XXIV° DIMANCHE - PENTECOTE

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
VOLUME II
Ier DIMANCHE- EPIPHANIE
II° DIMANCHE - EPIPHANIE
III° DIMANCHE - EPIPHANIE
4° DIMANCHE - EPIPHANIE
V° DIMANCHE - EPIPHANIE
VI° DIMANCHE - EPIPHANIE
DIMANCHE SEPTUAGESIME
DIMANCHE SEXAGÉSIME
DIMANCHE - QUINQUAGÉSIME
II° DIMANCHE - PAQUES
III° DIMANCHE - PAQUES
II° DIMANCHE - PAQUES
V° DIMANCHE - PAQUES
DIM. OCTAVE L'ASCENSION
DIM. OCTAVE  SAINT-SACREMENT
III° DIMANCHE - PENTECOTE
IV° DIMANCHE - PENTECOTE
V° DIMANCHE - PENTECOTE
VI° DIMANCHE - PENTECOTE
VII° DIMANCHE - PENTECOTE
VIII° DIMANCHE - PENTECOTE
IX° DIMANCHE - PENTECOTE
X° DIMANCHE - PENTECOTE
XI° DIMANCHE - PENTECOTE
XII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIV° DIMANCHE - PENTECOTE
XV° DIMANCHE - PENTECOTE
XVI° DIMANCHE - PENTECOTE
XVII° DIMANCHE - PENTECOTE
XVIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIX° DIMANCHE - PENTECOTE
XX° DIMANCHE - PENTECOTE
XXI° DIMANCHE - PENTECOTE
XXII° DIMANCHE - PENTECOTE
XXIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XXIV° DIMANCHE - PENTECOTE
AVEUGLE-NÉ
ESSAI D'AVENT I
ESSAI D'AVENT II
ESSAI D’AVENT III
ESSAI D’AVENT IV
ESSAI SAINT-SACREMENT

SERMON POUR LE VINGT-QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LE JUGEMENT DE DIEU.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Ils verront le Fils de l'Homme venir sur les nues avec une grande puissance et dans une grande majesté.

 

L'Eglise commence et finit son année évangélique par la peinture du jugement de Dieu, parce qu'il n'y a point de pensée qui puisse plus utilement nous occuper.

 

Division. La vérité infaillible du jugement de Dieu opposée à nos erreurs et à nos hypocrisies : première partie. L'équité inflexible du jugement de Dieu opposée à nos faiblesses et à nos relâchements : deuxième partie.

Première partie. La vérité infaillible du jugement de Dieu opposée à nos erreurs et à nos hypocrisies. Nous nous trompons nous-mêmes et ne voulons point nous connaître, voilà nos erreurs. Nous trompons le public et ne voulons point en être connus, voilà nos hypocrisies. Mais Dieu, avec les lumières de sa vérité, nous détrompera de nos erreurs, et dévoilera nos hypocrisies.

1° Il nous détrompera de nos erreurs, et il nous fera connaître nous-mêmes à nous-mêmes. Connaissance qui nous sera insupportable, et qui nous consternera. Venons au détail. Nous avons deux sortes d'erreurs en ce qui regarde Dieu et le salut : erreurs défait et erreurs de droit. Erreurs de fait qui nous ôtent la connaissance de nos propres actions; mais Dieu nous les remettra toutes devant les yeux. Combien de péchés, qui nous sont présentement inconnus, soit que nous ne les ayons jamais remarqués, soit que nous les ayons oubliés? Si nous les connaissons, combien y a-t-il, dans ces mêmes péchés, de circonstances, de dépendances, de conséquences, d'effets, à quoi nous ne faisons nulle attention? Or, rien de tout cela n'échappe à Dieu; et c'est ce qu'il nous retracera avec des caractères si sensibles, que nous le verrons malgré nous dans tonte son étendue et dans toute sa difformité. Erreurs de droit qui nous font ignorer nos plus essentielles obligations : mais que fera Dieu? Il renversera tous les faux principes que nous aurons suivis; et ces consciences que nous nous faisions, dont nous nous tenions assurés et sur lesquelles nous nous reposions, il nous les fera paraître pleines d'injustice, de préoccupation, de mauvaise foi. Quelle sera notre surprise, et qu'aurons-nous à dire pour notre justification?

2° Il dévoilera nos hypocrisies, et nous fera connaître au monde que nous avions trompé par de spécieux dehors. C'est l'expresse menace qu'il nous fait par son prophète : Je découvrirai à toute fa terre ton opprobre, c'est-à-dire tes artifices, tes fraudes, tes impostures, tes cabales, tes abominations. Tel se croirait perdu sans ressource, et serait accablé de honte et de confusion, si ce qu'il cache avec tant de soin venait à être su, non pas du public, mais seulement de cette personne en particulier, ou de cette autre : que sera-ce lorsqu'il faudra être connu du monde entier, et donné en spectacle à tout l'univers? Soyons présentement de bonne foi avec nous-mêmes, pour travailler à nous bien connaître ; et soyons-le avec les autres, pour vouloir aussi sincèrement nous faire connaître à qui nous le devons, je veux dire aux ministres de la pénitence. Voilà le meilleur préservatif et le remède le plus certain dont nous puissions user.

Deuxième partie. L'inflexible équité du jugement de Dieu opposée à nos faiblesses et à nos relâchements. Trois relâchements lors même que nous semblons nous condamner. Car nous nous condamnons, mais en même temps nous nous faisons grâce, et nous voulons qu'on nous ménage jusque dans le tribunal de la pénitence. Nous nous reconnaissons pécheurs devant Dieu, mais eu même temps nous considérons ce que nous sommes selon le monde, et nous prétendons qu'on ait égard à la qualité de nos personnes. Nous nous avouons coupables et punissables, mais en même temps nous exigeons qu'on ait pour notre faiblesse, ou plutôt pour notre délicatesse, de la condescendance et de la douceur. Or, Dieu nous jugera sans nous faire grâce, il nous jugera sans distinguer nos qualités ; et les employant même contre nous, il nous jugera sans consulter notre délicatesse, et il en fera même le sujet principal de son jugement.

1° Il nous jugera sans nous faire grâce : pourquoi? parce que ce sera sa seule justice alors qui agira; et que nous serviront devant lui toutes ces grâces prétendues, que nous aurons extorquées des ministres de Jésus-Christ?

2° Il nous jugera sans distinguer nos qualités, car il n'a acception de personne. Que dis-je? Il distinguera les conditions, mais pour juger et pour punir les grands avec plus de sévérité que les autres. Ainsi nous le fait-il entendre dans l'Ecriture.

3° Il nous jugera sans consulter notre délicatesse; ou plutôt c'est sur notre délicatesse même qu'il nous jugera, en nous reprochant, ce qui n'est que trop réel et que trop vrai, que c'était une délicatesse affectée, une délicatesse outrée, et par conséquent une délicatesse criminelle. Aimons-nous nous-mêmes : mais aimons-nous d'un amour solide, nous traitant avec toute la sévérité évangélique, afin d'expier nos péchés. Voilà par où nous obtiendrons miséricorde, et comment nous engagerons Dieu à nous traiter avec toute sa bonté paternelle.

 

Et videbunt Filium Hominis venientem in nubibus cœli cum virtute multa et majestate.

 

Ils verront le Fils de l'Homme venir sur les nues, avec une grande puissance et dans une grande majesté. ( Saint Matth., chap. XXIV, 30.)

