XIV° DIMANCHE - PENTECOTE

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ESSAI SAINT-SACREMENT

SERMON POUR LE QUATORZIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ÉLOIGNEMENT ET LA FUITE DU MONDE.

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus dit à ses disciples : Nul ne peut servir deux maîtres ; car, ou il haïra l’un et aimera l'autre; ou il s'attachera à celui-là et méprisera celui-ci.

 

Dieu et le monde sont ces deux maîtres. Pour être à Dieu, il faut renoncer au monde.

 

Division. Le monde nous distrait, ou même nous corrompt. Or, les occupations et les soins du monde ne peuvent jamais dispenser un homme chrétien de s'éloigner au moins quelquefois du monde qui le distrait, et d'avoir dans la vie des temps spécialement consacrés à l'affaire de son salut : première partie. Tous les engagements du monde ne justifieront jamais devant Dieu un homme pécheur de n'avoir pas fui, même absolument, le monde qui le corrompait, et de n'y avoir pas renoncé pour jamais, afin je mettre en assurance l'affaire de son salut : deuxième partie.

Première partie. Les occupations et les soins du monde ne peuvent jamais dispenser un homme chrétien de s'éloigner au moins quelquefois du monde qui le distrait, et d'avoir dans la vie des temps spécialement consacrés à l'affaire de son salut. Car, l’éloignement du monde à certains temps et sans cette retraite, il n'est pas moralement possible de connaître, tous ses devoirs, de remarquer toutes les fautes qu'on y commet, et de se prémunir contre tous les dangers où l'on se trouve exposé, c'est-à-dire qu'il n'est pas moralement possible de se sauver. Or, quand il s'agit du salut, l'importance de cette affaire doit évidemment Remporter sur toutes les autres affaires. C'est ce que le Fils de Dieu fit si bien entendre à Marthe, lorsqu'il lui dit : Marthe, vous vous embarrassez de beaucoup de choses; mais il n'y a qu'une seule chose nécessaire. Cependant nous sommes assez aveugles pour vouloir justifier notre négligence à l'égard d'une telle affaire, par l'attention que demandent les affaires du monde.

On dit qu'on est accablé d'occupations : mais c'est en cela même qu'est le désordre. Dieu ne veut pas que vous vous en laissiez tellement accabler au préjudice de votre salut. Déchargez-vous d'une partie de ces occupations, si elles ne peuvent compatir avec le premier soin qui vous doit occuper. Belles maximes de saint Bernard écrivant là-dessus au pape Eugène. Le remède, voir certains temps de retraite où l'on rentre en soi-même.

Mais on ajoute : Je ne suis pas le maître dans ma condition de me retirer ainsi. Trois réponses : 1° quittez cette condition; il n'est pas nécessaire que vous y soyez, mais il est nécessaire que vous vous sauviez; 2° d'autres que vous, dans les mêmes conditions que vous, ou dans des conditions plus exposées que la vôtre aux embarras du monde, ont su trouver du temps pour penser à eux-mêmes et à leur sanctification : David, saint Louis; 3° ces soins, que vous faites tant valoir, ne vous empêchent pas de ménager des temps de retraite pour votre santé, pour votre intérêt, pour vos divertissements. Il faut bien distinguer dans nos conditions deux sortes de soins : ceux que Dieu y a attachés, et ceux que nous y ajoutons nous-mêmes. Si nous nous en tenions loi premiers, ils nous laisseraient tout le loisir que demande le soin de notre âme et de notre avancement dans les voies de Dieu, le connaissons notre injustice, et corrigeons-la.

Deuxième partie. Tous les engagements du monde ne justifieront jamais devant Dieu un homme pécheur de n'avoir pas fui même absolument le monde qui le corrompait, et de n'y avoir pas renoncé pour jamais, afin de mettre en assurance l'affaire de son salut. Bien de plus contagieux que le monde, nous en convenons nous-mêmes La conséquence, c'est donc de renoncer au . afin de nous préserver de sa contagion, surtout lorsque nous remarquons qu'elle agit plus fortement sur nous. Voilà le préservatif nécessaire; et sans cela ne comptons point sur les grâces de Dieu. Mais nous nous excusons sur les engagements qui nous attachent au momie, et voici quelques réflexions qui détruisent ce prétexte et qui paraissent convaincantes.

1° De quelque nature que puissent être les engagements qui vous arrêtent, l'intérêt de votre salut, comme on l'a déjà dit, est un engagement supérieur qui doit prévaloir. Nous raisonnons ainsi au regard de la vie du corps, et à plus forte raison devons-nous raisonner de même au regard de la vie de l'âme. Mais je suis résolu de  me soutenir dans les dangers où m'engage, le monde : vous le dites, mais fausse résolution, ou du moins résolution inefficace. Le passé doit vous l'apprendre, et l'avenir achèvera de vous le faire connaître.

2° Si vous voulez bien examiner ces engagements qui vous retiennent dans le monde, vous trouverez que la plupart ne sont point des engagements nécessaires, mais des engagements de passion, d'ambition, de curiosité, de sensualité, de mondanité. Or, de tels engagements doivent-ils vous arrêter? Le monde parlera de votre divorce avec lui : eh bien! vous laisserez parler le monde. Ne le laissez-vous pas parler sur mille autres sujets, sans vous mettre eu peine de ses discours ? Fuyons donc le monde, et sortons de cette Babylone. Ce u'est pas, après tout, qu'il n'y ait un certain monde dont la société peut être innocente, et avec qui nous pouvons converser.

 

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Dixit Jesus discipulis suis : Nemo potest duobus dominis servire ; aut enim unum odio habebit, et alterum diliget ; aut unum sustinebit, et alterum contemnet.

 

Jésus dit à ses disciples : Nul ne peut servir deux maîtres : car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à celui-là et méprisera celui-ci. (Saint Matthieu, chap. VI, 24.)

 

C'est l'oracle de la vérité éternelle ; et sans recourir à la foi, la raison seule nous fait assez comprendre qu'il n'est pas possible d'allier ensemble le service de deux maîtres ennemis l'un de l'autre, et qui n'ont pas seulement des intérêts différents, mais des intérêts et des sentiments tout opposés. Car, comme disait l'Apôtre aux Corinthiens, qu'y a-t-il de commun entre la justice et l'iniquité, quel rapport de la lumière avec les ténèbres? enfin, quelle société peut unir et concilier Jésus-Christ et Bélial? C'est aussi de là que les serviteurs de Dieu ont conclu qu'ils devaient renoncer au monde, et que plusieurs en effet se sont confinés dans les déserts, et ont passé toute leur vie dans un éloignement entier du monde. Ce n'est pas que le monde n'eût de quoi les flatter et de quoi les attacher. Combien d'entre eux, avant leur retraite, occupaient dans le monde les premières places, ou se trouvaient en état d'y parvenir! combien vivaient dans l'abondance, et jouissaient de toutes les douceurs d'une opulente fortune ! Mais, déterminés à servir Dieu, et voyant qu'ils ne pouvaient en même temps servir le monde, ils ont généreusement sacrifié tous les intérêts, tous les plaisirs, toutes les grandeurs du monde, et se sont dévoués au culte de Dieu dans le silence et l'obscurité de la solitude. Ce qui les y a portés encore plus fortement, c'est qu'en regardant le monde comme l'ennemi de leur Dieu, ils l'ont regardé comme leur propre ennemi, parce qu'ils savaient qu'en les détachant de Dieu et leur faisant perdre la grâce de Dieu, il les exposait à toutes les vengeances divines, et mettait un obstacle invincible à leur salut. Or ce sont, mes chers auditeurs, ces mêmes motifs qui doivent nous engager à la fuite du monde;et ce point est d'une telle conséquence pour la sanctification de notre vie, que j'en veux faire aujourd'hui tout le sujet de cet entretien. Esprit-Saint, vous qui tant de fois, par les lumières et la force de votre grâce , avez triomphé du monde, opérez dans nos cœurs les mêmes miracles, et faites-nous remporter par votre secours les mêmes victoires. Nous employons, pour l'obtenir, la médiation de cette Vierge que nous honorons comme votre épouse, et nous lui disons : Ave, Maria.

