CARMEL II

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LIVRE II
Ou l'on traite de la foi, qui est le moyen le plus proche de l'union divine : on y parle aussi de la nuit de l'esprit, contenue dans le second cantique.

 

Je suis sortie dans l'obscurité, étant en assurance,

Par un degré secret, et étant déguisée.

O l'heureuse fortune !

Dans les ténèbres, et étant bien cachée,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

 

CHAPITRE PREMIER  L'éclaircissement de ce Cantique.

CHAPITRE II  On commence à traiter de la seconde partie, ou de la seconde cause de cette nuit, qui est la foi, et on prouve par deux raisons qu'elle est plus obscure que la première et la troisième partie de cette nuit.

CHAPITRE III  De quelle manière la foi est une nuit obscure à l'âme : on le prouve par la raison et par l'autorité de l’Écriture.

CHAPITRE IV  L'âme doit demeurer dans l'obscurité autant qu'il lui est possible, afin que la Foi la conduise à une éminente contemplation.

CHAPITRE V  Ce que c'est que l'union de l'âme avec Dieu. — Sur quoi on apporte une similitude.

CHAPITRE VI  Les trois vertus théologales doivent perfectioner les trois puissances de l'âme. — De quelle manière ces trois vertus les privent de toutes choses et les réduisent à l'obscurité. — On explique deux passages de l'Écriture, l'un de saint Luc, l'autre d'Isaïe.

CHAPITRE VII  Combien le chemin qui conduit à la vie est étroit, et combien il faut être libre et dégagé de toutes choses pour y marcher. — On commence aussi à parler de la nudité de l'entendement.

CHAPITRE VIII  Ni les Créatures ni les connaissances naturelles de l'esprit humain ne peuvent être un moyen prochain pour s'unir à Dieu.

CHAPITRE IX  De quelle manière la foi est à l'entendement un moyen prochain et proportionné pour élever l'âme à l'union divine. — On apporte quelques passages et quelques figures de l'Écritdre sainte, pour prouver  cette vérité.

CHAPITRE X La distinction des diverses connaissances qui peuvent venir de l'esprit.

CHAPITRE XI  De la perte et des obstacles que les connaissances de l'esprit peuvent causer à l'âme par les objets qui sont présentés naturellement aux sens extérieurs, et de quelle manière l’âme s'y doit comporter.

CHAPITRE XII On traite ces représentations imaginaires et purement naturelles. — On montre du quelle nature elles sont, et qu'elles ne peuvent être un moyen proportionné pour arriver à l'union de Dieu, et combien elles nuisent à l'âme, lorsque l’âme ne s'en détache pas.

CHAPITRE XIII  On propose les signes que l'homme spirituel peut remarquer en lui-même, pour commencer à renoncer aux représentations imaginaires et au discours dans la méditation.

CHAPITRE XIV  On apporte les raisons qui prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes, pour faire de plus grands progrés en la vie spirituelle.

CHAPITRE XV  Il est quelquefois expédient à ceux qui avancent en l'oraison, et qui commencent a entrer dans la contemplation, de se servir du discours et des opérations de leurs puissances naturelles.

CHAPITRE XVI  Les représentations imaginaires que Dieu opère surnaturellement dans la fantaisie, ne peuvent servir connue moyen prochain à l'âme pour parvenir à l'union divine.

CHAPITRE  XVII  Pour satisfaire à la difficulté proposée, on déclare la fin que Dieu regarde, et la manière dont il se sert pour verser dans l’âme par les sens ses biens spirituels.

CHAPITRE XVIII  Des dommages que les maîtres de la vie spirituelle peuvent causer aux âmes, quand ils ne les dirigent pas bien pendant qu'elles reçoivent ces visions imaginaires ; et comment ces représentations, quoiqu'elles viennent de Dieu, peuvent jeter ces âmes dans l'erreur.

CHAPITRE XIX  On montre, par des autorités de l'Ecriture, que les révélations et les paroles intérieures de Dieu, quoique véritables, nous peuvent être occasion de surprise.

CHAPITRE XX  On apporte des passages de la sainte Écriture, pour nous convaincre que les paroles et les prophéties de Dieu, quoique véritables en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines en leurs causes.

CHAPITRE XXI  Quoique Dieu réponde quelquefois aux demandes que nous lui faisons, et qu'il use avec nous d'une grande condescendance, néanmoins cette manière d'agir lui déplaît et il s'en met en colère.

CHAPITRE XXII  Pourquoi il n'est pas permis, dans la loi de grâce, de demander quelque chose à Dieu par des voies surnaturelles, comme on le pouvait faire dans la loi ancienne. — Cette question, qui n'est pas désagréable, contribue à la connaissance des mystères de notre sainte foi, et on prouve cette vérité par un passage de saint Paul qu'on explique par rapport a ce sujet.

CHAPITRE XXIII  On commence à parler des connaissances intellectuelles qui appartiennent purement à la voie de l'esprit, et on les explique.

CHAPITRE XXIV  De deux portes de visions intellectuelles, qui arrivent dans les voies surnaturelles.

CHAPITRE XXV  Des révélations, de leur nature et de leur distinction.

CHAPITRE XXVI  Des connaissances intellectuelles de la vérité toute nue ; de leurs différences, et comment l'âme s'y doit comporter.

CHAPITRE XXVII  Des secondes révélations, qui consistent à manifester les secrets et les mystères cachés ; de quel usage elles sont pour aller à l'union divine; de quelle manière elles peuvent l'empêcher, et comment le démon peut tromper l'âme en cette matière.

CHAPITRE XXVIII  Des paroles intérieures qui sont présentées surnaturellement à l'esprit, et de leurs différences.

CHAPITRE XXIX On parle de la première espèce de paroles, que l'esprit forme en lui-même dans son recueillement, et on apporte leur cause, leur utilité et leurs dommages.

CHAPITRE XXX On traite des paroles intérieures qui sont formées surnaturellement dans l'esprit. — On avertit l’âme des dommages qu'elles peuvent apporter, et on donne les instructions nécessaires pour n'y pas être trompé.

CHAPITRE XXXI  Des paroles substantielles qui se forment intérieurement dans l'esprit, de leur différence d'avec les paroles formelles, de leur utilité, de la résignation et de la révérence avec lesquelles l'âme s'y doit comporter.

CHAPITRE XXXII  On parle des pensées que l'entendement reçoit des sentiments Intérieurs, qui sont imprimés surnaturdlement dans l'âme. — On rapporte leur cause, et on donne à l'âme le moyen de se gouverner en ces communications, de peur de détruire la voie de l'union divine.

 

CHAPITRE PREMIER
L'éclaircissement de ce Cantique.

 

L'âme s'entretient ici de l'heureux sort qui lui est arrivé, lorsqu'elle a délivré son esprit de toutes les imperfections spirituelles et de toutes les passions de propriété qu'elle sentait dans les choses qui regardent la spiritualité. Ce qui lui a causé un bonheur d'autant plus grand qu'elle a eu plus de peine à établir le calme dans la partie supérieure, et à entrer dans l'obscurité intérieure, qui consiste à éteindre dans le cœur l'amour de toutes les choses, tant matérielles que spirituelles; nous l'appelons nudité d'esprit ou privation des choses qui frappent les sens et qui touchent l'esprit. L'âme se procure  cette privation en s'appuyant sur la foi, par laquelle elle s'élève vers Dieu, comme font ceux qui tendent à la perfection, et auxquels principalement je parle en cet endroit. Pour  cette raison on peut dire que la foi est, tout ensemble, et secrète et échelle. Elle est secrète, parce que les vérités qu'elle enseigne sont obscures et comme cachées à l'entendement; elle est échelle, parce qu'elle contient plusieurs degrés par lesquels nous montons à Dieu. Ainsi l'âme, étant privée de la lumière naturelle qu'elle recevait des sens et de l'esprit, est environnée d'obscurité; et, passant au-delà des bornes de la nature et de la raison, elle va jusqu'à Dieu par cette échelle de la foi, qui pénètre les plus profonds secrets du Créateur. Pour cette cause, l'âme dit qu'étant déguisée elle est sortie, parce qu'elle était sous une forme qui n'était plus naturelle, mais qui était toute

 

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changée en forme divine, par le moyen de la foi, qui la conduisait à Dieu. Et ainsi ce changement de forme ou de personne était cause que ni les créatures, ni la raison, ni le démon même ne la reconnaissaient point, et ne l'empêchaient nullement de sortir de sa maison. En effet, rien de tout cela ne peut lui nuire, tandis qu'elle marche dans cette vive foi. De plus, Dieu  cache l'âme; il la couvre d'un voile ; il la préserve de toutes les embûches du démon, afin qu'elle marche sûrement dans l'obscurité. Elle est cachée au démon, parce que la foi est pour le démon une obscurité si noire, qu'il n'y peut apercevoir l'âme. Aussi l'âme dit qu'elle est sortie avec sûreté et dans les ténèbres; car celui qui s'éloigne de l'idée des choses naturelles et des choses raisonnables et spirituelles, et qui suit l'obscurité de la foi comme le guide infaillible de son chemin,  celui-là marche vers Dieu en assurance et sans danger. L'âme ajoute qu'elle a passé par cette nuit spirituelle, lorsque sa maison était paisible, c'est-à-dire, lorsque sa partie spirituelle et raisonnable goûtait une paix inaltérable. Les puissances et les forces naturelles de la même partie sont apaisées, les mouvements aussi que les sens excitaient et faisaient passer jusqu'à la partie supérieure, sont calmés lorsque l'âme est parvenue à l'union de Dieu.

Ainsi elle ne dit pas maintenant qu'elle est sortie fort agitée des inquiétudes de l'amour, comme elle le disait dans la première nuit du sens; car les soins et les agitations de l'amour sensible étaient nécessaires pour renoncer à toutes les choses matérielles, pour entrer dans la nuit du sens, et pour sortir de la captivité des passions. Mais afin d'établir la paix et la tranquillité dans l'esprit et dans les puissances de la partie supérieure, il ne faut que se fonder sur une foi pure, et s'y confirmer davantage; après quoi l'âme se joint à son bien-aimé par une union de simplicité, de pureté, d'amour et de ressemblance.

On remarquera aussi que l'âme dit dans le premier cantique, où il s'agit de la partie animale de l'homme, qu'elle est sortie d'une nuit obscure; et que parlant présentement de la nuit de l'esprit, elle dit qu'elle est sortie dans les ténèbres, parce que l'obscurité de l'esprit ou de la partie spirituelle est plus grande que l'obscurité de la partie sensitive et matérielle, de la même manière que les ténèbres sont quelquefois plus noires que l'obscurité de la nuit naturelle, puisqu'on s'aperçoit de quelque chose dans la nuit, et qu'on ne voit rien dans les ténèbres. Ainsi il reste dans la nuit du sens un peu de lumière, puisque l'entendement et la raison n'y sont pas aveuglés, et ont encore quelque connaissance. Mais il n'y a aucune lumière dans la nuit de l'esprit, je veux dire dans l'obscurité de la foi pure qui fait cette nuit; c'est pourquoi l'âme dit dans ce cantique

 

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que ce qu'elle ne dit pas dans l'autre : qu'elle a marché dans l'obscurité et avec beaucoup de sûreté ; car, moins elle se sert de ses propres forces et de sa capacité naturelle, plus elle est assurée en son chemin, parce qu'elle fait de plus grands progrès en la foi.

J'expliquerai amplement toutes ces choses dans ce livre ; mais je prie le lecteur de le lire avec attention, à cause du sujet qui est de grande importance pour le bien spirituel de l'âme; et quoique les matières soient obscures, néanmoins la connaissance des unes dispose l'esprit à mieux entendre les autres; tellement qu'il en aura enfin une parfaite intelligence.

 

CHAPITRE II
On commence à traiter de la seconde partie, ou de la seconde cause de cette nuit, qui est la foi, et on prouve par deux raisons qu'elle est plus obscure que la première et la troisième partie de cette nuit.

 

Il faut maintenant parler de la seconde partie de cette nuit, qui est la foi; c'est l'admirable moyen d'aller au terme qui est Dieu ; c'est la seconde cause, ou la seconde partie de  cette nuit au regard de l'âme. Car la foi qui est entre Dieu et l'âme est comparée à minuit; de sorte que nous pouvons dire que l'âme est alors dans une plus grande obscurité que n'est la première et la troisième partie de cette nuit, puisque la première partie de la nuit du sens est semblable à la première partie de la nuit naturelle, où les objets matériels commencent à disparaître à nos yeux, quoiqu'elle ne soit pas destituée de toute lumière comme est minuit; la troisième partie, qui est l'aurore, n'est pas non plus si obscure, puisqu'elle est proche de la lumière du jour et des rayons du soleil. On compare cette partie à Dieu ; car, quoique Dieu soit à l'âme une nuit aussi obscure que l'est la foi, toutefois, lorsque l'âme a passé par les trois parties de cette nuit, qui lui est naturelle, Dieu répand surnaturellement dans elle la cl ailé d'une manière sublime, supérieure, et connue par une douce expérience; et c'est en ce temps-là que l'union parfaite avec Dieu commence; ensuite elle s'achève dans la troisième partie de la nuit, qui est sans doute moins obscure que les deux autres nuits.

De plus, cette seconde nuit de la foi est plus obscure que la première, parce que la première regarde la partie inférieure de l'homme, et conséquemment elle est extérieure; mais la seconde regarde la partie supérieure et raisonnable, et, par une suile nécessaire, elle est intérieure et plus obscure ; car elle dépouille l'âme de sa lumière raisonnable, ou, pour mieux dire, elle l'aveugle, non pas en détruisant

 

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sa raison et sa lumière, mais en élevant l'âme à la lumière surnaturelle de la foi, et en la perfectionnant par les actes de la foi dans les choses divines et dans la manière de les connaître ; c'est pourquoi cette foi ressemble à minuit, qui est la partie la plus obscure de toute la nuit.

Nous devons donc montrer ici que cette seconde partie de la nuit, c'est-à-dire la foi, est une nuit à l'esprit, comme la première partie est une nuit au sens. Nous parlerons aussi des choses qui lui sont contraires, et de ce que l'âme doit faire pour entrer en cette nuit par ses opérations; car, pour ce qui touche la manière passive d'y pénétrer, c'est-à-dire les opérations que Dieu fait dans l'âme pour l'y introduire, nous en traiterons dans le troisième livre.

 

CHAPITRE III
De quelle manière la foi est une nuit obscure à l'âme : on le prouve par la raison et par l'autorité de l’Écriture.

 

Les théologiens enseignent que la foi est une habitude certaine et obscure, infuse dans l'âme; on l'appelle une habitude obscure, parce qu'elle nous incline à croire les vérités que Dieu nous a révélées, cl qui surpassent nos lumières naturelles et la capacité de notre esprit. Cette lumière étant infiniment plus grande que la nôtre, elle est, à l’égard de l'âme, aussi obscure que des ténèbres très-épaisses, parce qu'une lumière très-éclatanle éteint une lumière très-petile, comme nous voyons que les rayons du soleil font disparaître les autres lumières, et qu'ils nous éblouissent la vue, ou plutôt nous aveuglent, n'y ayant nulle proportion entre la grandeur excessive de leur lumière et la faiblesse extrême de nos yeux. De la même manière, la lumière de la foi surpasse, par sa grandeur excessive et par son infusion surnaturelle, la lumière de notre entendement, parce qu'il ne peut connaître de lui-même que les choses naturelles, quoique Dieu puisse l'élever par une puissance extraordinaire à la connaissance des choses surnaturelles. C'est pourquoi il ne saurait avoir la connaissance des objets, de quelque nature qu'ils soient, que par le moyen des sens extérieurs et des images que l'imagination lui présente, comme des tableaux ressemblant aux choses que les sens perçoivent; si bien que c'est la puissance et l’objet qui forment la connaissance. De sorte que si on racontait à un homme des choses dont il n'aurait ni acquis la connaissance, ni vu la ressemblance en peinture ou en quelque autre manière, il ne les connaîtrait pas plus que si on ne lui en avait point parlé. Par exemple, si on lui soutenait

 

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qu'il y a, dans une lie, une espèce d'animal qu'il n'aurait jamais vu, et dont il ne trouverait aucune ressemblance dans les animaux qui lui sont connus, il n'en concevrait aucune idée, quoiqu'on lui en rapportât beaucoup de choses. De même, si on faisait à un aveugle-né la description de la couleur blanche ou rouge, il ne lui en resterait pi espèce dans l'imagination, ni connaissance dans l'esprit, parce qu'il n'en aurait point de ligure ressemblante, n'ayant rien vu de semblable.

Ainsi, avec quelque proportion, la foi nous propose des choses que nous n'avons vues ni dans elles-mêmes, ni dans des objets naturels qui puissent nous en tracer l'image ; si bien que, n'étant pas proportionnées à nos sens, nous ne pouvons pas les connaître naturellement. Il faut donc que Dieu nous les révèle, et que, quand on nous les enseigne, nous les croyions, en soumettant notre entendement et ses lumières naturelles aux lumières divines de la foi, et en nous aveuglant nous-mêmes pour suivre ses connaissances obscures ; car, comme dit saint Paul, la foi vient de l'ouïe, et l'ouïe de la parole de Jésus-Christ (Rom., X, 17). Ce n'est pas une science qui entre dans l'esprit par nos sens, mais c'est le consentement que l'âme donne aux choses qui entrent par l'ouïe.

Cependant les exemples que nous avons apportés ne font pas assez concevoir combien la foi surpasse notre entendement. Il est constant qu'elle est beaucoup plus élevée au-dessus de nos lumières naturelles, que nous ne l'avons fait comprendre ; car, bien loin de nous donner une science évidente, elle surmonte tellement toutes nos connaissances, qu'on n'en peut juger comme il faut, quelque parfaite contemplation que nous ayons. Nous parvenons aux autres sciences par la lumière de l'entendement ; mais il est nécessaire de renoncera ces lumières pour obtenir de Dieu la connaissance que la foi nous donne. L'entendement s'obscurcit même par sa propre lumière, afin d'être éclairé des lumières de la foi, selon le langage d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, dit-il, vous ne persévérerez pas (Isaï., VII, 9). Il est donc constant que la foi est une obscure nuit au regard de l'âme, que c'est par cette obscurité que la foi l'éclairé; que plus elle l'obscurcit, plus elle lui communique ses lumières et ses connaissances; car, pour reprendre la pensée du prophète, la foi l'éclairé en l'aveuglant, puisqu'elle ne l'élève à l'intelligence surnaturelle des choses divines que par la créance que l'âme y donne aveuglément.

Ainsi la foi est très-bien figurée par la nuée qui couvrait les Israélites en entrant dans la mer Rouge, et qui les dérobait à la vue

 

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des Égyptiens lorsque ceux-ci les poursuivaient : de sorte néanmoins que la même nuée éclairait ce peuple fidèle, et qu'elle était tout à la fois ténébreuse et éclatante : ce qui est digne d'admiration, et ce qui nous montre que la foi est tout ensemble obscure et claire, et qu'elle obscurcit, comme une nuit, la lumière naturelle de l'entendement, et éclaire l'âme d'une lumière surnaturelle, afin que le disciple devienne semblable à son maître (Exod., XIV, 19, 20). Car l'homme, vivant comme il vit dans les ténèbres, ne pouvait être illuminé d'une manière convenable que par les ténèbres, comme le prophète-roi nous l'apprend par ces belles paroles : Le jour découvre la parole au jour, et la nuit enseigne la science à la nuit (Psal., XVIII, 5) : c'est-à-dire, le jour, qui est Dieu considéré dans sa félicité éternelle, où il y a un jour perpétuel, découvre et communique sa divine parole, qui est son Fils, aux anges et aux bienheureux qui sont appelés des jours, afin qu'ils le connaissent parfaitement et qu'ils en jouissent sans interruption. Et la nuit, qui est la foi que les chrétiens suivent sur la terre, enseigne la science a l'Église militante, et conséquemment à chacune des âmes qui sont aussi appelées des nuits, parce que la lumière de gloire ne les éclaire pas, et que la foi les dépouille de leurs lumières naturelles. Il faut donc conclure que la foi est une nuit très-obscure, et qu'elle éclaire néanmoins l'âme dans ses ténèbres, comme David l'exprime dans un autre psaume, quand il dit que la nuit l'illumine et fait toutes ses délices (3). Comme s'il disait que la nuit de la foi est sa lumière, et qu'elle le conduit dans les douceurs de ses plus hautes contemplations et de sa plus étroite union avec Dieu, pour nous faire entendre que l'âme doit être dans les ténèbres afin d'être remplie de lumières divines, et d'aller sûrement à Dieu par le chemin qu'elle a commencé de tenir.

 

CHAPITRE IV
L'âme doit demeurer dans l'obscurité autant qu'il lui est possible, afin que la Foi la conduise à une éminente contemplation.

 

Afin que l'âme connaisse comment elle doit se laisser conduire à l'union divine, par la nuit de la foi qu'on vient d'expliquer, il est

 

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nécessaire de dire plus en détail ce que c'est que cette obscurité, dont elle doit être pleine pour entrer dans le profond abîme de la foi. C'est pourquoi j'en parlerai en général dans ce chapitre, et je dirai plus en particulier dans les chapitres suivants comment elle doit se comporter dans  cette obscurité, et de quelle manière il faut qu'elle suive la conduite de la foi, afin que rien n'empêche la foi de produire ses effets dans l'âme.

Je dis donc que l'âme, pour être élevée à ce sublime état, doit demeurer dans l'obscurité, non-seulement selon sa partie inférieure, qui regarde les choses créées et matérielles, mais encore selon la partie supérieure qui regarde Dieu et les choses spirituelles. Car il est certain que, pour arriver à la transformation surnaturelle d'elle-même en Dieu, elle doit être obscurcie, c'est-à-dire privée de la lumière qu'elle peut recevoir de tout le sensible et de tout le raisonnable, qui ne sort point des bornes de la nature, puisque tout ce qui est surnaturel surpasse les choses qui ne sont que naturelles, et qui demeurent dans un rang inférieur. Car comme cette union et cette transformation divine ne peut ni s'abaisser jusques aux sens, ni dépendre d'eux, l'âme doit se vider de toutes les choses corporelles, et se détacher de tout l'amour et de tout le penchant qu'elle pourrait avoir pour elles, afin de s'unir à Dieu et de se transformer en lui, parce que rien ne peut alors empêcher Dieu d'opérer dans l'âme qui est ainsi dépouillée, et d'y faire tout ce qu'il lui plaira.

C'est pourquoi l'âme se doit épuiser et pour ainsi dire anéantir de telle sorte, que, quoiqu'elle jouisse de plusieurs dons surnaturels, elle se regarde toujours comme si elle en était dénuée; et elle demeure comme un aveugle dans les ténèbres, en s'appuyant sur la foi, en la prenant pour sa lumière et pour sa conduite, et en ne s'attachant point aux choses qu'elle peut connaître, ou goûter, ou sentir, ou imaginer; soit parce qu'elles sont à son égard des ténèbres qui l'occupent et l'éloignent de la vraie lumière, soit parce que la foi surpasse toutes les connaissances naturelles de l'âme, tout le goût qu'elle a des créatures, et toutes les opérations des sens ; de sorte que si elle ne s'en juive, elle ne pourra jamais arriver à la parfaite intelligence des choses que la foi nous enseigne.

Certainement, comme celui qui n'est pas tout à fait aveugle ne se laisse pas facilement conduire à son serviteur, et s'imaginant qu'un chemin est bon, parce qu'il n'en voit pas un autre qui est meilleur, il oblige son guide aie mener par là, et le jette ainsi dans l'erreur; de même l'âme s'égare, quand elle n'a pas entièrement renoncé à la connaissance qu'elle a des choses créées, et qu'elle en retient quelque lumière pour se conduire. Il faut donc qu'elle soit tout à fait aveugle au regard des créatures, et qu'elle suive uniquement

 

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le flambeau de la foi. Saint Paul semble l'insinuer : lorsqu'il dit que Celui qui veut s'approcher de Dieu, doit croire qu'il est (Hebr., XI, 6). Comme s'il disait que l'âme qui aspire à l'union divine, doit y tendre, non pas en s'arrêtant à la connaissance, ou au goût, à l'imagination, au sentiment qu'elle a des choses matérielles, mais à la foi, en croyant les perfections infinies de l'essence divine, que nul entendement, nulle imagination, nul de nos sens ne peut connaître ; et même tout ce qu'on en peut comprendre de plus sublime est infiniment éloigné de sa nature et de ses grandeurs.

Pour cette raison Isaïe dit que l'œil n'a pas vu les choses que Dieu a disposées pour ceux qui le désirent et l'attendent (Isai., LXIV, 4). Et saint Paul : L'œil, dit-il, n'a point vu, et l'oreille n'a point entendu, et le cœur de l'homme n'a point conçu les choses que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment (I Cor., II, 9). De quelque manière donc que rame veuille s'unir, par la grâce et par l'amour parfait, à celui à qui elle doit être unie par la gloire, il est constant qu'elle doit faire  cette union en se mettant elle-même dans l'obscurité, c'est-à-dire en se privant de tout ce qu'elle peut connaître par les sens, de tout ce que l'œil peut voir, de tout ce que l'oreille peut entendre, de tout ce que l'imagination peut représenter, et de tout ce que l'esprit peut comprendre ; c'est pourquoi l'âme qui va à l'état sublime de l'union, et qui ne sait ou n'emploie pas le moyen de se dépouiller de toutes ces choses, souffre de grands obstacles, pour peu qu'elle adhère à ses connaissances, à ses sentiments, à son imagination, à sa volonté, à quoi que ce soit qui lui soit propre, parce que le ternie où elle tend surpasse infiniment toutes ses opérations et toute la connaissance qu'elle peut avoir présentement.

Ainsi, dans le chemin qui conduit à l'union, sortir de sa propre voie c'est entrer dans la véritable voie, et parvenir à son but; et quitter sa manière de connaître et d'agir, c'est se transformer en Dieu. En effet, l'âme qui est dans cet état n'a plus ses manières de connaître, de goûter les choses créées, de les sentir, et ne peut plus s'y attacher, quoiqu'on puisse dire qu'elle les contient toutes, parce qu'elles se trouvent toutes éminemment et par excellence dans les choses surnaturelles dont elle a la jouissance. C'est à ce terme que l'âme doit continuellement aller avec ardeur, en méprisant tout ce qu'elle peut connaître ou par l'esprit ou par les sens, et en estimant

 

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uniquement le souverain bien qu'elle désire ; c'est de cette sorte qu'elle s'en approchera davantage, et qu'étant aveugle dans ses propres lumières, elle verra par les lumières ,de la foi les choses surnaturelles : si bien qu'on lui peut appliquer ces paroles de Jésus-Christ : Je suis venu en ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Joan., IX, 39). Ce qui peut s'entendre de ce chemin spirituel, où l'âme est dénuée de ses lumières naturelles et ne voit pas, et où elle est revêtue des lumières surnaturelles et voit les choses divines.

 

CHAPITRE V
Ce que c'est que l'union de l'âme avec Dieu. — Sur quoi on apporte une similitude.

 

On peut bien connaître, par ce que nous avons dit jusqu'à présent, ce que c'est que l'union de l'âme avec Dieu; mais pour l'entendre plus clairement, je laisse les autres sortes d'unions, et je ne parle ici que de l'union totale et permanente de l'âme selon sa substance, et de l'union de ses puissances, en ce qui concerne l'habitude et non l'acte de  cette union.

Elle se fait, non par la présence substantielle de Dieu à toutes les créatures par laquelle il conserve l'être, mais par l'amour qui transforme l'âme en Dieu, de telle sorte qu'il y ait une ressemblance d'amour entre Dieu et l'âme : c'est pourquoi on l'appelle union de ressemblance, parce que la volonté de l'âme et la volonté de Dieu sont si semblables et si uniformes, que l'âme veut tout ce que Dieu veut, et qu'elle ne veut pas tout ce qui n'est pas conforme à la volonté de Dieu.

Ce qui s'entend non-seulement des choses qui sont contraires à la volonté de Dieu selon les actes, mais aussi de celles qui lui sont opposées selon les habitudes. Ainsi l'âme doit éviter les actes volontaires de toutes sortes d'imperfections, et se défaire des habitudes qu'elle en a contractées. Et parce que nulle créature ne peut, ni par son action, ni par sa capacité, atteindre à Dieu, l'âme doit se priver de toutes créatures, de toutes actions, de toutes capacités, c'est-à-dire de sa science, de son intelligence, de son sentiment, de toutes les autres choses, qui sont éloignées de la volonté de Dieu, afin qu’elle puisse avoir de la ressemblance avec lui, et que, n'ayant

 

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plus rien qui ne soit selon la volonté de Dieu, elle soit toute transformée en lui.

Mais il faut remarquer que cette union et  cette transformation ont des degrés différents, selon les différents degrés de l'amour des âmes qui sont unies à Dieu et transformées en lui : car les unes ont plus de degrés d'amour, les autres en ont moins; d'autres aiment Dieu de toutes leurs forces ; et, par ce moyen, les unes ont la volonté plus conforme à la volonté divine, les autres l'ont moins conforme, les autres l'ont conforme totalement et sans partage. C'est pourquoi ,Dieu se communique à elles suivant cette différence d'amour et de conformité à sa volonté, et il les transforme surnaturellement en lui, ou moins ou plus parfaitement.

Saint Jean semble exprimer ceci par ces paroles : Il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu (Joan., I, 12, 13); car il veut dire que Dieu n'accorde le bonheur de devenir ses enfants qu'à ceux qui, éfant morts volontairement au vieil homme et à toutes ses opérations, et renaissant par la grâce divine, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes, et reçoivent cette filiation, qui est plus sublime et plus excellente que tout ce qu'on peut imaginer de grand sur la terre. Car, comme le même évangéliste le rapporte ailleurs : Quiconque ne renaît pas de l’eau et du Saint-Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu (Joan., III, 5) ; ce qu'on peut expliquer de la sorte : Quiconque ne renaît pas du Saint-Esprit, ne peut voir ce royaume de Dieu, à savoir cet état d'union parfaite avec Dieu. Or, renaître parfaitement du Saint-Esprit en  cette vie, c'est avoir l'âme très-semblable à Dieu en pureté, sans mélange d'aucune imperfection; et, de cette manière, l'âme se peut transformer en Dieu, non pas essentiellement, mais par la participation de l'union que Dieu lui communique.

La comparaison suivante nous rendra cette vérité plus facile à comprendre. Lorsque le soleil donne sur les vitres d'une fenêtre, si le verre a des taches noires et fort épaisses, les rayons ne peuvent le pénétrer, comme ils le pénétreraient s'il n'y avait point de taches ; cependant ce n'est pas le soleil qui manque à éclairer le verre, mais c'est le verre qui manque à recevoir les rayons du soleil. Que si le verre est tellement plein de lumière, qu'il ne paraisse plus qu'un rayon, quoiqu'il soit d'une nature et d'une substance différente

 

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de la nature et de la substance du rayon, nous pouvons alors l'appeler un rayon, par la participation de la lumière que le soleil répand sur lui, parce que son éclat ne semble être que la lumière même du soleil. Ainsi l'âme est devant Dieu comme un verre ; la lumière de l'essence divine rejaillit continuellement sur elle, ou, pour mieux dire, elle demeure en elle de la manière que nous l'avons expliqué. Lors donc que l'âme se met en état de recevoir cette lumière, en se purifiant des plus petites souillures, et en unissant sa volonté à celle de Dieu par un parfait amour, elle est toute remplie des rayons de la Divinité, et toute transformée en son créateur. Car Dieu lui communique surnaturellement son être, de telle sorte qu'elle semble être Dieu même, qu'elle a ce que Dieu a, et que tout ce qui est à Dieu et tout ce qui est à l'âme semble être une même chose par cette transformation. On pourrait même dire . que l'âme paraît être plus Dieu, par  cette participation, qu'elle n'est âme, quoiqu'il soit vrai qu'elle retient son être, et que son être est distingué de l'être divin, comme le verre est distingué du rayon qui l'éclairé et le pénètre. Il est facile d'inférer de là que la grande pureté et l'amour parfait sont les dispositions nécessaires pour unir l'âme à Dieu, et pour la transformer toute en lui.

J'ajoute une seconde comparaison, pour donner plus de jour à cette pensée. Imaginez-vous, s'il vous plaît, une figure peinte par un savant ouvrier, avec toute la délicatesse de son art et toute la beauté des couleurs les plus fines. Comme les traits en sont extraordinairement subtils, les yeux faibles n'en font pas un juste discernement; mais les yeux vifs et perçants les aperçoivent sans peine. De sorte que si quelqu'un a les yeux plus pénétrants que tous les autres, il verra plus distinctement qu'eux tous ces traits et toute leur délicatesse. Néanmoins comme cette figure renferme une infinité de perfections, il en reste toujours plus à voir qu'on n'en découvre, quelque attention qu'on apporte à la regarder.

Je dis, de même, que les âmes sont unies à Dieu et transformées en lui plus ou moins parfaitement, selon les différents degrés de leur capacité; et qu'ainsi elles sont plus ou moins remplies de la lumière divine, et qu'elles voient Dieu plus clairement ou moins clairement, de la même manière que les bienheureux le voient plus ou moins distinctement dans le ciel ; ce qui ne les empêche pas d'être contents, comme les âmes sont aussi très-conlenles dans cette diversité d'union et de transformation, et dans l'inégalité de cette faveur surnaturelle. Celles-là seulement ne sont pas satisfaites, qui ne sont point dépouillées de toutes choses, parce qu'elles n'arrivent jamais à la pure et simple union de Dieu, sans laquelle leur contentement ne peut être entier.

 

 

CHAPITRE VI
Les trois vertus théologales doivent
perfectioner les trois puissances de l'âme. — De quelle manière ces trois vertus les privent de toutes choses et les réduisent à l'obscurité. — On explique deux passages de l'Écriture, l'un de saint Luc, l'autre d'Isaïe.

 

Puisque je suis obligé de dire la manière d'introduire dans la nuit spirituelle les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, il est nécessaire de montrer comment les trois vertus théologales, par lesquelles l'âme acquiert l'union divine, produisent la nudité et l'obscurité, chacune dans chaque puissance, savoir : la foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la volonté. Nous dirons ensuite comment l'entendement se doit perfectionner dans les ténèbres de la foi, la mémoire dans le vide et le dépouillement de l'espérance, et la volonté dans la nudité de l'amour, afin que l'âme puisse aller à Dieu; c'est ce qui se fait de

la sorte :

La foi nous propose des choses que l'entendement ne peut concevoir par la force de sa raison et de sa lumière naturelle. C'est pourquoi saint Paul la nomme le soutien des choses que nous espérons (Hebr., XI, 1). Et quoique l'entendement y consente avec beaucoup de certitude et de fermeté, il ne les pénètre pas néanmoins, et ne les connaît pas clairement ; car, s'il en avait une connaissance claire et évidente, la foi ne serait plus foi, puisqu'elle donne des lumières qui sont à la vérité très-certaines, mais qui sont toujours accompagnées d'obscurité.

