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LES ŒUVRES SPIRITUELLES
DE SAINT JEAN DE LA CROIX

 

PREMIER CARME DÉCHAUSSÉ ET DIRECTEUR DE SAINTE THÉRÈSE

 

TRADUITES PAR LE P. MAILLARD

 

DE  LA  COMPAGNIE  DE JÉSUS

 

NOUVELLE  ÉDITION

augmentée DES LETTRES DU PÈRE BERTHIER SUR LA DOCTRINE SPIRITUELLE DE SAINT JEAN DE LA CROIX

ET PRÉCÉDÉE  D'UNE  LETTRE  DE  M.   ALBRAND,   SUPÉRIEUR DU SEMINAIRE DES  MISSIONS ÉTRANGÈRES.

 

LIBRAIRIE   CATHOLIQUE   DE   PERISSE   FRÈRES

(NOUVELLE   MAISON )

RÉGIS   RUFFET ET Cie SUCCESSEURS

 

PARIS

38,   RUE   SAINT-SULPICE.

 

BRUXELLES

PARVIS   SAINTE-GUDULE, 4.

 

LYON   (ancienne maison), RUE MERCIÈRE, 49.

1864

 

 

LETTRE DE M. ALBRAND  SUPÉRIEUR   DU SEMINAIRE DES MISSIONS   ETRANGERES

PRÉFACE GÉNÉRALE

LETTRES DU  PÈRE  BERTHIER SUR  LES ŒUVRES DE SAINT JEAN DE LA CROIX

PREMIERE LETTRE  Idée générale des Œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix.

DEUXIEME LETTRE Analyse des trois livres de la Montée du Carmel. - Principes fondamentaux de la doctrine de saint Jean de la Croix.

TROISIEME LETTRE  Excellente doctrine du saint sur le tout de Dieu, opposé au néant des créatures.

QUATRIÈME LETTRE  Des différentes nuits où il faut entrer pour s'unir intimement à Dieu, et 1° de la nuit des sens.

CINQUIÈME LETTRE  De la nuit de l'esprit ou de l'entendement.

SIXIEME LETTRE De la nuit de la mémoire.

SEPTIÈME LETTRE  De la nuit de la volonté.

HUITIÈME LETTRE Analyse du traité de la Nuit obscure de l'âme.

NEUVIÈME LETTRE  Sur la vive Flamme de l'amour et sur les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix.

DIXIÈME LETTRE  Combien la doctrine de saint Jean de la Croix est éloignée des faux mystiques.

ONZIEME  LETTRE  Suite du même sujet.

REMARQUES    SUR   LE   TOUT DE SAINT JEAN DE LA CROIX (1)

SUR LES IMAGES  D’APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT JEAN DE LA CROIX

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

PREFACE DE L'AUTEUR

 

 

LETTRE DE M. ALBRAND
SUPÉRIEUR   DU SEMINAIRE DES MISSIONS   ETRANGERES

 

 

A M M. Régis Buffet et Cie

LIBRAIRES- ÉDITEURS.

 

Séminaire

Des Missions Etrangères

128, rue du Bac

Paris

 

MESSIEURS ,

 

Vous désirez avoir mon sentiment sur la nouvelle édition que vous vous proposez de faire des Œuvres de saint Jean de la Croix.

Il ne peut pas être question du mérite de ces œuvres, elles sortent de la plume d'un saint, d'un des plus grands mystiques et des meilleurs maîtres de la vie spirituelle. Elles ont mérité l'approbation et les éloges d'hommes dont le témoignage est irrécusable en cette matière.

C'est assez vous dire, Messieurs, que, puisque les anciennes éditions de ces œuvres sont épuisées, je crois que vous rendez, en les reproduisant, un service signalé à bien des âmes qui veulent entrer ou s'avancer dans le chemin de la perfection.

 

Veuillez agréer,   Messieurs, l'hommage de  ma parfaite considération,

 

ALBRAND,

Sup.

 

Paris, le 30 août 1663.

 

 

PRÉFACE GÉNÉRALE

 

Saint Jean de la Croix, religieux de l'ordre des Carmes et coopérateur de sainte Thérèse dans la réforme du Carmel, a été généralement regardé, pendant sa vie et après sa mort, comme un des hommes qui ont possédé dans un plus haut degré la théorie et la pratique des voies intérieures. Ses ouvrages, publiés d'abord en espagnol vers l'an 1618, ont été depuis traduits en plusieurs langues, avec l'approbation des Souverains Pontifes et des plus habiles théologiens. Bossuet lui-même, qu'on ne soupçonnera certainement pas d'une excessive prévention pour les œuvres mystiques, parle souvent de saint Jean de la Croix comme d'un auteur universellement approuvé sur les matières de la théologie mystique (1), et ne lui donne pas moins d'autorité dans ces matières, qu'il n'en donne à saint Thomas et aux anciens Pères de l'Église dans celles de la théologie scolastique. Le P. Berthier, jésuite, aussi distingué pour la justesse et la solidité de son esprit que pour la variété de ses connaissances, ne craint pas de dire qu'on trouve dans les œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix « trois caractères uniques : une logique des plus précises, un esprit éclairé des lumières divines, un don d'instruction qui ne se dénient nulle part (2). »

Après de pareils témoignages, on est justement étonné d'entendre certains critiques, faisant d'ailleurs profession d'un attachement

 

1 Instruct. sur les états d'oraison, liv. I, n° 12. — Voyez aussi les autres écrits de Bossuet sur la controverse du quiétisme, et particulièrement Mystica in tuto. Praefat. necnon partis I cap. 8.

2 Œuvres spirituelles du P. Berthier, 1, 5, p. 87, édit. de Paris, 1811.

 

II

 

sincère aux principes de la religion, reprocher à saint Jean de la Croix d'avoir écrit dans un style obscur et mystérieux ; et dire qu'ils ont saisi dans ses ouvrages les principes d'une mysticité outrée (1). Mais, outre que l'autorité d'un petit nombre d'écrivains ne peut balancer l'approbation générale dont jouissent par toute l'Eglise les écrits de notre saint auteur, la nature seule des matières qu'il a traitées le justifie pleinement contre les attaques des critiques dont nous parlons. En effet, la théologie mystique, comme toutes les sciences humaines, a ses éléments et ses principes, ses obscurités et ses profondeurs. Autant ses éléments et ses principes sont faciles à exposer et à comprendre, autant ses profondeurs sont difficiles à pénétrer et surtout à exprimer. Le langage humain est trop faible pour dépeindre les opérations intérieures de l'âme en certains états extraordinaires ; opérations si simples, si délicates, si éloignées des sens, qu'elles ne peuvent être bien comprises par ceux qui ne les ont pas éprouvées. On ne peut donc exiger, d'un auteur qui traite des matières si relevées, la clarté qui doit caractériser de simples éléments. On doit s'attendre, au contraire, à y rencontrer bien des choses obscures, difficiles à saisir, et même tout à fait inintelligibles pour les personnes qui n'ont pas encore une certaine expérience des voies intérieures. C'est ce que les illustres prélats, auteurs des articles d'Issy, ont expressément reconnu dans le 34e de ces articles. Non contents d'y établir comme un principe incontestable que les commençants et les parfaits doivent être conduits, chacun selon sa voie, par des règles différentes, ils ne craignent pas d'ajouter que les derniers entendent plus hautement et plus à fond les vérités chrétiennes.

Ces réflexions suffisent assurément pour justifier saint Jean de la Croix contre les reproches des critiques déjà cités. Ce pieux auteur, selon la remarque d'un théologien judicieux (2), n'a pas écrit pour les commençants, mais pour les âmes déjà initiées aux pratiques de la perfection et aux secrets de l'union divine. Ses écrits ont toujours été et seront toujours pour ces âmes ferventes et privilégiées une source inépuisable de lumières et de consolations.

 

1 Dict. hist. de Moreri et de Feller, art. Saint Jean de la Croix.

2 Note sur la vie de saint Jean de la Croix, parmi les Vies des Pères et des autres Saints, traduites de l'anglais d'Alban Butler, par l'abbé Godescard, 24 novembre.

 

III

 

Mais ils seraient inutiles et même nuisibles aux commençants, qui en abuseraient souvent pour blasphémer ce qu'ils ignorent, et peut-être pour se livrer à de funestes illusions.

Parmi les différentes traductions françaises des Œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix, nous nous sommes attaché à celle du P. Maillard, jésuite, publiée pour la première fois en 1693 (Paris, 1 vol. in-4°), et généralement préférée à toutes les autres. Nous y avons ajouté quelques lettres du P. Berthier sur le même sujet, adressées à madame la marquise de Créqui, et publiées pour la première fois en 1790, dans le IV° tome de ses Réflexions spirituelles. Ces lettres renferment une excellente analyse des œuvres du saint. Le plan de ces œuvres, la liaison et l'enchaînement de leurs différentes parties, sont exposés dans ces lettres avec une précision et une clarté admirables; et nous croyons qu'on peut les regarder comme la meilleure introduction à la lecture des œuvres spirituelles de notre saint auteur.

 

IV

 

LETTRES DU  PÈRE  BERTHIER SUR  LES ŒUVRES DE SAINT JEAN DE LA CROIX

 

PREMIERE LETTRE
Idée générale des Œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix.

 

Madame,

 

Pour vous obéir, je traiterai dans ces lettres ce qui concerne la doctrine spirituelle de saint Jean de la Croix : entreprise fort supérieure à mes forces ; mais je mets ma confiance dans le Père des lumières, j'implore la protection du grand saint qui nous a donné ces œuvres, et je soumets tout ce que je vous dirai à votre judicieuse critique.

Outre cette première lettre, qui n'est destinée qu'à vous présenter le plan général de ses œuvres spirituelles, je vous en écrirai neuf autres, dont huit contiendront l'analyse de tout l'ouvrage, et la dernière fera voir la solidité et la sûreté de tout ce qu'enseigne notre saint auteur. J'ai cru cette lettre nécessaire, pour montrer que saint Jean de la Croix ne favorise en rien les erreurs des quiétistes. Je n'ai pas tous les livres qui me seraient utiles pour traiter cette matière, mais je dirai l'essentiel.

Il y a quatre traités dans les œuvres de saint Jean de la Croix, dont la traduction a été donnée en notre langue sur la fin du dernier siècle; traduction assez soignée pour le style : je la suppose fidèle et conforme au texte espagnol que je n'ai point ; ainsi je n'en puis faire la comparaison. Ces quatre traités soit la Montée du Carmel, la Nuit obscure de l’âme, la vive Flamme de l'amour, Cantiques spirituels de l'âme et de Jésus-Christ son époux. Je ne dis rien de quelques lettres placées à la fin du volume (1); elles n'ont point de rapport aux quatre traités, ni des précautions, sentences et maximes, qui ne sont que des extraits de la doctrine du saint auteur.

 

1 Le P. Berthier parle ici de la présente traduction composée par le P. Maillard, et publiée pour la première fois en 1695.

 

V

 

Il me semble, madame, que les deux premiers traités auraient pu être présentés sous le titre de Nuit obscure de l'âme; car, dans le premier traité, il est tout à fait question de cette nuit, et très-peu de la Montée du Carmel. Je considère donc, sauf meilleur avis, cette Montée du Carmel comme le titre qui conviendrait à tout l'ouvrage, étant certain que les quatre Imités conduisent au sommet de cette sainte montagne, qui était, dans les vues de saint Jean de la Croix, une figure de la contemplation : mais cette remarque est peu importante par rapport à la doctrine essentielle du livre, et je ne la fais que pour mettre plus d'ordre dans mes idées.

Les deux premiers traités sont précédés de cantiques au nombre de huit, mais deux seulement sont expliqués dans la Montée du Carmel; les mêmes sont encore traités dans la Nuit obscure de l'âme, et l'on y ajoute en peu de mots l'exposition du troisième. Il n'est rien dit des cinq autres; ce qui prouverait peut-être qu'il s'est perdu quelque chose de ces deux traités. Le traducteur ne nous donne point d'éclaircissement sur cela.

La vive Flamme de l'amour est aussi précédée de cantiques : ils sont au nombre de quatre, et tous expliqués. Il en est de même des Cantiques spirituels au nombre de quarante: ils ont tous leur paraphrase. Ces cantiques, au reste, ne sont pas l'objet principal de ces œuvres ; je les considère comme des textes qui donnent lieu aux explications qu'on trouve dans le cours de l'ouvrage. Les quarante cantiques qui forment le dernier traité, sont dans le style du Cantique des cantiques de Salomon, et l'on y a inséré plusieurs figures et plusieurs expressions tirées de ce livre sacré.

Les deux premiers traités, la Montée du Carmel et la Nuit obscure de l'âme, sont la partie la plus instructive de ces œuvres; et les deux derniers, la vive Flamme de l'amour et les Cantiques spirituels, en sont la partie la plus affectueuse. J'insisterai fort sur le premier livre de la Montée du Carmel, parce qu'il contient, ce me semble, les principes de tout ce qu'enseigne et recommande saint Jean de la Croix. Je vous demande, madame, la permission de vous écrire trois lettres sur ce seul livre. Je suis, etc.

 

DEUXIEME LETTRE
Analyse des trois livres de la Montée du Carmel. - Principes fondamentaux de la doctrine de saint Jean de la Croix.

 

Tout dépend, madame, dans les œuvres de saint Jean de la Croix, du premier livre de son traité intitulé : La Montée du Carmel. Il

 

VI

 

s'agit : 1° de se former une idée du tout de Dieu, et du néant de la créature; 2° d'avoir une notion exacte de l'union intime de l'âme avec Dieu; 3° de bien comprendre ce que c'est que la nuit des sens et des facultés de l'âme. Je dis que ce sont là les principes de la doctrine du saint auteur, el je les trouve répandus dans son premier livre de la Montée du Carmel. Le premier surtout et le troisième de ces principes sont d'une si grande importance, que j'ai cru devoir les traiter dans les deux lettres qui suivront celle-ci. En attendant, je vous présente le tableau du tout de Dieu, de l'union intime de l'âme avec Dieu, de la nuit où il faut entrer pour s'unir intimement à Dieu.

Saint Jean de la Croix était un esprit des plus philosophiques; j'entends qu'il s'était fait des notions très-justes de la nature el des facultés de l'âme. Je pourrais ajouter que personne n'analyse mieux que lui les idées les plus subtiles, et n'en lire avec plus de précision les conséquences. Il considère d'abord que, quand noire âme s'attache aux créatures, elle devient non-seulement semblable à elles, mais tout à fait dépendante d'elles; et ceci est un des effets de l'amour. Quand on aime un objet, on fait dépendre tout son bonheur de la possession de cet objet. Cela se prouve aisément par ce qui se passe dans le cœur de tout homme passionné. L'avare est l'esclave de son trésor, Je voluptueux de ses plaisirs ou de ce qui les lui procure,l'ambitieux des honneurs auxquels il aspire; mais, comme tous ces objets en eux-mêmes ne sont rien, il s'ensuit que ceux qui les recherchent avec passion sont moins que rien, puisque l'esclave est toujours moins que le maître dont il dépend.

Les hommes passionnés conviennent assez qu'ils sont dans les liens des objets qu'ils aiment. Ils emploient même, dans leur plus beau langage, les termes de captivité el de chaînes, quand ils veulent plaire à leurs idoles; mais ils ont une haute idée de ce qui les captive, et ils se révoltent quand on leur dit que ce n'est rien. Or, pour les en convaincre, notre saint auteur présente le tout de Dieu. Il met en contraste l'être el les qualités prétendues des créatures avec l'être de Dieu, avec ses perfections infinies, avec sa beauté, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, sa majesté suprême. A la présence de ces divines perfections, la créature, avec tout ce qu'on lui attribue d'agréments, de force, d'opulence, s'éclipse et disparaît. Oh ! qu'il y a de vérité et de grandeur dans cette comparaison ! Celui qui veut profiler des Œuvres de saint Jean de la Croix doit commencer par méditer le tout de Dieu, et le rien des créatures. Cette méditation doit l'occuper jusqu'à ce qu'il soit intimement pénétré de ce tout unique, et de ce néant qui n'a aucune qualité, parce qu'il est le néant. Cette méditation n'est point sur un objet de pure spiritualité,

 

VII

 

c'est l’obligation de tout chrétien d'avoir une juste idée de Dieu et de soi-même; et cette idée résulte de ces deux vérités : Dieu est tout, et la créature n'est rien.