Prêcher la fuite du monde aux religieux et aux solitaires, c'est-à-dire à ceux qui, par l'engagement de leur état, sont déjà séparés du monde, c'est un sujet, Chrétiens, qui, par rapport à leur profession, pourrait n'être pas inutile, mais dont le fruit, comparé à celui que je me propose, n'aurait rien que de médiocre et de borné. C'est aux hommes du siècle, dit saint Ambroise, qu'il faut adresser cette morale, parce qu'elle est pour eux d'une utilité infinie, ou plutôt d'une souveraine nécessité : c'est, dis-je, à ceux qui, par l'ordre de la Providence divine, sont appelés à vivre dans le monde; c'est à ceux qui, contre les desseins de Dieu, s'engagent d'eux-mêmes trop avant dans le monde.  Aux premiers ,  parce que la même grâce de vocation qui semble les attacher au monde est celle qui les oblige de temps en  temps à s'en éloigner ; aux seconds, parce qu'étant, de la manière que je le dis, dans le monde, il n'y a point pour eux d'autre grâce que celle qui les en éloigne, ou, s'il m'est permis d'user de ce terme, que celle qui a la force et la vertu de les en arracher : aux uns et aux autres, parce qu'à proportion qu'ils sont du monde, c'est cet esprit de retraite et de séparation du monde qui les doit sauver. Et voilà, mes chers auditeurs, tout le plan du discours que j'ai à vous faire. Appliquez-vous, s'il vous plaît deux propositions que j'avance, et qui, sans rien confondre dans les devoirs de l'homme du monde et de l'homme chrétien , vont établir deux vérités importantes pour vous. Le monde au milieu duquel vous vivez, a deux pernicieux effets: il nous dissipe et il nous corrompt ; il nous dissipe par la multitude et la superfluité des soins qu'il nous attire; et il nous corrompt  par les occasions et les engagements du péché où il nous jette. Nous devons donc prendre pour nous garantir de ces deux désordres, le plus excellent moyen, qui est une sainte retraite, pratiquée et fidèlement observée dans chaque condition selon les règles de la prudence chrétienne, parce que c'est ainsi que  nous éviterons et la dissipation du monde et la corruption du monde : la dissipation du monde qui nous empêche de vaquer à Dieu, et la corruption du monde qui nous fait perdre l'Esprit  de Dieu. Quel remède plus efficace contre l'un et l'autre, que de se retirer du monde et de le fuir ? Je dis de s'en retirer à certains temps, et autant qu'il est nécessaire pour nous recueillir et pour s'adonner aux exercices du salut; et je dis même de le fuir absolument et de n'y plus retourner, dès qu'il nous devient un sujet de

 

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scandale, et qu'il nous égare de la voie du salut. De s'en retirer à certains temps comme chrétien?, et de le fuir absolument comme pécheurs ; de s'en retirer à certains temps comme chrétiens, afin qu'il ne nous fasse pas négliger les pratiques du christianisme en nous dissipant ; et de le fuir absolument comme pécheurs, afin qu'il ne nous conduise pas à la perdition en nous corrompant. Mais que faisons-nous ? A deux obligations si essentielles nous opposons, pour les éluder, deux prétextes : l'un fondé sur les soins temporels, et l'autre sur les engagements de péché , que nous prétendons être inséparables de notre condition. Je m'explique. Parce qu'on vit dans une condition occupée des affaires du monde, et continuellement exposée aux tentations du monde, on se figure cette retraite et cette fuite du monde, à quoi je viens vous exhorter, comme une chose impraticable, gémissant d'une part sous le joug du monde qui nous domine, et ne faisant d'ailleurs nul effort pour s'en délivrer. Or, je soutiens que ces deux prétextes n'ont nul fondement solide, et dans la première partie je veux vous montrer que les occupations et les soins du monde ne peuvent jamais dispenser un homme chrétien de s'éloigner quelquefois du monde qui le distrait, et d'avoir dans la vie un temps spécialement consacrés à l'affaire de son salut. Dans la seconde , je vous ferai voir que tous les engagements du monde ne justifieront jamais devant Dieu un homme pécheur de n'avoir pas fui même absolument le monde, qui le pervertissait, et de n'y avoir pas renoncé pour jamais, afin de mettre en assurance l'affaire de son salut. La matière demande toute votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Il faut être chrétien, et dans la condition de chrétien, il faut travailler à l'affaire essentielle cl capitale, qui est celle du salut éternel. Il est donc juste, et même d'une absolue nécessité, de vivre, quoiqu'au milieu du monde, non-seulement dans l'esprit, mais, à certains temps réglés, dans l'usage d'une séparation convenable et d'un saint éloignement du monde. C’est la conséquence que je vais établir d'abord, et à laquelle je vous ferai voir ensuite que la prudence du siècle, toute présomptueuse qu'elle est, ne peut rien opposer que de vain et de frivole.

Je fonde cette conséquence sur le premier devoir chrétien, qui a le salut pour objet. Car, pour parvenir à ce bienheureux terme du salut, et pour ne rien omettre dans l'exécution de tout ce qui s'y rapporte, qui me donnera des ailes, disait David, comme celle de la colombe, afin que je prenne mon vol, et que je puisse trouver du repos? Quis dabit mihi pennas sicut columbœ, et volabo, et requiescam (1) ? Ah ! Seigneur, ajoutait-il, voici le secret que vous m'avez appris pour cela. Je me suis éloigné dumonde ( c'est un roi qui parle, Chrétiens ), je me suis éloigné du monde et jusque dans le centre du monde, qui est la cour , je me suis fait une solitude où je me suis renfermé : Ecce elongavi fugiens, et mansi in solitudine (2). En effet, c'est dans la retraite et la séparation du monde qu'on trouve ce repos où l'on apprend à connaître Dieu , où l'on étudie les voies de Dieu, où l'on se remplit de la crainte des jugements de Dieu ; c'est là qu'en présence de la majesté de Dieu on examine le passé, on règle le présent, on prévoit l'avenir, on approfondit ses obligations, on découvre ses erreurs, on déplore ses misères , on se confond de ses lâchetés, on se reproche ses infidélités. Et comment peut-on espérer de faire tout cela dans le tumulte et l'embarras du monde? Quel moyen, dit saint Bernard, de pénétrer avec un juste discernement, et les choses qui sont au-dessus de nous, c'est-à-dire un premier principe, une fin dernière, un souverain bien qui est Dieu, pour nous y élever par les exercices d'une pure et solide religion ; et les choses qui sont au-dessous de nous, c'est-à-dire les besoins des hommes que la Providence nous a soumis comme inférieurs, pour y descendre par la pratique d'un vrai et charitable zèle ; et les choses qui sont autour de nous, c'est-à-dire les devoirs infinis qui nous lient comme égaux à notre prochain, pour y satisfaire et pour en remplir la mesure dans l'étendue d'une exacte justice : quel moyen d'accomplir toutes ces obligations, tandis que le monde nous obsède, et que nous sommes occupés ou plutôt possédés du monde? Quel moyen, poursuit le saint docteur, de goûter les fruits de la prière, de se sanctifier par les œuvres de la pénitence, d'être attentif aux mystères du redoutable sacrifice , de participer en esprit et en vérité à la grâce des sacrements, de répandre son âme devant Dieu par l'humilité de la confession , de s'unir spirituellement à Jésus-Christ par la communion, en un mot de travailler à ce grand ouvrage de la réformation de nos moeurs, et de se préparer à la mort, si l'on ne prend soin  de se retirer quelquefois

 

1 Psalm. LIV, 7. — 2 Ibid., 8.

 

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comme Moïse sur la montagne ; ou selon le précepte de l'Evangile, si l'on ne rentre souvent dans l'intérieur de son âme; et là, les portes des sens fermées : Clauso ostio (1), sans autre témoin que le Père céleste, si l'on ne traite avec lui et avec soi-même de tout cela? Il faut donc pour tout cela s'éloigner du monde, et, à l'exemple des Israélites, qui n'ont été pour nous qu'une ligure de ce que nous devions pratiquer, il faut sortir de l'Egypte pour aller sacrifier au Seigneur dans le désert. Parlons plus simplement : il faut , sans quitter le monde, éviter la dissipation dumonde ; parce qu'il n'y a personne de nous qui, par proportion, ne doive dire aussi bien que Jésus-Christ : Quia in his quœ Patris mei sunt, oportet me esse (2). Comme chrétien, il faut que je m'applique par dessus tout au service de mon Dieu et à l'importante affaire de mon salut.