On ne doit pas non plus douter que l'espérance ne fasse dans la mémoire un semblable effet, en la vidant de toutes les choses qui regardent la vie présente et la vie future; car nous n'espérons que ce que nous ne possédons pas, et si nous possédions quelque chose, nous ne l'espérerions plus. De sorte, dit saint Paul, que ce n'est pas à ce que l'on voit présent que l'espérance se porte ; car qui espère ce qu'il voit (Rom., VIII, 24). Cette vertu tient donc la mémoire dans l'obscurité en la privant de toutes choses.

La charité dépouille aussi notre volonté de toutes les créatures, en détachant notre amour de tout ce qui n'est pas Dieu, ou de tout ce

 

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que nous n'aimons pas uniquement pour Dieu, et en nous unissant à Dieu par les liens d'un amour très-pur et très-parfait. C'est ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous enseigne lorsqu'il nous assure que quiconque ne renonce pas, au moins de volonté, à tout ce qu'il possède, ne peut être son disciple (Luc., XIV, 33). On voit par là que la foi, l'espérance et la charité mettent l'âme dans l'obscurité et dans la nudité de toutes les choses créées.

Les trois pains qu'un ami alla demander sur l'heure de minuit à son ami, comme le Fils de Dieu le dit dans une parabole, expriment très-bien ces trois vertus, et nous apprennent que rame doit tenir ses puissances dans les ténèbres, pour acquérir ces vertus tandis qu'elle est dans les ténèbres, et pour les posséder dans leur dernière perfection (Luc., XI, 5).

Nous en avons encore une figure dans le sixième chapitre d'Isaïe. Ce prophète vit, aux côtés du Seigneur, deux séraphins qui avaient chacun six ailes ; ils cachaient leurs pieds de deux ailes, pour nous représenter que la volonté doit éteindre, par la force de son amour pour Dieu, toute l'affection qu'elle pourrait avoir pour les créatures. Ils couvraient de deux autres ailes leur visage, pour nous faire comprendre que l'entendement doit demeurer devant Dieu dans les ténèbres ; ils employaient enfin les deux autres à voler, pour nous signifier que l'espérance l'élève au-dessus de tout ce qu'on peut posséder hors de Dieu, et qu'elle vole vers les choses qu'on ne possède pas encore, et qu'on attend avec impatience.

Nous devons donc disposer les trois puissances de notre âme à acquérir ces trois vertus, en affermissant notre entendement dans la foi, en éloignant notre mémoire de la jouissance des créatures, et en allumant l'amour de Dieu dans noire volonté. En les séparant ainsi de tout ce qui ne convient pas à chaque vertu, nous les mettrons dans une obscurité parfaite.

Voilà la nuit spirituelle que nous avons appelée active, parce que l’âme fait ce qu'elle peut de sa part pour s'y introduire. Au reste, le moyen d'y entrer, que nous venons d'expliquer, est très-bon et très-sûr, pour nous garantir des artifices du démon, et pour nous délivrer de l'amour-propre et des vices. Cet amour trompe subtilement les personnes spirituelles et arrête leurs progrès en la vertu, parce qu'elles n'ont pas le secret de s'écarter des choses créées, ni de se gouverner suivant ces trois vertus; de sorte qu'elles ne goûtent jamais les biens spirituels dans  toute leur pureté, et qu'elles ne

 

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marchent pas à la perfection par un chemin aussi court et aussi droit qu'elles pourraient faire. Ce que nous disons ici regarde, non pas les commençants pour qui nous écrirons plus au long, mais ceux qui sont déjà parvenus à l'état de contemplation.

 

CHAPITRE VII
Combien le chemin qui conduit à la vie est étroit, et combien il faut être libre et dégagé de toutes choses pour y marcher. — On commence aussi à parler de la nudité de l'entendement.

 

Il faudrait avoir plus de science et plus d'esprit que je n'ai, pour persuader aux gens'spirituels combien le chemin qui conduit à la vie selon les oracles de Notre-Seigneur est étroit, afin qu'étant convaincus de cette vérité,  ils ne fussent pas étonnés de ce que nous sommes obligés à laisser les puissances de notre àme dans le vide et la nudité, pendant que la nuit et l'obscurité spirituelle dont nous parlons subsistent. Sur quoi on doit peser les paroles de Jésus-Christ, rapportées par saint Matthieu : Que la porte de la vie est petite ! que le chemin qui y mène est étroit ! et qu'il y a peu de personnes qui le trouvent(Matth., VII, 14) ! Pour les accommoder à notre sujet, on fera attention sur la force de  cette particule, que; car c'est la même chose que si le Fils de Dieu disait : En vérité, je vous dis que cette porte est plus petite que vous ne croyez. De plus, on remarquera que notre Sauveur parle d'abord d'une porte très-petite, pour nous insinuer que l'âme qui veut y passer pour entrer dans le chemin de la vie, doit se resserrer et se faire très-petite, en étouffant dans sa volonté tout l'amour des choses sensibles et passagères; mais ce dénûment regarde la nuit du sens, comme nous l'avons expliqué.

Notre-Seigneur ajoute que le chemin est étroit, c'est-à-dire le chemin de la perfection, pour nous apprendre que celui qui désire d'y entrer, doit non-seulement passer par cette petite porte   en abandonnant tout ce qui flatte les sens,  mais renoncer encore à toute propriété, en s'affranchissant de tout ce qui concerne l'esprit et la partie supérieure. Ainsi nous pouvons appliquer à la partie animale, ce que le Fils de Dieu dit de la porte très-petite, et à la partie raisonnable, ce qu'il assure de la voie étroite.

Au reste, quand il affirme qu'il y a peu de personnes qui trouvent cette voie, cela vient de ce que peu de gens connaissent ou veulent

 

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pratiquer ce dépouillement d'esprit ; car le chemin qui conduit à la n.onlagne de la perfection va nécessairement en haut et est fort étroit; il faut donc que ceux qui souhaitent d'y passer ne soient chargés d'aucun fardeau qui les lire en bas, et ne souffrent aucun obstacle qui les empêche de monter. Et comme Dieu seul est le terme où l'on prétend arriver dans ce commerce sacré, on ne doit s'occuper qu'à le chercher seul, et qu'à parvenir à sa possession.

C'est pourquoi il ne suffit pas que l'âme fasse divorce avec les créatures, elle doit encore s'anéantir en tout ce qui touche l'esprit, et quitter toute sorte de propriété; c'est l'admirable doctrine que le Sauveur de tous les hommes nous a enseignée en son Évangile, et que la plupart des personnes spirituelles pratiquent peu, si je l'ose dire, quoiqu'elle soit très-nécessaire et très-utile ; et parce qu'elle convient à mon sujet, je la rapporterai dans les propres termes de saint Marc, et j'en donnerai l'explication suivant son sens littéral et naturel. Voici donc comme Notre-Seigneur parle : Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce soi-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive; car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie pour l'amour de moi et de l'Évangile, la sauvera (Marc., VIII, 34, 35).

Oh! qui pourrait exprimer dignement, qui pourrait fidèlement pratiquer ce qui est compris dans  cette éminente science de l'abnégation de nous-mêmes ? Oh ! si les personnes spirituelles pouvaient parfaitement connaître combien le moyen qu'il faudrait prendre pour entrer dans ce renoncement, est différent de celui que plusieurs d’entre eux estiment très-bon, s'imaginant que c'est assez pour eux de se réformer en quelque chose ! Il est vrai que quelques-uns s'adonnent à la vertu, à l'oraison et à la mortification; mais ils n'arrivent jamais à cette nudité, à cette pauvreté, à  cette abnégation, à cette pureté spirituelle, que Jésus-Christ nous recommande en cet endroit. La raison en est qu'ils nourrissent leur âme de consolations intérieures, au lieu de s'en priver pour l'amour de Notre-Seigneur, se persuadant qu'il leur suffit de renoncer aux choses grossières de ce monde, et qu'il n'est pas nécessaire de se purifier de ces douceurs spirituelles, qu'ils goûtent comme un bien qui leur est propre.

De là vient qu'ils abhorrent comme la mort les sécheresses, les aridités, les dégoûts, les peines intérieures, qui sont les croix spirituelles, et la pauvreté d'esprit que le Sauveur nous conseille

 

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d'embrasser, et qu'au contraire ils ne cherchent que les délices, que les communications de Dieu les plus douces, et les rassasiements spirituels qu'ils y trouvent ; ce qu'on ne peut appeler abnégation de soi-même ni nudité d'esprit, mais ce qu'on doit nommer gourmandise spirituelle.

En quoi on peut dire que ces gens-là sont les ennemis de la croix de Jésus-Christ Les véritables spirituels cherchent plutôt ce qui est insipide que ce qui est savoureux; ils se portent plutôt aux souffrances qu'aux consolations, à la privation de tout bien pour l'amour de Dieu qu'à la possession, à l'aridité et à l'affliction qu'au goût et aux douceurs intérieures : ils savent que se dépouiller ainsi de tout, c'est suivre Jésus-Christ, et que vouloir goûter ces délices spirituelles, c'est se rechercher soi-même, ce qui est assurément fort contraire au pur amour. En effet, se rechercher en Dieu, c'est s'attacher aux plaisirs qu'il répand dans lésâmes; mais chercher Dieu en lui-même, non-seulement c'est se soustraire volontairement à soi-même tous ces contentements spirituels, mais c'est vouloir et choisir, à cause de notre Sauveur, tout ce qu'il y a de plus désolant dans la vie intérieure, soit qu'il vienne de Dieu, soit qu'il vienne des créatures : et c'est là sans doute un véritable amour pour Dieu.

Oh ! qui peut dire jusques à quelle rigueur Dieu veut que nous portions cette abnégation? Elle doit être, quanta ce qui regarde la volonté, une espèce de mort naturelle et d'anéantissement de toutes les choses créées; et c'est proprement dans  cette mort spirituelle que tout notre bien se trouve, comme le Fils de Dieu nous le montre, quand il dit que quiconque voudra sauver son âme la perdra : c'est-à-dire, que quiconque voudra posséder ou chercher quelque chose, en sera privé ; et quiconque perdra son âme à cause de moi, la sauvera (Matth., XVI, 26) : c'est-à-dire, que celui qui renoncera, pour l'amour de Jésus-Christ, à toutes les choses que la volonté peut désirer ou goûter, et qui embrassera ce qui est plus conforme à la croix de notre Sauveur, ou, comme parle saint Jean, qui haïra son âme, la sauvera (Joan., XII, 25). C'est ce que ce divin Maître enseigna à ses deux disciples, qui le priaient de les faire asseoir, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Au lieu de contenter leur ambition, il leur présenta le calice qu'il devait boire lui-même, pour leur faire entendre que les afflictions sont plus sûres pour aller à Dieu, et plus précieuses, que la joie et les douceurs qu'ils lui demandaient par l'intercession de leur mère.

 

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Or, ce calice consiste à mourir à la nature, et à se décharger des choses créées, pour tenir le chemin étroit de l'Évangile; et c'est le bâton sur lequel il faut s'appuyer pour marcher avec plus de fermeté et de consolation, afin d'expérimenter ce que dit le Sauveur de tous les hommes, que son joug est doux, et son fardeau léger (Matth., XI, 30), c'est-à-dire que sa croix est légère ; car si quelqu'un s'était résolu avec beaucoup de courage à porter la croix de Jésus-Christ, c'est-à-dire à souffrir pour Dieu toutes sortes de peines sans avoir égard à soi-même, il trouverait dans ses souffrances une solide nourriture d'esprit et une véritable douceur spirituelle, quoiqu'il ne voulût pas s'y attacher.

Je voudrais bien pouvoir persuader à ceux qui s'appliquent à la vie intérieure, que les voies qui nous conduisent à Dieu ne consistent pas à faire beaucoup de méditations, ni à sentir du goût dans la piété, mais à se renoncer soi-même au regard de l'intérieur et de l'extérieur, à s'exposer pour Jésus-Christ à toutes sortes de douleurs, età s'anéantir en toutes choses; car, s'ils pratiquent fidèlement  cette abnégation, qui est sans doute le fondement et la consommation des vertus, ils y trouveront plus de bien et ils feront plus de progrès qu'en aucun autre exercice; mais, s'ils s'y comportent lâchement, de quelque manière qu'ils agissent, ils quitteront le solide de la vertu pour s'amuser aux apparences, et jamais, quelque sublimes que soient leurs contemplations et leurs communications avec Dieu, ils n'avanceront beaucoup en cette perfection.

Notre véritable avancement en la vie spirituelle ne se trouve qu'en l'imitation de Jésus-Christ, qui est le chemin, la vérité et la vie, et personne ne vient à son Père que par lui, parce qu'il est la porte, et que celui qui entrera par lui sera sauvé ( Joan., XIV,6 – Joan., X, 9). C'est pourquoi je ne puis croire que celui-là soit poussé d'un bon esprit, qui veut aller à Dieu par des consolations et des moyens faciles et commodes, et qui ne veut pas marcher sur les pas de notre Sauveur.

Et parce que j'ai dit que le Fils de Dieu est le chemin, et que ce chemin n'est autre chose que mourir à la nature en tout ce qui concerne les sens et l'esprit, je dirai ici comment cela se doit faire en suivant Notre-Seigneur, qui est notre exemplaire et notre lumière.

En premier lieu, il est certain que Jésus-Christ, pendant qu'il a vécu sur la terre, est mort spirituellement à sa partie sensilive, jusques à ce que sa mort naturelle l'en ait privé tout à fait sur la croix.

 

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Aussi, comme il le dit dans saint Matthieu, il ne voulut pas avoir ou reposer sa tête, Matth., VIII, 20, tant il était mort à tout ce qui pouvait contenter les sens.

En second lieu, il est pareillement mort à sa partie spirituelle et supérieure, par une continuelle abnégation, dont il donna des marques surtout avant sa mort naturelle, lorsqu'il fit connaître par des paroles fort touchantes son délaissement. (Matth., XXVII, 40.) Car son Père céleste l'avait privé de toutes consolations intérieures, et l'avait plongé dans une extrême amertume de cœur. Mais comme cet abandonnement fut le plus grand qu'il ait jamais éprouvé, aussi ce fut en ce temps-là qu'il acheva le plus grand ouvrage qu'on puisse jamais imaginer, à savoir la rédemption de tous les hommes et leur réconciliation avec Dieu : ce fut, dis-je, dans le temps où il était perdu et comme anéanti dans l'estime des Juifs, qui, le voyant expirer sur une croix, le prenaient pour un misérable et s'en moquaient. Ainsi sa mort, et le mépris qu'on faisait de lui, semblaient le réduire alors au néant.

Son Père en retirant tout ce qui pouvait le consoler, parut aussi l'anéantir en quelque façon, afin qu'étant délaissé de la sorte, et abaissé jusqu'au néant, il payât à la rigueur les dettes du genre humain. Ce qui découvre aux personnes spirituelles le mystère de la porte et du chemin par où elles doivent passer pour arrivera l'union divine : tellement que plus elles seront anéanties selon la partie animale et la partie raisonnable, plus elles seront unies étroitement à Dieu, et posséderont enfin le plus sublime état où l'on puisse parvenir en cette vie. On trouve donc cette éminente perfection dans la mort volontaire et spirituelle des sens et de l'esprit, de l'intérieur et de l'extérieur, et non dans les goûts et les douceurs que la contemplation des choses divines peut verser dans l'âme.

 

CHAPITRE VIII
Ni les Créatures ni les connaissances naturelles de l'esprit humain ne peuvent être un moyen prochain pour s'unir à Dieu.

 

Avant que je parle de la foi, qui est le moyen le plus propre pour s'unira Dieu, il est nécessaire de montrer que ni les créatures ni les connaissances naturelles de l'esprit ne peuvent élever l'homme à l'union divine, et qu'au contraire, s'il voulait s'en servir, ce serait un obstacle qui l'en éloignerait infiniment. C'est ce que nous ferons voir premièrement en général ; secondement nous descendions dans le détail des connaissances que l'entendement peut avoir ; enfin

 

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nous apporterons les inconvénients que l'âme en peut souffrir, et qui l’empêcheront de profiter en cette voie lorsqu'elle s'appuiera sur la foi.

Selon la doctrine des philosophes, les moyens doivent avoir de la convenance, de la ressemblance, de la proportion avec la fin, pour qu'ils nous y conduisent efficacement et sûrement. Par exemple, si quelqu'un veut aller en quelque ville, il doit prendre un chemin qui soit un moyen propre pour l'y mener. Ou si l'on veut introduire la forme du feu dans du bois, il est nécessaire que la chaleur, qui est le moyen pour unir le feu avec le bois, soit proportionnée a cette union, afin que le bois, étant pénétré du feu, ait une entière ressemblance avec lui. Au contraire, si quelqu'un voulait employer de l'eau ou de la terre pour disposer le bois à recevoir la forme du feu, il lui serait impossible d'y réussir. De même il est nécessaire que celui qui veut unir son entendement à Dieu autant qu'il est possible en cette vie, prenne un moyen propre pour faire  cette union parfaite.

Il faut considérer en cet endroit que nulle créature supérieure ou inférieure ne peut nous unir à Dieu, et n'a aucune ressemblance avec sa nature. Car, encore qu'il soit vrai, comme les théologiens l'enseignent, que toutes les choses créées sont des participations de l'être divin, et qu'elles ont un rapport essentiel à leur Créateur, les unes plus, les autres moins, selon leur perfection plus grande ou plus petite, toutefois il n'y a point de ressemblance d'essence entre Dieu et elles; au contraire, il y a une différence infinie: de sorte que l'entendement ne peut parvenir par leur moyen jusques à Dieu. C'est pourquoi David parlant des créatures célestes : Seigneur, dit-il, il n'y en a point de semblable à vous entre les dieux (Psal., LXXXV, 8), entendant par les dieux les anges et les fîmes saintes. Mon Dieu, dit le même ailleurs, vos voies et vos œuvres sont pleines de sainteté. Mais quel dieu est aussi grand que notre Dieu (Psal., LXXVI, 14)? Comme s'il disait que le chemin qui nous mène à Dieu est un chemin de sainteté, à savoir la pureté de la foi. Car où peut-on voir un homme aussi grand que Dieu ? c'est-à-dire, qui des bienheureux, qui des anges, quoiqu'il soit d'une nature très-élevée,  sera jamais assez grand pour être un chemin proportionné et suffisant pour nous conduire à vous? Ce saint roi, parlant encore des créatures célestes et des terrestres, dit que le Seigneur est haut, et qu'il regarde de près les choses basses, et de loin les choses hautes (Psal., CXXXVII, 6), pour nous apprendre que Dieu, ayant un être infiniment

 

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sublime, reconnaît que les créatures terrestres, comparées à la hauteur de son essence, sont très-basses et très-viles, et que les créatures célestes, quoiqu'elles paraissent plus grandes, sont infiniment éloignées de sa nature. Il s'ensuit de là que toutes les choses créées ne peuvent être un moyen propre pour nous unir parfaitement à Dieu.

Toutes les représentations de l'imagination, et toutes les opérations de l'entendement ne peuvent être aussi un moyen prochain pour nous rendre participants de l'union divine ; car les connaissances naturelles dépendent des sens, et des fantômes matériels ne peuvent en rien contribuer à cet le union, qui est spirituelle et divine. Pour ce qui regarde les connaissances surnaturelles, il est certain que l'entendement, étant renfermé dans une masse de chair, n'a pas les dispositions propres pour recevoir la claire connaissance de Dieu. C'est pourquoi Dieu dit autrefois à Moïse qu'aucun homme vivant ne peut le voir (Exod., XXXIII, 20). Saint Jean assure de même que personne n'a jamais vu Dieu (Joan., I, 18). Saint Paul dit encore que l'œil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni le cœur de l'homme connu (I Cor., II ; 9 – Isaï., LXIV, 4)... C'est ce qui empêcha Moïse de regarder avec attention le buisson ardent où Dieu se faisait voir. Car quoique la crainte; de Moïse pût venir de la grande idée qu'il avait conçue de Dieu, néanmoins il savait bien que son esprit n'était pas capable de le connaître comme il faut (Act., VII, 32).

Le très-saint prophète Élie, noire père, étant sur la montagne d'Horeb, se couvrit le visage en la présence de Dieu ( III Reg., XIX, 13.), pour nous signifier qu'il tenait son entendement dans un aveuglement volontaire, et qu'il n'usait se servir d'un instrument si abject pour arriver à la connaissance d'une chose si sublime; car il ne doutait pas que tout ce qu'il pourrait connaître de Dieu ne fût infiniment éloigné de ce que Dieu est en son essence et en ses perfections.

Ce qui prouve que la connaissance qu'on a de Dieu en cette vie ne saurait être un moyen prochain pour nous élever à l'éminente union du Seigneur, puisque tout ce que l'entendement peut comprendre, tout ce que la volonté peut goûter, et tout ce que l'imagination peut se figurer, n'a nulle proportion avec Dieu, comme le prophète Isaïe le déclare admirablement en ces termes: A qui avez-vous comparé

 

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Dieu? Quelle image et quelle ressemblance en ferez-vous? Le sculpteur n'en a-t-il point fait la statue, ou l'orfèvre n'en a-t-il point fondu la figure, ou celui qui travaille en argent ne l'a-t-il point exprimé sur des lames de ce métal ( Isai., XL, 18, 19) . Pour appliquer dans un sens mystique ces paroles à notre sujet, il faut entendre par le sculpteur notre entendement, qui forme les connaissances et qui les dégage des fantômes matériels de l'imagination; et par l'orfèvre, il faut exprimer notre volonté, qui est capable de recevoir les plaisirs que son amour pour les objets qui lui sont agréables lui présente. Enfin, celui qui travaille en argent signifie la mémoire et l'imagination, dont les espèces ressemblent à des lames d'argent qui ne peuvent recevoir la véritable image de Dieu. Le prophète semble donc dire, selon cette interprétation, que l'entendement ne peut rien concevoir de semblable à Dieu; que la volonté ne peut goûter des délices qui approchent des délices de Dieu ; et que la mémoire et l'imagination ne peuvent former des connaissances et des idées qui le représentent comme il est en lui-même.

Il est donc très-manifeste que les facultés de l'âme ne peuvent parvenir à Dieu qu'en se tenant dans l'aveuglement et dans les ténèbres, et qu'en s'ouvrant aux seuls rayons de la foi. De là vient qu'on appelle théologie mystique la contemplation dont Dieu éclaire l'esprit ; comme si on disait que cette contemplation est la secrète sagesse de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement qui la reçoit. Saint Denis la nomme aussi un rayon qui luit dans les ténèbres : et c'est de quoi le prophète Baruch parle, quand il dit qu'ils n'ont pas connu la voie de la sagesse, et qu'ils ne se sont pas souvenus de ses sentiers (Baruch., III, 23). Ce qui montre qu'il faut aveugler l'entendement au regard de tous ses sentiers, c'est-à-dire de toutes les connaissances qu'il peut acquérir pour s'unira Dieu.

Aristote enseigne que comme les yeux de la chauve-souris ne sauraient souffrir l'éclat du soleil, et qu'au contraire ils s'obscurcissent de telle sorte qu'ils ne voient pas, de même notre entendement n'est pas capable de supporter ce qu'il y a de plus éclatant en Dieu ; car ses lumières excessives couvrent de ténèbres notre esprit. Le même philosophe dit que plus les choses divines sont sublimes et claires en elles-mêmes, plus elles nous sont obscures et inconnues.

Je ne finirais jamais, si je voulais apporter toutes les autorités et

 

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toutes les raisons qui prouvent que l'entendement ne peut se servir d'aucune chose créée comme d'un moyen prochain pour entrer dans l'union divine: au contraire, s'il voulait user ou de toutes les créatures ensemble, ou de quelques-unes en particulier, non-seulement elles l'empêcheraient d'y parvenir, mais elles le jetteraient en plusieurs erreurs, pendant qu'il prétendrait monter sur  cette montagne mystique.

 

CHAPITRE IX
De quelle manière la foi est à l'entendement un moyen prochain et proportionné pour élever l'âme à l'union divine. — On apporte quelques passages et quelques figures de l'
Écritdre sainte, pour prouver  cette vérité.

 

On peut recueillir de ce que j'ai dit jusqu'ici, que l'entendement, pour avoir les dispositions propres à l'union divine, doit être épuré et vide, non-seulement des objets qui frappent les sens, mais aussi de toutes les choses qu'A peut connaître avec évidence; de telle sorte qu'il soit tranquille en lui-même et solidement établi en la foi ; car la foi seule est un moyen prochain et proportionné pour unir l'âme à Dieu, puisqu'il n'y a point d'autre différence, sinon qu'on voit Dieu, ou clairement par la vision béatifique, ou obscurément par les lumières de la foi. Car la foi nous le propose tel qu'il est, immense, infini, un en nature, trine en personnes ; et, de cette manière, la foi est le moyen par lequel Dieu se découvre à l’âme dans sa divine lumière, qui surpasse la portée de tout entendement humain. Ainsi plus la foi est grande, plus l'union de l’âme avec Dieu est étroite. Et c'est ce que saint Paul a voulu signifier quand il a dit que quiconque s'approche de Dieu doit croire qu'il y en a un (Hebr., XI, 6) ; c'est-à-dire, qu'il doit aller à Dieu par la foi. Ce qui se fait lorsque l'entendement, étant aveuglé en lui-même, est élevé par la foi seule, et lorsque Dieu s'unit à l'esprit par la foi, et qu'il se tient caché dans ses ténèbres, selon la parole de David : Il y a un nuage, dit-il, sous ses pieds, et il est monté sur les chérubins, et il a volé sur les ailes des vents, et il s'est caché dans des nuées ténébreuses, qui le couvrent de tous côtés connue un pavillon (Psal., XVII, 10, 11, 12). Ces expressions : Il y a un nuage sous ses pieds, et il s'est caché dans des nuées ténébreuses, qui le couvrent de tous côtés comme un pavillon, représentent l'obscurité de

 

 

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la foi où Dieu se cache. Et celles-ci : Il est monté sur les chérubins, et il a volé sur les ailes des vents, nous apprennent que Dieu vole et s'élève au-dessus des forces de l'entendement. Car les chérubins signifient des esprits intelligents, et les ailes des vents ne sont autre chose que les sublimes connaissances de l'entendement ; et, comme l'être de Dieu est infiniment au-dessus de toutes ces choses, il n'est point de créature qui le puisse concevoir. Nous en avons une figure dans les saints Livres. Lorsque Salomon eut achevé le temple de Jérusalem, Dieu y descendit dans un nuage, et remplit tellement le temple, que les Israélites ne purent le voir ; et Salomon dit alors ces paroles : Le Seigneur a promis de demeurer dans une nuée (III Reg., VIII, 12). Lors aussi que Moïse était sur la montagne de Sinaï, Dieu lui apparut environné d'un nuage (Exod., XIX, 9.). Toutes les fois enfin qu'il a eu quelque commerce sensible avec les hommes, il ne s'est montré que sous le voile des ténèbres, comme il est marqué dans le livre de Job (Job., XXXVIII, 1. — Ibid., XL, 1.). Ce saint homme assure que Dieu lui parla du milieu d'un nuage épais ; ce qui nous montre l'obscurité de la foi, sous laquelle la Divinité, lorsqu'elle se communique à l'âme, se tient cachée. Communication qui sera parfaite lorsque, selon la doctrine de saint Paul, ce qui est imparfait cessera, c'est-à-dire les ténèbres de la foi (I Cor., XIII. 10.), et lorsque la perfection sera venue, c'est-à-dire la clarté de Dieu. La conduite de Gédéon, dans la guerre qu'il lit aux Madianites, exprime encore  cette vérité (Judic., VII, 16.). Il donna à ses soldats des lampes allumées et renfermées dans des pois de terre, de sorte qu'ils ne voyaient pas la lumière ; mais quand ils eurent cassé les pots ils la virent ; de même la foi, que ces pois représentent, contient cette divine lumière, je veux dire la vérité essentielle qui est Dieu même ; et lorsque ce sacré vase sera rompu par la mort, qui fera la séparation de l'âme d'avec le corps, la lumière et la gloire de Dieu éclateront. Il est donc constant que l'âme qui veut se procurer l'union de Dieu, doit entrer dans les ténèbres de la foi avant que de participer à la claire vue du Seigneur. Il me reste maintenant à expliquer toutes les connaissances qui peuvent tomber dans l'esprit, et tous les obstacles qui en peuvent naître dans le chemin de la foi. Il faut dire aussi comment l'âme se doit gouverner pour en tirer du profit, au lieu d'en recevoir du dommage.

 

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CHAPITRE X La distinction des diverses connaissances qui peuvent venir de l'esprit.

 

Pour traiter en particulier de l'utilité et des dommages que les connaissances peuvent apporter à l'âme en ce qui regarde son union avec Dieu par la foi, il est nécessaire de proposer ici les lumières, tant naturelles que surnaturelles, qui peuvent entier dans l'esprit, afin qu'en regardant l'ordre qu'elles doivent avoir entre elles, nous conduisions l'entendement dans la nuit obscure de la foi.

Je dis donc que l'esprit acquiert la connaissance des choses par deux moyens : l'un est naturel, l'autre est surnaturel ; le naturel est lorsque l'entendement connaît par le ministère des sens extérieurs, ou lorsqu'il tire lui-même des conséquences qui lui donnent des connaissances nouvelles; le surnaturel est lorsque l'esprit reçoit par infusion des connaissances qui surpassent ses forces et sa capacité naturelle. Entre les connaissances surnaturelles, les unes sont matérielles, les autres sont spirituelles; les matérielles sont de deux sortes : les unes procèdent des sens corporels extérieurs, les autres des sens corporels intérieurs, et surtout de l'imagination.

Il y a aussi deux différences dans les connaissances surnaturelles : l'une de ces connaissances est distincte, claire et particulière; l'autre est confuse, obscure et universelle. La première se divise en quatre espèces de connaissances particulières, qui sont communiquées à l'esprit sans l'opération des sens corporels; et ce sont les visions, les révélations, les paroles intérieures et les sentiments spirituels ; la seconde est la seule contemplation que Dieu donne à l'âme dans la foi ou par la foi ; et c'est à ce terme que nous prétendons mener l'âme par ces connaissances particulières. Nous commencerons par les connaissances naturelles, afin d'apprendre à l'âme la manière de s'en dépouiller.

 

CHAPITRE XI
De la perte et des obstacles que les connaissances de l'esprit peuvent causer à l'âme par les objets qui sont présentés naturellement aux sens extérieurs, et de quelle manière l’âme s'y doit comporter.

 

Les premières connaissances dont nous venons de parler sont celles que l'entendement forme par des voies naturelles ; mais comme nous en avons suffisamment traité dans le premier livre, où

 

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nous avons conduit l'âme dans la nuit ou la mortification des sens, nous ne parlerons en ce chapitre que des connaissances que l'esprit produit par les voies surnaturelles des sens extérieurs, qui sont la vue, l'ouïe et le goût, l'odorat et l'attouchement, dans lesquels plusieurs objets ont coutume de se présenter surnaturellement aux personnes spirituelles. Car les saints et les anges, bons ou mauvais, ont quelquefois des lumières et des splendeurs extraordinaires, qui paraissent aux yeux du Corps. Quelquefois les oreilles sont frappées de certaines paroles, soit qu'on voie ceux qui les profèrent, soit qu'on ne les voie pas. L'odorat est quelquefois rempli sensiblement de très-agréables odeurs dont la cause est inconnue, et le goût est touché de saveurs très-douces. Enfin l'attouchement sent des plaisirs proportionnés à sa nature, et quelquefois si pénétrants, que tous les os et toutes les moelles du corps semblent nager dans un torrent de joie. Cette douceur a quelque chose de semblable à celle que nous appelons onction d'esprit, et qui se répand dans les âmes fort simples et fort pures. Au reste, ces délices des sens coulent d'ordinaire de la dévotion sensible, et les personnes spirituelles les goûtent plus ou moins, chacune selon ses dispositions.

Mais il est nécessaire de remarquer que bien que les sens du corps puissent percevoir toutes ces choses par l'opération de Dieu, il ne faut pas néanmoins s'y fier ni les recevoir. Il est même plus à propos de les fuir, et de n'examiner jamais si elles sont bonnes ou mauvaises ; car plus elles sont extérieures et corporelles, moins il est certain que Dieu en est la cause et qu'elles viennent de lui, puisque c'est plus le propre de Dieu de se communiquera l'esprit qu'aux sens, qui sont très-souvent sujets à de grandes illusions, parce que, quoiqu'ils soient matériels, ils se font juges des choses spirituelles, les estimant telles qu'ils les sentent; et néanmoins il y a, entre eux et elles, une aussi grande différence qu'on en voit entre le corps et l’âme; et ils sont aussi incapables d'en juger que les bêtes les plus stupides sont éloignées des choses raisonnables; c'est pourquoi celui-là se trompe quia de l'estime pour ces sortes d'opérations, et il s'expose à de grands dangers, ou du moins il se fait lui-même un grand obstacle à la vie spirituelle.

De sorte qu'on doit toujours craindre que ce ne soit plutôt le démon que Dieu qui produise tous ces effets dans les sens, car il a plus de pouvoir sur les choses corporelles ou extérieures, que sur les choses intérieures et spirituelles, et il trouve plus de facilité à s'en servir pour nous séduire. De plus, l'extrême opposition que les objets matériels ont avec les choses spirituelles, les rend d'autant plus inutiles à l'âme, qu'ils sont tout à fait extérieurs; car, quoiqu'ils contribuent en quelque chose à la dévotion et la ferveur,

 

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comme il arrive toujours quand Dieu opère lui-même, l'effet toutefois est beaucoup moindre que si ces connaissances étaient purement spirituelles et intérieures. D'ailleurs, ces opérations jettent l'âme dans l'erreur, dans la présomption et dans la vanité; car, comme elles sont matérielles et palpables, elles frappent les sens et les excitent de telle sorte, que l'âme croit qu'elles sont fort sublimes, parce qu'elle les sent davantage. Ainsi, elle les suit aveuglément, persuadée qu'elles sont la lumière et le guide qui la peuvent conduire à l'union divine, quoiqu'elle s'en éloigne d'autant plus qu'elle estime davantage ces choses, puisque la foi seule est le moyen d'y parvenir.