II faut bien concevoir que ce n'est pas le rien de la créature qui l'empêche de s'unira Dieu. Le rien ne résiste point; et,quand Dieu se communique à la créature/il en fait quelque chose, il en fait même une belle chose, puisque la créature acquiert dès lors des traits de ressemblance avec le tout, qui est Dieu; mais ce qui empêche l'union, c'est que la créature aime quelque chose qui n'est pas Dieu; c'est qu'elle transporte au rien d'une autre créature l'hommage qui n'est dû qu'au tout de Dieu. Voilà dès ce moment un obstacle à l'union. Quand Dieu veut tirer une âme du néant, il ne trouve aucun obstacle, parce que le néant n'a aucune force pour résister; mais quand il veut s'unir à l'âme qui est déjà livrée à l'amour d'un objet créé, il trouve de la résistance, parce que  cette âme est dans une opposition formelle à l'union. Je sais que Dieu a dans les trésors de sa grâce des moyens pour vaincre cette résistance; mais il lui dut, en quelque sorte, employer plus d'effort que pour la création ; et c'est ce qu'observe notre saint et judicieux auteur. «Quand Dieu, dit-il (1), délivre une âme des contrariétés (de la passion), il a fait, si j'ose dire, quelque chose de plus grand que lorsqu'il lire l'âme du néant, el qu'il lui donne l'être, parce que les passions de l'âme s'opposent plus à l'opération de Dieu que le néant, puisque le néant n'est pas capable de résistera la majesté divine. »

Ce n'est donc pas parce que la créature n'est rien, qu'elle ne peut aspirer à l'union intime avec Dieu ; il faut même qu'elle ne se croie rien, ou plutôt que, par ses réflexions, elle se réduise à rien, pour s'élever à cette union. C'est la doctrine que saint Jean de la Croix développe dans tout son livre. Mais ce qui empêche l'union, je ne puis trop le répéter, c'est que l'homme devient moins que rien en se livrant à l'amour des objets créés ; c'est qu'il oppose l'affection déréglée qu'il a pour ces objets aux sentiments d'amour que Dieu a pour lui, et à ceux qu'il devrait avoir pour Dieu. En cela consiste le désordre, qui détruit en nous le règne du tout, et qui nous concentre dans l'extrême misère du péché. Il est vrai que, par la puissance de son bras, Dieu rompt quelquefois tout d'un coup le charme qui attache une âme passionnée à l'objet de sa passion. Paul était animé d'un faux zèle pour la loi, et sur-le-champ Jésus-Christ en fit le prédicateur de son Évangile et le maître des gentils. Augustin était plongé dans les désordres d'une jeunesse voluptueuse, et la simple lecture d'un saint livre remplit son cœur des plus pures ardeurs

 

1. Liv. I,ch. VI de la traduction du P. Maillard.

 

VIII

 

de la charité. Mais quelle serait notre présomption décompter sur ces prodiges de grâce! Et n'est-il pas plus sur pour nous d'entendre les leçons du saint homme dont j'analyse l'ouvrage? Il nous dit d'envisager le tout de Dieu, de mortifier nos passions, de retirer notre cœur des objets créés qui le captivent et qui lui ôtent les moyens de s'élever à l'union divine.

Mais qu'est-ce que  cette union ? Saint Jean de la Croix l'explique en ces termes : « C'est la ressemblance que la volonté de l'homme contracte avec celle de Dieu, en sorte que l'âme de l'homme veut tout ce que Dieu veut, et qu'elle ne veut pas tout ce qui n'est pas conforme à la volonté de Dieu (1). » On sent assez que c'est l'amour qui forme cette union et qui l'entretient; que cette union a des degrés différents, selon les différents degrés d'amour ; que ces différents degrés d'amour dépendent des dons de la grâce plus ou moins abondants, et aussi des efforts que l'homme lait plus ou moins constamment pour se détacher de tout ce qui n'est pas Dieu. Notre saint auteur donne des leçons pour parvenir au plus haut degré d'union, parce que ces leçons tendent au détachement, au dépouillement le plus parfait. Quand l'union est intime, il dit que l'âme est transformée en Dieu; et cette expression, qui revient souvent dans son livre, ne doit point paraître extraordinaire ou trop subtile. L'apôtre saint Paul, opposant la nouvelle alliance à l'ancienne, ne dit-il pas que nous sommes transformés dans l'image de Dieu (2), passant de clarté en clarté,comme étant conduits par l'Esprit de Dieu ? D'ailleurs, tous les chrétiens ayant pour modèle Jésus-Christ, qui est l'image substantielle de son Père, n'est-il pas nécessaire qu'ils ressemblent à Jésus-Christ, et par conséquent que leur volonté soit conforme à celle de Dieu? C'est la transformation dont parle si souvent saint Jean de la Croix : mais qu'on interroge tout homme passionné pour quelque objet créé que ce soit; s'il est de bonne foi, n'avouera-t-il pas que son âme est transformée dans cet objet? que toutes ses inclinations se portent vers la créature qu'il idolâtre? qu'il se conforme en tout à ses volontés, quelque bizarres qu'elles soient? Faudra-t-il donc reprocher aux saints l'usage très-légitime qu'ils font d'un terme dont on abuse si évidemment dans les liaisons criminelles que forme la passion ?

Pour parvenir à l'union intime avec Dieu, il faut passer par la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, de la volonté : c'est tout le plan de saint Jean de la Croix dans sa Montée du Carmel et dans sa Nuit obscure de l'âme. Ces quatre nuits seront développées, madame,

 

1 Liv. II, ch. V.

2 II Cor., III, 18.

 

IX

 

dans quatre de mes lettres ; mais je crois qu'il importe d'expliquer d'abord ici, avec le plus de clarté qu'il me sera possible, ce qu'il faut entendre parle terme de nuit, et quelle idée s'en était faite notre saint auteur.

L'homme, sur la terre, est guidé par quatre puissances ou facultés dont chacune a sa lumière. Les sens la reçoivent des objets extérieurs; l'esprit, des idées sur lesquelles il opère; la mémoire, des notions anciennes qui ont été dans l'âme, et qu'elle reconnaît ; la volonté, des connaissances que lui présente l'esprit. Il ne s'agit pas, dans les instructions spirituelles de saint Jean de la Croix, d'éteindre ces lumières par rapport aux fonctions ordinaires de la vie; l'âme parvenue à l'union divine, selon les principes de ce saint homme, opérera toujours tandis qu'elle anime le corps, et ses opérations seront même plus parfaites et mieux réglées que celles de quiconque ne sera pas dans le même état d'union ; mais, par rapport à  cette union, ou plutôt pour y parvenir, saint Jean de la Croix enseigne qu'il faut réduire nos facultés aux ténèbres; et c'est ce qu'il appelle la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, de la volonté.

Comme il est question d'introduire l'âme dans une région tout autre que celle de la nature, il est visible que les lumières qui guident nos facultés naturelles peuvent Être plus préjudiciables qu'avantageuses pour entrer dans  cette roule toute spirituelle, et que d'autres écrivains oui appelée avec raison surhumaine. Si Dieu seul doit nous éclairer tandis que nous parcourons cette route, il est visible encore que nous devons abandonner toute autre lumière, et qu'une des dispositions que Dieu exige de nous est qu'il nous trouve dans la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, de la volonté. Si nous voulions concilier la lumière naturelle de ces facultés avec la lumière divine, nous nous abuserions étrangement nous-mêmes, nous prendrions le change sur le terme auquel nous aspirons, qui est l'union intime avec Dieu; bien loin d'avancer dans la voie qui y conduit, nous nous priverions de la lumière unique dont nous avons besoin, et nous serions dans un danger évident de nous égarer. Concevons donc que la nuit obscure dont nous parle saint Jean de la Croix n'est que l'exclusion de nos lumières naturelles par rapport au chemin de la perfection. Il n'y a pas un fort grand mystère dans ce principe, quoique dans les conséquences et dans l'exécution il soit très-sublime et très-difficile.

Il serait temps, madame, d'entrer dans les instructions qui concernent la nuit des sens : mais saint Jean de la Croix place, à la fin de son premier livre de la Montée du Carmel, un morceau sur le tout de Dieu, dont l'importance vous a frappée, et que je n'ai point

 

X

 

traité dans cette lettre. Vous agréerez donc que j'en fasse le sujet de la lettre suivante. Je suis, etc.

 

TROISIEME LETTRE
Excellente doctrine du saint sur le tout de Dieu, opposé au néant des créatures.

 

Saint Jean de la Croix, madame, a sanctifié l'usage où étaient les anciens de mettre en vers leurs lois et leur morale. Nul législateur, nul philosophe n'a rassemblé, dans un ouvrage de poésie, des vérités comparables à celles que notre saint auteur présente dans l'étendue de douze vers (1).

Je devrais, avant que d'en faire l'analyse, entrer dans une solitude profonde, et converser avec Dieu seul, puisqu'il s'agit du tout de Dieu. O saints anges du Seigneur, qui connaissez mieux que tous les hommes ce tout unique, dites-nous si ce n'est pas de votre main qu'a été tracée  cette admirable instruction? Et vous, grand saint, puisque vous êtes à la source de ce tout éternel, et que vous êtes inondé des délices qu'il verse dans votre âme bienheureuse, obtenez-moi la grâce de le connaître et de ne rien dire qui ne soit conforme à vos sublimes pensées.

Il y a comme trois parties dans les douze vers de saint Jean de la Croix. Dans la première, il dit ce que nous devons être par rapport au tout de Dieu ; dans la seconde, ce que nous devons faire pour entrer dans le tout de Dieu; dans la troisième, ce que nous devons éviter dans la recherche du tout de Dieu.

 

1 Voici ces vers (Montée du Carmel, liv. I, ch. XIII) :

 

1.  Pour goûter tout, n'ayez de goût pour aucune chose.

2.   Pour savoir tout, désirez de ne rien savoir.

3.  Pour posséder tout, souhaitez de ne rien posséder.

4. Pour être tout, ayez la volonté de n'être rien en toutes choses.

5. Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce qui ne frappe point votre goût.

6. Pour arriver à ce que vous ne savez pas, il faut passer par ce que vous ignorez.

7.  Pour avoir ce que vous ne possédez pas, il est nécessaire que vous passiez par ce que vous n'avez pas.

8.  Pour devenir ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.

9. Lorsque vous vous arrêtez à quelque chose, vous cessez de vous jeter dans le tout.

10.  Car pour venir du tout au tout, vous devez vous renoncer du tout au tout.

11.  Et, quand vous serez arrivé à la possession du tout, vous devez le retenir en ne voulant rien.

12.  Car si vous voulez avoir quelque chose dans le tout, vous n'avez pas votre trésor tout pur en Dieu.

 

XI

 

Quand on dit, madame, que Dieu est tout, on ne tombe pas dans l'extravagance de ceux qui imaginèrent autrefois que Dieu est tout cet univers, et que tous les êtres visibles et invisibles sont des portions de la Divinité. C'était faire de Dieu, non un être très-parfait, mais un monstre qui serait l'auteur de tous les crimes, le centre de toutes les contradictions, et le sujet de toutes les misères. Dieu est un être singulier, très-distingué de tout ce qui existe, et existant indépendamment de toutes les autres substances corporelles ou spirituelles, de quelque nature et de quelque rang qu'elles soient. Dieu est tout, parce qu'il possède essentiellement toutes les perfections, et qu'il les possède dans un degré sublime, qui est l'infini. Dieu est tout, parce qu'il a donné L'existence à tout ce qui existe, et que, quand tout ce qui existe hors de lui cesserait d'exister, il n'en existerait pas moins avec tous ses attributs. Dieu est tout, parce qu'il est présent partout, qu'il connaît tout, qu'il gouverne tout, et qu'il mérite seul toute gloire, tout honneur et tout amour.

Quand l’âme fidèle veut s'élever, avec le secours de la grâce, à l'union divine, elle tend au tout de Dieu, non pour partager les hommages qui ne sont dus qu'à Dieu, mais pour entrer dans un saint commerce avec Dieu; et ce commerce est fondé sur le rien de la créature, c'est-à-dire sur le soin que prend la créature, aidée de la grâce, de reconnaître qu'elle n'est rien, et de se maintenir devant Dieu dans l'aveu continuel de son rien. C'est ce que nous enseigne saint Jean de la Croix. Il fait dans ses vers une sorte de gradation relative aux quatre principaux désirs de l'homme : désir du plaisir, désir du savoir, désir des richesses, désir des honneurs ou de la grandeur.

Il dit d'abord : Pour goûter tout, n'ayez de goût pour aucune chose; et j'insiste sur ce premier vers, parce qu'il contient, ce me semble, tout ce qu'il y a d'essentiel dans les autres. Le goût est peut-être le plus fin, mais aussi le plus borné de nos cinq sens extérieurs; il ne s'exerce que sur les aliments nécessaires à noire conservation, et ses fonctions sont restreintes au temps où nous avons besoin de prendre de la nourriture pour réparer nos forces. Mais il y a dans notre âme un goût d'inclination ou d'affection qui peut s'étendre à tout; il ne ressemble au goût extérieur qu'en ce qu'il juge, comme lui, d'après l'expérience. Nous ne décidons de la qualité des aliments qu'après l'épreuve que nous avons faite de ceux qu'on nous a présentés, et notre inclination ou notre affection ne se détermine aussi qu en faveur des objets dont nous avons quelque connaissance. Ce n est cependant pas toujours l'esprit et la raison qui guident les jugements de nos goûts intérieurs. Si nous sommes frappés d'un objet, et s'il nous paraît aimable, eût-il d'ailleurs mille défauts,

 

XII

 

nous l'aimons sans peser les motifs de ne le point aimer. Il nous a plu, c'en est assez : le goût est formé à cet égard, et ce goût n'est rien autre chose que l'amour; sentiment si nécessaire et si universel, qu'il est dans tous les hommes, cl qu'il se fait sentir dans tous les moments de la vie. Ainsi le goût de notre âme est de tous nos sens intérieurs le plus actif et le plus impérieux : il commande à toutes nos sensations, il décide de tout ce qui se passe dans nos sens extérieurs. On aime une belle musique, quoiqu'elle n'affecte que l'ouïe; on aime des parfums exquis, quoiqu'ils n'agissent que sur l'odorat. Il en est de même de la vue et du toucher, dont les objets sont si variés, si multipliés et si répandus partout. On aime ce qui flatte ces sens, quoique leurs fonctions soient très-différentes. Encore une fois, le goût de l'âme est comme un sens universel, parce que c'est la même chose que l'amour. S'il arrive donc que, dans la voie de l'union intime avec Dieu, on goûte uniquement le tout de Dieu, il ne restera plus rien à faire, et toutes les leçons de saint Jean de la Croix seront parfaitement observées. Mais je dois éclaircir de plus en plus cette importante doctrine.

Le prophète a parlé avec la plus grande précision, quand il a dit (1) : Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux; paroles que l'apôtre saint Pierre a répétées en instruisant les nouveaux fidèles (2). C'est par le goût ou l'amour qu'on connaît le Seigneur, et ce n'est même qu'à l'égard du Seigneur qu'il faut commencer par aimer avant que de bien connaître. Dans tous les autres objets, il faudrait bien connaître avant que d'aimer; mais les hommes pervertissent tous les jours cet ordre; ils prodiguent leur amour, sans examiner si ce qui les frappe mérite d'intéresser leur cœur : de là les égarements et le repentir. A l'égard de Dieu seul, on ne court point de risque, on ne peut jamais être trompé; si l'on goûte sa douceur, c'est que toute douceur est en lui; l'esprit confirme bientôt la décision du cœur. On voit, selon l'expression du prophète, que le Seigneur est doux et aimable. En un mot, Dieu sensible au cœur, c'est la foi de Dieu portée à la perfection.