Voilà la maxime dont tous les sages (je dis les sages chrétiens) sont convenus, et dont notre expérience propre a dû nous convaincre. Or à cela, encore une fois, la prudence humaine, qui est celle des enfants du siècle, croit avoir droit d'alléguer pour obstacles les soins temporels, prétendant qu'il est impossible d'accorder les devoirs du monde avec cet esprit de recueillement et de séparation du monde, que le soin du salut exige : et c'est ici que j'ai besoin, non pas de l'attention de vos esprits que ce sujet par lui-même soutient assez, mais de toute la ferveur de votre foi, dont dépend tout l'effet que je m'en promets.

Car, pour commencer à détruire une erreur aussi pernicieuse et néanmoins aussi commune et aussi répandue que celle-là , je demande, et c'est la première raison : le soin de l'inutile et du superflu peut-il jamais excuser la négligence du nécessaire ? l'application à ce qui n'est que l'accessoire peut-elle servir de prétexte à l'oubli du principal, et l'empressement pour les moyens peut-il justifier l'abandon de la fin ? Voilà cependant l'abus grossier et visible où nous tombons autant de fois que nous nous opposons à nous-mêmes les soins du monde , pour autoriser nos dissipations, qui sont extrêmes par rapport au salut. Car reconnaissons-le de bonne foi, puisque c'est un principe incontestable : Dieu ne nous a pas appelés (je parle au commun des hommes, et à ceux de mes auditeurs dont la vie se réduit à une condition particulière), Dieu ne nous a pas appelés au gouvernement des royaumes et des empires ; il a eu d'autres desseins sur nous. Mais quand

 

1 Matth., VI, 6. — 2 Luc, II, 49.

 

nous serions chargés de toutes les affaires d'un état, et que nous aurions à répondre de tout ce qu'il peut y avoir de plus important et de plus grand dans ce ministère, ayant la loi,nous sommes trop éclairés pour ignorer que ces soins d'un état, comparés au salut éternel, sont choses accidentelles, choses indifférentes, choses vaines, et même choses de néant. La réduisant, comme je fais, à cette comparaison, je ne crois point en dire trop. Et nous ne pouvons au contraire disconvenir que le salut est proprement cette substance des biens que nous attendons, ainsi que parle saint Paul : Sperandarum substantiel rerum (1) ; que c'est ce seul point où, selon la pensée du Sage, consiste tout l'homme : Hoc est enim omnis homo (2); que c'est cette chose unique pour laquelle David croyait aussi devoir s'intéresser uniquement, quand il disait à Dieu : Erue a framea, Deus, animam meam, et de manu canis unicam meam (3). Nous savons, dis-je, que tout ce qui s'appelle affaires du monde, et, si vous voulez même, affaires d'Etat, quelque idée que nous nous en formions, ne sont tout au plus que des moyens pour arrivera la fin où Dieu nous destine; et que le salut est cette fin qui doit couronner tout le reste, mais hors de laquelle tout le reste, sans en excepter l'homme même, n'est traité parle Saint-Esprit que de vanité, et de vanité universelle : Verumtamen universa vanitas, omnis homo vivens (4). N'est-il donc pas bien étrange que de cette vanité nous osions nous faire une raison pour nous maintenir dans le plus essentiel de tous les désordres; et que nous prétendions nous prévaloir de cette vanité, c'est-à-dire des affaires dumonde, pour justifier nos tiédeurs, nos froideurs, nos langueurs, disons mieux, nos assoupissements, nos relâchements, nos insensibilités et nos endurcissements à l'égard du salut?

Ah! Chrétiens, le bon sens même condamne cette conduite, et c'est ce que le Fils de Dieu fit si bien entendre à Marthe, par ces courtes paroles, mais si touchantes : Martha, Martha, sollicita es, et turbaris erga plurima (1); Vous vous empressez, lui dit-il, Marthe, et vous vous troublez de beaucoup de soins. Mais dans ces prétendus soins et dans le service que vous pensez me rendre, il y a de la confusion et de l'erreur. Pour une seule chose nécessaire, vous vous en figurez plusieurs : en cela consiste votre erreur. Et pour ces plusieurs superflues vous abandonnez la seule nécessaire : c'est ce

 

1 Hebr., VI, 1.— 2 Eccli., XII, 13. — 3 Psal., XXI, 21. — 4 Ibid., XXXVIII, 41. — 5 Luc, X, 41.

 

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qui vous jette dans la confusion et dans le trouble. Au lieu de vous appliquer a moi, vous vous embarrassez pour moi. Je suis ici pour vous faire goûter le don du ciel, et vous vous inquiétez inutilement pour me préparer des viandes périssables et matérielles. A force de Vouloir être officieuse, vous m'oubliez, et vous tous oubliez vous-même. Ainsi vous renversez l’ordre, et vous perdez, sans y penser, le mérite et le fruit de votre action par le dérèglement et par l'imprudence de votre distraction. C'est la paraphrase que les Pères font de ce passage : Sollicita es, et turbaris erga plurima. Sur quoi saint Augustin fait une réflexion bien judicieuse, et bien capable de nous édifier. Car prenez garde, dit ce saint docteur : lorsque Jésus-Christ faisait ce reproche à Marthe, à quoi Marthe était-elle occupée? à l'action la plus sainte en apparence, à un devoir d'hospitalité, que la charité et la religion semblaient consacrer également, puisqu'il était immédiatement rendu à la personne d'un Dieu. Que peut-on dire de plus? Cependant tout cela ne put la sauver du blâme d'une dissipation extérieure dont elle parut coupable au Sauveur du monde, ni empêcher que ce divin Sauveur ne la condamnât. Que sera-ce donc, mes Frères, reprend saint Augustin, que sera-ce de vous, dont les occupations n'ont rien communément que de profane et de mondain? Pensez-vous que les fonctions d'une charge, que les inquiétudes d'un procès, que les mouvements d'une intrigue, que vos divertissements ou vos chagrins, que mille autres sujets soient en votre faveur de plus solides raisons devant Dieu, que le zèle de cette servante de Jésus-Christ? et puisque la ferveur même de sa piété ne fut pas pour elle une excuse légitime, pouvez-vous croire que Dieu recevra les vôtres, fondées sur votre ambition ou sur votre cupidité?

Or c'est ici que l'aveuglement des hommes, i j'ose parler de la sorte, me paraît monstrueux : pourquoi? (ne perdez pas cette pensée; elle est de saint Ambroise, et digne de lui), parce que, si nous suivions seulement la première impression que la foi nous donne, dans la concurrence de l'un et de l'autre, la difficulté ne devrait pas être pour nous de conserver même au milieu dumonde ce recueillement et cette application d'esprit nécessaire pour vaquer au salut; mais notre grande peine, supposé l'idée que nous avons du salut, serait, au milieu des ferveurs que nous inspirerait le christianisme, et qui ne s'éteindraient jamais, de faire quelque attention à certains devoirs

 

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extérieurs où nous engage le monde. Cependant qu'arrive-t-il? tout le contraire. Car, au lieu que l'attachement au salut devrait nous mettre souvent en danger de manquer à ces devoirs extérieurs du monde, par un effet bien opposé, ce sont ces devoirs extérieurs du monde qui nous détournent des exercices du salut; et au lieu que, dans la conjoncture d'une incompatibilité véritable entre ces devoirs extérieurs du monde et le soin du salut, nous devrions dire à Dieu : Seigneur, ne me faites pas un crime de telles et telles négligences par rapport à ce que je devais aux hommes ; j'étais trop occupé de vous pour penser à eux ; nous sommes réduits à la nécessité honteuse de confesser notre misère, en disant : Seigneur, pardonnez-moi le malheur, ou plutôt le crime où j'ai vécu ; j'étais trop occupé du monde et de ses affaires pour penser à vous ; et à force de traiter avec les hommes, j'ai perdu le souvenir de ce que je vous devais et de ce que je me devais à moi-même. D'où vient cela? demande saint Ambroise : d'un manque de foi, et d'un raisonnement pratique, mais déplorable, sur lequel nous faisons rouler, si nous n'y prenons garde, toute notre vie. Je le répète, parce qu'au lieu de poser pour fondement : Je chercherai le royaume de Dieu, et puis je satisferai , s'il m'est possible, aux obligations que m'impose le monde, nous renversons la proposition, et nous disons : Je satisferai aux obligations que m'impose le monde, aux bienséances, aux lois, aux coutumes que me prescrit le monde; j'entretiendrai les commerces que j'ai dans le monde, je ferai la figure et le personnage d'un homme du monde; et puis je chercherai, s'il se peut, le royaume de Dieu. Il est vrai qu'on ne le dit pas si grossièrement, parce que notre raison même en serait choquée ; mais il y a un langage d'action qui le dit pour nous; car que signifient, d'une part, cette assiduité, cette activité, cette chaleur et cette âpreté avec laquelle nous entrons dans tout ce qui est des intérêts du monde; et, de l'autre, la pesanteur, le dégoût et la lâcheté que nous faisons paraître quand il est question de travailler pour le salut? Que veut dire cela, sinon ce que je viens de marquer, savoir, que nous péchons dans le principe, et que l'affaire du salut ne tient rien moins dans notre estime que le rang qu'elle y doit tenir.