 

Ce n'est pas sans dessein que l'Eglise, dans l'ordre et la distribution de son année évangélique, commence et finit par la peinture du jugement de Dieu. Elle veut nous faire entendre que de toutes les pensées dont nous avons à nous occuper, il n'en est point qui nous doive être plus familière que celle de ce jugement redoutable, parce qu'il n'en est point qui nous soit plus salutaire. C'est par cette

 

434

 

grande vue que tant de libertins ont été touchés et convertis à Dieu, que tant de justes ont été affermis et soutenus dans les voies de la piété chrétienne : et c'est par là même, mes chers auditeurs, que je puis me promettre, avec le secours de la grâce, ou de vous retirer de vos égarements, si vous vous êtes laissé malheureusement séduire et entraîner par la passion ; ou de vous établir dans une sainte persévérance, et de vous attacher plus fortement que jamais aux devoirs d'une vie pieuse et réglée, si vous avez eu jusqu'à présent le bonheur de l'embrasser et de la suivre. Et il est vrai qu'entre les motifs qui nous détachent du péché et qui nous portent à Dieu, le plus efficace est la crainte des jugements éternels, quoique ce ne soit pas le plus pur et le plus relevé. Car, étant aussi dominés que nous le sommes par l'intérêt propre, quelle impression doit faire sur nos cœurs le souvenir d'un juge qui, par son arrêt irrévocable, doit décider de notre destinée bienheureuse ou malheureuse pour l'éternité tout entière? Plût au ciel, Chrétiens, que je fusse en état un jour de prendre votre défense auprès de ce juge tout-puissant, et de vous rendre son jugement favorable! Mais puis-je mieux vous disposer à y paraître avec assurance t qu'en vous apprenant à le craindre de bonne heure et utilement? C'est ce que je. me propose dans ce discours, et pour cela nous avons besoin de l'assistance du Saint-Esprit ; demandons-la par l'intercession de la Vierge, que nous honorons comme l'espérance et le refuge des pécheurs, et disons-lui : Ave, Maria.

 

Comme il n'y a que Dieu qui soit absolument ce qu'il est, et qui, sans prendre d'autres qualités ni d'autres titres, se distingue de tous les êtres, en s'appelant l'Etre par excellence : Ego sum qui sum ; aussi n'y a-t-il que le jugement de Dieu, je dis ce jugement où tous les hommes doivent comparaître devant le tribunal de Dieu, qui, dans le langage de l'Ecriture, et même dans la manière commune de nous exprimer, s'appelle singulièrement et à proprement parler jugement. Concevez bien la raison qu'en apporte saint Chrysostome, et qui va faire tout le partage de cet entretien. C'est qu'il n'y a, dit ce Père, que le jugement de Dieu qui soit parfait. Tous les autres jugements sont des jugements défectueux, c'est-à-dire ou faux, ou incertains, ou lâches, et capables d'être affaiblis par la passion : ce qui faisait dire à saint Paul qu'il lui importait peu d'être jugé par les hommes : Mihi autem pro minimo est ut a vobis judicer (1) ; ajoutant que quelque soin qu'il eût d'examiner toute H vie, il n'osait pas se juger soi-même : Sed neque meipsum judico (2); parce que les jugements qu'il pouvait faire de soi, ou que les hommes en faisaient, n'étaient que des jugements trompeurs, et qu'être jugé de la sorte, c'était ne pas l'être. C'est donc Dieu seul qui juge, poursuivait ce grand apôtre : Qui autem judicat me, Dominus est (3); parce qu'il n'y a que Dieu dont le jugement soit accompagné de ces deux qualités qui font les jugements certains et irréprochables, savoir, d'une vérité infaillible, et d'une équité inflexible. D'une vérité infaillible, en sorte que Dieu, comme souverain juge, ne peut être trompé : et d'une équité inflexible, qui dans l'exercice de cette fonction de Juge le rend incapable d'être gagné. Or voilà, Chrétiens, ce qui nous doit inspirer une sainte horreur du jugement de Dieu. Tout le reste en comparaison, quelque affreux d'ailleurs qu'il puisse être, n'est rien : mais d'avoir à soutenir le jugement d'un Dieu essentiellement véritable et inviolablement équitable, ou plutôt d'un Dieu qui est la vérité et l'équité même, c'est ce que je ne puis jamais assez craindre, parce que je ne puis assez le comprendre. Telle est néanmoins l'idée que j'entreprends aujourd'hui d'imprimer fortement dans vos esprits : et parce qu'un contraire ne paraît jamais mieux que lorsqu'il est opposé à son contraire, je veux, pour l'édification de vos âmes, vous représenter le jugement que Dieu fera de nous, par opposition à celui que nous faisons maintenant de nous-mêmes, ou que nous donnons sujet aux autres d'en faire. Ainsi, la vérité infaillible du jugement de Dieu opposée à nos erreurs et à nos hypocrisies : ce sera la première partie. L'équité inflexible du jugement de Dieu opposée à nos faiblesses et à nos relâchements : ce sera la seconde partie. La conséquence infinie de l'une et de l'autre demande toute votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Il est de la Providence, Chrétiens, que nous paraissions un jour ce que nous sommes, et que nous cessions enfin de paraître ce que nous ne sommes pas ; et j'ose dire que Dieu manquerait au premier de tous les devoirs dont il se tient comme responsable à soi-même, s'il souffrait que la vérité demeurât éternellement obscurcie, cachée, déguisée. Il

 

1 1 Cor., IV, 3. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 4.

 

433

 

faut qu'il lui rende une fois justice, et qu'après s'être lassé, pour ainsi dire, de la voir dans les ténèbres de l'aveuglement et du mensonge où les hommes la retiennent, il l'en fasse sortir avec éclat, suivant cette admirable parole de Tertullien : Exurge, veritas, et quasi de patientia erumpe. Or, c'est pour cela que le jugement de Dieu est établi. Nous l'outrageons, cette vérité, et s'il m'est permis de m'exprimer delà sorte, nous lui faisons violence en deux manières. Car au lieu d'user avec fidélité des lumières qu'elle nous présente, nous la corrompons au dedans de nous par des erreurs criminelles, et nous la falsifions au dehors par des hypocrisies affectées : c'est-à-dire que nous ne voulons ni nous connaître, ni être connus; qu'un de nos soins est de nous tromper, et l'autre de tromper le public. Voilà l'état de notre désordre ; et Dieu, par une conduite tout opposée et par le zèle de la vérité, entreprendra de nous détromper de nos erreurs, et de lever pour jamais le masque à nos hypocrisies; d'effacer les fausses idées que nous aurons données aux autres de nous, et de détruire dans nous celles que nous aurons conçues de nous-mêmes; de dissiper malgré nous ces nuages par où la passion nous aura ôté la vue salutaire de ce que nous étions, et de répandre dans tous les esprits une évidence plus que sensible de ce que nous aurons été. Voilà ce que Dieu se proposera, et ce qui nous rendra son jugement souverainement redoutable. Ne perdez rien, s'il vous plaît, d'une matière si importante.

Nous nous aimons, Chrétiens, jusqu'à être idolâtres de nos vices : mais ce qui est bien étrange, et ce qui paraîtrait d'abord incroyable, si l'expérience ne le vérifiait; par le même principe que nous nous aimons, nous craignons mortellement et nous évitons de nous connaître; pourquoi? en voici la belle raison qu'en donne saint Augustin : parce que nous savons que nous connaissant nous serions obligés de nous haïr; et que si nous venions à pénétrer le fond de notre misère, nous ne pourrions plus soutenir l'amour-propre qui nous possède, et qui règne dans notre cœur. De là vient que, par un instinct secret de cet amour, nous nous éloignons de cette connaissance de nous-mêmes, et que dans la vie il n'est rien pour l'homme de plus fâcheux ni de plus importun que de centrer dans soi-même, de faire réflexion sur toi-même, de s'étudier et de se juger soi-même, parce que tout cela ne peut aboutir qu'a l'humilier, et par conséquent qu'à troubler la possession où il est de se flatter et de se

complaire en lui-même. Tout cela néanmoins est de l'ordre ; et c'est une chose monstrueuse, dit saint Chrysostome, qu'une créature intelligente ne se connaisse jamais, et un dérèglement énorme que, ne se connaissant jamais, elle s'aime toujours injustement.

