AVEUGLE-NÉ

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VOLUME II
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AVEUGLE-NÉ
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HOMÉLIE SUR L'ÉVANGILE DE L'AVEUGLE-NÉ (1).

ANALYSE.

 

Sujet et division. Jésus, passant, vit un homme qui était aveugle depuis sa naissance.

Jésus-Christ guérit cet aveugle ; mais les pharisiens, intéressés à rabaisser les œuvres du Fils de Dieu, contestent la vérité de ce miracle. L'aveugle néanmoins d'ailleurs la soutient, et en rend hautement témoignage. De là nous comprendrons d'abord en quel aveuglement l'intérêt propre est capable de nous plonger et nous plonge tous les jours comme les pharisiens : première partie; et nous apprendrons ensuite, du témoignage de l'aveugle, à dissiper par les lumières de la foi les ténèbres de l'erreur, et à confondre le mensonge par une sainte confession de la vérité : deuxième partie.

Première partie. En quel aveuglement l'intérêt propre est capable de nous plonger et nous plonge tous les jours comme les pharisiens ? Cette passion de l'intérêt propre aveugla les pharisiens, 1° sur la personne de Jésus-Christ ; 2° sur ses miracles.

1° Sur la personne de Jésus-Christ. Comme il était opposé aux pharisiens et que son crédit leur donnait de l'ombrage, c'était assez pour le décrier dans leur estime. Ils le traitent de pécheur, et quoi qu'on puisse leur dire, ils le croient tel et le veulent croire : Nos scimus quia hic homo peccator est. Excellente idée de la malignité de l'esprit du monde. Qu'est-ce qui nous aveugle pour l'ordinaire dans nos opinions et dans nos préjugés contre le prochain? l'intérêt qui nous domine. Que ne peut point l'aliénation des esprits et des cœurs, pour nous prévenir des erreurs les plus visibles au désavantage d'un ennemi ? Pouvons-nous conserver des sentiments équitables a l'égard de ceux qui prétendent aux mêmes rangs que nous ? Qu'un homme soit dans notre parti, son dévouement à nos intérêts lui tient lieu auprès de nous de tout mérite ; mais qu'il soit dans un parti contraire, c'est dès lors, selon nous, le dernier des hommes. Plus donc d'équité, quand une fois l'intérêt prévaut; et c'est pour cela même que dam une cause nous avons droit de récuser un juge ou un témoin, s'ils sont convaincus d'y avoir quelque intérêt particulier.

2° Sur les miracles de Jésus-Christ. Quelque éclatant que soit le miracle de cette guérison opérée dans la personne de l'aveugle-né, les pharisiens ne le veulent pas reconnaître ; et, obligés enfin d'en convenir, ils nient au moins que Jésus-Christ en soit l'auteur. Ils le nient, dis-je, sans raison et contre toute apparence de raison, parce qu'ils ont intérêt à le nier. Cet esprit intéressé ne produit-il pas encore aujourd'hui les mêmes effets ou les mêmes erreurs, non plus sur ce qui regarde simplement les miracles du Fils de Dieu, mais généralement, 1° sur les points les plus essentiels et les plus incontestables de la religion. Un libertin ne veut rien croire, parce qu'il trouve, à ne rien croire, de quoi s'affermir dans sa vie déréglée et corrompue. 2° Sur les devoirs de la conscience les plus naturels et les mieux établis. Un homme raisonnera très-juste sur une question que vous lui proposerez, tant qu'il n'y sera point personnellement engagé ; il vous donnera même une décision très-sévère. Mais qu'il vienne à y entrevoir quelque intérêt pour lui, il rabattra bien de cette sévérité, et trouvera des raisons pour douter de ce qui lui semblait auparavant indubitable. 3° Sur les faits les plus évidents qui ont rapport et à la justice et à la charité envers le prochain. Pourquoi nous entêtons-nous de mille fausses suppositions, que nous voulons soutenir pour vraies, et pourquoi nous appuyons-nous sur une infinité de jugements vains et téméraires ? c'est qu'il y a dans nous des intérêts qui, occupant toute la capacité de notre cœur, ne laissent à notre esprit nul exercice de réflexion et de raison.

Deuxième partie. Comment le témoignage de l'aveugle guéri nous apprend à dissiper par les lumières de la foi les ténèbres

 

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de l'erreur, et à confondre le mensonge par une sainte confession de la vérité. Son témoignage en faveur de Jésus-Christ eut quatre qualités. Il fut sincère, pour confondre tous les artifices de la duplicité des pharisiens ; généreux, pour confondre l'orgueil de leur prétendue autorité ; convaincant, pour confondre la faiblesse de leur vaine science ; et constant, pour confondre la dureté de leur obstination.

1° Témoignage sincère. La sincérité de l'aveugle alla jusqu'à la naïveté, comme on le voit par la seule lecture de l'Evangile, et c'est ce qui déconcertait les pharisiens. Ils eurent beau le questionner et l'interroger : parce que la vérité ne se dément jamais el qu'elle est toujours la même, ils ne purent l'embarrasser, ni le faire tomber en aucune contradiction. Que pouvaient-ils donc dire, et que pouvaient-ils faire pour éluder la force d'un témoignage si simple et si fidèle? Voilà ce qui confond encore aujourd'hui l’aveuglement des libertins du siècle ; voilà ce qui les désespère : le récit de certains miracles qui même humainement doivent être crus, et que la prudence la plus raffinée et la moins crédule est forcée de reconnaître.

2° Témoignage généreux. En vain les pharisiens usent de menaces envers ce pauvre. Ils peuvent intimider ses parents; mais pour lui, il ne craint rien, et continue toujours à tenir le même langage. Générosité qui humiliait ces esprits superbes, mais qui condamne encore bien davantage la faiblesse d'un million de chrétiens, persuadés de la vérité, et néanmoins lâches et timides quand il s'agit delà défendre et de l'appuyer.

3° Témoignage convaincant. C'est une chose digne d'admiration qu'un pauvre sans étude et sans connaissance raisonnât contre des docteurs d'une manière à leur fermer la bouche. Les plus savants théologiens n'auraient pas fait de réponses plus solides qu'il en fit à tout ce qu'on lui objecta. Telle est la victoire de la foi, et c'est ainsi qu'elle a triomphé et qu'elle triomphe de toute h sagesse du monde.

4° Témoignage constant. Il persiste toujours à glorifier son bienfaiteur, et à publier le bienfait qu'il en a reçu. Les pharisiens léchassent enfin avec ignominie de la synagogue; mais il n'en est que plus attaché à Jésus-Christ. Il l'adore comme son Dieu, il embrasse sa loi. S'il n'eût pas été plus ferme que nous, il eût bientôt démenti, par une honteuse et criminelle inconstance, ce qu'il venait d'affirmer par une juste confession. Nous cédons aux moindres difficultés, et nous laissons notre foi se troubler. La nouveauté nous entraîne, et nous séduit par le vain éclat dont elle se pare. Tenons-nous-en à la foi de Jésus-Christ, tenons-nous-en à son Eglise, puisque la foi de Jésus-Christ n'est nulle part ailleurs que dans son Eglise.

 

1 C'est l'évangile du mercredi de la quatrième semaine de Carême, où l'on pourra dans la suite placer cette homélie, qui est restée des Sermons du P. Bourdaloue.

 

Praeteriens Jesus, vidit hominem cœcum a nativitate.

 

Jésus passant, vit un homme  qui était aveugle depuis sa naissance. (Saint Jean, chap. IX, 1.)

