XV° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE QUINZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA CRAINTE DE LA MORT.

ANALYSE

 

Sujet. Lorsque Jésus-Christ était près d'entrer dans la ville, on portait en terre un mort, fils unique d’une femme veuve, et cette femme était accompagnée d'une grande quantité de personnes de la ville. Jésus l’ayant vue, il en fut touché, et lui dit : Ne pleurez point.

 

La seule image de la mort nous contriste et nous effraye, mais nous devons combattre, ou du moins régler cette crainte.

 

Division. Rien de plus funeste que l'état de l'impie et du libertin qui craint la mort, parce qu'il est tombé dans le désordre de l'infidélité : première partie. Rien de plus déplorable que l'état du mondain qui craint la mort, parce qu'il est attaché au monde : seconde partie. Rien de plus déraisonnable que l'état de tout homme, je dis en particulier de tout homme chrétien qui craint la mort, parce qu'il ne fait, pour s'affermir contre cette crainte naturelle, nul usage de sa religion : troisième partie. De la nous aurons lieu de parler, en concluant, à ceux mêmes qui craignent la mort par une trop vive appréhension des jugements de Dieu.

 

Première partie. Rien de plus funeste que l'état de l'impie et du libertin qui craint la mort, parce qu'il est tombé dans te désordre de l'infidélité. Dès qu'il ne croit point de vie future, il en est plus attaché à la vie présente; et quoi qu'il en dise, ce doit être un objet bien affreux pour lui que la mort considérée comme une entière destruction de lui-même. Le juste l'envisage avec consolation, la voyant suivie d'une bienheureuse immortalité.

La condition de l'impie est d'autant plus malheureuse, que son infidélité, en lui faisant rejeter la créance d'une autre vie, n'exclut point de son esprit cette cruelle incertitude qui lui reste malgré lui, s'il y a une antre vie, ou s'il n'y en a point. Car il a beau faire, il n'a rien là-dessus qui lui paraisse certain, et il est forcé de craindre ce qu'il fait profession de ne pas croire. Ainsi la mort ne se présente à ses yeux que sous deux images bien terribles : ou comme une ruine totale de son être, ou comme un passage à une damnation éternelle. Craignons la mort; mais, selon la belle maxime de l'Apôtre, en la craignant, soutenons-nous par l'espérance de l'avenir. Disons avec le saint homme Job : Je sais que j'ai un Rédempteur vivant dans le ciel, et que je ressusciterai du sein de la terre. Disons avec David : Seigneur, la mort à laquelle vous nous condamnez n'est point une véritable mort, ce n'est qu'une ombre de la mort. Armons-nous de cette pensée contre toutes les atteintes du libertinage et de l'incrédulité.

Deuxième partie. Rien de plus déplorable que l'état du mondain qui craint la mort, parce qu'il est attaché au monde. Ce ne sont point précisément les riches ni les grands qui craignent plus la mort, mais les riches attachés à leurs richesses, et les grands attachés à leurs grandeurs. Qu'il est triste en effet à un homme qui avait établi sa paix et sa félicité dans les biens temporels et dans les grandeurs humaines, de se voir condamné à les perdre ! C'est ainsi que le Saint-Esprit s'en est lui-même expliqué dans la Sagesse.

L'état du mondain n'est pas seulement déplorable, parce qu'étant attaché aux. biens de cette vie il appréhende la mort, mais parce qu'envisageant la mort, il a été assez aveugle pour s'attacher à des biens qui passent si vite, et que la nécessité de mourir ne l'a détache pas. S'il devait toujours vivre sur la terre, ou du moins s'il y devait vivre autant que les anciens patriarches, son attachement lui pourrait être plus pardonnable; mais notre vie se trouvant bornée à un si petit nombre de jours, n'y a-t-il pas de la folie a compter sur le vain bonheur du monde, et à y vouloir son repos? C'est ce que nous devons sans cesse nous représentera nous-mêmes, mais c'est à quoi nous ne pensons guère. Quel spectacle qu'un riche mondain aux prises avec la mort, et dont toutes les vues et tous les projets vont être renversés! Quelles agitations et quels combats! Mourons dès maintenant et de bonne heure en esprit, pour ne plus tant craindre de mourir en effet.

Troisième partie. Rien de plus déraisonnable que l'état de tout homme, je dis en particulier de tout homme chrétien, qui craint la mort, parce qu'il ne fait, pour s'affermir contre cette crainte naturelle, nul usage de sa religion. Les sages mêmes du paganisme ont trouvé ou cru trouver dans leur philosophie de quoi s'affermir contre la crainte de la mort. Il n'y a qu'à lire ce qui eu ont écrit. Or, la religion que nous professons nous fournit encore des motifs bien plus puissants pour nous adoucir la mort, et nous la faire considérer d'un œil tranquille et assuré. Ces motifs sont : 1° la vue de Jésus-Christ mourant; 2° l'attente du royaume de Dieu ; 3° l'exemple des saints et de tant de justes; 4° les trésors infinis de grâces dont la mort peut être enrichie. Quelle impression peuvent faire toutes ces considérations! Mais nous ne nous en servons pas.

Je ne crains pas la mort en elle-même, dira-t-on, mais je la crains à cause de ses suites, car je ne sais quelle sera ma destinée éternelle, dont elle doit décider. Il faut convenir qu'elle est en effet à craindre par là; mais d'une crainte modérée, mais d'une crainte mêlée d'amour et de confiance. De sorte qu'il en est, selon la pensée de saint Augustin, de la mort comme de Dieu même. Dieu est tout à la fois terrible et aimable; et tout terrible qu'il est, il doit encore être plus aimé que craint. Ainsi, quoique d'une part nous devions craindre la mort, nous devons de l'autre, dans les vues de la foi, encore plus l'aimer et la désirer. Sentiments de saint Paul, de David, de saint Jérôme. Ayons toujours la mort devant les yeux, et occupons-nous volontiers de cette pensée, puisqu'il n'en est point de plus efficace, soit pour nous préserver du péché si nous y sommes exposés, ou pour nous en retirera nous y sommes tombés.

 

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Cum appropinquaret porta; civitatis, ecce defunctus efferebatur filius unicus matris suœ ; et hœc vidua erat, et turba civitatis multa cum illa. Quam cum vidisset Dominus, misericordia motus supere am, dixit illi : Noli flere.

 

Lorsque Jésus-Christ était près de   la  ville, on portait en terre un unique d'une femme  veuve   :  et cette femme était accompagnée d'une grande quantité de personnes de  la ville. Jésus l'ayant vue, il en fut touché, et lui  dit : Ne pleurez point.   (Saint Luc, chap. VII, 13.)

 

Entre bien des sujets qui touchèrent le Sauveur des hommes à la vue de ce funèbre appareil qu'il aperçoit devant ses yeux, savez-vous, Chrétiens, à quoi son cœur est plus sensible et ce qui lui paraît plus digne de sa compassion ? Ce sont les imperfections et les faiblesses qu'il remarque dans cette mère qui pleure la perte de son  fils, que la mort vient de lui ravir. Il a pitié de son attachement excessif à la personne de ce fils unique ; il a pitié du peu de soumission qu'elle témoigne aux ordres de la Providence; il a pitié de son infidélité, qui lui fait envisager la mort avec des sentiments tout naturels et tout humains ; il a pitié non-seulement d'elle, mais de nous tous, qui ne vivons pas dans cette disposition parfaite où doit être une âme fidèle au regard de la mort, et qui, par une lâche timidité, nous en faisons un objet d'horreur, lorsque nous en pourrions faire la matière de nos plus grandes vertus et le couronnement de notre vie. Voilà ce que Jésus-Christ déplore : Misericordia motus super eam. Or, c'est à cette compassion du Fils de Dieu que je m'arrête aujourd'hui.  J'entreprends de la justifier, et de vous montrer que rien en effet n’est plus déplorable que la préparation d'esprit et de cœur où se trouvent la plupart des chrétiens à l'égard de la mort. Nous sommes faibles en tout, et notre misère en tout se découvre; mais on peut dire qu'elle est extrême sur ce point. La seule image de la mort nous contriste et nous effraye ; nous n'y  pensons presque jamais sans douleur, et nous n'en pouvons entendre parler sans peine. Au moindre danger qui nous menace, aux premières attaques d'une maladie qui peut nous conduire à ce terme, nous nous alarmons, nous nous troublons, nous nous désolons ; et moi je veux, mes Frères, vous rassurer contre ces alarmes; je veux vous prémunir contre ces troubles et ces désolations : comment? en vous faisant concevoir de la mort des idées plus conformes au christianisme que vous professez ; en vous la représentant sous une ligure beaucoup moins odieuse que vous ne l'avez jusques à présent considérée ; en combattant, ou du moins en levant cette crainte sans bornes et sans mesure, qui vous porte quelquefois à de si pitoyables extrémités. Vierge sainte, c'est vous que Dieu a établie notre protectrice au moment de la mort, et c'est en cette qualité que l'Eglise tous les jours vous salue. Obtenez-nous dès maintenant, par votre puissante médiation, les mêmes secours que nous attendons à cette dernière heure, et recevez l'hommage que nous vous présentons en vous disant : Ave, Maria.