Qu'arrivera-t-il donc? appliquez-vous, mes chers auditeurs, à comprendre le mystère de la vérité de Dieu. Le premier effet de son jugement sera de nous rappeler à cette connaissance odieuse et mortifiante de nous-mêmes, et de nous forcer enfin à convenir avec nous de ce que nous sommes, pour s'autoriser ensuite à agir contre nous dans toute l'étendue de ce qu'il est. Dans le cours d'une prospérité humaine, dira-t-il à ce mondain, dans le tumulte et le bruit du monde où mille objets t'éblouissaient, te charmaient et occupaient toute ton attention, tu ne te voyais pas; et parce que tu ne te voyais pas, tu n'avais pour toi-même que de vaines complaisances. Mais parce que, pour ne te pas voir, tu te plaisais à toi-même et tu nourrissais dans ton cœur une secrète estime de toi-même, je déchirerai le bandeau qui t'aveuglait, et il est de ma justice que je te confonde par toi-même en te représentant à toi-même. Tu verras ton crime, non plus pour y remédier, mais pour te le reprocher ; non plus pour l'expier par la pénitence, mais pour le ressentir par le désespoir; non plus pour en faire le sujet de ta contrition, mais de ta confusion : Videbis factum tuum, non ut corrigas, sed ut erubescas.

Or cette vue, Chrétiens, est ce qu'il y aura de plus insupportable à l'homme pécheur, c'est ce qui l'accablera et ce qui le consternera. Et voilà pourquoi les réprouvés s'adressant, ainsi que le marque expressément saint Matthieu, aux collines et aux montagnes pour implorer leur secours, ne leur diront point, selon l'observation de saint Chrysostome, aussi solide qu'ingénieuse : Montagnes, cachez-nous le visage de ce Dieu de gloire qui nous doit juger ; collines, empêchez-nous d'apercevoir ces esprits qui doivent nous tourmenter ; mais seulement : Montagnes, tombez sur nous, couvrez-nous, servez-nous d'un rempart éternel contre nous-mêmes. Car c'est de nous-mêmes que nous avons aujourd'hui à nous défendre, et qu'il est de notre intérêt d'éviter l'aspect: Tunc incipient dicere montibus : Cadite super nos ; et collibus : Operite nos (1). Et en effet, si dans ce jugement nous pouvions être à couvert de nous-mêmes, ni la présence de Jésus-Christ,

 

1 Luc, XXIII, 30.

 

436

 

quoique majestueuse, ni celle des démons, quoique effrayante, ne seraient plus capables de nous troubler.

Mais venons au détail ; et pour tirer de cette première partie tout le fruit que j'en espère, entrons dans la discussion des choses. Nous avons, Chrétiens, deux sortes d'erreurs en ce qui regarde Dieu et le salut : des erreurs de fait et des erreurs de droit. Des erreurs de fait, qui nous ôtent la connaissance de notre propre action ; et des erreurs de droit, qui nous font même ignorer notre obligation. C'est à quoi se réduisent tous les désordres d'une conscience erronée. Or, à ces deux genres d'erreurs, Dieu, qui est la vérité éternelle, et qui, par un privilège de son être, n'est pas moins infaillible pour le fait que pour le droit, opposera cette double infaillibilité de son jugement. Infaillibilité dans les faits, pour nous confondre sur mille péchés auxquels peut-être nous n'avons jamais bien pensé. Infaillibilité dans le droit, pour nous condamner sur mille points de précepte et d'obligation dont nous nous sommes obstinés à ne vouloir jamais convenir. Ah ! Chrétiens, que n'ai-je le zèle et l'éloquence des prophètes, pour vous proposer ici l'un et l'autre dans toute sa force !

Nous entassons tous les jours péchés sur péchés ; mais avec cela nous vivons tranquilles, nous accusant à peine devant Dieu, et ne nous avouant presque jamais coupables devant les hommes. Pourquoi? parce que nous ne cherchons qu'à nous aveugler sur tout le mal que nous commettons, parce que nous ne nous le reprochons que très-rarement, parce que nous ne l'envisageons que très-superficiellement, parce que nous ne l'approfondissons jamais, et que nous en perdons très-volontiers et très-aisément le souvenir. Que fera Dieu? Parlez, mon Dieu, par vous-même, et faites-nous connaître, par les oracles que vous avez prononcés, quel doit être le procédé de votre justice, afin que nous le prévenions, ou que nous soyons inexcusables. Car ce ne sont pas mes raisonnements, mais vos révélations toutes divines, qui en doivent instruire cet auditoire chrétien. Dieu, mes chers auditeurs, suppléera là-dessus à votre défaut ; il recherchera ce que vous aurez négligé ; il approfondira ce que vous n'aurez fait qu'effleurer; ce qui manquera au compte que vous vous en serez rendu, il l'ajoutera ; ce qui était demeuré comme enveloppé dans l'embarras de vos consciences, il le débrouillera. Ainsi nous l’a-t-il formellement déclaré dans les saintes Ecritures, et en des termes dont l'infidélité la plus endurcie ne peut désavouer qu'elle ne soit émue.

Oui, mes Frères, ce jugement de Dieu succédera au nôtre, et réformera le nôtre : sur quoi? je le répète, sur tant de péchés que notre légèreté, que notre vivacité, que notre dissipation continuelle, que notre précipitation dans l'examen de nous-mêmes, que notre ignorance volontaire fait disparaître à notre vue. Car rien de plus commun que ces péchés inconnus ; je dis inconnus même au pécheur qui les a commis, et qui s'en trouve chargé devant Dieu. Je n'en voudrais point de preuve plus sensible que ce qui se passe au tribunal de la pénitence, s'il m'était permis de le révéler. Nous y voyons venir des mondains et des mondaines, après avoir été des années entières sans en approcher ; ils s'accusent au ministre de Jésus-Christ, et toute cette accusation se termine à quelques faits dont le récit est presque aussitôt achevé que commencé. Est-ce que ces pécheurs sont moins criminels que des âmes timorées (je ne dis pas scrupuleuses), mais que des âmes sagement et solidement chrétiennes, qui, dans des confessions de quelques semaines et même de quelques jours, s'expliquent avec tout une autre étendue, et demandent de notre part beaucoup plus de temps pour les entendre? Il y aurait lieu d'être surpris de cette différence, si l'on n'en découvrait pas d'abord le principe. C'est que ces hommes, que ces femmes du siècle, peu en peine de se connaître, ne font presque nul retour sur eux-mêmes, et laissent échapper sans réflexion les points quelquefois les plus essentiels. Combien de pensées, de soupçons, de jugements, de sentiments, de paroles, d'actions, qui ne leur reviennent point dans l'esprit, parce qu'ils ne se donnent ni le loisir, ni le soin de les rappeler? Combien de consentements au mal qu'il prennent pour de simples tentations? combien de désirs formés, qu'ils ne distinguent point des simples idées? combien de haines invétérées et depuis longtemps entretenues, qu'ils traitent d'antipathies naturelles et involontaires? combien de discours libertins, qu'ils ne regardent que comme des traits d'esprit et de belle humeur? combien de tours et de détours, de chicanes et d'artifices, de dissimulations et de supercheries, de violences et de concussions, pour profiter, pour gagner, pour s'avancer, pour s'assurer un héritage, pour s'ingérer dans un emploi ? Combien, dis-je, de toutes ces injustices, et combien d'autres dont ils se savent bon gré, dont ils s'applaudissent,

 

437

 

bien loin de les réputer pour des crimes, et qui ne sont dans leur opinion qu'adresse, qu'habileté, que science du monde? Voilà ce qu'ils ne font jamais entrer dans la recherche de leur vie ; et quand, selon le devoir de notre ministère, nous voulons être éclaircis là-dessus, et qu'ils nous en rendent compte, comment nous répondent-ils, et pour qui passons-nous auprès d'eux?

