PREMIER CARME
DÉCHAUSSÉ ET DIRECTEUR DE SAINTE THÉRÈSE
TRADUITES PAR LE
P. MAILLARD
DE LA
COMPAGNIE DE JÉSUS
NOUVELLE
ÉDITION
augmentée DES LETTRES DU PÈRE BERTHIER SUR LA DOCTRINE
SPIRITUELLE DE SAINT JEAN DE LA CROIX
ET PRÉCÉDÉE
D'UNE LETTRE DE
M. ALBRAND, SUPÉRIEUR DU SEMINAIRE DES MISSIONS ÉTRANGÈRES.
LIBRAIRIE
CATHOLIQUE DE PERISSE
FRÈRES
(NOUVELLE MAISON )
RÉGIS RUFFET
ET Cie SUCCESSEURS
PARIS
38, RUE SAINT-SULPICE.
BRUXELLES
PARVIS
SAINTE-GUDULE, 4.
LYON (ancienne
maison), RUE MERCIÈRE, 49.
1864
LETTRE
DE M. ALBRAND SUPÉRIEUR DU SEMINAIRE DES MISSIONS ETRANGERES
PRÉFACE
GÉNÉRALE
LETTRES
DU PÈRE
BERTHIER SUR LES ŒUVRES DE SAINT
JEAN DE LA CROIX
PREMIERE
LETTRE Idée générale des Œuvres spirituelles
de saint Jean de la Croix.
DEUXIEME
LETTRE Analyse des trois livres de la Montée du Carmel. - Principes
fondamentaux de la doctrine de saint Jean de la Croix.
TROISIEME
LETTRE Excellente doctrine du saint sur
le tout de Dieu, opposé au néant des créatures.
QUATRIÈME
LETTRE Des différentes nuits où il faut
entrer pour s'unir intimement à Dieu, et 1° de la nuit des sens.
CINQUIÈME
LETTRE De la nuit de l'esprit ou de l'entendement.
SIXIEME
LETTRE De la nuit de la mémoire.
SEPTIÈME
LETTRE De la nuit de la volonté.
HUITIÈME
LETTRE Analyse du traité de la Nuit obscure de l'âme.
NEUVIÈME
LETTRE Sur la vive Flamme de l'amour
et sur les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix.
DIXIÈME
LETTRE Combien la doctrine de saint Jean
de la Croix est éloignée des faux mystiques.
ONZIEME LETTRE
Suite du même sujet.
REMARQUES SUR
LE TOUT DE SAINT JEAN DE LA
CROIX (1)
SUR
LES IMAGES D’APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT
JEAN DE LA CROIX
AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR
PREFACE
DE L'AUTEUR
A M M. Régis Buffet et
Cie
LIBRAIRES- ÉDITEURS.
Séminaire
Des Missions Etrangères
128, rue du Bac
Paris
MESSIEURS
,
Vous désirez avoir mon sentiment
sur la nouvelle édition que vous vous proposez de faire des Œuvres de saint
Jean de la Croix.
Il ne peut pas être question du
mérite de ces œuvres, elles sortent de la plume d'un saint, d'un des plus
grands mystiques et des meilleurs maîtres de la vie spirituelle. Elles ont
mérité l'approbation et les éloges d'hommes dont le témoignage est irrécusable en cette matière.
C'est assez vous dire, Messieurs,
que, puisque les anciennes éditions de ces œuvres sont épuisées, je crois que
vous rendez, en les reproduisant, un service signalé à bien des âmes qui
veulent entrer ou s'avancer dans le chemin de la perfection.
Veuillez agréer, Messieurs, l'hommage de ma parfaite considération,
ALBRAND,
Sup.
Paris, le 30
août 1663.
Saint Jean de la Croix, religieux
de l'ordre des Carmes et coopérateur de sainte Thérèse dans la réforme du
Carmel, a été généralement regardé, pendant sa vie et après sa mort, comme un
des hommes qui ont possédé dans un plus haut degré la théorie et la pratique
des voies intérieures. Ses ouvrages, publiés d'abord en espagnol vers l'an
1618, ont été depuis traduits en plusieurs langues, avec l'approbation des
Souverains Pontifes et des plus habiles théologiens. Bossuet lui-même, qu'on ne
soupçonnera certainement pas d'une excessive prévention pour les œuvres
mystiques, parle souvent de saint Jean de la Croix comme d'un auteur
universellement approuvé sur les matières de la théologie mystique (1), et ne
lui donne pas moins d'autorité dans ces matières, qu'il n'en donne à saint
Thomas et aux anciens Pères de l'Église dans celles de la théologie
scolastique. Le P. Berthier, jésuite, aussi distingué pour la justesse et la
solidité de son esprit que pour la variété de ses connaissances, ne craint pas
de dire qu'on trouve dans les œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix «
trois caractères uniques : une logique des plus précises, un esprit éclairé des
lumières divines, un don d'instruction qui ne se dénient nulle part (2). »
Après de pareils témoignages, on
est justement étonné d'entendre certains critiques, faisant d'ailleurs
profession d'un attachement
II
sincère aux principes de la religion,
reprocher à saint Jean de la Croix d'avoir écrit dans un style obscur et
mystérieux ; et dire qu'ils ont saisi dans ses ouvrages les
principes d'une mysticité outrée (1). Mais, outre que l'autorité d'un petit
nombre d'écrivains ne peut balancer l'approbation générale dont jouissent par
toute l'Eglise les écrits de notre saint auteur, la nature seule des matières
qu'il a traitées le justifie pleinement contre les attaques des critiques dont
nous parlons. En effet, la théologie mystique, comme toutes les sciences
humaines, a ses éléments et ses principes, ses obscurités et ses profondeurs.
Autant ses éléments et ses principes sont faciles à exposer et à comprendre,
autant ses profondeurs sont difficiles à pénétrer et surtout à exprimer. Le
langage humain est trop faible pour dépeindre les opérations intérieures de
l'âme en certains états extraordinaires ; opérations si simples, si délicates,
si éloignées des sens, qu'elles ne peuvent être bien comprises par ceux qui ne
les ont pas éprouvées. On ne peut donc exiger, d'un auteur qui traite des
matières si relevées, la clarté qui doit caractériser de simples éléments. On
doit s'attendre, au contraire, à y rencontrer bien des choses obscures,
difficiles à saisir, et même tout à fait inintelligibles pour les personnes qui
n'ont pas encore une certaine expérience des voies intérieures. C'est ce que
les illustres prélats, auteurs des articles d'Issy, ont expressément
reconnu dans le 34e de ces articles. Non contents d'y établir comme un principe
incontestable que les commençants et les parfaits doivent être conduits,
chacun selon sa voie, par des règles différentes, ils ne craignent pas
d'ajouter que les derniers entendent plus hautement et plus à fond les
vérités chrétiennes.
Ces réflexions suffisent
assurément pour justifier saint Jean de la Croix contre les reproches des
critiques déjà cités. Ce pieux auteur, selon la
remarque d'un théologien judicieux (2), n'a pas écrit pour les commençants,
mais pour les âmes déjà initiées aux pratiques de la perfection et aux secrets
de l'union divine. Ses écrits ont toujours été et seront toujours pour ces âmes
ferventes et privilégiées une source inépuisable de lumières et de
consolations.
III
Mais ils seraient inutiles et même nuisibles aux
commençants, qui en abuseraient souvent pour blasphémer ce qu'ils ignorent, et
peut-être pour se livrer à de funestes illusions.
Parmi les différentes traductions
françaises des Œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix, nous nous
sommes attaché à celle du P. Maillard, jésuite, publiée pour la première fois
en 1693 (Paris, 1 vol. in-4°), et généralement préférée à toutes les autres.
Nous y avons ajouté quelques lettres du P. Berthier sur le même sujet,
adressées à madame la marquise de Créqui, et publiées pour la première fois en
1790, dans le IV° tome de ses Réflexions spirituelles. Ces lettres
renferment une excellente analyse des œuvres du saint. Le plan de ces œuvres,
la liaison et l'enchaînement de leurs différentes parties, sont exposés dans
ces lettres avec une précision et une clarté admirables; et nous croyons qu'on
peut les regarder comme la meilleure introduction à la lecture des œuvres
spirituelles de notre saint auteur.
IV
Madame,
Pour vous obéir, je traiterai
dans ces lettres ce qui concerne la doctrine spirituelle de saint Jean de la
Croix : entreprise fort supérieure à mes forces ; mais je mets ma confiance
dans le Père des lumières, j'implore la protection du grand saint qui nous a
donné ces œuvres, et je soumets tout ce que je vous dirai à votre judicieuse
critique.
Outre cette première lettre, qui
n'est destinée qu'à vous présenter le plan général de ses œuvres spirituelles,
je vous en écrirai neuf autres, dont huit contiendront l'analyse de tout
l'ouvrage, et la dernière fera voir la solidité et la sûreté de tout ce
qu'enseigne notre saint auteur. J'ai cru cette lettre nécessaire, pour montrer
que saint Jean de la Croix ne favorise en rien les erreurs des quiétistes. Je
n'ai pas tous les livres qui me seraient utiles pour traiter cette matière,
mais je dirai l'essentiel.
Il y a quatre traités dans les
œuvres de saint Jean de la Croix, dont la traduction a été donnée en notre
langue sur la fin du dernier siècle; traduction assez soignée pour le style :
je la suppose fidèle et conforme au texte espagnol que je n'ai point ; ainsi je
n'en puis faire la comparaison. Ces quatre traités soit la Montée du Carmel,
la Nuit obscure de l’âme, la vive Flamme de l'amour, Cantiques
spirituels de l'âme et de Jésus-Christ son époux. Je ne dis rien de
quelques lettres placées à la fin du volume (1); elles n'ont point de
rapport aux quatre traités, ni des précautions, sentences et maximes,
qui ne sont que des extraits de la doctrine du saint auteur.
V
Il me semble, madame, que les deux
premiers traités auraient pu être présentés sous le titre de Nuit obscure de
l'âme; car, dans le premier traité, il est tout à fait question de cette
nuit, et très-peu de la Montée du Carmel. Je considère donc, sauf
meilleur avis, cette Montée du Carmel comme le titre qui conviendrait à
tout l'ouvrage, étant certain que les quatre Imités conduisent au sommet de
cette sainte montagne, qui était, dans les vues de saint Jean de la Croix, une
figure de la contemplation : mais cette remarque est peu importante par rapport
à la doctrine essentielle du livre, et je ne la fais que pour mettre plus
d'ordre dans mes idées.
Les deux premiers traités sont
précédés de cantiques au nombre de huit, mais deux seulement sont expliqués
dans la Montée du Carmel; les mêmes sont encore traités dans la Nuit
obscure de l'âme, et l'on y ajoute en peu de mots l'exposition du
troisième. Il n'est rien dit des cinq autres; ce qui prouverait peut-être qu'il
s'est perdu quelque chose de ces deux traités. Le traducteur ne nous donne point
d'éclaircissement sur cela.
La vive Flamme de l'amour
est aussi précédée de cantiques : ils sont au nombre de quatre, et tous
expliqués. Il en est de même des Cantiques spirituels au nombre de
quarante: ils ont tous leur paraphrase. Ces cantiques, au reste, ne sont pas
l'objet principal de ces œuvres ; je les considère comme des textes qui donnent
lieu aux explications qu'on trouve dans le cours de l'ouvrage. Les quarante
cantiques qui forment le dernier traité, sont dans le style du Cantique des
cantiques de Salomon, et l'on y a inséré plusieurs figures et plusieurs
expressions tirées de ce livre sacré.
Les deux premiers traités, la
Montée du Carmel et la Nuit obscure de l'âme, sont la partie la plus
instructive de ces œuvres; et les deux derniers, la vive Flamme de l'amour
et les Cantiques spirituels, en sont la partie la plus affectueuse.
J'insisterai fort sur le premier livre de la Montée du Carmel, parce
qu'il contient, ce me semble, les principes de tout ce qu'enseigne et
recommande saint Jean de la Croix. Je vous demande, madame, la permission de
vous écrire trois lettres sur ce seul livre. Je suis, etc.
Tout dépend, madame, dans les
œuvres de saint Jean de la Croix, du premier livre de son traité intitulé : La
Montée du Carmel. Il
VI
s'agit : 1° de se former une idée du tout de Dieu, et
du néant de la créature; 2° d'avoir une notion exacte de l'union intime de l'âme
avec Dieu; 3° de bien comprendre ce que c'est que la nuit des sens et des
facultés de l'âme. Je dis que ce sont là les principes de la doctrine du saint
auteur, el je les trouve répandus dans son premier livre de la Montée du
Carmel. Le premier surtout et le troisième de ces principes sont d'une si
grande importance, que j'ai cru devoir les traiter dans les deux lettres qui
suivront celle-ci. En attendant, je vous présente le tableau du tout de Dieu,
de l'union intime de l'âme avec Dieu, de la nuit où il faut entrer pour s'unir
intimement à Dieu.
Saint Jean de la Croix était un
esprit des plus philosophiques; j'entends qu'il s'était fait des notions
très-justes de la nature el des facultés de l'âme. Je pourrais ajouter que
personne n'analyse mieux que lui les idées les plus subtiles, et n'en lire avec
plus de précision les conséquences. Il considère d'abord que, quand noire âme
s'attache aux créatures, elle devient non-seulement semblable à elles, mais
tout à fait dépendante d'elles; et ceci est un des effets de l'amour. Quand on
aime un objet, on fait dépendre tout son bonheur de la possession de cet objet.
Cela se prouve aisément par ce qui se passe dans le cœur de tout homme
passionné. L'avare est l'esclave de son trésor, Je voluptueux de ses plaisirs ou
de ce qui les lui procure,l'ambitieux des honneurs
auxquels il aspire; mais, comme tous ces objets en eux-mêmes ne sont rien, il
s'ensuit que ceux qui les recherchent avec passion sont moins que rien, puisque
l'esclave est toujours moins que le maître dont il dépend.
Les hommes passionnés conviennent
assez qu'ils sont dans les liens des objets qu'ils aiment. Ils emploient même,
dans leur plus beau langage, les termes de captivité el de chaînes,
quand ils veulent plaire à leurs idoles; mais ils ont une haute idée de ce qui
les captive, et ils se révoltent quand on leur dit que ce n'est rien. Or, pour
les en convaincre, notre saint auteur présente le tout de Dieu. Il met
en contraste l'être el les qualités prétendues des créatures avec l'être de
Dieu, avec ses perfections infinies, avec sa beauté, sa bonté, sa sagesse, sa
puissance, sa majesté suprême. A la présence de ces divines perfections, la
créature, avec tout ce qu'on lui attribue d'agréments, de force, d'opulence,
s'éclipse et disparaît. Oh ! qu'il y a de vérité et de
grandeur dans cette comparaison ! Celui qui veut profiler des Œuvres de saint
Jean de la Croix doit commencer par méditer le tout de Dieu, et le rien des
créatures. Cette méditation doit l'occuper jusqu'à ce qu'il soit intimement
pénétré de ce tout unique, et de ce néant qui n'a aucune qualité, parce qu'il
est le néant. Cette méditation n'est point sur un objet de pure spiritualité,
VII
c'est l’obligation de tout chrétien
d'avoir une juste idée de Dieu et de soi-même; et cette idée résulte de ces
deux vérités : Dieu est tout, et la créature n'est rien.