 

De tous les faits qu'ont rapportés les historiens sacrés et dont ils ont composé leurs saints évangiles, nous pouvons dire, Chrétiens, qu'il n'en est point où ils se soient étendus dans un plus long détail, ni qu'ils nous aient représentés avec des traits plus vifs, que la guérison miraculeuse de cet aveugle-né, à qui le Sauveur du monde ouvrit les yeux, et en qui il voulut faire éclater sa gloire. Il semble que le fidèle évangéliste qui nous en fait aujourd'hui le récit ait pris à tâche de n'en pas omettre une circonstance; et la peinture qu'il nous en trace est si naturelle et si sensible, que nous croyons, en lisant ce miracle , y être présent nous-mêmes et voir tout ce qui s'y passe. Je ne puis donc, ce me semble, mes chers auditeurs, mieux contenter votre piété, qu'en suivant de point en point, dans ce discours, tout l'évangile de ce jour, pour en tirer, comme dans une simple homélie, les instructions salutaires qui se présenteront, et qui serviront à l'édification de vos âmes. Or dans toute la suite de cet évangile, je remarque surtout deux sortes de personnes qui s'y distinguent, et qui doivent particulièrement occuper notre attention. Nous les entendrons parler, mais du reste tenir deux langages bien différents. Nous les verrons agir, mais avec des sentiments bien opposés. D'une part, c'est l'aveugle même guéri par Jésus-Christ, et bénissant à haute voix son bienfaiteur; mais, d'autre part, ce sont les pharisiens ennemis de Jésus-Christ, et piqués d'une mortelle envie contre ce Dieu Sauveur. Touché de la plus juste reconnaissance, et se faisant un devoir indispensable de confesser et de publier la vérité, à la gloire de cet Homme-Dieu, qui vient d'opérer en sa faveur un prodige si merveilleux, l'aveugle reconnaît de bonne foi et déclare avec assurance le bienfait qu'il a reçu, en nomme l'auteur, en marque toutes les particularités, et se reprocherait comme un crime et une monstrueuse infidélité, non-seulement de rien dire qui pût obscurcir ce miracle, mais de rien taire de tout ce qui peut en rehausser l'éclat. Voilà comment s'explique un cœur droit ; et par une règle toute contraire, voici, dans l'exemple des pharisiens, comment se laissent aveugler des cœurs préoccupés, des cœurs envenimés; en un mot qui exprime encore mieux ma pensée, des cœurs intéressés. Car, selon les vues de ces faux docteurs de la loi, il était de leur intérêt de rabaisser les œuvres de Jésus-Christ et de les décréditer, parce que lui-même, par ses œuvres, il diminuait leur crédit; et c'est pour cela que, malgré l'évidence du miracle fait dans la personne de l'aveugle-né, ils ne peuvent jamais se résoudre à en convenir, et qu'ils en prennent même occasion de calomnier le Fils de Dieu et de le traiter de pécheur. De là, nous comprendrons d'abord en quel aveuglement l'intérêt propre est capable de nous plonger et nous plonge tous les jours comme les pharisiens : ce sera la première partie. Et nous apprendrons ensuite, du témoignage de l'aveugle, à dissiper, par les lumières de la foi, les ténèbres de l'erreur, et à confondre le mensonge par une sainte

 

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confession de la vérité : ce sera la seconde partie. Pour vous faire bien entendre l'une et l'autre, j'ai besoin des grâces du ciel, et je les demande par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

C'est une chose étonnante, et qui sert même encore aujourd'hui de prétexte à l'infidélité, que les miracles du Sauveur du monde ayant été aussi éclatants et aussi publics que nous l'apprenons de l'Evangile, il se soit trouvé, non-seulement des hommes, mais des sages et des savants, tels qu'étaient les pharisiens, qui n'en aient pas été persuadés, et qui se soient aveuglés jusqu'à ce point que de n'en vouloir pas reconnaître l'auteur, de lui disputer sa mission et de s'opposer à sa prédication. Car enfin, me direz-vous dans une juste surprise, quel aveuglement, quelque affecté et quelque obstiné qu'on le suppose, pouvait résister à la conviction sensible de tant de prodiges que cet Homme-Dieu faisait dans la Judée, à la vue d'un million de témoins? Mais en un mot, Chrétiens, j'ai répondu à cette difficulté par la proposition que j'ai avancée, quand j'ai dit que l'intérêt dont les pharisiens étaient préoccupés, et qui fut leur passion dominante, avait été la source de ce désordre. Car si la prévention de l'intérêt propre peut bien aveugler les hommes dans les choses mêmes qui tombent sous les sens, et qui n'excèdent pas la raison humaine, comme nous le voyons tous les jours, que ne peut-elle point dans celles qui sont du ressort de la foi, tel qu'était en particulier le discernement du véritable Messie; c'est-à-dire dans celles où, la raison ne suffisant pas, il faut que la grâce agisse ; où le mystère de la prédestination s'accomplit; où, par un secret jugement, Dieu a droit de retirer ses lumières, et où le châtiment le plus commun dont il use, selon la doctrine des Pères, surtout de saint Augustin, est de répandre des ténèbres sur les cupidités injustes de notre cœur? Spargens pœnales cœcitates super illicitas cupiditates. Voilà, chrétienne Compagnie, ce qui a fait méconnaître aux pharisiens la lumière même, je veux dire le Verbe envoyé de Dieu, et ce qui a produit en eux à l'égard de Jésus-Christ cet aveuglement terrible, mais volontaire, que nous avons peine à concevoir. C'étaient des esprits intéressés, pleins d'une malheureuse ambition qui les possédait, jaloux de l'autorité qu'ils s'étaient acquise, ou plutôt qu'ils avaient usurpée sur les peuples; et parce qu'ils en tiraient selon le monde de grands avantages, déterminés atout pour la maintenir. Dès que Jésus-Christ parut, ils le regardèrent comme un homme contraire à leurs desseins, comme l'ennemi de leur hypocrisie, comme le destructeur de leur secte ; et de là vient qu'ils se firent un intérêt de le ruiner et de le perdre. Car c'est pour cela, dit l'évangéliste, qu'ils avaient conspiré et résolu que quiconque le reconnaîtrai pour le Christ serait chassé de la synagogue: Jam enim conspiraverunt, ut, si quis eum confiteretur esse Christum, extra synagogam fieret (1). Cet intérêt qu'ils avaient devant les yeux, cette politique à laquelle toute leur conduite se rapportait, cette envie de dominer et de régner, voilà ce qui les aveugla, voilà l'origine d'où procéda la malice et l'iniquité de tous les jugements qu'ils formèrent, soit de la personne du Sauveur, soit de ses miracles. Commençons par sa personne ; et, dans un exemple aussi authentique que celui-ci, apprenons combien il est dangereux de suivre en aveugle le mouvement d'une passion au préjudice de la vérité.

Le crédit du Fils de Dieu était incommode aux pharisiens, cl se trouvait opposé à leurs intérêts. Il n'en fallait pas davantage pour le décrier dans leur estime , et pour leur faire croire de lui tout ce que l'aversion la plus violente et la haine la plus envenimée fut capable de leur suggérer. En effet, Jésus-Christ passait pour un prophète, pour un homme de Dieu; et ils étaient convaincus que c'était un pécheur : Nos scimus quia hic homo peccator est (1). Nous savons, disaient-ils, que cet homme est un méchant et un hypocrite ; et l'assurance que nous en avons nous oblige à rendre ce témoignage contre lui. Mais cet homme, leur répliquait-on, est exaucé de Dieu, mais cet homme l'ait des miracles, mais cet homme est irrépréhensible dans ses mœurs: Il n'importe, c'est un pécheur, et nous le savons : Nos scimus. Mais pourquoi le savaient-ils? parce qu'ils voulaient que cela fût, et qu'il était de leur intérêt qu'on le crût de la sorte. Or en ceci leur intérêt était la règle de leur jugement, et ce qu'ils voulaient était uniquement ce qui les persuadait. Si le Sauveur du monde se fût déclaré pour eux, s'il eût été de leur parti, s'il se fût conformé à leurs maximes, il eût eu leur approbation ; et, sans être ni plus juste ni plus saint qu'il l'était, ils l'auraient canonisé. Mais parce qu'il condamnait leurs erreurs, mais parce qu'il révélait le mystère de leur fausse piété, mais parce qu'il désabusait

 

1 Joan., IX, 22. — 2 Ibid.,24.

 

le peuple séduit par l'apparence de leur religion et par leur pernicieuse doctrine, quoi qu'il fit, c'était un pécheur et un homme de mauvaise vie : Nos scimus quia hic homo peccator est.