Mais si, malgré nos soins, nous ne pouvons parvenir à développer ce*chaos, et si nous sommes enfin obligés, après avoir pris les mesures convenables, de nous en rapporter à leur propre témoignage, ils ont un juge supérieur, qui de leur témoignage en appellera au sien, ou plutôt qui, par son témoignage, les rendra témoins eux-mêmes de toutes leurs iniquités. C'est lorsque, répandant sur eux un rayon de sa vérité, il les éclairera de toutes parts, et qu'il ne laissera rien de si obscur et de si secret , qu'il ne produise à la lumière. Vois, pécheur, vois (c'est ainsi qu'il leur parlera à chacun en particulier) : suis par ordre tout le cours de tes années ; en voilà devant toi toutes les heures et tous les moments. Voilà, sans y rien ajouter et sans y rien omettre, tout ce que tu as pensé, tout ce que tu as dit, tout ce que tu as fait ; voilà cette passion qui t'a dominé, et tous les excès où elle t'a porté ; voilà cet intérêt qui t'a corrompu, et toutes les usures, toutes les fourberies qu'il t'a inspirées et que tu as exécutées ; voilà cette envie, ce ressentiment qui te dévorait, et que tu as mille fois satisfait aux dépens de la bonne foi, de l'équité, de la charité, de toute la compassion naturelle. En un mot, te voilà toi-même, et il ne tient qu'à toi de te considérer et de te contempler toi-même. Mais non, il ne tient plus proprement à toi ; car, malgré toi, je te forcerai éternellement à te considérer de la sorte, et à te contempler toi-même; pourquoi? afin que tu te haïsses et que tu te détestes éternellement toi-même. Ainsi, dis-je, parlera le Seigneur; et dites-moi, mes Frères, si vous le pouvez, quelle sera la surprise de ce pécheur, et son effroi, quand d'une première vue il viendra tout à coup à découvrir cette affreuse multitude de péchés oubliés, de péchés ignorés, de péchés éloignés par la distance des temps, de péchés comptés pour rien et à peine remarqués, de péchés jusque-là ensevelis dans une confusion de faits presque impénétrable, mais alors tellement étalés devant lui, et tellement rapprochés de lui, que pas un ne sera soustrait à sa vue, et que tous se montreront à ses yeux

dans tout leur nombre et dans toute leur difformité.

Ce n'est pas que dès cette vie plusieurs ne les connaissent ; mais appliquez-vous à cet autre article, qui s'étend encore plus loin. Nous connaissons nos désordres, mais, par un défaut d'attention qui ne nous est que trop ordinaire, nous n'en considérons ni les circonstances, ni les dépendances, ni les conséquences, ni les effets ; et de là nous ne nous accusons qu'à demi. Or, c'est surtout en cela que le jugement de Dieu doit être le supplément du nôtre, et c'est ce que le Psalmiste comprenait admirablement, lorsqu'il disait à Dieu : Appone iniquitatem super iniquitatem eorum (1). Ajoutez , Seigneur, ce que vous savez qui a manqué à la confession qu'ils ont faite de leurs iniquités, et tirez du fonds infini de votre sagesse, laquelle voit tout, ce qui doit rendre selon vous leur jugement complet : Appone iniquitatem super iniquitatem. Car voilà, remarque le chancelier Gerson, l'un des aveuglements les plus pernicieux dans la pratique et dans l'usage de la vie chrétienne. On se juge et on se condamne, mais par un malheureux secret d'abréger les choses, de dix péchés qui ont été, pour ainsi dire, compliqués et d'un enchaînement nécessaire entre eux, on n'en avoue qu'un ; et cela parce qu'on n'envisage que la substance du péché, dénuée de tout ce qui l'accompagne et de tout ce qui le suit.

On dit : J'ai trop d'amour et trop de complaisance pour ma personne ; mais on ne dit pas que cet amour de sa propre personne a été suivi d'un désir désordonné de plaire ; mais on ne dit pas que pour plaire on a méprisé toutes les lois de la modestie, n'omettant rien de ce que le luxe et la vanité ont pu y contribuer; mais on ne dit pas que ce luxe et ce désir de plaire ont fait naître dans autrui des passions criminelles; passions dont on s'est bien aperçu, que l'on a excitées et qu'on a pris plaisir à faire croître, bien loin d'en rompre le cours ; mais on ne dit pas que par là on a été la ruine des âmes que l'on a fait périr, et à qui l'on a servi de tentateur : Appone iniquitatem super iniquitatem. On dit : J'ai eu une attache qui m'a engagé dans des conversations trop libres ; mais on ne dit pas que cette attache a refroidi peu à peu et même entièrement éteint un amour légitime et de devoir ; mais on ne dit pas que cette liberté de la conversation a suscité des querelles et des jalousies, dont la paix d'une

 

1 Psalm., LXVIII, 28.

 

438

 

famille a été troublée ; mais on ne dit pas que cet engagement a éclaté, et scandalisé le public : Appone iniquitatem super iniquitatem. On dit : J'ai trop aimé le jeu, mais on ne dit pas que ce jeu, outre le crime d'une vie oisive qui n'en a pu être séparé, a fait abandonner les soins les plus essentiels, a détourné des exercices de piété et de religion, a donné un mauvais exemple à des enfants, a autorisé des domestiques dans leur libertinage, a empêché de payer ses dettes, a causé des emportements et des dépits contre Dieu même : Appone iniquitatem super iniquitatem. J'ai parlé, dit-on, peu charitablement de mon prochain; mais on ne dit pas qu'en parlant de la sorte on a perdu ce prochain d'honneur et de crédit , mais on ne dit pas que cette médisance a été un obstacle à sa fortune, mais on ne dit pas qu'on a parlé pour se venger d'une injure qu'on prétendait avoir reçue ; on ne le dit pas, et peut-être ne se l'est-on jamais dit à soi-même. Mais Dieu vous le dira, et c'est ainsi que dans son jugement il mettra iniquité sur iniquité; c'est-à-dire, qu'outre celles que nous avons connues, il nous présentera celles, ou que nous n'avons jamais observées, ou que nous avons oubliées ; Appone iniquitatem super iniquitatem.