 

Pour vous proposer d'abord mon dessein, je distingue trois sortes de personnes qui craignent la mort. Les premiers la craignent par un esprit d'infidélité, et ce sont les libertins et les athées : les seconds la craignent par une trop grande passion pour les biens de la vie présente, et ce sont les mondains ou ambitieux, ou intéressés, ou voluptueux ; les troisièmes la craignent par un sentiment de la nature, et ce sont généralement tous les hommes, sans en excepter même les sages ni les chrétiens. Trois principes tout différents, l'infidélité, l'attachement au monde, le sentiment de la nature ; mais principes qui tous agissant sur les âmes faibles, y produisent les mêmes effets, et y font naître, quoi qu'en diverses manières et par divers motifs, les mêmes frayeurs de la mort.

Ceux qui la craignent par infidélité ou par une trop grande passion pour les biens de la vie sont les plus criminels ; ceux qui la craignent par une aversion naturelle sont les plus excusables ; mais les uns et les autres sont toujours à plaindre dans leur condition, et ont de quoi exciter la compassion de Jésus-Christ et la nôtre. Les libertins et les athées craignent la mort, parce que, ne reconnaissant point d'autre vie que celle-ci, ils se persuadent que tout mourra pour eux du moment qu'ils mourront eux-mêmes ; et c'est une infidélité qu'il faut détester. Les mondains craignent la mort parce qu'ils aiment le monde, et qu'ils savent que la mort les en séparera ; et c'est une passion pour le monde dont il faut se détacher. Tous les hommes en général craignent la mort, parce que la nature d'elle-même répugne  à cette violenta division de l'âme et du corps ; et c'est un sentiment humain que la religion doit corriger. Or, écoutez trois propositions qui vont partager ce discours. Rien de plus funeste que l'état de l'impie et du libertin qui craint la mort parce qu'il est tombé dans le désordre de l'infidélité : c'est la première partie. Rien de plus déplorable que l'état du  mondain qui craint la mort parce qu'il est attaché au monde : c'est la seconde partie. Rien de plus déraisonnable que l'état de tout homme, je dis en particulier

 

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de tout homme chrétien, qui craint la mort parce qu'il ne fait pour s'affermir contre cette crainte naturelle nul usage de sa religion : c'est la troisième partie. De là j'aurai lieu de parler, en concluant, à ceux mêmes qui craignent la mort par une trop vive appréhension des jugements de Dieu, et je leur apprendrai à régler sur cela leur foi. Je n'oublierai rien pour vous instruire sur tous ces points, et il ne tiendra qu'à vous d'en profiter.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Tertullien, parlant des impies, que l'Ecriture appelle insensés, parce que, malgré leur raison même, ils disent dans leur cœur qu'il n'y a point de Dieu : Dixit insipiens in corde suo, Non est Deus (1) ; ce grand homme, dis-je, fait une remarque bien judicieuse, et que l'expérience du siècle vérifie parfaitement : savoir, que personne n'est jamais tombé dans cette erreur, de croire qu'il n'y eût point de premier Etre ni de Divinité, sinon ceux à qui il serait expédient qu'il n'y en eût point en effet, et qui trouveraient leur avantage dans le système de cet athéisme : Nemo Deum non esse credit, nisi cui non esse expedit. Je dis le même de ceux qui, ne jugeant des choses que par les sens, et prévenus des fausses maximes du libertinage, ou ne croient pas une vie future, ou  ne la croient qu'à demi. Car je soutiens que personne n'en a jamais douté, que celui qui avait intérêt et à qui il était avantageux d'en douter ; c'est-à-dire que celui dont la vie déréglée et corrompue lui devait faire souhaiter qu'il n'y en eût jamais d'autre que celle-ci, et que toutes nos espérances se terminassent à la mort. Mais après tout, Chrétiens, ce genre d'infidélité, quelque endurcissement de cœur ou quelque force d'esprit prétendue qui l'accompagne, ne délivre point les hommes de  la crainte de mourir, puisqu'au contraire ils craignent de mourir parce qu'ils ne  reconnaissent point d'autre vie que la vie présente ; et qu'ils le craignent d'autant plus que leur infidélité, en leur faisant rejeter la créance de l'autre vie, n'exclut point de leur esprit cette cruelle incertitude qui leur reste, s'il y a une autre vie, ou s'il n'y en a pas.

Or, dans l'un et dans l'autre état, je prétends qu'ils sont dignes de compassion, mais d'une compassion, dit saint Jérôme, mêlée d'indignation, n'y ayant rien de plus déplorable que la crainte de la mort fondée sur une pareille incrédulité. Supposons-les tels qu'il nous plaira,

 

1 Psal., XIII, 1.

 

du moment qu'ils n'ont plus la foi d'une autre vie, il est impossible qu'ils ne regardent la mort avec horreur : pourquoi? parce qu'ils ne trouvent plus rien qui leur puisse servir de ressource, et qu'ils ne l'envisagent plus comme un passage au royaume de Dieu et à la bienheureuse immortalité, mais comme une destruction entière d'eux-mêmes , comme un anéantissement total, soit de l'âme, soit du corps, et par conséquent comme la privation de tous les biens et le souverain de tous les maux.

Et c'est ce que l'Ecriture nous fait entendre an chapitre troisième du livre de la Sagesse, où elle parle de la mort des justes et des amis de Dieu. Car voici en quels termes elle s'exprime : Les justes ont semblé mourir aux yeux des impies : Visi sunt oculis insipientium mori (1). Prenez garde, s'il vous plaît, à cette expression : visi sunt; ils ont semblé. Car ils ne sont pas, en effet, morts de la manière que se le figurent les libertins et les infidèles. Et quelle est sur cela l'idée des infidèles et des libertins? C'est qu'ils se persuadent, ajoute le Saint-Esprit, que la mort, qui n'est qu'une sortie hors de ce monde, et qu'un voyage qui conduit les justes à leur éternelle félicité, est le comble de la désolation et la ruine de tout l'homme : Et œstimata est afflictio exitus illius, et quod a nobis est iter, exterminium (2). Voyez-vous, Chrétiens, le caractère de l'incrédule? Il conçoit la mort, qui est, pour ainsi dire, le retour de nous-mêmes à cette sainte patrie que nous cherchons comme un retour dans notre néant : Et quod a nobis iter, exterminium. D'où il s'ensuit qu'il l'envisage comme l'objet le plus effrayant, et comme le dernier malheur. Or, encore une fois, il est évident qu'il n'y a point de condition plus misérable que celle-là, et les libertins eux-mêmes sont obligés d'en convenir.

