SERMON POUR LE DIX-HUITIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA RECHUTE DANS LE PÉCHÉ.
ANALYSE
Sujet. Jésus voyant leur foi, dit au paralytique : Mon
fils, prenez confiance, vos péchés vous sont remis.
C'est
ce que Dieu dit encore au pécheur pénitent ; mais un des caractères de la vraie
pénitence, c'est la fermeté et la persévérance.
Division. Rechute dans le péché, marque d'une fausse pénitence
à l'égard du passé : première partie ; obstacle à la vraie pénitence dans
l'avenir : deuxième partie.
Première partie. Rechute dans
le péché, marque d'une fausse pénitence à l'égard du passé. Si votre pénitence
a été telle que vous la supposez, c'est-à-dire une vraie pénitence, il faut que
vous vous soyez engagé à Dieu par une protestation sincère de ne plus retomber
dans le péché qui vous avait attiré sa disgrâce. Cette protestation sincère a
renfermé une volonté sincère. Or est-il croyable qu'un homme ait eu une volonté
déterminée et absolue de renoncer à son péché, et qu'immédiatement après,
lâchement et sans résistance, il y retourne tout de nouveau? Une volonté bien
résolue est plus efficace. Ainsi raisonnait saint Bernard, et avant lui Tertullien.
A
cela on peut opposer trois choses. Car premièrement ne peut-il pas arriver que
la volonté change ? Il faut convenir que ce changement est possible ; mais il
faut en même temps ajouter que quand les rechutes sont subites et fréquentes,
il n'y a nulle vraisemblance que ce soit par un tel changement. En voici la
preuve : c'est que dans tout le reste de notre conduite, on ne voit point de
ces légèretés si surprenantes.
Secondement
on dit : Nous sommes faibles, et, malgré la sincérité de nos résolutions, la
violence de nos passions nous entraîne. Il est vrai que nos passions sont de
puissants ennemis; mais si la promesse que nous avons faite à Dieu de
persévérer dans si grâce a été véritable, elle a dû être plus forte que ces
ennemis prétendus, et sa propriété la plus essentielle était de les pouvoir
surmonter. Or, comment me persuaderai-je qu'elle a eu cette vertu, lorsqu'il ne
m'en parait rien ? Jugez de vous par vous-même. Vous sortez d'une maladie, et
vous craignez une rechute : que ne faites-vous point pour la prévenir? Or, le
propos que vous avez fait d'éviter la rechute dans le péché, doit être encore
plus efficace que ce désir naturel de conserver votre vie. Oseriez-vous dire
qu'il l'a été ? Et ce qui doit être une dernière conviction, c'est que ces
mêmes passions auxquelles vous succombez, vous bien les vaincre et y résister,
s'il s'agissait de votre fortune et d'un intérêt temporel.
Mais
enfin, dit-on en troisième lieu, nous avons gémi, nous avons formé des regrets
et des repentirs, nous avons versé de larmes ; et ne sont-ce pas là des actes
de pénitence ? Faux principe. Ce sont là, si vous le voulez, des grâces,, des
désire de pénitence ; mais ce n'en sont pas toujours les actes. Les Juifs
croyaient en Jésus-Christ, et paraissaient s'attacher à lui, voyant les
miracles qu'il faisait. Mais Jésus-Christ, remarque saint Jean, ne se fiait pas
pour cela à eux, parce qu'il les connaissait. Ceci pourra troubler bien des
consciences; mais il est bon de les troubler, pour les réveiller de l'assoupissement
où elles sont.
Deuxième
partie. Rechute dans le péché,
obstacle à la vraie pénitence par rapport à l'avenir. Ce n'est pas un obstacle
invincible, et quand saint Paul dit qu'il est impossible que ceux qui ont été
une fois éclairés des lumières du salut, et sont après cela retombés, se
relèvent par la pénitence, nous ne devons entendre ce terme d'impossible que
d'une impossibilité morale ou d'une extrême difficulté.
Quatre
choses rendent la pénitence très-difficile après la rechute. 1° C'est que la
rechute éloigne Dieu de nous. Exemple de Samson. Après que Dalila lui eut coupé
sa chevelure, il se croyait aussi fort qu'auparavant ; mais il ne savait pas,
remarque l'Ecriture, que le Seigneur s'était retiré de lui. 2° C'est que la
rechute fortifie l'inclination que nous avons au mal ; la volonté se pervertit,
et l'habitude se forme. 3° C'est que la rechute affaiblit en nous la vertu de
la grâce. Les plus grandes vérités ne font presque plus d'impression sur
l'esprit d'un pécheur. Il les a cent fois entendues, et autant de fois
néanmoins il s'est replongé dan ses premières abominations. 4° C'est que la
rechute est d'elle-même et de sa nature essentiellement opposée à la grâce de
la conversion; car elle ajoute à la malice du péché l'ingratitude envers Dieu
et le mépris : deux caractères que Dieu a le plus en horreur, et les plus
capables de l'endurcir à notre égard, comme nous nous sommes endurcis pour lui.
Conclusion
qui regarde deux sortes de personnes : 1° que ceux qui, depuis leur pénitence,
se sont heureusement soutenus, prennent garde à eux et redoublent encore leur
vigilance ; 2° que ceux qui sont retombés ne perdent pas toute espérance. Leur
conversion est difficile, mais elle n'est pas impossible : parce qu'elle n'est
pas impossible, il faut l'entreprendre ; et parce qu'elle est difficile, il
faut faire tous les efforts nécessaires.
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Et
videns Jesus fidem illorum, dixit paralytico : Confide, fili ; remittuntur tibi
peccata tua.
Jesus
voyant leur foi, dit au paralytique :Mon fils, prenez confiance ; vos péchés
vous sont remis. (Saint Matthieu, chap. IX, 2.)
Il n'est point de mal plus
pernicieux à l'homme que le péché
; et si ce fut une grâce que le Sauveur du monde fit à ce malade de notre évangile,
de lui donner la santé du corps et de le guérir de sa paralysie, ce fut encore une
faveur tout autrement précieuse et mille fois plus estimable, de lui donner la
santé de l'âme et de lui accorder la rémission de ses péchés. Tel est, mes
chers auditeurs , l'avantage que nous
recevons nous-mêmes dans le sacrement de la pénitence, et que nous ne pouvons conserver
avec trop de soin. En vain le paralytique perdus de tous ses membres se fût-il
trouvé tout à coup, par un miracle de la vertu divine , en état d'agir; en vain
eût-il entendu de la bouche de Jésus Christ cette parole toute-puissante : Surge
et ambula (1) ; Levez-vous et marchez, si, par une rechute aussi prompte
que l'avait été sa guérison, il eût perdu tout de nouveau le mouvement, et
qu'il fût retombé dans sa première infirmité. Disons mieux, Chrétiens, et ne
sortons point de notre sujet : en vain ses péchés lui eussent-ils été
pardonnes, si la passion, reprenant bientôt un nouvel empire sur son cœur,
l'eût rengagé dans ses mêmes habitudes ; et en vain eût-il été réconcilié dans
un moment avec Dieu , s'il fut au bout de quelques jours rentré dans ses voies
criminelles, et qu'il se fût rendu plus que jamais ennemi de Dieu. C'est pour
cela que le Sauveur, après avoir guéri auprès de la piscine cet autre
paralytique dont il est parlé dans l'évangile de saint Jean , l'avertit expressément
de ne pécher plus, et de ne pas retourner à ses désordres passés, de peur qu'il
ne s'attirât de la part du ciel un châtiment encore plus rigoureux que celui
qu'il avait déjà ressenti : Ecce sanus factus es : jam noli peccare, ne
deterius tibi aliquid contingat (2). Souffrez donc, mes chers auditeurs,
que je vous fasse aujourd'hui la même leçon ; et comme le concile de Trente ,
parmi les caractères de la vraie pénitence, par où nous obtenons le pardon de
nos péchés, nous marque la fermeté et la persévérance du pécheur pénitent,
permettez-moi de vous entretenir d'une matière que je n'ai point encore traitée
jusques à présent dans cette chaire , et
qui demande tout mon zèle et toute votre attention : c'est la rechute dans le
péché. Je veux vous faire voir ce qu'on doit
penser de ces conversions suivies de rechutes ordinaires et
habituelles. Le sujet est terrible ; et s'il est vrai, dans le sentiment de
saint Augustin , qu'on ne doit pas se réjouir, ni même entendre parler des
grâces que Dieu nous fait, sans avoir au même temps le cœur rempli d'une
crainte salutaire, selon le mot du Prophète : Exultate ei cum tremore (1)
; à combien plus forte raison devons-nous trembler au récit des tristes
malheurs que j'ai à vous représenter dans ce discours, après que nous aurons
imploré l'assistance du Saint-Esprit par l'intercession de Marie : Ave,
Maria.