Je dis que nous avons oubliées, car nous en perdons facilement la mémoire. Mais Dieu, qui se trouvera intéressé à réveiller ce souvenir et à le perpétuer, le rendra fixe et immuable ; comment cela? en nous appliquant la lumière de son entendement divin, par où ces mêmes crimes lui sont toujours présents ; et en nous l'appliquant avec des traits si marqués, qu'il ne sera jamais en notre pouvoir de les effacer. Lumière divine (prenez garde, s'il vous plaît), qui pour cela est comparée par le Saint-Esprit, non pas à la parole, mais à l'écriture : Lingua mea calamus scribœ velociter scribentis (1) ; Ma langue, disait le Prophète, lorsqu'elle exprime les pensées de Dieu, est semblable à la plume d'un écrivain. Que voulait-il dire? Similitude admirable ! répond saint Jérôme, Parce que de même qu'un écrivain forme des caractères qui demeurent, qui se conservent des siècles entiers , et qui représentent toujours à l'œil ce que d'abord ils lui ont fait voir, au lieu que la langue ne forme que des paroles passagères, qui cessent d'être à l'instant qu'elles sont prononcées; aussi la lumière de Dieu a-t-elle un être permanent, de sorte que lorsqu'une fois elle sera imprimée dans nos esprits

 

1 Psalm., XLIV, 2.

 

comme Dieu l'y imprimera, nous ne pourrons plus perdre l'idée des sujets de notre condamnation, et nous les verrons éternellement écrits dans Dieu même : Lingua mea calamus scribœ velociter scribentis. Et voilà, mes Frères, dit saint Bernard, ce que Dieu voulait nous déclarer dans ce passage du Deutéronome, quand, après avoir fait le dénombrement des péchés de son peuple, il concluait ainsi : Nonne hœc condita sunt apud me, et signala in thesaurii meis (1) ; Tout cela n'est-il pas comme en réserve chez moi, et tout cela n'est-il pas comme scellé dans les trésors de ma justice? Voyez-vous, Chrétiens, la conduite de Dieu à notre égard ? Si, par un esprit de pénitence, nous conservions maintenant le souvenir de nos désordres, les ayant toujours devant les yeux, et les repassant dans l'amertume de nos âmes, tout désordres qu'ils auraient été, nous nous en ferions devant Dieu un trésor de miséricorde : mais parce que nous les laissons volontairement échapper, Dieu les ramasse et nous en fait un autre trésor, qui est ce trésor de colère dont a parlé l'Apôtre. Trésor qu'il nous ouvrira dans le grand jour de la manifestation ; trésor où il mettra le sceau, afin que jamais ni la négligence, ni l'oubli même involontaire, n'y puissent donner la moindre atteinte, et que malgré nous notre esprit se trouve pour ainsi dire, toujours saisi de la connaissance de nos propres actions : Nonne hœc condita sunt apud me, et signala in thesauris meis ?

Voilà ce qui concerne les erreurs de fait; mais il en est d'autres que j'appelle erreurs de droit. En effet, l'extrémité de notre misère est que nous errons même dans les principes, et que, par un renversement qui se fait en nous aussi bien de l'homme raisonnable que de l'homme chrétien, nous nous formons des consciences que notre raison, pour peu épurée et pour peu exacte qu'elle soit, ne peut s'empêcher de contredire : réglant nos devoirs par nos intérêts, opinant et décidant sur nos obligations selon le mouvement de nos passions ; nous en rapportant à notre sens particulier, au préjudice des saintes lumières que la religion nous fournit ; qualifiant les choses comme il nous plaît, traitant de bagatelles et de riens ce qui est essentiel au salut; ne jugeant de ce qui est criminel que par rapport aux idées du monde, c'est-à-dire ne comptant pour criminel selon Dieu que ce qui l'est selon le monde, nous figurant honnête et permis tout ce qui est autorisé

 

1 Deut., XXXII, 34.

 

439

 

par l'usage du monde; au lieu de combattre le monde par notre foi, accordant notre foi avec le monde, et par là même l'anéantissant et la détruisant. Mais Dieu, Chrétiens, viendra par son jugement rectifier tous ces faux principes, dissiper toutes ces illusions, réformer toutes ces consciences ; et ce sera, dit-il, lorsqu’après nous avoir laissé prendre notre temps, il prendra le sien : Cum accepero tempus (1). Ces consciences dont nous nous étions assurés et sur lesquelles nous nous reposions, il nous les fera paraître pleines d'injustice, de préoccupation, de mauvaise foi ; et comme telles il les réprouvera. Dès celte vie, il nous avait suffisamment pourvus de règles pour nous obligera les réprouver nous-mêmes. Car nous n'avions qu'à les confronter avec la pureté de sa loi ; nous n'avions qu'à les soumettre aux jugements de ceux qu'il avait établis dans son Eglise pour nous conduire ; nous n'avions qu'à les comparer avec les premiers jugements que nous faisions autrefois du bien et du mal. avant que notre raison fût pervertie et obscurcie par le péché : mais parce que nous n'avons rien fait de tout cela, et qu'emportés par l'esprit du monde, nous avons toujours voulu suivre ces consciences erronées ; Dieu, pour nous confondre, leur opposera la sainteté, l'intégrité, l'incorruptibilité de son jugement. Et qu'aurons-nous autre chose, mes Frères, à lui répondre, que de faire en sa présence le même aveu que Job, et de le faire encore avec plus de sujet que ce saint homme : Vere scio quod ita sit, et quod non justificefur homo compositus Deo (2) ? Ah ! on nous le disait, et nous l'éprouvons, Seigneur, que vos vues sont bien différentes des nôtres et bien au-dessus des noires. Nous pouvions nous justifier à nos yeux, mais nous ne l'étions pas pour cela devant vous ; et c'est même pour nous être tant justifiés à nos yeux, que nous devenons devant vous plus criminels. Ou plutôt, mes chers auditeurs, sans rien répliquer et sans rien dire, qu'aurons-nous à faire autre chose que de demeurer dans un triste et morne silence, confus, interdits, effrayés, apercevant partout les titres d'une juste et affreuse réprobation, et ne pouvant les déguiser, ne pouvant les éluder, ne pouvant les détruire ni les réfuter, parce que nous ne pourrons éteindre cette lumière éternelle de la vérité, qui nous percera de toutes parts, et nous retracera incessamment l'odieuse peinture de nous-mêmes? Je serais infini si, pour l'accomplissement de

 

1 Ps., LXXIV, 3. — 2 Job., IX, 2.

 

mon dessein et pour la conclusion de cette première partie, je voulais maintenant, dans une nouvelle image, vous exposer comment Dieu, vérité, toujours infaillible, non content de nous faire connaître à nous-mêmes pour nous détromper de nos erreurs, nous fera encore connaître aux autres pour confondre nos hypocrisies. Hypocrisie, caractère de notre siècle, ou, pour mieux dire, caractère de tous les siècles où le libertinage a régné, puisque le libertinage, quelque déterminé qu'il puisse être, ne se soutiendrait jamais s'il ne se couvrait du voile de la religion. Hypocrisie, compagne inséparable de l'hérésie, et qui as fomenté toutes les sectes, puisqu'il n'y en a pas une qui ait osé se produire sans être revêtue des apparences d'une spécieuse réforme. Hypocrisie, qui, sous prétexte de perfection, vas à la destruction, et qui, sons ombre de ne vouloir rien de médiocre dans le culte de Dieu, anéantis visiblement, quoique insensiblement, le culte de Dieu. Hypocrisie, qui, sous l'austérité des paroles, caches les actions les plus basses et les plus honteuses, et qui, sous le masque d'une fausse régularité, insultes à la véritable et solide piété. Hypocrisie, qui, par un raffinement d'orgueil déguisé sous le nom de zèle, condamnes tout le genre humain, fais de la médisance une vertu, n'épargne pas les puissances établies de Dieu, et n'as de charité pour personne. Hypocrisie, qui, pour parvenir à tes fins, remues toutes sortes de ressorts, formes toutes sortes d'intrigues, emploies toutes sortes de moyens; ne trouvant rien d'injuste dès qu'il le peut être utile, ni rien qui ne soit permis dès qu'il sert à ton avancement et à ton progrès : c'est là, c'est à ce tribunal que tu comparaîtras, et que Dieu, pour l'honneur de la vérité, révélera toute ta honte. Lui-même il nous le dit, mais avec des expressions dont j'aurais peine à user si elles n'étaient consacrées : Ostendam gentibus nuditatem tuam, et regnis ignominium tuam (1). Oui, je découvrirai à toute la terre ton opprobre, c'est-à-dire tes artifices, tes fraudes, tes impostures, tes cabales, tes abominations, d'autant plus ignominieuses pour toi, qu'elles auront été plus secrètes pour le monde. Ostendam : tout cela sera connu, et par là non-seulement je me satisferai, mais je satisferai tout l'univers. Tu séduisais les peuples, tu leur en imposais, tu te les attachais par une vaine montre de probité, de simplicité, de sévérité ; tu recevais leur encens, et tu te repaissais de