Car quelle douleur, ou plutôt quel supplice à un homme de se pouvoir dire continuellement : Bientôt je cesserai d'être tout à fait, ou je commencerai pour jamais à être malheureux : et il m'est incertain si ce sera l'un ou l'autre. Dans peu de temps je ne serai plus rien de ce que je suis, on je serai ce que je voudrai éternellement, mais inutilement, n'être pas. Toute ma destinée sur la terre est réduite à un petit nombre de jours, qui s'écoulent malgré moi, et après lesquels ou il n'y aura plus rien pour moi, ou il n'y aura plus qu'un mal infini et inévitable ! Peut-on rien s'imaginer de

 

1 Sap., III, 2. — 2 Ibid.,3.

 

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vins affligeant? Or il n'y a que l'homme, je dis que l'homme impie et sans religion, qui se trouve dans cette misère. Les anges (excellente remarque de saint Ambroise, et qui mérite voire attention), les anges, qui ont un entendement pour se connaître , savent qu'ils sont naturellement incorruptibles ; et ainsi ils n'ont point de vue ni d'inquiétude de la mort. Les bêtes sont sujettes à la mort; mais elles ne se connaissent pas elles-mêmes, et, ne faisant nulle réflexion, elles n'ont nulle appréhension de mourir. Les justes, qui selon le corps doivent mourir comme les bêtes, et qui se connaissent comme les anges, se soutiennent dans l'attente d'une vie immortelle. Mais le libertin n'a aucun de ces avantages; il doit mourir, et il ne l'ignore pas; il a une âme immortelle, et il ne le croit pas. La connaissance qu'il a de sa mort l'afflige; et l'ignorance de son immortalité lui ôte le remède qui pourrait le consoler dans son affliction; il n'a une raison que pour se troubler ou pour se désespérer; et il ne se connaît soi-même que pour se rendre malheureux. Car voilà l'état où l'apurement de l'impiété conduit enfin les hommes : et cela par un juste châtiment de Dieu, afin que leur libertinage même leur tienne lieu de tourment, et qu'ils n'en retirent point d'autre fruit que de vivre dans une confusion de pensées qui leur représentent déjà et qui leur avancent les plus douloureuses peines de l'enfer.

Mais, dites-vous, l'impie dont l'iniquité est consommée, et qui, selon la parole de Salomon, est descendu dans le fond de l'abîme, ne doit plus craindre la mort, puisqu'il ne croit plus rien après la mort. Et moi je réponds : Peut-être jouirait-il de cette paix, quoique fausse et criminelle, s'il pouvait trouver un point fixe dans son erreur, et si la même impiété qui le fait douter de tout pouvait le rendre sur de quelque chose. Encore même, dit saint Augustin, ne laisserait-il pas de craindre alors la mort pour l'intérêt de la vie qu'il aime, et dont il se verrait toujours à la veille d'être privé, sans rien apercevoir dans le futur, ni du nid de Dieu, ni du côté de la créature, qui Je dédommageât de cette perte. Mais le malheur de sa condition va bien encore plus avant; car ne pouvant même s'assurer de ce néant chimérique et imaginaire qu'il se promet après la mort, et n'en ayant tout au plus qu'une faible opinion, combattue de mille doutes et de mille préjugés contraires, vivant dans le hasard du oui ou du non, et, malgré son infidélité, courant tout le risque d'une éternité affreuse, il faut nécessairement qu'il craigne mémo ce qu'il ne croit pas. Concevez bien cotte pensée, qui est du chancelier Gerson ; il faut, dis-je, qu'il craigne même ce qu'il ne croit pas; et cette crainte, dans un sens, est encore plus terrible pour lui que celle qui lui viendrait de la certitude des jugements de Dieu.

Mais son libertinage, répliquerez-vous, peut le rendre insensible à fout cela. Je le veux, Chrétiens, que son libertinage puisse aller jusques à ce point d'insensibilité, c'est-à-dire jusqu'à l'état des bêtes dont il envie peut-être le sort, et auxquelles il ambitionne d'être semblable : Homo cum in honore esset, non intellexit. Comparatus est jumentis insipientibus, et similis factits est illis (1). Mais il faudrait examiner si ce serait là un avantage pour lui, et si le parti de l'insensibilité, dans un danger d'une telle conséquence,  le   rendrait moins digne de compassion que les  alarmes  d'une juste crainte qu'il aurait à soutenir. Je dis dans un danger que lui-même il reconnaît tout au moins être danger, et auquel il avoue que son insensibilité ne remédie  pas.   Mais, quoi qu'il en soit, il est toujours vrai que tandis qu'il aura quelque sentiment, bien qu'il ne croie pas les suites de la mort, il les craindra. Or je prétends que ce sentiment ne s'éteindra jamais en lui,  non plus que sa raison, et que dans les plus grands emportements, ou, pour mieux dire, dans la plus grande corruption de son esprit, il portera toujours au dedans de soi un ver, une pensée fâcheuse et importune, qui lui représentera intérieurement :  Mais si tu  te trompes ; mais si cette mort sensible et passagère qui détruit le corps est suivie d'une autre mort qui fasse la réprobation de l'âme ; mais si ce qu'en ont cru tous les saints et tous les sages du christianisme se trouvait véritable; mais si la passion à laquelle tu t'en rapportes t'aveuglait et te séduisait, où en serais-tu ? Pensée qui le troublera pendant la vie, mais qui fera encore sur lui des impressions bien plus vives aux approches de la mort ; car c'est alors que l'impiété la plus fière et la plus résolue commence à s'ébranler et à se démentir; c'est alors que nous voyons ces braves, ces intrépides, ces hommes qui ne tenaient nul compte ni de la mort ni de l'enfer, et qui, dans la vigueur d'une  santé parfaite, s'estimaient  assez forts pour ne pas s'inquiéter de Dieu et de ses jugements ; c'est alors que nous les voyons marquer des faiblesses pitoyables, être saisis de frayeur,

 

1 Psalm., XLVIII, 21.

 

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tomber dans le désespoir, détester le passé, s'alarmer du présent, avoir horreur de l'avenir, mais une horreur, dit saint Chrysostome, pareille à celle des démons et des réprouvés, qui ne sert qu'à augmenter leur peine, et qui fait même une partie de leur damnation.

Ah ! mes Frères, écrivait saint Paul aux Thessaloniciens, souvenez-vous d'une importante maxime, et qu'elle demeure éternellement gravée dans vos cœurs; car nous ne voulons pas que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant l'état de ceux qui meurent, ou plutôt qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous en attristiez pas comme tous ceux qui n'ont point la même espérance que nous : Nolumus vos ignorare, Fratres, de dormientibus, ut non contristemini, sicut et cœteri qui spem non habent ; (1). C'est à vous, mes chers auditeurs, que j'adresse aujourd'hui ces belles paroles. Observez, s'il vous plaît, le sens de l'Apôtre ; il ne nous défend pas de craindre la mort, ni d'être touchés de la mort de nos amis et de nos proches ; mais il nous défend de nous affliger et de craindre, comme ceux qui, vivant sans religion, vivent sans espérance des biens éternels : Sicut et cœteri qui spem non habent; pourquoi ? parce que cette crainte et cette tristesse procédant alors d'un principe d'infidélité, ce n'est pas un moindre crime devant Dieu que l'infidélité même. En effet, il m'est permis de craindre la mort, mais il ne m'est pas permis de la craindre par toutes sortes de motifs, et je suis prévaricateur si je la crains d'une manière qui soit opposée à la pureté de ma foi. Cependant, Chrétiens, c'est un des désordres qui règnent parmi nous. On voit des hommes dans le christianisme qui craignent la mort, non pas en fidèles, mais en païens ; des chrétiens de profession, mais qui n'en ayant que le nom et que l'apparence, raisonnent sur l'autre vie comme des épicuriens ; car vous diriez qu'il y a encore parmi nous des partisans de cette secte, et Dieu veuille que la réflexion que je fais ne convienne à personne de ceux qui m'écoutent ! Vous me demandez le moyen de se préserver d'une si damnable et si malheureuse disposition d'esprit et de cœur. Le voici, tiré d'un des plus illustres exemples que nous fournisse l'Ecriture. C'est de faire dans la vue de la mort ce que faisait le patriarche Job au milieu de ses souffrances, lorsque accablé de calamités, il se voyait languir et mourir ; c'est de renouveler comme lui cette confession de foi, qui soutenait

 

1 1 Thess., IV, 12.