II faut bien concevoir que ce
n'est pas le rien de la créature qui l'empêche de s'unira Dieu. Le rien ne
résiste point; et,quand Dieu se communique à la
créature/il en fait quelque chose, il en fait même une belle chose, puisque la
créature acquiert dès lors des traits de ressemblance avec le tout, qui
est Dieu; mais ce qui empêche l'union, c'est que la créature aime quelque chose
qui n'est pas Dieu; c'est qu'elle transporte au rien d'une autre créature
l'hommage qui n'est dû qu'au tout de Dieu. Voilà dès ce moment un
obstacle à l'union. Quand Dieu veut tirer une âme du néant, il ne trouve aucun
obstacle, parce que le néant n'a aucune force pour résister; mais quand il veut
s'unir à l'âme qui est déjà livrée à l'amour d'un objet créé, il trouve de la
résistance, parce que cette âme est dans
une opposition formelle à l'union. Je sais que Dieu a dans les trésors de sa
grâce des moyens pour vaincre cette résistance; mais il lui dut, en quelque sorte,
employer plus d'effort que pour la création ; et c'est ce qu'observe
notre saint et judicieux auteur. «Quand Dieu, dit-il (1), délivre une
âme des contrariétés (de la passion), il a fait, si j'ose dire, quelque chose
de plus grand que lorsqu'il lire l'âme du néant, el qu'il lui donne l'être,
parce que les passions de l'âme s'opposent plus à l'opération de Dieu que le
néant, puisque le néant n'est pas capable de résistera la majesté divine. »
Ce n'est donc pas parce que la
créature n'est rien, qu'elle ne peut aspirer à l'union intime avec Dieu ; il
faut même qu'elle ne se croie rien, ou plutôt que, par ses réflexions, elle se
réduise à rien, pour s'élever à cette union. C'est la doctrine que saint Jean
de la Croix développe dans tout son livre. Mais ce qui empêche l'union, je ne
puis trop le répéter, c'est que l'homme devient moins que rien en se livrant à
l'amour des objets créés ; c'est qu'il oppose l'affection déréglée qu'il a pour
ces objets aux sentiments d'amour que Dieu a pour lui, et à ceux qu'il devrait
avoir pour Dieu. En cela consiste le désordre, qui détruit en nous le règne du tout,
et qui nous concentre dans l'extrême misère du péché. Il est vrai que, par la
puissance de son bras, Dieu rompt quelquefois tout d'un coup le charme qui
attache une âme passionnée à l'objet de sa passion. Paul était animé d'un faux
zèle pour la loi, et sur-le-champ Jésus-Christ en fit le prédicateur de son
Évangile et le maître des gentils. Augustin était plongé dans les désordres
d'une jeunesse voluptueuse, et la simple lecture d'un saint livre remplit son
cœur des plus pures ardeurs
VIII
de la charité. Mais quelle serait
notre présomption décompter sur ces prodiges de grâce! Et n'est-il pas plus sur
pour nous d'entendre les leçons du saint homme dont j'analyse l'ouvrage? Il
nous dit d'envisager le tout de Dieu, de mortifier nos passions, de retirer
notre cœur des objets créés qui le captivent et qui lui ôtent les moyens de
s'élever à l'union divine.
Mais qu'est-ce que cette union ? Saint Jean de la Croix
l'explique en ces termes : « C'est la ressemblance que la volonté de l'homme
contracte avec celle de Dieu, en sorte que l'âme de l'homme veut tout ce que
Dieu veut, et qu'elle ne veut pas tout ce qui n'est pas conforme à la volonté
de Dieu (1). » On sent assez que c'est l'amour qui forme cette union et qui
l'entretient; que cette union a des degrés différents, selon les différents
degrés d'amour ; que ces différents degrés d'amour dépendent des dons de la
grâce plus ou moins abondants, et aussi des efforts que l'homme lait plus ou
moins constamment pour se détacher de tout ce qui n'est pas Dieu. Notre saint
auteur donne des leçons pour parvenir au plus haut degré d'union, parce que ces
leçons tendent au détachement, au dépouillement le plus parfait. Quand l'union
est intime, il dit que l'âme est transformée en Dieu; et cette
expression, qui revient souvent dans son livre, ne doit point paraître
extraordinaire ou trop subtile. L'apôtre saint Paul, opposant la nouvelle
alliance à l'ancienne, ne dit-il pas que nous sommes transformés dans
l'image de Dieu (2), passant de clarté en clarté,comme étant conduits
par l'Esprit de Dieu ? D'ailleurs, tous les chrétiens ayant pour modèle
Jésus-Christ, qui est l'image substantielle de son Père, n'est-il pas
nécessaire qu'ils ressemblent à Jésus-Christ, et par conséquent que leur
volonté soit conforme à celle de Dieu? C'est la transformation dont
parle si souvent saint Jean de la Croix : mais qu'on interroge tout homme passionné
pour quelque objet créé que ce soit; s'il est de bonne foi, n'avouera-t-il pas
que son âme est transformée dans cet objet? que toutes
ses inclinations se portent vers la créature qu'il idolâtre? qu'il
se conforme en tout à ses volontés, quelque bizarres qu'elles soient?
Faudra-t-il donc reprocher aux saints l'usage très-légitime qu'ils font d'un
terme dont on abuse si évidemment dans les liaisons criminelles que forme la
passion ?
Pour parvenir à l'union intime
avec Dieu, il faut passer par la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, de
la volonté : c'est tout le plan de saint Jean de la Croix dans sa Montée du
Carmel et dans sa Nuit obscure de l'âme. Ces quatre nuits seront
développées, madame,
IX
dans quatre de mes lettres ; mais je crois qu'il importe
d'expliquer d'abord ici, avec le plus de clarté qu'il me sera possible, ce
qu'il faut entendre parle terme de nuit, et quelle idée s'en était faite
notre saint auteur.
L'homme, sur la terre, est guidé
par quatre puissances ou facultés dont chacune a sa
lumière. Les sens la reçoivent des objets extérieurs; l'esprit, des idées sur
lesquelles il opère; la mémoire, des notions anciennes qui ont été dans l'âme,
et qu'elle reconnaît ; la volonté, des connaissances que lui présente l'esprit.
Il ne s'agit pas, dans les instructions spirituelles de saint Jean de la Croix,
d'éteindre ces lumières par rapport aux fonctions ordinaires de la vie; l'âme
parvenue à l'union divine, selon les principes de ce saint homme, opérera
toujours tandis qu'elle anime le corps, et ses opérations seront même plus
parfaites et mieux réglées que celles de quiconque ne sera pas dans le même
état d'union ; mais, par rapport à cette
union, ou plutôt pour y parvenir, saint Jean de la Croix enseigne qu'il faut
réduire nos facultés aux ténèbres; et c'est ce qu'il appelle la nuit des
sens, de l'esprit, de la mémoire, de la volonté.
Comme il est question
d'introduire l'âme dans une région tout autre que celle de la nature, il est
visible que les lumières qui guident nos facultés naturelles peuvent Être plus
préjudiciables qu'avantageuses pour entrer dans
cette roule toute spirituelle, et que d'autres écrivains oui appelée
avec raison surhumaine. Si Dieu seul doit nous éclairer tandis que nous parcourons
cette route, il est visible encore que nous devons abandonner toute autre
lumière, et qu'une des dispositions que Dieu exige de nous est qu'il nous
trouve dans la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, de la volonté. Si
nous voulions concilier la lumière naturelle de ces facultés avec la lumière
divine, nous nous abuserions étrangement nous-mêmes, nous prendrions le change
sur le terme auquel nous aspirons, qui est l'union intime avec Dieu; bien loin
d'avancer dans la voie qui y conduit, nous nous priverions de la lumière unique
dont nous avons besoin, et nous serions dans un danger évident de nous égarer.
Concevons donc que la nuit obscure dont nous parle saint Jean de la
Croix n'est que l'exclusion de nos lumières naturelles par rapport au chemin de
la perfection. Il n'y a pas un fort grand mystère dans ce principe, quoique
dans les conséquences et dans l'exécution il soit très-sublime et
très-difficile.
Il serait temps, madame, d'entrer
dans les instructions qui concernent la nuit des sens : mais saint Jean
de la Croix place, à la fin de son premier livre de la Montée du Carmel,
un morceau sur le tout de Dieu, dont l'importance vous a frappée, et que
je n'ai point
X
traité dans cette lettre. Vous
agréerez donc que j'en fasse le sujet de la lettre suivante. Je suis, etc.
Saint Jean de la Croix, madame, a
sanctifié l'usage où étaient les anciens de mettre en vers leurs lois et leur
morale. Nul législateur, nul philosophe n'a rassemblé, dans un ouvrage de
poésie, des vérités comparables à celles que notre saint auteur présente dans
l'étendue de douze vers (1).
Je devrais, avant que d'en faire
l'analyse, entrer dans une solitude profonde, et converser avec Dieu seul,
puisqu'il s'agit du tout de Dieu. O saints anges du Seigneur, qui connaissez
mieux que tous les hommes ce tout unique, dites-nous si ce n'est pas de votre
main qu'a été tracée cette admirable
instruction? Et vous, grand saint, puisque vous êtes à la source de ce tout
éternel, et que vous êtes inondé des délices qu'il verse dans votre âme
bienheureuse, obtenez-moi la grâce de le connaître et de ne rien dire qui ne
soit conforme à vos sublimes pensées.
Il y a comme trois parties dans
les douze vers de saint Jean de la Croix. Dans la première, il dit ce que nous
devons être par rapport au tout de Dieu ; dans la seconde, ce que nous devons
faire pour entrer dans le tout de Dieu; dans la troisième, ce que nous devons
éviter dans la recherche du tout de Dieu.
XI
Quand on dit, madame, que Dieu
est tout, on ne tombe pas dans l'extravagance de ceux qui imaginèrent autrefois
que Dieu est tout cet univers, et que tous les êtres visibles et invisibles
sont des portions de la Divinité. C'était faire de Dieu, non un être
très-parfait, mais un monstre qui serait l'auteur de tous les crimes, le centre
de toutes les contradictions, et le sujet de toutes les misères. Dieu est un
être singulier, très-distingué de tout ce qui existe, et existant
indépendamment de toutes les autres substances corporelles ou spirituelles, de
quelque nature et de quelque rang qu'elles soient. Dieu est tout, parce qu'il
possède essentiellement toutes les perfections, et qu'il les possède dans un
degré sublime, qui est l'infini. Dieu est tout, parce qu'il a donné L'existence
à tout ce qui existe, et que, quand tout ce qui existe hors de lui cesserait
d'exister, il n'en existerait pas moins avec tous ses attributs. Dieu est tout,
parce qu'il est présent partout, qu'il connaît tout, qu'il gouverne tout, et
qu'il mérite seul toute gloire, tout honneur et tout amour.
Quand l’âme fidèle veut s'élever,
avec le secours de la grâce, à l'union divine, elle tend au tout de Dieu, non
pour partager les hommages qui ne sont dus qu'à Dieu, mais pour entrer dans un
saint commerce avec Dieu; et ce commerce est fondé sur le rien de la créature,
c'est-à-dire sur le soin que prend la créature, aidée de la grâce, de
reconnaître qu'elle n'est rien, et de se maintenir devant Dieu dans l'aveu
continuel de son rien. C'est ce que nous enseigne saint Jean de la Croix. Il
fait dans ses vers une sorte de gradation relative aux quatre principaux désirs
de l'homme : désir du plaisir, désir du savoir, désir des richesses, désir des
honneurs ou de la grandeur.
Il dit d'abord : Pour goûter
tout, n'ayez de goût pour aucune chose; et j'insiste sur ce premier vers,
parce qu'il contient, ce me semble, tout ce qu'il y a d'essentiel dans les
autres. Le goût est peut-être le plus fin, mais aussi le plus borné de nos cinq
sens extérieurs; il ne s'exerce que sur les aliments nécessaires à noire
conservation, et ses fonctions sont restreintes au temps où nous avons besoin
de prendre de la nourriture pour réparer nos forces. Mais il y a dans notre âme
un goût d'inclination ou d'affection qui peut s'étendre à tout; il ne ressemble
au goût extérieur qu'en ce qu'il juge, comme lui, d'après l'expérience. Nous ne
décidons de la qualité des aliments qu'après l'épreuve que nous avons faite de
ceux qu'on nous a présentés, et notre inclination ou notre affection ne se
détermine aussi qu en faveur des objets dont nous avons quelque connaissance.
Ce n est cependant pas toujours l'esprit et la raison qui guident les jugements
de nos goûts intérieurs. Si nous sommes frappés d'un objet, et s'il nous paraît
aimable, eût-il d'ailleurs mille défauts,
XII
nous l'aimons sans peser les motifs
de ne le point aimer. Il nous a plu, c'en est assez : le goût est formé à cet
égard, et ce goût n'est rien autre chose que l'amour; sentiment si nécessaire
et si universel, qu'il est dans tous les hommes, cl qu'il se fait sentir dans
tous les moments de la vie. Ainsi le goût de notre âme est de tous nos sens
intérieurs le plus actif et le plus impérieux : il commande à toutes nos
sensations, il décide de tout ce qui se passe dans nos sens extérieurs. On aime
une belle musique, quoiqu'elle n'affecte que l'ouïe; on aime des parfums
exquis, quoiqu'ils n'agissent que sur l'odorat. Il en est de même de la vue et
du toucher, dont les objets sont si variés, si multipliés et si répandus
partout. On aime ce qui flatte ces sens, quoique leurs
fonctions soient très-différentes. Encore une fois, le goût de l'âme est comme
un sens universel, parce que c'est la même chose que l'amour. S'il arrive donc
que, dans la voie de l'union intime avec Dieu, on goûte uniquement le tout de
Dieu, il ne restera plus rien à faire, et toutes les leçons de saint Jean de la
Croix seront parfaitement observées. Mais je dois éclaircir de plus en plus
cette importante doctrine.
Le prophète a parlé avec la plus
grande précision, quand il a dit (1) : Goûtez et voyez combien le Seigneur
est doux; paroles que l'apôtre saint Pierre a répétées en instruisant les
nouveaux fidèles (2). C'est par le goût ou l'amour qu'on connaît le Seigneur,
et ce n'est même qu'à l'égard du Seigneur qu'il faut commencer par aimer avant
que de bien connaître. Dans tous les autres objets, il faudrait bien connaître
avant que d'aimer; mais les hommes pervertissent tous les jours cet ordre; ils prodiguent
leur amour, sans examiner si ce qui les frappe mérite d'intéresser leur cœur :
de là les égarements et le repentir. A l'égard de Dieu seul, on ne court point
de risque, on ne peut jamais être trompé; si l'on goûte sa douceur, c'est que
toute douceur est en lui; l'esprit confirme bientôt la décision du cœur. On
voit, selon l'expression du prophète, que le Seigneur est doux et aimable.
En un mot, Dieu sensible au cœur, c'est la foi de Dieu portée à la perfection.
Et voilà, madame, ce qui justifie
la leçon de saint Jean de la Croix : Pour goûter tout, n'ayez de goût pour
aucune chose. Tout homme qui goûte quelque chose hors de Dieu ne goûtera
jamais Dieu, et sera toujours hors du tout de Dieu, tandis qu'il est dans le
rien des créatures dont il fait néanmoins son tout. N'admirez-vous pas ces
prétendus chrétiens du monde, qui veulent être dans le tout de Dieu, et dans le
tout de leurs plaisirs, de leurs sociétés, de leurs
XIII
projets qui prétendent concilier le
goût de Dieu avec le goût de ce qui est contraire à Dieu? Ce système est
absurde; aussi l'apôtre saint Pierre, exhortant les nouveaux fidèles à désirer
le lait pur de l’Évangile, ajoutait qu'il leur donnait cette instruction, en
supposant qu'ils eussent déjà goûté combien le Seigneur est doux. II ne
croyait pas que, sans ce goût du Seigneur, ils pussent être les vrais enfants
de l'Évangile, ni qu'ils pussent goûter le Seigneur, et conserver en même temps
le goût des choses qui avaient jusqu'alors servi d'aliment à leurs passions.