 

1 Nahum., III, 5.

 

440

 

leurs éloges. Or, je produirai au grand jour tous ces mystères d'iniquité et toute cette turpitude. On la verra, et tu auras à soutenir les regards de tous ceux que tu as trompés : Ostendam gentibus nuditatem tuam, et regnis ignominiam tuam. Voilà, Chrétiens, la menace, et jugez de l'effet. Que dis-je, et qui peut l'imaginer et le concevoir? Je vous le demande : qui peut concevoir de quelle confusion seront couverts tout à coup et accablés tel peut-être et telle qui sont ici présents; qui, portant au fond de leur cœur de quoi les diffamer, lèvent la tête néanmoins avec plus de confiance et plus d'orgueil; qui, dans un moment, se tiendraient perdus sans ressource, si ce qu'ils cachent avec tant de soin et sous de si beaux dehors venait à être su, non pas du public, mais seulement de cette personne en particulier ou de cette autre; qui ne trouveraient point alors d'assez épaisses ténèbres ni de retraite assez profonde où se précipiter et s'abîmer. Ah! je le répète, et qui peut penser quelle sera pour eux l'ignominie de cette révélation authentique et solennelle, où ils se verront comme donnés en spectacle à toutes les créatures intelligentes; où tout ce qu'il y aura eu de plus lâche, de plus indigne, de plus malin, de plus sale et de plus corrompu dans leurs sentiments, dans leurs déguisements, dans leurs menées et leurs fourberies, dans leurs plaisirs et leurs brutales voluptés, sera tiré des ombres qui l'enveloppaient, et mis sous les yeux de tous les hommes; où, devenus les objets du mépris le plus général, ils seront surtout témoins de la surprise et de l'indignation de ceux qu'ils auront trompés, de ceux qui les croyaient tels qu'ils paraissaient et qu'ils s'étudiaient de paraître, droits, sincères, désintéressés, réglés, vertueux, honnêtes ; mais qui commenceront à les connaître tels qu'ils étaient, sans foi, sans retenue, sans pudeur, sans charité, sans équité, sans religion. Je ne puis vous donner d'idée parfaite de cette infamie, et rien de tout ce qui se passe dans le monde n'en peut approcher. Un homme est décrié sur la terre et noté : mais il disparaît; mais il n'est flétri que dans une société, que dans un quartier, que dans une ville, que dans une certaine contrée; mais la tache enfin s'efface avec le temps : au lieu que l'hypocrite, démasqué à ce jugement redoutable, sera forcé malgré lui de demeurer en vue; que l'image de son hypocrisie sera gravée dans tous les esprits, et qu'éternellement celte image et sa honte subsistera.

Le remède, mes Frères, et le plus assuré préservatif que nous ayons et dont nous puissions présentement nous servir, c'est d'être de bonne foi avec nous-mêmes pour travaillera nous bien connaître; et de l'être avec les autres, pour vouloir aussi sincèrement nous faire bien connaître à qui nous le devons, je veux dire aux ministres de la pénitence. Connaissons-nous nous-mêmes, afin de nous remplir d'une sainte haine de nous-mêmes, et de nous exciter à la réformation de nous-mêmes. Et faisons-nous bien connaître aux médecins spirituels de nos âmes, afin qu'ils puissent mieux nous traiter, et qu'ils s'appliquent avec plus de fruit à la guérison de nos infirmités. Essuyons à leurs pieds et avec toute l'humilité chrétienne une confusion particulière et salutaire. Demandons à Dieu qu'il répande sur eux et sur nous sa vérité, et souhaitons que ce soit cette souveraine vérité qui nous conduise par leur ministère. Sans cela nous avons tout à craindre de cette vérité infaillible que rien ne trompera, et de cette équité inflexible que rien ne corrompra, comme il me reste à vous faire voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Il y a une loi rigoureuse de justice, et nous ne pouvons douter que cette loi ne soit dans Dieu, pour corriger un jour les relâchements et les abus infinis de notre amour-propre. Quelque lumière que nous ayons, Chrétiens, pour faire le discernement intérieur de nos consciences, dont je viens de vous parler; rarement avons-nous le courage qui serait nécessaire pour procéder contre nous-mêmes, pour nous traiter aussi sévèrement que nous nous sommes sincèrement et véritablement connus. Nous nous condamnons (prenez garde, s'il vous plaît, à ces trois pensées auxquelles je réduis toute cette seconde partie), nous nous condamnons, mais en même temps nous nous faisons grâce, et nous voulons qu'on nous ménage jusque dans le tribunal le plus saint où nous nous soumettons à être jugés, qui est celui de la pénitence. Nous nous reconnaissons pécheurs devant Dieu, mais en même temps nous considérons ce que nous sommes selon le monde, et nous prétendons qu'on y doit avoir égard, tirant un avantage secret de la qualité de nos personnes et de la différence de nos conditions. Nous nous avouons coupables et punissables, mais en même temps nous nous alléguons à nous-mêmes notre faiblesse, ou plutôt notre délicatesse, que nous croyons

 

441

 

devoir épargner, et pour laquelle nous exigeons des autres qu'ils aient de la condescendance et de la douceur. Trois effets de l'amour de nous-mêmes; trois désordres qui entretiennent l'impénitence des hommes du siècle dans le cours delà vie; trois relâchements de l'esprit chrétien, à quoi il faut que l'équité inflexible du jugement de Dieu serve de correctif, et voici comment. Car Dieu, mes chers auditeurs, nous jugera sans nous faire grâce; il nous jugera, non-seulement sans distinguer nos qualités, mais les employant contre nous-mêmes ; il nous jugera sans consulter notre délicatesse, et il fera même de notre délicatesse le sujet principal de la rigueur de son jugement. Encore un moment de réflexion.

Nous nous faisons grâce en nous jugeant, et Dieu ne nous fera nulle grâce. Voilà de tous les points de la religion celui qui nous paraît le plus terrible, et qui néanmoins est le mieux établi. Car c'est ainsi que le Saint-Esprit a défini en propres termes le jugement de Dieu : iudicium sine misericordia (1). Un jugement sans miséricorde : pourquoi ? pour l'opposer à cette miséricorde pernicieuse dont nous aurons usé dans les jugements que nous faisons de nos personnes. Telle est en effet, Chrétiens, la fausse maxime qui nous préoccupe. Parce qu'il s'agit de nous-mêmes, nous croyons avoir un droit naturel de nous juger favorablement ; et c'est au contraire pour cela que nous ne saurions y apporter un zèle trop rigide. S'il était question de juger les autres, ce serait par ce principe de bénignité qu'il s'y faudrait prendre, et à peine y aurait-il quelque danger de la porter trop loin et d'en abuser. Mais dès que nous sommes nous-mêmes nos juges, le grand écueil à éviter, c'est cet esprit de douceur et de modération que l'amour-propre nous inspire, et qu'il ne manque jamais d'autoriser de mille prétextes spécieux. Voilà cependant où nous allons toujours. Nous voulons que les prêtres, qui sont les lieutenants de Dieu, et qui président de sa part à ce jugement secret de nos âmes dans le sacrement de la pénitence, deviennent en cela les complices de notre lâcheté. A force d'être indulgents comme nous le sommes envers nous-mêmes, nous les obligeons en quelque sorte à le devenir, c'est-à-dire à nous accorder ce qui nous est commode, et à nous dispenser de ce qui nous mortifie : et il arrive tous les jours, par une prévarication indigne, mais qui est celle de notre siècle, que lors même que nous nous scandalisons en général de la trop grande

 

4 Jac., II, 13.

 

facilité des ministres de l’Eglise, nous l'entretenons en particulier par cent manières artificieuses dont nous nous servons pour les faire entrer dans nos pensées et dans nos intérêts, et que, ne trouvant point pour autrui de confesseurs assez sévères, nous en formons pour nous-mêmes de plus indulgents et de plus accommodants. Car de là vient l'espèce de nécessité où nous les mettons de garder avec nous tant de mesures, d'imaginer tant d'adoucissements, de chercher tant de tempéraments ; et cela au préjudice de la sainte fonction qui leur est confiée, et qu'ils n'ont pas la force de soutenir, parce que nous en avons trop pour arrêter leur zèle et pour l'énerver.