Et voilà, madame, ce qui justifie la leçon de saint Jean de la Croix : Pour goûter tout, n'ayez de goût pour aucune chose. Tout homme qui goûte quelque chose hors de Dieu ne goûtera jamais Dieu, et sera toujours hors du tout de Dieu, tandis qu'il est dans le rien des créatures dont il fait néanmoins son tout. N'admirez-vous pas ces prétendus chrétiens du monde, qui veulent être dans le tout de Dieu, et dans le tout de leurs plaisirs, de leurs sociétés, de leurs

 

1 Psal. XXXIII, 9.

2 I Petr., II, 3.

 

XIII

 

projets qui prétendent concilier le goût de Dieu avec le goût de ce qui est contraire à Dieu? Ce système est absurde; aussi l'apôtre saint Pierre, exhortant les nouveaux fidèles à désirer le lait pur de l’Évangile, ajoutait qu'il leur donnait cette instruction, en supposant qu'ils eussent déjà goûté combien le Seigneur est doux. II ne croyait pas que, sans ce goût du Seigneur, ils pussent être les vrais enfants de l'Évangile, ni qu'ils pussent goûter le Seigneur, et conserver en même temps le goût des choses qui avaient jusqu'alors servi d'aliment à leurs passions. Aussi l'apôtre saint Paul, écrivant aux Colossiens, leur disait que, s'ils étaient ressuscites avec Jésus-Christ, ils devaient goûter les choses du ciel, et non celles de la terre (1) : car vous êtes morts, ajoutait-il, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Voilà les hommes capables de goûter le tout de Dieu, des hommes morts, et qui ne vivent que de la vie cachée en Dieu.

C'est là toute la pensée de saint Jean de la Croix dans cette sentence : Pour goûter tout, n'ayez de goût pour aucune chose; et de ce premier vers dépendent tous les autres : car, si on ne goûte que Dieu, on voudra ne savoir que Dieu, ne posséder que Dieu, n'être qu'en Dieu; et par conséquent on ne saura rien, on ne possédera rien, on ne sera rien hors du tout de Dieu. Je puis vous citer, madame, un très-grand homme qui fut dans cette voie : c'est l'apôtre saint Paul dont je vous parlais il n'y a qu'un moment. Il ne savait que Jésus, et Jésus crucifié (2); il regardait tous les biens du monde comme de la boue, pour être plus en état de posséder Jésus-Christ (3); il ne vivait plus lui-même, mais Jésus-Christ vivait en lui (4). Je ne doute pas non plus que saint Jean de la Croix ne fût aussi dans la même route; et je pourrais lui associer tous les saints, car ils ne sont dans le ciel investis du grand tout de Dieu, qu'après s'en être approchés sur la terre autant qu'il leur était possible.

Je dois vous dire encore quelque chose de la pratique du tout, c'est-à-dire des règles de conduite nécessaires pour y parvenir. Cette pratique est contenue dans les vers 5°, 6°, 7° et 8° de notre saint auteur. El je finirai par les obstacles qui se rencontrent dans la voie du tout : le saint les indique, avec les moyens de les éviter ou de les rompre, dans ses quatre derniers vers.

Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce qui ne frappe pas votre goût ; c'est-à-dire, si vous voulez parvenir au tout de Dieu, vous devez passer par une voie tout autre que celle où l'on cherche à flatter son goût. Et ceci comprend deux choses : d'abord

 

1. Coloss., III, 1, 2, 3.

2 I Cor., II, 2.

3 Philip., III, 8.

4 Galat., II, 20.

 

XIV

 

le renoncement à tout ce qu'on goule, ensuite la recherche de ce qu'on ne goûte pas, ou, ce qui est la même chose, la recherche de ce qui contredit les goûts de la nature, toujours opposés aux goûts de Dieu. Quand un voyageur a perdu le chemin qui conduit à son terme, on lui dit : Pour parvenir ou vous voulez aller, vous devez passer par le chemin que vous ne tenez pas : c'est-à-dire qu'il doit abandonner la fausse route où il marche, et entrer dans une voie tout autre que celle qui l'a égaré. Ces deux conditions sont nécessaires ; ce voyageur n'arriverait jamais, s'il se contentait d'abandonner le chemin où il s'est engagé, sans vouloir en prendre un autre tout contraire. Il en est de même dans la route de l'union divine. Celui qui désire goûter le tout de Dieu, en s'unissant à lui, doit croire que tous les goûts qu'il a eus jusqu'alors sont pernicieux, et qu'il doit s'attacher à d'autres tout opposés. Ceux-ci lui paraîtront d'abord insipides ou amers; mais qu'il ne perde pas courage; qu'il jette ses regards sur Jésus-Christ qui a été abreuvé de fiel et de vinaigre, qu'il ouvre son âme au tout de Dieu qui est le centre de toutes les délices, et bientôt il franchira ce passage qui paraît si difficile aux hommes lâches et sensuels.

Il  en sera de même de ce que cette âme fidèle ne sait pas, de ce qu'elle ne possède pas, de ce qu'elle n'est pas : qu'elle passe par ce qu'elle ignore, par ce qu'elle n'a pas, par ce qu'elle n'est pas, prenant toujours le contre-pied de ce qu'elle a su, de ce qu'elle a possédé, de ce qu'elle a été, et toute la roule qui mène au tout sera bientôt parcourue; qu'elle s'arme surtout de résolution contre les obstacles; qu'elle ne s'arrête à rien de créé, car elle cesserait de se jeter dans le tout ; qu'elle ne réserve rien de son tout charnel et terrestre ; qu'elle demeure ferme dans la possession du tout de Dieu, quand elle y sera arrivée; qu'elle se garde de vouloir conserver la propriété de quelque chose que ce soit dans le tout de Dieu, qui est le trésor unique qu'elle doit rechercher. Voilà, selon le langage de saint Jean de la Croix, les moyens de ne pas empêcher le tout, ou, ce qui revient au même, de surmonter les obstacles qui y conduisent.

Je rassemble ainsi, madame, les quatre derniers vers du saint maître qui nous instruit; mais je me reprocherais de ne pas reprendre celui-ci qui est sublime : Pour venir du tout au tout, vous devez vous renoncer du tout au tout. Je vois ici un tout de la créature opposé au tout de Dieu; ce sont comme les deux extrémités d'une carrière immense. L'homme part de son tout, qui en soi est un véritable rien, mais auquel le monde et les passions donnent une sorte d'existence. Il s'avance vers l'autre extrémité où est le tout de Dieu, seul et unique tout, seul digne de ce nom, seul faisant le bonheur des anges et des saints. Pour aller du premier tout, si

 

XV

 

funeste dans la voie du salut, au véritable tout qui est Dieu, il faut se renoncer du tout au tout, c'est-à-dire détruire le tout charnel, et y substituer le tout de Dieu. On ne sert point deux maîtres; on n'est point le serviteur de Jésus-Christ et l'esclave du monde; on n'allie pas les ténèbres avec la lumière ; on n'immole point au Dieu d'Israël et à Déliai. Qui dit se renoncer du tout au tout exclut toute réserve, toute restriction, toute composition. Ah! Seigneur, ceci m'explique la parole de Jésus-Christ notre maître : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (1). Ceci me fait voir que les apôtres qui abandonnèrent leur père et leurs filets, que les martyrs qui montèrent sur les échafauds et sur les bûchers, que les solitaires qui préférèrent l'obscurité des déserts à l'éclat des dignités de la terre, que les vierges qui s'enfermèrent dans des asiles impénétrables au monde, que tous vos saints qui combattirent tous les penchants de la nature, avaient une véritable idée de votre tout immense, infini. Donnez-moi, ô mon Dieu, un rayon de la lumière qui les éclaira, afin que je me concentre aussi, dès cette vie, dans ce tout dont j'aperçois la beauté, mais dont je crains de ne pas saisir encore toute l'importance.

Je vous ai fait, madame, une trop longue lettre ; vous en excuserez la prolixité en considération du tout de Dieu dont elle traite, et dans lequel je suis, etc.

 

QUATRIÈME LETTRE
Des différentes nuits où il faut entrer pour s'unir intimement à Dieu, et 1° de la nuit des sens.

 

Je compte, madame, embrasser dans cette lettre et dans les trois suivantes toute la doctrine spirituelle des trois livres de la Montée du Carmel; vous n'en avez vu encore que les premiers traits, en voici le tableau entier, c'est-à-dire le fond et les conséquences.

Il s'agit d'abord de la nuit des sens extérieurs, ou des passions qui s'y rapportent (2). Nos cinq sens nous ont été donnés par le Créateur, pour remplir les fondions ordinaires de la vie. Si l'homme n'eût point péché, ses facultés eussent toujours été soumises à la raison ; mais depuis la chute de nos premiers parents, les impressions qui nous viennent dépens font de terribles ravages dans nous. Avant que la raison décide, nous nous portons vers les objets que

 

1 Luc., XIV, 33.

2 Montée du Carmel, liv. I, chap. III et suiv.

 

XVI

 

nous présentent ces cinq organes; et ce qu'il y a de déplorable, c'est que ce penchant qui est en nous tend toujours à l'excès : c'est ce qui fait les grandes passions, quand on n'a pas soin de recourir à l'empire de la raison, ou plutôt, vu notre faiblesse et notre misère, quand nous négligeons d'implorer le secours de la grâce.

Il sort de nos sens une lumière qui est bonne en elle-même, puisque, dans l'intention du Créateur, elle n'est destinée qu'à nous diriger dans les fonctions de la vie; mais nous abusons de  cette lumière, en nous livrant à elle sans consulter la raison et l'auteur de la raison, qui est le Seigneur Dieu, notre créateur et notre maître. Dans ce rapport de la lumière des sens avec nos penchants déréglés, qui ne sont autre chose que nos passions,  cette lumière est mauvaise, et c'est elle qu'il faut éteindre dès que nous voulons entrer dans la voie de l'union intime avec Dieu. C'est cette lumière qu'il faut réduire à la nuit ; et le moyen que nous suggère saint Jean de la Croix, qui n'est en cela que l'interprète de l'Évangile, c'est d'employer la mortification des sens. Saint Paul avait la même pensée, quand il disait aux Colossiens (1) : Faites mourir ce qui compose en vous l'homme terrestre ; et les péchés que détaillait ensuite ce grand apôtre sont précisément ceux dont les sens sont la source ou l'occasion la plus ordinaire, savoir : l'impureté, la passion du plaisir, la convoitise déréglée, l'avarice, etc.

Faire mourir l'homme terrestre, ou mettre les sens dans la nuit, c'est absolument la même chose. Tout chrétien contracte cette obligation par les engagements de sou baptême : quel avantage n'a donc point saint Jean de la Croix, quand il insiste sur ce principe, en instruisant ceux qui tendent à l'union divine ! Il fait voir admirablement que les passions, qui ne sont, pour le répéter encore, que l'empire des sens sur la raison, privent l'âme de l'esprit de Dieu; qu'elles la fatiguent, l'affligent, l'obscurcissent, la souillent, l'affaiblissent. Tous ces articles sont prouvés .par des raisonnements invincibles, et par des autorités tirées des saints livres. Il y a du plus ou du moins dans l'effet des passions sur nous; mais il n'en est aucune, quelque faible qu'on la suppose, qui ne produise à sa manière les fâcheux effets dont notre saint fait l'énumération.

La nuit des sens ou la mortification des passions est si nécessaire, que saint Jean de la Croix n'a pu omettre les moyens d'entrer dans  cette voie. Il est fort court sur cet article; mais en deux pages il en dit plus que cent autres livres, même les plus spirituels. Voici quelques-uns de ces moyens : « Avoir continuellement le désir et le soin d'imiter Jésus-Christ en toutes choses; méditer, pour cet effet, sa

 

1 Coloss., III, 5.

 

XVII

 

vie et ses actions ; se comporter dans toutes les occasions, comme il s'y fût comporté lui-même s'il les avait eues; enfin, renoncer pour son amour à tous les plaisirs des sens  (1). »

Ce qui suit n'est que limitation de Notre-Seigneur réduite en exercice; mais je tremble et je me confonds moi-même en le transcrivant, puce que je me suis égaré toute ma vie dans une voie tout opposée : « Se porter toujours aux choses, non les plus faciles, mais les plus difficiles; non les plus savoureuses, mais les plus insipides; non les plus agréables, mais les plus désagréables; non à celles qui consolent, mais à celles qui affligent; non à celles qui donnent du repos, mais à celles qui donnent de la peine; non aux plus grandes, mais aux plus petites; non aux plus sublimes et aux plus précieuses, mais aux plus basses et aux plus méprisables. Il faut enfin désirer et chercher ce qu'il y a de pire, et non ce qu'il y a de meilleur, afin de se mettre, pour l'amour de Jésus-Christ, dans la privation de toutes les choses du monde, et d'entrer dans l'esprit d'une nudité parfaite. »

Je conçois que par là les sens et les passions seront dans la nuit la plus profonde, et que nulle étincelle de leur fausse lumière ne se réfléchira sur l'âme; je comprends aussi quels doivent être les biens immenses qui résulteront de cette nuit. Notre saint auteur les explique fort au long dans son premier livre de la Nuit obscure de l’âme (2), et j'anticipe sur ce livre, afin de compléter la doctrine qui concerne la nuit des sens. Ces biens sont la connaissance de nous-mêmes et de notre misère; la connaissance de la grandeur et de l'excellence de Dieu; l'humilité d'esprit, l'estime et l'amour du prochain; l'obéissance pleine et entière en tout ce qui regarde la conduite de l'intérieur ; le souvenir presque continuel de Dieu; l'exemption d'une multitude d'imperfections auxquelles les aspirants à l'union divine sont sujets. Encore une fois, je n'ai point de peine à découvrir ces avantages dans la nuit des sens, quand elle est parfaite; mais elle ne le sera jamais sans de grands combats, sans éprouver des tentations violentes, sans être exposé aux suggestions très-importunes de l'ennemi du salut. Ah! madame, saint Jean de la Croix dit sur ce point des choses qui me sont très-connues par ma propre expérience (3), quoique je sois bien peu avancé dans la nuit des sens. Son instruction me console un peu; mais ce qu'il dit de la voie étroite et de l'abnégation me remplit de crainte et de confusion. « Oh ! s'écrie-t-il (4), qui pourrait exprimer dignement, qui pourrait fidèlement

 

1  Montée du Carmel, liv. I, ch. XIII.

2  Nuit obscure  liv. I, ch. XII.

3 Nuit obscure, liv. I, ch. XII.

4  Montée du Carmel, liv. II, ch. VII.

 

XVIII

 

pratiquer ce qui est compris dans cette éminente science de l'abnégation de nous-mêmes? Oh! si les personnes spirituelles pouvaient parfaitement connaître combien le moyen qu'il faudrait prendre, pour entrer dans ce renoncement, est différent de celui que plusieurs d'entre elles estiment très-bon, s'imaginant que c'est assez pour elles de se réformer en quelque chose ! » Il faudrait transcrire tout ce chapitre pour en faire sentir tout le mérite. Je vous laisse, madame, le soin de le méditer, et de me faire pari ensuite de vos saintes réflexions. Je suis, etc.

 

CINQUIÈME LETTRE
De la nuit de l'esprit ou de l'entendement.

 

Pour parvenir à l'union intime avec Dieu, il ne suffit pas, madame, de s'établir dans la nuit des sens, c'est-à-dire de mortifier les passions qui sont excitées par les sens extérieurs; il faut que les puissances de Pâme entrent aussi dans la nuit, chacune selon la méthode et par les moyens qui sont proportionnés à ces puissances. Saint Jean de la Croix considère ici l'esprit ou l'entendement (1). Cette faculté, qui est le siège de la raison, est sujette aussi à bien des erreurs, parce qu'elle dépend des sens pour ses opérations : mais, en la supposant même bien réglée par elle-même, elle n'a pour objet que les choses naturelles; conséquemment elle n'est point capable de s'élever à l'union divine. Il faut que la foi la relire de  cette sphère, si j'ose ainsi parler, des choses naturelles; que ce don, qui vient de Dieu seul, éclipse tout ce qu'il y a d'humain dans les opérations de l'esprit, et c'est là précisément la nuit où  cette faculté de l'âme doit entrer. Cette nuit est bien plus obscure que celle des sens, parce qu'elle investit ce qu'il y a de plus lumineux dans l'âme, et qu'elle éteint en quelque sorte la raison, qui est l'ordre intérieur de l'homme; extinction qui ne consiste pas à détruire cette puissance, mais à l'éclairer des lumières surnaturelles de la foi.