Outre cela, lorsque l’âme s'aperçoit de ces opérations extraordinaires, elle conçoit souvent une secrète estime de soi-même, s'imaginant qu'elle a déjà quelque mérite devant Dieu, ce qui est contraire à l'humilité. Le malin esprit sait bien lui faire prendre alors de la satisfaction en elle-même, d'une manière quelquefois cachée et quelquefois connue. C'est pour cet effet qu'il représente aux sens ces sortes d'objets, à savoir : aux yeux, des images des saints et des lumières éclatantes; aux oreilles, de belles paroles ; à l'odorat, de fines odeurs; au goût, des saveurs agréables ; à l'attouchement, des plaisirs charmants; afin qu'ayant ainsi gagné les hommes, il les entraîne dans les dérèglements les plus horribles.

Il faut donc rejeter toutes ces représentations et tous ces goûts. Car, supposé que ce soit Dieu qui en soit l'auteur, l'âme ne lui fait nulle injure lorsqu'elle les refuse; et d'ailleurs elle ne perd pas le fruit que Dieu voulait faire en elle par ces opérations. La raison en est que si elles viennent de Dieu, elles font leur effet en un moment, et ne donnent pas le temps à l'âme de délibérer si elle les acceptera ou non; car comme Dieu commence à les produire surnaturellement, sans que l'âme agisse de son côté, de même il fait en elle, sans sa coopération, l'effet qu'il prétend faire par les moyens qu'il emploie, parce que l'esprit est alors dans un état passif; et toutes ces choses se passent en lui de telle sorte que l'effet ne dépend ni de son consentement ni de son refus. Cela se fuit de la même manière que si l'on jetait du feu sur un homme nu; soit qu'il le voulût ou qu'il ne le voulût pas, le feu ne laisserait pas de le brûler. De même les visions et les représentations qui portent au bien, produisent leurs principaux effets dans l'âme plutôt que dans le corps, quoique l'âme y résiste. C'est aussi de  cette sorte que les opérations du démon causent à l'âme, quoiqu'elle n'y consente pas, de l'inquiétude, du trouble, de l'aridité, de la vanité et de la présomption. Il est vrai pourtant que ces opérations ne sont pas aussi efficaces pour nuire à l'âme, que les opérations de Dieu le sont pour engager

 

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l’âme à faire le bien : elles n'excitent tout au plus que des mouvements indélibérés, et ne peuvent entraîner l'âme dans de plus grands désordres, lorsqu'elle les réprime promptement. Ainsi l'inquiétude qu'elles font ne dure pas, si ce n'est peut-être que la faiblesse de l'âme et son peu de précaution donnent lieu à cette inquiétude de subsister; mais les autres mouvements pénètrent l'âme intimement ; ils l'enflamment, ils l'attirent par des attraits victorieux, à donner son consentement avec liberté et avec amour, au bien qui lui est présenté ; ils l'y disposent, ils lui en facilitent l'acquisition et la jouissance. Cependant, quoique ces opérations viennent de Dieu, si l’âme y adhère trop, et si elle se détermine à les recevoir, il en arrive six inconvénients.

Le premier, c'est qu'elles diminuent la perfection qu'elle pratique en se conduisant par les lumières de la foi, puisque les choses qu'elle connaît par l'expérience des sens, ôtent à la foi sa pureté et son excellence qui l'élèvent au-dessus de tous les sens; c'est pourquoi, si l'âme ne se détache pas de tous les objets des sens, elle s'éloigne du moyen qu'elle a d'atteindre à l'union divine.

Le second est l'empêchement que ces objets, si l'on n'y renonce pas, apportent à l'esprit ; car ils l'attachent si étroitement aux goûts et aux visions sensibles, qu'il ne peut s'élever aux choses spirituelles et invisibles. Et c'est là une des raisons qu'eut Jésus-Christ de dire à ses disciples qu'il était à propos qu'il retournât au ciel, afin qu'ils fussent disposés, par la privation de sa présence visible, à recevoir le Saint-Esprit; et, après sa résurrection, il ne permit pas à Marie-Madeleine de se prosterner à ses pieds, afin qu'étant privée de cette satisfaction sensible, elle s'établit plus solidement en la foi.

Le troisième inconvénient est que l'âme s'accoutume à jouir de son amour-propre, et qu'elle ne tend pas à la véritable résignation, ni à la parfaite nudité d'esprit.

Le quatrième, c'est qu'elle perd peu à peu l'effet que ces visions surnaturelles avaient fait dans l'intérieur; car elle regarde ce qu'elles ont de sensible, quoique ce soit le moins considérable. Et, de  cette façon, elie ne reçoit pas si abondamment l'effet qu'elles produisent, et qui s'imprime et se conserve d'autant mieux, qu'on se dépouille davantage de toutes ces choses sensibles.

Le cinquième, c'est que l'âme est privée de toutes les faveurs de Dieu, parce qu'elle s'y attache par un esprit de propriété, et qu'elle n'en use pas pour s'avancer en ta vie spirituelle. Car, agir de la sorte, c'est se les attribuer à soi-même, s'en occuper et y prendre plaisir. Ce n'est pas là néanmoins la fin pour laquelle Dieu accorde ses grâces. L'âme, même en cet état, peut facilement se persuader que ces sortes de dons ne viennent pas de Dieu.

 

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Le sixième, c'est que l'âme, en recevant ces opérations, donne occasion au démon de la tromper par de semblables représentations, auxquelles il sait si bien donner un air vraisemblable, qu'elles paraissent très-bonnes et très-sûres; car, comme dit l'Apôtre, il se transforme en ange de lumière ( II Cor., XI, 14). Il est donc expédient que l'âme les méprise et les rejette, de quelque endroit qu'elles puissent venir. Si elle en use autrement, le démon la remplira de ces visions et de ces goûts, tellement qu'elle prendra souvent ses propres opérations pour les opérations de Dieu. De plus, les opérations du malin esprit se multiplieront, et celles de Dieu diminueront et cesseront de telle suite, qu'il ne restera plus rien de la part de Dieu, et que tout se fera par le démon et se rapporterai lui comme à sa cause. C'est ce qui est arrivé â plusieurs personnes qui ne s'en sont pas gardées, et qui s'y sont abandonnées si opiniâtrement, qu'on a eu de la peine à les ramener à Dieu par la pureté de la foi. Il y en a même qui n'y sont jamais retournées, tant l'esprit de ténèbres s'était rendu maître d'elles.

C'est pourquoi il est de la prudence et de la nécessité de craindre toutes ces choses et de leur fermer l'entrée; car, en les fuyant, on évite les surprises du démon, et on rompt les empêchements de la vraie foi ; enfin l'esprit en relire beaucoup de fruit.

Véritablement, comme Dieu détruit insensiblement ces opérations lorsque l’âme se les rend propres et ne s'en sert pas comme il faut, et comme le démon les suggère et les augmente lorsque l'âme y consent; de même, quand l'âme qui les sent est fort indifférente, et ne se met pas en peine de les avoir ou de les perdre, cet ennemi cesse d'opérer, voyant bien qu'il ne peut nuire à l’âme. D'ailleurs, Dieu multiplie ses dons dans l'âme parce qu'elle s'humilie et quelle abhorre toute propriété ; et comme le maître dont il est parlé dans l'Évangile, établit sur de grandes choses son serviteur qui avait été fidèle en de petites choses, de même Dieu donne de grandes choses à l'âme qui a fait un fidèle usage des petites qu'il lui avait données auparavant ( Matth., XXIII, 21). Que si elle persévère dans sa fidélité, Dieu continue à la favoriser de nouvelles grâces,  jusqu’à ce qu'il la conduise par degrés à l'union et à la transformation divine.

Car il éprouve l'âme avec ordre et en diverses manières, pour l’élever an terme qu'il se propose. Premièrement, en s'accommodant à son peu de capacité, il la visite plus selon les sens que selon

 

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l'esprit, en attendant que, si elle use prudemment de cette première nourriture pour acquérir des forces spirituelles, il lui donne des viandes plus excellentes et plus abondantes. Secondement, si dans ce premier état elle gagne la victoire sur le démon, Dieu lui offre une seconde nourriture plus exquise. En troisième lieu, si elle est victorieuse en ce second combat, il la fait passer à une troisième sorte de viande plus divine; et, avançant ainsi, elle passe par sept demeures, qui sont les sept degrés de l'amour divin, jusqu'à ce que son époux céleste la mette dans la plus haute et la plus parfaite charité (Cant. II, 4).

Oh ! qu'heureuse est l'âme qui a pu vaincre cette bête dont saint Jean parle dans son Apocalypse (Apoc., XV, 2), qui a sept têtes opposées aux sept degrés de l'amour divin, qui s'efforce de détruire chaque degré, et qui combat l'âme dans chacune de ces sept demeures, lorsqu'elle travaille pour monter au plus haut degré de l'amour céleste ! Assurément, si elle se défend avec fidélité dans chaque degré, et si elle remporte l'avantage, elle méritera de passer de degré en degré jusqu'au dernier, après avoir coupé les sept têtes avec lesquelles la bête lui faisait une guerre si cruelle; car, comme dit saint Jean, cette bête a le pouvoir de faire la guerre aux saints et de les vaincre (Apoc., XIII, 7). Ce qu'elle exécute en les attaquant chacun dans ses degrés, avec toute la force de ses armes.

Si bien que c'est une chose affligeante d'en voir plusieurs qui sont entrés dans ce combat de la vie spirituelle contre la bête, et qui n'ont pas assez de courage pour lui trancher la première tète en renonçant aux choses sensibles ; que si quelques-uns en viennent à bout, ils ne lui enlèvent pas néanmoins la seconde tête en rejetant les apparitions et les goûts dont nous parlons. Mais, ce qui est encore plus digue de compassion, après que quelques-uns lui ont coupé non-seulement la première et la seconde tête, mais aussi la troisième, qui représente les sens intérieurs, en passant de la méditation à un degré d'oraison plus excellent, au lieu d'entrer dans la pureté de l'esprit, ils donnent occasion à  cette bêle de les assaillir de nouveau et de les surmonter, en sorte qu'elle ressuscite et rétablit sa première tête, et alors la fin de ces gens-là devient pire en leur rechute que leur commencement, parce que la bête prend avec elle sept

 

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autres esprits plus méchants qu’elle (Luc., XI, 26) et fait la guerre avec plus de cruauté qu’auparavant. L’homme spirituel doit donc se défaire de toutes les représentations et de toutes les douceurs qui flattent les sens extérieurs, s'il désire couper la première et la seconde tête de Ce monstre. Il doit en même temps entrer, par l'exercice d'une vive foi dans la première et dans la seconde demeure de l'amour, ne s'embarrassant nullement des choses sensibles, parce qu'elles sont un grand obstacle à la nuit spirituelle de la foi.

Ce qui prouve que toutes ces visions et tous ces sentiments ne peuvent être un moyen pour acquérir l'union divine, n'ayant nulle proportion avec elle, et donnant lieu au démon de tenter l'âme qui s'y plaît, de la précipiter en plusieurs dangers et de la perdre sans ressource. D'où il s'ensuit qu'on doit abhorrer ces visions et ces sentiments, et qu'il ne faut jamais les recevoir, sinon rarement et en de certains cas, selon qu'une personne docte, spirituelle et expérimentée en jugera.

 

 

CHAPITRE XII On traite ces représentations imaginaires et purement naturelles. — On montre du quelle nature elles sont, et qu'elles ne peuvent être un moyen proportionné pour arriver à l'union de Dieu, et combien elles nuisent à l'âme, lorsque l’âme ne s'en détache pas.

 

Avant que nous parlions des visions qui sont présentées surnaturellement à l'imagination et à la fantaisie, il est nécessaire de traiter des représentations que ces sens intérieurs forment naturellement, afin que nous passions des plus petites choses aux plus grandes, et des plus extérieures aux plus intérieures, jusqu'à ce que nous parvenions au recueillement intime où l'âme s'unit à son Dieu.

Il s'agit donc maintenant de deux sens corporels et intérieurs, à savoir : l'imagination et la fantaisie, dont l'un sert à l'autre selon l'ordre naturel qu'ils ont ensemble. Car la fantaisie qu'on appelle aussi la ratiocinative, fait une espèce de raisonnement imparfait, et l'imaginative forme les images des choses que les sens extérieurs perçoivent.

Et pour ce qui regarde notre dessein, ce que nous dirons de l'un de ces sens se doit aussi entendre de l'autre, comme si nous parlions

 

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des deux ensemble ; et on doit appliquer à un seul ce que nous écrirons de l'un et de l'autre.

Or, on appelle images, représentations ou figures corporelles, tout ce que ces deux sens intérieurs forment, en opérant eux-mêmes par leurs forces naturelles: et de cette sorte ces deux puissances contribuent, par l'usage de ces espèces, à la méditation qui renferme le raisonnement et le discours, comme il arrive lors, par exemple, qu'on s'imagine Jésus-Christ attaché à la colonne ou à la croix, ou qu'on se représente Dieu même revêtu d'une grande majesté et assis sur un trône fort élevé, ou la gloire céleste comme une très-belle lumière, ou les autres choses divines et humaines qui peuvent frapper l'imagination.

L'âme doit se vider de toutes ces représentations corporelles, pour être participante de  l'union de Dieu. Elles n'ont nulle proportion avec Dieu, et ne peuvent, non plus que les objets matériels des sens extérieurs, conduire l'âme à cette union. La raison en est que l'imagination ne se peut figurer que ce qu'elle a reçu par la vue, ou par l'ouïe, ou par les autres sens extérieurs, et tout au plus elle peut former des images des choses qui sont venues par les sens jusqu'à elle, lesquelles ne sont pas néanmoins plus nobles que les objets mêmes de ces sens. En effet, quoique l'imagination se représente des palais de pierres précieuses et des montagnes d'or, parce qu'elle a reçu des sens extérieurs les images des pierres précieuses et de l'or; néanmoins tout cet ouvrage n'est ni plus excellent ni plus grand que la substance d'un grain d'or et d'une pierre précieuse, quoique l'imagination ait fait en elle-même avec art et avec ordre la composition de ces palais et de ces montagnes. Et parce que les créatures n'ont nulle proportion avec l'essence divine, il est constant que toutes celles que l'imagination se représente ne peuvent être à l'âme un moyen prochain pour s'unira son Créateur.

Et de cette manière ceux-là sont éloignés de Dieu qui se servent de ces figures imaginaires pour le connaître; par exemple, ceux qui se l'imaginent comme un grand feu, comme une lumière éclatante, ou comme quelque chose de semblable. Car quoique ces sortes de représentations soient nécessaires à ceux qui commencent à s'exercer en la méditation, pour s'enflammer de l'amour divin par l'entremise des sens, et pour donner à leur âme de la nourriture spirituelle ; quoique ces opérations soient aussi des moyens éloignés de s'unir à Dieu, et que les personnes spirituelles doivent ordinairement passer par là, pour arriver à leur terme qui est leur repos dans le Seigneur: toutefois il faut user tellement de ces choses, qu'on se contente d'y passer; car, si on s'y arrêtait toujours, on n'atteindrait jamais au terme de l'union divine, qui n'a nulle proportion

 

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avec ces moyens éloignés. On comprendra facilement cette vérité par la comparaison suivante. Comme les degrés d'un escalier n'ont rien de semblable à la chambre où ils conduisent, et comme celui qui veut montera cette chambre les doit tous passer, de telle sorte que s'il s'arrêtait à quelqu'un d'eux, il n'irait pas à son terme: de même ces moyens n'ont rien qui approche de Dieu; on n'en doit user qu'en passant, il ne faut pas y demeurer, et si l'on s'y attache, on ne parviendra jamais à cette union.

C'est pourquoi celui qui désire de s'unira Dieu de cette manière doit s'élever au-dessus des considérations, des ligures imaginaires, et des impressions des sens intérieurs; puisqu'elles n'ont nulle proportion avec Dieu, qui est le terme qu'il cherche, comme saint Paul même l'enseigne dans les Actes des apôtres: Nous ne devons pas, dit-il, nous imaginer que la Divinité soit semblable à aucune figure d'or ou d'argent, ou de pierre travaillée par le dessin et par l'industrie des hommes (Act., XVII, 29).

De là vient qu'il y a des hommes spirituels qui se trompent en cet endroit. Car après qu'ils se sont servis longtemps, comme doivent faire ceux qui commencent, des représentations imaginaires et des méditations, pour s'approcher de Dieu le plus près qu'il leur était possible; néanmoins, lorsque Dieu veut les attirer à la jouissance des biens spirituels et plus intérieurs, en les privant du goût de l'oraison où ils ont accoutumé de raisonner et d'occuper leur imagination, ils reculent, ils résistent aux attraits divins ; ils n'osent et ne peuvent même se résoudre à quitter ces manières de prier sensibles et palpables; ils s'efforcent de les conserver; ils se persuadent enfin qu'ils doivent marcher toujours par ce chemin, et garder toujours cette méthode.

Cependant ils se donnent beaucoup de peine, et ils en tirent peu de finit; leur travail même, leur aridité et leur inquiétude s'augmentent d'autant plus qu'ils s'appliquent davantage à jouir de ces sortes de douceurs spirituelles, parce qu'on ne peut les trouver dans ce premier moyen d'aller à Dieu, ni dans cette première espèce de méditation. En effet, l'âme ne goûte plus une viande si sensible; mais elle en demande une plus délicate et plus spirituelle, qui consiste non pas dans les opérations de l'imagination, mais dans le repos que cette nourriture procure à l'âme, en la laissant dans sa paix et dans sa tranquillité. Car plus l'âme avance en la perfection intérieure, plus les opérations de ses puissances envers les objets particuliers cessent. Elle ne fait sur tous ces ohjets qu'un seul acte

 

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général et très-pur ; et ainsi ses facultés n'opèrent plus pour arriver au terme où elles allaient auparavant, parce que l'âme y est déjà parvenue elle-même. 11 en va comme d'un voyageur: quand il a fait tout son chemin, il s'arrête ; car, s'il marchait toujours jamais il ne pourrait voir la fin de son voyage : de même, si l'on employait toujours les moyens qui nous conduisent à la fin, et si l'on ne s'arrêtait là sans passer plus outre, on ne pourrait jamais arrivera son terme.

Si bien que c'est une chose déplorable de voir des personnes qui troublent le repos de leur âme, lorsqu'elle veut demeurer dans la paix intérieure, où Dieu la nourrit de ses douceurs célestes ; ils la contraignent de revenir aux choses extérieures, de retourner en arrière sur ses pas, et de quitter le terme où elle repose, pour se servir tout de nouveau des moyens qui l'y menaient, et qui sont les considérations et la méditation : ce que l'âme ne peut faire sans une extrême résistance. Car comme celui qui est arrivé avec beaucoup de travail au lieu où il jouit d'un profond repos s'afflige lorsqu'on le force à travailler tout de nouveau, de même l'âme, qui est dans le centre de sa paix, sent beaucoup de répugnance à reprendre les premières opérations qui la fatiguaient auparavant. Mais, parce que ces gens-là ne pénètrent pas dans le secret de cet état, qui leur paraît nouveau n'en ayant pas encore l'expérience, ils s'imaginent qu'ils ne font rien dans l'oraison. De sorte qu'ils ne peuvent s'abandonner à  cette paix et à cette tranquillité intérieure, et qu'ils s'efforcent de raisonner dans lents méditations, et d'y faire des considérations suivant leurs premières idées.

Et voilà la source de leurs aridités et de leurs sécheresses. Ils cherchent avec empressement les goûts et la dévotion sensible, qu'ils ne trouveront plus en cette voie. Et nous pouvons leur appliquer ce proverbe : Plus il gèle, plus il serre. Car plus ils s'obstineront à discourir dans l'oraison mentale, plus ils s'en trouveront mal, puisqu'ils éloigneront davantage leur âme de son calme spirituel. Se comporter de la sorte, ce n'est autre chose que laisser le plus pour le moins, faire ce qu'on a déjà fait, et reculer en arrière.

Au reste, il faut recommandera ces personnes-là de se conserver dans le repos en s'appliquant à Dieu avec attention et avec amour, et de négliger les opérations de l'imagination, puisque les puissances n'opèrent pas alors, et qu'elles sont tranquilles dans cette simple, et douce, et amoureuse vue de Dieu. Que si elles font quelque opération, elles ne la font pas avec violence ni avec un discours prémédité, mais avec un amour plein de douceur; tellement qu'elles agissent plutôt par le mouvement de Dieu que par la capacité de lame. Ce que nous avons dit suffit maintenant pour montrer qu'il est nécessaire que ceux qui veulent profiter se débarrassent des opérations

 

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de l'imagination et de la fantaisie, lorsque leur avancement spirituel le demande en l'état où ils se trouvent. Mais afin qu'on voie clairement quand cela se doit faire, nous en donnerons des marques dans le chapitre suivant.

 

CHAPITRE XIII
On propose les signes que l'homme spirituel peut remarquer en lui-même, pour commencer à renoncer aux représentations imaginaires et au discours dans la méditation.

 

Afin que la doctrine que nous expliquons ne paraisse ni confuse ni obscure, il est nécessaire de montrer quel est le temps commode pour quitter les opérations de l'imagination, et les raisonnements de l'entendement, de peur que l'homme spirituel ne les abandonne ou plus tôt ou plus tard que l'esprit ne le demande. Comme il est expédient de les omettre en son temps, de peur qu'ils n'empêchent d'aller à Dieu, de même il ne faut pas les interrompre avant le temps, de peur qu'au lieu d'avancer on ne recule en ce chemin. Car, quoiqu'ils ne soient pas un moyen prochain de l'union divine à ceux qui ont déjà fait de grands progrès en cette voie, ils sont néanmoins utiles comme des moyens éloignés à ceux qui commencent; afin qu'en se servant des sens, ils disposent l'âme et l'accoutument aux choses spirituelles, et qu'ils prennent occasion de là d'effacer toutes les images des choses temporelles, séculières et naturelles. Pour cette fin, nous apporterons des marques pour juger s'il est à propos de soustraire ou non les opérations de ces puissances.

Or, il y a trois signes : le premier est quand on reconnaît qu'on ne peut plus ni méditer, ni se servir de l'imagination, non pas absolument dans ses opérations naturelles, mais à l'égard de Dieu dans la contemplation surnaturelle ; quand on ne trouve aucun goût ni aucune nourriture de l'âme comme auparavant, mais plutôt qu'on y souffre de l'aridité dans les choses où l'on avait coutume de nourrir les sens, et d'où on lirait du suc et de la pâture spirituelle. Toutefois, pendant que l'homme spirituel pourra raisonner en méditant et goûter quelques douceurs intérieures, il ne faut pas qu'il renonce a la méditation, sinon peut-être lorsque son âme s'est établie dans une tranquillité parfaite.

Le second est lorsque l'homme spirituel ne sent nul désir d'appliquer l'imagination aux choses particulières, intérieures ou extérieures. Je ne parle pas pourtant des égarements de cette faculté qui est si volage, qu'au temps même de la récollection la plus

 

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sévère elle va de tous côtés; mais je veux dire seulement que l'âme ne prend plus aucun plaisir à employer l'imagination dans les autres choses.

Le troisième signe, qui est le plus certain de tous, c'est lorsque l'âme se plaît à demeurer seule en son fond, à faire une attention amoureuse à Dieu, sans s'occuper d'aucune considération particulière, et à jouir d'une grande paix intérieure et d'un profond repos, sans faire aucun acte développé, étendu ou formel, soit de la mémoire, soit de l'entendement, soit de la volonté; car elle est alors pénétrée d'une connaissance de Dieu générale et affectueuse sans concevoir rien de particulier, et elle se tient attachée à lui par les doux transports d'un amour paisible et dégagé de tout autre objet.

L'homme spirituel doit remarquer sûrement en lui-même ces trois signes, pour se résoudre à se laisser conduire de la méditation à la contemplation extraordinaire. Le premier n'est pas seul suffisant pour lui faire faire ce changement. La difficulté ou l'impuissance qu'il aurait d'opérer par l'imagination et de méditer les choses divines, pourrait venir de ses distractions et de sa négligence. C'est pourquoi il est nécessaire qu'il découvre encore en lui-même le second signe, qui consiste à ne sentir aucun désir de penser à d'autres choses étrangères ou éloignées de son objet, qui est Dieu. En effet, lorsque les égarements d'esprit et la tiédeur empochent quelqu'un de fixer son imagination et son entendement dans les choses célestes, il se porte incontinent et s'attache à des objets différents, qui l'écartent de la contemplation de Dieu.

Ce n'est pas néanmoins assez d'être convaincu qu'on a la première et la seconde marque ; il faut avoir la troisième. Car, quoiqu'on fût persuadé, par sa propre expérience, qu'on ne pourrait ni discourir ni méditer, et qu'on n'aurait aucun désir de songer à d'autres objets, toutefois cela pourrait venir, ou de la mélancolie, ou de quelque autre humeur qui remplirait le cerveau ou le cœur, et qui suspendrait tellement l'opération des sens, qu'on ne voudrait point s'appliquer à la méditation, et qu'on ne se plairait qu'à rester dans cet agréable transport ou dans ce doux assoupissement. Il est donc à propos d'avoir le troisième signe, c'est-à-dire de se voir en état de faire une amoureuse attention au Seigneur avec une grande tranquillité intérieure.

Il faut cependant avouer que quand on commence à entrer dans cette contemplation, on n'y prend presque pas garde, et on ne s'aperçoit presque pas de  cette amoureuse connaissance de Dieu pour deux raisons : l'une, parce que cette connaissance est au commencement très-subtile, très-délicate et presque imperceptible; l'autre, parce que l'âme qui est accoutumée à faire la méditation d'une manière

 

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sensible, ne remarque presque pas cette manière de contempler insensible et spirituelle, ce qui lui arrive pour ordinaire parce d'elle ne connaît pas encore ce nouvel état, et qu ensuite elle s efforce d'opérer toujours avec goût et avec sentiment. Ainsi, quoique sa paix intérieure soit plus abondante en ce nouveau genre de contemplation, elle y met elle-même de l'obstacle, et elle se prive de ce repos par son attachement à ses premières habitudes. Il est vrai pourtant que plus elle se disposera à cette tranquillité, plus elle avancera en cette amoureuse et générale connaissance de Dieu, lequel la comblera de paix, de douceur et de plaisir spirituel. Mais afin que ce que nous avons dit soit plus évident, nous apporterons dans le chapitre suivant les raisons qui prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes.

 

CHAPITRE XIV
On apporte les raisons qui prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes, pour faire de plus grands
progrés en la vie spirituelle.

 

Pour ce qui concerne le premier signe, il faut savoir que quand l'homme spirituel ne goûte plus les opérations de l'imagination, et ne peut plus discourir dans la méditation, il doit quitter  cette voie pour deux raisons. La première, c'est que l'âme a reçu en quelque façon tout le bien spirituel qu'elle pouvait trouver dans les choses divines par la méditation et par le discours. Ce qui paraît en ce qu'elle ne peut plus méditer, ni raisonner, ni sentir aucune douceur comme elle en sentait auparavant; elle n'a pas acquis pour lors l'expérience des goûts spirituels que ces choses répandent dans l'âme. En effet, toutes les fois que l'âme est enrichie de quelque nouveau bien spirituel, elle le reçoit en le goûtant, au moins en esprit, de la manière qu'il lui est donné et qu'il lui est utile; aussi serait-ce une espèce de miracle, si elle recueillait sans ce goût quelque fruit de ce bien spirituel, parce que tout cela se passe comme les philosophes disent, savoir que ce qui a de la saveur et du goût nourrit. C'est pourquoi le saint homme Job disait : Qui pourra manger des viandes insipides et nullement assaisonnées de sel (Job., VI ; 6? Ainsi la privation de ces consolations spirituelles et de cette utilité l'empêche de faire des considérations et des raisonnements dans l'oraison.

La seconde raison, c'est que l'âme a déjà acquis l'esprit de méditation quant à la substance et à  l'habitude; car la fin ou le terme

 

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de la méditation et du discours est d'en recueillir quelque connaissance et quelque amour de Dieu, pour en produire les actes ; et comme toutes sortes d'actes souvent réitérés font des habitudes dans l’âme, de même les actes de cette connaissance et de cet amour, répétés fréquemment, produisent des habitudes en celui qui s'y adonne. A quoi j'ajoute que Dieu fait quelquefois le même effet dans l’âme, en l'élevant à la contemplation sans se servir de ces actes, ou du moins avant que l'âme en ait fait plusieurs.

Et c'est ainsi qu'elle acquiert, par l'usage ou par l'habitude, la connaissance amoureuse et générale de Dieu, qu'elle n'avait auparavant que par le travail de la méditation, et qu'en détail, avec partage et avec distinction. C'est pourquoi aussitôt qu'elle s'est mise en oraison, semblable à celui qui a de l'eau toute prête à boire, elle boit dans ces sources divines avec un plaisir admirable, sans avoir besoin des considérations de l'esprit et des espèces de l'imagination; tellement qu'aussitôt qu'elle s'est mise en la présence de Dieu, elle produit les actes d'une connaissance de Dieu confuse, affectueuse, paisible, pleine de repos, et elle y puise de la sagesse, de l'amour et des délices toutes célestes. De là vient qu'elle sent une extrême peine et une grande résistance lorsque, jouissant de cette paix, on la force à méditer et à discourir sur des objets qui ne contribuent qu'à lui donner des connaissances particulières. Il lui arrive alors la même chose qu'à un enfant à qui on arracherait la mamelle lorsqu'il en suce le lait avec plaisir, et que l'on contraindrait de chercher avec peine une autre mamelle, et de sucer avec chagrin un autre lait; ou bien la même chose qu'à celui qui aurait déjà dépouillé un fruit de son écorce, et qui, au lieu de le manger, serait obligé d'en préparer un autre sans en goûter; ou enfin la même chose qu'à celui qui tenant sa proie entre ses mains, la lâcherait par la vaine espérance qu'il aurait d'en trouver une meilleure. Plusieurs d'entre ceux qui commencent à entrer en ce genre de contemplation tombent dans ces inconvénients. Us croient que cet état consiste à raisonner et à connaître par des représentations imaginaires plusieurs objets particuliers; et parce qu'ils ne découvrent pas ces lumières particulières dans ce repos affectueux où l’âme voudrait demeurer, ils se persuadent qu'ils s'égarent du droit chemin, et qu'ils passent inutilement le temps dans l'oraison.  C'est pourquoi ils retournent au discours de l'entendement et aux opérations de l'imagination, mais en vain; ces choses, s'étant déjà dissipées, ne se présentent plus à l'esprit;  de sorte  que ces gens-là s'imaginent qu'ils reculent et se perdent; ils s'affligent cruellement et ne goûtent aucune consolation. A la vérité, ils se perdent; mais ce n'est pas de la manière qu'ils le pensent; ils se perdent quant à leurs sens,

 

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et quant aux premiers moyens de connaître par le ministère de l'imagination et du raisonnement ; mais cette perte leur est utile, en leur procurant une vie plus spirituelle : moins ils comprennent cette vie, plus ils entrent dans la nuit de l'esprit par laquelle ils doivent passer pour s'unir à Dieu, en s'élevant au-dessus de toute connaissance particulière.

A l'égard du second signe, il en reste peu de chose à dire. Car il est certain que les images naturelles des choses créées, et même celles qui sont infuses surnaturellement dans l’âme, quoiqu'elles lui soient plus convenables et plus conformes, ne lui peuvent être agréables, et elle les rejette de toutes ses forces. Il faut seulement se souvenir que, pendant ce recueillement, l'imagination est agitée d'égarements perpétuels, malgré la volonté, qui sent même alors de la douleur de ce que sa paix intérieure est troublée par la légèreté de cette puissance volage.

Quant à la troisième remarque, qui regarde la nécessité de quitter la méditation, qui est renfermée dans la connaissance amoureuse et générale de Dieu, il me semble qu'il n'est pas besoin d'en parler ici, puisque cette difficulté a été suffisamment éclaircie dans le premier signe.

Toutefois nous apporterons maintenant une seule raison, pour prouver qu'au cas que celui qui est appelé à la contemplation doive quitter la méditation ordinaire, cette amoureuse attention à Dieu lui est nécessaire. Cette raison, c'est que si l'âme abandonnait l'exercice de la méditation où elle se servait de ses sens intérieurs, et si elle était en même temps privée; de la contemplation, qui consiste en cette connaissance générale et confuse de Dieu, et dans laquelle l'âme occupe effectivement sa mémoire, son entendement et sa volonté, elle ne ferait aucun acte envers Dieu ; elle ne recevrait rien de lui ; elle ne pourrait persévérer en cette oraison, puisqu'elle n'aurait plus l'usage des moyens propres pour y demeurer. Car elle use de ses puissances sensitives pour considérer, pour discourir et pour acquérir la connaissance particulière des objets de ses opérations; et elle emploie aussi ses facultés spirituelles pour s'unir à Dieu dans la contemplation, sans avoir la peine de faire des considérations et des raisonnements. Tellement qu'il y a entre les opérations des puissances sensitives de l’âme et les opérations de ses puissances intellectuelles la différence qui se trouve entre celui qui fait un ouvrage et celui qui en a la jouissance lorsqu'il est achevé; ou entre celui qui reçoit quelque chose et celui qui en a l'usage ; ou entre le travail qu'on prend à marcher, et le repos qu'on goûte quand on est arrivé au terme de son voyage; ou entre celui qui apprête des viandes et celui qui les mange avec plaisir. Que si l’âme ne faisait

 

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rien, ni dans la méditation, ni dans la contemplation, on ne pourrait dire qu'elle fût occupée. C'est pourquoi il faut nécessairement que quand elle s'éloigne de la méditation, elle s'attache à la simple et affectueuse connaissance de son Dieu.

Au reste, cette connaissance générale de Dieu, quand elle est plus pure qu'au commencement, plus simple, plus parfaite, plus spirituelle et plus intime, est quelquefois si délicate, que l'âme qui en est remplie ne l'aperçoit presque pas. Ce qui arrive ordinairement lorsque cette connaissance est en elle-même très-pure, très-simple et très-tranquille : or, elle est telle quand elle trouve l'âme pure et dégagée des connaissances particulières que l'esprit et les sens lui avaient acquises; et l'âme ne la remarque pas; car étant accoutumée aux opérations sensibles des sens et de l'entendement, elle ne sent pas une connaissance purement spirituelle et incapable de frapper les sens grossiers et matériels.

