VIII° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE HUITIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR  L'AUMONE.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Et moi je vous dis de même : Faites-vous des amis de vos richesses, afin que, quand vous serez réduits à l'extrémité, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles.

 

Tel est l'usage que nous devons faire des biens temporels, et tel est le fruit que nous en pouvons retirer par l'aumône.

Division. Dans l'établissement de l'aumône, la providence de Dieu s'est montrée également bienfaisante envers le pauvre et envers le riche. Bienfaisante envers le pauvre, d'avoir pourvu par une loi particulière au soulagement de sa pauvreté : première partie. Bienfaisante envers le riche, de lui avoir donné un moyen aussi infaillible que celui de l'aumône pour apaiser Dieu dans l'état de son iniquité : deuxième partie.

Première partie. Providence de Dieu bienfaisante envers le pauvre par l'établissement de l'aumône. Il y a dans la condition du pauvre trois grands désavantages, à en juger selon la nature et selon les vues du monde. 1° Cette inégalité de biens, qui le fait manquer de tout, tandis que le riche est dans l'abondance. 2° Les misères et les besoins attachés à cet état d'indigence, tandis que le riche goûte toutes les douceurs et toutes les commodités de la vie. 3° L'état de dépendance où la disette réduit le pauvre, et les mépris qu'elle lui attire, tandis que le riche est dans l'éclat et dans la grandeur. Or, voilà à quoi la Providence a suppléé par la loi de la charité, et en particulier par le précepte de l'aumône.

1° L'inégalité de biens a été nécessaire pour entretenir l'ordre et la subordination dans le monde. Mais, du reste, Dieu, parle précepte de l'aumône, ordonne au riche de donner son superflu au pauvre, et par là tout devient égal, selon l'expresse doctrine de saint Paul : Ut fiat aequalitas. Les riches sont donc comme les économes de Dieu, et ont une obligation indispensable de fournir à toute sa maison la subsistance nécessaire. Or, les pauvres font partie de cette maison de Dieu.

2° Il est vrai que l'indigence expose les pauvres à de grandes misères, et nous ne le voyons que trop : mais si les pauvres souffrent, ce n'est point à Dieu qu'il s'en faut prendre, ni à sa providence; car il a fait un commandement exprès aux riches de les soulager, et il a ajouté à son commandement la plus terrible menace, qui est celle d'une damnation éternelle. Que ne doivent pas craindre sur cela tant de riches impitoyables, et comment se justifieront-ils au jugement de Dieu?

3° Si le monde méprise les pauvres, Dieu, par son précepte, nous apprend à les honorer, puisqu'il fait voir combien ils lui sont chers, et puisqu'il les établit auprès de nous comme ses substituts, dans lesquels il veut que nous le reconnaissions et que nom l'honorions lui-même. De là ces sentiments de vénération qu'une piété religieuse nous inspire pour eux. C'est donc ainsi que la condition des pauvres est relevée; et combien le sera-t-elle encore plus dans l'assemblée générale des hommes et dans la gloire, s'ils ont été sur la terre des pauvres patients et fidèles !

 

Deuxième partie. Providence de Dieu bienfaisante envers le riche, par l'établissement du précepte de l'aumône : comment? parce qu'elle lui donne par là, 1° de quoi corriger l'opposition de son état avec celui de Jésus-Christ pauvre; 2° de quoi réparer tant de péchés et tant de désordres où le plonge l'usage du monde, et surtout l'usage des biens du monde; 3° de quoi par conséquent se promettre quelque sûreté pour le salut, et contre la malheureuse réprobation dont les riches sont menacés.

1° De quoi corriger l'opposition de son étal avec celui de Jésus-Christ pauvre : car dès là que vous partagez vos biens avec Jésus-Christ dans la personne des pauvres, vos biens sanctifiés par ce partage n'ont plus de contrariété avec la pauvreté de cet Homme-Dieu, puisqu'il entre ainsi comme en société de biens avec vous.

2° De quoi réparer tant de péchés et tant de désordres où le plonge l'usage du monde, et surtout l'usage des biens du monde. Rien, selon l'Ecriture, de plus satisfactoire auprès de Dieu que l'aumône. C'est pourquoi Daniel donna au roi de Babylone ce conseil si salutaire : Rachetez vos péchés par vos aumônes. Le riche a donc dans son état de quoi satisfaire à Dieu ; il a dans sel richesses mêmes, qui avaient été pour lui l'instrument du péché, la matière de la réparation du péché ; il a de quoi se faire auprès de Dieu de puissants intercesseurs.

3° De quoi se promettre quelque sûreté pour le salut. Voilà en effet par où bien des riches se sont sauvés; voilà par où ils ont obtenu de Dieu ces grâces efficaces qui les ont retirés de leurs égarements et conduits au port de l'éternité bienheureuse. Mais il faut pour cela des aumônes qui aient toute l'étendue et toute la mesure convenables.