Les théologiens distinguent
divers états de péché et de grâce ; mais de tous ces états, il n'y en a que
deux plus communs en cette vie présente où nous sommes : l'un est de se relever
de la chute du péché par la grâce de la pénitence , et l'autre de déchoir de la
grâce de la pénitence par la rechute dans le péché. Or le premier état, dit
saint Grégoire , fait sur la terre notre véritable bonheur, et nous donne
quelque communication de tous les autres états de sainteté ; car la pénitence
nous remet absolument dans l'état de la grâce , pour pouvoir ne plus pécher ;
elle nous rétablit dans les plus beaux droits de la grâce, comme si nous
n'avions jamais péché ; elle nous tient lieu, tant qu'elle subsiste en nous,
d'une grâce confirmée , pour nous préserver du péché ; et elle nous fait
mériter l'état de la gloire, où nous ne pourrons plus pécher. De là il
s'ensuit, par un raisonnement tout contraire, que le second état, qui est celui
de la rechute dans le péché, doit être pour l'homme le plus grand de tous les
malheurs, puisqu'il détruit tous ces avantages de la pénitence, que nous
pouvons encore réduire surtout à deux : savoir, par rapport au passé, d'effacer
les péchés commis ; et, par rapport à l'avenir, de nous fortifier pour ne les
plus commettre. Car remarquez bien, s'il vous plaît, deux propositions que
j'avance. Je dis que la rechute ordinaire et habituelle dans le péché rend la
pénitence passée infiniment suspecte ; et j'ajoute que la même rechute dans le
péché rend la pénitence à venir non-seulement difficile, mais, selon le langage
de l'Ecriture et des Pères de l'Eglise, moralement impossible. Que fait donc le
pécheur de rechute? deux choses. Il nous donne lieu de douter si sa pénitence
passée a été sincère et véritable : c'est la première partie ; et il se jette
dans une extrême difficulté, pour ne pas dire
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dans une espèce d'impossibilité, de retourner jamais à Dieu
par une nouvelle et solide pénitence : c'est la seconde partie. De sorte qu'il
ne peut raisonnablement ni s'assurer du passé, ni compter sur l'avenir. En deux
mots, rechute dans le péché, marque d'une fausse pénitence à l'égard du passé,
obstacle à la vraie pénitence dans l'avenir, voilà de quoi je vais vous
convaincre , si vous voulez m'écouter avec attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Quelque rigoureuse que nous
paraisse l'exactitude de la loi, quand il s'agit du renoncement au péché , que
demande la véritable pénitence, je n'ai garde, Chrétiens, de condamner
absolument ni universellement la pénitence, quoique douteuse, d'un pécheur qui
se rend à soi-même le témoignage de la faire ou de l'avoir faite de bonne foi.
C'est à Dieu seul qu'il appartient d'en porter un semblable jugement. Comme il
n'est pas, dit saint Augustin, au pouvoir des ministres de Jésus-Christ de
donner aux pécheurs qu'ils réconcilient, et dont ils délient les consciences,
une entière sûreté (car c'est ainsi que parlait ce saint docteur) : Pœnitentiam
damus, securitatem dare non possumus ; aussi ne peuvent-ils ôter, aux
pécheurs réconciliés et absous par leur ministère, la confiance qu'ils ont,
bien ou mal fondée, que leurs péchés leur sont remis, et que leur pénitence a
trouvé grâce devant Dieu. Car le prêtre, quoique lieutenant de Dieu et
dispensateur du sacrement de la pénitence, ne peut répondre avec certitude ni
de sa validité, ni de sa nullité. Il n'y a que Dieu qui sache infailliblement
si notre pénitence a eu la juste mesure qu'elle a dû avoir pour être légitime
et recevable ; comme, après Dieu, il n'y a que nous-mêmes qui puissions être
sûrs qu'elle ne l'a pas eue. Et la raison de cette différence est que, pour
savoir si la pénitence a été parfaite et solide, il en faut juger par les deux
principes dont elle dépend, qui sont la grâce et la volonté de l'homme : or
l'un et l'autre ensemble n'est connu que de Dieu ; au lieu que pour connaître
si elle a été vaine et défectueuse, il suffit que le pécheur soit convaincu de
sa propre indisposition et de son infidélité ; or il en peut être convaincu
aussi bien que Dieu : mais hors Dieu et le pécheur même, nul n'a droit de conclure
positivement que la pénitence faite par un homme du monde, quelque indigne
qu'elle ait été en apparence, le soit en effet : pourquoi? parce que nul n'en
peut avoir des preuves évidentes et incontestables. Il est vrai, Chrétiens;
mais au défaut de l'évidence, du moins on peut en avoir des conjectures ; et
ces conjectures peuvent être si fortes, qu'elles donnent lieu à une raisonnable
présomption;et cette présomption peut aller jusqu'à autoriser le jugement que
le prêtre, ministre de Dieu, porte de la pénitence de certains pécheurs, la
tenant pour suspecte, et la rejetant comme telle, quand il est obligé par son
ministère d'en faire le discernement. Car c'est ce qui se pratique tous les
jours, selon l'esprit et selon les lois de la discipline de l'Eglise. Or, entre
toutes les conjectures qui peuvent et qui doivent faire douter de la pénitence
d'un pécheur, celle qui paraît la moins équivoque, et à laquelle je m'arrête
comme étant la plus convaincante et en même temps la plus sensible, c'est la
prompte rechute dans le péché, dont la pénitence de certains hommes du siècle a
coutume d'être suivie ; et voici, mes chers auditeurs, la démonstration que je
vous en donne, raisonnant ainsi avec vous-mêmes.
Vous vous êtes acquitté,
dites-vous (je parle à un pécheur de ce caractère dont le concevait l'apôtre
saint Jacques , lequel ayant le cœur partagé entre Dieu et le monde, devient
inconstant dans ses voies, c'est-à-dire inconstant dans sa pénitence et sa
conversion : Vir duplex animo, inconstans est in viis suis (1); vous
vous êtes acquitté du devoir de votre religion, et le ministre du Seigneur,
comptant sur vos dispositions intérieures, vous a dit, comme Jésus-Christ dit à
Madeleine : Vos péchés vous sont pardonnes; allez en paix. Voilà sur quoi vous
avez fondé le prétendu repos de votre conscience ; et à Dieu ne plaise
qu'indiscrètement aujourd'hui j'entreprenne de le troubler ! Mais prenez garde,
s'il vous plaît, a ce qui en doit être l'épreuve, et par où vous devez vous en
assurer. Si votre pénitence est telle que vous la supposez, deux choses se sont
passées entre Dieu et vous, je dis deux choses inséparables du sacrement de
pénitence : l'une de votre part, et c'est que vous êtes engagé à Dieu par une
protestation sincère de ne plus retomber dans le péché qui vous avait attiré sa
disgrâce; l'autre de la part de Dieu, qui s'est engagé à vous réciproquement,
et vous a promis des secours de grâce pour vous fortifier contre la rechute
dans le péché. Ainsi le concile de Trente le déclare-t-il : car c'est une
vérité même de la foi, que tout sacrement qui opère sans obstacle, outre la
vertu qu'il a de
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sanctifier les âmes, leur communique encore des grâces
spéciales pour la fin qui lui est propre. Or, le sacrement de la pénitence n'a
point de fin qui lui soit plus propre que celle de préserver l'homme de la
rechute dans le péché. Il est donc une question de savoir si lorsqu'un
chrétien, sans faire paraître aucun amendement de vie, retombe aisément,
promptement et communément dans les mêmes désordres, on peut croire avec raison
qu'il ait reçu ces grâces particulières, et qu'il ait eu cette volonté sincère
et efficace de renoncer à son péché. Or, je prétends que ni l'un ni l'autre