Voilà pourquoi plus cette connaissance est épurée de la matière, plus elle paraît obscure à l'esprit; et, au contraire, moins elle est pure, plus elle semble claire à l'entendement, d'autant qu'étant revêtue d'images matérielles, elle est plus facile à comprendre, et elle a plus de proportion avec l'esprit, qui a coutume de former ses connaissances sur les espèces de l'imagination.

On peut donner de l'éclaircissement à cette vérité par la comparaison suivante. Si nous regardons les rayons qui passent par une fenêtre, plus l'air est plein d'atomes, plus ils paraissent sensibles à la vue ; et néanmoins, comme ils sont mêlés de ces corpuscules, il est évident qu'ils sont moins purs, moins clairs et moins parfaits. Au contraire, s'ils étaient séparés île cette poudre volante, ils seraient moins visibles, et l'œil ne les apercevrait presque point, parce que la lumière, qui rend les objets visibles, n'est pas visible elle-même, à moins qu'elle ne soit terminée par quelque corps qui l'arrête : de là vient que si un rayon entrait par une fenêtre et en sortait par une autre fenêtre, on ne le verrait pas dans le milieu de son passage, quoiqu'il fût plus pur et plus clair que s'il était mêlé de choses matérielles et palpables.

On peut dire, la même chose de l'œil de l’âme,je veux dire l'entendement, au regard de la lumière spirituelle et surnaturelle. Comme elle est dépouillée de l'image des choses matérielles, qui sont des objets proportionnés aux sens et à l'imagination, elle entre dans l'entendement d'une manière si pure et si simple, qu'il ne la découvre presque pas. Il arrive même quelquefois, qu'étant plus pure qu'à l'ordinaire et plus éloignée des choses corporelles, elle jette l'entendement dans l'obscurité, parée qu'elle le détache des espèces matérielles de l'imagination; et alors il s'aperçoit bien qu'il est pénétré de ténèbres.

 

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Quelquefois aussi cette lumière divine frappe l’âme ave. tant de force et la remplit si intimement, que l'âme ne reconnaît ni l'obscurité où elle était auparavant, ni la lumière qui l'éclairé; il lui semble même qu'elle ne comprend rien ni de ce qui concerne cette obscurité, ni de ce qui regarde cette lumière. C'est pourquoi elle est comme ensevelie dans un profond oubli de toutes choses, ne sachant ni ce qu'elle a fait, ni combien de temps cette opération a duré. Elle demeure en cel état pendant plusieurs heures, qui ne lui paraissent qu'un moment lorsqu'elle est revenue à elle-même.

La cause de cet oubli n'est autre que la pureté et la simplicité de cette lumière, qui s'étant répandue dans l'âme la rend pure et simple comme elle, en la vidant de toutes les images des sens et de la mémoire, dont elle usait dans ses opérations ; et de cette façon rame continue à demeurer dans sou oubli, sans faire aucune réflexion sur la longueur ou sur la brièveté du temps. Ainsi cette oraison, quoique très-longue, lui semble très-courte, parce que l’âme la fait dans une connaissance très-spirituelle et tres-épurée de toute idée matérielle. Et c'est  cette courte oraison, dont on dit communément qu'elle pénètre le Ciel. On l'appelle courte, parce qu'on ne prend pas garde à sa durée. On dit qu'elle pénètre le Ciel, pane que l'âme y est unie à Dieu dans une connaissance toute céleste ; connaissance qui l'ait dans l'âme, sans qu'elle s'en aperçoive, de grands effets, «qui se conservent en elle lorsque l'âme sort de ce doux sommeil, qui élèvent l'esprit à une lumière divine, et le séparent d'avec les idées des choses matérielles. C'est sans doute ce que le prophète-roi expérimenta autrefois, lorsque, revenant de son transport, il dit : J'ai veillé, et je suis devenu semblable à un passereau solitaire sur le haut d'une maison ( Psal. CI, 8), c'est-à-dire éloigné de toutes les choses corporelles. Ces paroles, sur le haut d'une maison, signifient l'âme élevée en haut, ne se souvenant plus des créatures et connaissant Dieu seul, sans savoir comment cela se passe. Ainsi l'épouse sacrée met l'ignorance ou l'oubli des choses créées entre les effets que ce sommeil mystérieux a produits en elle, quand elle dit: Je n'ai point su ( Cant., VI, 11), c'est-à-dire je n'ai point connu d'où cela me vient. Néanmoins quoiqu'il semble à l'épouse qu'étant pleine de cette lumière elle ne fait rien, d'autant qu'elle n'opère point par les sens, toutefois elle se persuade sûrement qu'elle ne perd pas le temps. En effet, quoique les opérations de ses puissances cessent à l'égard des choses corporelles, son intelligence continue sans aucune, interruption.

 

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Tellement que cette prudente épouse répond elle-même à l'objection qu'on peut faire sur ce sujet, en disant qu'elle dort et que son cœur veille (Cant., V, 2). Elle veut dire qu'à la vérité elle dort scion la condition de la nature, en cessant d'agir, mais que son cœur veille surnaturellement, étant élevé à une connaissance surnaturelle. La marque qu'on peut donc avoir pour juger si  cette connaissance de Dieu, secrète, intime et surnaturelle, est communiquée à l'âme, c'est lorsqu'elle ne désire plus de connaître rien de créé, soit grand ou petit, soit noble ou abject et méprisable.

Il n'est pas cependant nécessaire que cette connaissance surnaturelle produise toujours dans l'âme l'ignorance et l'oubli des choses créées. Cela n'arrive que quand Dieu sépare l'âme particulièrement d'avec les créatures ; ce qu'il ne l'ait pas d'ordinaire, parce que cette lumière n'occupe pas toujours l'âme.

Il suffit donc pour se retirer de la méditation et du discours, que l'entendement se détache de toute considération particulière, et que la volonté n'ait nul penchant à aimer les objets ou matériels ou spirituels. On pourra connaître par là que l'âme est dans cet oubli de toutes choses, puisque cette lumière surnaturelle est répandue dans le seul esprit. Car quand Dieu la verse aussi dans la volonté, comme ordinairement il l'y verse, l'âme voit bien que cette divine connaissance l'occupe, en étant persuadée par la douceur de l'amour qui l'enflamme, quoiqu'elle n'ait pas un parfait discernement de ce qu'elle aime. C'est pour cette raison que cette connaissance est appelée amoureuse et générale, tant au regard de l'entendement, parce qu'il la possède avec obscurité, qu'à l'égard de la volonté, parce qu'elle aime confusément, sans distinguer l'objet de son amour.

Mais encore que cette matière soit obscure d'elle-même, je ne dirai rien davantage, et je me contenterai de répondre, dans le chapitre qui suit, à une objection qu'on peut faire.

 

CHAPITRE XV
Il est quelquefois expédient à ceux qui avancent en l'oraison, et qui commencent a entrer dans la contemplation, de se servir du discours et des opérations de leurs puissances naturelles.

 

On peut maintenant demander si ceux que Dieu commence à introduire dans la contemplation surnaturelle, ne doivent plus reprendre la méditation ordinaire, ni le discours, ni les  autres opérations

 

 

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de leurs puissances. On répond que la doctrine que nous avons expliquée jusqu'à présent ne se doit pas entendre de telle sorte, que ceux qui commencent à jouir de cette connaissance affectueuse ne doivent jamais user de la méditation, ni lâcher d'y retourner, ils n'ont pas dans ces commencements une si parfaite habitude de cette connaissance amoureuse, qu'ils puissent quand ils voudront en faire les actes, ou s'y établir et y demeurer constamment. lis ne sont pas aussi tellement éloignés de la méditation, qu'ils n'aient encore la puissance de méditer comme ils méditaient auparavant, et de raisonner quelquefois, pour découvrir de nouvelles vérités. Et même lorsque, suivant les trois marques que nous avons apportées, ils auront reconnu que l'âme n'a pas acquis ce repos et cette connaissance amoureuse, il est nécessaire qu'ils s'appliquent au discours dans l'oraison, jusqu'à ce que leur habitude soit tout à fait formée. Or, elle sera tout à fait formée, quand ils seront pénétrés de la douceur de cette connaissance, et qu'ils ne pourront incliner leur volonté à faire la méditation; car ceux qui profitent en cette voie, avant que de parvenir à la parfaite habitude de cette connaissance affectueuse, passent tantôt de l'état de la méditation à celui de la contemplation surnaturelle, et tantôt de l'état de la contemplation surnaturelle à celui de la méditation : de sorte qu'ils sont quelquefois plongés dans cette amoureuse attention à Dieu, satisfaire agir leurs puissances naturelles sur les objets matériels, et quelquefois ils ont besoin de recourir à la méditation et au discours pour rentrer dans cette connaissance ; et quand ils y sont rentrés, l'âme ne raisonne plus, et n'emploie plus ses puissances au regard des choses corporelles ; mais elle reçoit plutôt  cette intelligence et  cette douceur que Dieu y produit surnaturellement, qu'elle n'opère elle-même par ses forces naturelles ; et il lui suffit alors de s'attacher à Dieu avec attention et avec amour, ne désirant point de rien voir, et s'abandonnant à la conduite de Dieu, qui se communique alors à elle comme la lumière du soleil se communique à celui qui tient les yeux ouverts, sans faire autre chose que de recevoir  cette lumière. Il est seulement nécessaire, pour participer avec plus de simplicité et d'abondance à cette lumière divine, que l'âme ne s'efforce point d'avoir d'autres connaissances sensibles, comme sont celles qui viennent des sens et du discours, parce qu'elles n'ont aucune proportion avec cette lumière toute pure cl toute simple. C'est pourquoi, si l'âme voulait considérer dans ces moments-là, et comprendre des choses particulières quoique spirituelles, elle empêcherait par ces objets, comme par autant de taches, le cours de l'infusion de cette lumière délicate, et elle souffrirait le même inconvénient que souffrirait celui à qui on mettrait  un bandeau sur les yeux,

 

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et à qui on déroberait la vue des objets qu'il voyait auparavant.

Il s'ensuit de là qu'aussitôt que l'âme s'est dégagée de l'image sensible des choses matérielles, elle demeure en cette lumière pure et simple; et, étant éclairée de la même lumière, elle arrive à la perfection. Car cette lumière est toujours prèle à se répandre dans l'âme ; mais les images des créatures, que l'imagination représente, s'opposent à son infusion, laquelle ne manque jamais de se faire lorsque tous ces obstacles sont levés. Et alors l'âme, étant dans une pure nudité ou pauvreté d'esprit, et devenant elle-même pure et simple, est transformée en la pure et simple sagesse divine, qui est le Fils de Dieu ; parce que quand l'amour divin, dont elle est blessée, l'a dépouillée de tout le naturel, Dieu la remplit de dons surnaturels.

Que l'homme spirituel apprenne donc, quand il ne peut plus méditer, à tenir son esprit en paix, et à jeter des regards amoureux vers le Seigneur. Quoiqu'il s'imagine qu'il ne fait rien et qu'il passe inutilement le temps, il goûtera bientôt les douceurs d'un calme divin, et sera pénétré des connaissance sublimes et de l'amour admirable de son Dieu. Qu'il ne s'embarrasse plus des imaginations, des méditations, ni des raisonnements ordinaires, de peur de troubler sa paix et son repos, et de retirer sou âme de ses délices célestes, et de la rappeler malgré elle aux exercices qui lui donnent du chagrin. Qu'il se souvienne enfin que c'est beaucoup faire que d'arrêter l'activité, les désirs et les opérations naturelles de son âme pour se dénuer intérieurement de toutes les choses créées, et pour voir avec plaisir qu'il y,a un Dieu qui comble son âme de biens spirituels, selon cette parole du roi-prophète : Délivrez votre cœur des créatures, et considérez attentivement qu'il n'y a que moi qui suis Dieu, et que vous devez uniquement me chercher (Psalm., XLV, 11).

 

CHAPITRE XVI
Les représentations imaginaires que Dieu opère surnaturellement dans la fantaisie, ne peuvent servir connue moyen prochain à l'âme pour parvenir à l'union divine.

 

Puisque nous avons parlé des représentations que l'âme peut recevoir naturellement par les opérations de l'imagination et de la fantaisie il est juste de traiter de celles qui lui sont infuses surnaturellement, et qui, étant assujetties aux images corporelles, appartiennent

 

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aussi aux sens intérieurs et matériels. Or, nous entendons par ces représentations imaginaires toutes sortes d'espèces et de figures qui peuvent être gravées surnaturellement dans l'imagination, et qui représentent les choses plus parfaitement que les images naturelles, et frappent plus vivement l'esprit et le cœur. Caries espèces corporelles que les sens extérieurs produisent, qui représentent les objets à l'âme, et qui y résident comme dans leur siège nalurcl, peuvent être aussi présentées surnaturellement à l'âme, sans le secours des mêmes sens, parce que la fantaisie et la mémoire sont comme le réservoir de ces images au regard de l'entendement, lequel les y contemple, en forme ses connaissances, et en porte tel jugement qu'il lui plaît.

Il faut donc savoir que, comme les sens extérieurs proposent naturellement les images de leurs objets aux sens intérieurs, qui sont la fantaisie et l'imagination, ainsi les mêmes images leur peuvent être représentées surnaturellement sans le ministère des mêmes sens extérieurs, et faire même une impression plus vive et plus efficace. C'est de ces espèces que Dieu se sert pour faire connaître plusieurs choses à l'âme, comme on peut le voir dans l'Écriture. En effet, il montra autrefois sa gloire sous la figure de la fumée qui remplit le tabernacle de Moïse ( Exod., XL, 32). Il la fit éclater parle moyen des séraphins, qui lui couvraient de leurs ailes le visage et les pieds ( Isai.,VI, 2). Il fit voir à Jérémie une verge qui veillait ( Jerem., I, 11). Il donna ainsi plusieurs visions imaginaires au prophète Daniel.

Le démon s'efforce pareillement de séduire les âmes par des représentations qui paraissent vraisemblables, comme il est marqué dans le troisième livre des Rois ( III Reg., XXII, 11) ; car il forma des cornes de fer dans l'imagination des prophètes que le roi Achab consulta, pour signifier que le roi détruirait les Assyriens; mais l'effet prouva que cette prédiction était fausse; et, de cette manière, le démon trompa ce malheureux prince. La vision que la femme de Pilate eut en dormant, et qui ne tendait qu'à empêcher les Juifs de condamner Jésus-Christ à mort, et plusieurs autres vues imaginaires, sont de même nature, et n'ont pour fin que de surprendre les hommes.

Or, ces sortes de visions imaginaires arrivent plus souvent à ceux qui ont fait quelque progrès dans les voies de Dieu, que les figures

 

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corporelles des sens extérieurs. De plus, en tant que toutes sont des images, elles ne différent pas les unes des autres; mais en ce qui regarde leurs perfections et leurs effets, il y a une différence considérable. Celles qui sont surnaturelles et plus intimes à l'âme sont plus subtiles et plus délicates, et l'ont de plus grands effets. Celles qui sont tout ensemble surnaturelles et extérieures, sont moins intimes à l'âme et moins subtiles. Ce qui n'empêche pas que quelques-unes de ces images extérieures ne produisent des effets plus forts, selon qu'il plaît au Seigneur de se communiquer à l'âme; mais nous ne parlons ici des premières figures qu'en tant qu'elles sont intérieures et plus étroitement unies à l'âme.

Au reste, c'est dans l'imagination que Je malin esprit fait fous ses efforts et emploie tous ses artifices contre l'homme,   parce que ce sens est la porte qui lui donne  entrée dans l'âme; l'entendement y prend aussi ou y laisse les espèces intelligibles qui l'aident à former ses connaissances spirituelles. Si bien que Dieu d'un côté et le démon de l'autre se servent de ce sens pour offrir les figures imaginaires à l'entendement; mais, comme Dieu est toujours dans l'âme, il use toujours de ce moyen pour l'instruire; il l'enseigne encore par lui-même ou par d'autres  voies  spirituelles.

Néanmoins, comme mon dessein n'est pas de m'arrêler plus longtemps à donner des règles pour distinguer les visions qui viennent de Dieu d'avec celles qui viennent du prince des ténèbres, je dois seulement montrer qu'on ne doit s'embarrasser, ni dans les visions qui sont bonnes, de peur d'opposer quelque obstacle à l'union divine, ni dans les visions qui sont illusoires, de peur d'être séduit et entraîné dans le précipice. Au contraire, il faut rejeter le plus qu'on peut les unes et les autres, afin que l'âme soit plus pure, plus simple et plus propre pour s'unira son Créateur. La raison en est que toutes les représentations imaginaires sont renfermées dans des bornes très-étroites;  et la sagesse divine,   à laquelle l'entendement doit s'unir, est infinie, toute pure, foule simple, et n'est bornée d'aucune connaissance distincte, particulière et finie. Il est donc nécessaire que l'âme qui veut s'unir à la sagesse divine ait quelque proportion et quelque ressemblance avec elle, et conséquemment qu'elle soit affranchie des espèces  de l'imagination, qui lui donneraient des limites. Il faut qu'elle ne soit attachée à aucune connaissance particulière, et qu'elle soit pure, simple, sans bornes, sans idées matérielles, afin d'approcher en quelque manière de Dieu, qui n'est resserré dans aucune espèce corporelle ni dans aucune intelligence particulière, comme le Saint-Esprit nous l'apprend dans le Deutéronome, lorsqu'il dit : Vous avez attendu ses paroles, et vous n'avez nullement

 

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vu sa figure  ( Deut., IV, 12). Ce qui ne l'empêche pas de dire qu'il y avait là des ténèbres, des nuées et de l'obscurité (Deut. IV, 11), qui signifient la connaissance arase en laquelle l'âme acquiert l'union de Dieu. L'Esprit divin dit encore : Vous n’avez vu ni image ni ressemblance de Dieu, lorsque le Seigneur parla du milieu du feu sur le mont Horeb.

Dieu nous fait aussi comprendre que ces représentations matérielles ne peuvent élever l'âme à l'union divine, lorsqu'en reprenant Aaron et Marie, qui avaient murmuré contre Moïse leur frère,  il leur déclare le sublime état de l'union et de l'amitié que ce saint homme avait avec lui, comme il est rapporté dans le livre des Nombres : S'il se trouve quelque prophète parmi vous, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai en songe; mais mon serviteur Moïse, qui est très-fidèle en ma maison, n’est pas semblable à eux ; je lui parle bouche à bouche; et il me voit, non point par énigmes ni par figures, mais distinctement et avec clarté ( Numer., XII, 6, 7, 8).

Il parait par là que dans cet éminent état d'union et d'amour, Dieu ne se communique pas à l'âme par des visions imaginaires, par des ressemblances et par des ligures, mais qu'il lui parle bouche à bouche, c'est-à-dire dans sa pure essence, qui est en quelque façon sa bouche, pour entretenir Je commerce de l'amour divin, et dans la pure essence de l'âme, lorsque la volonté donne son consentement pour aimer Dieu. C'est pourquoi l'âme se doit garantir de toutes ces représentations corporelles, quand elle veut jouir de l'union divine, puisque toutes ces opérations ne sauraient être un moyeu propre pour y parvenir. En effet, si elle devait s'y arrêter, ce serait principalement à cause du fruit qu'elle en recevrait. Mais ces visions ne lui sont nullement nécessaires pour profiter; au contraire, il lui i plus utile de les refuser; car, tout ce qu'elles peuvent faire, c'est de lui donner des connaissances et de l'amour, et des consolations intérieures. Néanmoins ici elles ne contribuent en rien à ces effets, parce que Dieu produit incontinent lui-même ces choses dans l'âme, qui les reçoit alors d'une manière passive, comme le verre reçoit les rayons du soleil, sans y pouvoir résister, lorsqu'il n'est pas couvert de taches. De même, lorsque l'âme est délivrée des souillures de ces espèces matérielles, elle est pénétrée et remplie des lumières et de l'amour de Dieu, qui se répandent dans elle sans aucun obstacle.

 

 

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Ainsi l'âme doit toujours d'un côté se détacher de ces représentations imaginaires, et de l'autre tenir ses yeux attachés sur ce qu'elle ne voit pas et qui ne tombe pas sous les sens, à savoir sur la foi, qui est le moyen prochain pour la conduire à l'union de Dieu.

Mais, dira-t-on, si Dieu forme surnaturellement dans l’âme ces figures imaginaires, afin qu'elle ne les accepte pas, qu'elle ne s'y appuie point, et qu'elle n'en fasse nul état, pour quelle fin les lui imprime-t-il, puisque d'ailleurs elles peuvent la jeter dans l'erreur, ou l'empêcher d'avancer en la vie spirituelle; puisque Dieu peut aussi lui communiquer spirituellement et par lui-même tout ce qu'il fait en elle par l'usage de ces Images matérielles? Nous répondions à ce doute dans le chapitre suivant, qui contient une doctrine de grande importance, et même, selon mon sens, très-nécessaire aux personnes spirituelles et à leurs directeurs.

Car quelques-uns croient que, quand ces visions viennent de Dieu, l'âme y doit adhérer et s'y appuyer, ne considérant pas qu'elle y aura de l'attachement, et qu'elle y trouvera des obstacles préjudiciables à son avancement spirituel. Cependant ils s'imaginent qu'il est utile à l'âme d'admettre l'impression de ces espèces, pourvu qu'elle s'éloigne des créatures. Mais, après tout, ils exposent de cette sorte les personnes qu'ils conduisent et eux-mêmes à de grands dangers et à de fâcheuses peines, en s'engageant à faire le discernement des choses vraies d'avec les choses fausses. Dieu ne veut pas néanmoins que des âmes simples et sincères s'embarrassent dans ces difficultés, puisqu'elles ont la foi, qui est un moyen sûr pour faire du progrès en la vie intérieure.

C'est ce que nous enseigne saint Pierre, quand il dit qu'encore que la vision de la gloire de Jésus-Christ dans sa transfiguration fût certaine, toutefois nous avons la parole des prophètes plus établie, et à laquelle cous faites bien de vous attacher, étant comme une lampe qui éclaire dans un lieu obscur (II Petr., I, 19). Cette comparaison explique très-bien notre doctrine. En effet, dire que nous devons nous attacher à la foi qui éclaire dans un lieu obscur, c'est dire qu'il faut fermer les yeux de l'âme à toutes les autres lumières, et demeurer dans l'obscurité, afin que la foi, qui est elle-même obscure, soit la seule lumière en laquelle nous mettons notre appui. Passons maintenant à la résolution du doute qu'on a formé ci-dessus.

 

CHAPITRE  XVII
Pour satisfaire à la difficulté proposée, on déclare la fin que Dieu regarde, et la manière dont il se sert pour verser dans l’âme par les sens ses biens spirituels.

 

On demande donc pourquoi Dieu présente ces visions imaginaires à l'âme, puisqu'elles l'empêchent de s'unir à lui, et qu'elles peuvent même la conduire dans l'erreur. Pour répondre à  cette question, il faut supposer trois principes. Le premier est de saint Paul, qui dit que Dieu a établi avec ordre tout ce qui est dans le monde ( Rom., XIII, 1). Le second est du Saint-Esprit: Dieu dispose toutes choses avec douceur ( Sap., VIII, 1), c'est-à-dire : Quoique la sagesse de Dieu passe d'une extrémité à une autre extrémité, néanmoins elle fait tout ce qu'elle fait d'une manière douce et sans violence. Le troisième est de plusieurs théologiens, qui soutiennent que Dieu meut et fait agir les créatures selon leur nature et leurs qualités. Il suit de ces trois principes que Dieu doit mouvoir l'âme suivant sa nature et ses qualités, pour l'élever du terme de sa bassesse au terme de la sublimité de l'union divine. Or, comme l'ordre de la connaissance de l'âme et la manière d'acquérir cette connaissance consistent dans la dépendance des sens, et dans les figures imaginaires des choses matérielles, il faut nécessairement que Dieu commence à l'éclairer par l'opération des sens, qui est l'extrémité la plus basse, et qu'il la conduise à la connaissance purement spirituelle, qui est l'extrémité la plus haute, afin qu'il la gouverne avec douceur et avec plaisir. C'est pour cette fin qu'il l'instruit d'abord par des espèces et des visions imaginaires, soit naturelles ou surnaturelles, par le raisonnement et par les considérations. Il lui communique ensuite des lumières spirituelles et dégagées de toutes ces représentations corporelles et sensibles.

A la vérité, Dieu voudrait bien lui donner d'abord l'esprit tout pur comme il est en lui-même; mais, comme ces deux extrémités, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, ne peuvent, dans le cours ordinaire des choses s'unir ensemble par un seul acte d'entendement ou de volonté, il est nécessaire de produire auparavant plusieurs actes, qui soient des dispositions propres pour faire cette union. De sorte que les premiers servent de fondement et de disposition aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi des autres, que ces deux extrémités se joignent d'une manière douce et

 

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agréable. Comme nous voyons que dans les agents naturels les premières dispositions qu'on introduit dans un sujet servent aux secondes, et les secondes aux troisièmes, c'est de la même sorte que Dieu, s’accommodant à la nature de l'homme, le conduit par les choses les plus basses qui sont les extérieures, aux choses les plus élevées, qui sont les intérieures;

Voilà pourquoi il excite au commencement l'âme à faire un bon usage de ses sens extérieurs, en les appliquant à de bons objets, tels que sont ceux-ci : entendre la messe et les prédications, regarder avec respect les choses saintes, mortifier le goût et l'appétit des viandes, l'odorat et l'inclination de sentir des odeurs délicieuses, l'attouchement en pratiquant des austérités qui l'aflligent. Ensuite lorsque l'homme a préparé ses sens de cette sorte, Dieu lui donne ordinairement des grâces et des consolations surnaturelles, pour perfectionner les opérations de ses sens : telles sont les apparitions corporelles des saints, les odeurs toutes célestes, les paroles sensibles et pleines de douceur et de charme. Ce qui inspire à l'homme de la fermeté dans la vertu, et de l'aversion pour les objets criminels et pernicieux.

De plus, Dieu emploie les considérations, les méditations, les saints discours, pour perfectionner l'homme selon ses sens intérieurs, pour l'accoutumer au bien, et pour instruire l'esprit de la manière que ces opérations conviennent à l'imagination et à la fantaisie, lesquelles étant disposées suffisamment par ces exercices naturels, Dieu use des images et des visions surnaturelles, pour élever ces deux puissances à un degré plus spirituel et plus utile à l'esprit ; car il dépouille l'esprit de ce qu'il a de plus grossier et de plus contraire à cet état, pour le former peu à peu à la vie intérieure : et de cette façon il fait entier l'âme par degrés dans les choses les plus spirituelles. Néanmoins il ne garde pas toujours l'ordre que nous venons de décrire ; quelquefois il mène l'âme à l'un de ces états sans passer par l'autre, selon qu'il le juge plus avantageux pour elle, et il la comble tout à coup de grâces extraordinaires.

De là vient que plus l'âme s'approche de Dieu, plus elle se vide de toutes ces espèces imaginaires, de tous ces raisonnements, et de toutes les autres choses matérielles qui concernent les sens extérieurs et intérieurs; tellement que, quand elle est parvenue au point d'avoir un étroit commerce d'esprit avec Dieu, il faut nécessairement qu'elle se soil dénuée auparavant de toutes les idées sensibles et corporelles, que les sens lui présentaient au regard de Dieu et des choses divines. Car, comme celui qui quitte un terme pour aller à un autre terme, plus il approche du dernier, plus il s'éloigne du premier; et, lorsqu'il est arrivé à celui-là, il est entièrement

 

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séparé de celui-ci : de même l'âme se sépare entièrement de tout ce qui tombe sous les sens à l'égard de son Créateur, lorsqu'elle est unie étroitement avec lui. C'est pourquoi on dit communément que, quand on a goûté l'esprit, la chair n'a plus de saveur, c'est-à-dire que, lorsqu'on jouit de la douceur et du plaisir de l'esprit, les délices de la chair sont insipides, ou, ce qui signifie Ja même chose, les consolations de la terre et les joies sensibles ne sont plus agréables. Paroles qui comprennent toutes les opérations que les sens extérieurs et intérieurs produisent à l'égard des choses spirituelles. Ce qui est évident; car, si c'est le pur esprit qui agit, il ne s'assujettit point aux sens ; et, si c'est la chair qui opère, l'esprit ne conserve plus sa pureté; parce que plus la chair et les sens engagent l'esprit en leurs opérations, moins l'esprit est pur et moins il conserve son état surnaturel.

Ainsi celui qui est parvenu à la perfection n'use plus du ministère des sens pour aller à Dieu, comme il faisait avant qu'il eût fait de grands progrès dans les voies purement spirituelles. Et c'est ce que l'Apôtre exprime clairement dans sa Première Lettre aux Corinthiens. Lors, dit-il, que j'étais enfant, je parlais en enfant, j'avais des sentiments d'enfant ; mais, quand je suis devenu homme, j'ai laissé ce qui tenait de l'enfance ( I Cor. XIII, 11). Nous avons déjà fait voir que se servir des sens pour connaître les choses célestes, c'est l'exercice des enfants ou des commençants en la vie intérieure. Si l'âme voulait s'attacher toujours aux sens, elle serait semblable à un enfant; elle ne parlerait de Dieu, elle n'en aurait des pensées et des sentiments que comme un enfant, puisqu'elle ne s'arrêterait qu'à l'écorce, qui est le sens, et elle ne pénétrerait pas dans la substance, qui est l'esprit ou la perfection de la vie spirituelle. Comme on ôte donc à un enfant la mamelle de sa nourrice pour lui donner des viandes solides, de même l'âme doit s'abstenir de la légère nourriture que les sens lui fournissent, pour user de celle que l'esprit et la contemplation lui donnent dans ce nouveau degré de perfection.

Il me semble qu'on voit maintenant assez clairement que l'âme doit renoncer aux images des objets que les sens extérieurs et intérieurs lui présentent, quoique ces images soient infuses surnaturellement. L'âme ne doit donc s'arrêter qu'au pur esprit qui la conduit à l’union divine, ayant soin de le conserver en sa pureté, tandis qu'elle s adonnera aux bonnes œuvres pour la gloire du Seigneur. Il faut examiner après cela les dommages qu'elle recevrait de la mauvaise conduite qu'on tiendrait sur elle, si on ignorait le secret de ces voies.

 

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CHAPITRE XVIII
Des dommages que les maîtres de la vie spirituelle peuvent causer aux âmes, quand ils ne les dirigent pas bien pendant qu'elles reçoivent ces visions imaginaires ; et comment ces représentations, quoiqu'elles viennent de Dieu, peuvent jeter ces âmes dans l'erreur.

 

J'ai remarqué, selon mon sens, assez peu de discernement en quelques-uns de ceux qui font profession d'instruire les âmes de la vie spirituelle, pour ne pas distinguer ce qu'ils doivent faire lorsque Dieu communique des visions imaginaires; car, les regardant comme des effets de l'opération divine, ils croient marcher par des routes sûres ; ils mènent par un même chemin les personnes qui se mettent sous leur direction ; ils les engagent dans les égarements et dans la confusion, parce que, comme Jésus-Christ le dit, lorsqu'un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous deux dans un précipice ( Matth., XV, 16). Il ne dit pas qu'ils tomberont, mais qu'ils tombent. Car il n'est pas nécessaire, pour tomber, qu'ils voient leur erreur; il ne faut que vouloir et qu'oser conduire quelqu'un par le chemin des visions surnaturelles pour faire cette chute.

En effet, il y en a qui s'embarrassent en permettant aux Ames l'usage de ces représentations corporelles, en estimant ces voies extraordinaires, en s'y fiant comme à des moyens que Dieu donne pour profiter dans la perfection. Cependant ils n'établissent pas solidement ces Ames dans la foi, et ils les empêchent d'arriver à la pureté de l'esprit et à l'union de Dieu. Car, suivant l'exemple de leurs directeurs, elles l'ont état de ces choses ; elles s'y plaisent, elles les goûtent comme plus commodes aux sens; elles n'entrent point dans l'obscurité et dans l'abîme de la foi, qui les conduirait à Dieu d'une manière purement spirituelle.

De la naissent plusieurs imperfections : une Ame en devient moins humble, se persuadant qu'elle est de quelque considération devant Dieu, qu'elle a son approbation, qu'elle possède un bien spirituel de grand prix; elle en reçoit de la joie, et elle est contente d'elle-même, ce qui blesse assurément l'humilité. D'ailleurs, le démon augmente ces sentiments si finement, que l’âme ne s'en aperçoit pas. Il lui suggère aussi, ou de l'estime pour ceux qui jouissent de semblables visions, ou du mépris pour ceux qui en sont privés. Et tout cela est contraire à la sainte simplicité, qui exige de l’âme qu'elle se tienne dans une solitude intérieure, sans se mêler des autres.

 

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Or, ceux qui ne sont pas avancés en la foi ne se peuvent garantir de ces pertes.

Il est vrai que toutes les visions ne sont pas si sensibles que celles-ci ; mais il y en a de plus subtiles et de plus odieuses à la majesté divine, comme il arrive lorsque l’âme ne vit pas dans une entière nudité spirituelle. Néanmoins, devant en parler ailleurs, je me contente de remarquer présentement que, quand le maître de la vie intérieure a de l'estime pour ces révélations et s'y plaît, il imprime, lors même qu'il n'y pense pas, les mêmes sentiments dans le cœur de son disciple; de sorte qu'encore que le disciple soit peut être plus parfait que le maître, il en souffre un dommage considérable, parce que l'un ne peut jamais si bien cacher son estime et son goût que l'autre ne les découvre et ne les embrasse.

Mais laissons là une matière si sublime, et supposons seulement que le confesseur n'ait pas assez de prudence et de circonspection pour dégager son pénitent de ces visions, et même qu'il en fasse le principal sujet de ses entretiens avec lui, et qu'il lui donne le moyen de distinguer les bonnes visions d'avec les mauvaises, et les vraies d'avec les fausses. Je dis que, quoique ce discernement soit utile, il n'est pas à propos d'exposer le disciple à ce travail, à ce soin, à ce péril, sinon en quelques cas rares, et en quelques nécessités inévitables.