Excellente idée, Chrétiens, de la malignité de l'esprit du monde. Qu'est-ce qui nous aveugle pour l'ordinaire dans nos opinions et dans nos préjugés contre le prochain? Je vous l'ai dit, l'intérêt qui nous domine. Nous jugeons des hommes, non point par le mérite qui est en eux, mais par l'intérêt qui est en nous ; non point sur le pied de ce qu'ils sont, mais de ce qu'ils nous sont ; non point pour les qualités bonnes ou mauvaises qui leur conviennent, mais par le bien ou le mal qui nous en revient. Car de là naissent les injustices énormes que nous commettons à l'égard de leurs personnes. De là, les entêtements en faveur des uns; de là, les déchaînements bizarres contre les autres; de là, les censures odieuses des plus dignes sujets; de là, les louanges outrées des sujets les plus médiocres ; de là, les préférences iniques de ceux-ci et les exclusions de ceux-là; de là, ces abus presque infinis que déplorait David, et qui lui faisaient conclure que les enfants des hommes n'étaient que vanité; que leurs balances, c'est-à-dire celles de leur estime ou de leur blâme, étaient des balances trompeuses, et qu'eux-mêmes, par leurs désirs et leurs prétentions intéressées, ils travaillaient sans cesse à s'aveugler et à se tromper : Verumtamen vani filii hominum, mendaces filii hominum in stateris, ut decipiant ipsi de vanitate in idipsum (1).

Rien de plus vrai, Chrétiens, et c'est ce que notre expérience propre nous découvre tous les jours. Qu'un homme soit dans nos intérêts ou que nous ayons intérêt à le faire valoir, dès là nous nous figurons qu'il vaut beaucoup : sans autre titre que celui-là, il est, dans retendue de notre idée, propre à tout et capable de tout. Au contraire, que l'intérêt nous aliène de lui, si nous nous en croyons, il n'est plus rien et ne peut plus rien. Cette passion d'intérêt nous le dépeint tel que nous le voulons, nous le contrefait, nous le déguise, nous cache les défauts qu'il a ou nous fait voir ceux qu'il n'a pas, nous diminue ses perfections ou nous les augmente, nous le représente sous autant de caractères différents qu'il y a de différentes laces dans l'intérêt qui nous fait agir. Pourquoi un père tombe-t-il dans l'aveuglement le plus grossier sur le sujet de ses enfants? parce que

 

1 Ps., LXI, 10.

 

son grand et essentiel intérêt est dans ses enfants. Pourquoi n'aperçoit-il pas en eux ce qui les rend ou méprisables ou insupportables à tout le monde ? parce qu'il a lui seul un intérêt en eux que tout le monde n'a pas. Pourquoi approuve-t-il jusqu'à leurs folies et à leurs extravagances? parce que leurs extravagances et leurs folies ont du rapport à son intérêt. C'est ainsi que l'intérêt corrompt et affaiblit la raison.

Mais cet affaiblissement et cette corruption de la raison par l'intérêt, paraît encore bien plus dans l'opposition de deux intérêts contraires. Car que ne peut point l'aliénation des esprits et des cœurs, pour nous prévenir des erreurs les plus visibles au désavantage d'un ennemi ; et dans quelle disposition ne nous met-elle pas de ne pouvoir plus lui rendre justice, parce que nous sommes déterminés à le désapprouver et à le condamner? Il s'est attiré notre disgrâce, cela suffit. Avec cela, en vain ferait-il des miracles; ses miracles mêmes nous le feraient paraître odieux : en vain posséderait-il toutes les vertus ; les vertus les plus sincères prennent dans notre imagination la couleur et la teinture des vices les plus honteux. S'il est dévot, nous le regardons comme un séducteur ; s'il est honnête et obligeant, nous le traitons de lâche et de flatteur; s'il est réservé, nous l'accusons de dissimulation et de fourberie ; s'il est ouvert, c'est, à ce qu'il nous semble, imprudence et inconsidération. Il a beau se distinguer par le mérite de ses actions, cet intérêt au travers duquel nous l'envisageons nous défigure, et noircit à nos yeux les actions les plus saintes. Les autres ont beau lui donner des louanges, cet intérêt qui nous préoccupe nous fait juger que tous les autres se trompent, et qu'il n'y a que nous qui le connaissions. En même temps qu'on lui applaudit, comme les femmes d'Israël applaudissaient à David, cet intérêt dont nous sommes dominés nous envenime contre lui, de même qu'il envenima Saul.

Et voilà, Chrétiens, encore une fois, le caractère de tous les esprits ambitieux, surtout de ceux qui, selon l'expression de saint Ambroise, se sentent piqués de l'aiguillon de l'envie : Quibus ambitionis stimulus invidia est. Comme l'ambition et l'envie ont pour objet le plus délicat de tous les intérêts, qui est la gloire, aussi ont-elles une malignité plus subtile pour aveugler l'homme dans toutes les occasions où cet intérêt d'honneur et de gloire se trouve en compromis. De là vient que, par

 

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une fatalité ou plutôt par une indignité que nous ne pouvons nous reprocher assez, il ne nous est presque pas possible de conserver des sentiments équitables pour ceux qui prétendent avoir mêmes rangs que nous, pour ceux qui sont en état de nous les disputer, beaucoup moins pour ceux qui les obtiennent, et qu'on nous préfère. Pourquoi cela? parce que l'intérêt est comme un nuage entre eux et nous, que notre raison n'a pas la force de dissiper. Nous jugeons sainement de tout ce qui est au-dessus et au-dessous de notre sphère, j'entends de ceux qui, par leur élévation ou par leur obscurité, ne peuvent être des obstacles à nos entreprises : mais de ceux que la concurrence des mêmes honneurs et la poursuite des mêmes droits nous suscite pour adversaires, nous en jugeons d'une manière pitoyable et la plus déraisonnable.

Caractère non-seulement des esprits ambitieux, mais des esprits factieux, auprès de qui, comme remarque Tertullien, être de leurs adhérents, c'est le souverain mérite ; n'en être pas, c'est le souverain décri : Ubi ipsum illic esse, promereri; non esse, demereri est. Si vous êtes dévoués à leur parti, ne vous mettez plus en peine d'acquérir de la capacité, de la probité, de la piété : votre dévouement vous tiendra lieu de tout le reste. Caractère particulier de l'hérésie, dont le propre, selon l'observation de saint Augustin, a toujours été d'élever jusqu'au ciel ses fauteurs et ses sectateurs, et d'abaisser jusqu'au néant ceux à qui Dieu inspirait le zèle de l'attaquer et de la combattre. Et ce caractère est admirablement exprimé dans les pharisiens de notre évangile, qui, tout corrompus qu'ils étaient, ne parlaient d'eux-mêmes qu'en termes honorables ; et tout éclairé, tout sanctifié qu'était ce pauvre qui les contredisait, n'avaient pour lui que du mépris. Car pour nous, lui disaient-ils, nous observons inviolablement la loi, nous sommes les véritables disciples de Moïse, nous maintenons les traditions dans leur pureté : Nos Moysi discipuli sumus (1) ; Mais vous, vous êtes un misérable chargé de péchés, et qui, bien loin de pouvoir nous instruire, n'êtes pas digne de recevoir nos leçons : In peccatis natus es totus, et tu doces nos (2). Or ils ne le méprisaient de la sorte, et il n'était un misérable dans leur opinion, que parce qu'il ne parlait pas comme ils voulaient, et comme il était de leur intérêt qu'il parlât. Voilà, dit saint Augustin, ce qui arrivait dans les schismes qui se sont formés