Mais Dieu, Chrétiens, qui est le premier juge, et au tribunal duquel non-seulement nos crimes, mais les jugements de nos crimes doivent être rapportés, confondra tout cela par ce jugement suprême dont le caractère est d'être sans miséricorde : Judicium sine misericordia. La raison est, dit saint Augustin, que ce sera la seule justice alors qui agira. Elle agit dès à présent, mais elle n'agit pas toute seule; ou plutôt c'est la miséricorde qui agit par elle et dans elle. Car cette justice même que Dieu exerce contre nous dans la vie, est souvent une de ses miséricordes les plus spéciales, puisqu'il est certain que Dieu ne nous punit point en ce monde précisément pour nous punir; mais qu'il ne nous punit que pour nous convertir, que pour nous sanctifier, que pour nous instruire, et qu'ainsi ses châtiments dans les principes de la foi sont des bienfaits et des faveurs. Mais dans son jugement il n'écoutera que sa justice, il ne suivra que sa justice, il n'aura égard qu'aux droits de sa justice, parce que nous aurons négligé les dons de sa miséricorde, et que nous en aurons épuisé toutes les sources. Je dis plus : sa miséricorde négligée, méprisée, outragée, ne servira qu'à aigrir sa justice, et par où? Par le témoignage qu'elle rendra contre nous, bien loin de s'intéresser pour nous : Judicium sine misericordia.

Ah ! Chrétiens, que nous serviront alors ces grâces prétendues que nous aurons comme extorquées des vicaires de Jésus-Christ? ces condescendances qu'ils auront eues pour nous, de quel usage nous seront-elles? Dieu les ratifiera-t-il? conformera-t-il son jugement au leur? ce qu'ils auront délié sur la terre, le déliera-t-il dans le ciel? le pouvoir des clés qu'il leur a donné va-t-il jusque-là? Non, non, mes chers auditeurs, cela ne peut être. Dieu veut bien qu'ils soient des ministres de miséricorde,

 

442

 

mais d'une miséricorde sage et ferme, et non point d'une miséricorde aveugle et molle; mais d'une miséricorde qui retranche les vices et les habitudes criminelles, et non point d'une miséricorde qui les flatte et qui les fomente; mais d'une miséricorde qui mette à couvert sa cause et l'honneur de son nom, et non point d'une miséricorde qui l'outrage et le déshonore. Car une telle miséricorde, une miséricorde faible, timide, disposée à tout accorder, ne sauvera pas le pécheur et perdra le ministre : tellement que l'un et l'autre ne doit s'attendre de la part de Dieu qu'à un jugement sans miséricorde. Judicium sine misericordia.

Autre abus qui résulte de celui-ci. Nous tirons avantage de nos qualités; et parce que nous nous voyons dans les rangs de naissance et de fortune que le monde respecte, nous voudrions que Dieu nous respectât aussi ; et nous le prétendons si bien, que quand les substituts de sa justice, qui sont les prêtres de la loi de grâce, entreprennent de nous juger selon les règles communes et générales du christianisme que nous professons, nous le trouvons mauvais : exigeant de leur discrétion qu'ils ne nous confondent pas avec les âmes vulgaires, et mesurant leur prudence par la distinction qu'ils font de ce que nous sommes. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent entre les ministres de la pénitence et nous? Mais voyons comment elles se passeront devant Dieu. Si je vous disais que l'un des titres dont Dieu se glorifie davantage dans l'Ecriture est d'être un Dieu sans égard aux conditions des hommes ; que c'était la louange particulière que les pharisiens mêmes attribuaient à Jésus-Christ, confessant en sa présence que dans les jugements qu'il portait, il ne considérait point les personnes : Non enim respicis personam hominum (1) ; et qu'en effet, jusqu'au sujet de sa mère, c'est-à-dire de la plus auguste de toutes les créatures, cet Homme-Dieu s'est hautement déclaré tel, ne l'ayant jamais élevée dans le monde, et pour lui donner place dans sa gloire, ne l'ayant jamais partagée selon sa dignité , mais selon ses mérites et ses œuvres : Laudent eam opera ejus (2). Si je vous le disais, je De vous dirais que ce que vous avez cent l'ois entendu, et cela seul devrait renverser toutes vos prétentions imaginaires, fondées sur la différence de vos états. Mais je vous dis aujourd'hui quelque chose de plus fort, et quoi ? c'est que la différence de vos conditions et de vos états, bien loin de vous être avantageuse, est

 

1 Matth., XXII, 16. — 2 Prov., XXXI, 31.

 

justement ce qui rendra Dieu plus sévère et plus inflexible contre vous. Qui nous l'apprend? lui-même, par ces paroles de la Sagesse, que vous devriez écouter comme autant de tonnerres, et qui ont fait la conversion de tant de grands du monde: Audi te ergo vos qui continetis multitudines, et placetis vobis in turbis nationum. Quia horrende et cito apparebit vobis ; quoniam judicium durissimum his qui prœsunt (1) ; Sachez donc, vous qui commanda aux nations et qui vous plaisez dans la foule des peuples où vous êtes honorés, sachez que ce Dieu de majesté se montrera bientôt à vous, mais d'une manière qui vous doit saisir de frayeur. Car pour ceux qui sont dans l'élévation, il ne peut y avoir qu'un jugement inexorable et rigoureux : Quoniam judicium durissimum his qui prœsunt. De vous en marquer les raisons, ce serait un soin superflu, puisque votre expérience vous les fait assez voir : ce mépris de Dieu dans lequel vivent les grands de la terre, cet oubli de leur dépendance, cette ostentation de leur pouvoir, et, sans parler du reste, cette dureté de cœur envers ceux qui leur sont soumis , ne justifie que trop la Providence sur la sévérité avec laquelle Dieu les jugera.

Quoi qu'il en soit, voilà l'arrêt que la Sagesse éternelle a prononcé : Exiguo conceditur misericordia : potentes autem potenter tormenta patientur (2). S'il doit y avoir de la douceur dans le jugement de Dieu, c'est pour les faibles et pour les petits ; mais les grands et les puissants du siècle, à proportion de leur grandeur, y doivent être plus rudement frappés. Je me suis donc trompé quand j'ai dit que Dieu ne distinguerait point nos qualités. Ah! mes chers auditeurs, vous paraîtrez encore dans son jugement tout ce que vous êtes, et vous y porterez toutes les marques de ces dignités éclatantes dont vous aurez été revêtus; mais c'est ce qui allumera la colère de Dieu, et ce qui lui fera lancer sur vos têtes de plus terribles anathèmes. Votre souhait alors sera que Dieu voulût bien ne vous point distinguer, et qu'il vous jugeât comme les derniers des hommes; mais c'est ce que la loi inviolable de son équité ne lui permettra pas. Il faudra, malgré vous, que vous soyez jugés en grands, parce qu'il faudra que vous soyez punis de même. Ainsi l'ont de les Pharaon, les Balthasar, les Antiochus. Ils étaient princes, et voilà pourquoi Dieu, dans l'Ecriture, a fulminé contre eux des arrêts qui nous font encore frémir. Or vous devez compter

 

1 Sap., VI, 6. — 2 Ibid., 7.

 

413

 

que leur destinée sera la vôtre, et que, vivant comme eux, ce qui s'est accompli dans eux s'accomplira infailliblement en vous, pourquoi? parce que la loi est sans exception : Quoniam judicium durissimum his qui prœsunt.