n'est vraisemblable ; et parce que de ces deux choses l'une est néanmoins la
partie la plus essentielle du sacrement de pénitence, savoir, le propos de
persévérer et de ne plus retomber ; et que l'autre en est le fruit principal,
savoir, l'augmentation de certains secours, auxquels l'âme justifiée acquiert même
une espèce de droit ; n'en voyant aucune marque dans un pécheur sujet à ces
promptes rechutes, j'ai lieu d'entrer en doute que sa pénitence ait eu les
qualités requises pour le justifier devant Dieu, ou plutôt j'ai lieu de
craindre que sa pénitence n'ait été fausse et réprouvée de Dieu. Voilà le
fondement et la preuve de ma première proposition. Permettez-moi de vous la
développer; et pour cela, sans parler de ces grâces auxiliaires que Dieu, en
conséquence du sacrement, ne manquerait pas d'accorder à l'homme, si l'homme
véritablement converti se mettait en état de les recevoir (la conviction du
point que j'établis en serait encore plus forte ; mais peut-être serait-elle
pour vous moins sensible et moins capable de vous toucher), arrêtons-nous à la
seule volonté du pécheur, que tous les théologiens conviennent être la
substance même et le fond de la pénitence. En vérité, mes chers auditeurs,
est-il croyable qu'un homme ait eu une volonté déterminée et absolue de
renoncer à son péché; et qu'immédiatement après, lâchement et sans résistance,
le péché se représentant à lui, il y succombe tout de nouveau ? Ah ! disait
saint Bernard, il n'est rien de plus fort que notre volonté, dès qu'elle est
bien d'accord avec elle-même ; tout lui cède, et tout lui obéit. Il n'y a point
de difficulté qu'elle n'aplanisse, ni d'opposition qu'elle ne surmonte; et ce
qui paraîtrait d'ailleurs impossible lui devient aisé quand elle l'entreprend
de bonne foi. Or, cela est vrai particulièrement au regard du péché ; car,
quelque corruption qu'il y ait en nous, après tout, nous ne péchons que parce
que nous le voulons ; et si nous ne le voulons pas, il est constant et
indubitable que nous ne péchons pas ; de sorte que notre volonté conserve
encore à cet égard une espèce de souveraineté sur elle-même, et participe, en
quelque façon, à la toute-puissance de Dieu , puisqu'en matière de péché elle
ne fait absolument que ce qu'elle veut faire, et qu'elle n'a qu'à ne le vouloir
pas faire pour pouvoir ne le pas faire. J'ai donc tout sujet de penser qu'en
effet elle n'a pas voulu résister au péché et y renoncer, quand je vois dans la
suite qu'elle n'y résiste nullement et n'y renonce point du tout. C'est le
raisonnement de saint Bernard, bien éloigné du pélagianisme , puisqu'il suppose
toujours la grâce de Jésus-Christ ; et très-facile à concilier avec ce que
saint Paul disait de lui-même, quand il se plaignait de faire souvent le mal
qu'il ne voulait pas : Sed quod nolo malum, hoc ago (1); parce que saint
Paul entendait p9rlà les mouvements involontaires du cœur, au lieu que saint
Bernard parle des consentements libres donnés au péché.
De même, remarque Tertullien, où
il s'agit d'exécuter des choses promises à Dieu en se convertissant à lui,
c'est un abus de dire : Je le voulais, mais je ne l'ai pas fait : Vaniloquium
est dicere: Volui, nec tamen feci; car, ou vous ne l'avez voulu qu'à demi,
répond ce grand homme, et cette demi-volonté ne suffisait pas pour la pénitence
; ou vous l'avez voulu pleinement et efficacement, et alors il était naturel que
vous en vinssiez à l'exécution : Alioquin mit perficere debebas quod
voluisti, aut non velle quod non perfecisti. En effet, mon Frère,
ajoutait-il, s'il était vrai que vous l'eussiez bien voulu, pourquoi cette
volonté si agissante en toute autre chose n'aurait-elle rien produit dans un
sujet si important? pourquoi, en vue d'une rechute aussi mortelle que l'était
celle que vous aviez à craindre, n'auriez-vous fait aucun effort, ni remporté
aucune victoire ? pourquoi n'auriez-vous pas fui le danger? pourquoi ne vous
seriez-vous pas interdit cette société , cet entretien, ces divertissements que
vous saviez devoir être pour vous des occasions prochaines? Vous n'avez rien
fait de tout cela, et, dès le premier piège que le démon vous a tendu, après
quelques légers remords que votre conscience a étouffés, vous .avez suivi
l'attrait et le charme de la tentation ; et vous voulez que je croie que vous
avez eu ce propos sincère et véritable de la pénitence ? Mais moi j'aime mieux,
pour l'honneur de la pénitence et pour l'intérêt de Dieu et de sa grâce,
présumer que
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vous vous trompez, et que vous ne vous êtes pas bien connu
vous-même. C'est la conclusion de Tertullien, qui me paraît très-juste et
très-solide.
A cela, Chrétiens, on peut
opposer trois choses auxquelles il est important que je réponde, parce qu'en
vous détrompant d'autant d'erreurs, elles serviront à vous confirmer dans la
vérité que je vous prêche. Car on me dira : Ne peut-il pas arriver que sans
avoir menti au Saint-Esprit, j'aie été inconstant et fragile ; et que ma
volonté ayant eu, dans le moment qu'elle a suivi l'impression de la grâce, tout
ce qui était nécessaire pour une parfaite conversion, par un retour malheureux
elle se soit ensuite pervertie jusqu'à commettre le péché qu'elle venait
sincèrement de détester? Oui, j'avoue avec saint Thomas que ce changement est
possible, et qu'il peut arriver. Mais en même temps, je dis que, quand les
rechutes dans le péché sont subites et fréquentes, il n'y a nulle vraisemblance
que ce changement arrive en effet : pourquoi ? en voici la raison, qui est sans
réplique : parce que dans tout le reste de votre conduite, quelque faible que
vous vous supposiez, on ne voit point de ces légèretés ni de ces inconstances
si surprenantes ; au contraire , lorsqu'en d'autres matières que celle-ci vous
formez des résolutions, pour peu qu'il y entre de votre intérêt, vous les
soutenez avec fermeté et vous les poursuivez avec ardeur. Si c'est une
entreprise où votre honneur soit engagé et dont dépende votre fortune, vous ne
savez ce que c'est que d'en désister, et l'on ne s'aperçoit point de cette
pitoyable facilité à vous relâcher dans l'accomplissement de ce qui a une fois
piqué votre ambition et votre convoitise. Or pourquoi voudriez-vous, que dans
le seul point qui touche la pénitence, on vous crût léger et changeant, et que
l'on vous fît ce tort à vous-même , de s'imaginer qu'ayant pour tous les autres
intérêts du monde une conduite égale et uniforme, vous n'eussiez ces inégalités
d'esprit que quand il s'agit d'être fidèle à Dieu? N'est-il pas bien plus court
de dire que ce n'est point inégalité, et qu'il n'y a point eu de changement
dans vous ; c'est-à-dire que votre volonté a toujours été la même , toujours
inefficace pour le bien , toujours secrètement attachée au mal, et par
conséquent toujours vaine et inutile pour la pénitence? Voilà le sentiment que
j'en ai ; et si vous vous faites justice, il est difficile que ce ne soit pas
le vôtre. Et ce qui me le persuade encore davantage, c'est que bien souvent
vous retombez dans votre péché sans qu'aucun prétexte nouveau puisse au moins
colorer votre rechute ; je veux dire, sans que les occasions aient été plus
dangereuses et les tentations plus violentes. Or, il n'est pas naturel que la
situation de la volonté change, tandis que l'état des choses ne change point ;
surtout quand il s'agit d'une volonté sérieuse, prudente, éclairée, telle
qu'aurait dû être la vôtre, si votre pénitence eût été du caractère que Dieu
l'exige pour la rémission du péché et la justification du pécheur.