 

1 Joan., IX, 28. — 2 Ibid., 34.

 

entre les fidèles, et qui ont divisé l'Eglise de Dieu. La manière des hérésiarques était de s'ériger eux-mêmes premièrement, et puis leurs partisans et leurs associés, en hommes rares et extraordinaires. Tout ce qui s'attachait à eux devenait grand, et ce. seul titre d'être dans les intérêts du parti était un éloge achevé. Il n'y avait parmi eux, à les entendre, que des génies sublimes, que des prodiges de science et de vertu. Ils s'appelaient, sans hésiter, les vrais disciples des premiers Pères de l'Eglise, et étaient seuls en droit de dire : Nos Moysi discipuli sumus. C'était chez eux que se trouvait la ferveur de l'ancienne discipline, et la solidité de l'esprit chrétien. Hors de chez eux, ils ne voyaient rien qui ne leur fît pitié. Les plus intelligents et les plus habiles du parti catholique leur paraissaient des hommes faibles et ignorants ; tout ce qui ne les favorisait pas n'était que relâchement et que désordre; n'être pas dans leurs sentiments, c'était être abandonné de Dieu et réprouvé. En effet, ils le croyaient ainsi ; et quoique tout cela fût autant d'illusions et de chimères, à force de souhaiter et de vouloir que ces chimères et ces illusions fussent des vérités, ils s'en faisaient des vérités et en triomphaient. Tant il est vrai que du moment que le ressort de l'intérêt joue, la raison ne juge plus qu'au gré de la volonté aveuglée et passionnée !

Non, Chrétiens, plus d'équité quand une fois l'intérêt prévaut ; et cela est si constant, que les hommes qui sont nés pour la société, et dont tout le commerce roule sur une bonne foi réciproque, ne reconnaissent plus cette bonne foi, et n'ont plus de créance les uns pour les autres, dès qu'ils aperçoivent dans les affaires qui se traitent entre eux le moindre mélange d'intérêt. Quelque probité qu'ait un juge, s'il est intéressé dans une cause, on se croit bien fondé à le récuser, et l'on ne croit point lui faire tort d'en appeler à un autre jugement que le sien. Quelque irréprochable d'ailleurs que soit un témoin, si son intérêt se trouve joint à son témoignage, son témoignage passe pour nul. Comme si les hommes d'un commun accord se rendaient à eux-mêmes cette justice, de confesser que, quand leur intérêt est de la partie, ils ne sont plus capables de garder les règles de la justice. Il ne faut donc pas s'étonner que les pharisiens, s'étant fait un intérêt contraire à Jésus-Christ, s'aveuglassent sur le sujet de sa personne : car c'était une conséquence naturelle, et il y eût eu du miracle si cet aveuglement n'avait pas été

 

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l'effet de cet intérêt. Mais il faut s'étonner de ce que la personne de Jésus-Christ étant aussi sainte et aussi accomplie qu'elle l'était, les pharisiens se faisaient un intérêt de lui être contraires. Car voilà, mes chers auditeurs, ce qui les perdit et ce qui nous perd. Nous nous faisons des intérêts qui vont premièrement à nous aveugler, et puis, par un engagement infaillible, à nous choquer, à nous aigrir, à nous emporter contre des gens dignes de toute notre estime, et avec qui la charité chrétienne nous devrait unir. 0 intérêt, que tu as perverti de jugements au préjudice de cette divine charité, et que tu as fait de plaies à cette vertu, par tes funestes impressions dans les esprits des hommes!

Mais voyons encore ceci plus clairement dans la suite de notre évangile; et de l'aveuglement des pharisiens touchant la personne du Sauveur, passons à celui qui eut pour objet l'action particulière de cet Homme-Dieu et le miracle qu'il venait d'opérer. Car, c'est ici que la malignité de l'intérêt achève de se produire, et qu'elle se découvre tout entière. Prenez garde, Chrétiens : Jésus-Christ a miraculeusement guéri un aveugle-né, et ce miracle est opposé à l'intérêt de ses ennemis. Que font-ils? quelque éclatant que soit ce miracle, ils le contestent et le désavouent. Obligés enfin d'en convenir, ils nient au moins que Jésus-Christ en soit l'auteur. Ils le nient, dis-je, sans raison, et contre toute apparence de raison, parce qu'ils ont intérêt à le nier. Si ce miracle les accommodait, quelque incroyable qu'il leur parût, ils le croiraient ; mais parce que ce miracle les déconcerte, quelque authentique qu'il puisse être, c'est dans leur idée un miracle supposé. De là, ce soin avec lequel ils l'examinent, non-seulement dans la rigueur, mais d'une manière pleine de malice. Car de quels artifices n'usent-ils pas, et quelles enquêtes ne font-ils pas? De là, cette détermination à écouter avec joie tout ce qui semble être favorable à leur incrédulité, et à ne supporter qu'avec chagrin tout ce qui la combat et qui la convainc. De là, cet esprit de censure qui les porte à condamner ce que l'évidence de la chose ne leur permet plus de révoquer en doute. De là, cette fausse régularité, qui les fait chicaner sur la circonstance du jour, ne voulant pas qu'un malade puisse être guéri le jour du sabbat, ni que ce sabbat soit un jour de miracles. De là, cette extrémité où le désespoir les réduit, leur faisant attribuer plutôt au démon ce qui est visiblement l'œuvre de

Dieu, que de les forcer, s'ils reconnaissaient que c'est l'œuvre de Dieu, de rendre honneur à Jésus-Christ. De là, cette conduite violente qu'ils tiennent envers l'aveugle même et ses parents, les traitant avec hauteur, et les intimidant pour leur fermer la bouche et leur imposer silence. Tout cela, parce que l'intérêt les possède, et que jusque dans les faits publics, qui devraient être naturellement moins contestés, le caractère de l'intérêt est de nous faire voir les choses, non pas comme elles sont et comme elles se passent, mais comme il nous serait expédient, selon nos vues, qu'elles fussent et qu'elles se passassent en effet. Or, dans cette disposition de cœur, le moyen que les pharisiens avouassent sincèrement et de bonne foi le miracle de Jésus-Christ; et la justice elle-même, toute lumineuse qu'elle est, était-elle assez perçante pour entrer dans des esprits infectés d'une telle contagion? Ceci vous surprend, et doit vous donner de l'horreur pour l'esprit d'intérêt.

Mais achevons, Chrétiens, de nous appliquer cette morale, et rougissons de ce qu'au milieu du christianisme, cet esprit intéressé produit encore aujourd'hui les mêmes effets ou les mêmes erreurs, non plus sur ce qui regarde simplement les miracles du Fils de Dieu, mais généralement sur les points les plus essentiels et les plus incontestables de la religion ; mais sur les devoirs de la conscience les plus naturels et les mieux établis; mais, ce qui paraîtrait presque impossible, sur les faits les plus évidents qui ont rapport et à la justice et à la charité envers le prochain. Confondons-nous de ce que, tout chrétiens que nous sommes, l'intérêt sur tout cela nous rend plus aveugles que jamais les pharisiens ne l'ont été. Je dis sur les points les plus essentiels de la religion : car pourquoi le libertinage va-t-il à douter de tout, et à n'être convaincu ni touché de rien? Pourquoi se fait-on secrètement des systèmes de créance, ou, pour mieux dire, d'impiété et d'infidélité, selon lesquels on vit, sinon parce qu'il serait de l'intérêt du libertin que la religion fût éteinte, et qu'il n'y eût rien de vrai que ce qui le flatte et que ce qui lui plaît? Nous ne comprenons pas quelquefois comment les païens pouvaient être si grossiers que d'adorer des dieux infâmes, incestueux, adultères; et saint Augustin nous assure qu'il le comprend bien : C'est, dit-il, qu'ils étaient intéressés à avoir des dieux comme ceux-là, et qu'il leur était avantageux, dans le moment qu'ils succombaient à une passion honteuse,

 

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de pouvoir s'autoriser d'un tel exemple. Voilà tout le fond de l'idolâtrie et du paganisme. Mais nous n'avons pas besoin de remonter si haut, et il ne faut ici que nous consulter nous-mêmes. Car, quelque obstiné que soit un libertin du siècle, il ne désavouera pas, s'il veut répondre sans déguisement, qu'il n'a commencé à douter de l'autre vie que quand il a été de son intérêt que tout se terminât à celle-ci ; que l'enfer ne lui a paru une erreur populaire que quand il a été de son intérêt qu'il n'y eût plus d'enfer ; qu'il n'a traité le péché de bagatelle et de galanterie que quand il a été de son intérêt que le péché ne fût plus péché ; et que s'il est venu comme l'athée, jusqu'à conclure dans son cœur qu'il n'y a point de Dieu, ce n'est que quand il a été de son intérêt que l'être de Dieu fût anéanti.