Troisième et dernier abus. Nous nous supposons délicats, et parce qu'il nous plaît de l'être, nous nous faisons un droit et même une Obligation de nous épargner; eteequi est selon Dieu lâcheté et impénitence, nous l'érigeons en devoir. Non-seulement nous nous ménageons sans scrupule, mais nous nous ferions volontiers un scrupule de ne nous ménager pas; et quoi que l'Ecriture nous dise de cette nécessité indispensable de crucifier sa chair et ses sens, nous nous prévalons de la plus légère Incommodité et du moindre besoin que nous sentons ou que nous croyons sentir. Encore si celte délicatesse ne s'étendait qu'à certaines pratiques volontaires de la pénitence chrétienne, et à certains exercices de notre choix et moins expressément ordonnés ! mais ce qu'il y a de bien déplorable, c'est qu'on s'en sert comme d'une dispense universelle à l'égard des observances même les plus étroites, et des préceptes les plus communs et les plus formels. Abstinences et jeûnes, ce sont des commandements qu'on tient impraticables; et si les ministres de l'Eglise, dépositaires de ses lois et chargés de les faire observer, veulent entrer là-dessus dans une sérieuse discussion, et ne s'en rapportent pas d'abord à nous, on les regarde comme des gens indiscrets, et peu versés dans l'usage ordinaire de la vie. De quoi ils ont encore plus lieu de gémir, c'est que ce sont les riches et les opulents du siècle qui font plus valoir leur prétendue délicatesse ; comme si l'abondance où ils vivent altérait leurs forces, et qu'au milieu de tout ce qui peut flatter le corps et l'entretenir, ils fussent absolument hors d'état de supporter ce que d'autres , dans des conditions laborieuses, soutiennent avec constance et avec fidélité.

De là, nul soin de satisfaire à Dieu; mais Dieu néanmoins doit être satisfait, et veut être satisfait. Que fera-t-il donc? parce que notre délicatesse nous aura empêchés de le satisfaire, il se satisfera lui-même par l'équité incorruptible de son jugement. Mais dans un jugement si équitable , cette délicatesse que nous alléguerons ne sera-t-elle pas une excuse légitime? Chose étrange, mes chers auditeurs, que l'homme veuille se justifier devant Dieu par cela même pourquoi Dieu se prépare à le condamner, et que sa témérité aille jusqu'à ce point, de se couvrir de son propre désordre pour se dérober au juste châtiment qui lui est dû ? Car nous nous fondons sur notre délicatesse pour nous rassurer contre le jugement de Dieu ; et c'est sur notre délicatesse même que Dieu nous jugera : comment? en nous reprochant (ce qui n'est que trop réel et que trop vrai) et en nous faisant voir que c'était une délicatesse affectée, que c'était une délicatesse outrée, par conséquent que c'était une délicatesse criminelle, et que, bien loin de modérer l'arrêt de notre condamnation, elle en doit d'autant plus augmenter la rigueur, qu'elle aura été la source de plus de péchés , et qu'en même temps elle nous aura servi de prétexte pour nous décharger de toute peine et de toute réparation.

Aussi, Chrétiens , écoutez le formidable arrêt que le Seigneur a prononcé dans l'Ecriture, et qu'il prononcera encore plus hautement et avec plus d'éclat : Quantum in deliciis fuit, tantum date illi tormentum (1). Que l'oisiveté, la paresse, les aises et les plaisirs de la vie soient la règle et la mesure de la damnation et du tourment. Car c'est ainsi qu'il exterminera comme autrefois, et bien plus même qu'autrefois, tous les efféminés d'Israël. C'est ainsi qu'il se tournera contre eux, et qu'il se dédommagera avec usure de la satisfaction volontaire qu'il attendait de leur part, et qu'ils lui auront refusée : Abstulit effeminatos de terra (2).

Sur cela, mes chers auditeurs, je finis par un avis important que j'ai à vous donner, mais qui pourrait être pour vous un scandale, si vous et moi nous le prenions dans le vrai sens où il doit être entendu. Car je vous dis : Aimez-vous vous-mêmes, mes Frères, et si vous voulez, aimez votre chair; j'y consens. Ce n'est point précisément l'amour de vous-mêmes ni l'amour de votre corps que Dieu condamne, puisque personne, selon la parole du Saint-Esprit, ne hait proprement sa chair : Nemo carnem suam odio habuit (3). Aimez-la donc, encore une fois, cette chair ; mais aimez-la d'un amour solide et chrétien, et non d'un amour terrestre et déréglé; c'est-à-dire aimez-la pour l'autre vie, et non pour celle-ci. De tous les maux, épargnez-lui le plus grand, qui est le supplice éternel dont elle est menacée, et où votre mollesse la conduit. Or vous ne l'aimerez jamais de cet amour sage et véritable, qu'en la haïssant dans ce monde; je veux dire qu'en l'affligeant, qu'en la renonçant, qu'en la soumettant, qu'en arrêtant ses

 

1 Apoc, XVIII, 7. —  2 3 Reg., XV, 12. — 3 Ephes., V, 30.

 

444

 

révoltes, qu'en réprimant ses appétits, qu'en l'immolant et la sacrifiant. Ce langage lui semble dur, et elle y répugne; je le sais et je ne m'en étonne pas, puisqu'il s'agit de la dompter et de la crucifier avec tous ses désirs sensuels. Mais combien mille fois lui sera plus dure cette sentence que Dieu prononcera contre elle : Allez au feu, et au feu éternel : Discedite in ignem œternum (1). Eh quoi ! mondain voluptueux, femme idolâtre de votre chair, vous l'aimez, cette chair, et vous l'exposez au coup le plus sensible et le plus accablant dont elle puisse être frappée ! Vous l'aimez, et vous l'exposez à des flammes allumées du souffle même de Dieu ! Vous l'aimez, et vous l'exposez à une éternité de souffrances ; et de quelles souffrances ! Voilà ce que j'appelle l'amour, non-seulement le plus aveugle, mais le plus insensé. Voilà ce qui me touche pour vous d'une compassion d'autant plus vive, que je vous vois plus amateurs de vous-mêmes et plus susceptibles des moindres impressions de la douleur. Traitons-nous maintenant, mes chers auditeurs, traitons-nous avec toute la sévérité évangélique , si nous voulons que Dieu, dans son jugement, nous traite avec toute sa bonté paternelle. Ne nous faisons grâce sur rien, afin qu'il nous fasse grâce sur tout. Armons-nous contre nous-mêmes d'une inflexible équité, afin qu'il ne prenne à notre égard que des sentiments de miséricorde. Préservons-nous de son jugement par le nôtre; ou parce qu'il faut nécessairement paraître au jugement de Dieu, tâchons, par la rigueur du nôtre, de mériter ce jugement de faveur,qui mettra les élus de Dieu dans la possession d'une félicité éternelle , que je vous souhaite, etc.

 

1 Matth., XXV, 41.

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante