1590.
Fr. Jean de la Croix.
489
CINQUIEME LETTRE A la Mère Éléonor de Saint-Gabriel, religieuse carmélite déchaussée du couvent
de Cordoue. — Il lui enseigne à quitter son pays et ses proches pour faire la
volonté de Dieu.
Jésus soit en votre âme, ma fille
en Jésus-Christ. Je vous rends grâce de votre lettre, et je remercie Dieu de ce
qu'il a voulu se servir de vous en la fondation de votre couvent. La divine
Majesté en a usé de la sorte pour vous perfectionner davantage. Car plus il
veut nous faire de dons, plus il nous en donne les désirs, jusques à ce qu'il
nous ait dépouillés de toutes choses et remplis de ses biens célestes. Il vous
paiera libéralement les biens que vous avez laissés à Séville pour l'amour de
vos Sœurs. Parce que, les seuls cœurs solitaires et vides de toutes choses
peuvent recevoir les biens immenses de Dieu, Notre-Seigneur veut que vous
viviez dans la solitude; il veut vous tenir seul
compagnie. Ainsi vous devez vous occuper de lui seul et vous en contenter, afin
que vous trouviez en lui seul toute votre consolation. Car, quoiqu'une personne
soit toujours de pensée dans le ciel, si elle n'applique sa volonté à aimer
Dieu, elle ne peut être satisfaite. De même, quoique nous soyons toujours en
Dieu, si nous attachons notre cœur à autre chose qu'à lui, nous n'aurons aucun
contentement. Je ne doute pas que les Sœurs de Séville ne se regardent comme
solitaires depuis votre absence. Mais vous aviez peut-être déjà fait là tout le
bien que vous pouviez. C'est la volonté de Dieu que vous soyez maintenant utile
à d'autres, puisque la fondation du monastère où vous travaillez est une des
principales que vous puissiez faire. C'est pourquoi je vous prie d'aider en
toutes choses la Mère prieure, avec beaucoup d'union et d'amour, quoique je
n'ignore pas qu'il n'est pas nécessaire de vous recommander cette affaire,
puisque, ayant l'âge et l'expérience que vous avez, vous connaissez très-bien ce qui se passe d'ordinaire en ces
établissements. C'est pour cette raison que nous vous avons choisie. Je prie
Dieu de vous donner son esprit.
A Ségovie, le huitième juillet
1589.
Fr. Jean de la Croix.
490
SIXIEME LETTRE A la Mère Magdeleine du Saint-Esprit, religieuse du même couvent
de Cordoue. — Il l'encourage à souffrir patiemment les incommodités qui se
trouvent dans les nouvelles fondations.
Jésus soit en votre âme, ma chère
fille en Jésus-Christ. Je me réjouis des
bonnes résolutions que vous me marquez en
voire lettre, et je bénis Dieu de ce que, par une providence
particulière, il dispose si bien toutes choses. Car vous aurez suffisamment ce
qu'il faut pour supporter, dans les commencements de cette fondation, les
chaleurs de l'été, la petitesse des cellules, la pauvreté, toutes les autres
peines. Néanmoins personne ne s'apercevra si elles vous sont fâcheuses ou non.
Considérez que Dieu ne veut point d'âmes faibles, ni délicates, ni amoureuses
d'elles-mêmes; mais il en cherche de fortes,
de mortifiées, pleines d'une sainte haine d'elles-mêmes pour dévorer les
difficultés des premiers établissements. C'est pourquoi il leur donne alors de
si grands secours, que si peu qu'elles aient d'application, elles font de
grands progrès en la vertu. Véritablement c'est un bonheur considérable pour
vous et une marque de la bonté de Dieu, de vous avoir conduite où vous êtes,
laissant là tant d'autres religieuses
qui vivraient saintement sous votre gouvernement. Car, quoique ce que vous
abandonnez ait coûté beaucoup, ce n'est, après tout, qu'un pur néant, et il
fallait vous en priver en peu de temps. Mais si nous voulons posséder Dieu, il
faut que nous n'ayons rien de créé. En effet, comment
le cœur, quand il s'attache à quelque objet, peut-il appartenir à deux en même
temps? Je dis la même chose à votre sœur, et je demande le secours de vos
prières auprès de Dieu, que je prie de demeurer avec vous en votre âme. Ainsi
soit-il.