Je dis sur les devoirs de la conscience les plus importants et les mieux établis. Car, comment et par où se forment tous les jours tant de consciences erronées? par l'intérêt. Proposez à quelque homme que ce soit une affaire à traiter, une question à décider, un point de conscience à résoudre, et cachez-lui l'intérêt qu'il peut y avoir : pour peu qu'il soit versé en ces sortes de matières, il vous donnera la décision la plus équitable et la plus juste, il vous convaincra par les raisons les plus sensibles et les plus palpables, il vous prescrira les règles les plus droites et même les plus étroites, il répondra à toutes vos difficultés, et vous mettra devant les yeux la vérité dans toute son évidence. Mais tirez en même temps le voile , et découvrez-lui dans cette même affaire, dans ce même point de conscience et cette même décision, quelque intérêt particulier qui le regarde, c'est alors que les objets commenceront à changer pour lui de face, et qu'ils lui paraîtront tout autres qu'il ne les avait considérés. Ces maximes sur lesquelles il s'appuyait, et qu'il croyait indubitables, ne lui sembleront plus si certaines. Ces objections qu'on lui faisait et qu'il rejetait comme insoutenables, ne seront plus, à son sens, si frivoles. Il examinera, il raisonnera, il subtilisera ; et à force de subtilités et de raisonnements que l'amour-propre ne manquera pas de lui suggérer, il en viendra souvent à autoriser ce qu'il condamnait d'une première vue lorsqu'il n'y voyait point son intérêt engagé. Et n'est-ce pas ainsi que tant de gens dans le christianisme, sages du reste, consciencieux et même dévots, ou passant pour l'être, ne se font nul scrupule de mille choses dont le public se scandalise et a raison de se scandaliser ? On demande comment ils peuvent accorder ceci ou cela avec la piété, et avec la sévérité de leur morale sur tous les autres sujets. On ne le comprend pas; mais eux, ils le comprennent parfaitement, ou pensent le bien comprendre. Ce qui troublerait les plus relâchés, et ce qui les ferait trembler, ne leur cause pas le moindre remords. Ils ont leurs principes qu'ils suivent sans inquiétude ; et à la faveur, de ces principes , ils demeurent tranquilles, et ne réforment rien de leur conduite ordinaire. De quelque manière que le monde puisse parler, ils se tiennent en assurance du côté de Dieu : ils vont à l'autel, ils célèbrent les saints mystères, ils participent aux sacrements. C'est-à-dire qu'ils ont leurs intérêts qui leur fascinent les yeux de l'âme, et qui éteignent toutes les lumières de leur esprit, parce qu'il est infaillible que partout où l'intérêt entre, il attire après soi l'aveuglement et l'erreur.

Je dis sur les faits les plus sensibles qui ont rapport et à la justice et à la charité envers le prochain. Et en effet, pourquoi nous entêtons-nous de mille fausses suppositions que nous voulons soutenir pour vraies, et pourquoi nous appuyons-nous sur une infinité de jugements vains et téméraires? Pourquoi nous figurons-nous que ce qui n'a jamais été pensé a été dit, et que ce qui a été fait évidemment ne l'a pas été? Pourquoi comptons-nous sur nos imaginations comme sur des choses réelles, ce qui est la source malheureuse de la plupart de nos aversions, de nos inimitiés, de nos vengeances? C'est qu'il y a dans nous des intérêts qui, occupant toute la capacité de notre cœur, ne laissent à notre esprit aucun exercice de réflexion et de raison. Il faut donc, mes chers auditeurs, si vous voulez être des enfants de lumière, renoncer à cet intérêt qui nous empêche de connaître Dieu , qui nous ôte la connaissance de nous-mêmes, qui nous rend incapables de ce discernement si nécessaire du bien et du mal, qui nous cache la corruption de nos désirs, qui nous déguise nos  intentions, qui nous fait ignorer nos obligations, et qui, pour la conduite de la vie, nous jette dans des abîmes d'obscurités plus déplorables et plus funestes que celles de l'enfer. Et voilà, dit saint Bernard, ce qui nous doit donner de l'horreur pour cet esprit intéressé, quand nous venons à en considérer les suites par rapport au jugement de Dieu. Car sur tout cela qu'aurons-nous à répondre à Dieu? Ces consciences erronées nous justifieront-elles devant lui ? ces préoccupations et ces préventions nous serviront-elles

 

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d'excuse? ces idées fausses sur lesquelles nous avons agi diminueront-elles l'injustice et la malice de nos actions? Dieu n'aura-t-il pas toujours droit de nous ramener au principe, et de dire à chacun de nous : Il est vrai, tu as été aveugle, préoccupé, trompé ; mais tu n'as été tout cela que parce que tu as été intéressé; tu n'as jugé faussement et désavantageusement de ton frère que quand l'intérêt t'a divisé de lui ; tu n'as ignoré tes propres devoirs que quand l'intérêt t'a dominé. Or, de vouloir excuser un péché par un autre péché, c'est une présomption insoutenable et pleine de folie. C'est ainsi, dis-je, que le Fils de Dieu condamnait les pharisiens dans notre évangile, et c'est ainsi qu'il nous condamnera si nous nous trouvons coupables du même désordre. Nous ne pouvons mieux l'éviter qu'en opposant aux ténèbres de l'erreur les lumières de la foi, et en confondant le mensonge, comme l'aveugle de notre évangile, par une sainte confession de la vérité. C'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

C'est à la foi, Chrétiens, de confondre par ses lumières l'aveuglement volontaire des hommes; et c'est à elle d'opposer le zèle de sa confession à ce faux zèle de l'intérêt dont les esprits mondains se préoccupent pour résister à la vérité. Credimus, disait le grand apôtre, propter quod et loquimur (1) ; Nous croyons, et c'est pour cela que nous parlons, afin que le témoignage de notre bouche s'accordant avec la persuasion intérieure de notre esprit, l'infidélité même soit obligée de se rendre. Voilà, mes chers auditeurs, la règle qu'a suivie l'aveugle-né de notre évangile pour honorer le double miracle fait dans sa personne, c'est-à-dire le miracle de sa guérison et le miracle de sa conversion. Il a cru, et il a parlé. Il a cru en Jésus-Christ, et il a confessé Jésus-Christ. Et je trouve que le zèle qu'il a montré dans cette confession a eu quatre qualités admirables pour confondre l'aveuglement des pharisiens. Car il a été sincère, pour confondre tous les artifices de leur duplicité; généreux, pour confondre l'orgueil de leur prétendue autorité ; convaincant, pour confondre la faiblesse de leur vaine science, ou, pour mieux dire, de leur ignorance; et constant, pour confondre la dureté de leur obstination. Appliquez-vous, et dans l'exposition succincte que je vais vous faire de la victoire et du triomphe de notre foi, apprenez ce qu'elle doit

 

1 2 Cor., IV, 13.

 

faire en vous et ce que vous devez faire avec elle.