 

sa patience et sa persévérance, quand il disait: Scio quod Redemptor meus vivit, et in novissimo die de terra surrecturus sum et in carne mea videbo Deum Salvatorem meum. Reposita est hœc spes in sinu meo (1). Je sais que j'ai un Rédempteur vivant dans le ciel, et que je ressusciterai du sein de la terre. Je sais que je verrai dans ma propre chair et de mes yeux ce Dieu mon Sauveur. Je sais que la mort n'est pour moi qu'un changement d'état, qu'un passage pour mon âme, et qu'un sommeil pour mon corps ; qu'elle ne me va dépouiller que pour me revêtir ; et qu'en m'ôtant une vie fragile et périssable , elle doit me mettre en possession d'une vie qui ne finira jamais. Oui, je le sais, et cette espérance que Dieu me laisse comme un précieux dépôt est ce qui me console dans mes misères, ce qui me fortifie dans mes défaillances, ce qui m'attache à mes devoirs, ce qui me rend invincible dans mes tentations, ce qui m'empêche de succombera la violence des persécutions. Sans cette espérance, toute ma force m'abandonnerait en mille rencontres et je céderais aux révoltes de la nature; mais cette espérance est mon support, et voilà pourquoi je la conserve dans mon cœur : Reposita est hœc spes in sinu meo.

Ah! Seigneur, s'écriait David (autre sentiment bien capable d'affermir en nous la grâce de la foi), il est vrai, Seigneur, vous nous avez humiliés dans ce séjour d'affliction et de larmes, en nous rendant sujets à la mort; mais la mort à laquelle vous nous avez condamnés n'est point une véritable mort, ce n'est qu'une ombre de la mort, dont vous nous avez couverts, pour nous faire porter les marques de votre justice, et pour nous faire sentir en même temps les effets de votre miséricorde : Humiliasti nos in loco afflictionis et cooperuit im umbra mortis (2). Non, dit saint Ambroise expliquant ce passage du psaume, la mort du corps n'est qu'une ombre et une représentation de la mort : Mors carnis umbra mortis. Et c'est la pensée dont se doivent armer et munir non-seulement les pécheurs qui, par l'excès de leurs crimes, auraient en quelque sorte perdu le don de la foi, mais les justes mêmes et les amis de Dieu, dont la foi, par une conduite particulière de la Providence, ne laisse pas souvent d'être ébranlée sur le sujet de la mort: car combien d'âmes saintes et prédestinées ont souffert là-dessus les mêmes attaques que les plus déclarés impies ! à combien de rudes épreuves Dieu n'a-t-il pas pris plaisir, pour

 

1 Job., XIX, 25. — 2 Psal., XLIII, 20.

 

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faire triompher sa grâce, d'exposer leur religion ! et combien de fois un chrétien, au milieu même de ses ferveurs, n'a-t-il pas pu dire, aussi bien que David : Mei autem pene moti sunt pedes, pene effusi sunt gressus mei ! A la vue de cet affreux chaos de l'éternité que j'attends j'ai presque détourné mes pas de la voie où je marchais, et mes pieds ont été sur le point de glisser ; car la foi qui devait être mon inique appui, est devenue comme chancelante dans mon cœur. Combien, dis-je, ne trouve-t-on pas d'âmes élues qui tiennent ce langage? Il est donc nécessaire qu'elles se mettent en garde contre cet esprit d'infidélité, qui serait pour elles une pierre de scandale et un écueil où elles iraient échouer. Mais avançons, et voyons maintenant l'état du mondain , qui craint la mort parce qu'il est attaché au monde. Autre espèce de crainte dont nous avons à nous prélever : c'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Le Saint-Esprit l’a dit, Chrétiens, et nous n'en sommes que trop convaincus par l'expérience sensible que nous avons de notre misère et de celle des  autres, que rien n'est plus fâcheux ni plus amer que le souvenir de la mort pour un homme du monde, qui fait consister son repos et son bonheur dans la jouissance des biens temporels :  O mors, quam amara est memoria tua homini pacem habenti in substantiis suis (1). Prenez garde, mes Frères, nous fait ingénieusement remarquer saint Augustin, aux deux termes dont se sert l'Ecriture. Elle ne dit pas que la pensée de la mort est triste et affligeante  à celui qui possède les biens temporels, mais à celui qui a établi sa paix et sa félicité dans la possession des biens temporels : Homini pacem habenti. De plus, pour exprimer ces sortes de biens, elle ne les appelle pas simplement biens, mais elle leur tonne le nom de substance, et veut par là signifier la fausse idée que nous en avons : In substantiis suis; car les justes qui ont l'esprit de Dieu ne considèrent ces biens que comme de faibles accidents, dont ils peuvent aisément se x; qu'ils ont aujourd'hui, et qu'ils n'auront demain; dont la perte pourra leur causer quelque légère altération , mais sans préjudice de consistance ferme et immobile que la leur donne : au lieu que les mondains attachés à ces biens terrestres en font leur principal  et leur capital,  rapportant tout à ces biens, ne se mesurant que par ces biens, ne

 

1 Eccli., XLI, 1.

 

s'appuyant et ne faisant fonds que sur ces biens, comme si eux-mêmes ils étaient faits pour ces biens et que ces biens ne fussent pas plutôt faits pour eux : Homini pacem habenti in substantiis suis. Or, c'est aux hommes de ce caractère, et non point absolument aux grands ni aux riches, que le souvenir de la mort fait horreur ; c'est pour eux qu'il est plein d'amertume : Quam amara est memoria tua ! Car, comme dit saint Chrysostome, raisonnant sur les mêmes paroles de l'Ecriture, on a vu des grands dans le christianisme et des riches, par un effet de la grâce toute-puissante de Dieu, méditer la mort avec plaisir, en entendre parler avec joie, en recevoir la nouvelle sans trouble; pourquoi? parce que tout riches, tout grands qu'ils étaient, leurs désirs ne se portaient ni aux grandeurs humaines ni aux richesses. Ils les possédaient sans attache, et ils les perdaient sans regret. Mais on n'a jamais vu de grands ni de riches attachés à ce qu'ils étaient et à ce qu'ils possédaient ; ni jamais, si vous voulez, on n'a vu de petits et de pauvres attachés à ce qu'ils n'étaient pas et à ce qu'ils ne possédaient pas, qui ne fussent effrayés de la mort. En effet, Chrétiens, l'étrange et douloureuse pensée pour un homme du siècle qui vit à son aise, qui se voit bien établi dans le monde, qui se trouve revêtu d'une charge, d'une dignité honorable ; qui ne manque de rien pour se maintenir dans la splendeur et dans l'éclat; qui dans l'opulence, dans la réputation, dans le crédit où il est, peut tout et est au-dessus de tout ; quelle pensée pour lui, au milieu de tout cela, que cette réflexion : Il faut mourir! Ne parlons point de ces fortunes si hautes ni si complètes qui font les heureux de la terre : comme elles sont aujourd'hui plus rares, cette moralité ne s'étendrait pas bien loin. Parlons de celles qui sont moins éclatantes et plus ordinaires. Quelle pensée pour un homme même du commun, qui voit sa famille honnêtement pourvue, qui a des biens suffisamment, qui en jouit et s'en fait honneur, qui n'a ni embarras ni soins, et dont la santé, les forces, l'âge, répondent à tout le reste; car c'est ainsi que le texte sacré nous le dépeint dans les paroles suivantes : Viro quieto, et cujus viœ directœ sunt in omnibus, et adhuc valenti occipere cibum (1) ; quel souvenir, dis-je, pour ce mondain, que cette sombre et désolante considération : Il faut mourir!