Autre difficulté. Nous sommes
faibles ; et cette volonté, quoique sincère, de la vraie pénitence, est
combattue dans nous par de puissants ennemis, qui sont nos passions. Je le
sais, Chrétiens, et si vous voulez, je conviens mémo de toute la violence du
combat; mais je sais aussi que l'un des artifices de notre amour-propre est de
nous figurer ces ennemis Lien plus puissants qu'ils ne le sont, pour avoir
droit de s'en laisser vaincre avec moins de honte ; ou plutôt je sais que l'un
des effets de la corruption de notre volonté est d'être elle-même
d'intelligence avec ces prétendus ennemis, parce que dans le fond nous ne les
regardons pas comme ennemis, et que nous voulons bien en être convaincus; car
voilà notre désordre, mes Frères, disait saint Jérôme. Bien loin de nous
confondre de notre faiblesse, nous en tirons avantage contre Dieu même; c'est-à-dire
que, bien loin de nous en humilier, nous la faisons servir de voile aux vaines
et frivoles excuses que nous cherchons dans nos péchés; et ce qui est en nous
lâcheté, malice, infidélité, nous l'imputons à une fausse et chimérique
nécessité : Omnes vitiis nos tris favemus, et quod propria fecimus voluntate,
hoc ad naturœ referimus necessitatem. Reproche que Tertullien se faisait
encore à soi-même. Nous avons, disait-il, une chair terrestre et animale qui
nous porte au péché; mais nous avons en récompense une âme toute spirituelle et
toute céleste qui nous élève à Dieu. Pourquoi donc nous excuser toujours par ce
qu'il y a dans nous de fragile sans considérer jamais les forces de la nature
et de la grâce, de la raison et de la foi, de la conscience et de la religion,
dont nous avons été pourvus? Cur ergo ad excusationem proniores, quoi in
nobis infirma sunt, opponimus ; et quae fortia sunt, non memoramus ? Mais je veux
que ces passions dont nous avons à soutenir les attaques soient pour v nous
d'aussi véritables et d'aussi formidable! ennemis que nous le pensons, ce que
je sais de plus, c'est que si la promesse que nous avons
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faite à Dieu de persévérer dans l'obéissance de si loi était
sincère, elle a dû être plus forte que ces prétendus ennemis ; que sa plus
essentielle propriété a été de les pouvoir surmonter; et que si d'elle-même
elle n'a pas eu cette vertu, dis là ce n'était plus une vraie pénitence que la
nôtre. Or, comment me persuadera-t-on qu'elle a eu cette vertu, tandis qu'il ne
m'en paraît rien, et que je vois un pécheur, après sa pénitence, aussi esclave
de sa passion, aussi déréglé dans sa vie, aussi licencieux dans ses paroles,
aussi emporté dans ses actions, qu'il l'était auparavant? C'est ce que j'aurai
toujours peine à comprendre ; car, pour vous en expliquer tout le mystère, ce
que j'appelle le propos de la pénitence n'est point de ces simples désirs dont
parle l'Ecriture, que l'âme conçoit, mais qu'elle n'a pas la force de mettre au
jour : c'est une volonté surnaturelle, mais d'un ordre si supérieur à toutes
celles dont l'homme est capable, qu'il n'y en a aucune avec laquelle elle
puisse être mise en comparaison ; une volonté qui doit avoir Dieu pour objet,
qui nous doit faire haïr le péché souverainement, et dont le moindre des
motifs, dans les principes de la théologie, est la crainte de cette justice
éternelle, si terrible pour les ennemis de Dieu. Voilà ses qualités, sans
lesquelles la foi nous apprend que la pénitence est non-seulement imparfaite,
mais absolument nulle. Or, peut-on juger que ce propos ait eu dans nous toutes
ces qualités, lorsqu'au préjudice du pacte que nous avons fait avec Dieu en
retournant à lui, et nous obligeant à demeurer ferme dans l'état de la grâce,
nous venons tout à coup à l'abandonner, et que la vue de la créature nous fait
oublier nos plus fortes résolutions et nos plus indispensables devoirs ?
Permettez-moi de juger de vous
par vous-mêmes; et, pour vous faire toucher au doigt la plus décisive de toutes
les vérités, voyons de quelle manière vous en usez tous les jours dans des
sujets bien moindres que celui-ci, mais où l'on ne peut douter que vous ne
vouliez efficacement les choses. Vous sortez d'une maladie, et vous craignez
une rechute : que ne faites-vous point pour la prévenir? à quoi ne vous
réduisez-vous point, de quoi ne vous abstinez-vous point? quelle obéissance ne
rendez-vous point à un homme qui vous traite? quel assujettissement au régime
qu'il lui plaît de vous prescrire? Cela passe l'exactitude, et va jusqu'à la
superstition. Vous jeûnez, vous vous mortifiez, vous gardez le silence et la
retraite , vous vous retranchez ce qu'il y a pour vous de plus agréable et de
plus délicieux dans la vie ; les compagnies, les jeux, les spectacles, tout
cela ne vous est plus rien : pourquoi? parce que votre santé, qu'il faut
rétablir, -vous est plus chère que tout cela, et qu'à quelque prix que ce soit
vous avez résolu de la conserver. De vous dire qu'il est indigne que vous en
fassiez moins pour éviter la rechute dans un péché qui cause la mort à votre
âme , c'est ce que l'on vous a dit cent fois ; mais je vous dis aujourd'hui
quelque chose de plus : et quoi? admirable principe de religion! c'est que si
le propos que vous avez fait d'éviter la rechute dans votre péché n'est encore
plus efficace que ce désir naturel de conserver votre santé (je ne dis pas plus
vif ni plus sensible, mais plus solide et plus fort), il est de la foi que
votre pénitence n'est de nul prix; et pourquoi? Ah! mes chers auditeurs,
appliquez-vous à ceci : parce qu'il est de la foi que le propos de la pénitence
doit l'emporter sur tous les désirs et toutes les craintes dont la volonté peut
être naturellement touchée ; et que s'il y avait dans notre cœur une seule
crainte et un seul désir qui égalât ou qui surpassât ce propos, ce ne serait
plus le propos de cette pénitence salutaire qui doit sauver le pécheur. Voilà
une grande vérité; et la raison qu'en donnent les Pères est que la pénitence,
qui nous justifie, doit nous faire haïr le péché aussi parfaitement que nous
aimons Dieu et que nous le craignons. Or, pour satisfaire en rigueur à l'obligation
de la loi, il ne suffit pas d'aimer Dieu et de le craindre; il faut l'aimer et
le craindre souverainement, c'est-à-dire par-dessus toutes choses : de même,
pour remplir la mesure de la contrition, il ne suffit pas de haïr et de
détester le péché, il faut le haïr et le détester par-dessus tous les maux du
monde; et si la haine que nous en concevons ne va jusque-là, en vain
prétendons-nous que Dieu l'agrée et qu'il s'en tienne satisfait. Or, suivant
cette règle, vous, Chrétiens, dont la pénitence n'est suivie que d'inconstance
et d'infidélité, oseriez-vous dire que, dans ce moment où vous avez confessé à
Dieu votre péché, vous étiez plus résolus de ne le plus commettre que vous ne
le seriez aujourd'hui de vous préserver dune maladie qui vous conduirait à la
mort? et si, par la connaissance que vous avez de vous-mêmes, vous n'oseriez
vous rendre ce témoignage, puis-je espérer que votre pénitence ait trouvé grâce
devant Dieu? Voilà ce qui me fait trembler pour vous. Vous dites que la passion
qui vous domine, et qui vous entraîne dans le péché,
364
est une passion bien plus violente que toutes celles qui
s'opposeraient au désir naturel de la conservation de votre vie. Abus,
Chrétiens; nous nous flattons encore sur cela : car, pour vous montrer que ce
n'est point là le principe de vos rechutes, c'est qu'avec des motifs purement
humains, et par conséquent bien inférieurs à celui de la pénitence , il m'est
évident que vous renonceriez à cette passion , et que vous en seriez les
maîtres. En effet, supposez de tous les péchés celui dont l'habitude vous
paraît plus insurmontable, et je vous fournirai cent raisons d'intérêt,
d'honneur, pour lesquelles vous la surmonterez. Par exemple, mon cher auditeur,
si vous étiez sûr que la rechute dans ce péché sera la ruine de votre fortune,
qu'il vous en coûtera la disgrâce de votre prince, et qu'il n'y aura plus de
ressource pour vous ni de retour ; si vous, femme mondaine, étiez convaincue
que le désordre de votre conduite deviendra public, que vous en essuierez toute
la honte , que celui auquel vous affectez tant de le cacher le connaîtra, et
que vous serez exposée aux fureurs de sa jalousie et aux emportements de sa
vengeance, quelque fragile que vous soyez, il n'en faudrait pas davantage pour
vous tenir dans le devoir : ce motif suffirait donc pour arrêter le cours de
votre passion ; et vous dites que , malgré le motif de la pénitence , le
torrent de cette passion vous emporte. Que dois-je inférer de là? Dois-je
conclure que le motif de la pénitence est de soi moins puissant que celui d'un
respect humain ? non ; car ce serait une erreur injurieuse à Dieu. Ce que je
dois conclure, c'est que vraisemblablement vous n'avez point senti la vertu du
motif de la pénitence, et qu'il n'a point agi sur votre cœur ; je veux dire que
vous n'avez point détesté le péché dans la vue d'un Dieu, ou souverainement
aimable, ou souverainement redoutable ; et, par une suite nécessaire, que votre
pénitence a été du nombre de celles que Dieu rejette. Voilà ce que je conclus ;
et cette conséquence est conforme aux maximes les plus incontestables de la
religion.