L'aveugle guéri par le Fils de Dieu fut sincère jusqu'à la naïveté dansle témoignage qu'il rendit du miracle dont il venait lui-même d'être le sujet; et c'est ce qui jeta les pharisiens dans la confusion. Car ils eurent beau l'interroger et le questionner pour tâcher de le surprendre dans ses paroles, il persista toujours à soutenir ce qu'ils ne voulaient pas entendre ;et par la simplicité de sa déposition il rendit inutiles toutes les ruses dont leur esprit double et artificieux se servait pour obscurcir la gloire du Sauveur. Oui, leur déclara-t-il jusqu'à plusieurs fois, c'est moi qui suis cet aveugle de naissance que vous aviez vu mendier dans la place publique. Je vous l'ai dit, et je vous le dis encore : cet homme que vous appelez Jésus, est celui qui a opéré dans moi cette merveille ; et puisqu'il faut pleinement vous en éclaircir, voici la manière et les circonstances qu'il y a observées. Il a pris un peu de boue, il me l'a mise sur les yeux, il m'a commandé d'aller à la piscine de Siloé, et de m'y laver. J'ai obéi à son ordre, et vous en voyez l'effet. Si ce qu'il leur disait eût été un mensonge et une imposture, à force de le presser, et d'exiger de lui à plusieurs reprises un compte exact de la chose, ils l'auraient embarrassé; il se serait coupé dans ses réponses, et à peine aurait-il pu éviter de tomber en quelque contradiction. Mais parce qu'il confesse la vérité et que la vérité est toujours la même, il ne se dément point, et n'a qu'un même témoignage toujours uniforme : Lutum mihi posuit super oculos; et lavi, et video (1). Mais cet homme est un pécheur : S'il est pécheur, comme vous dites, c'estce que j'ignore; tout ce que je sais, c'est qu'étant aveugle comme j'étais, je ne le suis plus : Si peccator est, nescio ; unum scio, quia cœcus cum essem,modo video (2). Or, ce témoignage, encore une fois, rendait les pharisiens d'autant plus confus qu'il était plus simple et plus naïf. Car que pouvaient-ils faire pour l'éluder? Il s'agissait d'un fait qui portait en soi son éclaircissement et sa preuve. C'était un miracle subsistant dans la personne de ce pauvre. Ce pauvre parlait et se produisait. Que pouvait la finesse et l'intrigue contre une semblable sincérité?

Et voilà, chrétienne Compagnie, ce qui confond encore aujourd'hui l'aveuglement de certains libertins du monde, qui, dans le progrès malheureux de leur vie déréglée, en sont venus jusqu'à ne plus rien croire et à renoncer

 

1 Joan., IX, 6. — 2 Ibid., 25.

 

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leur foi. Voilà ce qui les désespère : le récit de certains miracles, qui même humainement doivent être crus, et que la prudence la plus raffinée, la plus déliante et la moins crédule, est forcée de reconnaître : le rapport d'un homme, non-seulement irréprochable et digne de créance, mais digne même de respect, qui dit : Je l'ai vu, c'est à moi que la chose est arrivée , et j'en parle par mon expérience propre. Carde prétendre que tous ceux qui ont jamais tenu ce langage aient été des imposteurs ou des visionnaires; que, parce qu'il y en a eu quelques-uns ou même plusieurs, il faille ainsi juger de tous les autres, et que, sans discussion ni discernement, il n'y ait qu'à s'inscrire en faux contre tous ces témoignages, c'est une voie bien courte pour maintenir l'impiété et l'irréligion, mais encore plus courte pour autoriser l'extravagance et la témérité. J'avoue qu'en matière de miracles il y a eu des hommes trompés, et je veux bien même avouer qu'il y en a eu qui, de dessein formé, ont entrepris de tromper les autres. Dieu l'a permis de la sorte, dit Tertullien, pour l'épreuve de ses élus. Mais de se mettre en tête que tous ont été, sans exception, de l'un ou de l'autre de ces deux caractères, et que d'un si grand nombre de gens éclairés, de sages, de saints qui rapportent ces effets extraordinaires de la puissance de Dieu, et qui assurent les avoir vus, il n'y en a pas un seul qui ait dit la vérité, c'est un sentiment, selon le chancelier Gerson, qui tient de l'impudence, et qu'un homme qui a quelque reste de raison et de modestie ne peut pas avancer sans rougir. En effet, quand saint Augustin, dans l'excellent traité de la Cité de Dieu, raconte les miracles qui se faisaient de son temps à Carthage, quand il dit qu'il y était présent avec tout le clergé de la ville, quand il en décrit jusques aux moindres particularités, il n'y a point d'esprit solide et bien sensé qui s'avise de lui en donner le démenti, et il n'y a point d'esprit libertin qui ne soit déconcerté dans son libertinage. Car, de dire que saint Augustin s'imaginait voir ce qu'il ne voyait pas, ou de le soupçonner de mauvaise foi, comme s'il avait pris plaisir à en imposer au monde et à répandre des faussetés dans une matière aussi essentielle que celle-là, c'est ce que le désespoir seul de se défendre contre la vérité peut suggérer à une âme infidèle. Cependant c'est à quoi l'impie en est réduit. Or, en être réduit là, c'est ce que j'appelle la confusion de l'impiété.

Mais passons plus avant. Si l'aveugle de notre évangile fut sincère dans son témoignage en faveur de Jésus-Christ, il ne fut pas moins généreux. Car il n'eut point pour les pharisiens ces lâches égards qu'il aurait eus infailliblement, s'il eût consulté la prudence humaine. Il ne se fit point esclave de cette autorité impérieuse qu'ils s'arrogeaient parmi le peuple, et qui empêchait la plupart des Juifs de se déclarer pour le vrai Messie. Il n'examina point si son procédé pourrait les choquer et leur déplaire ; et sachant bien même qu'ils s'en offenseraient , il ne crut pas pour cela devoir parler moins librement. Se sentant redevable à Jésus-Christ d'une grâce aussi spéciale que celle qu'il en avait reçue, il méprisa tout, pour publier sa gloire : et le scandale même des pharisiens lui fut un motif pour ne les pas ménager. Ses parents, et ceux à qui il appartenait, n'en usèrent pas ainsi. Comme ils voulaient se conserver, ils respectèrent la Synagogue; et, par une vaine politique, ils dissimulèrent l'obligation qu'ils avaient au Sauveur du monde, pour ne pas s'attirer la haine du peuple. Nous confessons, dirent-ils, que c'est là notre fils, et qu'il est né aveugle ; mais de savoir comment il voit maintenant, et quel est celui qui lui a rendu la vue, c'est ce qui nous est inconnu : interrogez - le , il peut bien lui-même répondre. Or, c'était la crainte, ajoute l'évangéliste, qui les faisait parler de la sorte : Hœc dixerunt parentes ejus , quoniam timebant (1). Mais pour l'aveugle sanctifié et éclairé de la lumière de la grâce, cette crainte n'est point capable d'affaiblir son zèle. Sa bouche parle de la plénitude de son cœur. Les pharisiens lui demandent, en le menaçant, quel est donc enfin cet homme qui lui a ouvert les yeux ; et lui, avec une sainte liberté, proteste que ce doit être au moins un prophète et un homme de Dieu : Quia propheta est (2). Ils se scandalisent de cet éloge, et lui leur soutient que cet éloge est justement dû à Jésus-Christ. Ils veulent encore une fois savoir pourquoi : Mais à quoi bon tant de discours? reprend ce pauvre ; ne me suis-je pas déjà assez expliqué, et ne devez-vous pas être plus que satisfaits sur ce point? Est-ce que vous voulez aussi devenir ses disciples ? Numquid et vos vultis discipuli ejus fieri (3) ? Cela les aigrissait, et, piqués de ces paroles, ils s'emportaient contre lui jusqu'aux injures; mais lui ne se souciait ni de leur aigreur ni de leurs injures, et il ne comptait pour rien d'être chargé de leurs malédictions, pourvu qu'il honorât celui

 

1 Joan., IX, 22. — 2 Ibid., 17. — 3 Ibid., 27.

 

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qui l'avait favorisé d'une si efficace et si salutaire bénédiction. Générosité, dit saint Augustin , qui humiliait ces esprits superbes, accoutumés à dominer, et à n'être jamais contredits dans leurs plus grandes erreurs. Mais générosité qui condamne encore bien davantage la faiblesse d'un million de chrétiens, persuadés de la vérité, et néanmoins lâches et timides quand il s'agit de la soutenir.