Saint Paul fournil pour ce sujet un texte de grande importance, et dont notre saint auteur fait usage, sans toutefois y insister beaucoup: vous me permettrez de le développer et d'en tirer quelques conséquences. L'Apôtre dit que celui qui veut s'approcher de Dieu doit croire que Dieu existe (2). S'il y a dans la science de toute la religion un article où la raison de l'homme ait des lumières très-vives et très-

 

1 Montée du Carmel, liv. II.

2 Hebr., XI, 6.

 

XIX

 

étendues c’est assurément celui de l'existence de Dieu. Cependant toutes ces lumières ne peuvent servir d'appui à Pacte surnaturel de la foi. Cet acte doit avoir pour fondement la révélation de Dieu déclarée dans les saintes Ecritures et enseignée par l'Église. Il faut, pour cet acte surnaturel et agréable à Dieu, supprimer ou oublier toutes les démonstrations philosophiques de l'existence de Dieu; il foui mettre à cet égard l'entendement dans la nuit, et il ne doit être éclairé que du flambeau de la foi. La raison de cela, c'est que Pacte surnaturel de la foi, quant à l'existence de Dieu, a pour objet, non précisément Dieu comme existant, mais Dieu comme existant pour notre bonheur, Dieu comme existant pour agréer nos hommages et pour nous en récompenser. Or, c'est la foi seule qui nous fait connaître ces rapports et ces avantages (1). S'il est donc vrai qu'à l'égard de l'existence de Dieu, considérée sous ce point de vue, les lumières seules de la raison ne suffisent pas, ou sont même inutiles, combien plus cela doit-il se vérifier par rapport à toutes les vérités qui sont l'objet des attentions, de la recherche, des sentiments de l'homme attiré par la grâce à l'union intime avec Dieu ! Le projet que  cette grâce lui inspire est de rendre son âme entièrement conforme à la volonté de Dieu, en sorte qu'il ne soit conduit et dirigé que par l'Esprit de Dieu, comme le grand Apôtre le dit en écrivant aux Romains (2). Que peuvent servir les raisonnements humains pour parvenir à ce terme? Ces raisonnements, quelque subtils ou quelque profonds qu'on les suppose, n'ont aucune proportion avec l'Être de Dieu ; car il faut toujours en revenir à ce mot, qui seul peut donner quelque idée de notre Dieu. Pour entrer dans un saint commerce avec ce tout unique, il faut passer par d'autres voies que celles des raisonnements humains; et c'est, pour le répéter encore, la Toi seule qui ouvre cette roule; elle seule est un moyen propre et proportionné à l'union de l'âme fidèle avec Dieu. Plus la foi sera vive, plus l'union sera intime, et, par une conséquence nécessaire, plus aussi les lumières naturelles de l'esprit seront éclipsées : car la foi et la science humaine ne peuvent agir ensemble sur le même objet (3). Celle-ci prétend être claire à l'égard des vérités dont elle s'occupe, et la foi est toujours obscure à l'égard de celles qu'elle reçoit et

 

1 On voit assez que le P. Berthier considère uniquement ces rapports et ces avantages en tant que surnaturel, c'est-à-dire en tant qu'ils se rapportent à la vision intuitive de Dieu. Autrement les rapports et les avantages dont il parle ne nous sont pas connus par la foi seule, mais aussi par la raison.

2 Rom., VIII, 14.

3 Cette proposition paraît trop générale, car il est certain que la foi et la science humaine peuvent agir ensemble sur certains objets, tels que l’existence de Dieu et la loi naturelle, l’immortalité de l’âme, et plusieurs autres vérités que la raison et la foi nous découvrent également. Cependant la proposition du P. Berthier ne laisse pas d'être vraie, dans le sens où elle est restreinte par le contexte, c'est-à-dire en ce sens que la raison seule ne peut ni découvrir ni pénétrer les vérités obscures que la foi nous enseigne.

 

XX

 

qu'elle révère. Mais que  cette obscurité de la foi répand de lumières dans un esprit bien disposé, c'est-à-dire parfaitement dépouillé de ses propres connaissances !

Tels sont,madame, les principes de saint Jean delà Croix par rapport à sa seconde nuit, qui est celle de l'esprit. Il les appuie de raisonnements très-solides, et, pour les rendre plus sensibles, il observe une chose très-frappante dans les saintes Écritures : c'est que toutes les fois qu'il a plu à Dieu d'avoir quelque commerce avec les hommes, il s'est toujours montré sous le voile des ténèbres. Quand Moïse reçut la loi sur le mont Sinaï, Dieu lui apparut environné d'un nuage. Quand Salomon eut achevé son temple, la majesté de Dieu remplit cet édifice, mais sous le symbole d'une nuée. Quand le terme des épreuves du saint homme Job fut arrivé, Dieu lui parla du milieu d'un tourbillon ténébreux, et le prophète ne dit-il pas dans le style le plus sublime: Il a abaissé les yeux (1), il est descendu; un nuage épais était sous ses pieds. Il était monté sur les chérubins, il volait sur les ailes des vents, et il était renfermé dans les ténèbres, qui le couvraient de toutes parts comme un pavillon. Tout ceci nous fait entendre que, dans cette vie mortelle, les hommes ne peuvent traiter avec Dieu que par la foi. Personne n'a jamais vu Dieu, dit saint Jean (2), et tous les hommes cependant doivent s'approcher de Dieu et converser avec Dieu. Quel sera le nœud de ce saint commerce, sinon la foi? Mais, encore une fois, l'esprit humain n'entre dans ce temple de la foi que quand il est investi de ténèbres, que quand il est dans la nuit, comme le répète si souvent notre saint auteur. O nuit de la foi, que vous m'êtes précieuse! Oh ! que j'embrasse avec amour les mystères les plus impénétrables de la religion, votre Trinité sainte, ô mon Dieu, l'incarnation et les souffrances de votre Fils unique, sa présence réelle et toujours subsistante dans l'adorable Eucharistie, vos décrets éternels sur la destinée des hommes! O Seigneur plus ces vérités s'élèvent au-dessus de mon intelligence, plus je les trouve dignes de vous ! Oh ! que je déplore l'aveuglement de ces hommes téméraires qui veulent sonder votre majesté, qui osent juger de vos conseils,qui rappellent à leurs sens et à leurs pensées tout ce qu'il vous a plu d'envelopper de nuages ! O don de la foi, éteignez ces prétendues lumières qui conduisent tant d'âmes aux ténèbres éternelles de l'enfer ; apprenez à tous les hommes que la véritable

 

1 Psal. XVII, 10 et seq.

2 Joan., I, 18.

 

XXI

 

science consiste à vous posséder en cette vie, et à rentrer sous votre conduite dans les splendeurs de1 éternité !

En suivant l'ouvrage de saint Jean de la Croix, on remarque aisément madame, qu'il a écrit pour tous les états où peuvent se trouver les personnes qui aspirent à l'union intime avec Dieu. Il ne faut donc pas être surpris qu'en traitant de la nuit de l'esprit par la foi, il parle de bien des choses que nous regardons comme très-rares, et qui le sont en effet. La discussion où il entre à ce sujet montre un esprit attentif à tout, et très-savant dans les voies de Dieu, même les plus extraordinaires : mais d'ailleurs il est aisé de voir qu'il a voulu obvier a toutes les illusions de l'esprit humain, et à toutes les suggestions de l'esprit de ténèbres; ainsi, madame, vous trouverez qu'il ne permet pas qu'on s'occupe des objets qui pourraient se présenter surnaturellement aux sens extérieurs des personnes spirituelles. Telles seraient les apparitions des anges bons ou mauvais, les paroles, les goûts, les odeurs, en un mot, tout ce qui affecterait les sens d'une manière surnaturelle. Rien de plus insidieux que ces opérations; elles nourrissent l'amour-propre, elles diminuent l'activité de la foi, elles ouvrent la porte aux artifices du démon. Quand Dieu même serait l'auteur de ces représentations, on ne lui ferait aucune injure en les refusant, puisqu'on agirait avec prudence, et qu'on emploierait un moyen légitime de parer à tout danger de surprise et d'illusion. D'ailleurs, si Dieu opérait ces choses extraordinaires, il saurait bien produire sur-le-champ, et sans l'acquiescement de notre volonté, les bons effets qu'il se serait proposés. C'est ainsi qu'il en a usé à l'égard de ses prophètes et de ses saints dans l'une et l'autre alliance.

Il y a, madame, dans ces avis, une sagesse que je ne puis rendre en abrégeant la doctrine du saint homme; et je dis la même chose des instructions qu'il donne sur les visions purement imaginaires, sur les révélations et les paroles intérieures, sur la manifestation des secrets et des mystères, etc. Je crois qu'on doit faire une attention particulière à ce qu'il dit des paroles qu'il est assez ordinaire aux personnes d'oraison d'entendre dans leur intérieur. Il peut y en avoir de séduisantes et qui viendraient de l'esprit de ténèbres; mais telles ne seront jamais celles qui opèrent dans l'âme ce qu'elles signifient, comme si, par exemple, Notre-Seigneur disait au fond du cœur: Aimez-moi, et qu'au même instant l'âme se sentit pénétrée du véritable amour de Dieu; ou bien s'il lui disait: Ne craignez point, et qu’elle fût sur-le-champ remplie de courage, d'assurance et de paix. Saint Jean de la Croix appelle ces paroles substantielles, parce qu'elles produisent dans l'âme la substance, la force et la vertu qu'elles signifient. Il en fait avec raison beaucoup de cas, parce qu'elles ne

 

XXII

 

sont point sujettes à l'illusion, et que leur effet plein de richesses surnaturelles demeure imprimé dans l'intérieur. Au reste, toute cette instruction, qui occupe une grande partie du second livre de la Montée du Carmel, et aussi utile aux directeurs qu'aux âmes qui sont sous leur conduite; et c'est pour l'avoir ignorée ou négligée, que les uns et les autres sont tombés souvent dans des extrémités également vicieuses.

Je trouve, madame, dans ce livre un article considérable (1), sur lequel vous ne me pardonneriez pas de passer légèrement : c'est celui où notre saint auteur donne des leçons pour s'élever de l'oraison de discours, ou delà méditation, à l'oraison de pure foi, ou à la contemplation. Tous ceux qui commencent à marcher dans la voie spirituelle doivent user du discours ou de la méditation ; employer même le secours de l'imagination pour se représenter les divers objets ou mystères que la foi nous enseigne. Ceux mêmes qui ont fait des progrès dans la roule de l'union avec Dieu sont souvent obligés de passer de la méditation à la  contemplation, et de la  contemplation à la méditation. Quelquefois   ils  sont plongés dans   une   amoureuse attention à Dieu, et quelquefois ils ont besoin de retourner au discours pour rentrer dans  cette connaissance générale de Dieu. Je dis connaissance générale; car c'est là, dans les principes de saint Jean de la Croix, le propre de la contemplation ou de l'union par la foi avec l’Etre divin. Dans l'oraison de discours, on s'occupe de sujets particuliers; on laisse agir l'imagination et l'entendement sur le détail des vérités évangéliques; on les considère l'une après l'autre; on en tire des conséquences ; on tâche, sous la direction de la grâce, d'en profiler pour croître dans l'humilité,dans la patience, et surtout dans l'amour de Dieu ; mais, quand Dieu élève l’âme à la contemplation, l'entendement se détache de toute considération particulière, et la volonté n'est occupée qu'à s'unir par des affections pleines d'amour au souverain bien; elle oublie tout le reste pour se plonger dans ce tout immense. C'est ce que notre saint expliqué très au long dans tout son ouvrage, et surtout quand il en vient à décrire la nuit où doit entrer la volonté; mais, comme ce passage de l'oraison de discours à l'oraison de pure contemplation est d'une grande conséquence, il assigne trois marques auxquelles on pourra reconnaître en quel temps on doit quitter les opérations de l'imagination et les raisonnements de l'esprit. La première est quand on ne trouve plus de goût ni d'aliment dans la méditation; la seconde, quand on ne sent aucun désir de penser à des sujets particuliers ; la troisième, qui est la plus certaine et la plus nécessaire, quand l'âme se plaît à demeurer seule dans son fond, et à faire une attention amoureuse à Dieu, accompagnée d'une

 

1 Montée du Carmel, liv. II, ch. XIII, XIV et XV.

 

 

XXIII

 

grande paix intérieure. 0 madame ! qu'il y a de science spirituelle et de sagesse dans la manière dont notre saint contemplatif traite toute cette matière ! Je vous invite surtout à lire le quatorzième chapitre du second livre de la Montée du Carmel, où il apporte les raisons qui prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes pour faire de plus grands progrès dans les voies de Dieu. Je suis, etc.

 

 

 

SIXIEME LETTRE
De la nuit de la mémoire.

 

Il y a, madame, dans les œuvres de saint Jean de la Croix (1), un principe très-lumineux sur les trois vertus théologales, la foi, l'espérance, la charité : c'est qu'elles doivent perfectionner les trois puissances de l'âme. Nous avons vu ce qu'opère la foi sur l'esprit ; il s'agit présentement des effets de l'espérance sur la mémoire a. Il parait assez que notre saint auteur, raisonnant sur cette matière, distingue la mémoire de l'imagination. L'une et l'autre de ces facultés s'exercent, à la vérité, sur des représentations et sur des images; il y a même toujours de l'imagination dans la mémoire, mais il n'y a pas toujours de la mémoire dans l'imagination ; car celle-ci peut représenter et représente même souvent à l'âme des objets présents, au lieu que celle-là ne lui présente que les choses passées, avec l'assurance ou le témoignage que ces choses ont été autrefois présentes à l'âme ; et c'est encore par là que la mémoire diffère de l'imagination. J'ajoute que la mémoire s'exerce quelquefois sur les choses futures, mais que ce n'est jamais qu'en vertu de promesses, d'espérances, de prédictions, ou de conjectures antérieures et relatives à ces objets. Ainsi, quand notre mémoire nous représente la gloire dont nous jouirons dans le ciel, ce n'est qu'en s'appuyant sur ce qui a été révélé dans les saints livres.

Selon saint Jean de la Croix, c'est proprement la foi qui dépouille l'imagination de sa lumière, qui l'établit dans la nuit, et c'est l'espérance qui opère cet effet sur la mémoire : preuve manifeste qu'il distinguait ces deux puissances. Mais comment l'espérance met-elle la mémoire dans les ténèbres, quand on tend à l'union divine? C'est que l'espérance, qui se porte uniquement au tout de Dieu, fait oublier à l'âme ses anciennes connaissances. Il est connu que moins on possède, plus on a d'espérance, et que plus on a d'espérance,

 

1 Montée du Carmel, liv. II, ch. VI.

2 Id., liv. III, ch. I et suiv.

 

XXIV

 

moins on s'occupe de ce qu'on possède. Une espérance forte, toujours accompagnée d'un désir véhément, fait disparaître le souvenir de ce qu'on a, ou de ce qu'on a eu ; ainsi l'âme, dont toute l'espérance est fixée en Dieu, aime à ne plus se souvenir de ce qui l'avait occupée jusqu'alors. Ah ! madame, pourquoi les partisans du monde se souviennent-ils avec tant de complaisance de ce qui a flatté leurs passions? C'est qu'ils n'ont point d'espérance en Dieu. Et pourquoi à la mort regrettent-ils si vivement les biens qui les ont enchantés si longtemps, et qu'ils vont quitter? C'est qu'ils n'espèrent rien pour la vie future. Les disciples de saint Jean de la Croix sont dans une position bien différente : ce sont des hommes qui ont tout oublié, hors Dieu et Jésus-Christ, parce qu'ils n'ont mis leur espoir qu'en Dieu et en Jésus-Christ.