Troisième et dernière objection
que j'ai à résoudre. Ces pécheurs sujets aux rechutes ne laissent pas de
s'humilier devant Dieu , d'être touchés du sentiment de leur misère, d'en
former des regrets et des repentirs, de gémir et de verser des larmes. Or
qu'est-ce que tout cela, sinon autant d'actes de pénitence? Faux principe,
répond le chancelier Gerson, traitant cette matière : tout cela n'est point
nécessairement ce que nous appelons actes de pénitence. Et quoi donc, des
grâces de pénitence, si vous voulez, et des désirs ; mais rarement des fruits
et des actes. Car il faut bien distinguer ici quatre choses : les grâces de la
pénitence , les désirs de la pénitence, les actes de la pénitence, et les
fruits de la pénitence. Les grâces de la pénitence sont les dispositions
saintes par où Dieu nous sollicite de renoncer au péché ; les désirs de la
pénitence sont comme les premiers essais que fait notre cœur pour se dégager du
péché ; les actes de la pénitence sont le renoncement effectif et actuel au
péché ; et les fruits de la pénitence sont les satisfactions que nous offrons à
Dieu pour le péché. Un pécheur de rechute peut bien avoir eu les grâces et les
désirs de la pénitence; mais il n'est guère croyable qu'il ait eu les fruits et
les actes de la pénitence, tandis qu'il persévère dans ses dérèglements. Je
m'explique. Il a eu les grâces de la pénitence, quand il a versé des larmes de
douleur; car cette douleur était une grâce intérieure que Dieu produisait en
lui, mais qui pour cela ne détruisait pas encore dans son âme la volonté du
péché : pourquoi? parce que, comme dit saint Grégoire, pape, souvent les pécheurs sont inutilement touchés de l'amour
du bien, de même que les justes sont innocemment émus des tentations du mal : Quia
sic plerumque mali inutiliter compunguntur ad justitiam, sicut innocenter justi
tentantur ad culpam. Et comme la simple tentation ne rend pas la volonté du
juste criminelle, aussi la seule grâce de la pénitence ne sanctifie-t-elle pas
la volonté du pécheur. Mais que fait le pécheur? Voici ce qui le séduit. Il
confond les grâces de la pénitence avec les effets de la pénitence, et il
s'attribue ce que Dieu fait pour lui comme si c'était lui-même qui le fît pour
Dieu. Aveuglement le plus pernicieux, dit saint Bernard, lorsque, par une
espèce d'usurpation, ce qui est de Dieu dans nous, nous nous l'imputons à nous-mêmes, prenant
ses lumières pour nos pensées, et ses opérations divines pour
nos coopérations : Quando quod Dei est in nobis, damus nobis, putantes illius visitationem esse nostram cogitationem.
Or, c'est ce que font ordinairement les pécheurs esclaves de la concupiscence
et du démon ; et quelle preuve en ai-je? point d'autre que celle que j'ai
apportée de saint Grégoire : car si je vois, dit ce grand pape, un chrétien
agité de tentations fâcheuses ne commettre jamais le mal auquel il se sent porté,
je puis présumer en sa faveur qu'il n'en a eu que les premiers sentiments, sans
y donner
365
nul consentement ; et, par la même règle, quand je vois un
pécheur, quoiqu'on apparence pénétré de componction, n'en être pas moins
fragile dans ses rechutes, je me crois bien autorisé à dire qu'il n'a eu de la
pénitence que les simples affections, et non les résolutions : ou s'il les a
eues, ce sont, Chrétiens, de ces résolutions imparfaites, de ces bons désirs
dont l'enfer est plein, de ces demi-volontés telles que les ont les démons
mêmes, qui, tout démons qu'ils sont, abhorrent le péché comme la source de leur
malheur, quoiqu'ils ne le quittent jamais par un effet de leur endurcissement;
ce sont de ces repentirs semblables à ceux des Israélites, qui, du culte de
Dieu passant aussi légèrement à l'idolâtrie que de l'idolâtrie au culte de
Dieu, ne faisaient, dit l'Ecriture, qu'aigrir davantage le Seigneur et que
l'irriter; ce sont de ces protestations d'Antiochus, dont la justice divine
n'est point fléchie, et qui ne pénètrent pas jusqu'au trône de la miséricorde ;
ce sont de ces larmes d'Esaü, qui, quoique accompagnées de cris et de
rugissements, ne sont point bénies du ciel. J'accorderai, dis-je, tout cela à
un pécheur dont les réduites sont habituelles, parce que tout cela ne répugne
pointa l'idée que je me forme d'une pénitence suspecte ; au contraire, si elle
est suspecte, c'est parce qu'elle fait l'alliage de tout cela, joignant les
apparences de la contrition du péché avec les rechutes dans le péché, et
l'infidélité d'action avec la confession de bouche : mais que je fasse jamais
aucun fonds solide sur la pénitence d'un chrétien tandis qu'il est dans la
disposition de retomber de la manière que je viens de vous le faire entendre,
c'est ce que je ne puis sans contrevenir à toutes les règles de la religion.
Ainsi Jésus-Christ même en
jugeait-il ; et son exemple, quand il s'agit du discernement des cœurs, comme
de tout le reste, peut bien être notre modèle. En effet, disait saint Jean au
chapitre second de son Evangile, plusieurs d'entre les Juifs croyaient en
Jésus-Christ, voyant les miracles qu'il faisait; mais Jésus-Christ ne se fiait
pas à eux, parce qu'il les connaissait tous : Multi crediderunt in eum; ipse
autem non credebat semetipsum eis, eo quod ipse nosset omnes (1). Ces
paroles sont dignes de remarque. Ils croyaient en lui, surpris du changement de
l'eau en vin qu'il avait fait aux noces de Cana, et dont ils avaient été
témoins : mais il ne se fiait pas à eux, parce qu'il ne découvrait en eux
qu'une foi superficielle, excitée
par la vue de ce prodige, qui devait bientôt être effacé de
leur esprit par les malignes impressions de leur incrédulité : Ipse autem
non credebat semetipsum eis. Voilà , Chrétiens , comment Dieu se comporte à
notre égard, quand nous nous approchons du tribunal de la pénitence pour
reprendre immédiatement après notre même vie. Nous lui faisons dans ce
moment-là, ou plutôt nous croyons lui faire une ouverture entière de nos âmes.
Nous nous assurons de lui, et nous lui répondons de nous, et par ces ferveurs
apparentes, nous imposons même souvent à ses ministres. Car il est aisé de les
tromper, dit Tertullien : et si la grâce de la rémission du péché était aussi
absolument en leur pouvoir que les paroles qui la signifient, elle serait tous
les jours exposée aux artifices et aux surprises de la fausse pénitence. Mais
que fait Dieu alors ? nous voyant si mal d'accord avec nous-mêmes, parce que
nous voulons tout à la fois et ne voulons pas renoncer à notre péché ;
connaissant, par les lumières de son adorable prescience, qu'après un prétendu
retour vers lui, nous allons dans peu, par des liens plus forts et plus
étroits, nous attacher tout de nouveau au monde, il pourvoit lui-même à son
trésor, qui est la grâce de son sacrement, et ne souffre pas que des sujets
indignes comme nous, par une pénitence subreptice, aient l'avantage de la
recevoir : Thesauro suo providet, nec sinit accipere indignos.
Ah ! Chrétiens, que cette
première vérité est terrible pour un homme du siècle emporté par le libertinage
de sa passion, mais qui néanmoins a encore de la religion, de dire que la
pénitence, qui est pour les autres, après le péché commis, un sujet de
confiance, lui devienne, en conséquence de ses rechutes, un sujet de crainte et
d'effroi ! Ce qui devrait être la source de son repos est 1a cause de ses plus
mortelles inquiétudes ; et non-seulement il doit être troublé du péché passé,
mais même de la contrition et de la pénitence passée. Voilà, mes chers
auditeurs, ce que le Saint-Esprit nous veut faire comprendre, quand il nous
avertit dans l'Ecclésiastique de trembler même pour les péchés pardonnes : De
propitiato peccato noli esse sine metu (1). Nous n'entendions pas le
mystère de cette parole, et elle nous paraissait renfermer une espèce de
contradiction : car si le péché est pardonné, disions-nous, pourquoi en avoir
encore de la crainte ; et s'il est encore un sujet de crainte, pourquoi le réputer
comme pardonné? Mais je conçois maintenant,
366
ô mon Dieu, ce que vous avez voulu par là nous marquer.