Toutefois l'affaire n'en demeure pas là. Il y a des pères spirituels qui obligent les personnes que Dieu favorise de ces dons célestes a demander a la majesté divine des révélations touchant plusieurs choses particulières; et ces gens simples leur obéissent, persuadés qu'il est permis de désirer ces sortes de connaissances extraordinaires, parce qu'ils croient qu'ils peuvent légitimement faire des prières pour obtenir ces révélations; d'autant que Dieu veut quelquefois révéler plusieurs choses pour des fins qu'il lui plaît d'envisager. Et, s'il arrive que la bonté divine leur accorde les révélations qu'ils lui ont demandées, ils s'encouragent à en demander de nouvelles, s'imaginant que cette manière d'agir est agréable à Dieu, quoique en effet elle lui déplaise, et qu'il ne trouve pas bon qu'on en use avec lui de cette sorte. Or, comme leur cœur s'attache naturellement et consent à ce commerce avec Dieu, ils en prennent une habitude si forte, qu'ils assurent en plusieurs rencontres, avec beaucoup de fermeté, qu'ils ont des révélations de Dieu. Mais ils se trompent souvent, et les effets ne répondent pas à leurs prétendues révélations. Ils s'en étonnent, et ils doutent si elles viennent de Dieu ou non, car ils s'étaient mis d'abord en tête ces deux points : le premier, que Dieu était l'auteur de ces révélations, puisqu'elles étaient si bien gravées en leur esprit, quoiqu'elles ne fussent que les

 

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effets du grand penchant que la nature avait pour les révélations, et que cette vive impression ne lui que naturelle. Le second point est qu'ils pensaient que ces révélations, venant de Dieu, devaient s'accomplir de la manière qu'ils s'étaient représentée.

En quoi il va sans doute on extrême égarement. Les révélations et les paroles intérieures de Dieu ne réussissent pas toujours comme nous les comprenons, ni selon la force avec laquelle elles sont exprimées. Il ne faut donc pis y ajouter entièrement foi ni s'y fonder avec sûreté, quoiqu'il soit constant qu'elles sont divines. Considérées en elles-mêmes, elles peuvent être véritables et très-certaines ; mais la connaissance que nous en avons n'est pas toujours infaillible, et nous pouvons nous tromper, comme nous verrons incontinent.

 

CHAPITRE XIX
On montre, par des autorités de l'Ecriture, que les révélations et les paroles intérieures de Dieu, quoique véritables, nous peuvent être occasion de surprise.

 

Nous venons de dire que les révélations et les paroles intérieures de Dieu, quoique certaines, ne nous paraissent pas toujours véritables, soit parce que la connaissance que nous en avons est défectueuse, soit parce que le fondement sur lequel elles sont établies est incertain, puisque la plupart sont accompagnées ou de menaces, ou de conditions : par exemple, lorsqu'une faute de laquelle Dieu avait promis le châtiment est corrigée, ou que la chose dont il s'agissait dans la prédiction est déjà exécutée. Il est évident que ces connaissances et ces paroles extraordinaires n'ont pas le caractère de vérité que les mots qui les expriment, pris dans un sens absolu, semblent marquer. C'est ce que quelques endroits de l'Écriture prouvent clairement.

En effet, comme Dieu est d'une sagesse infinie, il a pour l'ordinaire des pensées et des sentiments dans ses prophéties qui sont fort différents du sens que nous leur donnons quelquefois; et cependant ces prophéties sont d'une vérité d'autant plus constante, que, selon notre pensée, elles en ont moins les apparences. Ainsi plusieurs d'entre les Juifs, prenant trop à la lettre quelques-unes des prédictions de Dieu, ne les ont pas vues réussir comme ils espéraient : les exemples suivants le montrent. Lorsque Dieu eut conduit Abraham dans la Chananée, il lui dit : Je te donnerai cette terre (Genes., XV, 7, 8). Et, lui ayant

 

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répété plusieurs fois la même promesse, sans l'avoir mis en possession de ce payé, Abraham lui demanda comment il connaîtrait qu'il en aurait enfin la jouissance. Alors le Seigneur lui révéla clairement qu'il la posséderait, non pas en sa personne, mais en la personne de ses enfants; ce qui ai riverait dans cinq cents ans. On voit par là qu'Abraham se trompa d'abord, croyant que cette prédiction le regardait en sa personne; et, s'il se lût mis en devoir de se rendre maître de la Chananée, on se fût moqué de ses efforts, et, après sa mort, on se fût imaginé que la prophétie était illusoire. Mais enfin il en reçut de Dieu la véritable intelligence.

Quelque temps après, lorsque Jacob, son petit-fils, allait en Egypte, Dieu lui apparut et lui dit : J'irai avec vous en ce pays-là, et je vous ramènerai lorsque vous en reviendrez ( Gen., XLVI, 4). Ce qui ne s'accomplit pas néanmoins selon la propre signification de ces paroles, puisque ce saint homme mourut en Egypte. Mais cette promesse devait s'exécuter en sa postérité, lorsqu'après plusieurs années, Dieu l'en retirerait et la conduirait lui-même en son voyage. Cela prouve que celui-là se lût trompé qui eût cru que Jacob devait sortir d'Egypte pendant sa vie, comme il y était entré, et qui, voyant le contraire, se fût imaginé que  cette prédiction était fausse, quoiqu'elle fût en effet très-véritable, selon le dessein de Dieu.

Il est aussi rapporté, dans le livre des Juges, que les Gabaonites, qui étaient de la tribu de Benjamin, ayant commis un horrible crime contre un lévite, les autres tribus levèrent une armée de quatre cent mille hommes; que Dieu leur nomma pour général un homme appelé Judas ; qu'il leur répondit, lorsqu'ils le consultèrent, qu'ils combattissent; qu'ayant perdu la première bataille, il les fit combattre une seconde lois ; et, qu'après avoir été encore défaits, il leur promit enfin la victoire; et, en effet, ils surmontèrent leurs ennemis. Ainsi le succès ne fut pas conforme à leur idée, Dieu ne leur donnant l'avantage qu'au troisième combat, quoiqu'ils l'espérassent dès la première bataille. D'où je conclus que les âmes se trompent souvent en interprétant les révélations divines selon la force des mots qui les déclarent, et non selon les intentions de Dieu, qui sont ordinairement cachées, de telle sorte qu'on ne les comprend qu'avec peine. Car c'est là l'esprit des prédictions du Seigneur, et les paroles dont il se sert n'en sont que la lettre. De sorte que celui qui s'attachera à cette écorce ne peut se défendre d'erreur et de confusion, se trouvant si éloigné du vrai sens des prophéties de Dieu. Ainsi, selon le langage de l'Apôtre, la lettre tue, et l'esprit donne la

 

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vie ( II Cor., III, 6). Pour  cette cause, on doit s'arrêter, non pas au sens des paroles prises à la lettre, mais au sons que la foi nous présente, et que l'esprit et l'intelligence de l'homme ne peuvent pas facilement concevoir. C'est cette interprétation littérale et grossière des prophéties qui a surpris la plupart des Juifs. Comme les événements n'étaient pas tels qu'ils se les imaginaient, ils méprisaient ces oracles divins ; ils ne ies croyaient pas; ils en faisaient même un proverbe commun ou une raillerie publique, et ils disaient, selon le rapport d'Isaïe : A qui fera-t-il entendre ses prédictions et ses paroles ? Est-ce aux enfants qu'on vient de sevrer de la mamelle? Commandez, donnez ordre; attendez un peu. Car il parlera sa langue à ce peuple, et cette langue lui sera étrangère et inconnue ( Isai., XXVIII, 9, 10, 11). C'est ainsi que les Juifs avaient coutume de se moquer des prophéties, et de dire : attendez, pour signifier qu'elles ne s'accompliraient jamais, parce qu'ils les expliquaient suivant la signification naturelle des paroles, et non pas selon le sens de l'esprit; de sorte qu'ils goûtaient, comme des enfants, le lait du sens littéral, qui est opposé à la solide viande du sens spirituel; et ils ne comprenaient pas ce que Dieu leur déclarait par ses prophètes, dont le langage ne leur paraissait pas intelligible.

Puis donc que le langage de Dieu, considéré selon l'esprit et le sens, est si différent de notre manière d'entendre ses prédictions, nous ne devons avoir nul égard à nos pensées ni à notre interprétation en ces rencontres. Certes, Jérémie, quoique prophète, semble même s'être mépris en l'intelligence des paroles de Dieu, lorsqu'il s'écrie : Hélas! Seigneur, avez-vous donc trompé ce peuple et la ville de Jérusalem, en leur disant : Vous aurez la paix; et néanmoins ils périssent par le fer de leurs ennemis ( Jerem., IV, 10) ? Or, la paix que Dieu leur avait promise était celle que le Messie devait faire entre Dieu et le genre humain, et ils entendaient ses promesses d'une paix temporelle. De sorte que, quand ils souffraient des guerres, des calamités publiques et d'autres accidents contraires à leur attente, ils se persuadaient que les prophéties de Dieu étaient vaines, et ils s'en plaignaient avec beaucoup d'aigreur et de murmure. Il était donc impossible qu'en s'attachent à la lettre, et en se conduisant selon cette règle, ils ne fussent pas trompés.

 

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Mais qui est-ce qui ne se fût abusé, en donnant un sens purement littéral à cette prophétie de David, quand il parle de Jésus-Christ dans le psaume soixante-et-onzième, et principalement en cet endroit : Il régnera depuis une mer jusqu'à une autre mer, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre? Et ailleurs : Il délivrera de la tyrannie du puissant, le pauvre qui n'avait personne pour lui donner du secours ( Psal., LXXI, 8.12). Ne sera-t-il pas confus, lorsqu'il considérera que le Fils de Dieu est né dans l'obscurité, a vécu dans une pauvreté extrême, n'a pas régné dans le monde, s'est soumis aux personnes les plus viles; et que loin de délivrer ses disciples de la puissance des grands de la terre, il a permis qu'ils aient été persécutés et mis à mort ; qu'il a perdu enfin la vie sous le gouvernement de Pilate, accablé de douleurs, couvert de confusion, noirci de calomnies? Celui-là pourra-t-il se garantir d'une erreur grossière, qui n'interprétera pas ces prophéties selon le sens spirituel, où l'on trouve leur vérité et leur certitude? Car enfin il est constant que le Sauveur des hommes est le souverain Seigneur du ciel et de la terre, et qu'il devait affranchir de l'empire du démon les pauvres qui le suivraient et l'imiteraient, et qu'il devait leur donner le royaume éternel. Dieu parlait donc dans ces prophéties du règne éternel de son Fils, et de la liberté éternelle des hommes ; et les Juifs n'entendaient parées prédictions qu'un royaume temporel et qu'une liberté passagère. Ainsi le sens littéral et l'ignorance du sens spirituel les ayant aveuglés, ils ont fait mourir leur Dieu et leur Seigneur. Car, comme dit saint Paul, les habitants de Jérusalem et leurs princes, ne l'ayant pas connu, accomplirent en le condamnant les paroles des prophètes qui se lisent chaque jour de sabbat ( Act., XIII, 27).

Cette difficulté d'expliquer comme il faut les paroles de Dieu a été si grande, que les disciples mêmes de Notre-Seigneur, qui avaient vécu longtemps avec lui, ne les comprirent pas. Car ceux qui allaient quelques jours après sa mort au village d'Emmaüs, pleins de tristesse et de défiance, avouèrent qu'ils avaient espéré que leur maître délivrerait les Juifs de la domination des étrangers, mais qu'ils avaient perdu cette espérance ( Luc., XXIV, 21) ; parce qu'ils ne s'étaient mis dans l'esprit qu'une captivité et qu'une délivrance temporelles. Le jour même que ce divin Sauveur monta au ciel, quelques-uns

 

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de ses disciples furent si peu intelligents, qu'ils lui demandèrent si ce serait en ce temps-là qu'il rétablirait le royaume d'Israël ( Act., I, 6). Quelquefois aussi le Saint-Esprit inspire aux hommes des vérités qu'ils ne comprennent pas lorsqu'ils croient les entendre. Ainsi Calphe dit dans rassemblée des princes des piètres et des pharisiens, qu'il était expédient que Jésus-Christ mourût pour le peuple, afin que toute leur nation ne périt pas ( Joan., XI, 49, 50), se proposant la conservation temporelle de son pays, et ne connaissant pas le dessein de Dieu et de son Fils notre Sauveur.

Il est donc constant que nous ne pouvons nous fonder sûrement sur les révélations divines, puisqu'il est facile de nous tromper nous-mêmes, en leur attribuant un sens éloigné des desseins de Dieu. Ses paroles sont des abîmes que nous ne saurions approfondir; et les vouloir resserrer dans la petitesse de notre esprit, c'est vouloir renfermer en nos mains l'air et les atomes, qui s'évanouissent au moment que nous lâchons de les prendre. C'est pourquoi le directeur doit empêcher son disciple de faire état de ces représentations ou révélations surnaturelles, qui ont quelque l'apport avec les atomes de l'air, en ce qu'elles laissent vide l'esprit qui veut s'en remplir, comme ces corpuscules s'échappent des mains de ceux qui les poursuivent. Il faut donc que le père spirituel confirme son pénitent dans la liberté de l'esprit et dans l'obscurité de la foi, où résident la lumière de l'entendement et l'intelligence des paroles intérieures de Dieu. Car il est impossible qu'un homme qui n'est pas spirituel juge bien des choses divines, et qu'il en ait même une médiocre connaissance. Or, celui qui en juge selon le sens littéral des paroles n'est pas spirituel; et les vérités divines étant couvertes de l'écorce de la lettre, il ne peut les développer ni en faire le juste discernement; parce que, selon le sentiment de saint Paul, l'homme charnel ne comprend pas les choses qui viennent de l'esprit de Dieu ; car elles ne lui paraissent que folie, et il n'est pas capable de les concevoir, étant purement spirituelles; mais l'homme spirituel juge de tontes choses ( I  Cor., II, 14). L'homme charnel se peut prendre ici pour celui qui ne suit que le sens des paroles, et l'homme spirituel pour celui qui ne s'y arrête pas et qui passe jusqu'à l'esprit. C'est donc une grande témérité d'employer les sens du corps et les représentations de

 

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l'imagination,  quoique surnaturelles, pour   traiter avec Dieu des choses qu'il révèle. Nous allons le montrer clairement par quelques exemples.

Supposons qu'un homme d'une sainteté distinguée souffre une cruelle persécution, et que Dieu lui révèle qu'il l'en délivrera. Si ses ennemis avaient néanmoins l'avantage et le mettaient à mort, ceux qui rapporteraient cette prophétie à sa délivrance temporelle croiraient que cet homme aurait été trompé, quoique la prédiction pûtélre très-véritable, parce que Dieu n'aurait parlé que de la délivrance de l'âme, de la victoire qu'elle remporterait sur ses adversaires, et de la liberté dont elle jouirait dans le ciel. Si bien que cette prophétie promettrait de plus grands biens que celui qui l'entendrait du temps présent ne pourrait comprendre. Car Dieu prétend toujours donner à ses paroles le sens le plus relevé et le plus utile ; il n'envisage que le bien des hommes le plus considérable, quoique leur connaissance puisse être fausse en cet endroit.

Cette vérité paraît évidemment en la prophétie que David a faite de Jésus-Christ : Vous les gouvernerez, dit-il, avec la verge de fer, et vous les briserez comme le pot d'un potier ( Psal., II, 9). Dieu parle en ce lieu de la principale domination de son Fils, laquelle est éternelle, et non de sa moindre domination, qui n'a duré que pendant sa vie mortelle, et n'a pas eu l'effet que le prophète décrit si distinctement.

Ajoutons un autre exemple. Un saint homme brûle du désir du martyre ; il demande à Dieu  cette grâce singulière ; Dieu lui dit intérieurement qu'il sera martyrisé; il le comble de joie ; il le remplit d'espérance. Cependant cet homme meurt d'une mort naturelle, sans aucune violence. Comment est-ce donc que  cette promesse divine est véritable? C'est parce que Dieu lui enflamme le cœur d'une si grande charité, qu'il en fait un martyr d'amour. Il le jette dans un abîme d'afflictions si amères et si continuelles, qu'il lui fait sentir toute la rigueur d'un long martyre ; tellement qu'il lui accorde ce qu'il y a de plus essentiel au martyre, avec la récompense et les prérogatives de cet état. En effet, le violent amour qu'on a pour Dieu est un martyre continuel, qui porte en tout temps le cœur à s'unir à son objet ; comme il n'en peut avoir une pleine jouissance en  cette vie, il endure une mort pénible et douloureuse à proportion qu'il est éloigné de la parfaite union de Dieu. Les souffrances lui causent aussi une perpétuelle douleur, qui le prive de toutes les consolations de la vie. Et, parce que sa volonté embrasse, avec une ardeur toute spirituelle, les langueurs de son amour dévorant et la dureté de ses croix inévitables, il  en reçoit les coups avec soumission,

 

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comme les coups des bourreaux qui exercent leur cruauté sur les martyrs. C'est pourquoi l’âme, pénétrée du désir du martyre et contente d'en éprouver ainsi Ja peine, en acquiert tout le mérite devant Dieu, de telle sorte que, selon la révélation de Dieu, elle a le caractère et la félicité des martyrs, quoiqu'elle ait pu s'abuser, en croyant, que le Seigneur lui avait promis et destiné un martyre de corps et des tourments extérieurs. Voilà de quelle manière Dieu satisfait cet homme désireux du martyre, et comment, selon le prophète-roi, il écoute le désir des pauvres, et donne aux justes ce qu'ils souhaitent ( II Hebraeos  v. 17 ; Prov. X, 24), comme Salomon l'assure en ses Proverbes.

Il faut donc avouer que plusieurs saints ont demandé à Dieu des choses particulières, et les ont obtenues, non pas en cette vie comme ils espéraient, mais en l'autre vie ou d'une autre manière, et qu'ainsi les promesses que Dieu leur avait faites se sont enfin trouvées très-véritables. Nous devons conclure aussi qu'encore que les paroles et les révélations de Dieu soient certaines, nous pouvons errer en les détournant à un sens différent de la fin que Dieu regarde. Tellement que le conseil le plus sage et le plus sur que les maîtres de la vie spirituelle puissent suivre, c'est de détacher les âmes de ces visions surnaturelles, et de les confirmer dans une foi simple et obscure, qui est le véritable moyen d'arriver à l'union divine.

 

 

CHAPITRE XX
On apporte des passages de la sainte Écriture, pour nous convaincre que les paroles et les prophéties de Dieu, quoique véritables en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines en leurs causes.

 

Il est à propos d'expliquer maintenant la seconde raison pour laquelle les visions que Dieu donne ne sont pas toujours si certaines en leurs causes à notre égard, quoiqu'en elles-mêmes elles soient conformes à la vérité. Cela vient des motifs sur lesquels elles sont fondées, et de la fin qu'elles regardent. C'est pourquoi nous devons croire que Dieu les mettra à exécution, tandis que les causes qui ont excité Dieu à nous donner ces visions subsisteront : par exemple, si c'est le châtiment d'une nation criminelle, et si les causes de ce châtiment ne changent pas. Supposons donc que Dieu ait révélé à une sainte âme que dans un an il punira un royaume; que la cause et le fondement de cette menace seront quelques péchés considérables

 

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qu'on y commettra contre la majesté divine. Mais, si on vient à s'en abstenir, ou à en faire d'autres de différentes espèces, la justice de Dieu pourra alors laisser ce châtiment, ou le changer en une autre peine. Cependant la menace de Dieu aurait été véritable, à cause des péchés actuels des sujets de ce royaume, dont le changement a suspendu l'effet de la prédiction comminatoire.

Le prophète Jonas nous en fournit une preuve sensible. Dieu lui commanda de déclarer aux habitants de Ninive que leur ville serait ruinée dans quarante jours jusqu'aux fondements ( Jonae III, 4). Mais la pénitence qu'ils firent de leurs crimes prévint l'elfet de  cette menace, qui eût été infailliblement exécutée. Notre saint patriarche Élie menaça pareillement Achab, et sa maison, et son royaume, d'un grand châtiment, à cause du crime atroce que ce prince avait commis. Mais, s'étant couvert de sac et de cendre, et épuisé de jeûnes, Dieu lui fit dire par le même prophète ces parojes : Puisque Achab s'est humilié pour l'amour de moi, je ne lui ferai point souffrir de mal pendant sa vie, mais je punirai sa famille pendant la vie de son fils ( ( III Reg., XXI,  19 . 29). Ainsi ce roi s'étant converti, Dieu quitta le dessein qu'il avait pris de le perdre. Ce qui nous donne lieu de conjecturer que, quoique Dieu révèle ou dise affirmativement à une personne soit du bien soit du mal, à son égard ou à l'égard d'autres personnes, tout cela pourra ou changer, ou cesser entièrement, selon le changement et les différents états de  cette personne, ou des causes et des fins qui faisaient agir Dieu dans ces rencontres. Si bien que les promesses ou les menaces divines ne vont pas toujours au terme que nous espérions ou que nous craignions, et nul autre que Dieu n'en sait la raison. Il a coutume de dire, d'enseigner, de promettre plusieurs choses, non pour en donner la connaissance ou la possession dans le temps qu'il parle, mais pour en différer l'intelligence et l'effet jusqu'au temps qu'il trouvera bon de nous les faire sentir. Le Fils de Dieu en a usé de la sorte avec ses apôtres. Il leur disait plusieurs paraboles et leur tenait plusieurs discours dont ils ne pénétrèrent pas les mystères ni la sagesse qu'ils renfermaient, jusqu'à ce qu'ils eussent reçu le Saint-Esprit,qui leur manifesta ces vérités cachées, et que le temps de les prêcher fût arrivé.

 

 

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Saint Jean, parlant aussi de l'entrée de Jésus-Christ à Jérusalem : Ses disciples, dit-il, ne connurent pas ces choses d'abord; mais, lorsque Jésus fut glorifié, ils se souvinrent qu'elles étaient écrites de lui ( Johan., XII, 16) . Ainsi Dieu peut faire plusieurs choses singulières, ou les révéler à une âme, sans que son directeur ou elle-même les comprenne; c'est ce que nous voyons dans le premier livre des Rois. Dieu s'étanl irrité contre le grand prêtre Héli, de ce qu'il ne châtiait pas ses enfants de leurs sacrilèges, il lui lit dire par Samuel ces paroles après plusieurs menaces : J'ai déclaré autrefois que votre famille et celle de votre père feraient éternellement les fonctions du sacerdoce en ma présence ; mais je ne le veux pas maintenant, et je vous assure que je comblerai de gloire tous ceux qui me procureront de l'honneur (I Reg. II, 30, 32). Car puisque l'office du prêtre consistait surtout à glorifier Dieu, et que Dieu avait promis cette dignité au père d'Héli, pour la rendre perpétuelle en sa famille, s'il remplissait son devoir, il ne lui garda pas sa promesse, parce qu'Héli, en dissimulant le péché de ses deux fils, avait déshonoré Dieu. De sorte qu'encore que les révélations divines ne soient jamais fausses, nous ne devons pas penser que les événements en soient infaillibles, selon la signification des paroles qui nous les expliquent; car ces révélations sont liées avec les causes secondes, qui sont sujettes de leur nature à beaucoup de changements. Or, Dieu seul connaît quand cela se passe de la sorte; parce qu'il prédit les choses quelquefois absolument, comme il fit au regard des Ninivites. et quelquefois avec condition, comme il le pratiqua ave Roboam : Si vous marchez, dit-il, par les voies que je vous ai marquées, et si vous gardez mes commandements comme mon serviteur David, je serai avec vous, et je vous établirai une maison fidèle comme à David ( III Reg., XI, 38). Mais, de quelque manière que Dieu agisse, en cachant ou en découvrant les conditions dont ses révélations dépendent, nous ne saurions en avoir sûrement l'intelligence, ni concevoir le grand nombre des vérités qu'elles contiennent, et des sens qui peuvent

 

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leur convenir. Il est dans le ciel, selon l'expression du Sage, et nous rampons sur la terre ; il parle dans les voies de l'éternité, et nous sommes aveugles dans les routes de la terre. Comment pourrons-nous atteindre à la sublimité de ses secrets ?

Vous me direz : S'il n'est pas en notre pouvoir d'entendre ces choses, pourquoi Dieu nous les communique-l-il ? J'ai déjà répondu que nous les comprendrons en son temps, et selon l'ordre que Dieu voudra que nous les connaissions. Alors nous serons convaincus qu'elles se devaient accomplir de cette sorle et non autrement, et que le Seigneur ne fait rien sans raison et sans vérité. Il faut donc croire que les paroles et les prophéties de Dieu sont si étendues et si profondes, qu'elles surpassent la vivacité de notre esprit et la solidité de notre jugement, et que nous ne pouvons les discerner selon leurs simples apparences, sans nous exposer à l'erreur et à la confusion. Les prophètes en étaient persuadés, puisqu'ils avaient de la peine à annoncer au peuple les prophéties que Dieu leur inspirait, n'en voyant pas les effets, et souffrant ensuite des mépris cruels et des railleries piquantes. Hélas! s'écrie Jérémie en se plaignant, on me tourne en ridicule toute la journée, et tout le monde se moque de moi. Parce que j'ai déclamé contre l'iniquité, et que j'ai publié les calamités qu'elle attire sur le peuple, la parole du Seigneur est cause qu'on me charge d'opprobres et qu'on se rit de moi sans cesse. J'ai donc résolu de ne plus me souvenir de lui, et de ne plus rien dire de sa part ( Jerem., XX, 7, 8, 9). Ces paroles, que le saint prophète a prononcées à la vérité avec résignation, mais comme un homme faible et incapable de soutenir la peine que l'ignorance des secrets de Dieu lui faisait; ces paroles, dis-je, marquent la différence qui se trouve entre l'accomplissement des prédictions divines et le sens qu'on leur donne selon la force naturelle des mots qui les expriment. Car le peuple prenait les prophètes pour des trompeurs et s'en moquait; et les prophètes mêmes en étaient si désolés, que Jérémie dit, dans un autre endroit, que ses prophéties n'ont été pour eux qu'une source de crainte, de pièges qu'on leur tendait de tous côtés, et d'afflictions d'esprit ( Threno., III, 47). Jonas, ne pouvant dissiper les ténèbres qui couvraient la vérité des oracles divins, prit la fuite lorsque Dieu lui ordonna de menacer Ninive de sa ruine, de peur que, si sa prédiction n'était pas suivie des châtiments qu'il prédisait, on ne le jouât comme un fourbe. Il attendit même hors de la ville pendant quarante jours

 

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l'issue de cette affaire, et ne la voyant pas réussir selon ce qu'il avait avancé, il en fut affligé au point de dire à Dieu : N'est-ce pas là, Seigneur, ce que je vous ai dit, étant encore en mon pays ? Et c'est ce qui m'aporté à fuir à Tharse ( Jonae IV, 2). Le chagrin du saint prophète fut si grand, qu'il pria la majesté divine de le retirer de ce monde. Il n'y a donc pas sujet de s'étonner de ce que Dieu dit et révèle quelquefois aux hommes des choses qui n'ont pas le succès que les apparences promettaient; de sorte qu'il est sûr et nécessaire de fonder notre conduite sur les lumières de la foi, et non sur les révélations, dont le véritable sens nous est ordinairement inconnu.

 

CHAPITRE XXI
Quoique Dieu réponde quelquefois aux demandes que nous lui faisons, et qu'il use avec nous d'une grande condescendance, néanmoins cette manière d'agir lui déplaît et il s'en met en colère.

 

Quelques-uns d'entre les spirituels, se confiant trop en leur propre expérience, et favorisant sans y penser leur curiosité qui les entraine à connaître de nouvelles voies surnaturelles, se persuadent que, quand Dieu écoute leurs prières, cette manière de traiter avec lui est très-bonne et lui plaît beaucoup. Néanmoins il est, véritable que Dieu en conçoit de l'indignation, et qu'il ne souffre cette liberté qu'à contre-cœur. La raison qu'on en peut rendre est qu'il ne convient pas à la créature de passer les bornes naturelles que Dieu lui a prescrites. Et, parce qu'il a imposé cette loi aux hommes pour les gouverner, les hommes la violent lorsqu'ils s'efforcent de connaître quelque chose par des moyens surnaturels; ce qui n'est assurément ni conforme à la perfection, ni agréable au Seigneur.

Pourquoi donc, me direz-vous, Dieu fait-il réponse aux demandes de ces gens-là? Premièrement, je ne désavoue pas que c'est quelquefois le démon qui leur répond. En second lieu, je dis que, quand Dieu leur parle lui-même, il veut les satisfaire à cause de leur faiblesse. Car, s'il ne les écoutait pas, ils pourraient ou s'affliger au point d'abandonner son service, ou croire que Dieu serait en colère contre eux, ou succomber à la violence de leur tentation. Dieu répond enfin à ces âmes pour plusieurs autres desseins qu'il connaît seul, et qui ont du rapport à leur faiblesse. Il en use avec elles, à proportion, comme avec certaines personnes délicates qu'il comble en la prière de goûts et de douceurs très-sensibles, non pas qu'il

 

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veuille se servir absolument de ces consolations intérieures, mais parce que l'infirmité de ces personnes a besoin de ce secours spirituel. Dieu est une fontaine où chacun puise selon la capacité du vaisseau qu'il y porte, et il permet que l'âme reçoive l'eau de la grâce par ces canaux extraordinaires. Il ne s'ensuit pas toutefois qu'il soit expédient de vouloir toujours attirer la grâce sur soi par ce moyen, puisque c'est le droit de Dieu de la donner quand il lui plaît, comme il le veut, à qui il le trouve bon, et pour la fin qui lui agrée, sans dépendre du soin, des désirs, de la demande de celui qu'il souhaite d'en enrichir. Il veut donc bien avoir  cette condescendance pour quelques âmes bonnes et simples, que d'accorder à leurs vœux ce qu'elles désirent, de peur de les attrister; mais il n'approuve pas cette manière d'agir, comme on le peut voir par cette comparaison : Un père de famille fait charger sa table d'une grande quantité de viandes, dont les unes sont meilleures que les autres. Un de ses enfants lui demande de celles qui sont les plus proches de lui, non qu'elles soient les plus délicates, mais parce qu'elles lui paraissent plus douces. Le père, sachant bien que, s'il lui en servait de plus propres pour conserver sa santé, il les refuserait, lui présente, contre sa volonté, celles que son fils veut avoir, de peur de lui causer du chagrin. Nous voyons la même condescendance de Dieu pour les Israélites, lorsqu'ils le prièrent de leur donner un roi pour les conduire. Il le leur accorda, mais à regret, ce changement ne leur étant pas avantageux. C'est pourquoi il dit à Samuel : Écoutez la prière de ce peuple, et établissez sur lui le roi qu'il vous demande. Car ce n'est pas vous, mais c'est moi qu'il rejette, de peur que je ne le gouverne ( I  Reg., VIII, 7). Dieu s'accommode de la même sorte aux inclinations de certaines personnes, qui ne peuvent marcher dans le chemin de la vie intérieure, sans y goûter des consolations sensibles. Il répand contre son gré des douceurs en leur cœur. Car elles leur sont moins utiles que ne le serait la viande solide des croix, qu'il leur offrirait volontiers, si ces âmes étaient disposées à les recevoir pour en faire un saint usage.

Or, quoique la recherche de ces délices et de ces goûts sensibles soit dommageable à l'âme, je crois néanmoins que la volonté de connaître les choses par une voie surnaturelle lui est beaucoup plus pernicieuse; et, lors même qu'elle est arrivée à l'état de perfection et qu'elle désire cette connaissance pour de bonnes fins, je ne vois pas comment on la peut excuser de péché au moins véniel, non plus que le directeur qui lui ordonne de s'appliquer à acquérir ces

 

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lumières, ou qui consent qu'elle y travaille. Car ces connaissances extraordinaires ne sont nullement nécessaires, puisque la raison naturelle, la loi et la doctrine de l'Évangile, suffisent pour conduire l'âme et pour prévenir toutes les difficultés qui peuvent naître de cette conduite, de telle sorte que Dieu en sera content, et que l'âme en tirera beaucoup de fruit. Certes, nous devons avoir une si grande estime et un si grand attachement pour les lumières de la raison et de l'Evangile, que, si nous entendions intérieurement quelques paroles surnaturelles, soit malgré nous, soit de notre consentement, il ne faudrait pas y consentir ni les agréer, à moins qu'elles ne s'accordassent avec l'Évangile et la raison. Il serait même de la prudence et de la nécessité d'examiner plus rigoureusement ces sortes de révélations que les communes, parce que l'esprit de mensonge inspire souvent et découvre plusieurs choses véritables et futures pour séduire les personnes trop simples et trop crédules. Ce qui nous apprend que le meilleur moyen que nous ayons d'avoir du soulagement dans nos peines, c'est de prier Dieu et d'espérer qu'il y pourvoira de la manière qu'il le trouvera bon. Le Saint-Esprit nous conseille d'agir ainsi dans nos besoins, et Josaphat nous en a donné l'exemple. Ce prince, assiégé de tous côtés par ses ennemis et accablé d'afflictions et de tristesse, a recours à Dieu, et lui dit dans son oraison : Puisque nous ne savons pas ce que nous devons faire maintenant, il ne nous reste qu'à lever les yeux vers vous, pour implorer votre miséricorde et voire assistance ( II Par., XX, 12), c'est-à-dire : Les lumières de la raison ne nous découvrant pas les moyens de nous délivrer de nos besoins, vous êtes le seul à qui nous nous adressons, pour y apporter le remède qu'il vous plaira.

Au reste, ou peut être assez persuadé par ce que nous avons dit jusqu'ici, que Dieu sait mauvais gré à ceux qui lui font ces demandes, encore que sa condescendance pour leurs dispositions présentes l'engage à leur faire des réponses favorables. II est toutefois important de confirmer cette vérité par de nouveaux témoignages des livres sacrés, afin que les bonnes âmes ne s'exposent pas au danger de déplaire à leur Créateur. Lorsque Saül désira d'avoir un entretien avec Samuel qui était mort, à la vérité ce prophète lui apparut; mais Dieu le trouva mauvais, comme Samuel le témoigna, en reprenant Saül de ce qu'il l'avait obligé de revenir sur la terre pour lui apprendre sa destinée : Pourquoi, lui dit-il, avez-vous troublé mon repos, en obtenant que je ressuscitasse ( I Reg., XXVIII, 15) ?

 

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De plus, Dieu satisfit bien les Israélites quand ils lui demandèrent de la chair à manger, mais il alluma en même temps sa colère contre eux, et il fit descendre sur eux le feu du ciel pour châtier leur présomption : Tellement, dit David, qu'ils avaient encore le morceau dans la bouche lorsque la colère de Dieu déchargea ses coups sur eux ( Psal. LXXVII, 30). Le prophète Balaam fut prié par Balaac, roi des Madianites, de l'aller trouver ; il en demanda la permission à Dieu, qui la lui donna. Cependant Dieu lui envoya en chemin un ange qui avait une épée nue à la main pour le tuer, et qui lui dit, de la part du Seigneur, que le voyage qu'il avait entrepris était criminel et contraire à la volonté divine ( Numer., XXI, 32).