Mais venons au détail, et passons à la seconde raison. Je parle à un homme du siècle, et, le prenant pour juge dans sa propre cause, je lui montre combien il est déraisonnable de

 

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prétendre justifier son éloignement de Dieu et sa négligence dans l'affaire du salut, par la vie extérieure et dissipée qu'il se plaint d'être obligé de mener dans le monde ; car voici le raisonnement que je lui fais : Vous dites, Chrétiens, que les soins du monde vous accablent, et que c'est ce qui vous empêche de ménager ces moments précieux de considération et de retraite que demande le salut. Et moi je vous réponds que ce que vous apportez pour excuse est d'abord ce qui vous condamne; pourquoi? parce qu'il n'y a point de soins temporels, pour pressants et pour légitimes que vous les conceviez, dont Dieu ne vous défende de vous laisser accabler, et parce qu’il est certain que cet accablement que vous alléguez est justement le premier de tous les désordres. Or, d'excuser un désordre par un autre désordre, est-ce bien se justifier auprès de Dieu ? En effet, s'il n'était question que de parler ici en philosophe, et d'établir cette vérité sur les principes de la morale, je vous dirais que l'un des caractères le moins soutenable, même selon le monde, est de paraître ou d'être accablé des soins du monde, puisqu'il ne peut avoir pour cause que l'un ou l'autre de ces deux faibles, ou de s'embarrasser de peu, ou de se charger de trop ; que de s'embarrasser de peu , c'est petitesse d'esprit; et que de se charger de trop, c'est indiscrétion et folie. Voilà ce que j'aurais à vous remontrer. Mais parce que vous attendez de moi quelque chose de plus touchant, et que mon ministère doit m'élever au-dessus de la morale des païens, en consultant les oracles des Pères de l'Eglise, écoutez, Chrétiens, les belles maximes que saint Bernard donnait là-dessus à un souverain pontife.

C'était un pape, autrefois son disciple et son religieux, mais qui, tiré du cloître de la solitude, avait été choisi pour remplir le siège de saint Pierre. Par une malheureuse fatalité, ce changement de condition semblait lui avoir changé l'esprit et le cœur. Car il s'était d'abord jeté si avant dans les occupations qui accompagnent cette dignité suprême, qu'il semblait avoir renoncé à l'exercice de la méditation des choses de Dieu et à l'étude de soi-même. Et parce que saint Bernard, qui le remarquait et qui s'en affligeait, avait toujours conservé pour lui un zèle affectueux, que sa prudence savait fort bien accorder avec le respect dû à un souverain pontife, voici en quels termes il lui en témoignait son ressentiment; comprenez-le, mes chers auditeurs, et que chacun à proportion s'en fasse une règle pour la conduite de sa vie. Ah ! saint Père, lui disait-il, souffrez ma liberté, puisque c'est  pour vous-même que Dieu me l'inspire. Vous travaillez beaucoup, je le sais; mais s'il m'est permis de vous  donner l'avis salutaire  que Jéthro donna à Moïse, vous vous épuisez dans un travail aussi stérile et aussi vain qu'il vous parait spécieux et important : Sed si licet alterum me tibi exibere Jethro, stulto labore  cousumeris. Et quelle sagesse, continuait-il, est-ce celle-là de vivre éternellement dans le tumulte et le bruit  des  affaires,   d'être continuellement assiégé d'hommes intéressés, d'hommes  dissimulés, d’hommes passionnés ; de  passer les jours et les années à négocier, à délibérer, à décider des intérêts d'autrui, à recevoir des plaintes, à donner des ordres, à tenir des audiences et des conseils, sans examiner devant Dieu si l'on s'acquitte de tout cela selon la droiture et l'exactitude de sa loi ? Je conviens que vous êtes le premier à déplorer cet abus ; mais en vain le déplorez-vous, si vous ne vous mettez en peine de le corriger : Scio te hoc ipsum deplorare, sed frustra, ni et emendare studueris. J'avoue que cet abus, tout abus qu'il est, fatigue, même votre patience ; mais à Dieu ne plaise que j'approuve en ceci votre patience ! Car il est quelquefois bien plus louable d'être moins patient: Interdum enim et impatientem esse, laudabilius est ; et c'est une illusion de penser qu'en se livrant aveuglément au monde, et oubliant le soin de son âme, on ait le mérite de la patience , qui est l'œuvre parfaite de l'homme juste.

Quel est donc, me direz-vous, le remède il ce mal? le voici. C'est, poursuivait saint Bernard, que vous fassiez, s'il est besoin , les derniers efforts pour vous affranchir de cette servitude. C'est que, dans la place où Dieu vous a mis, au lieu d'être esclave des affaires, par une supériorité de vertu vous vous en rendiez le maître. C'est qu'avant que de vous répandre au dehors par cette multitude de soins, vous vous recueilliez au dedans de vous-même par la considération  de ce que vous êtes, et de la fin pour  laquelle  vous l'êtes. C'est que, pour agir sûrement et parfaitement, vous cessiez   quelquefois   d'agir.   C'est   que vous vous partagiez, pour ainsi dire, entre le Dieu que vous servez et les hommes que vous gouvernez, entre le commerce du monde et la retraite,  entre la prière et l'action. C'est que vous   preniez   dans  celle-là des  forces pour celle-ci. C'est qu'à l'exemple de ces animaux mystérieux dont a parlé le Prophète, vous ayez

 

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des ailes pour vous élever dans le ciel, aussi bien que des pieds pour vous soutenir et pour marcher sur la terre. C'est que vous comptiez votre salut parmi les occupations, et les occupations pressantes de votre état. C'est que vous commenciez par vous-même à être charitable il bienfaisant. Si vous voulez être tout à tous comme saint Paul, à la bonne heure ; je loue votre zèle : mais pour être un zèle de Dieu, il doit être plein et entier; or, comment le sera-t-il, si vous-même en êtes exclu? Quomodo autem plenus, te excluso ? N'êtes-vous pas du nombre des hommes? il est donc juste que votre charité pour tous les hommes s'étende également sur vous; ou plutôt il est juste que, naissant dans vous, elle vous sanctifie par préférence à tous les autres hommes. Car pourquoi seriez-vous le seul qui ne jouiriez pas de vous-même? Cursolus fraudaris munere tui? et pourquoi demeureriez-vous à sec, tandis qu’on vient à vous de tous côtés comme à la source publique ? Il faut, concluait-il, saint Père, il faut une fois modérer cet empressement qui vous est un obstacle à tant de biens; et, au milieu de cette cour qui vous environne, il faut vous édifier une solitude qui soit comme le sanctuaire de votre âme, où vous teniez avec Dieu des conseils secrets, et où rentrant chaque jour, même au plus fort des agitations du monde, vous conserviez une paix solide. Voilà comment parlait ce Saint, et comment il parlait à un pape, c'est-à-dire à un homme dont les soins devaient être infinis, et qui pouvait dire aussi bien que l'Apôtre : Instantia mea quotidiana, sollicitudo omnium Ecclesiarum (1). Cependant saint Bernard ne voulait pu qu'il lui fût permis d'être accablé d'affaires, et il lui faisait un reproche de cet accablement; et il exigeait de lui, comme une obligation indispensable, que, parmi cette foule d'affaires, il eût toujours l'esprit assez libre et dégagé pour penser à son salut éternel. Croirons-nous, Chrétiens, que les soins qui nous occupent soient des prétextes plus légitimes pour nous divertir de la pensée du nôtre ?