Aussi l'apôtre saint Paul, écrivant aux Colossiens, leur disait que, s'ils
étaient ressuscites avec Jésus-Christ, ils devaient goûter les choses du
ciel, et non celles de la terre (1) : car vous êtes morts,
ajoutait-il, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Voilà
les hommes capables de goûter le tout de Dieu, des hommes morts, et qui
ne vivent que de la vie cachée en Dieu.
C'est là toute la pensée de saint
Jean de la Croix dans cette sentence : Pour goûter tout, n'ayez de goût pour
aucune chose; et de ce premier vers dépendent tous les autres : car, si on
ne goûte que Dieu, on voudra ne savoir que Dieu, ne posséder que Dieu, n'être
qu'en Dieu; et par conséquent on ne saura rien, on ne possédera rien, on ne
sera rien hors du tout de Dieu. Je puis vous citer, madame, un très-grand homme
qui fut dans cette voie : c'est l'apôtre saint Paul dont je vous parlais il n'y
a qu'un moment. Il ne savait que Jésus, et Jésus crucifié (2); il
regardait tous les biens du monde comme de la boue, pour être plus en état de
posséder Jésus-Christ (3); il ne vivait plus lui-même, mais Jésus-Christ
vivait en lui (4). Je ne doute pas non plus que saint Jean de la Croix ne
fût aussi dans la même route; et je pourrais lui associer tous les saints, car
ils ne sont dans le ciel investis du grand tout de Dieu, qu'après s'en être
approchés sur la terre autant qu'il leur était possible.
Je dois vous dire encore quelque
chose de la pratique du tout, c'est-à-dire des règles de conduite nécessaires
pour y parvenir. Cette pratique est contenue dans les vers 5°, 6°, 7° et 8° de
notre saint auteur. El je finirai par les obstacles qui se rencontrent dans la
voie du tout : le saint les indique, avec les moyens de les éviter ou de les
rompre, dans ses quatre derniers vers.
Pour parvenir à ce que vous ne
goûtez pas, vous devez passer par ce qui ne frappe pas votre goût ;
c'est-à-dire, si vous voulez parvenir au tout de Dieu, vous devez passer par
une voie tout autre que celle où l'on cherche à flatter son goût. Et ceci
comprend deux choses : d'abord
XIV
le renoncement à tout ce qu'on
goule, ensuite la recherche de ce qu'on ne goûte pas, ou, ce qui est la même
chose, la recherche de ce qui contredit les goûts de la nature, toujours
opposés aux goûts de Dieu. Quand un voyageur a perdu le chemin qui conduit à
son terme, on lui dit : Pour parvenir ou vous voulez aller, vous devez
passer par le chemin que vous ne tenez pas : c'est-à-dire qu'il doit
abandonner la fausse route où il marche, et entrer dans une voie tout autre que
celle qui l'a égaré. Ces deux conditions sont nécessaires ; ce voyageur
n'arriverait jamais, s'il se contentait d'abandonner le chemin où il s'est
engagé, sans vouloir en prendre un autre tout contraire. Il en est de même dans
la route de l'union divine. Celui qui désire goûter le tout de Dieu, en
s'unissant à lui, doit croire que tous les goûts qu'il a eus jusqu'alors sont
pernicieux, et qu'il doit s'attacher à d'autres tout opposés. Ceux-ci lui
paraîtront d'abord insipides ou amers; mais qu'il ne perde pas courage; qu'il
jette ses regards sur Jésus-Christ qui a été abreuvé de fiel et de vinaigre,
qu'il ouvre son âme au tout de Dieu qui est le centre de toutes les délices, et
bientôt il franchira ce passage qui paraît si difficile aux hommes lâches et
sensuels.
Il en sera de même de ce que cette âme fidèle ne
sait pas, de ce qu'elle ne possède pas, de ce qu'elle n'est pas : qu'elle passe
par ce qu'elle ignore, par ce qu'elle n'a pas, par ce qu'elle n'est pas,
prenant toujours le contre-pied de ce qu'elle a su, de ce qu'elle a possédé, de
ce qu'elle a été, et toute la roule qui mène au tout sera bientôt parcourue;
qu'elle s'arme surtout de résolution contre les obstacles; qu'elle ne s'arrête
à rien de créé, car elle cesserait de se jeter dans le tout ; qu'elle ne
réserve rien de son tout charnel et terrestre ; qu'elle demeure ferme dans la
possession du tout de Dieu, quand elle y sera arrivée; qu'elle se garde de
vouloir conserver la propriété de quelque chose que ce soit dans le tout de
Dieu, qui est le trésor unique qu'elle doit rechercher. Voilà, selon le langage
de saint Jean de la Croix, les moyens de ne pas empêcher le tout, ou, ce
qui revient au même, de surmonter les obstacles qui y
conduisent.
Je rassemble ainsi, madame, les
quatre derniers vers du saint maître qui nous instruit; mais je me reprocherais
de ne pas reprendre celui-ci qui est sublime : Pour venir du tout au tout,
vous devez vous renoncer du tout au tout. Je vois ici un tout de la
créature opposé au tout de Dieu; ce sont comme les deux extrémités d'une
carrière immense. L'homme part de son tout, qui en soi est un véritable rien,
mais auquel le monde et les passions donnent une sorte d'existence. Il s'avance
vers l'autre extrémité où est le tout de Dieu, seul et unique tout, seul digne
de ce nom, seul faisant le bonheur des anges et des saints. Pour aller du
premier tout, si
XV
funeste dans la voie du salut, au
véritable tout qui est Dieu, il faut se renoncer du tout au tout,
c'est-à-dire détruire le tout charnel, et y substituer le tout de Dieu. On ne
sert point deux maîtres; on n'est point le serviteur de Jésus-Christ et
l'esclave du monde; on n'allie pas les ténèbres avec la lumière ; on n'immole
point au Dieu d'Israël et à Déliai. Qui dit se
renoncer du tout au tout exclut toute réserve, toute restriction, toute
composition. Ah! Seigneur, ceci m'explique la parole de Jésus-Christ notre
maître : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon
disciple (1). Ceci me fait voir que les apôtres qui abandonnèrent leur père
et leurs filets, que les martyrs qui montèrent sur les échafauds et sur les
bûchers, que les solitaires qui préférèrent l'obscurité des déserts à l'éclat
des dignités de la terre, que les vierges qui s'enfermèrent dans des asiles
impénétrables au monde, que tous vos saints qui combattirent tous les penchants
de la nature, avaient une véritable idée de votre tout immense, infini.
Donnez-moi, ô mon Dieu, un rayon de la lumière qui les éclaira, afin que je me
concentre aussi, dès cette vie, dans ce tout dont j'aperçois la beauté, mais
dont je crains de ne pas saisir encore toute l'importance.
Je vous ai fait, madame, une trop longue lettre ; vous en excuserez la prolixité en
considération du tout de Dieu dont elle traite, et dans lequel je suis, etc.
Je compte, madame, embrasser dans
cette lettre et dans les trois suivantes toute la doctrine spirituelle des
trois livres de la Montée du Carmel; vous n'en avez vu encore que les
premiers traits, en voici le tableau entier, c'est-à-dire le fond et les
conséquences.
Il s'agit d'abord de la nuit des
sens extérieurs, ou des passions qui s'y rapportent (2). Nos cinq sens nous ont
été donnés par le Créateur, pour remplir les fondions ordinaires de la vie. Si
l'homme n'eût point péché, ses facultés eussent toujours été soumises à la
raison ; mais depuis la chute de nos premiers parents, les impressions qui nous
viennent dépens font de terribles ravages dans nous. Avant que la raison
décide, nous nous portons vers les objets que
XVI
nous présentent ces cinq organes;
et ce qu'il y a de déplorable, c'est que ce penchant qui est en nous tend
toujours à l'excès : c'est ce qui fait les grandes passions, quand on n'a pas
soin de recourir à l'empire de la raison, ou plutôt, vu notre faiblesse et
notre misère, quand nous négligeons d'implorer le secours de la grâce.
Il sort de nos sens une lumière
qui est bonne en elle-même, puisque, dans l'intention du Créateur, elle n'est
destinée qu'à nous diriger dans les fonctions de la vie; mais nous abusons
de cette lumière, en nous livrant à elle
sans consulter la raison et l'auteur de la raison, qui est le Seigneur Dieu,
notre créateur et notre maître. Dans ce rapport de la lumière des sens avec nos
penchants déréglés, qui ne sont autre chose que nos passions, cette lumière est mauvaise, et c'est elle
qu'il faut éteindre dès que nous voulons entrer dans la voie de l'union intime
avec Dieu. C'est cette lumière qu'il faut réduire à la nuit ; et le moyen que
nous suggère saint Jean de la Croix, qui n'est en cela que l'interprète de
l'Évangile, c'est d'employer la mortification des sens. Saint Paul avait la
même pensée, quand il disait aux Colossiens (1) : Faites mourir ce qui
compose en vous l'homme terrestre ; et les péchés que détaillait ensuite ce
grand apôtre sont précisément ceux dont les sens sont la source ou l'occasion
la plus ordinaire, savoir : l'impureté, la passion du plaisir, la convoitise
déréglée, l'avarice, etc.
Faire mourir l'homme
terrestre, ou mettre les sens dans la nuit, c'est absolument la même chose.
Tout chrétien contracte cette obligation par les engagements de sou baptême :
quel avantage n'a donc point saint Jean de la Croix, quand il insiste sur ce
principe, en instruisant ceux qui tendent à l'union divine ! Il fait voir
admirablement que les passions, qui ne sont, pour le répéter encore, que
l'empire des sens sur la raison, privent l'âme de l'esprit de Dieu; qu'elles la
fatiguent, l'affligent, l'obscurcissent, la souillent, l'affaiblissent. Tous ces
articles sont prouvés .par des raisonnements invincibles, et par des autorités
tirées des saints livres. Il y a du plus ou du moins dans l'effet des passions
sur nous; mais il n'en est aucune, quelque faible qu'on la suppose, qui ne
produise à sa manière les fâcheux effets dont notre saint fait l'énumération.
La nuit des sens ou la
mortification des passions est si nécessaire, que saint Jean de la Croix n'a pu
omettre les moyens d'entrer dans cette
voie. Il est fort court sur cet article; mais en deux pages il en dit plus que
cent autres livres, même les plus spirituels. Voici quelques-uns de ces moyens
: « Avoir continuellement le désir et le soin d'imiter Jésus-Christ en toutes
choses; méditer, pour cet effet, sa
XVII
vie et ses actions ; se comporter
dans toutes les occasions, comme il s'y fût comporté lui-même s'il les avait
eues; enfin, renoncer pour son amour à tous les plaisirs des sens (1). »
Ce qui suit n'est que limitation de Notre-Seigneur réduite
en exercice; mais je tremble et je me confonds moi-même en le transcrivant,
puce que je me suis égaré toute ma vie dans une voie tout opposée : « Se porter
toujours aux choses, non les plus faciles, mais les plus difficiles; non les
plus savoureuses, mais les plus insipides; non les plus agréables, mais les
plus désagréables; non à celles qui consolent, mais à celles qui affligent; non
à celles qui donnent du repos, mais à celles qui donnent de la peine; non aux
plus grandes, mais aux plus petites; non aux plus sublimes et aux plus
précieuses, mais aux plus basses et aux plus méprisables. Il faut enfin désirer
et chercher ce qu'il y a de pire, et non ce qu'il y a de meilleur, afin de se
mettre, pour l'amour de Jésus-Christ, dans la privation de toutes les choses du
monde, et d'entrer dans l'esprit d'une nudité parfaite. »
Je conçois que par là les sens et
les passions seront dans la nuit la plus profonde, et que nulle étincelle de
leur fausse lumière ne se réfléchira sur l'âme; je comprends aussi quels
doivent être les biens immenses qui résulteront de cette nuit. Notre saint
auteur les explique fort au long dans son premier livre de la Nuit obscure
de l’âme (2), et j'anticipe sur ce livre, afin de compléter la doctrine qui
concerne la nuit des sens. Ces biens sont la connaissance de nous-mêmes et de
notre misère; la connaissance de la grandeur et de l'excellence de Dieu;
l'humilité d'esprit, l'estime et l'amour du prochain; l'obéissance pleine et
entière en tout ce qui regarde la conduite de l'intérieur ; le souvenir presque
continuel de Dieu; l'exemption d'une multitude d'imperfections auxquelles les
aspirants à l'union divine sont sujets. Encore une fois, je n'ai point de peine
à découvrir ces avantages dans la nuit des sens, quand elle est parfaite; mais
elle ne le sera jamais sans de grands combats, sans éprouver des tentations
violentes, sans être exposé aux suggestions très-importunes de l'ennemi du
salut. Ah! madame, saint Jean de la Croix dit sur ce
point des choses qui me sont très-connues par ma propre expérience (3), quoique
je sois bien peu avancé dans la nuit des sens. Son instruction me console un
peu; mais ce qu'il dit de la voie étroite et de l'abnégation me remplit de
crainte et de confusion. « Oh ! s'écrie-t-il (4), qui pourrait exprimer
dignement, qui pourrait fidèlement
XVIII
pratiquer ce qui est compris dans
cette éminente science de l'abnégation de nous-mêmes? Oh! si
les personnes spirituelles pouvaient parfaitement connaître combien le moyen
qu'il faudrait prendre, pour entrer dans ce renoncement, est différent de celui
que plusieurs d'entre elles estiment très-bon, s'imaginant que c'est assez pour
elles de se réformer en quelque chose ! » Il faudrait transcrire tout ce
chapitre pour en faire sentir tout le mérite. Je vous laisse, madame, le soin
de le méditer, et de me faire pari ensuite de vos saintes réflexions. Je suis,
etc.
Pour parvenir à l'union intime
avec Dieu, il ne suffit pas, madame, de s'établir dans la nuit des sens,
c'est-à-dire de mortifier les passions qui sont excitées par les sens extérieurs;
il faut que les puissances de Pâme entrent aussi dans la nuit, chacune selon la
méthode et par les moyens qui sont proportionnés à ces puissances. Saint Jean
de la Croix considère ici l'esprit ou l'entendement (1). Cette faculté, qui est
le siège de la raison, est sujette aussi à bien des erreurs, parce qu'elle
dépend des sens pour ses opérations : mais, en la supposant même bien réglée
par elle-même, elle n'a pour objet que les choses naturelles; conséquemment
elle n'est point capable de s'élever à l'union divine. Il faut que la foi la
relire de cette sphère, si j'ose ainsi
parler, des choses naturelles; que ce don, qui vient de Dieu seul, éclipse tout
ce qu'il y a d'humain dans les opérations de l'esprit, et c'est là précisément
la nuit où cette faculté de l'âme doit
entrer. Cette nuit est bien plus obscure que celle des sens, parce qu'elle
investit ce qu'il y a de plus lumineux dans l'âme, et qu'elle éteint en quelque
sorte la raison, qui est l'ordre intérieur de l'homme; extinction qui ne consiste
pas à détruire cette puissance, mais à l'éclairer des lumières surnaturelles de
la foi.
Saint Paul fournil pour ce sujet
un texte de grande importance, et dont notre saint auteur fait usage, sans
toutefois y insister beaucoup: vous me permettrez de le développer et d'en
tirer quelques conséquences. L'Apôtre dit que celui qui veut s'approcher de
Dieu doit croire que Dieu existe (2). S'il y a dans la science de toute la
religion un article où la raison de l'homme ait des lumières très-vives et
très-
XIX
étendues c’est assurément celui de
l'existence de Dieu. Cependant toutes ces lumières ne peuvent servir d'appui à
Pacte surnaturel de la foi. Cet acte doit avoir pour fondement la révélation de
Dieu déclarée dans les saintes Ecritures et enseignée par l'Église. Il faut,
pour cet acte surnaturel et agréable à Dieu, supprimer ou oublier toutes les
démonstrations philosophiques de l'existence de Dieu; il foui mettre à cet
égard l'entendement dans la nuit, et il ne doit être éclairé que du flambeau de
la foi. La raison de cela, c'est que Pacte surnaturel de la foi, quant à
l'existence de Dieu, a pour objet, non précisément Dieu comme existant, mais
Dieu comme existant pour notre bonheur, Dieu comme existant pour agréer nos
hommages et pour nous en récompenser. Or, c'est la foi seule qui nous fait
connaître ces rapports et ces avantages (1). S'il est donc vrai qu'à l'égard de
l'existence de Dieu, considérée sous ce point de vue, les lumières seules de la
raison ne suffisent pas, ou sont même inutiles, combien plus cela doit-il se
vérifier par rapport à toutes les vérités qui sont l'objet des attentions, de
la recherche, des sentiments de l'homme attiré par la grâce à l'union intime
avec Dieu ! Le projet que cette grâce
lui inspire est de rendre son âme entièrement conforme à la volonté de Dieu, en
sorte qu'il ne soit conduit et dirigé que par l'Esprit de Dieu, comme le grand
Apôtre le dit en écrivant aux Romains (2). Que peuvent servir les raisonnements
humains pour parvenir à ce terme? Ces raisonnements, quelque subtils ou quelque
profonds qu'on les suppose, n'ont aucune proportion avec l'Être de Dieu ; car
il faut toujours en revenir à ce mot, qui seul peut donner quelque idée de
notre Dieu. Pour entrer dans un saint commerce avec ce tout unique, il faut
passer par d'autres voies que celles des raisonnements humains; et c'est, pour
le répéter encore, la Toi seule qui ouvre cette roule; elle seule est un moyen
propre et proportionné à l'union de l'âme fidèle avec Dieu. Plus la foi sera
vive, plus l'union sera intime, et, par une conséquence nécessaire, plus aussi
les lumières naturelles de l'esprit seront éclipsées : car la foi et la science
humaine ne peuvent agir ensemble sur le même objet (3). Celle-ci prétend être
claire à l'égard des vérités dont elle s'occupe, et la foi est toujours obscure
à l'égard de celles qu'elle reçoit et
XX
qu'elle révère. Mais que cette obscurité de la foi répand de lumières
dans un esprit bien disposé, c'est-à-dire parfaitement dépouillé de ses propres
connaissances !
Tels sont,madame,
les principes de saint Jean delà Croix par rapport à sa seconde nuit, qui est
celle de l'esprit. Il les appuie de raisonnements très-solides, et, pour les
rendre plus sensibles, il observe une chose très-frappante dans les saintes
Écritures : c'est que toutes les fois qu'il a plu à Dieu d'avoir quelque
commerce avec les hommes, il s'est toujours montré sous le voile des ténèbres.
Quand Moïse reçut la loi sur le mont Sinaï, Dieu lui apparut environné d'un
nuage. Quand Salomon eut achevé son temple, la majesté de Dieu remplit cet
édifice, mais sous le symbole d'une nuée. Quand le terme des épreuves du saint
homme Job fut arrivé, Dieu lui parla du milieu d'un tourbillon ténébreux, et le
prophète ne dit-il pas dans le style le plus sublime: Il a abaissé les yeux
(1), il est descendu; un nuage épais était sous ses pieds. Il était monté
sur les chérubins, il volait sur les ailes des vents, et il était renfermé dans
les ténèbres, qui le couvraient de toutes parts comme un pavillon. Tout
ceci nous fait entendre que, dans cette vie mortelle, les hommes ne peuvent
traiter avec Dieu que par la foi. Personne n'a jamais vu Dieu, dit saint
Jean (2), et tous les hommes cependant doivent s'approcher de Dieu et converser
avec Dieu. Quel sera le nœud de ce saint commerce, sinon la foi? Mais, encore
une fois, l'esprit humain n'entre dans ce temple de la foi que quand il est
investi de ténèbres, que quand il est dans la nuit, comme le répète si souvent
notre saint auteur. O nuit de la foi, que vous m'êtes précieuse! Oh ! que j'embrasse avec amour les mystères les plus
impénétrables de la religion, votre Trinité sainte, ô mon Dieu, l'incarnation
et les souffrances de votre Fils unique, sa présence réelle et toujours
subsistante dans l'adorable Eucharistie, vos décrets éternels sur la destinée
des hommes! O Seigneur plus ces vérités s'élèvent au-dessus de mon
intelligence, plus je les trouve dignes de vous ! Oh ! que
je déplore l'aveuglement de ces hommes téméraires qui veulent sonder votre
majesté, qui osent juger de vos conseils,qui rappellent à leurs sens et à leurs
pensées tout ce qu'il vous a plu d'envelopper de nuages ! O don de la foi, éteignez
ces prétendues lumières qui conduisent tant d'âmes aux ténèbres éternelles de
l'enfer ; apprenez à tous les hommes que la véritable
XXI
science consiste à vous posséder en
cette vie, et à rentrer sous votre conduite dans les splendeurs de1 éternité !
En suivant l'ouvrage de saint
Jean de la Croix, on remarque aisément madame, qu'il a écrit pour tous les
états où peuvent se trouver les personnes qui aspirent à l'union intime avec
Dieu. Il ne faut donc pas être surpris qu'en traitant de la nuit de l'esprit
par la foi, il parle de bien des choses que nous regardons comme très-rares, et
qui le sont en effet. La discussion où il entre à ce sujet montre un esprit
attentif à tout, et très-savant dans les voies de Dieu, même les plus
extraordinaires : mais d'ailleurs il est aisé de voir qu'il a voulu obvier a
toutes les illusions de l'esprit humain, et à toutes les suggestions de
l'esprit de ténèbres; ainsi, madame, vous trouverez qu'il ne permet pas qu'on
s'occupe des objets qui pourraient se présenter surnaturellement aux sens
extérieurs des personnes spirituelles. Telles seraient les apparitions des
anges bons ou mauvais, les paroles, les goûts, les odeurs, en un mot, tout ce
qui affecterait les sens d'une manière surnaturelle. Rien de plus insidieux que
ces opérations; elles nourrissent l'amour-propre, elles diminuent l'activité de
la foi, elles ouvrent la porte aux artifices du démon. Quand Dieu même serait
l'auteur de ces représentations, on ne lui ferait aucune injure en les
refusant, puisqu'on agirait avec prudence, et qu'on emploierait un moyen
légitime de parer à tout danger de surprise et d'illusion. D'ailleurs, si Dieu
opérait ces choses extraordinaires, il saurait bien produire sur-le-champ, et
sans l'acquiescement de notre volonté, les bons effets qu'il se serait proposés. C'est ainsi qu'il en a usé à l'égard de ses
prophètes et de ses saints dans l'une et l'autre alliance.
Il y a, madame, dans ces avis,
une sagesse que je ne puis rendre en abrégeant la doctrine du saint homme; et
je dis la même chose des instructions qu'il donne sur les visions purement
imaginaires, sur les révélations et les paroles intérieures, sur la
manifestation des secrets et des mystères, etc. Je crois qu'on doit faire une
attention particulière à ce qu'il dit des paroles qu'il est assez ordinaire aux
personnes d'oraison d'entendre dans leur intérieur. Il peut y en avoir de
séduisantes et qui viendraient de l'esprit de ténèbres; mais telles ne seront
jamais celles qui opèrent dans l'âme ce qu'elles signifient, comme si, par
exemple, Notre-Seigneur disait au fond du cœur: Aimez-moi, et qu'au même
instant l'âme se sentit pénétrée du véritable amour de Dieu; ou bien s'il lui
disait: Ne craignez point, et qu’elle fût sur-le-champ remplie de
courage, d'assurance et de paix. Saint Jean de la Croix appelle ces paroles substantielles,
parce qu'elles produisent dans l'âme la substance, la force et la vertu
qu'elles signifient. Il en fait avec raison beaucoup de cas, parce qu'elles ne
XXII
sont point sujettes à l'illusion,
et que leur effet plein de richesses surnaturelles demeure imprimé dans
l'intérieur. Au reste, toute cette instruction, qui occupe une grande partie du
second livre de la Montée du Carmel, et aussi utile aux directeurs qu'aux
âmes qui sont sous leur conduite; et c'est pour l'avoir ignorée ou négligée,
que les uns et les autres sont tombés souvent dans des extrémités également
vicieuses.
Je trouve, madame, dans ce livre
un article considérable (1), sur lequel vous ne me pardonneriez pas de passer
légèrement : c'est celui où notre saint auteur donne des leçons pour s'élever
de l'oraison de discours, ou delà méditation, à l'oraison de pure foi, ou à la
contemplation. Tous ceux qui commencent à marcher dans la voie spirituelle doivent
user du discours ou de la méditation ; employer même le secours de
l'imagination pour se représenter les divers objets ou mystères que la foi nous
enseigne. Ceux mêmes qui ont fait des progrès dans la
roule de l'union avec Dieu sont souvent obligés de passer de la méditation à
la contemplation, et de la contemplation à la méditation.
Quelquefois ils sont plongés dans une
amoureuse attention à Dieu, et quelquefois ils ont besoin de retourner
au discours pour rentrer dans cette
connaissance générale de Dieu. Je dis connaissance générale; car c'est
là, dans les principes de saint Jean de la Croix, le propre de la contemplation
ou de l'union par la foi avec l’Etre divin. Dans l'oraison de discours, on
s'occupe de sujets particuliers; on laisse agir l'imagination et l'entendement
sur le détail des vérités évangéliques; on les considère l'une après l'autre;
on en tire des conséquences ; on tâche, sous la direction de la grâce, d'en
profiler pour croître dans l'humilité,dans la patience, et surtout dans l'amour
de Dieu ; mais, quand Dieu élève l’âme à la contemplation, l'entendement se
détache de toute considération particulière, et la volonté n'est occupée qu'à
s'unir par des affections pleines d'amour au souverain bien; elle oublie tout
le reste pour se plonger dans ce tout immense. C'est ce que notre saint
expliqué très au long dans tout son ouvrage, et surtout quand il en vient à
décrire la nuit où doit entrer la volonté; mais, comme ce passage de l'oraison
de discours à l'oraison de pure contemplation est d'une grande conséquence, il
assigne trois marques auxquelles on pourra reconnaître en quel temps on doit
quitter les opérations de l'imagination et les raisonnements de l'esprit. La
première est quand on ne trouve plus de goût ni d'aliment dans la méditation;
la seconde, quand on ne sent aucun désir de penser à des sujets particuliers ;
la troisième, qui est la plus certaine et la plus nécessaire, quand l'âme se
plaît à demeurer seule dans son fond, et à faire une attention amoureuse à
Dieu, accompagnée d'une
XXIII
grande paix intérieure. 0 madame ! qu'il y a de science
spirituelle et de sagesse dans la manière dont notre saint contemplatif traite
toute cette matière ! Je vous invite surtout à lire le quatorzième chapitre du
second livre de la Montée du Carmel, où il apporte les raisons qui
prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes pour faire de plus grands
progrès dans les voies de Dieu. Je suis, etc.
Il y a, madame, dans les œuvres
de saint Jean de la Croix (1), un principe très-lumineux sur les trois vertus
théologales, la foi, l'espérance, la charité : c'est qu'elles doivent
perfectionner les trois puissances de l'âme. Nous avons vu ce qu'opère la foi
sur l'esprit ; il s'agit présentement des effets de l'espérance sur la mémoire
a. Il parait assez que notre saint auteur, raisonnant sur cette matière,
distingue la mémoire de l'imagination. L'une et l'autre de ces facultés
s'exercent, à la vérité, sur des représentations et sur des images; il y a même
toujours de l'imagination dans la mémoire, mais il n'y a pas toujours de la
mémoire dans l'imagination ; car celle-ci peut représenter et représente même
souvent à l'âme des objets présents, au lieu que celle-là ne lui présente que
les choses passées, avec l'assurance ou le témoignage que ces choses ont été
autrefois présentes à l'âme ; et c'est encore par là que la mémoire diffère de
l'imagination. J'ajoute que la mémoire s'exerce quelquefois sur les choses
futures, mais que ce n'est jamais qu'en vertu de promesses, d'espérances, de
prédictions, ou de conjectures antérieures et relatives à ces objets. Ainsi,
quand notre mémoire nous représente la gloire dont nous jouirons dans le ciel,
ce n'est qu'en s'appuyant sur ce qui a été révélé dans les saints livres.
Selon saint Jean de la Croix,
c'est proprement la foi qui dépouille l'imagination de sa lumière, qui
l'établit dans la nuit, et c'est l'espérance qui opère cet effet sur la mémoire
: preuve manifeste qu'il distinguait ces deux puissances. Mais comment
l'espérance met-elle la mémoire dans les ténèbres, quand on tend à l'union
divine? C'est que l'espérance, qui se porte uniquement au tout de Dieu, fait
oublier à l'âme ses anciennes connaissances. Il est connu que moins on possède,
plus on a d'espérance, et que plus on a d'espérance,
XXIV
moins on s'occupe de ce qu'on
possède. Une espérance forte, toujours accompagnée d'un désir véhément, fait
disparaître le souvenir de ce qu'on a, ou de ce qu'on a eu ; ainsi l'âme, dont
toute l'espérance est fixée en Dieu, aime à ne plus se souvenir de ce qui
l'avait occupée jusqu'alors. Ah ! madame, pourquoi les
partisans du monde se souviennent-ils avec tant de complaisance de ce qui a
flatté leurs passions? C'est qu'ils n'ont point d'espérance en Dieu. Et
pourquoi à la mort regrettent-ils si vivement les biens qui les ont enchantés
si longtemps, et qu'ils vont quitter? C'est qu'ils n'espèrent rien pour la vie
future. Les disciples de saint Jean de la Croix sont dans une position bien
différente : ce sont des hommes qui ont tout oublié, hors Dieu et Jésus-Christ,
parce qu'ils n'ont mis leur espoir qu'en Dieu et en Jésus-Christ.
Ici notre saint directeur donne
une leçon tout évangélique, et qui le distinguera éternellement de tous les
faux mystiques. Après nous avoir dit qu'il faut oublier, dans la voie de
l'union, les espèces et la connaissance des objets matériels, il ajoute (1) :
«Je ne prétends nullement parler de Jésus-Christ et de son humanité sacrée...