Ici notre saint directeur donne une leçon tout évangélique, et qui le distinguera éternellement de tous les faux mystiques. Après nous avoir dit qu'il faut oublier, dans la voie de l'union, les espèces et la connaissance des objets matériels, il ajoute (1) : «Je ne prétends nullement parler de Jésus-Christ et de son humanité sacrée... Il ne faut jamais négliger exprès la représentation de cette adorable humanité, ni en effacer le souvenir ou l'idée, ni en affaiblir la con naissance, puisque la vue qu'on en a, et la considération amoureuse qu'on en fait, exciteront l'âme à toute sorte de bien, et l'aideront à acquérir la plus éminente union de Dieu. Il est manifeste qu'encore qu'il soit expédient d'ensevelir dans l'oubli les autres a choses corporelles et visibles, comme des obstacles à l'union divine, il n'y faut pas comprendre celui qui s'est fait homme pour opérer notre salut, et qui est la vérité, la porte, le chemin, le guide à tout bien. »

Pour parvenir à l'union intime avec Dieu, il faut donc, selon les principes de saint Jean de la Croix, retirer la mémoire des espèces et de la connaissance des choses créées, afin de la présenter à Dieu, libre, dégagée, et comme perdue dans un saint oubli de ce qui n'est pas D;eu ou Jésus-Christ ; sans cela, on s'expose à être troublé par une multitude de distractions, de faux jugements, de suggestions du démon; on court risque d'éprouver le soulèvement des passions, de perdre la paix de l'âme, et de ne pouvoir écouter le Seigneur dans l'oraison. Notre saint étend cette même doctrine aux connaissances surnaturelles, aux visions, aux révélations, aux paroles intérieures, aux sentiments spirituels dont les images demeurent d'ordinaire profondément gravées dans la mémoire. Le souvenir réfléchi de ces choses fait que l'homme se trompe souvent, qu'il est dans

 

1 Montée du Carmel, liv. II, ch. I, vers la fin.

 

XXV

 

l'occasion prochaine de concevoir de la présomption et de la vanité, qu'il donne lieu au démon de le séduire, de l'engager dans mille folies de le priver au moins de la nudité et de la pauvreté d'esprit, oui est si nécessaire dans la voie de l'union divine. Enfin nulle de ces choses, quelque belles, quelque surnaturelles qu'elles paraissent, n'est Dieu, et cela doit suffire à l'homme spirituel pour en dégager sa mémoire.

Non pas, ajoute notre saint, qu'il doive rejeter la pensée des choses qu'il est obligé d'exécuter pour remplir les fonctions de son état; mais ce souvenir doit être tel, qu'il ne s'y attache point, qu'il n'y prenne point de plaisir, qu'il ne s'y affectionne point comme à un bien qui lui soit propre. Encore arrive-t-il que, quand l'âme est parvenue à l'union divine, elle oublie absolument tout, hors Dieu et Jésus-Christ; mais sa mémoire en est d'autant plus parfaite et plus propre à remplir tous les devoirs de l'état, parce que c'est Dieu même qui lui inspire ce qu'elle doit faire. Le saint auteur explique ceci par des exemples, et je transcris le premier pour faire bien comprendre sa pensée (1) : « Une personne supplie quelqu'un de ceux qui sont élevés à cet état d'offrir à Dieu ses prières pour elle. Il ne reste plus dans la mémoire de celui qui est prié aucune espèce ni n aucune connaissance de cette demande, tellement qu'il ne se souvient pas d'offrir des vœux pour cette personne. Mais, s'il est expédient de présenter ces prières à Dieu pour cette personne, Dieu touchera la volonté de son serviteur, et lui donnera le désir de prier; au contraire, s'il ne les agrée pas, cet homme de bien, quelque effort qu'il fasse, n'aura ni le pouvoir ni la volonté de recommander cette personne à son créateur; Dieu même lui tournera le coeur ailleurs, et lui inspirera de prier pour des gens qu'il a ne connaît pas et dont il n'a jamais ouï parler. La raison en est que  Dieu excite d'une façon particulière les puissances de ces âmes (qui sont dans l'union), à faire leurs opérations conformément à la volonté divine. » Il y a, madame, dans cette instruction et dans l'exemple qui l'explique, un esprit de foi que je ne puis assez admirer. Oh ! je conçois comment les saints ont fait tant de choses si à propos et si parfaitement ; comment ils en ont omis tant d'autres avec la  même prudence et le même mérite : c'est que Dieu, auquel ils étaient unis par les liens d'une oraison sublime, les éclairait dans toutes leurs démarches.  Le monde les critiqua, les blâma, parce que le monde n'a point l'esprit de Dieu; mais nous voyons le succès  de leurs entreprises, et nous reconnaissons qu'ils ont été les vrais sages, parce que, s'étant unis au

 

1 Montée du Carmel, liv. III, ch. I, vers le milieu.

 

XXVI

 

Seigneur, comme parle l'Apôtre  (1), ils étaient devenus un même esprit avec lui. Je suis, etc.

 

 

SEPTIÈME LETTRE
De la nuit de la volonté.

 

Ce serait en vain, madame, que l'homme s'établirait dans la nuit des sens, de l'esprit, de la mémoire, s'il abandonnait sa volonté à elle-même, c'est-à-dire à ses affections déréglées. Cette partie de nous-mêmes est la plus précieuse, parce que c'est d'elle que dépend notre amour pour Dieu, et que l'union divine consiste dans cet amour porté au degré le plus sublime où puisse aspirer l'homme en cette vie. Saint Jean de la Croix a eu extrêmement à cœur de nous apprendre la manière (2) d'entrer dans la nuit de la volonté, c'est-à-dire de mortifier les affections de cette puissance ; et il commence par nous les faire bien connaître : c'est la joie, l'espérance, la douleur et la crainte, toutes quatre liées si étroitement ensemble, que, partout où il s'en trouve une, les autres y exercent aussi leur pouvoir. C'est ce que le saint auteur démontre par les raisonnements les plus justes elles plus conformes à la meilleure philosophie; d'où il conclut que, si une de ces affections est déréglée, toutes les autres le seront aussi; que ce dérèglement est capable de produire tous les vices dans l'âme, cl que de leur soumission aux volontés de Dieu dépendent toutes les vertus.

Saint Jean de la Croix se borne à traiter ce qui concerne la joie, sans doute parce que la manière de régler cette affection de l'âme peut s'appliquer à toutes les autres, et il observe que la joie peut naître en nous de six sortes de biens, qui sont les biens temporels, les biens naturels, les biens sensuels, les biens moraux, les biens surnaturels, les biens spirituels. Chacun de ces biens est traité en particulier, et le saint fait voir combien il importe de les rapporter tous à Dieu seul, avec la joie qui peut en résulter. Il est aisé de juger, d'après les principes si souvent répétés dans cet ouvrage, que l'abnégation de ces biens, et de la joie qu'ils produisent, est le seul moyen de les rapportera Dieu : ces biens sont hors du tout de Dieu; l'âme ne peut donc s'y plaire et s'unir en même temps à ce tout unique. Mais après tout, madame, ne semble-t-il pas que tout ce qu'enseigne ici saint Jean de la Croix n'est pas une affaire de

 

1 I Cor., VI, 17.

2 Montée du Carmel, liv. III, ch. XV et suiv.

 

XVII

 

perfection (1), et qu'il ne fait que développer le grand précepte qui nous ordonne d'aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces? Comment remplira-t-on ce commandement essentiel, si l'âme est attachée à quelque bien que ce soit distingué de Dieu, si elle fait dépendre sa joie et son bonheur de ce bien, si elle se repose dans la possession de ce bien?

Cependant quels sont les biens temporels qui sont préjudiciables à l’âme, quand elle en fait l'objet de sa joie? Ce sont les richesses, les honneurs, les enfants, les parents, les établissements dans le monde, etc. De la joie avouée et réfléchie qu'ils causent dans l'âme suivent des désordres sans nombre. Notre saint auteur les réduit à quatre degrés : ils obscurcissent l'âme, ils lui inspirent l'amour des plaisirs, ils la portent à abandonner Dieu, ils l’entraînent dans l'oubli même de Dieu. Tous ces articles sont tellement prouvés parles livres saints et par l'expérience, qu'ils peuvent passer pour des vérités incontestables. Au contraire, si l'on réprime la joie dont ces biens sont la source, quelle liberté, quelle clarté, quelle tranquillité dans l'intérieur de celui qui fait ce sacrifice ! Il en est à peu près de même des biens naturels, qui sont, selon saint Jean de la Croix, les perfections du corps, comme la beauté, la bonne grâce, la santé; et les perfections de l'esprit, comme le bon sens, la pénétration, la disposition aux sciences, etc. Ceux à qui ces avantages donnent de la joie tombent dans la vanité, dans la présomption, dans la dissipation, dans la tiédeur, dans le dégoût des choses spirituelles ; et la beauté du corps en particulier est la source d'une infinité de crimes, quand on se livre à la complaisance qu'elle inspire. Mortifiez ces frivoles satisfactions, renoncez à la joie qui s'élève dans votre âme au souvenir de ces biens prétendus, vous vous maintiendrez dans l'humilité, dans l'amour du prochain, dans la pureté, dans la liberté d'esprit nécessaires pour vaincre les tentations, pour supporter les afflictions, pour servir Dieu avec fidélité et avec constance.

La joie qui résulte des biens sensibles rend l'homme tout charnel et terrestre. Ces biens dépendent des sens, de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher. Celui qui se plait dans l'usage de ces biens est dissipé, curieux, voluptueux, intempérant, tâche dans le

 

1 Le P. Berthier, en écrivant ceci, ne parait pas avoir fait assez d'attention que, selon enseignement unanime des théologiens, l'abnégation entière et universelle ont parle saint Jean de la Croix n'est pas rigoureusement nécessaire pour l'accomplissement du précepte de la charité. En effet, la charité, quoique véritable dans tous les fidèles en état de grâce, n’est pas incompatible avec bien des imperfections, et n’a pas en tous le même degré d’intensité. Voyez dans les théologiens scolastiques l’explication du précepte de la charité. Voyez en particulier la Somme de saint Thomas, 2. 2. quaest. 24, art. 4 et 7. — Billuart, De Charit., dissert. 2, art. I.

 

XXVIII

 

service de Dieu, amateur de lui-même, insensible aux misères des pauvres : mais qu'est-il nécessaire d'insister sur cet article? Le simple coup d'oeil du monde et de ses partisans fait voir que les objets des sens, et la délectation qu'ils entraînent, et l'importance qu'on leur donne, plongent le genre humain dans tous les maux spirituels. Entre la joie qu'on goûte en se livrant à ces objets, et celle qui est le prix du service de Dieu, de l'exercice de l'oraison, et du saint commerce avec Jésus-Christ, il y a une distance infinie. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit que ce qui est né de la chair est chair (1), et que ce qui est né de l'esprit est esprit ? Or, l'esprit et la chair sont deux extrêmes qui ne se concilieront jamais ensemble. Saint Jean de la Croix n'écoule point ceux qui prétendent s'entretenir dans les délectations sensuelles, sous prétexte de s'adonner à la méditation et de s'unir à Dieu (2). Ces gens-là, dit-il, cherchent plus à se satisfaire qu'à contenter leur créateur. Cet exercice est plutôt la jouissance du plaisir que la pratique de l'oraison; et, quoiqu'ils simulent n'avoir point d'autre intention que d'aller à Dieu, ils montrent néanmoins, par les effets, qu'ils envisagent la satisfaction des sens. On citerait, madame, bien des exemples de ces prétendus dévots qui ne refusent rien à leurs sens. Qu'ils lisent les règles que prescrit notre saint  auteur pour délivrer l'âme de toutes les joies sensuelles, et pour apprendre aux hommes à les rapporter uniquement à Dieu. Cette doctrine, si sûre et si salutaire, rentre dans cette de la nuit des sens. Il en résulte que, pour être spirituel, il faut embrasser sérieusement la mortification, et réduire les sens dans des bornes très-étroites. Il s'ensuit de même que les saints, qui disputèrent tant de choses à leur corps, furent des hommes bien convaincus de la fragilité de noire nature, et des trahisons que nous font les sens si nous ne savons pas les captiver sous l'empire de la grâce.

Il reste, madame, trois autres biens qui paraissent plus honnêtes, savoir : les biens moraux, ce sont les vertus et les bonnes œuvres; les biens surnaturels, ce sont les dons extraordinaires, les grâces gratuites, comme l'esprit de prophétie, le don des miracles, celui de parler diverses langues, etc.; enfin les biens spirituels, et saint Jean de la Croix entend ceux qui viennent des choses manifestes et distinctes, et qui remplissent l'âme de douceur et de satisfaction. Telles sont les images des saints, les chapelles ou oratoires, les cérémonies de l'Église, les prédications. Cet article est très-intéressant, parce que notre saint auteur y donne des règles pour sanctifier l'usage de tous ces objets, dont tant de personnes dévotes abusent ou ne savent pas profiter.

 

1 Joan, III,6.

2 Montée du Carmel, liv. III, ch. XXIII, vers le milieu.

 

XXIX

 

Je vous dirai peu de chose, madame, des biens moraux et des biens surnaturels, quoique saint Jean de la Croix traite ces articles avec autant de soin que les autres. Il est clair que ceux qui mettent leur satisfaction dans la pratique des vertus morales et dans la jouissance des dons extraordinaires, s'exposent à tomber dans de grands défauts, qui sont la vanité, la présomption, l'opiniâtreté, le mépris des autres; et combien d'illusions dans la fausse joie qu'on goûte au sujet de ces biens! Il ne faut que deux mots pour décider cette question. Ceux qui mettent leur complaisance dans leurs bonnes œuvres, dans leurs longues prières, dans leurs jeûnes, dans leurs aumônes, sont des pharisiens, et ceux qui s'applaudissent de leurs prétendues opérations extraordinaires sont des prophètes réprouvés comme Balaam, ou des imposteurs comme Simon le magicien. Je ne fais que rendre la pensée de noire saint auteur.

Je goûte beaucoup, madame, son instruction sur les images, les rosaires, les oratoires, les lieux de dévotion, les prédications, etc. Cet homme de Dieu apprécie au juste l'intention de l'Église dans l'usage de toutes ces choses visibles et consacrées à la piété. Il n'est pas à craindre que sa doctrine sur cet article, et en particulier sur les images de Dieu et des saints, puisse paraître favorable aux sectaires qui ont troublé l'Église dans ces derniers temps. Il déclare lui-même sa pensée d'une manière bien précise (1). «Je ne dis pas qu'il ne faut point avoir d'images, ni leur rendre la vénération qui leur est due; j'expose seulement la différence qui est entre les images de Dieu et Dieu lui-même, afin que nous les considérions de telle sorte qu'elles ne nous empêchent pas d'aller à Dieu; ce qu'elles feraient si nous nous attachions à elles plus qu'il n'est nécessaire pour faire nos opérations spirituelles. » Et plus bas: « En ce qui concerne l'estime et le respect que nous devons avoir pour les images, selon l'intention de la sainte Église catholique qui nous les propose, il ne peut s'y glisser ni illusion ni péril, et le souvenir que l'âme en a lui sera toujours très-utile, puisque cette mémoire est d'ordinaire accompagnée d'un mouvement d'amour pour l'objet que les images représentent; et, tandis qu'elle s'en servira pour  cette fin, elle en tirera des secours pour arriver à l'union divine, pourvu qu'en se laissant enlever aux attraits de la grâce que Dieu lui donnera, elle passe de la peinture morte à l'objet vivant, en oubliant toutes les créatures et tout ce qui s'étend jusqu'à elles. »

Notre saint avait observé d'un œil fort attentif tous les abus qui s'étaient glissés dans l'usage des choses dont il traite ici. Il condamne

 

1 Montée du Carmel, liv. III. ch. XIV.

 

XXX

 

ceux qui habillent les saintes images selon les modes reçues dans le monde (1); ceux qui ne se lassent point d'accumuler images sur images; qui en veulent avoir d'une telle figure, d'un tel ouvrier; qui les arrangent d'une telle ou telle manière, afin de se satisfaire davantage; ceux, qui, regardant fixement une image, s'imaginent la voir remuer, changer de visage, ou faire quelque signe; ceux qui, dans le choix des chapelets et des rosaires, s'attachent à la façon, à la matière, à la couleur, en sorte qu'ils préfèrent les uns aux autres à cause de ces formes extérieures ; ceux qui emploient beaucoup de temps à parer les oratoires et les chapelles, où ils ont mis leur affection, sans se mettre en peine du recueillement intérieur, et du saint commerce avec Dieu; ceux qui croient ne pouvoir faire leur oraison qu'en certains lieux qu'ils ont choisis, ou qui courent d'un lieu à un autre pour satisfaire leur prétendue dévotion ; ceux qui s'attachent à certaines cérémonies qui sont de leur choix ou de leur invention ; qui veulent, par exemple, qu'un tel prêtre, et non un autre, dise la messe avec un tel nombre de cierges, ni plus ni moins, à telle heure, et non à une autre ; un tel jour, et non avant ou après; qui, faisant faire quelque pèlerinage, ordonnent qu'il y ait tant de stations; qu'on les fasse à tel temps et à telle heure; qu'on y dise tant d'oraisons, avec telles circonstances, telles postures de corps et autres cérémonies, sans en omettre aucune, quelque petite qu'elle soit, etc.