A Ségovie, le vingt-huitième de juillet
1589.
Fr. Jean de la Croix.
Jésus soit toujours en votre âme.
Lorsque le messager est arrivé, je n'ai pu vous répondre, parce qu'il passait
plus outre ; et maintenant
491
même qu'il est revenu, il attend ma
réponse. Je prie Dieu, ma fille, de vous donner toujours sa grâce pour l'aimer
en toutes choses et pour le servir comme vous y êtes obligée, puisque vous êtes
créée et rachetée pour cette seule fin. J'aurais bien des choses à dire sur les
trois points que vous me proposez, mais la brièveté du temps et le caractère
des lettres, qui doivent être courtes, ne le permettent pas. Je vous écris
néanmoins trois choses qui pourront vous être utiles. En premier lieu, quant
aux péchés qui sont si odieux au Seigneur, qu'il a été nécessaire que
Jésus-Christ mourût pour les effacer, vous devez, afin de les pleurer et de les
éviter à l'avenir, vous éloigner du commerce des hommes autant qu'il vous sera
possible. Quoi que vous fassiez aussi, vous ne devez dire aux autres que ce qui
est précisément nécessaire. Car, quelque parlait que soit un homme, il lui sera
toujours préjudiciable de donner plus de temps à la conversation que la
nécessité et la raison ne demandent. Il faut encore que vous gardiez avec
exactitude et avec amour les commandements de Dieu.
En second lieu, pour vous
entretenir dans les méditations de la Passion de Notre-Seigneur, vous devez
traiter votre corps rigoureusement, mais avec discrétion. Vous devez concevoir
de la haine contre vous-même, et pratiquer avec prudence une sévère
mortification. Vous ne devez enfin jamais chercher le goût et la dévotion
sensible, ni suivre les mouvements de la propre volonté, qui est la cause de la
passion et de la mort du Fils de Dieu. Mais, en tout cela, ne faites rien que
par le conseil de votre Père spirituel.
En troisième lieu, si vous voulez
considérer avec fruit la gloire céleste et en faire le sujet de vos méditations
et l'objet de votre amour, vous ne devez estimer tous les biens et tous les
plaisirs du monde, que boue, que vanité et que peine, comme ils le sont
effectivement. Ne faites état que de la grâce et de l'amitié de Dieu. Les
choses de la terre les plus précieuses, si on les compare avec les biens éternels
pour lesquels nous sommes créés, sont viles et amères ; leur laideur et leur
amertume, quoique passagères, demeurent éternellement gravées dans l'âme qui a
eu de l'estime pour elles. Je n'oublie pas votre affaire; mais on ne saurait
présentement l'expédier; je l'ai néanmoins fort à cœur. Recommandez-la
sérieusement à Dieu, et prenez pour intercesseurs auprès de lui, la sainte
Vierge mère de Dieu et saint Joseph. Je salue très-particulièrement
madame votre mère ; je vous demande à toutes deux vos prières, et vous aurez
soin, s'il vous plaît, de prier par charité pour moi. Dieu vous donne son
esprit.
A Ségovie.
Fr. Jean de la Croix.
492
HUITIEME LETTRE A la dame Jeanne de Pedraça, de Grenade. — Il lui donne des
instructions pour se gouverner dans les aridités et dans les délaissements.
Jésus soit en votre âme. Je le
remercie de ce que je n'oublie pas les pauvres, et ne repose pas à l'ombre
comme vous dites. Je suis affligé, lorsque je pense que vous croyez peut-être
ce que vous dites de mon repos. Car je serais un ingrat si je vous mettais en
oubli, après avoir reçu de vous tant de bienfaits, lors même que je ne les
méritais pas. Considérez, s'il vous plait, madame, comment on peut oublier ce
qu'on a profondément gravé dans le cœur. Vous vous
persuadez qu'étant dans les obscurités et dans le vide de l'esprit, vous êtes
abandonnée de tout le monde. Mais ce n'est pas merveille, que vous vous
l'imaginiez, puisque vous avez quelque soupçon que Dieu même vous a délaissée.