Il ne faut jamais négliger exprès la représentation de cette adorable humanité,
ni en effacer le souvenir ou l'idée, ni en affaiblir la con naissance, puisque
la vue qu'on en a, et la considération amoureuse qu'on en fait, exciteront
l'âme à toute sorte de bien, et l'aideront à acquérir la plus éminente union de
Dieu. Il est manifeste qu'encore qu'il soit expédient d'ensevelir dans l'oubli
les autres a choses corporelles et visibles, comme des obstacles à l'union
divine, il n'y faut pas comprendre celui qui s'est fait homme pour opérer notre
salut, et qui est la vérité, la porte, le chemin, le guide à tout bien. »
Pour parvenir à l'union intime
avec Dieu, il faut donc, selon les principes de saint Jean de la Croix, retirer
la mémoire des espèces et de la connaissance des choses créées, afin de la
présenter à Dieu, libre, dégagée, et comme perdue dans un saint oubli de ce qui
n'est pas D;eu ou Jésus-Christ ; sans cela, on s'expose à être troublé par une
multitude de distractions, de faux jugements, de suggestions du démon; on court
risque d'éprouver le soulèvement des passions, de perdre la paix de l'âme, et
de ne pouvoir écouter le Seigneur dans l'oraison. Notre saint étend cette même
doctrine aux connaissances surnaturelles, aux visions, aux révélations, aux
paroles intérieures, aux sentiments spirituels dont les images demeurent
d'ordinaire profondément gravées dans la mémoire. Le souvenir réfléchi de ces
choses fait que l'homme se trompe souvent, qu'il est dans
XXV
l'occasion prochaine de concevoir
de la présomption et de la vanité, qu'il donne lieu au démon de le séduire, de
l'engager dans mille folies de le priver au moins de la nudité et de la pauvreté
d'esprit, oui est si nécessaire dans la voie de l'union divine. Enfin nulle de
ces choses, quelque belles, quelque surnaturelles qu'elles paraissent, n'est
Dieu, et cela doit suffire à l'homme spirituel pour en dégager sa mémoire.
Non pas, ajoute notre saint,
qu'il doive rejeter la pensée des choses qu'il est obligé d'exécuter pour
remplir les fonctions de son état; mais ce souvenir doit être tel, qu'il ne s'y
attache point, qu'il n'y prenne point de plaisir, qu'il ne s'y affectionne
point comme à un bien qui lui soit propre. Encore arrive-t-il que, quand l'âme
est parvenue à l'union divine, elle oublie absolument tout, hors Dieu et
Jésus-Christ; mais sa mémoire en est d'autant plus parfaite et plus propre à
remplir tous les devoirs de l'état, parce que c'est Dieu même qui lui inspire
ce qu'elle doit faire. Le saint auteur explique ceci par des exemples, et je
transcris le premier pour faire bien comprendre sa pensée (1) : « Une personne
supplie quelqu'un de ceux qui sont élevés à cet état d'offrir à Dieu ses
prières pour elle. Il ne reste plus dans la mémoire de celui qui est prié
aucune espèce ni n aucune connaissance de cette demande, tellement qu'il ne se
souvient pas d'offrir des vœux pour cette personne. Mais, s'il est expédient de
présenter ces prières à Dieu pour cette personne, Dieu touchera la volonté de
son serviteur, et lui donnera le désir de prier; au contraire, s'il ne les
agrée pas, cet homme de bien, quelque effort qu'il fasse, n'aura ni le pouvoir
ni la volonté de recommander cette personne à son créateur; Dieu même lui
tournera le coeur ailleurs, et lui inspirera de prier pour des gens qu'il a ne
connaît pas et dont il n'a jamais ouï parler. La raison en est que Dieu excite d'une façon particulière les
puissances de ces âmes (qui sont dans l'union), à faire leurs opérations
conformément à la volonté divine. » Il y a, madame, dans cette instruction et
dans l'exemple qui l'explique, un esprit de foi que je ne puis assez admirer.
Oh ! je conçois comment les saints ont fait tant de
choses si à propos et si parfaitement ; comment ils en ont omis tant d'autres
avec la même prudence et le même mérite
: c'est que Dieu, auquel ils étaient unis par les liens d'une oraison sublime,
les éclairait dans toutes leurs démarches.
Le monde les critiqua, les blâma, parce que le monde n'a point l'esprit
de Dieu; mais nous voyons le succès de
leurs entreprises, et nous reconnaissons qu'ils ont été les vrais sages, parce
que, s'étant unis au
XXVI
Seigneur, comme parle l'Apôtre (1), ils étaient devenus un même esprit
avec lui. Je suis, etc.
Ce serait en vain, madame, que
l'homme s'établirait dans la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, s'il
abandonnait sa volonté à elle-même, c'est-à-dire à ses affections déréglées.
Cette partie de nous-mêmes est la plus précieuse, parce que c'est d'elle que
dépend notre amour pour Dieu, et que l'union divine consiste dans cet amour
porté au degré le plus sublime où puisse aspirer l'homme en cette vie. Saint
Jean de la Croix a eu extrêmement à cœur de nous apprendre la manière (2)
d'entrer dans la nuit de la volonté, c'est-à-dire de mortifier les affections
de cette puissance ; et il commence par nous les faire bien connaître : c'est
la joie, l'espérance, la douleur et la crainte, toutes quatre liées si
étroitement ensemble, que, partout où il s'en trouve une, les autres y exercent
aussi leur pouvoir. C'est ce que le saint auteur démontre par les raisonnements
les plus justes elles plus conformes à la meilleure philosophie; d'où il
conclut que, si une de ces affections est déréglée, toutes les autres le seront
aussi; que ce dérèglement est capable de produire tous les vices dans l'âme, cl
que de leur soumission aux volontés de Dieu dépendent toutes les vertus.
Saint Jean de la Croix se borne à
traiter ce qui concerne la joie, sans doute parce que la manière de régler
cette affection de l'âme peut s'appliquer à toutes les autres, et il observe
que la joie peut naître en nous de six sortes de biens, qui sont les biens
temporels, les biens naturels, les biens sensuels, les biens moraux, les biens
surnaturels, les biens spirituels. Chacun de ces biens est traité en
particulier, et le saint fait voir combien il importe de les rapporter tous à
Dieu seul, avec la joie qui peut en résulter. Il est aisé de juger, d'après les
principes si souvent répétés dans cet ouvrage, que l'abnégation de ces biens,
et de la joie qu'ils produisent, est le seul moyen de les rapportera Dieu : ces
biens sont hors du tout de Dieu; l'âme ne peut donc s'y plaire et s'unir en
même temps à ce tout unique. Mais après tout, madame, ne semble-t-il pas que
tout ce qu'enseigne ici saint Jean de la Croix n'est pas une affaire de
XVII
perfection (1), et qu'il ne fait
que développer le grand précepte qui nous ordonne d'aimer Dieu de tout notre
cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces? Comment remplira-t-on ce
commandement essentiel, si l'âme est attachée à quelque bien que ce soit
distingué de Dieu, si elle fait dépendre sa joie et son bonheur de ce bien, si
elle se repose dans la possession de ce bien?
Cependant quels sont les biens
temporels qui sont préjudiciables à l’âme, quand elle en fait l'objet de sa
joie? Ce sont les richesses, les honneurs, les enfants, les parents, les
établissements dans le monde, etc. De la joie avouée et réfléchie qu'ils
causent dans l'âme suivent des désordres sans nombre.
Notre saint auteur les réduit à quatre degrés : ils obscurcissent l'âme, ils
lui inspirent l'amour des plaisirs, ils la portent à abandonner Dieu, ils
l’entraînent dans l'oubli même de Dieu. Tous ces articles sont tellement
prouvés parles livres saints et par l'expérience, qu'ils peuvent passer pour
des vérités incontestables. Au contraire, si l'on réprime la joie dont ces
biens sont la source, quelle liberté, quelle clarté,
quelle tranquillité dans l'intérieur de celui qui fait ce sacrifice ! Il en est
à peu près de même des biens naturels, qui sont, selon saint Jean de la Croix,
les perfections du corps, comme la beauté, la bonne grâce, la santé; et les
perfections de l'esprit, comme le bon sens, la pénétration, la disposition aux
sciences, etc. Ceux à qui ces avantages donnent de la joie tombent dans la
vanité, dans la présomption, dans la dissipation, dans la tiédeur, dans le
dégoût des choses spirituelles ; et la beauté du corps en particulier est la
source d'une infinité de crimes, quand on se livre à la complaisance qu'elle
inspire. Mortifiez ces frivoles satisfactions, renoncez à la joie qui s'élève
dans votre âme au souvenir de ces biens prétendus, vous vous maintiendrez dans
l'humilité, dans l'amour du prochain, dans la pureté, dans la liberté d'esprit
nécessaires pour vaincre les tentations, pour supporter les afflictions, pour
servir Dieu avec fidélité et avec constance.
La joie qui résulte des biens
sensibles rend l'homme tout charnel et terrestre. Ces biens dépendent des sens,
de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher. Celui qui se plait dans
l'usage de ces biens est dissipé, curieux, voluptueux, intempérant, tâche dans
le
XXVIII
service de Dieu, amateur de
lui-même, insensible aux misères des pauvres : mais qu'est-il nécessaire
d'insister sur cet article? Le simple coup d'oeil du monde et de ses partisans
fait voir que les objets des sens, et la délectation qu'ils entraînent, et
l'importance qu'on leur donne, plongent le genre humain dans tous les maux
spirituels. Entre la joie qu'on goûte en se livrant à ces objets, et celle qui
est le prix du service de Dieu, de l'exercice de l'oraison, et du saint
commerce avec Jésus-Christ, il y a une distance infinie. Jésus-Christ n'a-t-il
pas dit que ce qui est né de la chair est chair (1), et que ce qui
est né de l'esprit est esprit ? Or, l'esprit et la chair sont deux extrêmes
qui ne se concilieront jamais ensemble. Saint Jean de la Croix n'écoule point
ceux qui prétendent s'entretenir dans les délectations sensuelles, sous
prétexte de s'adonner à la méditation et de s'unir à Dieu (2). Ces gens-là,
dit-il, cherchent plus à se satisfaire qu'à contenter leur créateur. Cet
exercice est plutôt la jouissance du plaisir que la pratique de l'oraison; et,
quoiqu'ils simulent n'avoir point d'autre intention que d'aller à Dieu, ils
montrent néanmoins, par les effets, qu'ils envisagent la satisfaction des sens.
On citerait, madame, bien des exemples de ces prétendus dévots qui ne refusent
rien à leurs sens. Qu'ils lisent les règles que prescrit notre saint auteur pour délivrer l'âme de toutes les
joies sensuelles, et pour apprendre aux hommes à les rapporter uniquement à Dieu.
Cette doctrine, si sûre et si salutaire, rentre dans cette de la nuit des sens.
Il en résulte que, pour être spirituel, il faut embrasser sérieusement la
mortification, et réduire les sens dans des bornes très-étroites. Il s'ensuit
de même que les saints, qui disputèrent tant de choses à leur corps, furent des
hommes bien convaincus de la fragilité de noire nature, et des trahisons que
nous font les sens si nous ne savons pas les captiver sous l'empire de la
grâce.
Il reste, madame, trois autres
biens qui paraissent plus honnêtes, savoir : les biens moraux, ce sont
les vertus et les bonnes œuvres; les biens surnaturels, ce sont les dons
extraordinaires, les grâces gratuites, comme l'esprit de prophétie, le don des miracles,
celui de parler diverses langues, etc.; enfin les biens spirituels, et
saint Jean de la Croix entend ceux qui viennent des choses manifestes et
distinctes, et qui remplissent l'âme de douceur et de satisfaction. Telles
sont les images des saints, les chapelles ou oratoires, les cérémonies de
l'Église, les prédications. Cet article est très-intéressant, parce que notre
saint auteur y donne des règles pour sanctifier l'usage de tous ces objets,
dont tant de personnes dévotes abusent ou ne savent pas profiter.
XXIX
Je vous dirai peu de chose,
madame, des biens moraux et des biens surnaturels, quoique saint
Jean de la Croix traite ces articles avec autant de soin que les autres. Il est
clair que ceux qui mettent leur satisfaction dans la pratique des vertus
morales et dans la jouissance des dons extraordinaires, s'exposent à tomber
dans de grands défauts, qui sont la vanité, la présomption, l'opiniâtreté, le
mépris des autres; et combien d'illusions dans la fausse joie qu'on goûte au
sujet de ces biens! Il ne faut que deux mots pour décider cette question. Ceux
qui mettent leur complaisance dans leurs bonnes œuvres, dans leurs longues
prières, dans leurs jeûnes, dans leurs aumônes, sont des pharisiens, et ceux
qui s'applaudissent de leurs prétendues opérations extraordinaires sont des
prophètes réprouvés comme Balaam, ou des imposteurs comme Simon le magicien. Je
ne fais que rendre la pensée de noire saint auteur.
Je goûte beaucoup, madame, son
instruction sur les images, les rosaires, les oratoires, les lieux de dévotion,
les prédications, etc. Cet homme de Dieu apprécie au juste l'intention de
l'Église dans l'usage de toutes ces choses visibles et consacrées à la piété.
Il n'est pas à craindre que sa doctrine sur cet article, et en particulier sur
les images de Dieu et des saints, puisse paraître favorable aux sectaires qui
ont troublé l'Église dans ces derniers temps. Il déclare lui-même sa pensée
d'une manière bien précise (1). «Je ne dis pas qu'il ne faut point avoir
d'images, ni leur rendre la vénération qui leur est due; j'expose seulement la
différence qui est entre les images de Dieu et Dieu lui-même, afin que nous les
considérions de telle sorte qu'elles ne nous empêchent pas d'aller à Dieu; ce
qu'elles feraient si nous nous attachions à elles plus qu'il n'est nécessaire
pour faire nos opérations spirituelles. » Et plus bas: « En ce qui
concerne l'estime et le respect que nous devons avoir pour les images, selon
l'intention de la sainte Église catholique qui nous les propose, il ne peut s'y
glisser ni illusion ni péril, et le souvenir que l'âme en a lui sera toujours
très-utile, puisque cette mémoire est d'ordinaire accompagnée d'un mouvement
d'amour pour l'objet que les images représentent; et, tandis qu'elle s'en
servira pour cette fin, elle en tirera
des secours pour arriver à l'union divine, pourvu qu'en se laissant enlever aux
attraits de la grâce que Dieu lui donnera, elle passe de la peinture morte à
l'objet vivant, en oubliant toutes les créatures et tout ce qui s'étend jusqu'à
elles. »
Notre saint avait observé d'un
œil fort attentif tous les abus qui s'étaient glissés dans l'usage des choses
dont il traite ici. Il condamne
XXX
ceux qui habillent les saintes images selon les modes reçues
dans le monde (1); ceux qui ne se lassent point d'accumuler images sur images;
qui en veulent avoir d'une telle figure, d'un tel ouvrier; qui les arrangent
d'une telle ou telle manière, afin de se satisfaire davantage; ceux, qui,
regardant fixement une image, s'imaginent la voir remuer, changer de visage, ou
faire quelque signe; ceux qui, dans le choix des chapelets et des rosaires,
s'attachent à la façon, à la matière, à la couleur, en sorte qu'ils préfèrent
les uns aux autres à cause de ces formes extérieures ; ceux qui emploient
beaucoup de temps à parer les oratoires et les chapelles, où ils ont mis leur
affection, sans se mettre en peine du recueillement intérieur, et du saint
commerce avec Dieu; ceux qui croient ne pouvoir faire leur oraison qu'en
certains lieux qu'ils ont choisis, ou qui courent d'un lieu à un autre pour
satisfaire leur prétendue dévotion ; ceux qui s'attachent à certaines
cérémonies qui sont de leur choix ou de leur invention ; qui veulent, par
exemple, qu'un tel prêtre, et non un autre, dise la messe avec un tel nombre de
cierges, ni plus ni moins, à telle heure, et non à une autre ; un tel jour, et
non avant ou après; qui, faisant faire quelque pèlerinage, ordonnent qu'il y
ait tant de stations; qu'on les fasse à tel temps et à telle heure; qu'on y
dise tant d'oraisons, avec telles circonstances, telles postures de corps et
autres cérémonies, sans en omettre aucune, quelque petite qu'elle soit, etc.