Or c'est en cela qu'il me paraît digne de compassion : non point seulement de ce qu'étant

 

1 Eccli., XLI, 2.

 

330

 

attaché d'esprit et de cœur aux biens de cette vie, il appréhende la mort, mais de ce qu'envisageant la mort il a été assez aveugle pour s'attacher à des biens qui passent si vite , et de ce que la nécessité de mourir ne l'en détache pas. Voilà sur quoi je déplore son aveuglement. En effet, si la vie présente devait toujours durer, je ne m'étonnerais pas qu'il y eût des ambitieux et des avares sujets aux passions déréglées qui les dominent. Quelque vaines et frivoles que soient ces passions, je comprends qu'elles deviendraient alors sérieuses et prudentes, et que dégagés du souvenir de la mort, nous pourrions nous faire un point de sagesse de suivre et de contenter nos désirs ; pourquoi ? parce que nous aurions droit de compter pour réel tout ce que le monde a de spécieux et d'apparent, et que notre raison même commencerait à être d'intelligence avec la cupidité et l'ambition qui nous domineraient. Je dis encore plus : si nous devions seulement vivre autant que ces premiers patriarches, fondateurs du monde, à qui des siècles entiers, selon le témoignage de l'Ecriture, n'étaient que la fleur de l'âge, et qui, sans vieillesse ni caducité, voyaient une longue et nombreuse suite de générations, peut-être consentirais-je que nous eussions pour les biens temporels quelque empressement et quelque ardeur. L'éloignement du terme semblerait en quelque manière nous justifier, quoique alors même nous devrions toujours modérer nos inquiétudes et réprimer notre convoitise par la vue de la mort, qui, quelque éloignée qu'elle fût, étant néanmoins certaine et assurée, nous les ravirait enfin ; et c'est la belle observation de saint Jérôme, que je vous prie de faire après lui. Il dit que c'est pour cela que Moïse, dans la Genèse, faisant la supputation des années que chacun de ces premiers hommes avait vécu, ajoutait toujours cette conclusion générale : Et mortuus est ; Et il mourut. Noé vécut neuf cents ans, et il mourut; Seth, tant d'années, et il mourut : ainsi des autres. Pourquoi cette addition : Et il mourut? ne l'entendait-on pas assez, et n'était-ce pas assez de marquer l'espace de temps que leur vie avait duré? Ah ! répond saint Jérôme, c'est pour nous apprendre que quand nous aurions à vivre des milliers de siècles, nous aurions toujours tort de nous passionner pour les biens présents, puisqu'il serait encore vrai de dire de nous : Et il mourra. Or cela seul devrait corriger l'excès de nos affections et rompre tous nos attachements. J'en conviens, mes chers auditeurs, et à Dieu ne plaise que je veuille contredire le sentiment de ce saint docteur ! Mais après tout il faut avouer que , dans cette supposition d'une vie de plusieurs siècles, nos attachements auraient quelque prétexte et quelque apparence d'excuse. Mais notre vie se trouvant bornée à un si petit nombre de jours , et nous attachant à cette vie courte et passagère comme nous nous y attachons , et à ses biens ; en vérité, mes Frères, sommes-nous sages, et avons-nous de quoi nous justifier, je ne dis pas devant Dieu, mais je dis même devant nous et à notre propre tribunal? N'y a-t-il pas en ceci de l'enchantement, et, pour parler avec le Saint-Esprit, de l'ensorcellement : Fascinatio nugacitatis (1) ? Ah ! insensé que vous êtes, dès cette nuit même on va vous redemander votre âme ; vous mourrez, et pour qui sera tout ce que vous avez amassé? Ainsi est-il dit dans l'Evangile à ce riche qui prétendait goûter tranquillement et longtemps le fruit de ses peines : Stulte, hac nocte animan tuam repetent a te; quœ autem parasti cujus erunt (2)? Voyez-vous, reprend saint Bernard, la qualité que donne l'Esprit de Dieu à celui qui met son cœur dans les biens de la terre ! Il ne lui reproche pas expressément sa faiblesse, sa témérité, son peu de religion et de foi, mais sa folie : Stulte; parce que cette parole comprend tous les autres reproches , et enchérit même au-dessus. Devoir mourir et s'entêter des biens de la vie jusqu'à en faire l'unique objet de ses désirs , c'est perdre le sens.

Vous ne devez donc pas, mon cher auditeur, être surpris ni trouver mauvais si je vous traite aujourd'hui comme cet homme de l'Evangile, et si je vous dis, tout sage d'ailleurs et t ut prudent que vous pouvez être scion le monde: Stulte ; Insensé, pourquoi ce soin extrême de votre corps , qui sera bientôt la pâture îles vers ? pourquoi ces vastes desseins que la mort dans peu va renverser et faire évanouir? pourquoi tant chercher à vous agrandir et à vous étendre, puisqu'au bout de quelques jours six pieds de terre vous suffiront? Quand la concupiscence s'allumera dans votre âme , disait saint Paul; et que, maîtresse de votre raison, elle vous enivrera des choses visibles, savez-vous, mes Frères, comment vous pourrez l'éteindre et en arrêter les emportements? ce sera ; par cette pensée : Eh! nous n'avons point ici de demeure permanente ; mais tandis que nous vivons dans ce corps mortel, nous sommes hors de notre patrie , et nous ne devons nous

 

1 Sap., IV, 12. — 2 Luc, XII, 20.

 

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regarder que comme des voyageurs. Or, si l’on voyait un voyageur s'intéresser à tout ce qui se passe sur sa route, prendre feu sur cela, et en être agité , affligé , désolé, quelle idée s'en formerait-on? Voilà néanmoins ce que nous faisons ; voilà ce qui nous inspire de si vives craintes de la mort, et ce qui nous rend , dans nos craintes et nos frayeurs, si dignes de pitié. Car de se laisser surprendre à des biens faux et apparents, et de s'attirer par là , en vue de la mort, des frayeurs et des peines réelles et effectives, c'est une illusion qui, dans l'ordre de la Providence, peut   bien même être regardée comme une punition. Pendant que l'Apôtre était dans cette terre d'exil, il souhaitait sans cesse de se voir au bout de sa carrière, parce qu'il ne tenait à rien, et qu'il avait le cœur libre, et dégagé de tous les objets matériels et mortels : Quis me liberabit de corpore mortis hujus (1) ? Mais si nous ne sommes pas dans la même disposition , ou plutôt si nous sommes dans une disposition toute contraire, ce qu'ajoute ce docteur des nations ne nous convient que trop : Ingemiscimus gravati, eo quod nolumus expoliari (2) ; Nous gémissons à l'aspect delà mort : les infirmités, les maux qui en sont les avant-coureurs et qui nous avertissent qu'elle approche, nous remplissent l'esprit de sombres images, et nous font pousser de profonds soupirs, parce que nous ne voulons point être dépouillés de ces biens que nous avons, et qu'il faut quitter en mourant.

Quel spectacle, mes chers auditeurs, qu'un riche mondain aux prises avec la mort, et qui, jusqu'à la dernière extrémité, se défend contre elle! La mort le presse de sortir, et il voudrait toujours habiter ces agréables et superbes appartements qui sont l'ouvrage de ses mains, disons mieux, de sa vanité et de son luxe. Il a encore dans le cœur une inclination qui faisait toute la douceur de sa vie, et la mort l'en sépare, ou l'en arrache impitoyablement ! Il avait encore des vues pour l'accroissement de sa fortune, il avait des projets qu'il était sur le point d'exécuter, et la mort dans un moment déconcerte tout ! De quoi est-il touché ? de cette sortie du monde, de cette séparation, de ce renversement , de ce débris subit et si général. Eh ! mon cher Frère, voilà ce qui m'effraie pour vous : c'est dis-je, de voir que ce qui excite vos regrets, ce sont ces mêmes passions qui ont fait vos crimes et vos désordres durant tout le cours de vos années . Si vous craigniez la mort par mille autres endroits qui peuvent

 

1 Rom., VII, 24.— 2 2 Cor., V, 4.

 

la faire craindre aux pécheurs , je m'en consolerais, et je me mettrais en devoir de vous apprendre à profiter de cette crainte ; si, dans l'appréhension de la mort, vous travailliez à étouffer ces passions et à rompre volontairement ces habitudes qui vous attachent à la vie, je vous en féliciterais, et j'en bénirais Dieu : mais que vous ne soyez sensible qu'à ce qui vous a perdu jusques à présent et qu'à ce qui doit achever de vous perdre, voilà, encore une fois, par où votre état me paraît déplorable et bien terrible.

Que faut-il donc faire, et de tout ceci quelle conclusion? c'est de mourir dès maintenant et de bonne heure en esprit, pour ne plus tant craindre de mourir en effet ; c'est de fermer les yeux à cette figure du monde qui nous éblouit et qui passe, afin de n'avoir plus tant de peine à la laisser passer, et de n'entrer plus sur cela en de si violentes agitations ; c'est d'éloigner notre cœur, de le dégager et de le déprendre de tout ce qu'il faudra un jour quitter. Mais, me direz-vous, nous craindrons toujours la mort par un sentiment naturel. Voilà à quoi je vais répondre, en parlant de ceux qui craignent la mort par un sentiment de la nature, et qui ne font, pour se fortifier contre cette crainte, nul usage de leur religion. C'est la troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

Je le sais, Chrétiens, et je n'en puis disconvenir ; c'est un sentiment que la nature a de tout temps imprimé dans le cœur des hommes, sans en excepter même les sages ni les chrétiens, de craindre la mort et de la regarder avec frayeur; mais je sais aussi que de tout temps les sages ont trouvé moyen de corriger sur ce point la nature par la nature même, et qu'ils se sont rassurés par leur propre raison contre toutes les raisons qui formaient en eux ces craintes involontaires dont ils voulaient se délivrer. Or, ne sommes-nous pas bien dignes de compassion, si nous ne faisons pas, avec les secours de la grâce et les lumières du christianisme, ce que ces philosophes ont fait par la seule lumière naturelle, et si nous avons moins de force dans la vraie religion qu'ils n'en ont témoignée dans l'idolâtrie et la superstition ?