C'est pour m'apprendre que toute sorte de pénitence n'est pas une caution sûre
auprès de vous, et que très-souvent ce que je compte pour pardonné est ce qui
me rend plus que jamais enfant de colère ; que tout péché me peut perdre, mais
qu'il y a une pénitence plus capable de me damner que mon péché même,
parce qu'elle l'entretient sous ombre de
le guérir. Or il m'est évident que, s'il y en a quelqu'une de ce caractère,
c'est celle qui ne paraît suivie d'aucune réformation de mœurs, et qui ne me
garantit point de mes malheureuses
rechutes. Mais où
mettrai-je donc, Seigneur, ma confiance et ma sûreté, si vous me défendez
de la mettre dans ma pénitence? m'avez-vous enseigné une autre voie que
celle-là : et vos Ecritures, qui me tiennent lieu d'oracles, m'ont-elles jamais
parlé d'un autre asile ? Encore une fois, Chrétiens, telle est la déplorable
destinée du pécheur abandonné à
l'instabilité de ses désirs, et dont la vie n'est qu'une alternative
continuelle de pénitence et de rechutes dans le péché. Je sais que cette morale
peut causer du trouble à quelques consciences ; mais plût à Dieu que je fusse
aujourd'hui assez heureux pour produira un effet si salutaire ! car je parle à
ces consciences criminelles que de
fréquentes rechutes ont confirmées dans l'iniquité. Or, l'unique
ressource pour elles est qu'elles soient troublées par la parole de Dieu. Ce
qui les perd, c'est cette paix trompeuse que le démon leur fait quelquefois
trouver dans le péché ; et il n'y a que le trouble qui les puisse faire sortir
de la léthargie et de l'assoupissement funeste où elles sont. Ainsi, bien loin
de craindre de les troubler, mon unique crainte serait de ne les troubler pas,
ou de ne les troubler qu'à demi. Et comme autrefois saint Paul se réjouissait
d'avoir attristé les Corinthiens, parce
que leur tristesse les avait portés à la pénitence : Gaudeo, non quia
contristati estis, sed quia contristati estis ad pœnitentiam (1); aussi
bénirais-je Dieu d'avoir troublé tant de pécheurs, parce qu'en les troublant,
au lieu de l'ombre et du fantôme de la pénitence, je les aurais réduits à en
avoir la pratique solide. Mais cela les pourrait désespérer. Eh bien ! quel mal
de les désespérer pour un temps, afin de rétablir en eux l'espérance pour
jamais? Quel danger de les désespérer du côté d'eux-mêmes , pour leur apprendre
à bien espérer du côté de Dieu? C'est après saint Grégoire que je parle, et
c'est dans
le même sens que ce Père. Il savait mieux que nous le juste
tempérament de l'espérance et de la crainte chrétienne. Or une de ses maximes
était celle-ci, de désespérer quelquefois ceux qui, par la continuation de
leurs rechutes, s'endurcissaient dans le crime : Plerumque sine desperatione
desperandi sunt, et sine desperatione dedignandi. Non, non, mon cher
auditeur, n'appréhendez point de tomber dans un semblable désespoir: il ne vous
peut être, selon ma pensée, qu'avantageux et utile. Désespérez de tant de
fausses pénitences que vous avez faites, et espérez dans la véritable pénitence
à laquelle je vous exhorte. Depuis que vous êtes dans l'habitude de ce péché,
peut-être y avez-vous ajouté cent confessions indignes et sacrilèges :
désespérez de tout cela;car tout cela, bien loin d'appuyer votre espérance
auprès de Dieu, est ce qui l'anéantit et qui la ruine. Mais que faut-il donc
faire? Ali! Chrétiens, est-il rien de plus raisonnable que ce qu'on exige de
vous? On veut que vous agissiez avec Dieu de bonne foi, comme vous voudriez
qu'on agît avec vous-mêmes. Si l'on vous avait manqué plus d'une fois de
parole, vous vous feriez une sagesse de rejeter toutes les assurances qu'on
vous donnerait d'un nouvel engagement : pourquoi voulez-vous que Dieu ait plus
d'égard aux vôtres? Faut-il que vous soyez moins religieux envers lui que vous
ne l'êtes envers les hommes ? Vous vous piquez d'être fidèles en traitant avec
les hommes, et vous auriez honte de ne l'être pas : n'y aura-t-il que Dieu avec
qui vous ne garderez nulle règle de fidélité? Faisons donc, mes chers
auditeurs, faisons enfin saintement et utilement ce que peut-être nous avons fait
tant de fois sans fruit et à notre condamnation. Imitons ces saints pénitents
de l'Eglise qui, toute leur vie, se sont tenus inviolablement attachés à Dieu,
après être rentrés dans sa grâce. Demeurons fermes dans nos résolutions, et,
par une persévérance inébranlable, mettons le sceau à notre pénitence.
Autrement, nous avons tout sujet de craindre, non-seulement pour les pénitences
passées, mais pour les pénitences à venir. Car, comme la rechute dans le péché
rend la pénitence passée très-suspecte, elle rend la pénitence à venir
très-difficile et presque impossible. C'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quand je considère les ternies
dont s'est servie l'Ecriture en parlant de la pénitence qui suit la rechute
dans le péché, je ne m'étonne
367
pas, Chrétiens, qu'il y ait eu autrefois des hérétiques qui,
sur ce point, se soient portés à une rigueur extrême, et n'aient gardé nulle
mesure dans la
sévérité de leur
morale. Peut-être n'y eut-il jamais d'erreur mieux fondée en apparence
(je dis
en apparence) sur l'autorité de la
parole de Dieu, que celle des novatiens, qui, après le
baptême, excluaient absolument et généralement tous 1rs pécheurs de la grâce de
la pénitence. Et quand Tertullien, raisonnant selon ses préjuges , n'accordait
cette grâce de la pénitence que pour une fois seulement et sans espérance de
retour, il prétendait parler si conformément aux divins oracles, qu'il ne
comprenait pas qu'il y eût des fidèles
dans un sentiment contraire. En effet, que peut-on dire, ce semble, de plus
exprès que ce qu'a dit saint Paul dans l’Epitre aux Hébreux? Il est impossible,
mes Frères (ce sont ses paroles, que vous avez cent fois entendues, mais dont j'entreprends aujourd'hui de
vous donner une intelligence exacte), il est impossible,
disait ce grand apôtre, que ceux qui ont été éclairés des lumières du salut,
qui ont goûté le don de Dieu, qui ont n la participation du Saint-Esprit, qui
se sont nourris des vérités célestes et de l'espérance des grandeurs du siècle
futur, et qui sont après cela tombés, se renouvellent par la pénitence, parce
que, autant qu'il est en eux, ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu et
l'exposent à l'ignominie. C'est ainsi, dis-je que s'expliquait saint Paul : Impossibile
est eos qui semel sunt illuminati et prolapsi sunt, renovari ad pœnitentiam ;
rursum crucifigentes Filium Dei, et ostentui habentes (1). En fallait-il
davantage pour servir de prétexte à ces hérétiques dans le dessein qu'ils avaient d'abolir
l'exercice et le ministère de la pénitence? L'Eglise les a condamnés, et nous
les condamnons avec elle. Saint Jérôme et saint Augustin ont interprété le passage
de l'impossibilité de revenir jamais à la grâce baptismale quand on en est une
fois déchu, parce que le baptême, que l’on nommait alors la première pénitence,
est un sacrement qui ne se peut réitérer ; et cette explication, que j'estime
la plus littérale, corrige, si j'use parler ainsi, toute la dureté de
l'expression de l'Apôtre. Saint Thomas et Hugues de Saint-Victor l'ont
pris plus simplement et l'ont entendu de la pénitence ordinaire, que nous
appelons le sacrement de la réconciliation ; tâchant d'ailleurs d'accorder la
possibilité de la conversion pour les pécheurs même
relaps avec cette parole redoutable : Impossibile est
renovari ad pœnitentiam.