En témoignant le plus grand
respect pour ce que l'Église pratique ou autorise, notre saint directeur
rappelle toujours l'âme fidèle au centre unique, qui est Dieu, et Dieu seul. Il
montre les abus ou les imperfections des pratiques qu'il censure; il fait voir quelle est l'indigence et la stérilité de l'intérieur, quand
on se livre trop aux objets extérieurs; il enseigne la manière d'élever
l'esprit et la volonté à la joie pure que produit l'amour de Dieu. Si vous
vous accoutumiez (2), dit-il, à goûter les consolations sensibles, vous
ne pourriez jamais jouir des délices spirituelles qui
coulent de la nudité d'esprit et de la récollection intérieure.
Ce qu'il ajoute sur les
prédications est également sage cl instructif. S'il exige que les prédicateurs
mettent tout le soin possible à remplir dignement leur fonction, s'il veut
qu'ils ne négligent rien dans la composition de leurs discours, il demande
aussi que leur attention principale se porte à bien régler leur intérieur,
qu'ils soient hommes d'oraison, et que leur cœur soit enflammé de l'amour de
Dieu avant que de monter en chaire. Il exhorte les auditeurs à concevoir un
ardent désir de profiter de la sainte parole (3), à l'entendre avec humilité,
XXXI
s'appliquer à eux-mêmes, et non aux
autres, ce qu'ils entendent ; à faire réflexion sur les vérités qu'on leur
a prêchées, et à confirmer par la pratique les instructions qu'ils ont reçues.
Je vois, madame, dans tous ces
détails du saint auteur, la voie pure et infaillible de la plus haute
perfection. Tout s'y rapporte au dénûment de l'esprit, et au dépouillement delà
volonté. Ce qui me charme, c'est que tout ceci n'est point fondé sur les spéculations
d'un écrivain qui travaille dans son cabinet. On sent que c'est la route ouest
entré ce saint ami de Dieu; qu'il parle d'après sa propre expérience; qu'il n'a
en vue que d'élever les âmes à l'union intime avec Dieu; qu'il a partout une
idée parfaite du culte en esprit et en vérité. Sa doctrine ôte à l'homme
tous les appuis de la nature, elle ne lui laisse que Dieu ; mais Dieu est tout,
et de ce tout infini découlent tous les biens. Oh ! qu'heureux
est celui qui connaît les avantages de cet échange du rien de la créature avec
le tout de Dieu ! Je termine ici l'analyse des trois livres delà Montée du
Carmel. Comptez, madame, que j'en ai rendu a peine les premiers traits. Il
faut lire et méditer toute cette précieuse instruction, et bénir Notre-Seigneur
d'avoir donné à son Église un maître si intelligent dans les voies de Dieu.
Je suis, etc.
J'ai, madame, à vous entretenir
dans cette lettre des deux livres de la Nuit obscure de l’âme. Je les
considère comme une sorte de supplément aux trois livres de la Montée du
Carmel; et ce supplément est nécessaire, parce qu'il fallait nous faire
connaître l'état où se trouve une Ame, tandis qu'elle marche dans la voie de
l'union, et celui où elle parvient en s'avançant de plus en plus vers le terme.
Saint Jean de la Croix prend celui qui se détermine, avec le secours de la
grâce, au service de Dieu, dès les premiers éléments, si j'ose ainsi parler, de
la vie spirituelle. Il n'y a pas de doute que ce commençant ne s'exerce d'abord
à la méditation des choses saintes, et Dieu le comble ordinairement, dans cette
première voie, de douceurs et de caresses. C'est un enfant incapable encore de
digérer une nourriture solide. II n'est donc point rare de voir ceux qui
entrent dans cette carrière, très-portés à l'oraison, à la fréquentation des
sacrements aux exercices de la pénitence; mais il se mêle quantité
d’imperfections dans leur conduite. La nouveauté de cet état et le défaut
d’expérience font qu'ils tombent, à leur manière, dans les
XXXII
égarements où donnent les grands
pécheurs. Je dis à leur manière, car ce ne sont dans ces âmes faibles,
mais bien déterminées au service de Dieu, que des péchés légers ou des
imperfections, quoique de temps en temps ces fautes puissent être plus grièves,
et même fort répréhensibles.
Pour faire entendre sa pensée,
saint Jean de la Croix parcourt les sept péchés capitaux, et il montre que les
commençants sont sujets à des excès de vanité, de colère, d'avarice, de
gourmandise, de luxure, d'envie, de paresse; mais ces cinq derniers péchés sont
pris dans le sens spirituel. Ainsi l'avarice de ces âmes peu exercées
dans les voies de Dieu consiste en ce qu'elles sont avides de consolations
intérieures, et qu'elles perdent courage quand ces grâces leur sont
soustraites. Leur gourmandise consiste en ce qu'elles s'adonnent à
toutes sortes de pratiques, soit de pénitence, soit de dévotion, souvent contre
l'avis de leurs supérieurs ou directeurs. C'est ce qui arrive surtout a l'égard
de la sainte communion; ces personnes ne se font point de scrupule d'en
extorquer de leurs confesseurs le fréquent usage, et même de s'en approcher
sans leur permission, ou, ce qui est encore pire, de leur cacher cette pratique
(1). Leur luxure consiste en ce qu'elles éprouvent des combats dans la chair,
et qu'elles s'en troublent au point de s'exposera de fâcheuses tentations, ou,
ce qui n'est pas moins dangereux, elles forment des amitiés prétendues
spirituelles, où il se mêle beaucoup d'amour-propre et de sensualité. Leur
envie ou jalousie consiste en ce qu'elles veulent être préférées à d'autres qui
font aussi profession de piété. Leur paresse consiste en ce qu'elles
recherchent plutôt leur satisfaction que la volonté de Dieu; qu'elles fuient
les croix, les humiliations, et généralement tout ce qui appartient à la vie
étroite. A l'égard de la vanité et de la colère, il est rare que
ce ne soient pas des péchés formels dans ces
commençants; et il en sera de même des autres articles, quand il s'y mêlera de
l'obstination, de l'impatience, de la tiédeur, etc. O madame! qu'il est rare que ces aspirants à la perfection ne
contractent pas beaucoup de taches dans la pratique même de leurs bonnes
œuvres! Saint Jean de la Croix traite toute cette matière avec une justesse et
dans un détail qui me remplissent d'admiration. Qu'il
connaissait bien, ce grand homme, toutes les faiblesses du cœur humain, toutes
les armes qu'emploie le démon pour nous combattre, toutes les illusions de nos
sens, toutes les erreurs de notre esprit! Je ne voudrais que ses réflexions sur
les amitiés qu'on nomme spirituelles, pour juger de son bon esprit et de sa
sagesse. Voici, par exemple, une règle qui me paraît infaillible
XXXIII
tic en cette matière (1): «Quand
l'amitié est vraiment spirituelle, elle fortifie l'amour de Dieu à proportion
qu'elle croît, et plus on y pense plus
on se souvient de Dieu, plus on désire de le posséder ; de sorte que les
accroissements se font également des deux côtés. » Telles furent sans doute les
amitiés de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean
Chrysostome et d'Olympias, de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse. Mais
se trouve-t-il encore de tels amis? O mon Dieu! s'écriait
saint Augustin (2), il n'y a de vraie amitié que celle qui a son principe
dans la charité que épandez dans les cœurs en leur donnant votre Saint-Esprit.
C'est absolument la pensée de notre saint auteur.
Les commençants agissent donc et
vivent dans les voies de Dieu d'une manière basse, grossière, commode à leur
goût et à leur amour-propre : ils ne sont pas encore dans la Nuit des sens;
mais, quand Dieu les appelle a ce degré pour les conduire à l'union, il ne
manque pas de les éprouver par des aridités, par des ténèbres, par la soustraction
des douceurs spirituelles. Voilà l'entrée dans la nuit. Notre saint directeur
n'oublie pas de donner des règles pour distinguer cet état de la tiédeur, du
relâchement, de la mélancolie, et il enseigne là manière de se conduire dans
cette nuit très-obscure. Le principal avis qu'il donne est de quitter l'oraison
de discours et la méditation, pour s'abandonner au repos où Dieu met l'âme, en
observant de souffrir avec patience les désolations qu'elle éprouvera encore
quelque temps. Au reste, les avantages de cette nuit sont inestimables; je vous
les ai indiqués, madame, dans ma quatrième lettre, et je ne les répéterai pas
ici. J'ajoute seulement que l'exposition qu'en l'ait notre saint doit
extrêmement consoler et encourager toutes les personnes spirituelles.
On est donc dans la nuit durant
cette purgation des sens; mais ce n'est que le prélude d'une nuit bien plus
obscure, qui est celle de l'esprit. Saint Jean de la Croix traite ce sujet dans
son second livre de la Nuit obscure de l'âme, en y adaptant encore son
premier cantique, mais dans un autre sens que quand il s'agissait de la nuit
précédente; car cette nuit de l'esprit est tout autrement pénible et
crucifiante que celle des sens. Cependant, comment accorder cet état de peines
et de souffrances, avec les lumières qui, selon notre saint sont communiquées à
l'âme durant cette nuit? Ah ! madame, il nous fallait
un aussi grand maître pour nous expliquer ce mystère. C'est que les lumières de
Dieu font connaître à l'âme toutes ses misères, la concentrent dans la vue de
ses faiblesses, l'étonnent par la comparaison
XXXIV
qu'elle fait de la grandeur de Dieu
avec son néant, la remplissent de terreur, de désolation et d'une sorte de découragement
qu'elle n'avait point éprouvé jusqu'alors. «Les personnes qui sont dans des
épreuves si affligeantes aiment Dieu au point de donner mille vies pour lui;
mais ce grand amour ne les empêche pas de croire que Dieu ne les aime point,
n'ayant rien qui soit digne de son amour, et s'estimant même assez méprisables
pour mériter sa haine et l'horreur de toutes les créatures (1).»
Cependant l'âme se purifie dans
cette nuit ténébreuse, les restes du vieil homme s'y consument; le feu de
l'amour divin s'empare de toutes les puissances de l'homme spirituel, et notre
saint auteur expose dix degrés de cet amour. Selon lui, l'âme tombe dans une
sorte d'affaiblissement et de langueur; puis elle s'empresse de chercher Dieu
sans interruption; elle acquiert un nouveau courage dans cette recherche; elle accepte les souffrances
inséparables de ce travail ; elle conçoit des désirs véhéments de posséder
Dieu; elle court, elle vole vers cet unique objet de son amour; elle passe à une
sainte hardiesse, à une sorte de familiarité en traitant avec Dieu; elle
l'embrasse, elle s'unit à lui, et elle goûte dans cette union des douceurs
ineffables; mais le dernier degré n'est pas de la vie présente, puisqu'il
consiste dans la vision béatifique. Ces dix degrés sont expliqués en détail, et
avec des précautions qui écartent tout danger d'erreur et d'illusion. Par
exemple, en raisonnant de la liberté dont l'unie use dans son commerce avec
Dieu, le saint avertit qu'elle suppose une inspiration particulière, sans quoi
il serait à craindre de perdre l'humilité, et de s'écarter du respect profond
qui est dû à Dieu en toutes choses. En parlant du degré où l'âme s'unit à Dieu,
il observe qu'il s'y mêle de l'interruption, et que ce n'est point un état
fixe, parce que, si l'on y persévérait, ou jouirait en quelque manière,
dès cette vie, de la félicité des
bienheureux; ce qui n'est donné à personne, avant que d'être délivré des liens
du corps.
Méditons, madame, dans le silence
de la retraite, ces deux livres de la Nuit obscure de l’âme. Il n'y a
qu'un saint élevé à une oraison sublime qui ait pu les composer, et il n'y a
que des âmes comme la vôtre, déjà bien exercées dans la science et dans la
pratique de l'oraison, qui puissent les bien comprendre. Je suis, etc.
XXXV
Je serai fort court, madame, sur
la vive Flamme de l'Amour et sur les quarante Cantiques de saint
Jean de la Croix. Ces deux ouvrages que sont pas susceptibles d'une analyse
suivie; l'un et l'autre exposent les sentiments de l'Ame parvenue à l'union
divine, surtout le ni qu'elle a d'obtenir la vue de Dieu. Ce langage plein de
figures, à l'exemple du Cantique des cantiques, n'est point fait pour
mes vulgaires; j'entends celles mêmes qui ont quelque usage de l'oraison. Il
faut avoir bien étudié la doctrine de saint Jean de la Croix pour le suivre
dans ces deux derniers traités. Quoique le style qu'il emploie soit celui de
l'amour le plus enflammé et le plus sublime, quoique ce soient
des traits de feu qui s'élancent de ce cœur transformé en Dieu, je remarque
cependant encore qu'il n'abandonne point la méthode d'instruction. Il y a, par
exemple, dans la vive Flamme de l'amour (1), un excellent morceau sur la
direction des âmes. Le saint y fait voir combien les directeurs peu versés dans
les voies de Dieu retardent les âmes appelées à la contemplation. Il parle en
cet endroit avec toute la force et toute l'autorité que lui donnaient ses
grandes lumières. Vous avez gémi quelquefois, madame, du peu de secours qu'on
trouve dans ce siècle par rapport à la conduite spirituelle. Cela n'est
cependant pas trop étonnant, quand on a lu ce qu'exige notre saint auteur pour
cet emploi. Je suis persuadé que, de son temps même, les directeurs tels qu'il
les désire, étaient rares, et c'était néanmoins un siècle très-fécond en
saints. Que faut-il donc penser du nôtre, où l'on a pris à tâche, en quelque
sorte, de décrier la science spirituelle et les voies de Dieu? Pour quelques
abus qui se sont glissés de temps en temps dans la pratique de l'oraison,
fallait-il couper jusqu'à la racine de la théologie mystique? Je suis persuadé
que, si on lisait encore les œuvres de saint Jean de la Croix, on reviendrait
de beaucoup de préjugés à cet égard.
Quoi qu'il en soit, madame, je me
suis occupé de ses deux derniers traités; j'y ai reconnu les effets qu'opère
dans une âme bien morte à elle-même le saint amour de Dieu; j'y ai trouvé ce
que saint Augustin avait remarqué plus de
mille ans avant nous, que cet
XXXVI
amour divin blesse, embrase,
enivre : c'est comme la substance de ce que saint Jean de la Croix tourne
en cent manières différentes. Je suis, dans ce saint amour, votre, etc.
Si j'avais été Capable, madame,
de donner une édition en notre langue des œuvres de saint Jean de la Croix, je
l'aurais accompagnée d'observations propres à éclaircir sa doctrine en quelques
points; je me serais appliqué surtout à faire voir qu'elle est sûre, solide et
sans tache dans toutes ses parties. Je suppléerai ici à ce que le traducteur
n'a pas fait, et je marquerai les différences essentielles qu'on doit
reconnaître entre les instructions de notre saint auteur, et les principes des
faux mystiques qui s'élevèrent sur la fin du siècle dernier. Je n'ai qu'à
parcourir quelques-uns des articles qu'on a le plus reprochés à ces novateurs,
et à leur opposer les sentiments très-orthodoxes de saint Jean de la Croix.
Premièrement. Ceux qu'on
appelle quiétistes faisaient de leur homme prétendu spirituel une espèce
d'être insensible, qui serait dans une inaltération et une inaction entières en
la présence de Dieu.