Ces exemples et plusieurs autres que je laisse prouvent que Dieu condescend quelquefois à nos désirs avec indignation contre nous; qu'il n'est rien de plus dangereux que d'employer ces moyens auprès de lui, et que la confusion et le chagrin tombent sur ceux qui tiennent cette méthode pernicieuse. Que si quelqu'un fait encore état de ces choses, son expérience le contraindra enfin de confesser que j'ai raison de les combattre. En effet, outre les difficultés qu'on trouve à se garantir de l'illusion dans les visions divines, plusieurs de ces apparitions viennent ordinairement du démon. Il imite les manières et le commerce de Dieu avec les âmes; il propose des choses si semblables à celles que Dieu communique, et il se déguise si finement, qu'il est malaisé de le connaître, et qu'il est facile de se tromper, surtout quand ce qu'il a prédit arrive : on croit aisément alors que Dieu est l'auteur de ces prédictions et de ces événements. On ne fait pas réflexion sur la vivacité et la pénétration de son esprit, qui connaît en leurs principes les choses passées ou futures, et qui conjecture de là qu'elles arriveront selon ses vues. Il sait encore ce que chaque cause peut produire, et, par une conséquence naturelle, il en prévoit les effets : par exemple, il verra que les qualités de la terre, de l'eau et de l'air, et les influences des astres, sont tellement disposées, qu'en un tel temps la peste s'allumera dans un tel pays. Qu'y a-t-il d'étonnant et d'extraordinaire en cette prophétie, puisque ce n'est qu'une connaissance naturelle? Il peut de même prédire des tremblements de terre, lorsqu'il connaît les exhalaisons et les vents qui sont renfermés dans les cavernes. Il peut aussi deviner, par des conjectures probables, les effets de la providence divine sur les hommes, à cause du cours naturel des biens et des maux qui accompagnent leur vie. Il peut enfin raisonner de telle

 

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sorte sur les vertus ou sur les vices de telle personne, de telle ville, de telle province, de tel royaume, qu'il connaîtra avec beaucoup de vraisemblance la récompense ou les châtiments que Dieu leur destine pour un tel temps. Si bien que ses prédictions, quoique fausses pour l'ordinaire, sont néanmoins quelquefois véritables. Ce fut le raisonnement que la sainte dame Judith employa pour persuadera Holoferne que les Juifs seraient enfin détruits, parce que leurs péchés, dont elle fit le détail, attiraient sur eux les fléaux de la justice divine ( Judith., XII, 22). Ainsi elle connut la peine en sa cause, jugeant bien que Dieu, qui est infiniment juste, ne manquerait pas de punir leur crime. Le Sage entre dans son sentiment quand il dit que les péchés de chacun sont le principe et l'instrument de son supplice. Il est facile au malin esprit de raisonner de la sorte, joint que, réfléchissant sur les châtiments que le Souverain de l'univers a tirés des pécheurs de puis la naissance du monde, il peut prophétiser avec certitude de semblables punitions ( Sap., XI, 11, 12).

L'avertissement que Tobie donna à son fils et aux enfants de son fils confirme cette vérité. Car, encore que nous ayons sujet de croire qu'il était inspiré d'en haut, néanmoins il pouvait recevoir de sa raison naturelle assez de lumière pour dire, en parlant de Ninive : Ecoutez-moi, mes enfants, et croyez-moi ; ne demeurez pas ici plus longtemps ; mais, aussitôt que votre mère sera morte et que vous l'aurez enterrée, sortez de cette malheureuse terre, car je vois bien, et je suis bien assuré que les crimes que ses habitants ont commis seront la cause de sa ruine ( Tob., XIV, 12, 13). Le déluge universel qui a lavé le monde des souillures de tant de péchés, et le feu du ciel qui a consumé Sodome, et les autres châtiments qui ont fait éclater la vengeance de Dieu, ont pu faire tirer des conséquences de même nature dans de pareilles occasions. Le démon peut même connaître si parfaitement la faiblesse naturelle et les dispositions corporelles d'un homme, qu'il prédira sûrement la longueur ou la brièveté de sa vie, et le temps ou plus proche ou plus éloigné de sa mort; et parce que nous ne saurions démêler la vertu, le nombre, la diversité, l'obscurité, toutes les circonstances des causes, des motifs, des rencontres qui contribuent à produire tant d'effets différents, il nous est moralement impossible de nous défendre des surprises du démon. L'unique moyen qui nous reste est d'abhorrer toutes sortes de révélations, de visions

 

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imaginaires et de paroles sensibles, lors même qu'elles ont l'air d'opérations divines.

Voilà ce qui enflamme la colère de Dieu contre ceux qui sont assez téméraires pour courir risque d'être ainsi trompés. Aussi on ne peut disconvenir qu'il n'y ait dans leur attachement à ces sortes de représentations et de prophéties, de la présomption, de la curiosité, de l'orgueil, de la vaine gloire, du mépris des choses divines, et d'autres dérèglements, qui sont cause que Dieu, les abandonnant à leur liberté, permet que, suivant le langage d'Isaïe, l'esprit de vertige se mêle en leur conduite et les égare (Isa., XIX, 14), c'est-à-dire qu'ils comprennent les choses d'une manière contraire à la vérité, Dieu les privant de ses lumières, en punition du désir et des soins qu'ils ont de connaître contre sa volonté plusieurs choses par des voies surnaturelles. Ainsi il ne les jette pas positivement dans l'erreur, mais il permet qu'ils y tombent par leur faute, et il donne permission à l'esprit malin de tromper plusieurs personnes qui ont bonne opinion d'elles-mêmes, qui pensent que c'est un bon esprit qui les éclaire, qui ne peuvent s'imaginer qu'il y ait de l'illusion, et qui ne pourraient s'en détacher, quoiqu'elles fussent convaincues de leur égarement. N'est-ce pas ce que les prophètes que le roi Achab consulta autrefois ont éprouvé? Et Dieu ne dit-il pas au démon qu'il les séduirait, et qu'il aurait l'avantage sur eux? (III Reg., XX, 22.) De sorte que ces aveugles ne voulurent point croire le prophète Miellée quand il prédit des choses fort opposées à leurs prophéties. Dieu ne frappe-t-il pas d'aveuglement les âmes trop curieuses, à cause de leur attachement à leur propre sens et à ses visions? (Ezech., XIV, 9.) Car lorsque quelqu'un viendra, dit-il par Ézéchiel, pour me consulter par le ministère d'un prophète, je lui répondrai par moi-même, je m'opposerai à lui, et le prophète qui s'égarera, je l'aurai trompé ; c'est-à-dire que Dieu répondra en colère, qu'il retirera ses grâces, et que le prophète ainsi privé des lumières divines sera séduit et trompera ceux qui auront recours à lui. Alors le démon fera des réponses à cet homme selon son goût, selon ses inclinations et selon ses désirs ; et les communications de ce méchant esprit étant conformes à la volonté de  cette âme trop crédule, elle s'engagera elle-même dans les filets et dans les tromperies de Satan.

Cette permission de Dieu, prouvée par les exemples que nous avons apportés en ce chapitre, ne nous laisse pas lieu de douter que ceux qui lâchent d'obtenir des lumières extraordinaires, par des moyens qui surpassent les forces de la nature, n'excitent son indignation contre eux, et qu'ils ne doivent conséquemment rejeter toutes sortes de visions et d'impressions imaginaires, de quelque principe qu'elles puissent venir.

 

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CHAPITRE XXII
Pourquoi il n'est pas permis, dans la loi de grâce, de demander quelque chose à Dieu par des voies surnaturelles, comme on le pouvait faire dans la loi ancienne. — Cette question, qui n'est pas désagréable, contribue à la connaissance des mystères de notre sainte foi, et on prouve cette vérité par un passage de saint Paul qu'on explique par rapport a ce sujet.

 

Nous avons dit, dans le chapitre précédent, que Dieu ne veut pas que nous aspirions par des voies surnaturelles à des lumières extraordinaires. Il est constant néanmoins que non-seulement il permettait dans l'ancienne loi d'agir de la sorte avec lui, mais qu'il le commandait même, et qu'il reprenait sévèrement les Juifs lorsqu'ils y manquaient. Vous allez en Egypte, leur reproche-t-il par Isaïe, et vous ne m'avez pas consulté auparavant ( Isai., XXX, 2); et, se plaignant d'eux, comme il est observé dans le livre de Josué: Ils ont, dit-il, reçu des vivres des Gabaonites sans savoir de moi ma volonté ( Josue, IX, 14). Moïse, David, les autres rois de ce peuple, les prêtres, les prophètes, ont eu recours à ses oracles, dans leurs guerres et dans leurs autres nécessités. Il a toujours répondu à leurs vœux; il ne s'est point fâché contre eux, il les a favorisés en ces rencontres; et,s'ils n'eussent pas appris de lui ses sentiments, ils se fussent écartés du droit chemin.

Pourquoi donc cette règle n'est-elle pas établie dans la loi de grâce?

Pour satisfaire à ce doute, on dit que la principale raison est que Dieu jetait les fondements de notre foi et de la loi évangélique, et qu'il était nécessaire, pour les affermir, que les prophètes et les prêtres consultassent Dieu, et qu'il leur répondit par des paroles, par des visions, par des révélations, par des figures, par plusieurs autres moyens sensibles, parce que tout ce qu'il leur disait ou leur montrait de la sorte, concernait les mystères de la foi, que lui seul peut nous découvrir. Il y avait donc sujet de blâmer .les Juifs, lorsqu'ils ne recherchaient pas ses lumières pour se conduire dans leurs affaires les plus importantes.

Mais maintenant Jésus-Christ ayant fondé la foi et publié la loi de grâce, il n'est pas besoin que nous fassions à Dieu des demandes de cette nature, ni qu'il nous donne de semblables réponses. Il nous a tout dit en son Fils, qui est son Verbe, et, en nous parlant en son Fils, il nous a expliqué tout ce que notre foi contient, comme saint Paul

 

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l'écrit aux Hébreux ( Hebr., I, 1). Voilà pourquoi celui qui voudrait avoir maintenant des visions ou des révélations, et qui ne se contenterait pas de Jésus-Christ seul et de ses oracles, ferait une grande injure à Dieu, qui pourrait lui dire : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je me plais uniquement ; écoutez-le ( Matth., XVII ; 5). Je vous ai révélé toutes choses en lui. et vous y trouverez plus que vous ne sauriez ni désirer, ni demander, ni apprendre par les vues particulières que vous souhaitez. Il est toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma révélation ; et je vous ai tout déclaré par lui, lorsque je vous l'ai donné pour frère, pour maître, pour compagnon, pour prix des âmes, pour récompense de vos vertus. Je suis venu dans lui avec mon Saint-Esprit sur la montagne du Thabor. Il ne faut point chercher d'autre doctrine que la sienne, comme les évangélistes et les apôtres vous l'ont annoncée. Que prétendez-vous donc davantage ? Désirez-vous quelque consolation dans vos peines ? Considérez les afflictions que mon Fils a essuyées par obéissance et par amour. Peut-il vous parler plus efficacement pour vous soulager ? Avez-vous dessein de connaître les plus profonds secrets de la foi et les plus grandes merveilles de ma divinité ? Jetez les yeux sur lui seul, entrez dans son intérieur, et vous découvrirez tous les trésors de ma sagesse et de ma science qu' il cache en lui-même ( Coloss., II, 2, 3), et qui vous seront plus utiles et plus agréables que la connaissance de tout ce qui pourrait vous venir dans l'esprit. Aussi l'apôtre ne se glorifie que de savoir Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ( I Cor., II, 2). Êtes-vous porté aux révélations et aux visions corporelles? Contemplez-le revêtu de votre chair, et vous y verrez plus que vous ne pouvez comprendre, puisque toute la plénitude de la Divinité habite en lui corporellement (5).

Il n'est donc pas expédient qu'un chrétien sollicite Dieu de lui remplir l'esprit d'autres lumières surnaturelles que celles que son Fils lui donne ; et, s'il en venait là, il semblerait accuser son Créateur de quelque défaut, comme s'il ne nous avait pas éclairés suffisamment par notre Sauveur ; il ferait paraître moins de foi en souhaitant d'autres connaissances; et, quand sa foi ne serait pas affaiblie, il céderait aux mouvements d'une curiosité vicieuse. Les gens qui sont curieux ne doivent donc pas s'entêter de ces sortes de voies

 

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surnaturelles, puisque Notre-Seigneur ayant dit sur sa croix que tout était consommé  ( Joan., XIX, 30), non-seulement ces visions, mais encore toutes les cérémonies de l'ancienne loi ont cessé.

Pour cette raison nous devons nous attacher en toutes choses à la doctrine de Jésus-Christ, de son Église et de ses ministres, et chercher dans l'Évangile les remèdes de notre ignorance et de nos autres nécessités spirituelles. Si quelqu'un s'éloigne de cette route et se sépare de ce divin maître, il se noircira du crime de curiosité et de présomption, puisqu'on ne doit croire, par aucune voie surnaturelle, que ce qui est conforme à ces divines connaissances. C'est le sentiment de saint Paul : Qui que ce soit, dit-il, qui vous annonce un autre Evangile que celui que nous vous avons annoncé, quand ce serait nous-mêmes, ou un ange du ciel, qu'il soit anathème ( Galat., I, 8). Or, si toutes les choses que le Fils de Dieu nous a enseignées sont très-véritables et très-certaines, comme elles le sont infailliblement, nous les devons embrasser avec soumission et avec constance; et personne ne doit avoir recours à la manière de traiter avec Dieu qu'on observait dans l'ancienne loi. D'ailleurs les particuliers d'entre les Juifs n'en usaient pas de la sorte, et Dieu ne répondait pas ainsi à chacun d'eux. Les seuls prêtres et les seuls prophètes prenaient  cette liberté ; ils recevaient ses réponses, et ils les rapportaient au peuple, qui les employait en ce sacré ministère. Que si David a quelquefois lui-même consulté Dieu, il le faisait comme prophète, et il se servait alors des habits sacerdotaux ; ce qui parut lorsqu'il voulut que le grand prêtre Abiathar prît l'éphod, qui était un des principaux vêtements des prêtres, pour demander au Seigneur quelle était sa volonté dans une affaire de grande conséquence ( I Reg., XXIII, 9). D'autres fois il proposait ses demandes à Dieu par Nathan ou par d'autres prophètes. Au reste, les Juifs étaient obligés de croire que ce qu'ils apprenaient, en ces occasions, de la bouche de leurs prêtres et de leurs prophètes, était la parole de Dieu, et ils en devaient juger selon cette règle, et non selon leur propre sentiment. Si bien que les prêtres et les prophètes devaient approuver les choses que Dieu disait, et que sans cette approbation elles n'avaient nulle autorité, et n'imposaient aucune obligation d'y ajouter foi. Le souverain du monde veut si absolument que la conduite spirituelle d'un homme dépende d'un autre homme semblable à lui, qu'il n'exige pas de nous que nous croyions tout à fait ce qu'il nous révèle, ni que nous y déférions entièrement,

 

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à moins qu'il ne vienne jusques à nous par le canal des hommes.

C'est pourquoi, lorsqu'il dit intérieurement quelque chose à une âme, il lui inspire la volonté de Je communiquer à des personnes spirituelles et capables, et de n'y prendre aucune complaisance avant que celui qui lui tient la place de Dieu l'ait confirmé. C'est ce que lit autrefois Gédéon, qui était à la tête des Israélites. Dieu lui avait dit souvent qu'il remporterait la victoire sur les Madianites ; il en doutait néanmoins, et il perdait cœur. Mais les hommes que Dieu éclairait levèrent ses doutes et rassurèrent son courage, et alors il obéit à l'ordre de Dieu : Allez au camp, lui dit Dieu, et, lorsque vous aurez entendu ce que les ennemis diront entre eux, vos mains se fortifieront, et vous irez avec assurance dans leur camp ( Judic. VII, 9, 11). La choie réussit selon  cette prophétie : Gédéon ayant ouï un Madianite qui disait à son compagnon qu'il avait songé que Gédéon les devait vaincre, ce capitaine plein d'ardeur les combattit avec intrépidité, et les surmonta glorieusement. Ce qui fait voir que Dieu ne voulut pas qu'il crût sa révélation sans hésiter, avant que les hommes lui eussent donné des assurances de sa vérité.

Mais ce qui arriva en  cette matière à Moïse est bien plus digne d'admiration. Dieu lui apparut, lui commanda d'aller en Egypte pour délivrer les Israélites, et lui proposa plusieurs raisons de ce commandement et plusieurs motifs. Il confirma même la vérité de son apparition par le changement miraculeux de la verge de Moïse en serpent, par la lèpre soudaine de sa main, et par sa guérison extraordinaire. Moïse toutefois fut si réservé à donner une parfaite créance à cette vision, que, quoique Dieu se mit en colère, il n'osa se charger de  cette entreprise jusqu'à ce que Dieu lui relevât le courage par l'union de son frère Aaron dans l'exécution de ce dessein, en lui disant : Je sais que votre frère Aaron, qui est lévite, est un homme éloquent. Je déclare qu'il viendra au-devant de vous, et qu'en vous voyant il sera pénétré de joie. Parlez-lui, et dites-lui ce que je vous ai dit : je serai en votre bouche et en la sienne ( Exod., IV, 14, 15). Moïse, soutenu de ces paroles et de l'espérance de recevoir des conseils de son frère, reprit cœur et se soumit au commandement de Dieu.

Ce procédé ne doit pas nous surprendre, car c'est le propre d'une âme véritablement humble, de n'oser s'entretenir seule avec Dieu.

 

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et de ne pouvoir s'assurer et se contenter en ce divin commerce, à moins qu'elle n'y soit conduite par quelque homme intelligent, qui lui donne des avis conformes à son état. Aussi est-ce la direction que Dieu veut qu'on suive en la vie spirituelle, et qui lui est si agréable, que, quand plusieurs s'assemblent pour délibérer d'une vérité, il se joint à eux pour l'éclaircir et pour la confirmer en leur esprit: ce qu'il fit paraître en l'affaire de Moïse et d'Aaron, lorsqu'il leur promit de se trouver avec eux et de parler par leur bouche, quanti ils agiraient de concert dans l'exécution de ses ordres. C'est pourquoi Jésus-Christ dit dans l'Évangile : Lorsqu'il y a en quelque lieu deux ou trois personnes assemblées en mon nom, afin de considérer ce qui est le plus expédient pour ma gloire et pour mon honneur, je suis là au milieu d'elles ( Matth., XVIII, 20), pour les éclairer et pour graver les vérités divines en leur cœur. Il faut remarquer qu'il n'a pas dit : Où une seule personne sera, je me trouverai là, mais où deux pour le moins seront, afin que nous apprenions que Dieu ne veut pas qu'une personne croie seule et juge par elle-même que les grâces extraordinaires qu'elle reçoit de Dieu sont certaines et exemptes de tromperie, ni qu'elle y attache son cœur et fasse fond sur elles, sans s'assujettir en ces occasions au gouvernement de l'Église et aux règles que ses ministres lui pourront prescrire ; autrement Dieu ne lui donnera pas des lumières à elle seule pour connaître la vérité, et il ne la fortifiera pas en sa créance; de sorte qu'elle sera froide a la croire et faible à la pratiquer. Malheur donc, s'écrie l'Ecclésiaste, à celui qui est seul ! s'il tombe il n'aura personne pour le relever. Et, si deux dorment ensemble, ils s'échaufferont mutuellement de la chaleur de Dieu qui se trouvera au milieu d'eux ; mais comment est-ce qu'un seul s'échauffera ( Eccl., IV, 10, 11.), c'est-à-dire comment ne sera-t-il pas froid dans les choses divines? Et, si quelqu'un a l'avantage sur celui qui est seul, c'est-à-dire le démon, qui est plus fort que ceux qui se gouvernent seuls eux-mêmes dans la vie spirituelle, et qui ne prennent conseil de personne, qui repoussera les attaques de cet ennemi? Mais deux unis ensemble, savoir le maître et le disciple, lui résisteront, en connaissant mieux la vérité, et en remplissant plus fidèlement leurs obligations. De sorte que celui qui suit sa propre conduite aura une grande tiédeur dans l'exécution des choses qu'il aura même apprises de Dieu, jusqu'à ce qu'il les ait communiquées aux hommes.

Saint Paul a gardé pour cette raison la même méthode. Quoiqu'il eût reçu, non des hommes, mais de Dieu, l'Évangile qu'il avait

 

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prêché plusieurs années, il n'eut ni repos ni sûreté avant qu'il en eût conféré avec saint Pierre et les autres apôtres, de peur, dit il, que ma course passée et celle de l'avenir ne fussent vaines ( Galat., II, ), Il faut inférer de là que les choses que Dieu parait nous avoir révélées ne peuvent nous donner aucune assurance qu'en observant les règles que nous venons d'établir. Car supposé qu'une révélation vienne de Dieu, comme l'Apôtre savait que le Seigneur lui avait inspiré l'Évangile qu'il annonçait, toutefois l’âme peut se tromper dans l'exécution et dans les articles qui la regardent. En effet, Dieu, qui découvre une chose, ne fait pas toujours connaître l'autre ; et, quand il la montre, il n'enseigne pas toujours la manière ni le moyen de la faire. Quoiqu'il se communique familièrement à une âme, il ne lui dit pas tout ce qui touche à un dessein; il abandonne à nos soins tout ce que l'industrie et la prudence humaine nous peuvent fournir. Outre l'exemple de saint Paul, ce que nous lisons dans l’Exode le prouve encore. Quelque familiarité que Moïse eût avec Dieu, néanmoins Jéthro, son beau-père, lui conseilla de choisir des gens de bien pour l'aidera gouverner les Israélites, et à leur rendre la justice quand ils la demandaient. Prenez d'entre le peuple, lui dit-il, des gens puissants, craignant Dieu, amateurs de la vérité, ennemis de l'avarice ; donnez-leur les charges de tribun, de centenier et de juge du peuple ( Exod., XVIII, 21, 22). Dieu n'avait pas suggéré ce conseil à Jéthro; il l'approuva cependant, pour nous apprendre que nous devons nous servir du secours des hommes, et qu'en ce cas il ne nous révèle pas extraordinairement ce que nous pouvons faire par ces moyens et par cette voie. Il faut en excepter la foi divine, qui nous enseigne des choses élevées au-dessus de la raison humaine, quoiqu'elles ne lui soient pas contraires. Ceux-là donc avec lesquels Dieu et les saints en usent familièrement en plusieurs choses, ne doivent pas croire qu'ils leur donnent la connaissance de fous leurs défauts, lorsqu'ils peuvent les connaître par l'organe des  hommes.   C'est pourquoi il est  nécessaire  d'apporter beaucoup de précautions et même de défiance en toutes ces révélations, de peur qu'on ne soit surpris, comme nous le pouvons recueillir des Actes des Apôtres. Il est dit là que saint Pierre, qui était le chef visible de l'Église, et que Dieu instruisait immédiatement par lui-même, commit toutefois quelque faute dans la pratique d'une

 

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cérémonie ecclésiastique, dont Dieu ne le reprit pas, et dont il ne se corrigea pas lui-même, jusqu'à ce que saint Paul la lui représentât en ces termes : Quand je vis, dit-il, qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant tous : Si vous, qui êtes Juif, vous vivez en Gentil et non en Juif, comment contraignez-vous les Gentils à vivre comme les Juifs? (Galat., II, 14.) Or, Dieu n'avertit pas lui-même saint Pierre de sa faute, parce qu'il la pouvait connaître par les voies ordinaires et familières aux hommes.

Assurément il punira, au jour du jugement, les péchés de plusieurs qu'il aura comblés de lumières, de vertus et d'autres dons, parce que ces gens-là, se fiant aux conversations particulières qu'ils avaient avec Dieu, ne s'acquittaient pas de leurs obligations en plusieurs choses. Alors, comme l'assure Jésus-Christ dans l'Évangile, tout étonnés, ils diront : Seigneur ! Seigneur ! n'avons-nous pas prophétisé en votre nom ? N'avons-nous pas fait beaucoup de miracles en votre nom ? Alors je leur déclarerai : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, vous qui avez commis l'injustice. (Matth., VII, 22, 23.) Le prophète Balaam et d'autres semblables sont de ce nombre ; car, quoique Dieu leur parle d'une manière non commune, ils ne lui sont pas agréables, étant coupables de plusieurs péchés. Enfin les prédestinés qui n'auront pas corrigé leurs vices suivant les règles de la loi et les lumières de la raison naturelle, quoique Dieu ne leur en ait fait, pour cette cause, aucun reproche, et qu'ils soient ses amis, seront néanmoins châtiés de ces imperfections, quelque légères qu'elles puissent être.

Je conclus ce chapitre par un avis selon mon sens très-nécessaire : c'est que la personne qui reçoit ces impressions divines, de quelque façon que ce soit, naturellement, ou surnaturellement, doit les découvrir à son père spirituel clairement, sincèrement et véritablement, comme elle peut les comprendre. J'en apporte trois raisons : la première est que Dieu communique à l'âme beaucoup de choses, dont il ne lui fait connaître l'effet, la force, la sûreté, que quand elle les a soumises au jugement de son directeur, quia la puissance de les approuver ou de les désapprouver, comme les exemples que nous avons tirés de l'Écriture le prouvent. L'expérience même confirme cette vérité, puisque plusieurs personnes vraiment humbles n'acquiescent à ces grâces qu'après en avoir reçu l'ordre de leurs maîtres spirituels, en sorte qu'elles les méprisaient avant cette approbation, et qu'après cet agrément elles en font état, et semblent en être gratifiées tout de nouveau.

La seconde est que l'âme a besoin, dans ces visions, de lumières et d'instructions, pour parvenir à la nudité et à la pauvreté d'esprit, que nous appelons nuit obscure. Car, quoiqu'elle rejetât ces opérations

 

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divines, si toutefois cette connaissance lui manquait, elle tomberait imperceptiblement dans l'ignorance de cette vie plus spirituelle, et retournerait à la voie des sens extérieurs et intérieurs.

La troisième raison est qu'il est à propos, pour entretenir la soumission et la mortification d'une personne spirituelle, qu'elle déclare ces choses à son conducteur, quoiqu'elle ne les estime pas, ou que ces choses soient d'elles-mêmes peu considérables. Il y en a qui sentent une extrême répugnance à les dire, ne les jugeant pas importantes, et ne sachant pas comment leurs directeurs les prendront, ni quel jugement ils en feront : ce qui est sans doute la marque d'une humilité bien faible. La peine que d'autres ont à en donner connaissance vient ou de la confusion qu'elles en reçoivent, ne voulant point avouer qu'elles sont favorisées comme les saints, ou des autres causes qui affligent ces âmes, quand il faut rendre compte de ces dons extraordinaires dont elles ne font nulle estime. Il est nécessaire néanmoins de les mortifier en cette occasion, jusques à ce qu'elles soient assez humbles, assez promptes pour exposer nettement tout ce qui se passe dans le fond de leur intérieur.

Au reste, quoi que nous ayons dit des inconvénients de ces visions, de la nécessité de les rejeter, et de la réserve avec laquelle les confesseurs doivent ou les estimer ou en parler avec leurs pénitents, il faut remarquer qu'ils ne doivent pas néanmoins paraître ennemis de ces révélations, ni se moquer de ceux qui en reçoivent de Dieu, ni leur témoigner du mépris, ou de la colère, ou de l'étonnement, ni s'en scandaliser comme de gens faibles et imaginatifs : tant parce que Dieu se sert de ces représentations au commencement de la vie intérieure, que parce que ces manières dures et humiliantes empêcheraient ces personnes d'ouvrir leur cœur, et de manifester ces opérations, ce qui les exposerait aux illusions du démon. Il est expédient, au contraire, d'user avec elles d'une grande douceur, de les encourager et de les exhorter à faire le détail de ces choses, et même de le leur commander, s'il est nécessaire. De plus, on doit les conduire par la foi, en les détournant peu à peu de ces impressions surnaturelles, et en leur apprenant à s'en dénuer, afin qu'elles profitent davantage en la vie spirituelle. On leur persuadera que ce chemin est le meilleur; qu'une seule action et qu'un seul acte de volonté en la charité vaut mieux et est plus précieux devant Dieu, que tout le bien qu'on peut espérer de ces révélations ; on ajoutera que plusieurs, qui n'ont jamais été enrichis de ces dons, sont devenus plus saints sans comparaison que ceux qui les ont reçus du ciel avec profusion.

 

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CHAPITRE XXIII
On commence à parler des connaissances intellectuelles qui appartiennent purement à la voie de l'esprit, et on les explique.

 

Si on regardait toutes les choses qu'on pourrait dire des connaissances de l'entendement en ce qui touche la voie des sens, il semblerait que j'aurais été trop court dans le discours que j'en ai fait. Mais, parce que mon dessein est de dégager l'entendement de ces visions, et de l'introduire dans la nuit de la foi, j'ai été, selon mon sens, plus long que je ne le devais. Voilà pourquoi je commencerai maintenant à traiter des quatre sortes de connaissances de l'esprit, qui sont les vivions, les révélations, les paroles intérieures et les sentiments spirituels, et que j'ai appelées ci-dessus purement spirituelles, parce qu'elles sont communiquées à l'esprit, non par la voie des sens comme les représentations corporelles et imaginaires, mais par une voie surnaturelle, sans aucune opération des sens extérieurs ou intérieurs; car l'entendement demeure alors dans un état passif, et l'âme ne fait aucun acte, mais elle reçoit seulement l'impression divine, et y donne son consentement.

Ces quatre connaissances se peuvent nommer visions ou vues de l'âme, puisque connaître et voir, c'est au regard de l'âme la même chose. Et d'autant que l'entendement s'aperçoit de toutes ces connaissances, on dit qu'il les voit spirituellement. Ainsi les connaissances qu'il en forme sont à proprement parler des vues intellectuelles. Car comme les choses qu'on voit, qu'on entend, qu'on flaire, qu'on goûte et qu'on touche, sont l'objet de l'entendement en tant qu'elles sont ou fausses ou véritables, tout ce qui est intelligible fait la vue spirituelle de l'esprit, comme tout ce qui est visible fait la vue corporelle des yeux. On peut donc, parlant en général, donner le nom de vues à ces quatre connaissances intellectuelles. Ce qui ne se trouve pas dans les autres sens, puisque les objets des uns ne peuvent être les objets des autres; par exemple, l'objet de la vue ne peut être, eu tant que visible, l'objet de l'ouïe. Et, parce que ces connaissances sont présentées à l'âme de la manière qu'elles sont présentées aux autres sens, nous appelons vues toutes les choses que l'entendement connaît ; s'il les voit, c'est vision ; s'il les apprend de nouveau en les recevant de Dieu, c'est révélation; s'il les écoute, c'est parole ; s'il les goûte, s'il semble y trouver une agréable odeur, s'il y prend plaisir, c'est sentiment spirituel. De là il tire l'intelligence d'une chose, sans concevoir ni espèce ni figure

 

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imaginaire d'où il puisse la comprendre ; mais elle est connue à l'âme immédiatement par des opérations et par des moyens surnaturels.

Il est donc à propos d'éloigner l'esprit de ces impressions, aussi bien que des images matérielles, afin qu'on le conduise à la nuit de la foi et à l'union de Dieu, de peur que ces vues surnaturelles ne lui ferment le chemin de la pauvreté d'esprit, et du dépouillement de toutes les créatures. On avoue bien que ces vues sont plus nobles, plus utiles et plus sûres que les espèces purement corporelles, puisqu'elles sont spirituelles et intérieures ; que le démon ne saurait en abuser, et que Dieu se communique par elles plus purement, et sans la coopération active de l'âme ou de l'imagination. Toutefois l'entendement pourrait s'attacher à ces connaissances, s'en faire un obstacle dans son chemin vers Dieu, et se tromper soi-même à cause du peu de circonspection dont il userait dans cette voie.

Or, quoique nous puissions parler en général de ces quatre connaissances, puisque les mêmes avis que nous avons à donner sur ce sujet conviennent à cette matière, il est, ce me semble, plus utile de traiter de chacune en particulier. Nous commencerons par les visions de l'entendement.

 

CHAPITRE XXIV
De deux portes de visions intellectuelles, qui arrivent dans les voies surnaturelles.

 

Parlant en particulier des visions spirituelles qui se font sans aucun commerce des sens corporels, je dis qu'il y en a de deux sortes. Les unes sont les visions des substances corporelles ; les autres  sont les visions des substances dégagées de tout corps. Les premières s'étendent sur toutes les choses matérielles, que l'âme, aidée d'une lumière divine, peut connaître ou voir dans tout l'univers. Les dernières ont pour objet les purs esprits, comme sont les anges et les âmes. Elles demandent des lumières plus sublimes que les autres ; elles sont rares et ne se donnent pas dans la vie présente. Quant à la vision de l'essence divine, elle est le propre des seuls bienheureux ; elle ne se communique à personne en ce monde, jj ce n'est peut-être en passant, Dieu usant d'une dispensation singulière, ou en conservant la vie à l'homme, et élevant son esprit au-dessus de sa manière ordinaire d'opérer, comme il arriva peut-être à saint Paul, qui dit de lui-même qu'il fut ravi jusqu'au troisième ciel, sans savoir si ce fut avec son corps ou sans son corps, et qu'il entendit

 

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des paroles secrètes, que les hommes ne peuvent exprimer ( II Cor., XII, 3, 4). Nous apprenons de là que Dieu le mit par ce ravissement au-dessus des opérations naturelles de l'esprit, et qu'il l'éleva lui-même à une opération toute surnaturelle. Il est probable aussi que quand Dieu, voulant découvrir son essence à Moïse, lui dit qu'il le mettrait dans le creux d'un rocher, lorsqu'il passerait éclatant de gloire, et qu'il le protégerait jusques à ce qu'il fût passé (Exod., XXXIII, 22), de peur que, ne pouvant supporter de si grandes splendeurs, il ne vînt peut-être à mourir: il est, dis-je, probable qu'il se fit voir à ce saint prophète, et qu'en le faisant surnaturellement opérer, il lui conserva la vie, que cette opération eût peut-être ravie à Moïse. Il y a quelque apparence que la vue de Dieu fut aussi accordée à Élie notre père ( III Reg., XIX, 13), lorsqu'étant à l'entrée d'une caverne, il se couvrit le visage, entendant le bruit d'un vent doux et agréable qui marquait la présence de Dieu ; mais, après tout, ces visions sont très-rares, et Dieu n'en favorise que très-peu de gens, qui sont les forts esprits de l'Église, et les grands observateurs et défenseurs de la loi de Dieu, comme ont été les trois que nous venons de rapporter.