En témoignant le plus grand respect pour ce que l'Église pratique ou autorise, notre saint directeur rappelle toujours l'âme fidèle au centre unique, qui est Dieu, et Dieu seul. Il montre les abus ou les imperfections des pratiques qu'il censure; il fait voir quelle est l'indigence et la stérilité de l'intérieur, quand on se livre trop aux objets extérieurs; il enseigne la manière d'élever l'esprit et la volonté à la joie pure que produit l'amour de Dieu. Si vous vous accoutumiez (2), dit-il, à goûter les consolations sensibles, vous ne pourriez jamais jouir des délices spirituelles qui coulent de la nudité d'esprit et de la récollection intérieure.

Ce qu'il ajoute sur les prédications est également sage cl instructif. S'il exige que les prédicateurs mettent tout le soin possible à remplir dignement leur fonction, s'il veut qu'ils ne négligent rien dans la composition de leurs discours, il demande aussi que leur attention principale se porte à bien régler leur intérieur, qu'ils soient hommes d'oraison, et que leur cœur soit enflammé de l'amour de Dieu avant que de monter en chaire. Il exhorte les auditeurs à concevoir un ardent désir de profiter de la sainte parole (3), à l'entendre avec humilité,

 

1 Montée du Carmel, liv. III, ch. XXXIV.

2 Montée du Carmel, liv. III, ch. XXXIX.

3 Montée du Carmel, à la fin du chap. XLIV.

 

XXXI

 

s'appliquer à eux-mêmes, et non aux autres, ce qu'ils entendent ; à faire réflexion sur les vérités qu'on leur a prêchées, et à confirmer par la pratique les instructions qu'ils ont reçues.

Je vois, madame, dans tous ces détails du saint auteur, la voie pure et infaillible de la plus haute perfection. Tout s'y rapporte au dénûment de l'esprit, et au dépouillement delà volonté. Ce qui me charme, c'est que tout ceci n'est point fondé sur les spéculations d'un écrivain qui travaille dans son cabinet. On sent que c'est la route ouest entré ce saint ami de Dieu; qu'il parle d'après sa propre expérience; qu'il n'a en vue que d'élever les âmes à l'union intime avec Dieu; qu'il a partout une idée parfaite du culte en esprit et en vérité. Sa doctrine ôte à l'homme tous les appuis de la nature, elle ne lui laisse que Dieu ; mais Dieu est tout, et de ce tout infini découlent tous les biens. Oh ! qu'heureux est celui qui connaît les avantages de cet échange du rien de la créature avec le tout de Dieu ! Je termine ici l'analyse des trois livres delà Montée du Carmel. Comptez, madame, que j'en ai rendu a peine les premiers traits. Il faut lire et méditer toute cette précieuse instruction, et bénir Notre-Seigneur d'avoir donné à son Église un maître si intelligent dans les voies de Dieu.

Je suis, etc.

 

 

HUITIÈME LETTRE Analyse du traité de la Nuit obscure de l'âme.

 

J'ai, madame, à vous entretenir dans cette lettre des deux livres de la Nuit obscure de l’âme. Je les considère comme une sorte de supplément aux trois livres de la Montée du Carmel; et ce supplément est nécessaire, parce qu'il fallait nous faire connaître l'état où se trouve une Ame, tandis qu'elle marche dans la voie de l'union, et celui où elle parvient en s'avançant de plus en plus vers le terme. Saint Jean de la Croix prend celui qui se détermine, avec le secours de la grâce, au service de Dieu, dès les premiers éléments, si j'ose ainsi parler, de la vie spirituelle. Il n'y a pas de doute que ce commençant ne s'exerce d'abord à la méditation des choses saintes, et Dieu le comble ordinairement, dans cette première voie, de douceurs et de caresses. C'est un enfant incapable encore de digérer une nourriture solide. II n'est donc point rare de voir ceux qui entrent dans cette carrière, très-portés à l'oraison, à la fréquentation des sacrements aux exercices de la pénitence; mais il se mêle quantité d’imperfections dans leur conduite. La nouveauté de cet état et le défaut d’expérience font qu'ils tombent, à leur manière, dans les

 

XXXII

 

égarements où donnent les grands pécheurs. Je dis à leur manière, car ce ne sont dans ces âmes faibles, mais bien déterminées au service de Dieu, que des péchés légers ou des imperfections, quoique de temps en temps ces fautes puissent être plus grièves, et même fort répréhensibles.

Pour faire entendre sa pensée, saint Jean de la Croix parcourt les sept péchés capitaux, et il montre que les commençants sont sujets à des excès de vanité, de colère, d'avarice, de gourmandise, de luxure, d'envie, de paresse; mais ces cinq derniers péchés sont pris dans le sens spirituel. Ainsi l'avarice de ces âmes peu exercées dans les voies de Dieu consiste en ce qu'elles sont avides de consolations intérieures, et qu'elles perdent courage quand ces grâces leur sont soustraites. Leur gourmandise consiste en ce qu'elles s'adonnent à toutes sortes de pratiques, soit de pénitence, soit de dévotion, souvent contre l'avis de leurs supérieurs ou directeurs. C'est ce qui arrive surtout a l'égard de la sainte communion; ces personnes ne se font point de scrupule d'en extorquer de leurs confesseurs le fréquent usage, et même de s'en approcher sans leur permission, ou, ce qui est encore pire, de leur cacher cette pratique (1). Leur luxure consiste en ce qu'elles éprouvent des combats dans la chair, et qu'elles s'en troublent au point de s'exposera de fâcheuses tentations, ou, ce qui n'est pas moins dangereux, elles forment des amitiés prétendues spirituelles, où il se mêle beaucoup d'amour-propre et de sensualité. Leur envie ou jalousie consiste en ce qu'elles veulent être préférées à d'autres qui font aussi profession de piété. Leur paresse consiste en ce qu'elles recherchent plutôt leur satisfaction que la volonté de Dieu; qu'elles fuient les croix, les humiliations, et généralement tout ce qui appartient à la vie étroite. A l'égard de la vanité et de la colère, il est rare que ce ne soient pas des péchés formels dans ces commençants; et il en sera de même des autres articles, quand il s'y mêlera de l'obstination, de l'impatience, de la tiédeur, etc. O madame! qu'il est rare que ces aspirants à la perfection ne contractent pas beaucoup de taches dans la pratique même de leurs bonnes œuvres! Saint Jean de la Croix traite toute cette matière avec une justesse et dans un détail qui me remplissent d'admiration. Qu'il connaissait bien, ce grand homme, toutes les faiblesses du cœur humain, toutes les armes qu'emploie le démon pour nous combattre, toutes les illusions de nos sens, toutes les erreurs de notre esprit! Je ne voudrais que ses réflexions sur les amitiés qu'on nomme spirituelles, pour juger de son bon esprit et de sa sagesse. Voici, par exemple, une règle qui me paraît infaillible

 

1 Nuit obscure, liv. I, ch. VI.

 

XXXIII

 

tic en cette matière (1): «Quand l'amitié est vraiment spirituelle, elle fortifie l'amour de Dieu à proportion qu'elle croît, et plus on y pense  plus on se souvient de Dieu, plus on désire de le posséder ; de sorte que les accroissements se font également des deux côtés. » Telles furent sans doute les amitiés de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean Chrysostome et d'Olympias, de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse. Mais se trouve-t-il encore de tels amis? O mon Dieu! s'écriait saint Augustin (2), il n'y a de vraie amitié que celle qui a son principe dans la charité que épandez dans les cœurs en leur donnant votre Saint-Esprit. C'est absolument la pensée de notre saint auteur.

Les commençants agissent donc et vivent dans les voies de Dieu d'une manière basse, grossière, commode à leur goût et à leur amour-propre : ils ne sont pas encore dans la Nuit des sens; mais, quand Dieu les appelle a ce degré pour les conduire à l'union, il ne manque pas de les éprouver par des aridités, par des ténèbres, par la soustraction des douceurs spirituelles. Voilà l'entrée dans la nuit. Notre saint directeur n'oublie pas de donner des règles pour distinguer cet état de la tiédeur, du relâchement, de la mélancolie, et il enseigne là manière de se conduire dans cette nuit très-obscure. Le principal avis qu'il donne est de quitter l'oraison de discours et la méditation, pour s'abandonner au repos où Dieu met l'âme, en observant de souffrir avec patience les désolations qu'elle éprouvera encore quelque temps. Au reste, les avantages de cette nuit sont inestimables; je vous les ai indiqués, madame, dans ma quatrième lettre, et je ne les répéterai pas ici. J'ajoute seulement que l'exposition qu'en l'ait notre saint doit extrêmement consoler et encourager toutes les personnes spirituelles.

On est donc dans la nuit durant cette purgation des sens; mais ce n'est que le prélude d'une nuit bien plus obscure, qui est celle de l'esprit. Saint Jean de la Croix traite ce sujet dans son second livre de la Nuit obscure de l'âme, en y adaptant encore son premier cantique, mais dans un autre sens que quand il s'agissait de la nuit précédente; car cette nuit de l'esprit est tout autrement pénible et crucifiante que celle des sens. Cependant, comment accorder cet état de peines et de souffrances, avec les lumières qui, selon notre saint sont communiquées à l'âme durant cette nuit? Ah ! madame, il nous fallait un aussi grand maître pour nous expliquer ce mystère. C'est que les lumières de Dieu font connaître à l'âme toutes ses misères, la concentrent dans la vue de ses faiblesses, l'étonnent par la comparaison

 

1 Nuit obscure, liv. I, ch. IV

2 Confess., liv. IV, ch. IV.

 

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qu'elle fait de la grandeur de Dieu avec son néant, la remplissent de terreur, de désolation et d'une sorte de découragement qu'elle n'avait point éprouvé jusqu'alors. «Les personnes qui sont dans des épreuves si affligeantes aiment Dieu au point de donner mille vies pour lui; mais ce grand amour ne les empêche pas de croire que Dieu ne les aime point, n'ayant rien qui soit digne de son amour, et s'estimant même assez méprisables pour mériter sa haine et l'horreur de toutes les créatures (1).»

Cependant l'âme se purifie dans cette nuit ténébreuse, les restes du vieil homme s'y consument; le feu de l'amour divin s'empare de toutes les puissances de l'homme spirituel, et notre saint auteur expose dix degrés de cet amour. Selon lui, l'âme tombe dans une sorte d'affaiblissement et de langueur; puis elle s'empresse de chercher Dieu sans interruption; elle acquiert un nouveau courage dans  cette recherche; elle accepte les souffrances inséparables de ce travail ; elle conçoit des désirs véhéments de posséder Dieu; elle court, elle vole vers cet unique objet de son amour; elle passe à une sainte hardiesse, à une sorte de familiarité en traitant avec Dieu; elle l'embrasse, elle s'unit à lui, et elle goûte dans cette union des douceurs ineffables; mais le dernier degré n'est pas de la vie présente, puisqu'il consiste dans la vision béatifique. Ces dix degrés sont expliqués en détail, et avec des précautions qui écartent tout danger d'erreur et d'illusion. Par exemple, en raisonnant de la liberté dont l'unie use dans son commerce avec Dieu, le saint avertit qu'elle suppose une inspiration particulière, sans quoi il serait à craindre de perdre l'humilité, et de s'écarter du respect profond qui est dû à Dieu en toutes choses. En parlant du degré où l'âme s'unit à Dieu, il observe qu'il s'y mêle de l'interruption, et que ce n'est point un état fixe, parce que, si l'on y persévérait, ou jouirait en quelque manière, dès  cette vie, de la félicité des bienheureux; ce qui n'est donné à personne, avant que d'être délivré des liens du corps.

Méditons, madame, dans le silence de la retraite, ces deux livres de la Nuit obscure de l’âme. Il n'y a qu'un saint élevé à une oraison sublime qui ait pu les composer, et il n'y a que des âmes comme la vôtre, déjà bien exercées dans la science et dans la pratique de l'oraison, qui puissent les bien comprendre. Je suis, etc.

 

1 Nuit obscure, liv. II, ch. VII, vers la fin.

 

 

XXXV

 

NEUVIÈME LETTRE
Sur la vive Flamme de l'amour et sur les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix.

 

Je serai fort court, madame, sur la vive Flamme de l'Amour et sur les quarante Cantiques de saint Jean de la Croix. Ces deux ouvrages que sont pas susceptibles d'une analyse suivie; l'un et l'autre exposent les sentiments de l'Ame parvenue à l'union divine, surtout le ni qu'elle a d'obtenir la vue de Dieu. Ce langage plein de figures, à l'exemple du Cantique des cantiques, n'est point fait pour mes vulgaires; j'entends celles mêmes qui ont quelque usage de l'oraison. Il faut avoir bien étudié la doctrine de saint Jean de la Croix pour le suivre dans ces deux derniers traités. Quoique le style qu'il emploie soit celui de l'amour le plus enflammé et le plus sublime, quoique ce soient des traits de feu qui s'élancent de ce cœur transformé en Dieu, je remarque cependant encore qu'il n'abandonne point la méthode d'instruction. Il y a, par exemple, dans la vive Flamme de l'amour (1), un excellent morceau sur la direction des âmes. Le saint y fait voir combien les directeurs peu versés dans les voies de Dieu retardent les âmes appelées à la contemplation. Il parle en cet endroit avec toute la force et toute l'autorité que lui donnaient ses grandes lumières. Vous avez gémi quelquefois, madame, du peu de secours qu'on trouve dans ce siècle par rapport à la conduite spirituelle. Cela n'est cependant pas trop étonnant, quand on a lu ce qu'exige notre saint auteur pour cet emploi. Je suis persuadé que, de son temps même, les directeurs tels qu'il les désire, étaient rares, et c'était néanmoins un siècle très-fécond en saints. Que faut-il donc penser du nôtre, où l'on a pris à tâche, en quelque sorte, de décrier la science spirituelle et les voies de Dieu? Pour quelques abus qui se sont glissés de temps en temps dans la pratique de l'oraison, fallait-il couper jusqu'à la racine de la théologie mystique? Je suis persuadé que, si on lisait encore les œuvres de saint Jean de la Croix, on reviendrait de beaucoup de préjugés à cet égard.

Quoi qu'il en soit, madame, je me suis occupé de ses deux derniers traités; j'y ai reconnu les effets qu'opère dans une âme bien morte à elle-même le saint amour de Dieu; j'y ai trouvé ce que saint Augustin  avait remarqué  plus de  mille ans avant nous, que cet

 

1 Vive Flamme, cantique III, vers. 3, §4.

 

XXXVI

 

amour divin blesse, embrase, enivre : c'est comme la substance de ce que saint Jean de la Croix tourne en cent manières différentes. Je suis, dans ce saint amour, votre, etc.

 

DIXIÈME LETTRE
Combien la doctrine de saint Jean de la Croix est éloignée des faux mystiques.

 

Si j'avais été Capable, madame, de donner une édition en notre langue des œuvres de saint Jean de la Croix, je l'aurais accompagnée d'observations propres à éclaircir sa doctrine en quelques points; je me serais appliqué surtout à faire voir qu'elle est sûre, solide et sans tache dans toutes ses parties. Je suppléerai ici à ce que le traducteur n'a pas fait, et je marquerai les différences essentielles qu'on doit reconnaître entre les instructions de notre saint auteur, et les principes des faux mystiques qui s'élevèrent sur la fin du siècle dernier. Je n'ai qu'à parcourir quelques-uns des articles qu'on a le plus reprochés à ces novateurs, et à leur opposer les sentiments très-orthodoxes de saint Jean de la Croix.