Car voilà, mes chers auditeurs, avouons-le ici à notre honte, voilà le désordre du christianisme. On veut plaire à tout le monde; on ne veut choquer personne. Quoiqu'il s'agisse des intérêts de Dieu, de la religion, de la piété, on se fait un intérêt de son peu de zèle ; on ne parle qu'à demi, on observe des mesures, on ménage les esprits. Cependant le libertinage prévaut, cependant le vice s'autorise, cependant l'abus et le dérèglement passent en usage et en coutume, cependant l'erreur prend tous les jours de nouvelles forces. S'il y avait un esprit généreux et déterminé à mépriser tout ce qui s'appelle respect humain, rien de tout cela ne tiendrait contre lui. Mais parce qu'on ne veut pas défendre la cause de Dieu à ses dépens ; mais parce qu'on considère celui-ci et qu'on appréhende celui-là, de là vient que la justice et la vérité sont opprimées par le mensonge. Qu'est-ce qui fermait la bouche à tant do catholiques dans la naissance des hérésies, et qu'est-ce qui les faisait parler d'une manière à douter presque s'ils n'en étaient pas les fauteurs? vous le savez, la crainte du parti. Ils ne voulaient pas, non plus que le père et la mère de l'aveugle-né, avoir la Synagogue contre eux, et ils aimaient mieux paraître moins zélés pour leur foi, que de s'exposer à la haine d'une faction considérable. Qu'est-ce qui a fait de tout temps des chrétiens prévaricateurs de leur propre zèle et des sentiments que Dieu leur inspirait? la crainte de s'attirer les impies en s'élevant contre l'impiété. Et d'où vient encore aujourd'hui que les derniers scandales, non-seulement sont soufferts avec impunité, mais sont proposés pour modèles et pour règles de conduite? c'est qu'on craint de se faire des ennemis en les combattant. Il faudrait, pour rendre témoignage à la vérité contre les erreurs qui règnent dans chaque condition, encourir la haine de toutes les conditions. Il faudrait se résoudre à déplaire aux ecclésiastiques en leur faisant sur leurs devoirs des leçons odieuses, qu'ils ne veulent jamais écouter ; aux juges, en leur découvrant mille injustices dans leur justice même ; à toute une cour, en reprochant à ceux qui la composent leurs mœurs corrompues et leurs débordements. Il faudrait, dis-je, des hommes du caractère de notre aveugle, assez désintéressés pour vouloir bien se sacrifier à la défense de la vérité, et assez intrépides pour aller contre le torrent de la corruption, quelque autorisée qu'elle puisse être. Or, où trouve-t-on des âmes de cette trempe ? C'est à vous, Seigneur, à les susciter dans le monde et dans votre Eglise.

Outre que le témoignage de l'aveugle-né fut sincère et généreux, j'ajoute que ce fut un témoignage convaincant. Car admirez, Chrétiens, le pouvoir et la vertu de la foi, quand Dieu entreprend de la faire agir dans le sujet même le plus faible! Tout ignorant qu'est cet aveugle, il réfute les pharisiens par leurs propres principes; et des mêmes choses qu'ils avancent pour justifier leur incrédulité, il tire autant de preuves pour les convaincre. Nous savons, disent les pharisiens, que Dieu a parlé à Moïse ; mais pour cet homme que vous nommez Jésus, nous ne savons pas même d'où il est : Hunc autem nescimus unde sit (2). Ah ! reprend le pauvre, animé et rempli de l'esprit de Dieu, c'est ce qu'il y a de bien étonnant, que vous ne sachiez pas d'où il est, et que ce soit lui néanmoins qui m'ait ouvert les yeux : comme leur disant que ce miracle de Jésus-Christ parlait assez hautement pour lui ; comme leur reprochant que s'ils ne le reconnaissaient à cette marque, ils n'avaient aucune connaissance des choses de Dieu ; comme les forçant d'avouer qu'après un prodige aussi visible que celui-là, leur ignorance ne pouvait plus être que volontaire et affectée : In hoc mirabile est, quia vos nescitis unde sit (2). Et en effet, l'argument était sans réplique, et il y avait à douter, dit saint Chrysostome, lequel des deux miracles était le plus surprenant, ou celui de la toute-puissance du Fils de Dieu qui avait ouvert les yeux à un aveugle-né, ou celui de l'endurcissement des pharisiens , qui ne voulaient pas les ouvrir à une vérité si éclatante.

Ils s'opiniâtraient à dire que Jésus-Christ était un pécheur : Scimus quia hic homo peccator est (3). Mais c'est en cela, réplique l'aveugle, que vous êtes livrés au sens réprouvé. Car on sait bien que Dieu n'exauce point les pécheurs, surtout quand ils lui demandent des miracles en confirmation d'une erreur, puisqu'il s'ensuivrait alors que Dieu autorise le mensonge. Or cet homme qu'on appelle Jésus a été exaucé, comme vous voyez, pour faire ce miracle dans

 

1 Joan., IX, 29. — 2 Ibid., 30. — 3 Ibid., 24.

 

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ma personne ; et il ne l'a fait que pour confirmer qu'il était lui-même l'envoyé de Dieu. Il faut donc qu'il le soit véritablement, ou que Dieu soit le garant de la plus criminelle et de la plus grossière imposture. Car voilà, selon saint Augustin, le sens de cette admirable parole : Scimus quia peccatores Deus non audit (1) ; et ce que les théologiens enveloppent dans des raisonnements infinis, ce pauvre le conçut en un mot : Scimus, Nous le savons. Et de qui l’avait-il appris, sinon de ce divin Maître qui dans un moment instruit les esprits soumis et dociles ? Si ce miracle, poursuit-il, pressant toujours ces faux docteurs, si ce miracle était une action équivoque, qui pût être diversement interprétée, votre erreur serait excusable : mais qu'on ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance, c'est ce qu'on n'a jamais entendu, c'est ce qui n'a point d'exemple dans le cours de tous les siècles, c'est ce qui n'est point du ressort de la nature, et qui ne peut partir que d'un Dieu : A sœculo non est auditum quod quis aperuit ocidos cœci nati (2). Qu'aurait pu dire de plus fort un homme consommé dans l'étude de la religion, et que pouvait opposer à cela toute la Synagogue?