Cependant, encore que, selon le cours ordinaire, on ne puisse avoir en cette vie une claire connaissance de ces visions, on les peut néanmoins connaître dans l’âme par le moyen d'une certaine connaissance amoureuse, accompagnée de touches intérieures très-douces, qui regardent les sentiments spirituels, dont nous traiterons ci-après avec le secours de Dieu.

Je dis maintenant que les visions des substances corporelles que l’âme reçoit spirituellement sont semblables, pour la manière de les produire, aux visions matérielles. Comme les yeux voient les choses corporelles par la lumière naturelle, de même l'œil de l’âme, qui .est l'entendement, voit intérieurement les mêmes choses corporelles par la lumière surnaturelle que Dieu lui donne, et il n'y a de la différence qu'en la manière de voir. Néanmoins l’âme voit plus clairement et plus subtilement les choses spirituelles que les yeux ne voient les choses corporelles ; parce que Dieu répand en elle, quand il lui plaît, une lumière surnaturelle qui lui fait voir toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre, sans que ni leur absence ni leur présence y apportent aucun obstacle. Cela se fait de la même façon que si on ouvrait une porte, au travers de laquelle on verrait par intervalle des éclairs, qui perceraient les nutjes pendant une nuit obscure, et qui feraient paraître distinctement quelques objets, et les laisseraient ensuite dans les ténèbres, comme ils

 

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étaient auparavant. Alors les images des choses qu'on aurait vues demeureraient dans l'imagination. Or, les visions des choses spirituelles se font ainsi dans l’âme, mais beaucoup plus parfaitement. Car quelquefois ce qu'elle a vu en esprit, avec le secours de cette lumière surnaturelle, lui est si profondément imprimé, qu'elle le voit dans elle-même comme elle le voyait au commencement : cela se passe en elle comme on voit dans un miroir la figure des objets qu'on lui présente. Si bien que les espèces des choses que l’âme a vues spirituellement ne se séparent jamais de l’âme, quoiqu'elles semblent quelquefois en être éloignées.

Les effets que ces visions font dans l’âme sont le repos, la lumière, une joie semblable en quelque façon à celle des bienheureux, la douceur, la pureté, le penchant ou l'élévation de l'esprit vers Dieu ; et l’âme les sent quelquefois plus, quelquefois moins; quelquefois elle sent une chose plus abondamment qu'une autre, selon la capacité de l'esprit qui reçoit ces goûts spirituels, ou selon qu'il plaît à Dieu de les exciter dans l’âme.

Le démon peut aussi faire dans l’âme de semblables visions par le moyen de quelque lumière naturelle, en se servant de la fantaisie, dans laquelle il représente des objets présents ou absents, revêtus d'une lumière spirituelle. C'est pourquoi il y a des docteurs qui enseignent qu'il montra au Fils de Dieu, par une vision intellectuelle, tous les royaumes du monde et toute leur gloire, étant impossible qu'il les lui fit voir des yeux du corps ( Matth., IV, 8). Mais on remarque une grande différence entre les visions que le malin esprit produit, et celles dont Dieu est l'auteur, et entre les effets des unes et des autres. Les visions du démon jettent l’âme dans l'aridité et dans la sécheresse d'esprit pendant l'oraison. Elles la portent à s'estimer elle-même, à recevoir volontiers ces visions, à en faire beaucoup d'état. Elles ne lui laissent aucun désir de l'humilité chrétienne, ni aucune tendresse de l'amour divin. De plus, elles ne s'impriment pas dans l'âme avec douceur et avec consolation, comme les visions de Dieu; elles n'y demeurent pas longtemps, et même elles s'effacent promptement, si ce n'est que l'estime que l’âme en fait l'excite à s'en souvenir et à les conserver : mais alors elle ne sent pas les bons effets que les visions divines ont accoutumé de produire.

Ces visions ont encore un autre défaut: lorsqu'elles représentent les créatures, qui n'ont point de proportion avec Dieu, elles ne peuvent être à l'esprit un moyen prochain pour s'unir à Notre-Seigneur. Tellement qu'il est utile à l'âme de les repousser, afin qu'elle puisse

 

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avancer en la perfection parla pratique de lar foi, qui est le moyen le plus prochain pour arrivera l'union divine. Ainsi l'âme ne doit ni les conserver ni s'appuyer sur elles. Ce serait s'occuper de ces images et des créatures qu'elles représentent  dans l'intérieur; ce serait aussi ne pas aller à Dieu par l'abnégation de toutes les choses créées. Que si néanmoins ces idées continuent à se présenter à l'âme, elles ne lui nuiront point, pourvu que l'âme les néglige. Il est vrai que la mémoire qu'elle en conserve peut l'exciter à l'amour de Dieu et à la contemplation des choses divines ; mais la foi pure et l'entière séparation de ces images la portent davantage à ces exercices, quoiqu'elle ne sache pas comment cela s'accomplit, ni d'où ces opérations procèdent. Le pur amour de Dieu l'embrasera et lui causera des inquiétudes dont elle ignorera et le fondement et la source. En voici néanmoins la cause : c'est que, quand l’âme s'est délivrée de toutes ces choses, quand elle est arrivée au parfait dénûment d'esprit, la foi jette en elle de plus profondes racines, et, la foi s'étant augmentée, l'amour de Dieu devient aussi plus grand et plus ardent. De là vient que plus l'âme se dépouillera des choses extérieures, plus elle recevra de foi,   d'espérance et de charité. Néanmoins elle ne connaît pas quelquefois cet amour, et ne le comprend nullement, parce qu'il réside, non pas dans le sentiment et dans la tendresse, mais dans la partie supérieure de l'âme, dans la force et dans l'efficace; ce qui parait par le courage que cet amour lui inspire pour agir. Il arrive cependant quelquefois qu'il se répand dans le sens, et qu'il lui fait goûter de la douceur et de la tendresse.

Voilà pourquoi il est nécessaire que l'âme qui veut jouir de cet amour et du plaisir spirituel de ces visions soit soutenue d'une grande force, et appliquée à une sévère mortification, pour se priver de toutes choses, et pour mettre son amour et sa joie en Dieu, qu'elle ne voit et ne sent pas, qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie, et qui est incompréhensible à l'esprit, et élevé au-dessus des créatures. Si l'âme en use autrement, encore qu'elle soit si éclairée, si humble et si forte, que le démon ne puisse la précipiter par ces visions dans l'erreur ni dans la présomption, toutefois elle ne passera pas plus outre dans les voies de la sainteté; car elle opposera un grand obstacle à l'abnégation d'esprit, qui est requise pour s'unir à Notre-Seigneur.

 

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CHAPITRE XXV
Des révélations, de leur nature et de leur distinction.

 

Pour suivre l'ordre que nous nous sommes proposé, il faut parler maintenant de la seconde espèce de connaissances spirituelles, que nous avons appelées révélations, et dont quelques-unes regardent l'esprit de prophétie. Sur quoi on remarquera que la révélation n'est autre chose que la déclaration d'une vérité cachée, ou d'un secret et d'un mystère inconnu : par exemple, si Dieu découvrait à quelque personne une chose telle qu'elle est en elle-même, ou les actions qu'elle aurait faites, ou qu'elle fait, ou qu'elle se dispose à faire.

Suivant cette doctrine, nous pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes sont la manifestation qui se fait à l'entendement de quelque vérité, et on les appelle connaissances intellectuelles ou intelligences. Les autres, qu'on nomme proprement révélations, se font lorsqu'on fait connaître des choses secrètes. Les premières, prises à la rigueur, ne sont pas des révélations, puisqu'elles consistent en ce que Dieu montre clairement à l'âme des vérités toutes simples et toutes nues, touchant les choses temporelles et spirituelles. J'ai cru néanmoins en devoir parler sous ce titre, à cause de la proximité et de la liaison qu'elles ont ensemble, et pour ne pas multiplier les distinctions sans nécessité. Nous traiterons de chacune dans les deux chapitres qui suivent.

 

CHAPITRE XXVI
Des connaissances intellectuelles de la vérité toute nue ; de leurs différences, et comment l'âme s'y doit comporter.

 

Pour écrire comme il faut de la connaissance des vérités toutes nues, il serait nécessaire que Dieu conduisît lui-même ma plume. Car vous devez savoir, mon cher lecteur, que ces connaissances, telles qu'elles sont en elles-mêmes, surpassent la portée de notre esprit et la force de nos expressions. Toutefois, parce que j'en traite ici non pas exprès, mais autant qu'il est besoin pour instruire l'âme et pour la conduire à l'union divine, vous agréerez, s'il vous plaît, que j'en parle en peu de mois selon les règles que je me suis prescrites.

 

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La connaisance des vérités toutes nues est différente des visions, que nous avons expliquées dans le chapitre vingt-deuxième. L'entendement ne la reçoit pas de la manière qu'il connaît les choses corporelles. Car elle consiste en ce que l'esprit voit distinctement les vérités divines, ou les vérités qui regardent les choses passées, présentes ou futures : ce qui est conforme à l'esprit de prophétie. Il parait par là que ce genre de connaissances se divise en deux espèces. Les unes regardent le Créateur; les autres concernent les créatures. Et, quoique toutes deux soient agréables à l'âme, néanmoins le plaisir que celles qui ont Dieu pour objet lui causent est si grand, qu'on ne peut rien trouver qui nous en donne une juste idée : les paroles mêmes nous manquent pour l'exprimer. Car ce sont les connaissances et les délices de Dieu même, à qui rien ne saurait être semblable, selon le langage de David ( Psal., XXXIX, 6). Ces connaissances se font dans l'esprit directement à l'égard de Dieu, lorsqu'on prend de très-hauts sentiments de ses attributs, comme sont sa toute-puissance, sa bonté infinie et les autres. Toutes les fois aussi que cette divine intelligence éclaire l'âme, elle imprime à l'âme et lui fait sentir ce qu'elle découvre et sent elle-même. Car l'âme, étant alors élevée à une pure contemplation, voit bien qu'il est impossible de rien dire de Dieu, sinon peut-être en ternies généraux que l'abondance des délices intérieures et des biens spirituels fait prononcer à l'âme, tandis qu'elle souffre passivement cette opération : on ne peut néanmoins comprendre parfaitement ce qu'elle sent et ce qu'elle goûte en cet état.

Le prophète-royal, ayant expérimenté quelque chose de semblable, n'a pu s'en exprimer que d'une manière commune : Les jugements du Seigneur, dit-il, sont véritables; c'est-à-dire les jugements que nous faisons de Dieu, ou les sentiments que nous avons de ses perfections, et les choses que nous expérimentons, sont véritables, justifiés en eux-mêmes, plus souhaitables que l'or et que les pierres précieuses, plus doux qu'un gâteau de miel ( Psal., XVIII, 10, 11).

Moïse n'explique aussi qu'en termes généraux ce qu'il éprouva dans la connaissance que Dieu lui donna de lui-même. Car, au moment que Dieu se présenta à lui en passant, il en fut si ébloui et si étonné, qu'il tomba par terre et qu'il s'écria : Ah! Dieu, souverain Seigneur de toutes choses, miséricordieux, clément, plein de compassion! Dieu véritable, qui faites miséricorde à ceux à qui vous le promettez, en quelque

 

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grand nombre qu'ils soient ( Exod., XXXIV, 6, 7) ! Saint Paul ne put, non plus que David et que Moïse, faire entendre ce qu'il avait vu dans Dieu, lorsqu'il fut ravi jusqu'au troisième ciel. De même l'âme en qui Dieu répand les connaissances extraordinaires de lui-même ne saurait dire que très-imparfaitement ce qu'elle voit en lui, et ce qu'elle goûte en elle-même pendant cette sublime contemplation.

Ces connaissances générales de Dieu ne regardent jamais les choses particulières ;et, en tant qu'elles sont attachées à ce souverain principe des créatures, on ne peut les expliquer en détail, si ce n'est peut-être lorsqu'elles ont pour objet quelque chose de créé : alors on en peut donner en quelque manière l'explication.

Personne ne peut avoir ces connaissances éminentes et amoureuses avant que de jouir de l'union divine, puisqu'elles appartiennent à cette union, et qu'elles consistent en un certain attouchement spirituel qui se fait entre Dieu et l'âme, car c'est Dieu lui-même qu'on voit et qu'on goûte. Et, quoique cette vue ne soit pas si claire qu'elle l'est dans la gloire du paradis, toutefois cet attouchement spirituel est si sublime, qu'il pénètre tout l'intérieur, ou, pour parler ainsi, toutes les moelles de l'âme. Cependant le démon ne peut se mêler dans ces opérations divines, n'ayant pas le pouvoir de rien faire de semblable, puisqu'il n'y a rien qu'on puisse comparera un bien si avantageux. Il ne peut non plus verser dans l'âme une pareille douceur ni un plaisir égal ; car cette connaissance fait goûter en quelque façon l'essence divine et la vie éternelle. Néanmoins le démon pourrait quelquefois représenter à l'âme des perfections et des goûts sensibles qui sembleraient la rassasier et la remplir : il pourrait encore s'efforcer de lui persuader que ce sérail Dieu même qu'elle sentirait ; mais il ne pourrait faire couler ces fausses images et ces consolations imaginaires dans le fond de l'âme, ni l'enflammer subitement de l'amour de Dieu, comme les douceurs divines le font ordinairement.

Car quelques-unes de ces connaissances et de ces louches intérieures que Dieu répand dans l'âme l'enrichissent de telle sorte, qu'une seule suffit, non-seulement pour la délivrer tout d'un coup des imperfections qu'elle n'avait pu vaincre durant tout le cours de sa vie, mais aussi pour l'orner avec profusion des vertus chrétiennes et des dons divins. Ces mouvements sacrés sont si agréables et donnent à l'âme une si douce consolation, que toutes les peines de sa vie et toutes ses douleurs lui semblent bien récompensées ; elle devient si courageuse, et elle est tellement animée à souffrir pour

 

 

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Dieu, qu'elle s'afflige lorsqu'elle n'est pas assiégée de toutes sortes de souffrances.

Elle ne saurait cependant s'élever à ces connaissances et à  ces touches divines par sa coopération, ni parles efforts de son imagination; car ces connaissances sont au-dessus de toutes choses; et Dieu les produit en elle, sans qu'elle y contribue par ses puissances ni par sa capacité. Il les lui accorde lorsqu'elle y pense et qu'elle les désire le moins. Il ne faut qu'un léger souvenir de la majesté divine, ou de quelque autre chose, quoique très-petite, pour exciter tous ces mouvements en elle, lesquels sont quelquefois si sensibles et si puissants, qu'ils passent jusqu'au  corps, et qu ils le font trembler presque en toutes ses parties. D'autres fois ils se font sentir dans l'esprit, lorsqu'il est tranquille, avec un plaisir tout divin, et sans causer aucun tremblement dans le corps.

Ils naissent quelquefois dans l’âme lorsque l'âme entend une parole de l'Écriture, ou qu'on lui parle de Dieu ; mais ils sont alors plus faibles et plus languissants, et n'ont pas la même efficace et la même douceur. Ils sont néanmoins d'une plus grande force, et il faut les estimer plus que toutes les connaissances des créatures et des œuvres de Dieu.

Et, parce que ces lumières et ces louches viennent de Dieu subitement et sans attendre le consentement de la volonté, l'âme ne doit pas s'efforcer de les obtenir de lui ou de les acquérir par son travail ; mais elle doit s'humilier et se résignera ses ordres, car il achèvera son ouvrage de la manière qu'il lui plaira. Je ne dis pas  que l'âme doive se tenir dans un état purement négatif à l'égard de ces opérations, comme je l'ai dit à l'égard des autres connaissances, parce que celles-ci sont une partie de l'union à laquelle nous désirons conduire l'âme.

Or, le moyen le plus excellent que nous ayons pour recevoir ces connaissances et ces mouvements divins, c'est l'humilité et la résolution de souffrir la privation de ces dons pour l'amour de Dieu, avec une parfaite  résignation à sa volonté, et sans regarder nulle récompense. Car les personnes qui se font propriétaires des biens surnaturels de Dieu, n'en sont jamais favorisées, puisque Dieu ne les distribue qu'aux âmes qu'il aime, et dont il est aimé purement et sans intérêt. C'est ce  que le Fils de Dieu nous a voulu faire entendre par ces paroles que saint Jean rapporte : Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et Je me découvrirai à lui (Joan., XIV, 22), où l'on voit assez clairement qu'il signifie les connaissances et les touches

 

 

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intérieures que Dieu communique à l'âme qui l'aime en vérité et sans dissimulation.

La seconde espèce des connaissances ou visions que Dieu nous donne intérieurement est différente de celle dont nous avons traité, en ce que celle-ci regarde les choses qui sont au-dessous de Dieu. Cette espèce contient la connaissance de la vérité des choses comme elles sont en elles-mêmes, et de celles qui se passent entre les hommes, et aussi des accidents qui leur arrivent. Elle est de telle nature, que, quand l'âme connaît ces vérités, elle y donne son consentement avec tant de fermeté, lors même que personne ne lui en parle, qu'elle ne peut consentir à ce qui est contraire, quoiqu'elle se fasse violence pour cet effet, parce que son esprit découvre quelque autre chose en ce qui lui est représenté spirituellement, et il en est aussi convaincu que s'il en avait une connaissance intuitive. Ce qui  peut se rapportera l'esprit de prophétie, ou à la grâce extraordinaire que saint Paul appelle le don du discernement des esprits (I Cor., XII, 8, 10). Mais après tout, quelque indubitable que soit  cette connaissance, l'âme doit suivre les ordres de son directeur, lorsqu'il lui commande d'y renoncer, afin qu'il  la dispose, par l'exercice de la foi, à l'union divine, à laquelle elle doit aller plutôt par la foi que par les connaissances extraordinaires.

Nous avons dans les livres sacrés des témoignages évidents de ces deux articles. Le Sage parle du premier, savoir de la connaissance particulière des choses, en ces termes: Dieu m'a donné la véritable connaissance des choses créées; afin que je connaisse la disposition de l'univers, la vertu des éléments, le commencement, le milieu et la fin des temps, leurs changements, le cours des années, la disposition des étoiles, la nature des animaux, la fureur des bêtes, la force des vents, les pensées des hommes, les différences des moindres arbres, la vertu des herbes, tellement que J'ai appris tout ce qu'il y a de plus caché et de plus inconnu ; car la sagesse, qui est l'ouvrière de toutes les créatures, me les a enseignées. (Sap. VII, 17, 18, etc.) Or, quoique cette connaissance dont Dieu a éclairé l'esprit de Salomon soit générale, elle est néanmoins une marque des connaissances particulières que Dieu donne à l'âme par des voies surnaturelles, non pas qu'il lui accorde une science générale et habituelle comme il l'a communiquée à Salomon, mais c'est qu'il lui découvre évidemment la vérité de quelques-unes des choses dont le Sage fait ici le détail. Et, s'il arrive que Dieu favorise quelques âmes de ces connaissances habituelles, ces connaissances ne sont pas toutefois si universelles que celles de Salomon ; mais

 

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elles sont réglées selon la différence des dons que saint Paul remarque, et que Dieu distribue aux hommes comme il lui plaît, entre lesquels sont : la sagesse, la science, la foi, la prophétie, le discernement des esprits, la connaissance et l'interprétation des langues. (I Cor., XII, 10, 11.) Dieu fait part gratuitement de ces dons à qui il le trouve bon, comme aux prophètes, aux apôtres et à plusieurs autres saints.

Mais ce que nous disons maintenant est qu'outre ces grâces gratuites, les personnes qui sont parvenues à la perfection, ou qui en approchent, ont d'ordinaire la connaissance des choses présentes, et même des choses absentes, parce qu'elles les voient par la lumière qui est répandue en leur esprit, lorsqu'il a été purifié de tout ce qu'il avait de grossier et de terrestre. A quoi nous pouvons appliquer ces paroles des Proverbes : Comme on voit dans l'eau le visage de ceux qui s'y regardent, de même le cœur des hommes est découvert aux sages ( Prov., XXVII, 19), c'est-à-dire à ceux qui ont acquis la sagesse des saints. De même les esprits illuminés du ciel connaissent souvent plusieurs choses ; ils ne les connaissent pas néanmoins toutes les fois qu'ils voudraient. C'est le propre de ceux-là seulement qui sont pleins de ces connaissances habituelles. Toutefois ceux-là mêmes ne connaissent pas toujours toutes choses, puisque cela dépend du bon plaisir de Dieu, qui fait cette faveur quand il le juge à propos.

Il faut cependant savoir que ceux qui ont ainsi dégagé leur esprit de toute impureté obtiennent plus facilement la connaissance des secrets du cœur, des sentiments cachés, de tout l'intérieur des autres, de leurs inclinations et de leurs talents, et ils les connaissent ordinairement par des signes extérieurs, quoique fort légers : par exemple, une parole, un tour d'œil, un mouvement de tête ou quelque autre geste sera capable de les faire pénétrer dans le fond de l'âme. En effet, comme le démon peut connaître de  cette sorte notre intérieur, parce qu'il est tout esprit, de même l'homme spirituel y peut avoir accès par ces moyens, puisque, selon le langage de l'Apôtre, l'homme spirituel juge de toutes choses, et que l'esprit divin sonde ce qu'il y a de plus caché, jusqu'aux plus profonds secrets de Dieu ( I Cor., II, 15 . 19).

Il est vrai que ces signes extérieurs ne peuvent les conduire naturellement à la connaissance des pensées et de tout l'intérieur des hommes, mais ils le peuvent surnaturellement parles lumières que

 

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les spirituels reçoivent d'en haut en cette occasion. Que s'ils se trompent quelquefois, ils découvrent néanmoins très-souvent la vérité. Il ne faut pas cependant se fier à ces sortes de connaissances; il faut même les rejeter et n'en faire nul état, par la raison que le démon a coutume de s'y mêler pour nous séduire.

A l'égard de ce que font les hommes ou de ce qui leur arrive, il est constant, par un témoignage tiré du quatrième livre des Rois, que les hommes spirituels en ont connaissance, quoiqu'ils en soient éloignés : car il est rapporté en cet endroit que Giézi, serviteur de notre père saint Elisée, lui ayant voulu celer l'argent qu'il avait reçu de Naaman, ce prophète lui dit : N'étais-je pas là présent en esprit, lorsque cet homme est revenu au-devant de vous ( IV Reg., V, 26) ? Ce qui se lit de cette manière, parce qu'Elisée voyait en esprit les choses, comme si on les eût faites en sa présence. Nous avons encore, dans le même livre, une preuve de  cette vérité : car Elisée connaissait tout ce que le roi de Syrie disait en secret et traitait avec les princes de son royaume; et ce prophète en faisait un fidèle rapport au roi d'Israël, qui prévenait, par ce moyen, les desseins de son ennemi; ce qui donna sujet au roi de Syrie de se plaindre et de dire à ses ministres : Pourquoi ne me déclarez-vous pas celui qui me trahit auprès du roi d'Israël? Non, Seigneur, répondit un de ses serviteurs, on ne vous trahit pas ; mais c'est le prophète Elisée, qui demeure en Israël, et qui dit à son roi toutes les résolutions que vous avez prises dans votre cabinet (IV Reg., VI, 12.).

Ces deux espèces de connaissances sont aussi données à l’âme d'une manière passive et sans aucune coopération de sa part, car, lorsqu'elle n'y pense nullement, elle reçoit une intelligence très-vive de ce qu'elle lit ou de ce qu'elle entend dire, et  cette intelligence est souvent plus claire que les paroles qui les signifient; et, quoiqu'elle ne comprenne pas les paroles, et qu'elle ne sache pas même si elles sont latines ou non, elle connaît distinctement ce qui lui est représenté.

Il y a beaucoup de choses à dire ici des artifices que le malin esprit emploie pour nous tromper, car il se sert des sens corporels pour former les idées des choses qu'il présente à l’âme, et il lui en imprime les connaissances intellectuelles si vivement, qu'elles lui paraissent très-véritables et très-certaines ; de sorte que, si l'âme n'est très-humble et très-circonspecte, il lui persuadera sans doute

 

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mille mensonges. En effet, ses suggestions font une grande violence à l'âme, surtout lorsqu'elle a quelque chose de la faiblesse des sens; il lui imprime alors les connaissances qu'il veut avec tant d'efficacité, de force, de persuasion et de fermeté, qu'elle a besoin, pour les chasser, de beaucoup de prières et d'efforts : car il fait voir souvent avec évidence, quoique faussement, les péchés d'autrui, les mauvaises consciences, les personnes criminelles, et il le fait à dessein de ternir leur réputation, et d'inspirer le désir d'en parler mal, afin qu'on commette plusieurs péchés. Il allume même le zèle des spirituels, et il tache de leur persuader qu'ils n'ont point d'autre vue que de faire prier Dieu pour ces pécheurs; car, encore qu'on ne puisse douter que Dieu révèle quelquefois à ses saints les besoins de leur prochain, afin qu'ils le prient de lui donner les remèdes nécessaires, comme il fit connaître à Jérémie l'infirmité du prophète Baruch (Jerem., XLV, 2), pour l'instruire des moyens de le soulager ; néanmoins le démon fait souvent la même chose, quoique ce ne soit qu'une illusion, afin de noircir les justes des taches de plusieurs péchés imaginaires, ou de les accabler d'afflictions, comme l'expérience nous l'apprend depuis longtemps. Il offre encore à l'esprit, et il y verse d'autres connaissances qu'il s'efforce de faire recevoir et croire comme véritables.

Ces lumières extraordinaires, soit qu'elles viennent de Dieu ou du démon, sont peu avantageuses à l'âme pour s'approcher du Seigneur, principalement lorsqu'elle veut s'en servir et s'y attacher; au contraire, si elle n'a pas soin de les refuser et de s'en délivrer, elles lui seront un empêchement pour aller à son Créateur, et là jetteront en plusieurs erreurs, puisqu'elle tombera dans tous les inconvénients dont nous avons parlé jusqu'à présent. C'est pourquoi, en ayant traité suffisamment ci-dessus, je n'en dirai rien davantage, mais je me contenterai d'avertir les personnes spirituelles de repousser soigneusement cette sorte de connaissances, de marcher vers Dieu par le chemin de l'ignorance et de la simplicité, de rendre un compte exact, à leur confesseur ou à leur directeur, de tout ce qui leur arrive en cette matière, et d'exécuter ses ordres avec une fidélité inviolable. Pour ce qui est de celui qui les dirige, il doit les faire passer promptement par ce dangereux chemin, et ne pas souffrir qu'elles s'y arrêtent, puisque tout cela ne contribue en rien à les unir à Dieu ; d'autant que, sans ce secours, les effets des connaissances que l'âme reçoit demeurent dans elle, quand Dieu le veut et l'ordonne ; si bien qu'il n'est pas nécessaire de m'étendre plus au long sur ces effets, de peur de fatiguer le lecteur. Il suffit de dire que comme les bonnes connaissances produisent de bons effets et tendent à de bonnes fins, de même les mauvaises connaissances produisent de

 

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mauvais effets et tendent à de mauvaises fins. Il faut donc y renoncer de la manière dont nous l'avons auparavant enseigné.

 

CHAPITRE XXVII
Des secondes révélations, qui consistent à manifester les secrets et les mystères cachés ; de quel usage elles sont pour aller à l'union divine; de quelle manière elles peuvent l'empêcher, et comment le démon peut tromper l'âme en cette matière.

 

Les secondes révélations contiennent la manifestation des secrets et des mystères cachés, laquelle se peut faire en deux manières. La première regarde Dieu comme il est en lui-même, et comprend la révélation de l'unité de Dieu et de la trinilé des personnes; la seconde regarde encore Dieu en tant qu'il est dans ses ouvrages, et renferme tous les articles de la foi catholique et toutes les propositions des vérités qu'on en peut tirer par des conséquences nécessaires et évidentes, telles que sont les prophéties, les promesses de Dieu, les menaces et les autres choses qui étaient autrefois futures, ou qui le sont encore présentement. Nous pouvons aussi rapporter à ces révélations plusieurs autres événements particuliers que Dieu révèle à l'égard, tant de tout le inonde en général, qu'en particulier des royaumes, des provinces, des États, des familles et des personnes. L'Écriture, et surtout les prophètes, nous en fournissent plusieurs exemples que je ne veux pas écrire ici, car personne presque ne les ignore. Je dis seulement que Dieu n'use pas toujours de la seule parole pour exprimer ces révélations, mais qu'il se sert quelquefois de signes, de figures, d'images, de similitudes ; quelquefois encore de paroles et de signes tout ensemble, comme on voit dans les prophètes, et en particulier dans l’Apocalypse, où l'on trouve toutes les révélations et toutes les manières de révéler que nous avons expliquées jusqu'ici.

Dieu fait encore en ce temps-ci des révélations de  cette nature à certaines personnes, à qui il révèle, par exemple, la fin de leur vie, les croix qu'elles auront, les accidents qui arriveront à tel homme, à telle famille, à tel royaume. Il donne aussi l'intelligence des mystères de notre foi, ou, pour mieux dire, il explique plus clairement les vérités qu'il a déjà révélées.

Or, le démon se glisse souvent en ces sortes de révélations, car, comme elles se font d'ordinaire par le moyen des paroles, des figures, des ressemblances, il peut feindre les mêmes choses. Mais, s'il nous suggérait des sentiments différents de nos mystères, ou

 

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contraires aux vérités éternelles, il n'y faudrait nullement consentir, comme l'Apôtre nous l'enseigne : Qui que ce soit, dit-il, qui vous annonce un autre Évangile que celui que nous avons annoncé, quand ce serait nous-mêmes ou un ange du ciel, qu'il soit anathème ( Galat., I, 8). C'est pourquoi l'a me ne doit point admettre ce qui lui serait révélé de nouveau touchant la foi, sinon ce qui lui serait utile et convenable, soit parce qu'elle doit se précautionner contre la variété des sentiments que ces révélations pourraient lui donner, soit parce qu'elle doit se conserver dans la pureté de la foi, sans y mêler aucune erreur. C'est pourquoi il faut qu'elle captive son entendement et qu'elle s'attache avec simplicité à la doctrine de l'Eglise et à la foi, qui vient de l'ouïe, comme parle saint Paul ( Rom., X, 17). De sorte que, si elle ne veut pas être trompée, elle ne doit pas croire légèrement les choses que ces révélations lui découvriraient de nouveau, car le prince des ténèbres y mêle des mensonges pour la séduire. Et d'abord il lui montre des vérités constantes et des choses vraisemblables pour la rassurer. Ensuite il lui persuade sans peine toutes les faussetés qu'il lui plaît, imitant en cette conduite le cordonnier, qui passe une soie dure par le cuir sur lequel il travaille, et qui y fait entrer son fil facilement avec ce petit secours. Il est donc nécessaire d'user d'une grande circonspection. Car, quoiqu'il fût certain qu'il n'y aurait aucun danger de surprise, il serait néanmoins plus avantageux à l'âme de ne pas appliquer son entendement à  comprendre les choses manifestes d'elles-mêmes, afin qu'elle ait le mérite de sa foi tout pur et tout entier, et qu'elle parvienne,   par l'obscurité de l'entendement, à la lumière de l'union divine. Il est si important d'embrasser aveuglément les vérités des anciennes prophéties, quelques révélations nouvelles qu'on ait, que quoique saint Pierre eût vu à découvert sur le Thabor la gloire du Fils de Dieu : Toutefois, dit-il, nous avons la parole des prophètes, qui est plus établie, et à laquelle vous faites bien de vous attacher ( II Petr., I, 19). C'est-à-dire : Encore que la vision que nous avons eue de Jésus-Christ, sur la montagne du Thabor, soit véritable, néanmoins la parole des prophètes est plus constante et plus certaine, et vous faites bien de croire sans hésiter ces révélations, et de vous y arrêter uniquement.

Que si les raisons que je viens d'apporter nous doivent convaincre qu'il n'est nullement à propos de donner entrée en notre esprit aux révélations nouvelles qui regardent la foi, combien davantage est-il

 

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nécessaire de refuser notre créance à celles qui nous représentent des objets opposés à la foi, et que le démon s'efforce de nous graver dans le cœur. Ainsi j'estime fort probable que la plupart de ces révélations sont des pièges où ceux-là donnent, qui ne les repoussent pas avec soin et avec fidélité. En effet, Satan les couvre de si belles apparences, il leur donne un si grand air de vérité, il les imprime si vivement dans l'imagination, que l'âme ne doule presque pas que les choses n'arrivent comme elle les voit en cet état. De sorte que, si elle n'est soutenue d'une solide humilité, à peine peut-on la retirer de son opinion et lui persuader le contraire.

Ainsi l'âme simple, pure, prudente, humble, doit résister à ces révélations, puisqu'il n'y a nulle nécessité d'y faire attention, et qu'au contraire, il est besoin de les négliger pour acquérir l'union de l'amour divin. C'est ce que Salomon a voulu signifier quand il a dit : Qu'est-il nécessaire à l'homme de chercher des choses qui le surpassent? ( Eccl., VII, 1) comme s'il disait : Il n'est pas nécessaire, pour aller à la perfection, d'opérer des choses surnaturelles par des voies extraordinaires, et de rechercher les choses qui sont au-dessus de notre capacité.

 

CHAPITRE XXVIII
Des paroles intérieures qui sont présentées surnaturellement à l'esprit, et de leurs différences.

 

Il est nécessaire que le lecteur prudent se souvienne toujours que la fin que je me suis proposée en ce livre est de conduire l'âme à l'union divine parla pureté de la foi et par toutes les connaissances naturelles et surnaturelles qu'elle peut avoir, de telle sorte qu'elle ne tombe point dans l'erreur et l'égarement. Or, quoique en ce sujet je ne descende pas dans des détails aussi grands qu'on pourrait peut-être désirer, il me semble que j'ai donné des avis suffisants pour apprendre à l'âme à se gouverner avec prudence, dans les cas qui peuvent lui arriver à l'égard de l'intérieur et de l'extérieur, afin qu'elle avance sans cesse dans le chemin de la perfection. Et c'est pour cela que j'ai expliqué brièvement les prophéties que j'ai alléguées, et les autres choses desquelles l'âme tirera assez de lumière pour connaître la conduite qu'elle doit tenir dans de semblables opérations.