 

Et ego dico vobis : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis, ut cum defeceritis, recipiant vos in œterna tabernacula.

Et moi je vous dis de même : Faites-vous des amis de vos richesses, afin que quand vous serez réduits à l'extrémité, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. (Saint Luc, chap. XVI, 9.)

 

C'est la conclusion que tire aujourd'hui le Fils de Dieu de la parabole de l'Evangile, et c'est de tous les conseils de Jésus-Christ, ou plutôt de tous les préceptes de la sainte loi que ce Sauveur de nos âmes est venu nous enseigner, un des plus salutaires et des plus indispensables. Est-il rien de plus avantagera et de plus à souhaiter pour nous que d'avoir de fidèles amis et de puissants intercesseurs qui prennent en main nos intérêts, qui défendent auprès de Dieu notre cause, qui fléchissent en notre faveur ce souverain juge, et qui, par l'efficace de leur médiation, nous ouvrent ce royaume céleste où nous aspirons, et nous fassent entrer avec eux dans la gloire? Mais afin de parvenir à cet heureux terme, et de nous en

 

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assurer la possession, est-il rien en même temps de plus nécessaire et d'une obligation plus étroite que de nous enrichir de mérites et de trésors spirituels, de nous purifier devant Heu, d'acquitter nos dettes, et d'avoir même de quoi acheter cette terre promise qui doit être le centre de notre repos et notre éternelle béatitude? Or c'est à cela, mes chers auditeurs, que vous peuvent servir ces biens temporels dont vous jouissez dans la vie; voilà l'emploi que vous en devez faire. Ce sont des richesses d'iniquité, selon la parole de mon texte, c'est-à-dire des richesses qui nous rendent communément injustes : Mammona iniquitatis. Mais ces richesses d'iniquité et de damnation deviendront par l'exercice de la charité chrétienne, des richesses de justice , si je puis parler de la sorte, des richesses de salut et de prédestination. Je viens donc, mes Frères, vous entretenir de l'aumône, matière, dit saint Chrysostome, qu'un ministre évangélique ne peut omettre sans manquer à l'un des devoirs les plus essentiels de son ministère : et il est bien remarquable que de tant de prédications et d'exhortations que fit à son peuple ce saint évêque, il n'y en a presque pas une où l'aumône ne soit expressément recommandée, comme si toute la morale du christianisme se réduisait la, et que c'en fût le point capital. Je n'ai ni la pénétration ni l'éloquence de cet incomparable prédicateur; mais votre grâce, Seigneur, me soutiendra, et je la demande par l'intercession de Marie : Ave, Maria.

 

C'est une question dont tout homme chrétien peut être édifié, et qui parut autrefois à saint Chrysostome assez importante pour en faire le sujet d'une de ses homélies, savoir, qui des deux est le plus redevable à la providence de Dieu de la conduite qu'elle a tenue en établissant le précepte de l'aumône, ou le riche qui est dans l'obligation de la donner, ou le pauvre qui est dans la nécessité de la recevoir. A en juger par les apparences, on croirait d'abord, dit ce saint docteur, que cette loi de l'aumône est bien plus favorable au pauvre qu'au riche, puisqu'elle a pour fin de soulager la misère du pauvre, et qu'au contraire elle impose au riche un devoir onéreux dont il ne peut se dispenser. Mais d'ailleurs le riche tire de l'accomplissement même de cette loi de tels avantages qu'il y a raison de douter s'il n'est pas encore plus de son intérêt que de celui du pauvre qu'elle subsiste. Décidons cette question, Chrétiens ; et, pour y observer quelque ordre, distinguons deux choses dans la matière que nous traitons, je veux dire le précepte de l'aumône, et l'efficace de l'aumône. Le précepte de l'aumône peu connu, et l'efficace de l'aumône souvent très-mal entendue; le précepte que l'on néglige, et l'efficace dont on ne profite pas. Car de là, mes chers auditeurs, dépend l'éclaircissement de la question que je me suis proposée, et le voici : Je dis que, dans l'établissement de l'aumône, la providence de notre Dieu s'est montrée également bienfaisante envers le pauvre et envers le riche. Bienfaisante envers le pauvre , d'avoir pourvu, par une loi particulière, au soulagement de sa pauvreté ; ce sera la première partie. Bienfaisante envers le riche, de lui avoir donné un moyen aussi infaillible que celui de l'aumône pour apaiser Dieu dans l'état de son iniquité ; ce sera la seconde partie. Erigeant l'aumône en précepte, Dieu a considéré le pauvre ; et, en attribuant à l'aumône une vertu aussi souveraine qu'elle l'a, Dieu a eu égard au riche : deux points d'instruction que je vais développer selon les principes de la plus exacte théologie. Dans le premier vous pourrez reconnaître à quoi le devoir de l'aumône engage un riche chrétien ; et dans le second, je vous ferai voir de quelle ressource et de quelle consolation la pratique de l'aumône est pour un riche pécheur. L'un et l'autre méritent une attention toute particulière.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