Ah! Chrétiens, voilà ce que le Saint-Esprit appelle la victoire de notre foi : Et haec est Victoria quœ vincit mundum, fides nostra (3). Voilà ce qui a rendu les Apôtres, c'est-à-dire de simples pêcheurs, les maîtres du monde. Voilà ce qui fit triompher un Spiridion, à la vue de tout un concile, de l'arrogance et de l'orgueil des philosophes. Voilà ce qui fait tous les jours qu'une âme fidèle, avec son ignorance prétendue, confondra le plus fier libertin, et le fera taire. Mais du reste, disait le savant Pic de la Mirande , étudions notre religion, et ne nous réduisons pas volontairement, en matière de christianisme , à une simplicité méprisable. Souvenons-nous que ce christianisme doit être dans nos personnes aussi solide et aussi raisonnable contre ceux qui l'attaquent, qu'édifiant pour nous-mêmes qui le défendons. Ne tombons pas dans ce désordre , aujourd'hui si déplorable et si commun, de professer une créance , et d'en ignorer les preuves essentielles. Faisons-nous un devoir de les bien comprendre, et, selon la maxime de saint Pierre, d'être toujours prêts à en rendre compte. Que Dieu trouve en nous, sinon des martyrs fervents, puisque le temps de la persécution n'est plus , au moins des confesseurs éclairés, pour soutenir son culte contre la vaine

 

1 Joan., IX, 31. — 2 Ibid., 32. — 3 Ibid., V, 4.

 

présomption du libertinage. Car c'est, Chrétiens, à quoi nous sommes appelés. Vous demanda quelquefois ce qui pourrait vous occuper, au défaut des divertissements profanes et des joies du siècle. Je vous le dis, l'étude de votre, religion. A peine vous y êtes-vous jamais appliqués, et, par une négligence dont vous répondrez à Dieu, à peine avez-vous une idée confuse de ce que vous croyez, c'est-à-dire de ce qui vous fait chrétiens. Si, bien loin d'être en état de persuader et de confirmer les autres, vous ne prenez nul soin de vous confirmer et de vous persuader vous-mêmes, comment osez-vous vous glorifier du nom que vous portez?

Enfin l'aveugle-né fut constant dans son témoignage. Ce ne fut pas pour une fois que les pharisiens le questionnèrent, le pressèrent, le menacèrent. Us mirent tout en œuvre pour le forcer de se rendre et pour lui faire changer de langage. Mais autant qu'ils montrèrent d'obstination dans leur incrédulité, autant fit-il paraître de fermeté et de constance à glorifier son bienfaiteur et à confesser la vérité. Que, dans le désespoir de le réduire, ces docteurs aigris et irrités le chassent avec ignominie de la Synagogue : Et ejecerunt cum foras (1) ; il endure tout, il est déterminé à tout, plutôt que de méconnaître celui à qui il doit sa guérison et de lui manquer de fidélité. Que dis-je? à ce premier témoignage il en ajoute un autre plus relevé et plus saint. Il connaissait bien la vertu miraculeuse de cet Homme-Dieu qui l'avait guéri ; mais il ne savait encore qu'imparfaitement qui il était. Or il faut que le Fils de Dieu, par un dernier effet de sa puissance et de sa miséricorde, lui éclaire les yeux de l'âme,après lui avoir éclairé les yeux du corps, et c'est ce qu'il fait dans un second entretien qu'il a avec ce pauvre. A la première parole de Jésus-Christ qui l'instruit de sa mission et qui lui découvre sa divinité, ce nouveau chrétien ne délibère point, ne raisonne point, ne diffère point. Avec quelle promptitude il embrasse la sainte loi qui lui est annoncée? avec quelle soumission il croit les hauts mystères qui lui sont révélés, et au moment qu'ils lui sont révélés ! Je crois, Seigneur, s'écrie-t-il : Credo, domine (2). Toutes les calomnies des pharisiens contre Jésus-Christ, tous leurs discours ni tous leurs mauvais traitements ne l'ont pu ébranler; et, plus inviolablement attaché que jamais à la personne de ce Sauveur qui lui manifeste ses divines perfections, il se prosterne à ses pieds et l'adore comme son Dieu : Et procidens adoravit eum (3).

 

1 Joan., IX, 34. — 2 Ibid., 38. — 3 Ibid.

 

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S'il n'eût pas été plus ferme que nous, il eût bientôt démenti par un indigne silence ce qu'il venait d'affirmer par une juste confession. Car telle est tous les jours notre conduite. Le libertinage, tout mal fondé qu'il est, s'en tient néanmoins opiniâtrement à ses principes , et souvent les preuves les plus claires et les plus évidentes ne l'en peuvent détacher ; mais nous, en mille rencontres, quoique établis sur la parole de Dieu, nous cédons aux moindres difficultés et laissons triompher l'impiété. Ce n'est pas qu'on ne se déclare d'abord, et qu'on ne soutienne le parti de la religion ; mais le libertin n'a qu'à poursuivre, n'a qu'à s'élever, n'a qu'à s'expliquer d'un certain ton, et avec cet ascendant que son audace lui inspire dès qu'il ne sent qu'une faible résistance, c'est assez pour déconcerter tant de chrétiens et pour les faire honteusement reculer. On ne veut  pas contester, dit-on, ni tourner l'entretien dans une dispute ; mais pourquoi   contestera-t-on jamais,  et sur quoi jamais disputera-t-on? Que dans   ces  derniers   siècles   de   l'Eglise, comme dans les premiers, la saine doctrine se trouve combattue,   selon  l'expression  de saint Paul, par des  doctrines étrangères et nouvelles :  Doctrinis  variis   et peregrinis (1); que des esprits inquiets et présomptueux débitent leurs opinions particulières et travaillent à les répandre ; qu'à force d'intrigues  et de menées secrètes, ils se fassent un parti, et que ce parti commence à paraître, à lever la tète, à parler et à dogmatiser, en faut-il davantage pour entraîner les uns, ou du moins pour troubler les autres? Le seul caractère de nouveauté, qui par lui-même devrait donner un légitime soupçon, puisqu'il est directement opposé à cet esprit fixe et immuable que la religion demande, cet attrait seul ne suffit-il pas pour engager des millions d'âmes légères et incertaines qui se laissent séduire, et à qui, en matière de loi comme en toute autre chose, le changement plaît? Inconstance plus ordinaire aux personnes du sexe, qui, moins capables de raisonner, et voulant néanmoins raisonner sur tout, sont beaucoup plus faciles à conduire dans l'erreur. Au lieu de suivre la raison, qu'elles ne voient pas et qu'elles croient voir, elles suivent mille faux préjugés où les entretiennent l'exemple, la

 

1 Hebr., XIII, 9.

 

vanité, l'esprit de singularité, l'hypocrisie et le faux éclat de la piété. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que cette légèreté qui leur est si propre et si commune pour sortir de la bonne voie et pour se départir de la vraie créance, dès qu'elles ont une fois franchi le pas, et qu'elles se sont préoccupées, ou pour mieux dire, infatuées de certaines préventions, se tourne par un renversement bien déplorable, dans l'obstination la plus inflexible, pour persister dans leur égarement et pour n'en revenir presque jamais. Un homme sans autorité, mais qu'elles écoutent, et dont les paroles sont pour elles autant d'oracles, prévaudra dans leur estime à toutes les puissances de l'Eglise et à toutes ses décisions. On ne va pas toujours jusque-là; je le sais; mais sans aller jusqu'à cet excès, on se trouble au moins, et l'on n'a qu'une foi chancelante. Parce qu'on entend parler diversement, parce qu'on voit les esprits divisés, et que celui-là, selon la prédiction du Sauveur du monde, soutient que le Christ est d'un côté, tandis que celui-ci prétend au contraire qu'il est de l'autre, on demeure dans une dangereuse perplexité, sans règle et sans consistance. Car à quoi s'en tenir? dit-on. A quoi, mon cher auditeur? à la foi de Jésus-Christ? Là où est Jésus-Christ même. Mais où est-il? Là où est son Eglise. Mais où est enfin cette Eglise de Jésus-Christ? Là où est depuis saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ, par la plus invariable et la plus incontestable tradition, le siège apostolique et la chaire de Jésus-Christ. Au milieu des tempêtes et des orages, c'est sur cette pierre fondamentale que vous devez vous réfugier, c'est à cette chaire que vous devez vous attacher, c'est dans cette Eglise que vous devez chercher la vérité dont elle est la ferme colonne, et c'est sur celte colonne que vous devez vous appuyer. Vous aurez des combats à soutenir : les martyrs en ont bien soutenu d'autres, et en sont sortis victorieux. Les plus rudes attaques ne serviront qu'à éprouver la constance de votre foi, et qu'à l'affermir. Cette constance de votre foi en augmentera le mérite ; et selon toute l'étendue de son mérite, elle sera glorifiée et couronnée dans l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

 

FIN DES DOMINICALES.

 

 

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