Je suivrai la même méthode dans l'explication de la troisième

 

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espèce de connaissances, qui sont les paroles intérieures et surnaturelles, lesquelles se forment dans l'esprit des personnes spirituelles, sans que les bobs corporels opèrent. Quoiqu'il y en ait de plusieurs espèces, je les réduis à trois, aux paroles successives, aux paroles formelles, aux paroles substantielles. J'appelle successives les paroles et les raisonnements que l'esprit recueilli et resserré en lui-même a coutume de former et de faire. J'appelle formelles les paroles distinctes et formées que l'esprit, soit qu'il soit recueilli, soit qu'il ne le soit pas, entend et reçoit de quelque antre personne. J'appelle enfin substantielles les paroles qui sont formées et imprimées dans l'esprit, en son recueillement ou hors de son recueillement, lesquelles produisent dans le fond et l'intérieur de l'âme la substance, la vertu et la force qu'elles signifient. Nous allons traiter de chacune en particulier.

 

CHAPITRE XXIX On parle de la première espèce de paroles, que l'esprit forme en lui-même dans son recueillement, et on apporte leur cause, leur utilité et leurs dommages.

 

L'esprit forme ordinairement les paroles que nous avons appelées successives, lorsque étant rentré en lui-même, il s'applique fortement à la considération de quelque vérité. Il s'y absorbe tout entier; il fait alors de très-justes raisonnements sur son sujet, avec facilité, avec clarté, avec distinction; il y découvre des choses qu'il ignorait auparavant. Il lui semble que ce n'est pas lui-même qui opère, mais que c'est un autre qui lui parle, qui lui répond, qui l'instruit intérieurement. Et véritablement il a lieu  de le penser et même de le croire; car il parle lui-même avec soi-même, et il se répond, comme si un homme s'entretenait avec un autre homme. Et, en effet, cela se passe chez lui de la sorte,  parce qu'encore que ce soit l'esprit lui même qui fait ces effets, néanmoins le Saint-Esprit lui donne souvent le secours de sa grâce pour former des pensées, des raisonnements et des paroles conformes à la vérité qu'il médite. D'où vient qu'il prononce ces paroles et qu'il se les dit à soi-même, comme si c'était une personne distincte. Car l'entendement étant uni a la vérité de l'objet qu'il contemple, étant joint aussi à l'esprit divin qui l'aide, il se représente successivement les  vérités qui sont des suites  nécessaires de   l'objet qu'il  considère; mais il n'agit de la sorte qu'avec l'assistance du Saint-Esprit qui lui en donne l'ouverture, qui l'éclairé et qui l'enseigne. Et c'est là une des manières dont Dieu se sert pour instruire l'entendement.

 

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De sorte que nous pouvons appliquer ici ces paroles de la Genèse : Cette voix est à la vérité la voix de Jacob, mais ces mains sont les mains d'Esaü» ( Genes., XXVII, 22). De même cette opération est à la vérité l'opération de l'entendement; mais cette lumière est la lumière de l'esprit divin. Jamais l'entendement ne pourra se persuader que ce qu'il fait vienne de lui seul ; mais il croira toujours que c'est l'ouvrage d'une autre personne. Car il ne comprend pas comment il peut former des paroles qui expriment les pensées et les vérités qu'un autre lui communique.

Et, quoiqu'il n'y ait ni mensonge ni tromperie en cette communication et en cette lumière de l'esprit, considérées en elles-mêmes, il peut néanmoins s'en trouver, et en effet il s'en trouve souvent dans les paroles et dans les raisonnements que l'entendement forme sur ces connaissances. Car, comme la lumière qu'il reçoit d'en-haut est quelquefois si subtile et si spirituelle qu'il ne la connaît pas parfaitement, et comme c'est lui-même qui raisonne de son propre fonds, ses raisonnements sont quelquefois faux et quelquefois vraisemblables, toujours défectueux; parce qu'ayant commencé par la contemplation de la vérité solide et certaine, et se servant, pour opérer, de sa capacité, ou plutôt de sa grossièreté et de sa bassesse, il lui est facile de prendre le change et d'inventer beaucoup de choses, comme si c'était un autre qui parlai. J'ai connu une personne qui formait des paroles successives, et, entre les paroles véritables qu'elle formait sur le très-saint sacrement de l'Eucharistie, il y en avait de fausses et d'erronées.

Et je suis étonné de ce qui se passe en ce temps-ci. Il y a des personnes qui n'ont qu'une légère teinture de la méditation ; néanmoins lorsqu'elles font un retour en elles-mêmes, si elles sentent quelques-unes de ces paroles intérieures, elles s'imaginent que ces paroles sont de Dieu, et elles disent sans façon : Dieu m'a dit telle chose, Dieu m'a répondu telle chose, encore que cela ne soit pas véritable, cl que ce soit elles qui se parlent à elles-mêmes. L’amour qu'elles ont pour ces paroles intérieures, et le désir qui les porte à y parvenir, est cause qu'elles se répondent à elles-mêmes, et qu'elles se persuadent que c'est Dieu qui leur fait ces réponses. Voilà pourquoi ces gens-là tombent dans de grandes extravagances, s'ils ne se resserrent dans des bornes raisonnables, et si leur confesseur ou leur directeur spirituel n'a pas soin de les détacher de tous ces discours intérieurs, dont ils tirent plus de subtilité frivole et d'impureté d'unie que d'humilité et de mortification d'esprit. Ils s'imaginent qu'ils ont acquis quelque chose de grand, et que Dieu leur a parlé, quoique

 

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tout cela ne soit rien. En effet, tout ce qui ne nous inspire ni l'humilité, ni la charité, ni la mortification, ni la simplicité, ni le silence, qu'est-ce, je vous prie, et que pouvons-nous en penser? Cela me fait dire que c'est un très-grand obstacle à l'union divine, et que l'âme qui en fait état s'éloigne de la foi obscure où l'entendement doit demeurer, afin d'aller à Dieu par amour, et non par la lumière de plusieurs raisonnements.

Si vous demandez pourquoi l'entendement doit dire privé de la connaissance des vérités dont le Saint-Esprit l'éclairé, et qui ne peuvent venir du démon, je vous répondrai que l'esprit de Dieu illumine l'entendement dans sa récollection, et selon la mesure de sa récollection ; et, comme l'entendement ne saurait trouver de récollection plus grande que celle qu'il pratique dans la foi, le Saint-Esprit ne lui communique jamais de plus grandes lumières que dans la foi. Plus l'âme est pure et exacte en la perfection d'une loi vive, plus elle a de charité infuse. Or plus elle a de charité infuse, plus elle est enrichie des lumières et des dons de Notre-Seigneur. Et, quoique je ne désavoue pas que l'âme reçoit quelque lumière de la connaissance de ces vérités,  cette lumière est aussi différente de la lumière obscure qu'elle puise dans la foi, que le métal le plus vil elle plus grossier est différent de l'or le plus pur et le plus éclatant. La même lumière de la foi surpasse aussi la lumière de cette connaissance, avec autant d'excès que la mer tout entière surpasse une goutte d'eau. Cette lumière découvre â l'âme une, ou deux, ou trois vérités, et la lumière de la foi lui donne généralement la sagesse de Dieu, qui est son Fils, avec une connaissance simple et universelle, qui se communique à l'âme dans la foi divine. Si vous me dites que ces deux choses sont bonnes, et que l'une n'oppose aucun obstacle à l'autre, je vous répondrai qu'elles se font un empêchement mutuel l'une à l'autre, lorsque l'âme en fait de l'estime, parce qu'elle s'occupe alors de choses à la vérité claires et évidentes, mais après tout qui ne sont de nulle importance. Elles suffisent néanmoins pour arrêter la communication de la foi dans ses plus profondes obscurités, où Dieu enseigne secrètement l'âme et l'élève surnaturellement aux vertus et aux dons les plus sublimes, quoiqu'elle en ignore la manière.

Le fruit de cette communication successive ne consiste pas à y attacher l'entendement; au contraire, l'entendement s'écarterait plutôt d'elle par ce moyen, comme la sagesse divine semble le dire à l'âme dans le Cantique : Détournez vos yeux de moi, car ils m'ont fait envoler ( Cant., VI, 4). C'est-à-dire : Ils me contraignent de m'éloigner de vous et

 

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de m'élever au-dessus de moi. L'âme doit donc appliquer sa volonté à Dieu simplement, sincèrement et avec amour, sans faire aucun effort d'esprit pour connaître les biens que Dieu lui donne surnaturellement ; car c'est par les mouvements de l'amour qu'il les communique. Aussi ni la capacité naturelle de l'entendement ni l'effort d'aucune autre puissance de l'âme ne peuvent atteindre à des choses si sublimes, puisqu'elles ne sont infuses dans l'âme que surnaturellement et d'une manière passive. Tellement, que l'esprit qui s'efforcera de les comprendre les rétrécira, les changera, les rendra différentes de ce qu'elles sont en elles-mêmes ; et, de  cette sorte, il s'exposera au péril de se tromper, en faisant des raisonnements que son propre sens lui suggérera, où il n'y aura rien de surnaturel ni d'élevé, et où tout sera naturel, fort vil et fort abject.

Il se trouve néanmoins des esprits si vifs et si pénétrants, qu'aussitôt qu'ils se recueillent pour méditer une vérité, ils raisonnent naturellement avec une grande facilité ; ils forment incontinent des paroles intérieures et des expressions très-vives de leurs pensées, lesquelles cependant ils attribuent à Dieu, se persuadant qu'elles viennent de lui, quoique en effet ce ne soit que l'ouvrage de l'entendement. Car lorsque l'entendement s'est dégagé, en quelque façon, de l'opération des sens, il peut faire toutes choses par la seule lumière naturelle, et sans aucun secours extraordinaire. Ce qui arrive souvent à plusieurs, qui s'abusent eux-mêmes en croyant qu'ils sont élevés à une oraison sublime et à de grandes communications avec Dieu, et qui écrivent même ou font écrire tout ce qui leur vient en l'esprit, quoique pour l'ordinaire ces prétendues merveilles ne contiennent aucune vertu solide, et ne soient bonnes qu'à nourrir l'orgueil et la vanité.

Il est nécessaire que ces gens-là s'accoutument à mépriser ces choses et à se fonder dans la solidité d'un amour vraiment humble et dans le continue! exercice des bonnes œuvres. Il faut encore qu'ils imitent la vie souffrante du Fils de Dieu, se mortifiant sévèrement en toutes choses, puisque c'est par cette voie, et non par plusieurs discours intérieurs qu'on acquiert les biens spirituels et surnaturels.

On remarquera aussi que l'esprit de ténèbres s'insinue souvent en ces paroles intérieures que nous appelons successives, surtout lorsque les personnes qui les forment dans leur cœur y sont attachées ; car, au moment qu'elles commencent à se recueillir intérieurement, il leur présente des sujets d'égarements si abondants, en suggérant à leur entendement diverses pensées, et eu formant diverses paroles, qu'il les détourne peu à peu de la vérité, et qu'il les engage dans l'erreur par l'apparence de quelques objets vraisemblables. C'est ainsi qu'il a coutume d'agir avec ceux qui ont fait quelque pacte

 

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tacite ou exprès avec lui, et qu'il se communique à quelques hérétiques, et principalement aux hérésiarques, en formant dans leur entendement des raisonnements subtils, à la vérité, mais faux et erronés.

Il s'ensuit, de ce que nous avons dit jusqu'ici, que trois causes peuvent concourir à la production des paroles intérieures successives, savoir : le Saint-Esprit, qui meut l'entendement et qui l'éclairé ; la lumière naturelle de l'entendement même, et le démon par ses secrètes suggestions.  Il faudrait donner  maintenant des marques pour connaître de laquelle de ces trois causes ces effets naissent; mais il est très-difficile d'en apporter d'assez certaines pour en faire le juste discernement. En voici toutefois quelques-unes qui sont générales. Lorsque l'aine, tandis qu'elle sent ces opérations, aime et joint à son amour l'humilité et le respect envers Dieu, c'est un signe de la présence et de l'action du Saint-Esprit. parce qu'il couvre et cache ainsi ses dons célestes. Mais quand le seul entendement agit parla force de ses lumières naturelles, il n'y a en tout cela aucune vertu, quoique la volonté puisse alors concevoir quelque amour pour Dieu. C'est pourquoi, à la fin de la méditation, la volonté demeure sèche, aride, froide, quoiqu'elle ne soit encline ni à la vanité ni au mal, sinon lorsque le malin esprit la tente et la porte à ces vices. Au contraire, lorsque ces paroles intérieures prennent leur origine  de l'esprit divin, la volonté, après qu'elles se sont évanouies, conserve beaucoup d'amour de Dieu et d'inclination pour le bien. Il se peut néanmoins faire que Dieu la laissera, pour sa plus grande utilité, dans l'aridité et dans le dégoût. D'autres fois aussi elle ne sentira presque pas ces opérations ni les mouvements qui l'excitent aux vertus, quoique les choses dont elle a joui dans sa contemplation soient effectivement bonnes et surnaturelles. C'est pourquoi j'ai dit qu'il est très-difficile de connaître clairement la différence qui s'y trouve, à cause de la diversité de leurs effets. Ceux néanmoins que nous venons de remarquer sont les plus communs et les plus ordinaires, quoiqu'ils soient quelquefois plus et quelquefois moins abondants.

Pour ce qui concerne les connaissances et les paroles intérieures qui procèdent du démon, on s'en aperçoit malaisément; car, quoiqu'elles affaiblissent la volonté dans l'amour de Dieu, et qu'elles inclinent l'âme à la vanité, à l'estime d'elle-même et à la complaisance en ses propres perfections, elles lui inspirent une fausse humilité et un amour vif et ardent, fondé en l'amour-propre; de sorte que les seules personnes éclairées et spirituelles sont capables de les découvrir et de connaître les artifices de cet esprit de ténèbres. Il en use ainsi pour se cacher plus adroitement; il excite même, dans

 

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le cœur, des sentiments si touchants, qu'il en tire les larmes des yeux, et qu'il allume, dans le fond de l’âme, l'amour qu'il se propose. Mais son principal soin est d'émouvoir la volonté à faire beaucoup d'estime de ces communications intérieures, à s'y abandonner, surtout à celles où l'on ne pratique nulle vertu, et où l’âme a occasion de perdre les biens spirituels qu'elle avait acquis.

Il reste à nous servir de toute la  circonspection nécessaire en ces deux sortes d'opérations, de peur d'être ou trompés ou  retardés en notre course. Cette circonspection consiste à ne faire nul état de ces communications, à conduire efficacement notre volonté à Dieu,  à accomplir, avec toute la perfection possible, ses commandements, ses conseils et ses desseins; car c'est là toute la sagesse des saints, et il nous doit suffire de connaître les mystères divins et les vérités éternelles avec la simplicité et la sincérité avec laquelle l'Église nous les propose : c'est principalement ce qui nous enflamme de l'amour divin ( Rom., XII, 3). Ne nous occupons donc point à entrer dans les profonds secrets de Dieu et dans les connaissances curieuses où l'on  ne peut éviter, sans une espèce de miracle, le danger de se perdre; et souvenons-nous, selon cet avis salutaire de saint Paul, de ne vouloir pas être  plus connaissants et plus sages qu'il ne faut. Voilà ce que nous avions à dire des paroles successives.

 

CHAPITRE XXX On traite des paroles intérieures qui sont formées surnaturellement dans l'esprit. — On avertit l’âme des dommages qu'elles peuvent apporter, et on donne les instructions nécessaires pour n'y pas être trompé.

 

Les paroles intérieures de la seconde espèce sont celles que nous appelons formelles. Elles se forment surnaturellement dans l'esprit sans l'opération des sens corporels, soit que l'esprit se recueille, soit qu'il ne se recueille pas. J'ai dit que ces paroles sont formelles. parce que l'esprit s'aperçoit formellement qu'elles sont proférées par un autre, sans qu'il y contribue de sa part. C'est pour cette raison qu'elles sont différentes de celles dont nous venons de parler. Mais ce n'est pas la seule différence qui s'y trouve ; il y en a encore une autre, qui est que l'esprit est frappé de ces paroles lorsqu'il n'a aucune récollection, et même lorsqu'il n'y pense pas; au lieu que le contraire arrive dans les paroles successives; car elles ont

 

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toujours pour objet les choses que l'on considère dans la méditation.

Or les paroles dont il s'agit maintenant sont formées quelquefois distinctement, quelquefois avec peu de distinction; elles sont souvent dans l'esprit comme des pensées par lesquelles on lui dit quelque chose, tantôt en lui parlant, tantôt en lui répondant. Quelque-lois on n'entend qu'une parole, quelquefois on en entend deux, et quelquefois plusieurs qui se succèdent les unes aux autres. Car cet entretien intérieur dure quelquefois longtemps, soit en instruisant l'âme, soit en conférant avec elle de quelque matière; de telle sorte néanmoins que l'esprit n'agit pas, et qu'on entend toutes ces paroles connue si une personne parlait à une autre. C'est ce que Daniel éprouva autrefois, lors, comme il le dit lui-même, que l'ange Gabriel lui parla. (Dan. IX, 22.) Car il prononçait formellement et successivement des paroles dans l'esprit de ce prophète, et il lui apprenait ce qui devait arriver dans quelques années.

Ces paroles, lorsqu'elles demeurent dans le degré de paroles formelles, et qu'elles n'ont rien de distingué, ne font dans l’âme qu'un effet médiocre; car elles ne contribuent d'ordinaire qu'à l'enseigner, ou qu'à lui donner un peu de lumière sur quelque sujet particulier, tellement qu'il n'est pas nécessaire qu'elles produisent des effets plus efficaces que la fin à laquelle ces paroles sont destinées. Mais, quand elles sont l'ouvrage de Dieu,elles éclairent toujours l'âme; elles la rendent toujours prompte à exécuter tout ce qu'on lui commande et tout ce qu'on lui enseigne. Quelquefois néanmoins elles ne la délivrent pas de sa répugnance et de ses difficultés; au contraire, l'âme les sent quelquefois davantage, Dieu le permettant ainsi pour l'instruire et pour l'humilier, surtout quand il lui ordonne des choses qui peuvent procurer à l'âme, ou quelque honneur, ou quelque degré d'excellence et d'élévation. Mais il lui donne, en même temps, beaucoup de facilité et de promptitude à embrasser les humiliations. De là vient, comme nous lisons dans l'Exode (Exod., IV, 14.), que Moïse, lorsque Dieu lui commanda d'aller trouver Pharaon pour mettre le peuple juif en liberté, fit paraître une ai grande résistance, qu'il fut nécessaire de lui faire trois fois ce commandement et d'y joindre des miracles. Tout cela néanmoins fut inutile, jusqu'à ce que Dieu lui donnât son frère Aaron pour compagnon de son entreprise.

On expérimente le contraire lorsque le démon est l'auteur de ces paroles et de ces communications. Il suggère de la facilité et

 

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de la promptitude à recevoir les choses honorables et importantes, et de la contrariété à souffrir les choses basses. Ainsi Dieu abhorre tellement une âme qui a du penchant pour les honneurs, que, lors même qu'il lui commande d'y aspirer, ou qu'il l'élève actuellement au plus haut, il ne veut pas qu'elle s'y porte elle-même.

Cette promptitude que Dieu inspire à l'âme marque encore une différence qui est entre les paroles formelles et les paroles successives; celles-ci ne touchent pas si visiblement l'esprit, et ne le rendent pas si prompt que celles-là, parce que les paroles formelles sont mieux exprimées, et l'entendement n'y mêle rien de son fonds. Ce qui n'empêche pas que les paroles successives ne produisent quelquefois un effet plus grand, à cause de l'abondante communication que l'esprit divin fait à l'esprit humain ; mais la manière en est différente. Dans les paroles formelles, l'âme n'est pas en doute si elle les profère, car elle voit évidemment qu'elle ne les profère pus, vu principalement qu'elle ne pensait pas aux choses qu'on lui dit, et, quand elle y eût pensé, elle connaît distinctement que ces paroles coulent d'une autre source.

L'âme cependant ne doit pas beaucoup estimer les paroles formelles, non plus que les paroles successives; outre qu'elle tiendrait son esprit attaché à des objets qui ne sont pas des moyens propres et prochains pour s'unir à Dieu, telle qu'est la foi, elle serait facilement séduite par le démon ; elle ne pourrait juger si ce serait l'esprit divin ou le malin esprit qui proférerait ces paroles; parce que les effets des paroles formelles, étant communément petits et faibles, ne donnent pas lieu de faire ce discernement ; et les effets des paroles que le démon forme étant plus efficaces dans les personnes imparfaites, que les effets des paroles de l'esprit de Dieu ne le sont dans les personnes spirituelles, empêchent de les distinguer. Il est encore à propos de ne pas faire prompte ment ce que ces paroles signifient, quelque esprit que ce soit qui les ait formées intérieurement. Il faut enfin donner connaissance de toutes ces choses à un confesseur prudent et expérimenté ou à quelque autre personne docte et discrète, pour recevoir ses avis et ses instructions ; et alors il sera de son devoir de régler la conduite de celui qui le consulte, et qui doit suivre les conseils qu'on lui donnera, en demeurant dans une entière soumission à la volonté du directeur, et dans une parfaite indifférence à l'égard de toutes ces communications.

Que si on ne trouve point d'homme d'une assez grande expérience en ces matières, il faut se contenter d'en tirer tout le fruit qu'on peut, de mépriser le reste et de ne se déclarer à personne. On pourrait tomber entre les mains de certaines gens qui, au lieu

 

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d'édifier l'âme, la troubleraient et détruiraient l'état de son intérieur, tout le monde n'étant pas propre à diriger les âmes, à se bien conduire dans une affaire de si grande conséquence, et à se préserver des égarements où l'on peut facilement s'engager.

L'âme doit aussi se garder de rien entreprendre par les seule mouvements de sa volonté, et de recevoir sans beaucoup de prudence et de délibération les choses que ces paroles intérieures expriment. Les tromperies qui s'y glissent sont si subtiles, qu'il est presque impossible de les éviter toutes, à moins qu'on n'ait de l'aversion pour ces sortes d'opérations. Comme j'ai parlé de ces surprises dans les chapitres XVII, XVIII, XIX et XX de ce livre, j'ajouterai seulement ici que, pour marcher sûrement par un chemin si difficile, il faut suivre les lumières de la raison et la doctrine de l'Église.

 

CHAPITRE XXXI
Des paroles substantielles qui se forment intérieurement dans l'esprit, de leur différence d'avec les paroles formelles, de leur utilité, de la résignation et de la révérence avec lesquelles l'âme s'y doit comporter.

 

Le troisième genre est celui des paroles substantielles, qu'on peut aussi appeler formelles, parce qu'elles sont imprimées formellement dans l'âme; mais elles diffèrent des paroles formelles, en ce qu'elles l'ont dans l'âme un effet vif et réel que ces paroles ne peuvent produire. Ainsi, quoique toute parole substantielle soit formelle, néanmoins toute parole formelle n'est pas substantielle, celle-là seulement étant substantielle qui imprime véritablement et réellement dans l’âme ce qu'elle signifie: comme il arriverait, par exemple, si Notre-Seigneur disait formellement à l'âme : Sois bonne, et qu'aussitôt l’âme devint bonne ; comme s'il disait encore : Aimez-moi, et qu'au même moment elle eût en elle-même et sentît la substance de l'amour, c'est-à-dire le véritable amour de Dieu : ou si, étant consternée de Crainte, il lui disait : Ne craignez point, et qu'elle fût à l'instant remplie de courage, d'assurance et de paix. La raison en est que, comme dit le Sage, la parole de Dieu est toute-puissante ( Eccl., VIII, 4). C'est pourquoi elle fait réellement dans l'âme ce qu'elle exprime. Le roi-prophète marque le même sentiment, lorsqu'il dit: Il a donné de le vertu, de la force, de la puissance à sa voix ( Psal., LXVII, 34). En effet, Dieu s'est comporté de cette sorte avec Abraham. Car lorsqu'il lui dit :

 

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Marchez en ma présence et soyez parfait ( Genes., XVII, 1), ce grand patriarche fut à l'heure même élevé à la perfection; el, depuis ce temps-là, il se conserva respectueusement en la présence de son créateur. Ce pouvoir éclate dans les paroles de Jésus-Christ, puisque, selon le rapport des Evangélistes, il n'avait qu'à dire un mot pour guérir les malades et pour ressusciter les morts. Lorsque Dieu dit ces paroles substantielles à certaines personnes, elles font en leur âme des effets d'une si grande conséquence et d'une si grande valeur, qu'elles font toute la vie, toute la vertu, toute la force et tout le bien de ces personnes; car une seule parole de cette nature leur est plus utile que tout ce qu'elles ont fait dans le cours de leur vie naturelle.

Pour ce qui regarde ces paroles, l'âme n'a rien à faire d'elle-même, et ne doit nullement s'efforcer d'agir; mais il faut qu'elle s'humilie et qu'elle s'abandonne à la conduite de Dieu, en lui donnant librement son consentement. Elle ne doit aussi ni refuser les impressions divines, ni les craindre, ni travailler pour accomplir ce qu'on lui présente. Dieu fait lui-même tout cela en elle par ces paroles substantielles, en opérant avec elle. Le contraire se passe dans les paroles formelles et dans les paroles successives. J'ai dit que l'âme ne doit pas refuser ces impressions divines, parce que leur effet, plein de richesses surnaturelles et uni, en quelque façon, substantiellement à l’âme, demeure en elle; et, parce qu'elle le reçoit passivement, tous ses efforts ne seraient pas assez grands pour y parvenir. Elle ne doit pas aussi craindre d'être trompée, car l'entendement n'y a point de part, et le démon ne saurait en approcher ni produire en l'âme aucun effet substantiel ni en imprimer l'image ou l'habitude. Il est néanmoins véritable qu'étant le maître des âmes qui se sont données à lui par des pactes volontaires, il y demeure, et il les engage, par ces suggestions, à faire des actions d'une extrême malignité. En effet, nous voyons, ce qu'une longue expérience nous apprend, que cet esprit de ténèbres fait beaucoup de violence à plusieurs gens de bien par l'efficace de ses tentations, et que, s'ils n'étaient pas aussi solidement établis en la vertu qu'ils le sont, il les attaquerait avec plus de fureur et de rage. Il ne peut néanmoins leur imprimer dans ces communications des effets qui aient de la vraisemblance, n'y ayant point de comparaison entre ses paroles et les paroles de Dieu. Car ses paroles et leurs effets, comparés avec les paroles de Dieu et leurs effets, sont comme s'ils n'étaient pas. C'est pourquoi Dieu dit par la bouche de Jérémie : Quelle proportion y a-t-il entre la paille et le grain? Mes paroles ne

 

1 Ego Deus omnipotens; ambula coram me, et esto perfectus. Genes., XVII, 1.

 

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sont-elles pas comme un feu, et comme un marteau qui brise la pierre (1) ? Ces paroles substantielles avancent beaucoup l'âme, et l'aident à s'unir à Dieu ; et plus elles sont intérieures, plus elles sont substantielles et lui apportent d'utilité! Oh! qu'heureuse est l'âme à qui Dieu a parlé de la sorte! Parlez donc, Seigneur, car votre serviteur vous écoute ( I Reg., III, 10).

 

CHAPITRE XXXII
On parle des pensées que l'entendement reçoit des sentiments Intérieurs, qui sont imprimés
surnaturdlement dans l'âme. — On rapporte leur cause, et on donne à l'âme le moyen de se gouverner en ces communications, de peur de détruire la voie de l'union divine.

 

Il me reste à traiter maintenant de la quatrième et dernière espèce de pensées qui passent dans l'entendement, et qui naissent des sentiments spirituels produits surnaturellement dans l'âme.

Il y a des sentiments de deux sortes : les uns sont dans la volonté, les autres, quoiqu'ils aient leur siège dans la volonté, néanmoins, parce qu'ils sont très-véhéments, très-sublimes, très-profonds, très-secrets, ne semblent pas la toucher, mais ils se font dans l'âme. Les uns et les autres se forment de diverses manières. Les premier? sont très-élevés, lorsqu'ils viennent de Dieu ; mais les derniers sont très-éminents et très-utiles : l'âme cependant, ni celui qui a soin de son intérieur, ne peuvent comprendre leur origine et leur cause, ni connaître les bonnes œuvres en considération desquelles Dieu fait à l'homme spirituel des grâces si précieuses. Ces sentiments ne dépendent d'aucune sorte d'actions saintes que l'âme peut faire, ni de ses méditations, quoique ces choses soient des dispositions pour les obtenir. Dieu les donne â qui il veut, et pour les raisons qu'il lui plaît. Il se peut faire qu'une personne sera longtemps exercée en plusieurs bonnes œuvres, et qu'elle n'aura pas impétré de Dieu ces mouvements intérieurs ; une autre, au contraire, aura fait peu de bien, et sera comblée de ces dons. De là vient qu'il n'est pas nécessaire que l'âme s'applique actuellement aux choses spirituelles, quoique ce moyen soit le meilleur pour recevoir de Notre-Seigneur ces touches intérieures où l'âme puise ces sentiments ; néanmoins elle ne songe souvent à rien moins qu'à les obtenir. Or quelques-uns de ces mouvements se   font sentir distinctement

 

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et se dissipent en peu de temps, quelques autres sont moins distingués, mais ils durent davantage.

Ces sentiments, pris dans la signification que nous leur donnons ici, ne regardent pas l'entendement, mais la volonté ; c'est pourquoi je n'en parlerai pas exprès, jusqu'à ce que je traite de la nuit obscure ou de la mortification, et des moyens de purifier la volonté de ses affections : ce que je ferai dans le troisième livre de cet ouvrage. Mais, parce qu'ils produisent dans l'entendement des connaissances distinctes et perceptibles, il est à propos, pour ce seul dessein, dédire ici quelque chose des mêmes connaissances.

Il faut donc savoir qu'il rejaillit de ces sentiments, soit qu'ils naissent des prompts mouvements que Dieu excite dans l'âme, soit qu'ils viennent de ses touches successives et durables, il rejaillit, dis-je, dans l'entendement, une certaine connaissance qui n'est autre chose qu'un goût qu'on a de Dieu. Ce goût est si sublime et si agréable à l'esprit, qu'il n'y a point de nom propre pour l'exprimer tel qu'il est et qu'on le sent.

Or ces connaissances nous viennent tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, et elles sont quelquefois moins, quelquefois plus élevées, selon la diversité des mouvements divins qui produisent les sentiments d'où ces différents goûts procèdent.

Il n'est pas besoin d'employer beaucoup de paroles pour éclairer l'entendement, et pour lui apprendre avec quelle précaution il doit user de ces connaissances et de ces goûts, afin qu'il puisse aller par la foi à l'union de Dieu. Car, comme ces sentiments se produisent dans l'âme passivement, sans qu'elle concoure à les recevoir, de même les connaissances qui naissent de ces sentiments sont reçues passivement dans l'esprit, sans qu'il opère de sa part poulies avoir.

C'est pourquoi, de peur d'empêcher le fruit qu'on recueille de ces sentiments, l'esprit ne doit faire aucun effort, mais il doit demeurer dans un étal passif, et incliner la volonté à donner avec liberté et avec plaisir son consentement à ces communications surnaturelles, parce qu'il détruirait, par son activité, ces connaissances qui sont extrêmement délicates et faciles à perdre. Car ce sont des goûts surnaturels, savoureux et agréables, que la capacité naturelle de l'entendement ne peut comprendre ni acquérir par aucune opération, puisqu'il ne peut faire autre chose que de les recevoir, lorsque Dieu l'en favorise. De plus, il ne doit point s'efforcer de les avoir, soit parce que, s'il s'excitait soi-même à agir, il pourrait produire d'autres connaissances que celles-ci, et ainsi il se tromperait soi-même ; soit parce qu'il donnerait au démon l'occasion et le moyen de lui suggérer des connaissances fausses et erronées, en

 

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interposant les sentiments dont nous venons de parler, et en faisant opérer les sens. De sorte que l'âme doit persister alors dans l’abandonnement d'elle-même aux attraits divins, dans une profonde humilité et dans une disposition passive, afin d'être toujours prèle à recevoir ce que Dieu voudra lui donner, à cause de son abaissement volontaire et de son désintéressement. Ainsi elle ne mettra point d'obstacle aux avantages qu'elle y trouvera pour arriver à l'union divine ; puisque toutes ces touches intérieures et surnaturelles tendent à l'union qui se fait passivement en l'âme.

La doctrine que nous avons expliquée en ce livre, touchant l'abstraction totale de l'esprit, et la contemplation passive, où l'âme s'abandonne à Dieu, afin qu'il la conduise par l'oubli des choses créées et parle dépouillement des images matérielles, en l'occupant de la simple vue de la vérité suprême, et en y attachant son esprit; cette doctrine, dis-je, se doit entendre non-seulement des actes de la parfaite contemplation, dont les discours et les considérations troublent le repos surnaturel de l'âme, lorsqu'elle s'y arrête, mais encore des moments où Notre-Seigneur donne à l'âme une simple, générale et amoureuse attention à Dieu, et où l'âme, aidée du secours de la grâce divine, s'est mise elle-même dans cette attention. Car il faut toujours avoir soin, en ce temps-là, de tenir l'esprit dans l'inaction, ne permettant point qu'aucune image ni aucune connaissance particulière y entre, si ce n'est peut-être légèrement, en passant comme un éclair, et sans amour pour elles : ce qui lui est nécessaire pour s'enflammer davantage de l'amour divin et pour mieux goûter sa douceur. Hors de ce temps-là, l'âme dans tous ses exercices spirituels, dans tous ses actes et dans toutes ses œuvres, doit se servir de la mémoire et des méditations pour augmenter sa dévotion et l'utilité qu'elle en reçoit ; mais surtout elle considérera la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que ses actions et toute sa vie soient conformes à ce divin modèle.

Nous achèverons ici le traité des pensées surnaturelles de l'entendement, en ce qui concerne la conduite à l'union divine par la foi. Car il me semble que j'en ai parlé assez amplement pour donner à l'âme des règles de prudence et de précaution, dans tous les accidents qui peuvent lui arriver en  cette matière. Et, quoique Dieu puisse faire quelquefois dans l'âme des opérations différentes de celles que nous avons expliquées, comme je me persuade qu'elles pourront se rapporter à l'une des quatre espèces de connaissances que nous venons d'exposer, il faudrait employer alors les remèdes que nous avons donnés, ou du moins se servir d'autres semblables industries.

Ainsi nous passerons au troisième livre, où, avec la faveur divine,

 

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nous traiterons de la purgation spirituelle de la volonté, c'est-à-dire de ses affections intérieures ; et c'est ce que nous appelons la nuit active. Je prie le lecteur de lire cet ouvrage avec un esprit plein de bonté et de sincérité, parce que, sans  cette disposition, il ne profilera nullement de la sublime et parfaite doctrine qu'il contient, et qu'on n'estime peut-être pas autant qu'elle mérite. A plus forte raison la mépriserait-il, s'il avait égard à mon style, que j'avoue être rude, grossier et imparfait.