Car je suis surpris, et vous devez l'être connue moi, en considérant ce que ces païens ont pensé et ce qu'ils ont pratiqué sur le sujet de la mort ; les excellentes idées qu'ils en ont conçues, et les généreux efforts de magnanimité

 

332

 

et de constance par où ils les ont soutenues. Tantôt ils prétendaient que c'était pour nous une crainte ridicule que celle de la mort, étant déjà morts tant de fois, et mourant tous les jours : Nos mortem ridicule timemus, toties jam mortui et morientes (1). Qu'est-ce à dire, morts tant de fois? c'est qu'autant d'années que nous avons vécu, et qui ne reviendront jamais, ce sont autant de portions retranchées de notre vie, et comme autant de morts par où nous avons passé ; et qu'est-ce à dire, mourant tous les jours? c'est que chaque moment qui nous échappe sans retour est une preuve continuelle de la mort : Toties jam mortui et morientes. Tantôt ils s'étonnaient comment on pouvait craindre si longtemps ce qui devait durer si peu, et comment ce point de la mort, qui est presque imperceptible, pouvait altérer et troubler toute la paix de notre âme : quomodo quod tam cito fit, timetur diu ? Tantôt ils posaient pour principe que la mort rendant justice à tout le monde, et faisant raison à un chacun des injures qu'il prétend avoir souffertes, on avait tort de se plaindre d'elle : Quid mortem quereris ? mors sola jus œquum generis humani. En effet, ces inégalités si odieuses de la fortune, ces discernements si aveugles de la faveur, ces rabaissements du mérite et de la vertu, ces élévations des plus vils sujets, enfin ces iniquités du siècle qui nous irritent et qui excitent notre indignation, tout cela doit cesser à la mort, et c'est uniquement de la mort que nous devons espérer de voir la fin de tout cela. Or, cette espérance est une des plus douces consolations dans les disgrâces de la vie : Mors sola jus œquum qeneris humani. Tantôt ils démontraient que la mort, qui est le terme commun où tendent tous les hommes, servait de remède à plusieurs, était le souhait de quelques-uns, faisait le bonheur et la félicité des autres, et qu'au reste elle ne devait jamais être mieux reçue que quand elle venait avant qu'on fût réduit à la nécessité de la désirer : Mors omnibus finis, miultis remedium, quibusdam votum de nullis melius emerita, quam de his ad quos venit antequam invocetur.

Et ils avaient raison ; car qui fera bien attention à toutes les misères dont la mort nous dégage, et à toutes les peines qui accompagnent la caducité d'une longue vie, conclura aisément que la brièveté de nos jours est une des grâces dont nous sommes redevables à la Providence. Que dirai-je encore? Tantôt ils concevaient la mort comme un heureux élargissement après

 

1 Senec.

 

une triste captivité, tantôt comme le retour d'un fâcheux exil, tantôt comme l'affranchissement d'une milice laborieuse, tantôt comme une prompte et parfaite guérison ; car c'est ainsi qu'ils se la représentaient, et qu'ils nous en ont fait la peinture. Mais tout cela, me répondrez-vous, ce n'étaient que des spéculations et de pompeuses paroles, qui n'empêchaient pas ces sages de la gentilité d'avoir la mort en horreur et de la fuir. Vous vous trompez, Chrétiens; ce n'étaient ni de vaines paroles, ni de sèches spéculations. C'étaient pour eux des raisons efficaces qui les persuadaient, et qui même les persuadaient souvent jusqu'à l'excès, puisqu'ils en sont bien des fois venus jusqu'à se rendre homicides d'eux-mêmes, et à s'en faire un honneur, un plaisir, une vertu. C'était une erreur du paganisme : mais notre confusion est que ces païens, ayant eu assez de grandeur d'âme et de fermeté pour aimer la mort et pour la rechercher, nous qui sommes chrétiens, nous en ayons trop peu pour ne la pas craindre.

Je dis qu'en cela consiste et paraît notre faiblesse  : pourquoi ? parce que la religion que nous professons nous fournit des motifs bien plus  puissants pour  nous   adoucir la mort, et pour nous la faire considérer d'un œil tranquille et assuré. Car prenez garde, s'il vous plaît: tout ce qu'en ont dit ces infidèles, et tout ce que je viens de tirer de leur morale, n'étaient que des productions de l'esprit humain, que des raisonnements et que des sophismes dont leur orgueil se flattait ; mais dans le christianisme nous avons les raisons les plus solides, les raisons les plus essentielles, les raisons les plus capables de pénétrer nos esprits et de répandre dans nos cœurs une onction de grâce, en faveur de la mort et à l'avantage de la mort Vous me les demandez, et les voici telles que la foi nous les propose, et que nous devons nous les proposer à nous-mêmes : la vue de Jésus-Christ mourant, l'attente du royaume de Dieu,  l'exemple des saints et de tant de justes, les trésors infinis de grâce dont la mort peut être enrichie. A quoi serons-nous sensibles, si rien de tout cela ne fait impression sur nous? Reprenons.

La vue de Jésus-Christ mourant, de ce Dieu qui, immortel de sa nature, ne s'est revêtu de notre chair, selon la théologie de saint Paul et selon son expression, que pour goûter la mort, et en la goûtant lui ôter toute son amertume: Ut gratia Dei pro omnibus gustaret mortem (1).

 

1 Hebr., II, 9.

 

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Cependant, Chrétien faible et lâche, cette mort vous paraît encore amère. Jésus-Christ l'a goûtée pour vous, et il vous semble dur de la goûter pour lui, et après lui. Quelque soin qu'il ait pris d'y répandre une douceur divine, vous la rejetez comme un calice plein de fiel et d'absinthe. L'Apôtre a beau se féliciter de ce que la mort a été comme absorbée et dépouillée par le triomphe de cet Homme-Dieu sur elle : Absorpta est mors in victoria (1) ; il a beau la défier, et, par une espèce d'insulte qui n'a rien de présomptueux, lui demander : 0 mort, où est ta victoire ? est ton aiguillon? Ubi est, mors, victoria tua ? ubi est, mors, stimulus tuus (2) ? tout cela ne nous touche point. La mort est toujours victorieuse de notre "faiblesse, elle a toujours à notre égard la même force, toujours le même aiguillon; et l'on dirait que la vertu de la croix et de la mort du Rédempteur est en quelque sorte anéantie. Le privilège des chrétiens unis à Jésus-Christ est de mourir, et de ne pas sentir le tourment ni l'affliction de la mort : Et non tanget illos tormentum mortis (3). Mais nous renonçons ace privilège; et, par une pusillanimité indigne de notre foi, non-seulement nous sentons ce tourment de la mort, mais nous l'anticipons, mais nous l'augmentons.

Ce n'est pas assez : l'attente du royaume de Dieu, de ce royaume du ciel, où nous savons que nous ne pouvons entrer qu'après la mort, puisque Dieu lui même nous l'a déclaré : Nemo ridebit me, et vivet. N'est-il pas étonnant que parmi les demandes que nous faisons à Dieu, une des premières et des plus importantes soit que son règne arrive pour nous, Adveniat regnum tuum (4), et qu'en même temps, par une visible contradiction, nous souhaitions avec tant d'ardeur de retarder le plus qu'il nous est possible l'avènement de ce règne? N'est-il pas étrange que ce règne de Dieu devant être notre souverain bien, nous en redoutions les approches comme notre souverain mal? Quand le patriarche Jacob, dans une extrême vieillesse, vit Joseph son fils comblé d'honneur et de gloire, et dominant sur toute l'Egypte, l'Ecriture nous apprend qu'il fut transporté d'un mouvement do joie, et qu'il s'écria: Ah ! mon fils, c'est désormais que je mourrai content, puisque je vous revois : Jam lœtus moriar, quia vidi faciem tuam (5). Eh quoi ! mes Frères, dit saint Bernard, la mort paraissait douce à ce père, parce qu'il voyait pour un moment le

 

1 1 Cor., XV, 54. — 2 Ibid., 55. — 3 Sap., III, 1.— 4 Matt. VI, 16. — 5  Genes., XLVI, 30.