A considérer en elle-même et selon les vues du monde la condition du pauvre, nous y trouvons trois désavantages bien remarquables, et trois grandes disgrâces. La première est cette inégalité de biens qui le distingue du riche ; en sorte que l'un, dans l'opulence et dans la fortune se voit abondamment pourvu de toutes choses, tandis que l'autre, sans revenus et sans héritages, a les mains vides et ne possède' rien, ni ne peut disposer de rien. La seconde est la nécessité où le pauvre languit et les besoins qu'il souffre, en conséquence de cette même inégalité qui se rencontre entre lui et le riche ; tellement qu'il endure toutes les misères de l'indigence, pendant que le riche goûte toutes les douceurs d'une vie aisée et commode. Enfin la troisième est l'état de dépendance où la disette réduit le pauvre, et les mépris qu'il est souvent obligé d'essuyer dans le rang inférieur où le met sa pauvreté; au lieu que tous les honneurs et toutes les grandeurs du siècle sont pour le riche. Or voilà, mes chers auditeurs, à

 

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quoi la providence de notre Dieu a suppléé par la loi de la charité , et en particulier par le précepte de l'aumône : et c'est ce qui me la fait regarder dans ce divin commandement comme une providence miséricordieuse et bienfaisante à l'égard des pauvres. J'en donne les preuves, et vous en allez être pleinement convaincus.

Je l'ai dit, et vous le voyez, le malheur du pauvre, j'entends son malheur temporel, c'est d'abord ce partage si inégal de facultés et de biens qui le dépouille de tout, et  qui comble au contraire le riche de trésors. Selon la première loi de la nature, remarque saint Ambroise, tous les biens devaient être communs. Comme tous les hommes sont également hommes, l'un par lui-même et de son fonds n'a pas des droits mieux établis que ceux de l'autre, ni plus étendus. Ainsi il paraissait naturel que Dieu les ayant créés, et voulant, après le bienfait de la création, leur fournira tous, par celui de la conservation, l'entretien et la subsistance nécessaire , leur abandonnât les biens de la terre pour en recueillir les fruits chacun selon ses nécessités présentes, et selon que les différentes conjonctures le demanderaient.   Mais cette communauté de biens si conforme d'une part à la nature et à la droite raison, ne pouvait d'ailleurs ,  par la corruption   du   cœur   de l'homme, longtemps subsister. Chacun, emporté par sa convoitise, et maître de s'attribuer telle portion qu'il lui eût plu, n'eût pensé qu'à se remplir aux dépens des autres; et de là les divisions et les guerres. Nul qui volontairement et de gré se fût assujetti à certains ministères pénibles et humiliants ;   nul qui  eût voulu obéir, qui eût voulu servir, qui eût voulu travailler et agir, parce que nul n'y eût été forcé par le besoin. D'où vous jugez assez quel renversement eût suivi dans le monde , livré par là, si j'ose ainsi m'exprimer, à un pillage universel , et à tous les maux que la licence ne manque point de traîner après soi.

Il fallait donc qu'il y eût une diversité de conditions, et surtout il fallait qu'il y eût des pauvres, afin qu'il y eût dans la société humaine de la subordination et de l'ordre. C'est une infortune, il est vrai, pour les pauvres que cette variété d'états où ils se trouvent si mal partagés, et qui les prive des avantages accordés aux riches. Mais, providence démon Dieu, que vous êtes aimable et bienfaisante, lors même que vous semblez plus rigoureuse et plus sévère ; et que vous savez bien rendre par vos soins paternels ce que vous ôtez selon les conseils de votre adorable sagesse ! En effet, Chrétiens, qu'a fait Dieu en faveur du pauvre? il a établi le précepte de l'aumône. Il a dit au riche ce que saint Paul, son interprète et son apôtre, disait aux premiers fidèles : Vous ferez part de vos biens à vos frères, car, dès que ce sont vos frères, vous devez vous intéresser pour eux, et je vous l'ordonne. Non pas que je vous oblige de leur donner tout, ou la meilleure partie de ce que vous avez reçu de moi. Je n'entends pas que vous alliez jusqu'à vous appauvrir vous-mêmes pour les enrichir, ni qu'ils soient par vos largesses dans l'abondance et vous dans la peine : Non ut aliis sit remissio, vobis autem tribulatio (1) ; mais vous mesurerez les choses de telle manière qu'il y ait entre eux et vous une espèce d'égalité : Sed ex œqualitate (2). Comme riche vous avez non-seulement ce qu'il vous faut, mais au delà de ce qu'il vous faut; et le pauvre n'a pas même le nécessaire. Or, pour le pourvoir de ce nécessaire qu'il n'a pas, vous emploierez ce superflu que vous avez; si bien que l'un soit le supplément de l'autre: Vestra abundantia illorum inopiam suppleat (3). Par cette compensation tout sera égal. Le riche, quoique riche, ne vivra point dans une somptuosité et une mollesse aussi pernicieuse pour lui-même que dommageable au pauvre; ni le pauvre, quoique pauvre, ne périra point dans un triste abandon. Chacun aura ce qui lui convient : Ut fias œqualitas, sicut scriptum est : Qui multum, non abundavit ; et qui modicum, non minoravit (4).