Mais, dites-vous, il était bien aisé à un solitaire comme saint Bernard de tenir ce langage ; et on aurait pu lui répondre qu'étant, par sa profession, séparé du monde, il ne lui appartenait pas de condamner ceux que la Providence avait engagés dans les emplois du monde.

Vous vous trompez, mes chers auditeurs : il lui appartenait de les condamner, et cette

 

1 1 Cor., XI, 28.

 

censure lui convenait admirablement. C'était un solitaire, il est vrai ; mais un solitaire qui avait lui-même au dehors plus d'occupations que la plupart de nous n'en auront jamais. Il était consulté de toute la terre ; il se trouvait chargé d'une infinité de négociations importantes; il pacifiait les Etats, il apaisait les schismes de l'Eglise, il entrait dans les conciles, il portait des paroles aux rois, il instruisait les évêques, il gouvernait un ordre entier, il était le prédicateur et l'oracle de son temps. Que faisons-nous qui soit comparable à tout cela? Or, c'est ce qui nous doit confondre, devoir que ce grand homme, appliqué à tant de choses, vécût néanmoins dans une profonde paix, et que nous, faisant si peu, nous soyons sans cesse dans le trouble; que sa solitude intérieure le suivît partout, et que l'embarras du monde ne nous quitte jamais ; qu'il fût toujours en état de s'élever à Dieu, et que lorsqu'il faut approcher de Dieu, nous nous trouvions sans cesse hors de nous-mêmes , n'accomplissant qu'avec un esprit distrait et dissipé les plus saints devoirs du christianisme : voilà, dis-je, ce qui fait notre condamnation.

Mais enfin tel est l'assujettissement de ma condition, qui malgré moi-même me détourne de Dieu et m'ôte l'attention à mon salut : car voilà le dernier retranchement de l'esprit lâche et libertin des hommes du siècle; à quoi je réponds deux choses. Premièrement, que cela même présupposé, vous raisonnez mal : car quand je conviendrais avec vous de ce que vous dites, ce serait toujours être insensé de ne pas faire du salut le plus essentiel de vos soins. Je ne le puis dans la multitude des distractions que ma condition m'attire. Eh bien ! faudrait-il conclure, je renoncerai donc plutôt à cette condition; car qui m'oblige d'y demeurer, si elle est aussi opposée à mon capital intérêt que je la conçois? Il est nécessaire que je sois chrétien, mais il n'est point nécessaire que je sois dans un tel emploi : d'autres le rempliront pour moi; mais personne ne travaillera pour moi à sauver mon âme. Cet emploi me tiendra lieu d'un établissement selon le monde ; mais il serait en même temps ma ruine selon Dieu ; et puisque l'expérience m'a appris qu'il est, par rapport à moi, d'une dissipation incompatible avec le christianisme que je professe, je ne dois pas même hésiter à suivre un autre parti. Voilà la conséquence qu'il faudrait tirer, si votre condition était telle que vous vous la figurez. Mais je dis quelque chose de plus; et, pour vous détromper de l'erreur où vous êtes,

 

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je soutiens qu'il n'est point de condition dont les soins ne puissent s'accorder avec ce recueillement d'esprit, et même cet exercice de retraite nécessaire pour marcher dans la voie du ciel ; et la preuve en est évidente. Autrement, dit saint Chrysostome, Dieu aurait manqué de sagesse ou de bonté : de sagesse, si, établissant cette condition, il ne l'avait pas pourvue d'un moyen sans lequel il est impossible qu'elle soit ni sainte ni réglée; de bonté, si, l'en ayant pourvue, il y avait appelé des hommes incapables par leur faiblesse d'user de ce moyen. Or l'un et l'autre lui est injurieux, puisqu'il est vrai que Dieu étant, comme il l'est, l'auteur de toutes les conditions, il n'y en a aucune qu'il ait réprouvé de la sorte, et qu'au contraire il est de la foi que plus une condition semble avoir d'obstacles qui lui rendent le salut difficile, plus elle a de secours pour les surmonter.

En effet, ajoute saint Chrysostome, n'est-il pas admirable de voir que les conditions du monde les plus exposées à cet accablement prétendu de soins sont celles où Dieu, ce semble, a pris plaisir de faire paraître des hommes plus occupés de leur salut et plus attachés à son culte? David était roi, et un roi guerrier : quel exemple n'avons-nous pas dans sa personne? Négligeait-il de vaquer à Dieu pour penser à son état, et négligeait-il son état pour ne vaquer qu'à Dieu? il conciliait l'un et l'autre parfaitement. Dans le fort des affaires publiques, il trouvait des moments pour se retirer et pour prier sept fois le jour : Septies in die laudem dixi tibi (1) ; et au milieu de la nuit, il sortait de sa couche royale pour méditer la loi du Seigneur : Media nocte surgebam ad confitendum tibi (2). Cependant il s'acquittait dignement des devoirs de roi ; il soutenait des guerres, il mettait des armées sur pied , il rendait la justice à son peuple, il prenait connaissance de tout ; et jamais la Judée ne fut sous un règne plus heureux ni plus parfait que le sien. Sans chercher des exemples étrangers, jamais monarque eut-il de plus grandes entreprises à conduire que l'incomparable saint Louis, et néanmoins jamais homme fut-il plus appliqué et plus fidèle aux exercices de la religion ? Pour avoir été, comme nous le savons, le conquérant de son siècle, l'arbitre de tous les différends des princes, et le prince lui-même en toutes manières le plus chargé du fardeau de la royauté, en était-il moins homme d'oraison, moins recueilli , moins  fervent, moins adonné aux

 

1 Psalm., CXVIII, 64. — 2 Ibid., 62.

 

choses de Dieu? Après cela oserons-nous nous plaindre de notre condition et en alléguer les soins, pour justifier nos dissipations criminelles au regard du salut?

Mais, dites-moi, reprend encore saint Chrysostome, ces soins que vous faites tant valoir vous empêchent-ils de ménager des temps de retraite, quand on vous les ordonne pour votre santé, quand il y va de votre intérêt, quand il faut satisfaire une passion ,  quand il s'agit même de vos divertissements? Vous trouvez-vous alors accablés de vos emplois et de vos charges? et, quelque pressants qu'en soient les devoirs, ne savez-vous pas bien vous réserver certaines heures privilégiées ? Est-il possible que vous puissiez, pour tout le reste, vous séparer du monde quand il vous plaît, et qu'il n'y ait que le salut pour quoi vous ne le puissiez pas? cela me paraît sans réplique. Que si quelqu'un voulait remonter jusqu'à la source de ce désordre, en deux mots, Chrétiens, le même saint Chrysostome nous la découvre par cette excellente remarque : C'est qu'il faut bien distinguer, mes Frères, poursuit ce saint docteur, deux sortes de soins dans nos conditions: les uns que Dieu y a attachés, et les autres que nous y ajoutons nous-mêmes ; les uns qui en sont les suites naturelles, et les autres qui en font le trouble et l'embarras ; les uns auxquels la Providence nous engage, et les autres où nous nous ingérons. Si nous n'étions occupés que des premiers, Dieu les ayant réglés par sa sagesse, ils ne déconcerteraient point l'ordre de notre vie,  et nous laisseraient la liberté de quitter de temps en temps le commerce des hommes, pour aller en secret traiter avec Dieu; mais les seconds étant sans règle, et par conséquent infinis, il n'est pas étrange que nous y puissions à peine suffire. Des premiers soins, notre condition, pour ainsi parler, en est responsable, parce qu'ils lui sont propres ; mais elle ne l'est point des seconds, parce qu'ils sont de nous. Quand donc il arrive que ces soins excessifs et superflus nous font oublier Dieu, nous sommes injustes de nous en prendre à notre état, puisqu'on effet ces soins sont nos soins, et non point ceux de notre état, et qu'alors  la parole de saint  Augustin se vérifie pleinement en nous : Et ista hominum, non rerum, peccata dicenda sunt.