Premièrement. Ceux qu'on appelle quiétistes faisaient de leur homme prétendu spirituel une espèce d'être insensible, qui serait dans une inaltération et une inaction entières en la présence de Dieu.

Secondement. Ils voulaient que cet homme en vînt a ne désirer rien, pas même son salut; à ne craindre rien, pas même l'enfer; à ne s'alarmer de rien, pas même des pensées et des actions les plus impures.

Troisièmement. Ils croyaient devoir porter l'abnégation de toute image, jusqu'à exclure de leurs oraisons le souvenir de la sainte humanité de Jésus-Christ.

Quatrièmement. Les plus mitigés d'entre eux prétendaient établir un état fixe et permanent de l'amour pur, en sorte que l'âme agit toujours par ce motif, en excluant le mouvement, même indélibéré, qui la porte à rechercher son propre intérêt, et en supprimant l'exercice de l'espérance et des autres vertus chrétiennes.

Je dis, madame, que la doctrine de saint Jean de la Croix est totalement opposée à ces erreurs. Et d'abord il enseigne partout que, dans la contemplation même la plus sublime, l'homme doit s'appliquer avec attention et amour à Dieu (1). Je crois que  cette règle est répétée plus de cinquante fois dans ses œuvres. Il dit de même que, quand Dieu se communique à l'âme fidèle, celle-ci y consent

 

1 Montée du Carmel, liv. II, ch. XV, dernier alinéa; ch. XV, premier alinéa.

 

XXXVII

 

avec amour (1) ; que l’ouvrage de  l'âme qui aime est de s'appliquer continuellement à l’exercice de l’amour. Mais que trouve-t-on dans les derniers traités du saint  ( la vive Flamme de l'amour et les Cantiques spirituels) (2) sinon le tableau de l’amour le plus actif et le plus varié dans ses opérations.

            Ensuite saint Jean de la Croix a tellement à cœur que l'âme élevée à l’union divine désire le salut, que ces deux mêmes traités (la vive Flamme de l’amour et les Cantiques) roulent uniquement sur le désir de posséder Dieu : dans cet état, dit-il ailleurs , l'espérance l’encourage de telle sorte, et la porte à la recherche de la ne éternelle avec tant de vivacité, que tout l’univers ne lui paraît qu’une bagatelle en comparaison de ce qu’elle espère, etc. (3).

Pour ce qui regarde la pureté de L'âme, tout ce qu’il enseigne de la mortification des sens tend à exclure   toute espèce d’attachement aux objets sensuels. C'est là le fondement et la base de toutes ses instructions. 

L’article qui concerne l'humanité sainte de Jésus Christ est expliqué en termes si clairs et si forts, qu'il n'est pas possible d'imputer à notre saint le moindre doute sur cet objet. Vous avez vu, madame, dans ma sixième lettre, un long passage où il déclare sa pensée, et je pourrais en citer beaucoup d'autres qui recommandent toujours la méditation des mystères de la vie et de la mort de Jésus-Christ.

Enfin, quand il parle de l'union intime avec Dieu, il l'appelle, à la vérité, un état; mais il ne dit en aucun endroit que ce soit un état fixe et permanent; il enseigne même absolument le contraire, puisqu'il borne la contemplation la plus sublime à des moments. « Alors, dit-il, Notre-Seigneur donne à l'âme une simple, générale et amoureuse attention à Dieu (4)... Hors de ce temps-là, l'âme, dans tous ses exercices spirituels, dans tous ses actes et dans toutes ses œuvres, doit se servir de la mémoire et de la méditation, pour augmenter sa dévotion, et l'utilité qu'elle en reçoit; mais surtout elle considérera la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que ses actions et toute sa vie soient conformes à ce divin modèle. »

En quel sens donc l'union divine est-elle un état, selon la pensée de saint Jean de la Croix? C'est qu'au moyen des instructions répandues dans son ouvrage, L'homme, aidé de la grâce, s'unira souvent à Dieu par les actes de l'amour pur; ce que ne fera pas, du

 

1 Nuit obscure, liv. II, ch. XII, second alinéa.

2 Cantiques spirituels, cantique IX, vers la fin.

3 Nuit obscure, liv. II, ch. XXI, vers le milieu.

4 Montée du Carmel, liv. II, ch. XXXII, vers la fin.

 

XXXVIII

 

moins si facilement et si souvent, celui qui ne sera que dans les premières voies de la vie spirituelle. Cette union divine sera un état, parce que l'homme qui s'y trouvera élevé conformera en tout sa volonté à celle de Dieu; or, la volonté de Dieu est assurément que l'homme, en cette vie, fasse non-seulement des actes d'amour pur, niais aussi des actes de foi, d'espérance, de crainte surnaturelle, et de toutes les vertus chrétiennes. Qu'on conçoive bien, en un mot, que l'état d'union divine dans les principes de notre saint n'est pas l'état d'amour pur, mais l'état de conformité à la volonté de Dieu (1); ce qui suffit pour le distinguer de tous les quiétistes rigides ou mitigés.

J'ajoute, sur l'amour désintéressé, que saint Jean de la Croix était trop savant dans la connaissance de l’âme, pour croire qu'elle pût renoncer expressément au penchant qui la porte à rechercher son bien. Ce penchant est nécessaire dans l'âme, et il est aussi impossible qu'elle aime un objet qui ne se présente pas à elle comme bon, qu'il lui est impossible de ne pas désirer son bonheur. Dans l'amour pur, on peut bien faire abstraction du motif de l'intérêt propre; mais ce motif indélibéré, qui n'est autre chose que le penchant nécessaire vers le bien, se trouvera toujours dans cet acte, quelque pur qu'il soit. S'il y a donc eu des mystiques qui aient voulu exclure ce penchant si essentiel à l'âme, ils étaient aussi mauvais philosophes que théologiens dangereux et spirituels séduits par leur imagination. Saint Jean de la Croix eut des qualités toutes contraires. J'ai voulu, madame, entrer dans cette discussion, non pour vous instruire, ou pour prévenir vos doutes, mais pour me rassurer moi-même sur une doctrine qui ne m'est pas aussi familière qu'à vous. Je suis, etc.

 

 

ONZIEME  LETTRE
Suite du même sujet.

 

En vous parlant, madame, de la doctrine spirituelle de saint Jean de la Croix, je ne vous ai rien écrit qui ne soit vrai ; mais je ne vous

 

1 On voit assez que le P. Berthier ne rejette ici que l'état d'amour pur au sens des quiétistes, qui excluaient de cet état tous les actes distingués de la charité. Les principes que le P. Berthier expose dans cet alinéa, aussi bien que dans la lettre suivante, montrent clairement qu'il était bien éloigné de nier la possibilité, et même la réalité d'un état d'amour pur, dans lequel tous les actes distingués de la charité se font ordinairement par le motif propre de la charité. On ne doit pas perdre de vue cette observation en lisant la lettre suivante.

 

XXXIX

 

ai pas dit tout ce qui est vrai,et, pour suppléer à ma négligence, j'ai l'honneur de vous écrire cette onzième lettre, qui est peut-être la plus nécessaire de toutes celles que vous avez eu la complaisance de recevoir sur les Œuvres de saint Jean de la Croix.

L'erreur reprochée aux partisans de l'amour pur consiste en ce qu'ils ont prétendu que l'âme pouvait s'établir dans un tel état, qu'elle agirait toujours par le seul motif de l'amour pur. Il faut entendre que tous les actes qu'elle ferait à l'égard de Dieu seraient dépouillés de tout sentiment d'intérêt propre; que cette âme, déterminée au moins par les perfections infinies de Dieu, ne désirerait rien, pas même de posséder cette beauté suprême et incréée; qu'elle ne serait touchée ni de la crainte ni de l'espérance; qu'elle pourrait même renoncer à l'avantage ou au plaisir intérieur qui accompagnent ces actes d'amour, ou qui en résultent. Il s'ensuivrait que l'exercice des vertus surnaturelles, autres que l'amour, serait comme étranger à cette âme, tandis que la vraie doctrine du salut est qu'en cette vie l'homme doit s'exercer dans la foi, dans l'espérance, dans la crainte de Dieu, dans la componction, dans l'humilité, en un mol, dans toutes les vertus chrétiennes.

L'acte de l'amour pur est, à la vérité, quelque chose d'excellent, et il consiste à aimer Dieu pour lui-même, non en renonçant à la douceur que goûte l'âme qui s'unit ainsi à Dieu; ce renoncement est impossible, parce que la nature de l'âme est de tendre nécessairement à son bien. Dans l'amour pur, il suffit à l'âme de ne pas s'appuyer sur son propre intérêt, de ne pas aimer Dieu à cause des récompenses qu'il promet soit en cette vie, soit dans la vie future. Cette sorte d'amour, qu'on appelle intéressé, est louable : mais ce n'est pas l'amour pur; celui-ci est plus sublime, et consiste, encore une fois, à chercher Dieu, à s'attacher à Dieu, en vue et à cause de ses perfections sublimes. Vous sentez, madame, qu'il y a de la différence entre aimer quelqu'un à cause de ses belles qualités, et l'aimer à cause du bien qu'on en attend, ou à cause du plaisir qu'on goûte à l'aimer. L'espérance du bien pourra se trouver dans le premier de ces amours, et le plaisir d'aimer s'y trouvera toujours; mais ni cette espérance, ni ce plaisir ne sera le motif de cet amour. On aimera uniquement à cause des belles qualités de la personne, et ce sera mi amour pur, mais naturel et humain. A l'égard de Dieu, l'acte sera surnaturel et d'un grand mérite. Il est commandé par le premier précepte de la loi, on ne peut trop le répéter durant le cours de  cette vie mortelle; mais il ne peut former un état, c'est-à-dire qu'il ne doit ni ne peut arriver que l'âme agisse toujours (1) par le

 

1 Ce mot ne se trouvait pas dans la première édition, c'était certainement une faute d'impression; aussi a-t-elle été corrigée dans l'édition de 1811, que nous suivons ici.

 

XL

 

motif de cet amour. Cela n'est accordé qu'aux habitants du ciel, ou peut-être à certaines âmes privilégiées, telle que fut, par exemple, la sainte Mère de Dieu; encore faudrait-il reconnaître que ces grandes urnes ont exercé les actes de la foi, de l'espérance et des autres vertus.

Pour en venir présentement à saint Jean de la Croix, quoiqu'il ne parle en aucun endroit de l'amour pur, il est cependant vrai que sa doctrine sur l'union divine tend à nous faire connaître qu'on n'entre dans cette union que par l'amour pur ou désintéressé. C'est une conséquence nécessaire des quatre nuits où il établit l'âme; il entend également qu'on peut acquérir l'habitude de cette union, c'est-à-dire une grande facilité pour s'élever à Dieu par la contemplation. Mais, madame, il y a deux choses bien remarquables dans ses principes : la première est qu'avec les dispositions les plus excellentes pour l'union divine, l'âme sera encore obligée de recourir de temps en temps à la méditation et à l'oraison de discours ; vous en avez les preuves dans ma dixième lettre; la seconde chose est que, dans l'exercice même de la contemplation la plus sublime, l'âme fera les actes de toutes les vertus chrétiennes; qu'en particulier, elle désirera très-ardemment de posséder Dieu : c'est ce que démontrent les deux traités, celui qui a pour titre la vive Flamme de l'amour, et celui que le saint appelle les Cantiques. Lisez-les, je vous prie, pour voir combien l'âme, dans le plus haut degré d'union, s'intéresse à la jouissance de Dieu. Vous sentirez très-bien, madame, que les partisans outrés de l'amour pur ne pourraient concilier leur doctrine avec les deux articles que je viens de vous indiquer.

Saint Jean de la Croix explique parfaitement sa pensée dès son premier cantique de la vive Flamme de l'amour (1). La transformation de l'âme par l'amour est, selon lui, une habitude; mais les actes, qui sont comme la flamme de cet amour, ne se font que quand l’âme y est portée par les mouvements particuliers du Saint-Esprit.

Ils ne sont donc pas permanents, ils ne forment pas un état. L'âme demeure disposée à l'amour, comme le bois pénétré de feu est disposé à la flamme : c'est la comparaison qu'emploie notre saint; mais comme le bois le plus embrasé ne jette pas toujours de la flamme, ainsi l'âme la plus transformée par l'amour ne produit pas toujours les actes de l'amour pur. Je pourrais m'étendre beaucoup sur la discussion de ce point de doctrine spirituelle; mais c'en est assez pour vous, madame, qui entendez toutes ces choses comme à demi mot, et qui pourriez en faire des leçons aux autres. Je suis, etc.

 

1 Cantique I, vers. 1.

 

 

REMARQUES  
SUR   LE   TOUT DE SAINT JEAN DE LA CROIX (1)

 

 

Les quatre premiers articles qui concernent ce tout comprennent toute la science de la philosophie chrétienne. J'ai examiné ces vers l'un après l'autre, et j'ai trouvé dans l'oraison qu'il y avait là un progrès admirable d'idées. Il y a des sensuels qui veulent goûter tout, des curieux qui veulent savoir tout, des avares qui veulent posséder tout, des ambitieux qui veulent être tout : ces gens-là sont des aveugles. Pour goûter tout, il faut n'avoir de goût pour rien ; pour savoir tout, il faut désirer de ne rien savoir; pour posséder tout, il faut souhaiter de ne rien posséder; pour être tout, il faut vouloir n'être rien.

Il  y a des gens peu sensuels, mais curieux de science, mais fort jaloux de posséder quelque chose ; enfin il y a des gens qui ne se soucient ni de plaisirs, ni de science, ni de richesses, mais qui veulent être quelque chose dans le monde; et ce dernier état est la manie de tous les hommes. Un manœuvre veut avoir de la considération dans son ordre et parmi ses égaux; et nul, hors les amis et les disciples de saint Jean de la Croix, ne dit dans le fond de son cœur : Je veux n'être rien.

Voici donc un grand travail : pour entrer dans le tout de Dieu, il faut renoncera la sensualité, à la curiosité, à l'esprit de propriété, à la vanité; il faut embrasser la mortification, l'abnégation, la désappropriation, l'humiliation: c'est cette quadruple nuit où il   est nécessaire de se plonger pour parvenir à la lumière du tout.

J'ai considéré le tout de Dieu, et j'ai connu qu'il était toute suavité, toute science, toute richesse, toute grandeur; en le goûtant on a le goût de tout, en l'étudiant on acquiert la science de tout, en le. possédant on possède tout.

J'ai examiné s'il y avait eu des hommes dans ce tout, et j'ai d'abord remarque le grand apôtre : il ne goûtait que Jésus-Christ, ne savait que Jésus-Christ, ne possédait que Jésus-Christ, ne vivait que de Jésus-Christ; tout cela est prouvé par ses divines Épîtres. Mais la grande merveille est que la sainte humanité de Jésus-Christ, qui avait tous les droits possibles à jouir du tout, s'est soumise à entrer , dans le tout par la voie des souffrances, de l'abnégation, de la pauvreté, des opprobres. Cela me transporte d'admiration; et je  vois

 

1 Voy. La troisième lettre ci-dessus, p. X.

 

XLII

 

qu'il n'est pas possible désormais de ne pas embrasser le tout, quelque chose qu'il puisse en coûter.

Trois caractères uniques dans les œuvres de saint Jean de la Croix :

 

1. Une logique des plus précises;

2.  Un esprit éclairé des lumières divines;

3.  Un don d'instruction qui ne se dément nulle part.

 

SUR LES IMAGES
D’APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT JEAN DE LA CROIX

 

 

L'usage en est saint, puisque l'Église l'autorise et le recommande ; mais il faut joindre a cet usage les réflexions suivantes :

1° Les images ne sont honorées que d'un culte relatif aux objets qu'elles représentent, comme Jésus-Christ, sa sainte Mère, les saints, etc.