Cependant rien, eu effet, ne vous manque, et il n'est pas besoin de traiter de
cet état avec personne. Il n'y en aura pas même qui puisse vous en retirer;
vous n'en connaîtrez point, vous n'en trouverez aucun. Car tout ce qui vous
inquiète n'est que soupçon sans fondement. Celui qui ne veut que Dieu ne marche
pas dans les ténèbres, quoiqu'il croie qu'il est plein d'obscurités et vide de
tous biens spirituels. Quiconque ne cherche ni réputation, ni goût sensible,
soit en Dieu, soit dans les créatures ; quiconque n'obéit à sa propre volonté
en aucune chose, n'est pas en danger de tomber et n'a pas besoin d'avoir des
conférences avec les autres. Vous êtes en bon chemin, ma fille ; laissez-vous
conduire, et tenez-vous dans une sainte joie. Car enfin qui êtes-vous, pour
prendre soin de vous-même? Eh ! comment vous
traiteriez-vous ? Croyez-moi, vous n'avez jamais été en meilleur état que vous
êtes : puisque vous n'avez jamais été plus humiliée ni plus soumise, et que
jamais vous n'avez moins estimé les choses du monde ni vous-même. Vous ne
connaissiez pas auparavant combien vous êtes méchante, et combien Dieu est bon.
Vous ne le serviez pas purement et avec un si grand désintéressement. Vous
n'êtes pas maintenant l'esclave de votre volonté comme vous étiez, et vous ne
commettez pas les autres imperfections que vous commettiez. Que voulez-vous
donc? Quelle manière de vivre vous représentez-vous ? Qu'est-ce, selon votre
sens, que servir Dieu, sinon s'abstenir du mal, accomplir la loi et les
préceptes de Dieu, et employer toutes ses forces à lui rendre le culte et
l'honneur que nous lui devons? Si on fait cela, qu'est-il besoin de chercher
des lumières, des
493
connaissances, des tendresses, des
goûts sensibles, de se les procurer de tous côtés? Toutes ces choses
n'engagent-elles pas l'âme dans le danger de se tromper elle-même et de se
perdre? C'est pourquoi Dieu lui fait un très-grand
bien, lorsqu'il jette ses puissances dans l'obscurité, et qu'il la prive
elle-même de tout ce qui l'éclairait et la consolait, en sorte qu'elle ne
puisse prendre de là l'occasion de s'égarer. Mais si on ne se trompe pas en
cela, que doit-on faire autre chose que marcher par le chemin uni de la loi de
Dieu et de l'Église, et vivre dans la foi obscure et véritable, dans
l'espérance certaine et dans l'entière charité de Dieu? N'est-ce pas ainsi que
nous devons attendre les biens éternels qu'on nous prépare dans le ciel, notre
patrie? Ne devons-nous pas vivre ici comme des étrangers, comme des pèlerins,
comme des pauvres, comme des bannis, comme des orphelins, comme des gens qui
sont désolés, qui ne savent par quel chemin il faut aller, qui sont dépourvus
de toutes choses, qui n'espèrent que ce qu'on leur garde dans le ciel?
Réjouissez-vous donc, et mettez votre confiance en Dieu, qui vous montre ce
qu'il exige de vous. Vous pouvez, et vous devez exécuter sa volonté : si vous y
manquez, il ne faudra pas vous étonner si, vous voyant si grossière en ses
voies, il se fâche contre vous; car il vous mène par le chemin qui vous est le
plus convenable, et il vous met dans un état qui est le plus sûr pour vous. Ne
désirez donc point d'autre voie que celle-ci, et disposez votre âme à la suivre
: tout va bien pour vous. Approchez-vous de la sainte table, selon votre coutume,
et allez à confesse lorsque vous découvrirez en votre conscience quelque péché manifeste. Il n'est pas nécessaire de parier beaucoup
de ce qui se passe dans votre intérieur. S'il vous arrive quelque chose de
particulier, écrivez-le-moi. Écrivez-moi, au reste, le plus tôt et le plus
souvent que vous pourrez. Lorsque vous ne pourrez le faire par la voie des
religieuses, vous le ferez par celle de madame Anne. Je me suis trouvé un peu
mal, mais, grâce à Dieu, je me porte bien maintenant. Le frère Jean l'Évangéliste
est malade ; priez Dieu pour lui et pour moi, ma fille en Notre-Seigneur.