Ainsi, Chrétiens, confessons notre injustice; et, dans l'impuissance où nous sommes delà soutenir contre tant de raisons, tirons-en du moins le fruit d'une confusion salutaire. Disons à Dieu, avec le saint homme Job : Vere scio,

 

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quod non justificetur homo compositus Deo (1) : Oui, Seigneur, je le sais et je viens d'en être convaincu, qu'un homme aussi dissipé que je le suis sur tout ce qui regarde l'affaire du salut, ne peut jamais trouver d'excuses auprès de vous. Je sais que, pour un faux prétexte qu'il peut avoir de cette dissipation, vous lui opposez mille arguments invincibles qui lui ferment la bouche : Si voluerit contendere cum eo, non poterit ei respondere unum pro mille (2). C'est ce que j'ai compris, ô mon Dieu ! et désormais je ne me flatterai plus sur cela, en imputant i mes affaires ce que je ne dois attribuer qu'à moi-même : si ce sont des affaires inutiles, je 1rs retrancherai; si elles sont nécessaires, je lis réglerai ; si, pour les accommoder à mes devoirs, il est besoin que je me captive, je me captiverai; si, dans la concurrence d'une obligation plus sainte, il faut que je les abandonne, y les abandonnerai ; si pour m'assujettir à une vie plus exacte et plus retirée, il ne s'agit que de renoncer à mille amusements qui font la société et le commerce du monde, j'y renoncerai ; si ce renoncement me paraît triste, j'en supporterai l'ennui, et je vous l'offrirai. Quoi qu'il en soit, je me ferai une loi de n'éloigner du monde à certains moments, à certains jours, et d'avoir des temps destinés au repos et à la solitude, pour les employer à la perfection de mon âme et à mon salut. Plus je serai embarrassé de soins et d'affaires, plus je me croirai dans l'obligation de pratiquer cette loi. Plus je serai du monde, plus je comprendrai que je dois m'attacher à ce saint exercice de la retraite et de la séparation du monde. Bien loin que les distractions du monde m'en détournent, c'est ce qui m'y portera, puisque c'est ce qui m'en fera loir la nécessité. Et s'il faut enfin sortir tout à lait du monde et le fuir absolument, non plus pour en éviter seulement la dissipation, mais la corruption, je lui dirai un éternel adieu, et j'en sortirai. C'est, Chrétien, un autre devoir qui nous regarde comme pécheurs , il dont j'ai à vous entretenir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

Le monde est contagieux, et nous sommes faibles : il faut donc absolument fuir le commerce du monde, et y renoncer pour jamais, dès que nous voyons qu'il nous pervertit et que nous sentons les premières atteintes de sa corruption. Voilà, Chrétiens, la grande règle

 

1 Job., IX, 2. — 2 Ibid., 3.

 

de conduite que l'Esprit de Dieu a de tout temps prescrite aux hommes pécheurs, c'est-à-dire à ceux qui sentent particulièrement leur faiblesse, et qui en font au milieu du monde de plus fréquentes épreuves. Ainsi nous l'a fait entendre saint Grégoire, pape, dansées belles paroles, dont l'expérience ne justifie que trop la vérité : De mundano pulvere necesse est etiam religiosa corda sordescere; c'est une triste fatalité, mes Frères, disait-il, que les cœurs même les plus religieux et les plus purs soient immanquablement souillés de la poussière, ou plutôt de l'iniquité et de la malignité des conversations du siècle. A combien plus forte raison les cœurs vains et les cœurs fragiles doivent-ils craindre d'en être non-seulement souillés, mais tout à fait corrompus ?

D'employer là-dessus de longues preuves, et de m'engager dans une longue énumération des dangers du monde, ce serait un discours inutile, et perdre le temps à vous dire ce que vous savez aussi bien que moi, et ce que vous dites vous-mêmes encore plus souvent et plus hautement que moi. Car ne sont-ce pas les plus mondains que nous voyons les plus éloquents à déclamer contre le monde, et à ne pas seulement parler de tant de périls où il expose leur innocence et par conséquent leur salut, mais à les exagérer : faussement persuadés que plus le monde est dangereux, plus ils sont excusables de donner malheureusement dans ses pièges, et de s'y laisser surprendre. De là ce langage si ordinaire : qu'il faudrait être de la nature des anges pour se maintenir dans le monde et pour se sauver de sa contagion ; qu'il faudrait être sans yeux pour ne rien voir, et sans oreilles pour ne rien entendre ; qu'il faudrait n'avoir ni un cœur sensible aux passions humaines, ni un corps susceptible des impressions de la chair; que tout est danger ou que tout porte avec soi son danger. Et le moyen en effet, dit-on, de résister aux charmes de tant d'objets qui nous frappent sans cesse la vue ; d'avoir sans cesse devant nous tant d'exemples qui nous entraînent, et de n'en pas suivre l'attrait ; de vivre sans cesse parmi des gens qui n'ont dans l'esprit que telles et telles maximes, qui ne débitent dans les entretiens que telles et telles maximes, qui, dans la pratique, n'agissent que selon telles et telles maximes, et de ne pas penser comme eux, de ne pas parler comme eux, de ne pas agir comme eux? J'en conviens, mon cher auditeur, cela n'est pas naturellement possible. Mais vous en demeurez là, et je vais plus loin. Car ce danger

 

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supposé et reconnu par vous-même, je me sers de votre propre témoignage pour vous convaincre, de quoi ? je l'ai dit, et je le répète : que vous devez donc vous éloigner du feu pour n'être pas atteint de la flamme ; c'est-à-dire que vous devez donc vous éloigner du monde, et, par une fuite sage et chrétienne, vous mettre à couvert de ses traits empoisonnés.

Ainsi Dieu lui-même le concluait-il lorsqu'il défendait si expressément à son peuple de se mêler parmi les nations étrangères, et de faire jamais aucune alliance avec ces idolâtres. Parce que c'étaient des infidèles, et que les Israélites n'étaient déjà que trop portés d'eux-mêmes à la superstition, le Dieu d'Israël prévoyait que tant que ce peuple aveugle et grossier serait en société de vie avec les étrangers, il ne manquerait pas de prendre leurs sentiments et d'embrasser le même culte ; et voilà pourquoi il leur était si formellement ordonné, et sous de si grièves peines, de s'en tenir séparés. Ainsi le même Seigneur se comporta-t-il à l'égard de Loth, quand il le voulut garantir de l'incendie de Sodome. Il lui envoya un ange pour le faire sortir de cette ville criminelle, et pour le conduire sur la montagne. Prenez garde, s'il vous plaît : Dieu pouvait, au milieu même des nations les plus infidèles, conserver la foi dans le cœur des Juifs, et les affermir dans la vraie religion. Dieu pouvait, dans l'embrasement de Sodome, rendre Loth inaccessible aux atteintes du feu, et en amortir toute l'activité par rapport à lui. Dieu, dis-je, pouvait l'un et l'autre : mais pour l'un, il eut fallu un miracle dans l'ordre de la grâce; et pour l'autre, un miracle dans l'ordre de la nature. Je veux dire que pour préserver le peuple de Dieu des superstitions de l'idolâtrie parmi des idolâtres, il eût fallu un secours de la grâce tout extraordinaire, qui eût été un miracle, ou une espèce de miracle dans l'ordre surnaturel; et que pour détourner les flammes de Loth, ou pour empêcher qu'il n'en fût consumé, quoique de toutes parts il s'en trouvât investi, il eût pareillement et incontestablement fallu un autre miracle, et un des plus grands miracles, dans l'ordre naturel. Or, Dieu ne fait point ainsi des miracles sans nécessité ; et comme il y avait une voie plus commune , qui était l'éloignement et la fuite, pour mettre Loth et les Juifs à couvert du danger et des malheurs dont ils étaient menacés, c'est pour cela que Dieu voulait qu'ils eussent recours à ce moyen plus conforme aux lois de sa providence.