 

visage de son fils bien-aimé : et nous, à qui la mort doit procurer le bonheur éternel de contempler Dieu même, nous à qui elle doit révéler la gloire de Dieu, nous à qui elle doit découvrir cet objet de béatitude que l'œil n'a point vu, et que le cœur de l'homme n'a jamais compris; nous qui, dans cette espérance, devrions dire: Ah ! Seigneur, je mourrai sans peine, et je mourrai même avec joie, puisque c'est par là que je dois jouir de votre divine présence : Jam lœtus moriar, quia visurus sum faciem tuam ; au lieu de parler de la sorte et de le penser, nous sommes consternés à la seule idée de la mort, et nous frémissons au moindre péril qui nous en approche, ou qui l'approche de nous.

Ce n'est pas tout encore : l'exemple des saints et de tant de justes. N'avons-nous pas les mêmes secours pour nous affermir contre la mort, et d'où vient donc que nous tenons à toute heure un langage si différent et même si contraire à celui des serviteurs de Dieu ? Ecoutez David dans l'ancienne loi : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est (1) ! Hélas ! que mon exil est long, et quand finira-t-il? Multum incola fuit anima mea (2). Je languis d'ennui sur la terre, parce que c'est une terre étrangère pour moi. Quando veniam, et apparebo ante faciem Dei mei ! Heureux moment où je paraîtrai devant mon Dieu ! je l'attends, je le désire, je le demande. Ainsi ce prophète et ce saint roi s'en expliquait-il ; et combien d'autres dans la loi nouvelle ont eu les mêmes sentiments, et se sont servis, pour les exprimer, des mêmes paroles ! Mais nous, bien autrement disposés, nous trouvons que notre exil dure trop peu ; nous voudrions demeurer éternellement en ce monde, et en faire notre patrie ; nous gémissons d'être forcés d'en partir ; et ce départ qui nous désole, nous formons pour le différer les vœux les plus vifs et les plus ardents.

Enfin les trésors de mérites dont la mort peut être enrichie. Car quelles vertus la mort ne nous donne-t-elle pas occasion de pratiquer C'est en vue de la mort que nous faisons à Dieu le sacrifice le plus héroïque, qui est celui de notre vie, et que nous devenons, en quelque manière, semblables aux martyrs. C'est par une libre acceptation de la mort que nous témoignons à Dieu la soumission la plus généreuse, et que nous lui rendons le devoir de l'obéissance la plus parfaite, puisqu'elle va jusqu'à la destruction de nous-mêmes. C'est au milieu

 

1 Ps., CXIX, 5.— 2 Ibid., 6.

 

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des douleurs de la mort que nous commençons à nous acquitter auprès de la justice de Dieu, recevant l'arrêt de notre mort en esprit de pénitence ; lui offrant notre mort non-seulement comme une satisfaction générale et commune du péché de nos premiers parents, mais comme une satisfaction particulière et personnelle de nos propres péchés; consentant, pour la réparation de notre avare cupidité, à être dénués de tout dans le sein de la terre ; pour la réparation de nos vanités et de notre orgueil, à être ensevelis dans les ombres et la poussière du tombeau; pour la réparation de nos sensualités et de nos plaisirs criminels, à devenir la pâture des vers. C'est par une sainte union de notre mort avec la mort de Jésus-Christ, que nous entrons en participation des grâces surabondantes que ce Dieu Sauveur a renfermées dans sa croix, comme dans une source inépuisable : et qui peut dire de quelles richesses spirituelles un mourant se sent quelquefois comblé; ou sans attendre l'heure de sa mort, qui peut dire de quelles impressions secrètes un chrétien est pénétré, de quels mouvements intérieurs il est animé, lorsque, anticipant son dernier jour, il se met à certains jours et en esprit au lit de la mort, et qu'il se présente à Dieu comme une victime qui lui est destinée, et qui lui doit être immolée? Or, ce qui nous est si salutaire, si méritoire auprès de Dieu quand nous en savons bien user, par quel renversement devient-il le sujet de notre aversion? Il n'y a qu'une chose qui semble pouvoir, par la religion même et par les vues de la foi, justifier cette crainte excessive de la mort, savoir, la crainte des jugements de Dieu ; mais là-dessus je vais vous satisfaire, et j'en fais la courte conclusion de ce discours.

Je dois donc en convenir, chrétiens auditeurs : puisque la mort est suivie d'une éternité bienheureuse ou malheureuse ; puisque c'est la mort qui décide pour jamais de notre destinée dans cette éternité; puisqu'au moment de la mort nous devons être présentés devant le souverain Juge, pour lui rendre un compte exact de toute notre vie, et pour en recevoir, par un dernier arrêt, ou la récompense ou le châtiment, toutes ces pensées, qui sont comme les points fondamentaux de notre foi, vivement retracées dans nos esprits et bien méditées, ont de quoi nous faire trembler et nous saisir d'une juste frayeur. Mais, après tout, ma proposition ne laisse pas de subsister; et je prétends toujours que si cette crainte de la mort  prédomine en nous, que si c'est une crainte toute pure, sans mélange de consolation, et qui n'ait pas ce tempérament de grâce que lui doit donner l'espérance chrétienne, même dans la personne des pécheurs ; quelque sainte qu'elle paraisse, nous sommes encore dignes de compassion ; pourquoi cela? parce qu’étant chrétiens, la foi nous fait trouver dans la mort même de quoi nous tenir lieu de ressource, si j'ose m'exprimer ainsi, contre ces jugements de Dieu si formidables. Or, ce qu'il y a de pitoyable en nous, c'est que tout cela se trouvant dans la mort, nous ne l'y trouvions néanmoins jamais, et que nous n'écoutions la foi qu'à demi, sur un sujet où nous pouvons la faire servir de correctif à elle-même, en opposant aux vérités effrayantes qu'elle nous enseigne, d'autres vérités consolantes qu'elle y ajoute. Expliquons-nous.

C'est une belle réflexion de saint Augustin, lorsqu'il   nous   dit  que  nous  devons avoir par proportion les mêmes sentiments et les mêmes  affections pour la mort,  que nous avons pour Dieu. Dieu, remarque ce saint docteur, est tout ensemble et aimable et terrible. Il est aimable, parce que c'est un Dieu de miséricorde et de bonté ; et il est terrible, parce que c'est un Dieu de justice, et selon l'expression de l'Ecriture, le Dieu des  vengeances. Comme terrible, il veut être craint ; et comme aimable ,  il veut être aimé. De même, reprend ce Père, la mort a deux visages tout différents. Elle est redoutable d'une part, et désirable de l'autre. Redoutable, parce qu'elle peut être pour nous le commencement d'un malheur éternel ; mais désirable, parce que, selon les vues de Dieu, elle nous doit mettre en possession de l'immortalité et de la gloire. Il faut donc que nous la craignions et que nous l'aimions tout à la fois : c'est-à-dire que nous la craignions d'une crainte mêlée d'amour, et que nous l'aimions d'un amour accompagné de crainte. Il y a plus, ajoute saint Augustin: car comme Dieu, qui est aimable et terrible, veut absolument parlant, être plus aimé des hommes que redouté, aussi devons-nous plus aimer la mort que la craindre : et comme Dieu ne se tiendrait pas honoré de nous autant qu'il le veut être, si nous le craignions plus que nous ne l'aimons; ainsi peut-on dire que nous ne sommes pas dans une disposition parfaitement chrétienne si nous craignons plus la mort que nous ne l'espérons, parce que notre crainte et notre amour par rapport à elle doivent suivre la mesure de notre amour et de notre crainte à l'égard de Dieu. Il faut donc

 

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craindre la mort par esprit de foi ; mais il faut encore plus l'espérer et la désirer en esprit de foi. Tel est le raisonnement de saint Augustin.