Quoi qu'il en soit, Chrétiens,
notre grande règle est de nous contenir sur cela dans les bornes que l'Eglise
s'est prescrites, en réprouvant le pernicieux dogme de Novatus. Or, par la
censure qu'elle en a faite, nous savons et il est de la foi qu'après la rechute
dans le péché Dieu veut encore la vie du pécheur, et non pas sa mort ; qu'il
l'invite encore à la pénitence, ou plutôt qu'il la lui commande et l'y oblige ;
et par conséquent que, malgré toutes les rechutes, la pénitence est encore
possible, et la grâce encore prête pour l'accomplir. Voilà ce que l'Eglise a
décidé ; mais elle en est demeurée là, ayant laissé du reste aux paroles de
saint Paul toute l'étendue et toute la force qu'elles peuvent avoir. Et parce
que ce terme d'impossible , dans le langage commun des hommes, convient même
aux choses qui se peuvent absolument, mais dont l'exécution est difficile et
accompagnée de grands obstacles, de là vient qu'elle a toujours autorisé la
pensée des Pères, qui, surtout eu certains pécheurs sujets à des rechutes plus
criminelles, ainsi que je vous ferai voir, reconnaissent une espèce d'impossibilité
morale, c'est-à-dire une difficulté extrême de renoncer à leur péché et de se
convertir à Dieu. Si nous raisonnions en chrétiens, cette vérité toute seule ne
devrait-elle pas nous suffire pour marcher avec crainte et tremblement dans les
voies du salut éternel ?
Mais attachons-nous à la bien
pénétrer, et, pour en tirer tout le fruit qu'elle est capable de produire, que
chacun de nous s'en fasse l'application particulière. Vous me demandez pourquoi
la rechute dans le péché nous rend la pénitence si difficile ; et moi je vous
réponds, avec saint Bernard, que c'est parce quelle éloigne Dieu de nous, parce
qu'elle fortifie l'inclination que nous avons au mal, parce qu'elle affaiblit
en nous toute la vertu de la grâce, et parce qu'elle a de sa nature une
essentielle opposition a celle qui nous réconcilie avec Dieu. Quatre articles
dont chacun séparément peut nous tenir lieu de démonstration. Oui, mes chers
auditeurs, le premier malheur que nous attire la rechute, c'est d'éloigner Dieu
de nous, et d'épuiser en quelque sorte sa miséricorde, qui, tout infinie
qu'elle est en elle-même, ne laisse pas d'être bornée par rapport à nous, et à
la distribution qu'elle l'ait de ces grâces spéciales et de ces secours
extraordinaires dont notre conversion dépend. Super tribus sceleribus
Damasci, et super quatuor non
368
convertam eum (1). Pour les trois premiers crimes de
Damas, disait Dieu par un de ses prophètes, je les ai soufferts, et j'ai bien
voulu les oublier; mais pour le quatrième je laisserai agir ma justice et ma
colère : comment cela ? en m'éloignant de ces impies qui m'ont irrité par leurs
infidélités. Or, du moment, Chrétiens, que Dieu s'éloigne de nous, il ne faut
plus s'étonner si la pénitence devient difficile , et si cette difficulté croît
à proportion de cet éloignement : pourquoi? parce qu'il n'y a que Dieu,
remplissant notre cœur de sa présence, et y répandant fonction de son Esprit,
qui puisse nous faciliter la pénitence et nous la faire aimer. En pouvons-nous
voir une plus belle figure que dans cet homme si fameux de l'Ancien Testament,
l'invincible Samson ? Une passion l'avait aveuglé , mais l'aveuglement où il
était tombé n'était pas allé d'abord jusqu'à lui ôter les forces dont Dieu
l'avait singulièrement et miraculeusement pourvu. L'étrangère à qui il s'était
attaché, par une perfidie insigne, l'avait déjà lié plusieurs fois pour le
livrer aux Philistins, ses plus déclarés ennemis ; mais il avait toujours
trouvé moyen de rompre ses liens et de se mettre en liberté. De là il se
flattait que, quoi qu'elle fît dans la suite, il saurait toujours bien se
dégager ; et il se disait à lui-même : Egrediar sicut ante (1). Enfin
cette femme artificieuse emploie si adroitement ses ruses , qu'elle le séduit ,
qu'elle le dompte, qu'elle lui coupe cette chevelure fatale où, par un secret
mystère , sa vertu était renfermée. La nouvelle en est bientôt portée aux
Philistins. Ils le surprennent, ils se jettent en foule sur lui : il veut se
relever comme autrefois ; mais il ne savait pas, ajoute le texte sacré, que
Dieu s'était retiré de lui : Nesciens quod recessisset ab eo Dominus (2).
Voilà , mon cher auditeur, le tableau de votre âme dans l'état malheureux où je
la conçois, qui est celui de la rechute dans le péché. Vous dites, en vous
réveillant quelquefois du profond sommeil où vous êtes endormi, et faisant sur
votre misère quelque réflexion : Je sortirai de cet état comme j'en suis déjà
sorti : Egrediar sicut ante. Je briserai mes fers, je ferai un effort
sur moi-même, et je me délivrerai de cette passion qui me tient captif : Egrediar
et excutiam. Mais vous ne considérez pas que Dieu s'éloigne ; qu'à mesure
qu'il vous quitte, vous êtes privé de son secours : que la pénitence vous
devient dès là un fardeau pesant et un joug insupportable ; et qu'au
lieu que vous y trouviez auparavant des consolations, vous
ne l'envisagez plus qu'avec horreur, parce que vos fréquentes rechutes vous ont
séparé de Dieu, et ont mis entre Dieu et vous comme un chaos presque
insurmontable : Nesciens quod recessisset ab eo Dominus Combien de fois,
Chrétiens, avez-vous éprouvé ce que je dis!
Cependant la volonté se pervertit
toujours, et la même rechute qui l'affaiblit pour le bien lui donne de
nouvelles forces pour le mal. Vous en savez le progrès, et en vain m'arrêterais-je
à vous le décrire, puisque c'est par vous et par les tristes épreuves que vous
en faites que j'en suis instruit. Après le premier péché commence l'habitude ;
l'habitude venant à se former, elle jette peu à peu dans l'aveuglement et dans
l'endurcissement. De là le vice s'enracine, et passe comme dans une seconde
nature. Cette seconde nature est ce que saint Augustin appelle nécessité. De
cette nécessité suit le désespoir, et le désespoir cause l'impossibilité morale
de la pénitence ; car voilà l'idée que nous en donne saint Paul : Desperantes,
semetipsos tradiderunt impudicitiœ (1) ; et il s'est servi de l'exemple du
péché de la chair et de l'amour impur, parce que c'est celui où la rechute
opère plus infailliblement et plus ordinairement ces détestables effets.
D'abord l'âme chrétienne abhorrait comme un monstre le péché, parce que sa
raison n'était pas encore aveuglée, ni sa volonté corrompue ; mais, à force de
rechutes, ce péché, par ordre et par degrés, prend un entier ascendant ; on s'y
accoutume, on se familiarise avec lui, on le commet sans scrupule , on s'y
porte avec passion, on en devient esclave, on désespère de le pouvoir vaincre,
on s'y abandonne absolument : Desperantes, semetipsos tradiderunt
impudicitiœ. Mais encore, reprend saint Chrysostome, de qui désespère-t-on?
est-ce de Dieu? est-ce de soi-même? De Dieu et de soi-même , reprend ce saint
docteur. De Dieu, parce que c'est un Dieu de sainteté qui ne peut approuver le
mal ; et de soi-même, parce qu'on est un sujet d'iniquité qui ne peut plus aimer
le bien : de Dieu parce qu'on a si souvent abuse de sa miséricorde et de sa
patience; et de soi-même, parce qu'on a fait tant d'épreuves de son inconstance
et de son infidélité : de Dieu et de soi-même tout ensemble, parce qu'on voit
entre Dieu et soi des oppositions infinies; car voilà la source de ces
désespoirs. Ces désespoirs sont-ils raisonnables? Non, Chrétiens, puisque, bien
loin de l'être, ce sont de
369
nouveaux crimes devant Dieu, n'étant jamais permis à un
pécheur, tandis qu'il est en cette Tie, de désespérer de Dieu et de sa bonté,
qui est sans mesure. Mais ces désespoirs, tout déraisonnables qu'ils sont, ne
laissent pas d'être les premiers effets de la rechute dans le péché : pourquoi?
parce que l'espérance, qui est le fondement essentiel de la pénitence, se
trouvant ébranlée par là, il faut que, contre l'intention de Dieu même, tout
l'édifice de la pénitence le soit aussi, et que cette vertu, qui devrait être la
ressource de l'homme pécheur, par un défaut de confiance et de foi, lui
devienne une pierre de scandale contre laquelle son désespoir le fait heurter :
Desperantes, semetipsos tradiderunt impudicitiœ.