2° Il ne faut point attacher son cœur aux images; ce serait vouloir satisfaire le cœur parles sens. Les images doivent servira l'élévation du cœur vers les objets qu'elles représentent, elles ne doivent pas le fixer.

3° C'est une illusion que de rassembler beaucoup d'images, de les arranger d'une certaine manière, de les habiller selon les nouvelles modes, de choisir les plus précieuses ou les mieux travaillées. Ceux qui en usent, ainsi ont souvent le coeur très-vide de Dieu. Si on leur ôtait un beau crucifix, pour leur en donner un de bois ou de papier, ils seraient au désespoir; preuve que leur affection est toute naturelle.

4° Il faut avoir des images décentes, mais communes; leur porter du respect, mais sans attachement naturel; prier Jésus-Christ elles saints en présence de ces images, mais détacher son esprit et son cœur de ces figures matérielles, et se reposer uniquement dans les objets dont on a voulu se rappeler le souvenir par les images.

5° Les saints eurent peu d'images, se contentèrent des oratoires les plus simples, des chapelets ou rosaires les plus communs. Tout respirait, dans l'extérieur de leur dévotion, la simplicité et la pauvreté; mais ils étaient riches en sentiments; tout leur intérieur était amour. La vue d'une image quelconque les enflammait, parce que leurs sens n'étaient que les admoniteurs, et non les auteurs et les fondements de leur dévotion; parce que le Saint-Esprit priait dans eux, et que leur cœur prenait son vol vers les biens intellectuels sans s'arrêter aux objets sensibles.

 

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

 

Les Œuvres spirituelles du bienheureux Jean de la Croix sont reçues avec un applaudissement si général et font des fruits si considérables, qu'il est inutile d'en faire  l’éloge, surtout après ce qu'en ont écrit les cardinaux, les évêques, les docteurs et les universités entières qui les ont approuvées. Il n'est donc nécessaire présentement que d'en donner le plan et l'idée pour en faciliter l'intelligence.

D'abord ce saint homme se propose pour terme et pour fin la parfaite union de l'âme avec Dieu. Il établit ensuite, pour fondement, la mortification des passions, des sens intérieurs et extérieurs, de la mémoire, de l'entendement et de la volonté, afin que l'âme, s'étant détachée des créatures et d'elle-même, s'élève à Dieu par l'obscurité de la loi, par la fermeté de l'espérance et par les ardeurs de la charité divine.

Mais, parce que ces premières démarches sont ordinairement accompagnées de goûts intérieurs, de douceurs sensibles et de chaleurs spirituelles, qui nourrissent l'amour-propre et entretiennent l'activité de l'esprit, les discours de la méditation, et les autres dispositions commodes à la nature corrompue, il enseigne que celui qui aspire à cette union doit se délivrer de toutes ces imperfections, et renoncer aux représentations matérielles des choses créées, aux visions imaginaires, aux autres opérations de cette nature, afin qu'il reçoive par infusion et d'une manière passive la contemplation surnaturelle, qui conduit au souverain bien par des vies certaines, quoique très-obscures.

Et c’est de la, comme il le montre, que viennent les sécheresses, les aridités, les doutes qu'on a sur la bonté de son état, les inquiétudes, les craintes, les frayeurs, les désespoirs de la miséricorde de Dieu, et les autres peines intérieures, qui paraissent à l'âme aussi dures en quelque façon que les tourments de l'enfer. Dieu cependant la purifie en cet état avec ses sens et ses puissances spirituelles, et la rend capable de s'unir à lui d'une manière très-pure et tres-élevée.

En effet, lorsqu'elle sort de ces rudes épreuves, elle entre dans les transports d'un amour égal et constant; elle goûte le repos

 

XLIV

 

dans la jouissance de son objet; elle se transforme toute en son créateur. Et c'est dans cette heureuse transformation que Dieu se communique à l'âme, et que l'âme s'unit à Dieu, comme ce grand maître de la vie intérieure l'explique en ses Cantiques.

Dans tous ses livres il donne des instructions importantes sur les divers accidents qui arrivent de la part du monde, de la chair, du démon, des directeurs peu expérimentés en ces voies, des illusions de l'esprit, des sentiments de la volonté propre, de rattachement à notre sens dans l'usage des austérités, des biens temporels, des délices spirituelles, de la dévotion sensible, des autre? faiblesses où les plus éclairés peuvent tomber, s'ils ne suivent des guides sûrs, fidèles et savants en la théologie mystique.

Mais, pour exprimer en raccourci toute sa doctrine, il la renferme en un petit nombre de vers, dont chaque parole est le fondement de ses traités; de sorte qu'on n'y peut rien changer sans détruire le sujet de ses discours. C'est ce qui a obligé à les traduire mot pour mot, sans observer ni rimes ni mesure, de peur d'ôter les termes essentiels, et d'en substituer d'étrangers.

Quant à l'obscurité de ses ouvrages, on l'a diminuée et éclaircie autant qu'il a été possible, en coupant et en développant les périodes trop longues et trop enveloppées, en traduisant clairement les expressions embarrassées, en adoucissant les propositions un peu dures, en tempérant celles qui sont trop subtiles et trop métaphysiques, en expliquant plus au long celles que la brièveté ou le manque de quelques paroles rend moins intelligibles. De cette sorte on a suppléé aux éclaircissements qu'on a faits autrefois, et qui ne sont plus nécessaires ; c'est pourquoi on les a omis.

On a évité aussi les redites, qui sont toujours importunes aux lecteurs. On s'est enfin attaché au style le plus naturel et le plus net qu'on a pu, pour donner plus de clarté à cette matière, qui d'elle-même est difficile à entendre, lorsqu'on n'a pas assez de connaissance de la théologie et de la vie spirituelle. Il paraissait même nécessaire d'en user ainsi, pour conserver l'esprit et l'onction de l'auteur, et pour toucher la volonté, sans attirer l'entendement à de vaines réflexions sur le langage ; ce qui serait sans doute fort contraire à la fin qu'on doit regarder dans les livres spirituels, qui est d'édifier les âmes en leur inspirant la vertu, et non pas de contenter l'esprit en nourrissant sa curiosité. Car l'expérience nous apprend que ceux qui sont écrits trop poliment,

 

XLV

 

sont d’autant moins propres à frapper le cœur et à lui imprimer l'amour de la perfection, qu'ils ont plus d artifices, plus de brillant et plus de délicatesse.

Pour ce qui est de la vie de ce grand serviteur de Dieu, comme elle est maintenant entre les mains de tout le monde, on n a pas jugé nécessaire d'en faire ici l'abrégé.

 

PREFACE DE L'AUTEUR

 

Il faudrait avoir plus de lumière et d'expérience que je n ai, expliquer la nuit obscure ou la mortification par laquelle l'âme est obligée de passer, lorsqu'elle veut parvenir à la parfaite union de Dieu. Les ténèbres qu'elle doit souffrir sont si profondes, et les peines du corps et d'esprit qu'elle doit essuyer sont si grandes, que nul homme, quelque science et quelque usage qu'il ait des voies spirituelles, ne peut les faire comprendre. Ceux-là mêmes qui les auront éprouvées ne trouveront point de termes assez forts pour les exprimer.

Ainsi, quoique je tire un peu de secours de mes connaissances et de mon expérience, je ne compte pas sur cela; mais je suivrai la sainte Écriture avec d'autant plus de sûreté, que le Saint-Esprit, qui nous y découvre les vérités éternelles, me conduira sans permettre, comme je l'espère de sa bonté infinie, que je tombe dans l'erreur. Néanmoins, si je m'égare faute d'intelligence, bien loin de m'éloigner des sentiments de notre mère la sainte Eglise, je me soumets sans réserve à ses décisions, et je souscris volontiers aux résolutions de ceux qui auront de meilleures raisons que moi.

Au reste, ce ne sont pas mes forces qui me font entreprendre un ouvrage si difficile, étant convaincu qu'elles ne lui sont nullement proportionnées ; mais c'est l'espérance que j'ai que Dieu m'aidera particulièrement à le composer, pour le soulagement de plusieurs âmes, qui, lorsque Dieu veut les engager dans cette nuit pour les élever à l'union divine, n'avancent pas plus outre dans le chemin de la vertu, ou qui refusent d'y entrer d'elles-mêmes, ou qui ne s’y laissent pas introduire par d'autres personnes, ou qui ne se connaissent pis et n'ont point de directeurs expérimentés pour les mener a la cime de cette montagne.

C’est donc une chose pitoyable d'en voir qui ont reçu de la nature

 

XLVI

 

et de la grâce tout ce qu'il faut pour faire de grands progrès en cette voie, et qui, s'efforçant un peu plus, arriveraient à cet état ; c'est, dis-je, une chose pitoyable de les voir ramper dans une basse manière d'agir avec Dieu; ou parce que ces personnes ne veulent pas passer plus outre, ou parce qu'elles ignorent ce qu'il faut faire, ou parce qu'on ne leur donne pas les moyens de sortir des commencements imparfaits de la Vie spirituelle.

Que si elles ont enfin, par une singulière grâce de Dieu, quelque entrée en cette nuit, et si elles y entrent sans travailler elles-mêmes et sans recevoir aucune instruction, elles n'y arrivent qu'après un long temps, et qu'avec beaucoup de difficultés et peu de mérites, parce qu'elles ne se sont pas abandonnées à la conduite de Dieu, et qu'elles n'ont pas souffert qu'il les eût mises dans la voie pure et certaine de l'union divine.

En effet, quoiqu'on ne doute pas que Dieu ne puisse sans aucun secours étranger les établir dans cette perfection, néanmoins la résistance qu'elles font à ses impressions intérieures les empêche , d'acquérir autant de sainteté qu'elles pourraient. Ce qui vient de ce qu'elles n'y appliquent pas leur volonté ; et c'est cela même qui leur cause de plus grandes peines. Ainsi, ou leur résistance opiniâtre, ou leurs opérations indiscrètes étouffent la coopération qu'elles devraient apporter aux desseins de Dieu, et les rendent semblables aux enfants, qui ne veulent pas que leurs mères les portent, et qui marchent eux-mêmes, mais après tout qui ne marchent qu'à pas d'enfants, et ne font presque point de chemin.

C'est ce qui nous porte à donner, avec l'assistance de Dieu, des avis et des moyens tant à ceux qui commencent qu'à ceux qui sont avancés, pour se connaître eux-mêmes, ou du moins pour se laisser conduire à la majesté divine, lorsqu'elle voudra leur faire faire des démarches plus parfaites. Car il y a des confesseurs et des pères spirituels qui, dénués de la connaissance et de l'expérience de ces voies, apportent plus à ces âmes d'obstacle que de secours ; semblables aux ouvriers qui bâtissaient la tour de Babel, lesquels, n'entendant pas la langue l'un de l'autre, donnaient des matériaux différents de ceux qu'il fallait; et de cette sorte ils ne purent achever leur ouvrage. (Genes, c. II.)

Voilà pourquoi il est très-dur à une âme de ne se connaître pas elle-même, et de n'avoir personne qui comprenne son état. Car il se peut faire quelquefois que Dieu la conduit par une contemplation

 

XLVII

 

sublime, mais obscure, et par des sécheresses continuelles, qui lui donnent sujet de croire qu'elle s'écarte du bon chemin. Et, tandis qu'elle est ainsi environnée de ténèbres et fatiguée de tentations, il se trouvera peut-être des gens qui lui diront, comme les amis de Job lui dirent en le voulant consoler, que tout cela n'est que l’effet de sa mélancolie et de sa complexion naturelle, ou même que c'est là le châtiment de sa malignité secrète, laquelle oblige Dieu à l'abandonner. (Job, IV.) D'où ils infèrent quelle est, ou du moins qu'elle a été très-méchante.

D'autres soutiendront encore qu'elle recule dans les voies de Dieu, puisqu'elle est privée des douceurs et des consolations dont elle jouissait auparavant ; tellement qu'ils augmenteront sa douleur. Aussi la plus grande affliction que cette âme sente alors vient de la connaissance qu'elle a de ses misères spirituelles, et il lui semble voir clairement qu'elle est remplie de péchés, parce que Dieu lui donne cette connaissance dans l'obscurité de la contemplation dont il l'éclairé. Et, lorsque quelqu'un entre dans son sentiment et l'assure que tout cela lui arrive par sa faute, son inquiétude s'augmente au point de lui paraître plus insupportable que la mort.

Cependant ces confesseurs ne se contentent pas d'en user ainsi avec ces âmes affligées, mais, s'imaginant que les péchés de ces personnes sont la cause de leurs souffrances, ils les obligent à repasser sur leur vie pour faire des confessions générales, et ils les tourmentent tout de nouveau. Ils ne voient pas que ce n'est pas le temps de faire de ces sortes de revues, mais qu'il faut les laisser dans l'état de purgation spirituelle où Dieu les tient, et qu'il n'est besoin que de les consoler alors et de les encourager à souffrir patiemment leurs croix. Car, quoi que ces âmes fassent,quoi que les confesseurs leur puissent dire, tout cela leur sera inutile avant que Dieu ait changé leurs dispositions.

C’est de ces choses que nous parlerons avec la grâce divine. Nous dirons comment l'âme doit se gouverner, comment le confesseur doit la diriger en ce temps-là, et par quelles marques il connaîtra si elle est dans l'exercice de la vie purgative; et, supposé qu'elle y soit, comment il distinguera que c'est le sens ou l'esprit qui est purifié. Il examinera encore si la mélancolie, ou quelque autre imperfection du sens et de l'esprit est la source de ces peines intérieures. Car il y en aura qui penseront que Dieu conduit ces âmes par la voie de la contemplation obscure et de la purgation spirituelle,

 

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et leurs confesseurs mêmes le croiront, quoique ce ne soit peut-être que l'effet des défauts que nous venons de rapporter. On voit néanmoins plusieurs personnes qui se persuadent qu'elles ne font aucune oraison, quoiqu'elles soient élevées à une contemplation très-éminente; au contraire, plusieurs qui n'en ont pas la moindre teinture s'imaginent qu'elles jouissent du don d'une oraison extraordinaire.

Quelques âmes, ce qu'on ne peut dire sans douleur, travaillent beaucoup et reculent au lieu d'avancer, parce qu'elles mettent le fruit de leurs progrès, non pas en ce qui leur est utile, mais en ce qui leur est préjudiciable. Quelques autres, se tenant dans le repos, profitent extrêmement. Il s'en trouve aussi, lesquelles, soutenues des mêmes grâces, s'embarrassent et se font à elles-mêmes des obstacles en ce chemin.

Il est donc constant que ceux qui courent  cette carrière reçoivent des mouvements, tantôt de joie, tantôt de tristesse, tantôt de confiance en Dieu, tantôt de désespoir; et que ces mouvements naissent, les uns de la perfection, les autres de l'imperfection du sens et de l'esprit.

Mais, comme j'écris d'une matière obscure d'elle-même, le lecteur ne doit pas s'étonner d'avoir un peu de peine à l'entendre, surtout au commencement. J'espère que, s'il continue de lire ce livre, il le comprendra enfin beaucoup mieux, parce que les choses s'éclairciront l'une l'autre : de sorte qu'en relisant une seconde fois, il trouvera cette doctrine plus claire et plus sûre. Que si cette lecture ne plaît pas à quelques-uns, il en faut attribuer la cause à mon peu de science et à ma manière d'écrire simple et grossière. Ce qui n'empêche pas que le sujet ne soit bon de lui-même et très-nécessaire. J'ose toutefois croire que, quoiqu'on l'eût traité d'un style plus élégant et plus poli, il ne serait ni goûté ni recherché de plusieurs, parce qu'on n'y parle pas de matières fort morales ni fort agréables à ceux qui veulent être comblés de douceurs dans le service de Dieu. Mais on y établit des principes solides en faveur des personnes qui désirent d'acquérir la nudité d'esprit qu'on se propose. Aussi je n'ai pas dessein de travailler pour tout le monde en général, mais pour ceux en particulier qui sont entrés en la sainte religion des Carmes déchaussés, tant hommes que filles. Et parce que, l'étant dépouillés des biens du siècle, ils marchent déjà dans le chemin de cette montagne, ils concevront peut-être mieux que les autres ce que nous enseignons en cet ouvrage.