Ce n'est pas que les saints n'aient craint la mort, ou plutôt les suites de la mort. Carie Berne saint Paul, qui témoignait tant d'empressement de voir la prison de son corps détruite, reconnaissait néanmoins que c'était une chose terrible de tomber dans les mains du Dieu vivant : Horrendum est incidere in manus Dei viventis (1). Et le même David, qui demandait si instamment de voir Dieu, ne laissait pas de chercher un asile où il pût se mettre à couvert de sa colère : Quo a facie tua fugiam (2) ? Cependant, quelque partagés qu'ils parussent entre ces divers mouvements d'amour et de crainte, le désir l'emportait, et ils ne pouvaient se défendre de souhaiter la mort en considérant que c'était la voie pour aller à Dieu. De là vient que saint Jérôme, qui fut peut-être de tons les saints le plus louché des jugements de Dieu, fut néanmoins un de ceux qui soupirèrent davantage après la fin de cette vie mortelle. C'est une chose admirable de voir comment il la demandait, et en quels termes il l'appelait. Nous le lisons encore dans une épître à Eusèbe au pape Damase , que nous conservons comme un des plus beaux monuments de l'antiquité. Veni, amica mea, soror mea , sponsa: Venez, disait ce grand Saint, parlant à la mort, venez, vous que je chéris comme ma bien-aimée, comme ma sœur, comme mon épouse, Indica mihi quem diligit anima mea : Conduisez-moi a l'unique trésor de mon âme. Car il n'y a que vous qui puissiez me rendre ce bon office, et me montrer le lieu où il repose : Ostende mihi ubi cubat Christus meus. Vous êtes tout environnée de ténèbres , poursuivait ce même Père ; mais ces ténèbres me découvriront la lumière éternelle, et c'est ce qui vous donne pour moi tant de charmes : Nigra es, sed formosa. Vous êtes terrible aux rois de la terre, et à ces mondains qui bornent toutes leurs espérances à cette vie : Terribilis apud terrœ ; mais vous me devenez d'autant plus agréable que j'ai moins de prétentions en ce monde et pour ce monde. Ainsi s'expliquait saint Jérôme, ainsi craignait-il la mort; et pour peu que nous ayons de foi, ainsi devons-nous la craindre , ou plutôt ainsi devons-nous la désirer.

Mais vous me dites que vous craignez la mort, parce que vous êtes pécheur; que vous la craignez, parce que vous êtes actuellement

 

1 Hebr., X, 31. — 2 Ps., CXXXIII, 7.

 

dans le désordre du péché et dans l'inimitié de Dieu; que vous la craignez, parce qu'étant fragile, vous pouvez perdre à tout moment la grâce; que vous la craignez, parce que vous êtes exposé à des occasions dangereuses et à toute la corruption du monde; que vous la craignez, parce que, quelque bien que vous puissiez faire, vous êtes toujours incertain de votre état devant Dieu , et que vous ne savez si vous êtes digne de haine ou d'amour. Car voilà toutes les dispositions où la crainte de la mort pourrait être , avec plus de prétexte , autorisée par la foi. Et moi je réponds qu'en toutes ces dispositions, à quiconque veut consulter la foi et agir selon la foi, la vue de la mort doit encore être aimable , et que nous y découvrons toujours des sources fécondes d'espérance et de confiance , pour modérer l'excès de nos craintes. En effet, je suis pécheur, me dis-je d'abord à moi-même, et voilà justement pourquoi la vue de la mort me doit être douce : parce que la vue de la mort est le plus sûr moyen de me préserver du péché, et de résister aux tentations du péché. Je dois donc la regarder non-seulement comme une grâce, mais comme une des grâces les plus efficaces , comme un effet de la bonté toute miséricordieuse de Dieu envers moi, comme un remède puissant et presque infaillible dont il a bien voulu me pourvoir. Ah ! Seigneur, que deviendrais-je si cette vue touchante de la mort, qui me règle et qui me gouverne, venait jamais à m'abandonner? En quels dérèglements irais-je me précipiter, et où me porterait ma passion? Je suis dans le désordre du péché, et c'est pour cela même que je dois envisager souvent la mort. Quelle conséquence ! elle est très-naturelle. Parce que, s'il y a quelque chose qui soit propre à me convertir et à me faire sortir de l'affreux état où je suis tombé, c'est la mort bien envisagée et bien considérée. Car c'est le souvenir de la mort, ou, pour mieux dire, la grâce attachée à ce souvenir de la mort, qui a opéré de tout temps dans le christianisme les plus grandes conversions. C'est la mort fortement représentée dans l'esprit, qui a humilié l'orgueil des âmes les plus fières; qui a fait des cœurs lés plus inflexibles et les plus durs, des cœurs contrits; qui a soumis au joug de la pénitence les pécheurs les plus indociles. Par où un pécheur de ce caractère a-t-il coutume d'être ébranlé ? par la vue de la mort; et si je dois jamais revenir de mes égarements et me rapprocher de Dieu, n'est-ce pas par là même ? Pourquoi donc ne m'occuperais-je pas volontiers

 

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de cette vue de la mort, et pourquoi n'en ferais-je pas ma plus solide consolation ? Je suis fragile, et je puis perdre à chaque moment la grâce : mais que s'ensuit-il de là? que je dois donc m'entretenir sans cesse de la vue de la mort, puisque ce sera le soutien de ma fragilité ; et que , portant ce précieux trésor de la grâce dans un vase de terre, il n'y a que la vue de la mort qui puisse affermir mes pas, et me mettre en quelque sûreté. C'est donc être bien ennemi de moi-même et de mon salut si je fuis cette vue, et si je la crains comme un sujet de tristesse et d'abattement. Je suis exposé à mille dangers; et les scandales du monde , qui m'environnent de toutes parts, sont autant d'écueils que je ne saurais éviter. Erreur, si je le crois ainsi. Je les éviterai, ces écueils, par la vue delà mort; et cette vue salutaire me sauvera de ce déluge d'iniquité qui inonde aujourd'hui le siècle. Soit donc que j'aie égard à l'intérêt de Dieu, soit que je sois sensible au mien, la mort me doit être, sous l'un et l'autre rapport, un avantage. Pour l'intérêt de Dieu, parce qu'elle nous fait entrer dans un état où nous ne sommes plus capables de l'offenser. Pour le mien, parce que dans cet état le monde n'est plus capable de nous corrompre. Et pourquoi Salomon nous apprend-il que le juste a été souvent enlevé du monde dès ses premières années, si ce n'est afin que la malice du siècle perverti ne l'infectât pas de son venin, et qu'il ne fût pas séduit par l'éclat trompeur de la vanité? Raptus est ne malitia mutaret intellectum ejus, aut ne fictio deciperet animam illius (1). Mais après tout, nous ne savons si nous sommes dignes d'amour ou de haine. Vous l'avez voulu de la sorte, ô mon Dieu , pour nous tenir dans une plus grande dépendance de votre grâce : mais du reste, au milieu de cette incertitude, la vue de la mort nous fait trouver tout le repos que nous pouvons avoir en cette vie, puisqu'elle nous fait prendre toutes les mesures nécessaires pour nous maintenir dans l'amour de Dieu. En deux mots, ou nous sommes pécheurs, ou nous sommes justes. Si nous sommes pécheurs, la vue de la mort nous ramène dans les voies de Dieu; et si nous sommes justes, la vue de la mort nous confirme dans les voies de Dieu. Si nous sommes pécheurs, la vue de la mort nous excite à la pénitence ; et si nous sommes justes, la vue de la mort nous assure le don de la persévérance. Si nous sommes pécheurs, la vue de la mort nous fait devenir justes; et si nous sommes justes, la vue de la mort nous empêche de devenir pécheurs. Ainsi nous marcherons sûrement et tranquillement. Nous craindrons la mort sans faiblesse, et nous la désirerons sans présomption. Nous trouverons de quoi bénir Dieu jusque dans les effets de sa justice, et nous nous en ferons un moyen de sanctification en ce monde, pour obtenir en l'autre la félicité éternelle, où nous conduise, etc.

 

1 Sap., IV, 41.

 

 

 

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