Mais reprenons ; et pour en revenir à nous-mêmes, la conséquence qu'il y a donc à tirer de la corruption du monde et de la connaissance que nous avons des dangers inévitables où nous engage le commerce du monde, c'est celle que j'ai marquée : de renoncer au monde, d'abandonner le monde, de ne le laisser point approcher de nous, et de ne nous point approcher de lui, afin qu'il ne puisse nous communiquer son poison. Voilà le préservatif nécessaire dont nous devons user. Je dis nécessaire; car, tandis que nous avons ce moyen et que nous le négligeons, de compter que Dieu y supplée par un autre hors des voies ordinaires de sa sagesse ; de nous promettre qu'il nous favorisera d'une protection particulière et toute-puissante, c'est faire fond sur un miracle, et c'est se rendre indigne d'un miracle que de l'attendre, lorsque, sans ce miracle, nous avons une ressource plus commune, et qu'il ne tient qu'à nous d'éprouver. Dieu veut bien vous aider dans le divorce que vous avez à faire avec le monde; il veut bien pour cela vous prévenir, vous seconder, vous fortifier; mais du reste, après avoir là-dessus satisfait à tout ce que lui dictent sa providence et sa miséricorde, il vous confie, pour ainsi parler, vous-même à vous-même, il vous charge de votre propre salut, et il vous dit comme l'ange dit à Loth, lorsqu'il l'eut mené jusqu'au pied de la montagne qui lui devait servir d'asile : Salvaanimamtuam1; Sauvez-vous maintenant, et retirez-vous. Vous voyez le péril : voici par où vous pourrez échapper ; prenez cette route qui vous est ouverte, il n'y en a point d'autre pour vous.

Dieu vous le dit, Chrétiens, et moi-même je vous l'annonce de sa part : mais parce que tout contagieux qu'est le monde vous l'aimez, et que souvent même ce qui en fait la plus mortelle contagion, c'est ce qui vous flatte et ce qui vous plaît davantage; au lieu de le fuir comme vous reconnaissez qu'il le faudrait, vous vous prévalez, pour y demeurer, de certains engagements qui vous y retiennent, à ce que vous prétendez, malgré vous. Vous dites assez qu'il serait à souhaiter pour vous de vivre hors du monde, que vous enviez le sort des solitaires et des religieux ; mais vous ne manquez pas en même temps d'ajouter que vous n'êtes pas maîtres de vous, et que vous êtes attachés par des liens qu'il n'est guère en votre pouvoir de rompre. Or c'est ce prétexte que j'ai maintenant à combattre ; et, pour le détruire, je ne veux que quelques réflexions où je vous prie

 

1 Genes., XIX, 17.

 

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d’entrer avec moi. Elles me paraissent convaincantes.

Car, de quelque nature que puissent être les engagements qui vous arrêtent, il y a, et c'est la première réflexion, il y a un engagement supérieur qui doit l'emporter sur tous les autres. Quel est-il ? je l'ai déjà dit : l'intérêt de votre âme et votre salut éternel. Dès que ce salut éternel, que cet intérêt de votre âme est en compromis avec tout autre chose, ce qui était engagement pour vous cesse de l'être ; ou de tous les engagements humains il n'y en a aucun qui ne doive être sacrifié. Par conséquent, dire, comme vous le dites, je ne puis faire mon salut dans le monde, j'y suis trop exposé; et du tempérament dont je me connais, avec les dispositions que je sens dans mon cœur, il ne m'est presque pas possible de me maintenir dans un état d'innocence ; parler de la sorte, c'est dire en même temps, quoique tacitement : Je suis donc obligé de quitter le monde, et il n'y a point de liaison si étroite avec le monde que je ne doive rompre; pourquoi? parce que de garder mon innocence, de mettre en sûreté mon âme, de pourvoir à mon salut, c'est ma première affaire, et que ce qu'il y a de premier en tout doit avoir surtout le Rite la préférence. Ainsi, parce qu'entre les biens naturels, la vie est le premier bien, dès qu'elle est en péril, à quelles extrémités, pour la sauver, n'en vient-on pas? à quoi ne renonce-t-on pas, et de quoi ne se prive-t-on pas? Que le négociant le plus intéressé, après avoir cherché, au delà des mers, des trésors qui lui ont coûté mille fatigues, se trouve, dans Km retour, assailli de la tempête, il fera jeter botes ces richesses et les abandonnera à la merci des flots, pour décharger le vaisseau qui le porte, et pour éviter par là le naufrage. Que le mondain le plus sensuel ne puisse autrement se garantir d'une mort prochaine que par la plus douloureuse opération, ou par le régime le plus ennuyeux et le plus gênant, non-seulement il s'y condamnera lui-même, mais il se tiendra encore heureux de pouvoir ainsi prolonger ses jours. A combien plus brie raison un chrétien doit-il donc, pour une vie mille fois plus précieuse, qui est la vie de famé, pratiquer cette grande maxime du Fils de Dieu. Si votre œil vous scandalise, arrachez-le : Si oculus tuus sandalizat te, erue eum (1) ! Si votre bras est pour vous un sujet de chute, coupez-le : Si manus tua scandalizat te, abscide eam (2) ! Mais un bras, un œil, sont bien

 

1 Matth., V, 29.— 2 Ibid., 30.

 

chers, parce qu'ils sont bien nécessaires. Il n'importe : dès qu'un autre bien plus nécessaire encore, et souverainement nécessaire, demande que vous vous passiez de ce bras et de cet œil, vous ne devez pas hésiter un moment.

Car , comme je vous l'ai déjà fait observer, ce souverain bien est la fin dernière; et quand il est question de la fin dernière, on ne délibère point, ou l'on ne doit point délibérer. Pourquoi, écrivait saint Jérôme, voulez-vous rester dans un lieu où, tous les jours, vous êtes dans la nécessité de vaincre ou de périr? Quid necesse habes in ea versari domo, ubi quotidie necesse sit mit vincere, aut perire ? Ainsi parlait ce Père ; et moi, si j'ose enchérir sur sa pensée, je vous dis : Pourquoi voulez-vous rester dans un lieu où vous ne vaincrez pas, et où il est presque infaillible que vous périrez? Mais je suis résolu d'y vaincre : vous le croyez ; et je soutiens, moi, que ce n'est là qu'une fausse résolution, ou du moins que ce ne sera qu'une résolution inefficace. Fausse résolution qui vous trompe : car si, de bonne foi, vous vouliez vaincre le monde, et si, après avoir compris de quelle importance il vous est de ne vous y pas laisser corrompre, vous vous étiez bien déterminé à vous défendre contre ses attaques, vous ne balanceriez pas tant à le fuir, puisque vous ne pouvez ignorer que la fuite est au moins le plus sûr et le plus fort rempart que vous ayez à lui opposer. Résolution inefficace qui se démentira dans l'occasion. Le passé suffit pour vous l'apprendre. En combien de rencontres l'occasion a-t-elle fait évanouir toutes les résolutions que vous aviez formées ? Le monde sera toujours aussi engageant pour vous qu'il l'a été, vous serez toujours aussi faible pour lui résister ; et Dieu ne vous donnera pas plus de secours dans le péril où vous vous serez vous-même précipité. C'est de quoi vous êtes dans le fond assez instruit, quoique vous tâchiez de vous persuader du contraire : et si vous vouliez sans déguisement traiter avec vous-même, et bien rentrer en vous-même, vous verriez que cette résolution imaginaire de combattre et de vaincre n'est qu'un prétexte et une illusion. Car en voici le mystère : vous aimez le monde, et parce que vous y êtes attaché et que vous l'aimez, vous ne pouvez vous résoudre à le quitter. Cependant, avec un reste de religion et de crainte de Dieu que vous n'avez pas perdu, vous découvrez toute la malignité du monde, et votre conscience , malgré vous, vous dicte intérieurement que le bon parti serait de s'en éloigner : mais ce parti ne vous

 

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plaît pas, et vous en prenez un autre. Afin de ne vous pas séparer de ce que vous aimez, vous voulez toujours avoir les mêmes habitudes dans le monde. Mais aussi pour calmer votre conscience , qui voit le péril et qui s'en alarme, vous comptez sur une résolution chimérique de tenir ferme désormais, en quelque rencontre que ce soit, et de demeurer inébranlable ; c'est-à-dire que vous vous jouez vous-même, et que vous prenez plaisir à vous perdre, sans vouloir le remarquer. De là vous vous obstinez toujours à vous présenter au combat, lorsqu'on vous dit qu'il faudrait l'éviter, lorsque Dieu vous ordonne de l'éviter, lorsque mille épreuves funestes vous ont fait connaître qu'il est pour vous d'une conséquence infinie de l'éviter.