A Ségovie, le douzième d'octobre
1580.
Jésus soit en votre âme. Je vous
rends mille grâces de ce que vous m'avez écrit. Prenant mes intérêts à cœur,
vous ajoutez de
494
nouvelles obligations à celles que
je vous ai. Bien loin de vous affliger de ce que les affaires du chapitre
général n'ont pas pris le cours que vous souhaitiez, vous devez plutôt vous en
consoler et en remercier Dieu, puisque c'est par son ordre qu'elles se sont
passées de la sorte et que c'est sans doute notre avantage. Il reste seulement
à nous bien persuader que c'est le meilleur pour nous; et, en effet, cela est
véritable. Car les choses qui nous déplaisent, quoiqu'elles soient bonnes et
convenables, nous paraissent mauvaises et contraires. Celle-ci cependant n'est
mauvaise ni pour les autres ni pour moi. Au contraire. elle m'est favorable,
parce que, déchargé du soin des Ames, je puis si je veux, avec l'assistance
divine, goûter le repos de la solitude et jouir de l'agréable fruit que je
tirerai de l'oubli de moi-même et de toutes les créatures. Ce sera aussi un
bien pour les autres que je sois éloigné d'eux : ils ne feront pas les fautes
que je leur donnerais occasion de commettre, étant, comme je suis, incapable de
gouverner. Je vous prie, ma fille, de demander à Dieu cette grâce pour moi,
qu'il lui plaise de me garantir de toute supériorité. Car je crains qu'on ne
m'oblige d'aller à Ségovie, et qu'on ne me laisse pas libre de toute affaire.
Je ferai néanmoins ce que je pourrai pour m'exempter de ce fardeau. Que si je
puis l'éviter, toutefois la mère Anne de Jésus-Christ ne se délivrera pas de
mes mains comme elle l'espère ; elle ne mourra pas aussi de douleur de ce que,
selon sa pensée, l'occasion d'acquérir une grande sainteté se passe. Néanmoins,
soit que j'aille là, soit que je demeure ici, en quelque lieu et de quelque
manière que je sois, je ne l'oublierai pas, désirant son bien éternel de tout
mon cœur. Mais, en attendant qu'elle en jouisse dans le ciel, elle doit
s'attacher à la pratique des vertus, surtout de la mortification et de la
patience; elle doit souhaiter de se rendre semblable par la patience à notre
grand Dieu, qui s'est humilié jusqu'à être crucifié pour nous. Car, si nous ne
l'imitons, la vie présente n'est pas bonne et nous est fort inutile. Je prie la
divine Majesté de vous conserver et d'augmenter son amour en vous comme en sa
sainte et bien-aimée servante. Ainsi soit-il.
A Madrid, le sixième de juillet
1591.
Fr. Jean de la Croix.
DIXIÈME LETTRE A la mère Éléonor-Baptiste, prieure des carmélites déchaussées du
couvent de Véas. — Il lui enseigne en quoi consistent
la vie apostolique et l'abnégation religieuse.
Jésus soit en votre âme. Ne
croyez pas, ma chère fille en Jésus-Christ, que je ne vous aie pas porté
compassion des travaux que
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vous avez essuyés avec vos sœurs :
non, assurément, cela n'est pas. Cela n'empêche pas néanmoins que je me console
beaucoup, lorsque je fais réflexion que Dieu vous a appelée à la vie
apostolique, qui est une vie d'humilité et de mépris, et qu'il vous conduit par
cette voie. Certes, Dieu veut que celui qui entre en religion, soit religieux
de telle sorte qu'il renonce à toutes les choses du monde, et que toutes les
choses du monde le renoncent lui-même, parce que Notre-Seigneur veut être son trésor,
sa consolation, son plaisir, toute sa gloire. Au reste, ma fille, Dieu vous a
fait un bien signalé, puisque, oubliant toutes choses, vous pouvez maintenant
jouir seule de votre Dieu. Vous devez aussi recevoir avec agrément, pour
l'amour de Notre-Seigneur, tout ce qu'il plaira aux hommes de vous faire,
puisque vous n'êtes pas à vous-même, mais à Dieu. Je me recommande à mes
filles, Madeleine, Anne et autres.
A Grenade, le huitième de février
1588.
Fr. Jean de la Croix.