Ajoutez à cela, mes chers
auditeurs, que par de fréquentes rechutes nous nous rendons inutiles les
remèdes les plus puissants et les plus efficaces, et que la parole de saint
Paul semble parfaitement s'accomplir en nous,
quand il fit que lorsque nous péchons volontairement après avoir reçu la
connaissance de la vérité (remarquez bien cette circonstance), il n'y a plus désormais d'hostie pour l'expiation de notre péché, et
qu'il ne nous reste plus autre chose qu'une affreuse attente du jugement et de
la vengeance de Dieu : Voluntarie peccantibus, jam non relinquitur pro
peccatis hostia : terribilis autem quœdam exspectatio judicii (1). En effet,
Chrétiens, que direz-vous à un homme de ce caractère qui cent fois s'est lavé
dans les eaux de la pénitence, et cent fois s'est replongé dans ses premières
abominations? que lui direz-vous, et, avec toute l'ardeur du zèle dont vous
vous sentirez pressés pour lui, par où le toucherez-vous ? Il n'y a rien qu'on
ne lui ait représenté, point de vérité qu'il n'ait consigne, point d'exemple
qu'on ne lui ait mis devant les yeux. Il a été persuadé de tout, il a entendu
toutes les remontrances qu'on pouvait lui faire, il a presque épuisé toute la
vertu des sacrements et par ces
continuelles rechutes il s'est non-seulement accoutumé, mais endurci à tout
cela; si bien que Dieu lui peut dire ce qu'il disait à son peuple : Insanabilis
fractura tua, pessima plaga tua, curationum utilitas non est tibi (2). Ah!
pécheur, qu'as-tu fait, et à quelle extrémité t'es-tu réduit? A force d'ouvrir
tes plaies, tu les as rendues incurables ; et les remèdes de ma grâce, qui font
des miracles pour la conversion des autres, n'ont plus de quoi te guérir.
Mais allons à la source, et
disons, Chrétiens,
que cette difficulté extrême de la pénitence, après la rechute
dans le péché, vient de la nature même de la rechute, qui d'elle-même est singulièrement opposée à la
grâce de notre conversion ; car la rechute ajoute à la malice du péché
l'ingratitude et le mépris : l'ingratitude du bienfait ou du premier pardon déjà
obtenu, et le mépris de la majesté de Dieu offensée ; deux obstacles à une
seconde réconciliation. Ingratitude du bienfait, qui consiste, dit Tertullien,
non-seulement en ce que nous oublions les miséricordes de Dieu passées, mais en
ce que nous les tournons contre lui-même, jusqu'à nous en servir pour pécher
plus hardiment et plus impunément. Et en effet, si nous étions sûrs que la
rémission de ce péché qui vient de nous être accordée est la dernière de toutes
les grâces que nous avons à espérer, et qu'après cela la porte de la
miséricorde nous sera fermée pour jamais ; si nous le savions, quelque emportés
que nous soyons, ce serait assez pour nous retenir et pour nous préserver de la
rechute. Nous nous faisons donc du remède même de la pénitence un attrait à
notre libertinage; et comme parle Tertullien , l'excès de la clémence d'un Dieu sert à fomenter et à entretenir la
témérité de l'homme : Et abundantia clementiœ cœlestis libidinem facit humanœ
temeritatis; c'est-à-dire que nous
sommes méchants parce que Dieu est bon, et qu'au préjudice de tous ses
intérêts, le moyen unique qu'il nous a laissé pour retourner à lui et pour
rentrer dans la voie du ciel nous est comme une ouverture aux égarements de nos
passions et à la corruption de nos mœurs : Quasi pateret via ad
delinquendum, quia patet ad pœnitendum. Or Dieu, Chrétiens, étant ce qu'il
est, peut-il, pour l'honneur même de sa grâce et pour la justification de sa
providence, n'avoir pas une opposition spéciale à se réconcilier avec nous dans
cet état ? Mépris de la majesté et de
la souveraineté de Dieu. Car, pour suivre toujours la pensée de
Tertullien, qu'avait fait le pécheur en se convertissant la première fois et en
embrassant la pénitence ? il avait détruit l'empire du démon
dans son cœur, pour y faire régner Dieu. Et que fait-il en retombant
dans son désordre? Il bannit Dieu de son cœur, pour y établir l'empire du
démon. L'homme, dans cette
alternative de pénitence et de rechute,
semble vouloir faire comparaison de l'une et de l'autre; et, après avoir essayé de l'une et de
l'autre, il conclut contre Dieu en s'attachant à son ennemi et le choisissant
par préférence à Dieu : de sorte (tout
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ceci est encore de Tertullien), de sorte que comme par la pénitence son
intention avait été de satisfaire à Dieu, maintenant, par une pénitence toute
contraire, etqui est en quelque manière la pénitence de sa pénitence même, aux
dépens de Dieu il apaise le démon et lui satisfait. Or, si quelque chose peut nous rendre Dieu irréconciliable,
n'est-ce pas un tel outrage ? Toute rechute peut nous engager dans ce malheur,
mais particulièrement celle qui va jusqu'à quitter absolument Dieu, jusqu'à
nous dégoûter de son service, jusqu'à secouer le joug de sa loi ; je veux dire
celle par où nous ne retombons pas seulement dans le péché, mais dans
rattachement au péché; car une semblable
rechute est une espèce d'apostasie dont le savant Estius, après plusieurs
Pères, a prétendu expliquer le passage de saint Paul : Impossibile est
renovari ad pœnitentiam ; ne voulant pas que cette impossibilité, même
morale, de revenir à la pénitence, fût l'effet des simples rechutes, qui
arrivent par surprise, par faiblesse, par fragilité; mais soutenant, et avec raison,
que, dans le sentiment de l'Apôtre, c'était la suite de ces rechutes
éclatantes, de ces rechutes méditées et délibérées, de ces rechutes qui portent
conséquence pour l'état de vie, et qui, après des conversions édifiantes et
publiques, déshonorent le culte de Dieu et scandalisent la piété. Vous le
savez, Chrétiens ; et fasse le ciel que votre expérience ne vous ait jamais
fait sentir combien ces inconstances criminelles rendent difficile et comme
impossible le retour à Dieu !
Finissons , et de tout ce
discours tirons une double conclusion. L'une regarde ceux qui, depuis leur
pénitence, se sont maintenus heureusement et constamment dans l'état de la
grâce : et l'autre s'adresse à ces pécheurs qui, par de funestes rechutes, se
sont rengagés dans les voies de l'iniquité d'où la pénitence les avait retirés.
Donnons aux premiers l'important avis que le docteur des Gentils donnait aux chrétiens
de Corinthe : Qui se existimat stare, videat ne cadat (1). Prenez garde,
mes Frères, et que le malheur de tant d'âmes que la rechute a perdues et
qu'elle perd tous les jours, vous serve de leçon et de motif pour exciter votre
vigilance. Mais en quoi cette vigilance doit-elle consister? à vous bien
connaître, et à bien connaître les dangers qui vous environnent. A vous bien
connaître vous-mêmes, vos faiblesses, vos inclinations, vos passions, afin de
ne point compter sur vos forces et de vous en défier ; car c'est une salutaire
défiance de vous-mêmes, qui doit faire votre assurance. A bien connaître les
dangers qui vous environnent , afin de les éviter, de fuir l'occasion, de vous
éloigner de telle compagnie ; car ce qui peut mieux vous garantir, avec la grâce
divine, c'est la fuite. Relevons l'espérance des seconds, et après les avoir
justement intimidés, ne les renvoyons pas dans le découragement C'est pour cela
que je les exhorte à faire de plus grands efforts que jamais. Leur conversion
est difficile, mais elle n'est pas encore absolument impossible ; ou , si elle
est impossible à l'homme, elle ne l'est pas à Dieu ni à sa grâce. Parce qu'elle
n'est pas impossible et qu'elle est d'ailleurs nécessaire, il faut
l'entreprendre; et parce qu'elle est difficile, il faut l'entreprendre avec une
résolution forte et généreuse. Ce que je leur conseille surtout aux uns et aux
autres, c'est de chercher un guide fidèle, un directeur éclairé et désintéressé
; de lui exposer leur état et de prendre ses conseils, de ne point craindre
qu'il les connaisse, mais de craindre plutôt qu'il ne les connaisse pas assez.
Ainsi ils se maintiendront dans les voies de la pénitence, s'ils y sont rentrés
; ou ils y rentreront, s'ils ne s'y sont pas maintenus. La pénitence les conduira
dans le chemin du salut, et les fera enfin arriver au port de la béatitude
éternelle, que je vous souhaite, etc.