Secondement. Ils voulaient
que cet homme en vînt a ne désirer rien, pas même son salut; à ne craindre
rien, pas même l'enfer; à ne s'alarmer de rien, pas même des pensées et des
actions les plus impures.
Troisièmement. Ils croyaient
devoir porter l'abnégation de toute image, jusqu'à exclure de leurs oraisons le
souvenir de la sainte humanité de Jésus-Christ.
Quatrièmement. Les plus
mitigés d'entre eux prétendaient établir un état fixe et permanent de l'amour
pur, en sorte que l'âme agit toujours par ce motif, en excluant le mouvement,
même indélibéré, qui la porte à rechercher son propre intérêt, et en supprimant
l'exercice de l'espérance et des autres vertus chrétiennes.
Je dis, madame, que la doctrine de saint Jean de la Croix
est totalement opposée à ces erreurs. Et d'abord il enseigne partout que, dans
la contemplation même la plus sublime, l'homme doit s'appliquer avec
attention et amour à Dieu (1). Je crois que
cette règle est répétée plus de cinquante fois dans ses œuvres. Il dit
de même que, quand Dieu se communique à l'âme fidèle, celle-ci y consent
XXXVII
avec amour (1) ;
que l’ouvrage de l'âme qui aime est
de s'appliquer continuellement à l’exercice de l’amour. Mais que
trouve-t-on dans les derniers traités du saint
( la vive Flamme de l'amour et les
Cantiques spirituels) (2) sinon le tableau de l’amour le plus actif et le
plus varié dans ses opérations.
Ensuite
saint Jean de la Croix a tellement à
cœur que l'âme élevée à l’union divine désire le salut, que ces deux mêmes
traités (la vive Flamme de l’amour et les Cantiques) roulent
uniquement sur le désir de posséder Dieu : dans cet état, dit-il ailleurs , l'espérance
l’encourage de telle sorte, et la porte à la recherche de la ne éternelle avec
tant de vivacité, que tout l’univers ne lui paraît qu’une bagatelle en
comparaison de ce qu’elle espère, etc. (3).
Pour ce qui regarde la pureté de
L'âme, tout ce qu’il enseigne de la mortification des sens tend à exclure toute espèce d’attachement aux objets
sensuels. C'est là le fondement et la base de toutes ses instructions.
L’article qui concerne l'humanité
sainte de Jésus Christ est expliqué en termes si clairs et si forts, qu'il
n'est pas possible d'imputer à notre saint le moindre doute sur cet objet. Vous
avez vu, madame, dans ma sixième lettre, un long passage où il déclare sa
pensée, et je pourrais en citer beaucoup d'autres qui recommandent toujours la
méditation des mystères de la vie et de la mort de Jésus-Christ.
Enfin, quand il parle de l'union
intime avec Dieu, il l'appelle, à la vérité, un état; mais il ne dit en
aucun endroit que ce soit un état fixe et permanent; il enseigne même
absolument le contraire, puisqu'il borne la contemplation la plus sublime à des
moments. « Alors, dit-il, Notre-Seigneur donne à l'âme une
simple, générale et amoureuse attention à Dieu (4)... Hors de ce temps-là,
l'âme, dans tous ses exercices spirituels, dans tous ses actes et dans toutes
ses œuvres, doit se servir de la mémoire et de la méditation, pour augmenter sa
dévotion, et l'utilité qu'elle en reçoit; mais surtout elle considérera la vie,
la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que ses actions et
toute sa vie soient conformes à ce divin modèle. »
En quel sens donc l'union divine
est-elle un état, selon la pensée de saint Jean de la Croix? C'est qu'au
moyen des instructions répandues dans son ouvrage, L'homme, aidé de la grâce,
s'unira souvent à Dieu par les actes de l'amour pur; ce que ne fera pas, du
XXXVIII
moins si facilement et si souvent,
celui qui ne sera que dans les premières voies de la vie spirituelle. Cette
union divine sera un état, parce que l'homme qui s'y trouvera élevé conformera
en tout sa volonté à celle de Dieu; or, la volonté de Dieu est assurément que
l'homme, en cette vie, fasse non-seulement des actes d'amour pur, niais aussi
des actes de foi, d'espérance, de crainte surnaturelle, et de toutes les vertus
chrétiennes. Qu'on conçoive bien, en un mot, que l'état d'union divine
dans les principes de notre saint n'est pas l'état d'amour pur, mais l'état de
conformité à la volonté de Dieu (1); ce qui suffit pour le distinguer de tous
les quiétistes rigides ou mitigés.
J'ajoute, sur l'amour
désintéressé, que saint Jean de la Croix était trop savant dans la connaissance
de l’âme, pour croire qu'elle pût renoncer expressément au penchant qui la
porte à rechercher son bien. Ce penchant est nécessaire dans l'âme, et il est
aussi impossible qu'elle aime un objet qui ne se présente pas à elle comme bon,
qu'il lui est impossible de ne pas désirer son bonheur. Dans l'amour pur, on
peut bien faire abstraction du motif de l'intérêt propre; mais ce motif
indélibéré, qui n'est autre chose que le penchant nécessaire vers le bien, se
trouvera toujours dans cet acte, quelque pur qu'il soit. S'il y a donc eu des
mystiques qui aient voulu exclure ce penchant si essentiel à l'âme, ils étaient
aussi mauvais philosophes que théologiens dangereux et spirituels séduits par
leur imagination. Saint Jean de la Croix eut des qualités toutes contraires.
J'ai voulu, madame, entrer dans cette discussion, non pour vous instruire, ou
pour prévenir vos doutes, mais pour me rassurer moi-même sur une doctrine qui
ne m'est pas aussi familière qu'à vous. Je suis, etc.
En vous parlant, madame, de la
doctrine spirituelle de saint Jean de la Croix, je ne vous ai rien écrit qui ne
soit vrai ; mais je ne vous
XXXIX
ai pas dit tout ce qui est vrai,et,
pour suppléer à ma négligence, j'ai l'honneur de vous écrire cette onzième
lettre, qui est peut-être la plus nécessaire de toutes celles que vous avez eu
la complaisance de recevoir sur les Œuvres de saint Jean de la Croix.
L'erreur reprochée aux partisans
de l'amour pur consiste en ce qu'ils ont prétendu que l'âme pouvait s'établir
dans un tel état, qu'elle agirait toujours par le seul motif de l'amour pur. Il
faut entendre que tous les actes qu'elle ferait à l'égard de Dieu seraient
dépouillés de tout sentiment d'intérêt propre; que cette âme, déterminée au
moins par les perfections infinies de Dieu, ne désirerait rien, pas même de
posséder cette beauté suprême et incréée; qu'elle ne serait touchée ni de la
crainte ni de l'espérance; qu'elle pourrait même renoncer à l'avantage ou au
plaisir intérieur qui accompagnent ces actes d'amour, ou qui en résultent. Il
s'ensuivrait que l'exercice des vertus surnaturelles, autres que l'amour,
serait comme étranger à cette âme, tandis que la vraie doctrine du salut est
qu'en cette vie l'homme doit s'exercer dans la foi, dans l'espérance, dans la
crainte de Dieu, dans la componction, dans l'humilité, en un mol, dans toutes
les vertus chrétiennes.
L'acte de l'amour pur est, à la
vérité, quelque chose d'excellent, et il consiste à aimer Dieu pour lui-même,
non en renonçant à la douceur que goûte l'âme qui s'unit ainsi à Dieu; ce
renoncement est impossible, parce que la nature de l'âme est de tendre
nécessairement à son bien. Dans l'amour pur, il suffit à l'âme de ne pas
s'appuyer sur son propre intérêt, de ne pas aimer Dieu à cause des récompenses
qu'il promet soit en cette vie, soit dans la vie future. Cette sorte d'amour,
qu'on appelle intéressé, est louable : mais ce n'est pas l'amour pur; celui-ci
est plus sublime, et consiste, encore une fois, à chercher Dieu, à s'attacher à
Dieu, en vue et à cause de ses perfections sublimes. Vous sentez, madame, qu'il
y a de la différence entre aimer quelqu'un à cause de ses belles qualités, et l'aimer
à cause du bien qu'on en attend, ou à cause du plaisir qu'on goûte à l'aimer.
L'espérance du bien pourra se trouver dans le premier de ces amours, et le
plaisir d'aimer s'y trouvera toujours; mais ni cette espérance, ni ce plaisir
ne sera le motif de cet amour. On aimera uniquement à cause des belles qualités
de la personne, et ce sera mi amour pur, mais naturel et humain. A l'égard de
Dieu, l'acte sera surnaturel et d'un grand mérite. Il est commandé par le
premier précepte de la loi, on ne peut trop le répéter durant le cours de cette vie mortelle; mais il ne peut former un
état, c'est-à-dire qu'il ne doit ni ne peut arriver que l'âme agisse toujours
(1) par le
XL
motif de cet amour. Cela n'est
accordé qu'aux habitants du ciel, ou peut-être à certaines âmes privilégiées,
telle que fut, par exemple, la sainte Mère de Dieu; encore faudrait-il
reconnaître que ces grandes urnes ont exercé les actes de la foi, de
l'espérance et des autres vertus.
Pour en venir présentement à
saint Jean de la Croix, quoiqu'il ne parle en aucun endroit de l'amour pur, il
est cependant vrai que sa doctrine sur l'union divine tend à nous faire
connaître qu'on n'entre dans cette union que par l'amour pur ou désintéressé.
C'est une conséquence nécessaire des quatre nuits où il établit l'âme; il
entend également qu'on peut acquérir l'habitude de cette union, c'est-à-dire
une grande facilité pour s'élever à Dieu par la
contemplation. Mais, madame, il y a deux choses bien remarquables dans ses
principes : la première est qu'avec les dispositions les plus excellentes pour
l'union divine, l'âme sera encore obligée de recourir de temps en temps à la
méditation et à l'oraison de discours ; vous en avez les preuves dans ma
dixième lettre; la seconde chose est que, dans l'exercice même de la
contemplation la plus sublime, l'âme fera les actes de toutes les vertus chrétiennes;
qu'en particulier, elle désirera très-ardemment de posséder Dieu : c'est ce que
démontrent les deux traités, celui qui a pour titre la vive Flamme de l'amour,
et celui que le saint appelle les Cantiques. Lisez-les, je vous prie, pour voir
combien l'âme, dans le plus haut degré d'union, s'intéresse à la jouissance de
Dieu. Vous sentirez très-bien, madame, que les partisans outrés de l'amour pur
ne pourraient concilier leur doctrine avec les deux articles que je viens de
vous indiquer.
Saint Jean de la Croix explique
parfaitement sa pensée dès son premier cantique de la vive Flamme de l'amour
(1). La transformation de l'âme par l'amour est, selon lui, une habitude; mais
les actes, qui sont comme la flamme de cet amour, ne se font que quand l’âme
y est portée par les mouvements particuliers du Saint-Esprit.
Ils ne sont donc pas permanents,
ils ne forment pas un état. L'âme demeure disposée à l'amour, comme le bois
pénétré de feu est disposé à la flamme : c'est la comparaison qu'emploie notre
saint; mais comme le bois le plus embrasé ne jette pas toujours de la flamme,
ainsi l'âme la plus transformée par l'amour ne produit pas toujours les actes
de l'amour pur. Je pourrais m'étendre beaucoup sur la discussion de ce point de
doctrine spirituelle; mais c'en est assez pour vous, madame, qui entendez
toutes ces choses comme à demi mot, et qui pourriez en faire des leçons aux
autres. Je suis, etc.
Les quatre premiers articles qui
concernent ce tout comprennent toute la science de la philosophie
chrétienne. J'ai examiné ces vers l'un après l'autre, et j'ai trouvé dans
l'oraison qu'il y avait là un progrès admirable d'idées. Il y a des sensuels
qui veulent goûter tout, des curieux qui veulent savoir tout, des avares qui
veulent posséder tout, des ambitieux qui veulent être tout : ces gens-là sont
des aveugles. Pour goûter tout, il faut n'avoir de goût pour rien ; pour savoir
tout, il faut désirer de ne rien savoir; pour posséder tout, il faut souhaiter
de ne rien posséder; pour être tout, il faut vouloir n'être rien.
Il y a des gens peu sensuels, mais curieux de
science, mais fort jaloux de posséder quelque chose ; enfin il y a des gens qui
ne se soucient ni de plaisirs, ni de science, ni de richesses, mais qui veulent
être quelque chose dans le monde; et ce dernier état est la manie de tous les
hommes. Un manœuvre veut avoir de la considération dans son ordre et parmi ses
égaux; et nul, hors les amis et les disciples de saint Jean de la Croix, ne dit
dans le fond de son cœur : Je veux n'être rien.
Voici donc un grand travail :
pour entrer dans le tout de Dieu, il faut renoncera la sensualité, à la
curiosité, à l'esprit de propriété, à la vanité; il faut embrasser la
mortification, l'abnégation, la désappropriation, l'humiliation: c'est cette
quadruple nuit où il est nécessaire de
se plonger pour parvenir à la lumière du tout.
J'ai considéré le tout de Dieu,
et j'ai connu qu'il était toute suavité, toute science, toute richesse, toute
grandeur; en le goûtant on a le goût de tout, en l'étudiant on acquiert la
science de tout, en le. possédant on possède tout.
J'ai examiné s'il y avait eu des
hommes dans ce tout, et j'ai d'abord remarque le grand apôtre : il ne goûtait
que Jésus-Christ, ne savait que Jésus-Christ, ne possédait que Jésus-Christ, ne
vivait que de Jésus-Christ; tout cela est prouvé par ses divines Épîtres. Mais
la grande merveille est que la sainte humanité de Jésus-Christ, qui avait tous
les droits possibles à jouir du tout, s'est soumise à entrer
, dans le tout par la voie des souffrances, de l'abnégation, de
la pauvreté, des opprobres. Cela me transporte d'admiration; et je vois
XLII
qu'il n'est pas possible désormais de
ne pas embrasser le tout, quelque chose qu'il puisse en coûter.
Trois caractères uniques dans les
œuvres de saint Jean de la Croix :
L'usage en est saint, puisque
l'Église l'autorise et le recommande ; mais il faut joindre a cet usage les
réflexions suivantes :
1° Les images ne sont honorées
que d'un culte relatif aux objets qu'elles représentent, comme Jésus-Christ, sa
sainte Mère, les saints, etc.
2° Il ne faut point attacher son
cœur aux images; ce serait vouloir satisfaire le cœur parles sens. Les images
doivent servira l'élévation du cœur vers les objets qu'elles représentent,
elles ne doivent pas le fixer.
3° C'est une illusion que de
rassembler beaucoup d'images, de les arranger d'une certaine manière, de les
habiller selon les nouvelles modes, de choisir les plus précieuses ou les mieux
travaillées. Ceux qui en usent, ainsi ont souvent le coeur très-vide de Dieu.
Si on leur ôtait un beau crucifix, pour leur en donner un de bois ou de papier,
ils seraient au désespoir; preuve que leur affection est toute naturelle.
4° Il faut avoir des images
décentes, mais communes; leur porter du respect, mais sans attachement naturel;
prier Jésus-Christ elles saints en présence de ces images, mais détacher son
esprit et son cœur de ces figures matérielles, et se reposer uniquement dans
les objets dont on a voulu se rappeler le souvenir par les images.
5° Les saints eurent peu
d'images, se contentèrent des oratoires les plus simples, des chapelets ou
rosaires les plus communs. Tout respirait, dans l'extérieur de leur dévotion,
la simplicité et la pauvreté; mais ils étaient riches en sentiments; tout leur
intérieur était amour. La vue d'une image quelconque les enflammait, parce que
leurs sens n'étaient que les admoniteurs, et non les auteurs et les fondements
de leur dévotion; parce que le Saint-Esprit priait dans eux, et que leur cœur
prenait son vol vers les biens intellectuels sans s'arrêter aux objets
sensibles.
Les Œuvres spirituelles du bienheureux Jean de la
Croix sont reçues avec un applaudissement si général et font des fruits si
considérables, qu'il est inutile d'en faire
l’éloge, surtout après ce qu'en ont écrit les cardinaux, les évêques,
les docteurs et les universités entières qui les ont approuvées. Il n'est donc
nécessaire présentement que d'en donner le plan et l'idée pour en faciliter
l'intelligence.
D'abord ce saint homme se propose
pour terme et pour fin la parfaite union de l'âme avec Dieu. Il établit
ensuite, pour fondement, la mortification des passions, des sens intérieurs et
extérieurs, de la mémoire, de l'entendement et de la volonté, afin que l'âme,
s'étant détachée des créatures et d'elle-même, s'élève à Dieu par l'obscurité
de la loi, par la fermeté de l'espérance et par les ardeurs de la charité
divine.
Mais, parce que ces premières
démarches sont ordinairement accompagnées de goûts intérieurs, de douceurs
sensibles et de chaleurs spirituelles, qui nourrissent l'amour-propre et
entretiennent l'activité de l'esprit, les discours de la méditation, et les
autres dispositions commodes à la nature corrompue, il enseigne que celui qui
aspire à cette union doit se délivrer de toutes ces imperfections, et renoncer
aux représentations matérielles des choses créées, aux visions imaginaires, aux
autres opérations de cette nature, afin qu'il reçoive par infusion et d'une
manière passive la contemplation surnaturelle, qui conduit au souverain bien
par des vies certaines, quoique très-obscures.
Et c’est de la, comme il le
montre, que viennent les sécheresses, les aridités, les doutes qu'on a sur la
bonté de son état, les inquiétudes, les craintes, les frayeurs, les désespoirs
de la miséricorde de Dieu, et les autres peines intérieures, qui paraissent à
l'âme aussi dures en quelque façon que les tourments de l'enfer. Dieu cependant
la purifie en cet état avec ses sens et ses puissances spirituelles, et la rend
capable de s'unir à lui d'une manière très-pure et tres-élevée.
En effet, lorsqu'elle sort de ces
rudes épreuves, elle entre dans les transports d'un amour égal et constant;
elle goûte le repos
XLIV
dans la jouissance de son objet;
elle se transforme toute en son créateur. Et c'est dans cette heureuse
transformation que Dieu se communique à l'âme, et que l'âme s'unit à Dieu,
comme ce grand maître de la vie intérieure l'explique en ses Cantiques.
Dans tous ses livres il donne des
instructions importantes sur les divers accidents qui arrivent de la part du
monde, de la chair, du démon, des directeurs peu expérimentés en ces voies, des
illusions de l'esprit, des sentiments de la volonté propre, de rattachement à
notre sens dans l'usage des austérités, des biens temporels, des délices
spirituelles, de la dévotion sensible, des autre? faiblesses
où les plus éclairés peuvent tomber, s'ils ne suivent des guides sûrs, fidèles
et savants en la théologie mystique.
Mais, pour exprimer en raccourci
toute sa doctrine, il la renferme en un petit nombre de vers, dont chaque
parole est le fondement de ses traités; de sorte qu'on n'y peut rien changer
sans détruire le sujet de ses discours. C'est ce qui a obligé à les traduire
mot pour mot, sans observer ni rimes ni mesure, de peur d'ôter les termes
essentiels, et d'en substituer d'étrangers.
Quant à l'obscurité de ses
ouvrages, on l'a diminuée et éclaircie autant qu'il a été possible, en coupant
et en développant les périodes trop longues et trop enveloppées, en traduisant
clairement les expressions embarrassées, en adoucissant les propositions un peu
dures, en tempérant celles qui sont trop subtiles et trop métaphysiques, en
expliquant plus au long celles que la brièveté ou le manque de quelques paroles
rend moins intelligibles. De cette sorte on a suppléé aux éclaircissements
qu'on a faits autrefois, et qui ne sont plus nécessaires ; c'est pourquoi on
les a omis.
On a évité aussi les redites, qui
sont toujours importunes aux lecteurs. On s'est enfin attaché au style le plus
naturel et le plus net qu'on a pu, pour donner plus de clarté à cette matière,
qui d'elle-même est difficile à entendre, lorsqu'on n'a pas assez de
connaissance de la théologie et de la vie spirituelle. Il paraissait même
nécessaire d'en user ainsi, pour conserver l'esprit et l'onction de l'auteur,
et pour toucher la volonté, sans attirer l'entendement à de vaines réflexions
sur le langage ; ce qui serait sans doute fort contraire à la fin qu'on doit
regarder dans les livres spirituels, qui est d'édifier les âmes en leur
inspirant la vertu, et non pas de contenter l'esprit en nourrissant sa
curiosité. Car l'expérience nous apprend que ceux qui sont écrits trop
poliment,
XLV
sont d’autant moins propres à frapper
le cœur et à lui imprimer l'amour de la perfection, qu'ils ont plus d
artifices, plus de brillant et plus de délicatesse.
Pour ce qui est de la vie de ce
grand serviteur de Dieu, comme elle est maintenant entre les mains de tout le
monde, on n a pas jugé nécessaire d'en faire ici l'abrégé.
Il faudrait avoir plus de lumière
et d'expérience que je n ai, expliquer la nuit obscure ou la mortification par
laquelle l'âme est obligée de passer, lorsqu'elle veut parvenir à la parfaite
union de Dieu. Les ténèbres qu'elle doit souffrir sont si profondes, et les
peines du corps et d'esprit qu'elle doit essuyer sont si grandes, que nul
homme, quelque science et quelque usage qu'il ait des voies spirituelles, ne
peut les faire comprendre. Ceux-là mêmes qui les auront éprouvées ne trouveront
point de termes assez forts pour les exprimer.
Ainsi, quoique je tire un peu de
secours de mes connaissances et de mon expérience, je ne compte pas sur cela;
mais je suivrai la sainte Écriture avec d'autant plus de sûreté, que le
Saint-Esprit, qui nous y découvre les vérités éternelles, me conduira sans
permettre, comme je l'espère de sa bonté infinie, que je tombe dans l'erreur.
Néanmoins, si je m'égare faute d'intelligence, bien loin de m'éloigner des sentiments
de notre mère la sainte Eglise, je me soumets sans réserve à ses décisions, et
je souscris volontiers aux résolutions de ceux qui auront de meilleures raisons
que moi.
Au reste, ce ne sont pas mes
forces qui me font entreprendre un ouvrage si difficile, étant convaincu
qu'elles ne lui sont nullement proportionnées ; mais c'est l'espérance que j'ai
que Dieu m'aidera particulièrement à le composer, pour le soulagement de
plusieurs âmes, qui, lorsque Dieu veut les engager dans cette nuit pour les
élever à l'union divine, n'avancent pas plus outre dans le chemin de la vertu,
ou qui refusent d'y entrer d'elles-mêmes, ou qui ne s’y laissent pas introduire
par d'autres personnes, ou qui ne se connaissent pis et n'ont point de
directeurs expérimentés pour les mener a la cime de cette montagne.
C’est donc une chose pitoyable
d'en voir qui ont reçu de la nature
XLVI
et de la grâce tout ce qu'il faut
pour faire de grands progrès en cette voie, et qui, s'efforçant un peu plus,
arriveraient à cet état ; c'est, dis-je, une chose pitoyable de les voir ramper
dans une basse manière d'agir avec Dieu; ou parce que ces personnes ne veulent
pas passer plus outre, ou parce qu'elles ignorent ce qu'il faut faire, ou parce
qu'on ne leur donne pas les moyens de sortir des commencements imparfaits de la
Vie spirituelle.
Que si elles ont enfin, par une
singulière grâce de Dieu, quelque entrée en cette nuit, et si elles y entrent
sans travailler elles-mêmes et sans recevoir aucune instruction, elles n'y
arrivent qu'après un long temps, et qu'avec beaucoup de difficultés et peu de
mérites, parce qu'elles ne se sont pas abandonnées à la conduite de Dieu, et
qu'elles n'ont pas souffert qu'il les eût mises dans la voie pure et certaine
de l'union divine.
En effet, quoiqu'on ne doute pas
que Dieu ne puisse sans aucun secours étranger les établir dans cette
perfection, néanmoins la résistance qu'elles font à ses impressions intérieures
les empêche , d'acquérir autant de sainteté qu'elles
pourraient. Ce qui vient de ce qu'elles n'y appliquent pas leur volonté ; et
c'est cela même qui leur cause de plus grandes peines. Ainsi, ou leur
résistance opiniâtre, ou leurs opérations indiscrètes étouffent la coopération
qu'elles devraient apporter aux desseins de Dieu, et les rendent semblables aux
enfants, qui ne veulent pas que leurs mères les portent, et qui marchent
eux-mêmes, mais après tout qui ne marchent qu'à pas d'enfants, et ne font
presque point de chemin.
C'est ce qui nous porte à donner,
avec l'assistance de Dieu, des avis et des moyens tant à ceux qui commencent
qu'à ceux qui sont avancés, pour se connaître eux-mêmes, ou du moins pour se
laisser conduire à la majesté divine, lorsqu'elle voudra leur faire faire des
démarches plus parfaites. Car il y a des confesseurs et des pères spirituels
qui, dénués de la connaissance et de l'expérience de ces voies, apportent plus
à ces âmes d'obstacle que de secours ; semblables aux ouvriers qui bâtissaient
la tour de Babel, lesquels, n'entendant pas la langue l'un de l'autre,
donnaient des matériaux différents de ceux qu'il fallait; et de cette sorte ils
ne purent achever leur ouvrage. (Genes, c. II.)
Voilà pourquoi il est très-dur à
une âme de ne se connaître pas elle-même, et de n'avoir personne qui comprenne
son état. Car il se peut faire quelquefois que Dieu la conduit par une
contemplation
XLVII
sublime, mais obscure, et par des
sécheresses continuelles, qui lui donnent sujet de croire qu'elle s'écarte du
bon chemin. Et, tandis qu'elle est ainsi environnée de ténèbres et fatiguée de
tentations, il se trouvera peut-être des gens qui lui diront, comme les amis de
Job lui dirent en le voulant consoler, que tout cela n'est que l’effet de sa
mélancolie et de sa complexion naturelle, ou même que c'est là le châtiment de
sa malignité secrète, laquelle oblige Dieu à l'abandonner. (Job, IV.)
D'où ils infèrent quelle est, ou du moins qu'elle a été très-méchante.
D'autres soutiendront encore
qu'elle recule dans les voies de Dieu, puisqu'elle est privée des douceurs et
des consolations dont elle jouissait auparavant ; tellement qu'ils augmenteront
sa douleur. Aussi la plus grande affliction que cette âme sente alors vient de
la connaissance qu'elle a de ses misères spirituelles, et il lui semble voir
clairement qu'elle est remplie de péchés, parce que Dieu lui donne cette
connaissance dans l'obscurité de la contemplation dont il l'éclairé. Et,
lorsque quelqu'un entre dans son sentiment et l'assure que tout cela lui arrive
par sa faute, son inquiétude s'augmente au point de lui paraître plus
insupportable que la mort.
Cependant ces confesseurs ne se
contentent pas d'en user ainsi avec ces âmes affligées, mais, s'imaginant que
les péchés de ces personnes sont la cause de leurs souffrances, ils les
obligent à repasser sur leur vie pour faire des confessions générales, et ils
les tourmentent tout de nouveau. Ils ne voient pas que ce n'est pas le temps de
faire de ces sortes de revues, mais qu'il faut les laisser dans l'état de
purgation spirituelle où Dieu les tient, et qu'il n'est besoin que de les
consoler alors et de les encourager à souffrir patiemment leurs croix. Car,
quoi que ces âmes fassent,quoi que les confesseurs
leur puissent dire, tout cela leur sera inutile avant que Dieu ait changé leurs
dispositions.
C’est de ces choses que nous
parlerons avec la grâce divine. Nous dirons comment l'âme doit se gouverner,
comment le confesseur doit la diriger en ce temps-là, et par quelles marques il
connaîtra si elle est dans l'exercice de la vie purgative; et, supposé qu'elle
y soit, comment il distinguera que c'est le sens ou l'esprit qui est purifié.
Il examinera encore si la mélancolie, ou quelque autre imperfection du sens et
de l'esprit est la source de ces peines intérieures. Car il y en aura qui
penseront que Dieu conduit ces âmes par la voie de la contemplation obscure et
de la purgation spirituelle,
XLVII
et leurs confesseurs mêmes le
croiront, quoique ce ne soit peut-être que l'effet des défauts que nous venons
de rapporter. On voit néanmoins plusieurs personnes qui se persuadent qu'elles
ne font aucune oraison, quoiqu'elles soient élevées à une contemplation
très-éminente; au contraire, plusieurs qui n'en ont pas la moindre teinture
s'imaginent qu'elles jouissent du don d'une oraison extraordinaire.
Quelques âmes, ce qu'on ne peut
dire sans douleur, travaillent beaucoup et reculent au lieu d'avancer, parce
qu'elles mettent le fruit de leurs progrès, non pas en ce qui leur est utile,
mais en ce qui leur est préjudiciable. Quelques autres, se tenant dans le
repos, profitent extrêmement. Il s'en trouve aussi, lesquelles, soutenues des
mêmes grâces, s'embarrassent et se font à elles-mêmes des obstacles en ce
chemin.
Il est donc constant que ceux qui
courent cette carrière reçoivent des
mouvements, tantôt de joie, tantôt de tristesse, tantôt de confiance en Dieu,
tantôt de désespoir; et que ces mouvements naissent, les uns de la perfection,
les autres de l'imperfection du sens et de l'esprit.
Mais, comme j'écris d'une matière
obscure d'elle-même, le lecteur ne doit pas s'étonner d'avoir un peu de peine à
l'entendre, surtout au commencement. J'espère que, s'il continue de lire ce
livre, il le comprendra enfin beaucoup mieux, parce que les choses
s'éclairciront l'une l'autre : de sorte qu'en relisant une seconde fois, il
trouvera cette doctrine plus claire et plus sûre. Que si cette lecture ne plaît
pas à quelques-uns, il en faut attribuer la cause à mon peu de science et à ma
manière d'écrire simple et grossière. Ce qui n'empêche pas que le sujet ne soit
bon de lui-même et très-nécessaire. J'ose toutefois croire que, quoiqu'on l'eût
traité d'un style plus élégant et plus poli, il ne serait ni goûté ni recherché
de plusieurs, parce qu'on n'y parle pas de matières fort morales ni fort
agréables à ceux qui veulent être comblés de douceurs
dans le service de Dieu. Mais on y établit des principes solides en faveur des
personnes qui désirent d'acquérir la nudité d'esprit qu'on se propose. Aussi je
n'ai pas dessein de travailler pour tout le monde en général, mais pour ceux en
particulier qui sont entrés en la sainte religion des Carmes déchaussés, tant
hommes que filles. Et parce que, l'étant dépouillés des biens du siècle, ils
marchent déjà dans le chemin de cette montagne, ils concevront peut-être mieux que
les autres ce que nous enseignons en cet ouvrage.