D'autant plus coupable (et c'est la seconde réflexion), d'autant plus coupable dans cet entêtement opiniâtre qui vous fait toujours revenir au monde et aux sociétés du monde, que ces engagements dont vous pensez pouvoir vous autoriser ne sont point communément tels que vous vous les représentez. Car il est vrai, après tout, qu'il y en a d'une telle espèce qu'on ne peut presque les rompre, et qu'il n'est pas même à propos de les rompre sans une évidente et une extrême nécessité. Aussi n'est-ce pas de ceux-là que je parle , et je sais qu'alors on peut se confier en la providence et la grâce de Dieu, lequel ne manque jamais à une âme qui n'agit que selon sa vocation et par son ordre, et qui du reste n'omet de sa paît aucune des précautions qu'elle peut apporter. Il ferait plutôt des miracles pour la soutenir. Mais, à bien examiner ce qu'on appelle, dans l'usage le plus ordinaire, engagements du monde , on trouvera que ce ne sont point des engagements nécessaires; que ce sont des engagements de passion , des engagements d'ambition , des engagements de curiosité, des engagements de sensualité et de mondanité. Car voilà comment je regarde ces visites si assidues que vous rendez surtout à telles personnes et en telle maison ; ces assemblées où vous vous trouvez si régulièrement, et où vous employez presque tout votre temps ; ces parties de plaisir et de jeu dont vous vous faites une des plus grandes occupations de votre vie ; ces conversations inutiles, où vous écoutez, aux dépens du prochain, tous les bruits du monde, où vous apprenez des autres ce que vous devriez ignorer, et où ils apprennent de vous ce qu'ils devraient eux-mêmes ne pas savoir ; ces spectacles où vous n'allez, dites-vous, que par compagnie, mais enfin où vous allez, où vous assistez, et dont le poison s'insinue d'autant plus dangereusement dans votre esprit et dans votre cœur, que vous l'apercevez moins. Voilà comment je regarde ces modes dans les parures, dans les habillements, dans les ornements de la tête, dans les agréments du visage , que la vanité du sexe a introduites, et dont elle a fait de si damnables coutumes et de si fausses lois. Voilà comment je regarde tant de liaisons que vous entretenez, tant d'intrigues où vous vous engagez, tant de projets que vous formez. Avouez-le, mon cher auditeur, et ne cherchez point à vous tromper vous-même : ne pourriez-vous pas vous passer de tout cela, modérer tout cela, beaucoup retrancher de tout cela? Mais mon état le demande. Votre état? et quel état? Est-ce votre état de chrétien ou de chrétienne? bien loin de le demander, il le condamne , il le défend. Est-ce votre état de mondain ou de mondaine? mais qu'est-il nécessaire que dans votre état vous soyiez un mondain ou une mondaine? qu'est-il nécessaire que dans cet état vous vous conduisiez selon l'esprit du monde, et non selon l'esprit de Dieu ? Or l'esprit de Dieu ne connaît point pour de véritables engagements toutes ces manières et tous ces usages du monde, qui ne sont fondés que sur les principes et sur les sentiments de la nature corrompue.

Vous me direz que le monde sera surpris du divorce que vous ferez avec lui ; qu'on en parlera, qu'on en raisonnera, qu'on en raillera. Eh bien ! vous laisserez parler le monde; vous le laisserez raisonner, railler tant qu'il lui plaira; et vous aurez, malgré tous les discours du monde, la consolation intérieure de voir que vous suivez le bon chemin, que vous vous mettez hors de danger, et que vous vous sauvez. Sera-ce le monde qui viendra vous tirer de l'abîme éternel, quand vous y serez une fois tombé? Sur mille sujets qui se présentent dans la vie, êtes-vous fort en peine de l'opinion du, monde, et en faites-vous la règle de vos entreprises et de vos démarches? Si le monde m'approuve, dites-vous, j'en aurai de la joie; mais s'il ne m'approuve pas, je sais ce qui m'est utile et avantageux, et je ne prétends point me rendre l'esclave du monde, ni abandonner de solides intérêts pour m'asservir à ses vaines idées. Ah ! mon cher auditeur, n'aurez-vous donc des mesures à garder avec le monde, ou ne croirez-vous en avoir que sur ce qui concerne votre âme et votre éternité? Mais je dis plus, et je suis persuadé que le monde lui-même vous rendra tôt ou tard la justice qui

 

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vous sera due, et qu'il s'édifiera de votre absence et de votre fuite, quand il vous la verra soutenir chrétiennement et sagement.

Quoi qu'il en soit, j'en reviens toujours à ma proposition, et c'est par où je finis : Fuyons le monde, sortons de cette Babylone : Egredimini de Babylone (1) ; retirons-nous, autant qu'il est possible, de cette terre maudite, où règne le trouble et la confusion : Fugite de medio Babylonis (2). Nous y sommes chacun intéressés, puisqu'il y va de notre âme pour chacun de nous. Ne la livrons pas à un ennemi si dangereux. Il ne cherche qu'à la perdre : tirons-la, et, s'il le faut, arrachons-la par violence de ses mains. Quelque effort qu'il y ait à faire, quelque victoire et quelque sacrifice qu'il en coûte, nous serons bien payés de nos peines si nous pouvons nous assurer un si riche trésor : Et salvet unusquisque animam suam (3). Vous surtout, femmes mondaines (car il est certain, et nous le voyons, que ce sont communément les personnes du sexe qui s'entêtent davantage du Bonde, et qui y demeurent attachées avec plus d'obstination); vous, dis-je, femmes du siècle, ayez devant Dieu et devant le monde même le mérite d'avoir quitté le monde avant qu'il vous lit quittées. L'accès favorable que vous y avez, l’encens que vous y recevez, l'empire que vous semblez y exercer, tout cela n'a qu'un temps, et un temps bien court. Ce temps est suivi d'un autre où le monde s'éloigne, où il n'a plus que de l'indifférence pour ce qu'il idolâtrait; et même que du mépris, lorsqu'il voit que malgré toute ion indifférence on s'opiniâtre à le rechercher. Faites par devoir ce qu'il faudra bientôt faire par nécessité. Et vous au moins, que le cours des années a en effet réduites dans cette nécessité qui vous est si dure, n'en ayez pas la peine sans en recueillir le fruit. D'involontaire qu'elle est par elle-même, changez-la par une sainte résolution dans un moyen salutaire de retourner à bien, et de vous remettre dans la voie du salut. Tout contribuera à seconder ce dessein,

 

1 Isai., XLVIII, 20. — 2 Jerem., LI, 8. —3 Ibid.

 

tout le favorisera. Dieu par sa grâce vous y aidera, et le monde y ajoutera son suffrage. Car, si vous avez à craindre les railleries du monde, ce n'est plus désormais quand vous vivrez séparées de lui, mais au contraire quand vous voudrez toujours entretenir les mêmes liaisons avec lui. Autrefois il eût demandé pourquoi l'on ne vous voyait point ici ni là; mais peut-être commence-t-il maintenant à demander pourquoi l'on vous y trouve, et ce qui vous y attire. Heureuses que votre Dieu soit encore disposé à vous recevoir, quoique vous n'ayez que les restes, et, si j'ose le dire, que le rebut du monde à lui offrir !

Ce n'est pas toutefois, Chrétiens, pour ne rien exagérer, qu'il n'y ait un certain monde dont la société peut être innocente, et avec qui vous pouvez converser. Dieu s'est réservé partout des serviteurs ; et, au milieu des eaux qui inondèrent toute la terre, il y avait une arche qui renfermait une famille sainte et une assemblée de justes. Ainsi jusque dans le siècle il y a un monde fidèle, un monde réglé, un monde, si je puis m'exprimer de la sorte, qui n'est point monde. Dès que vous vous en tiendrez là, et que du reste vous y garderez toute la modération nécessaire , c'est-à-dire que vous ne passerez point les bornes d'une bienséance raisonnable, d'une amitié honnête, et, si vous voulez, d'une réjouissance modeste et chrétienne, j'y consentirai. Encore vous dirais-je alors que vous devez veiller sur vous-mêmes, que vous devez vous défier de vous-mêmes, que vous devez bien mesurer les temps que vous y donnez, que vous devez bien examiner les impressions que vous en rapportez; et que, pour ne vous y pas tromper, vous ne devez jamais oublier l'importante pratique que je vous ai d'abord proposée, d'avoir vos heures de recueillement et d'une solitude entière, où vous vous demandiez compte à vous-mêmes de vous-mêmes, et où vous vous prépariez à le rendre à Dieu, et à recevoir de lui la récompense éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

 

 

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