Voilà, dis-je, riches du monde, la règle inviolable que Dieu vous a prescrite dans le commandement de l'aumône. Ce père commun s'est souvenu qu'il avait d'autres enfants que vous, dont sa providence était chargée. Si pour de solides considérations il ne les a pas traités aussi favorablement que vous, ce n'est pas qu'il ait prétendu les délaisser; et si vous avez eu le partage des aînés, si vous êtes les dépositaires de ses trésors, c'est pour les répandre et les dispenser avec équité, et non pour les retenir et vous les réserver par une avare cupidité. Comme ils sont à lui, puisque tout lui appartient, il les donne à qui il lui plaît, et de la manière qu'il lui plaît. Or c'est ainsi qu'il lui a plu de les donner aux pauvres, et qu'il les leur a destinés. De là, conclut saint Chrysostome, quand le riche fait l'aumône, qu'il ne se flatte point en cela de libéralité : car cette aumône, c'est une dette dont il s'acquitte ; c'est la légitime du pauvre qu'il ne lui peut refuser sans injustice.

 

1 2 Cor., VIII, 13. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 14. — 4 Ibid., 15.

 

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Je le veux, il honore Dieu par son aumône; mais il l'honore comme un vassal qui reconnaît le domaine de son souverain, et lui rend l'obéissance qui lui est due. Il l'honore comme un fidèle économe, qui administre sagement les biens qu'on lui a confiés, et les distribue, non point en son nom, mais au nom du maître : Fidelis dispensator et prudens, quem constituit Dominus super familiam suam, ut det illis in tempore tritici mensuram (1). Prenez garde à ces paroles, dont tous n'avez peut-être jamais pénétré tout le sens. C'est un dispensateur ; mais Dieu est le Seigneur : Fidelis servus. Il a l'intendance sur toute la maison ; il la conduit et il la gouverne; mais c'est le Seigneur qui l'a constitué pour cela : Quem constituit Dominus super famtiliam suam. Les pauvres font partie de cette maison de Dieu, et il y a assez de biens pour tous les membres qui la composent; il doit donc dans une juste compensation les leur communiquer à tous : Ut det illis. Mais du reste tous les besoins n'étant pas les mêmes, il est de sa prudence d'y faire attention et d'examiner l'état de chacun, afin de lui donner une mesure proportionnée : Ut det illis tritici mensuram. Et parce qu'il y a des temps où les uns sont plus pressés et les autres moins, c'est encore un devoir pour lui d'y avoir égard et d'y veiller, augmentant ou diminuant les secours selon les divers changements qui arrivent et dont il est instruit : Ut det illis in tempore tritici mensuram. Voilà le secret de cette égalité que Dieu, dans la loi qu'il a portée pour le soulagement des pauvres, a eu en vue de remettre parmi les hommes ; voilà ce qui justifie sa providence. Car quand les biens, selon l'intention et l'ordre de Dieu, seront ainsi appliqués, il n'y aura plus proprement ni riches ni pauvres, mais toutes les conditions deviendront à peu près semblables. Le pauvre qui n'a rien aura néanmoins de quoi subsister, parce que le riche le lui fournira : Tanquam nihil habentes, et omnia possidentes (2); et le riche qui a tout n'aura pourtant rien au delà du pauvre, parce qu'il lui sera tributaire de tout ce qu'il se trouvera avoir de trop, et qu'en effet il s'en privera : Ut et qui habent tanquam non habentes sint (3).

Mais allons plus avant et admirons toujours les charitables desseins de cette providence dont je parle, et le soin qu'elle a pris des pauvres dans le précepte de l'aumône. Un malheur attire un autre malheur ; et du premier

 

1 Luc, XII, 42.— 2 2 Cor., VI, 10. — 3  1 Cor., VII, 29.

 

désavantage du pauvre, qui est l'inégalité des biens, laquelle le rabaisse au-dessous du riche, s'ensuit conséquemment un second, je veux dire l'état de souffrances et les désolantes extrémités où expose la pauvreté. Vous en êtes témoins, mes chers auditeurs, et je puis bien là-dessus en appeler à vos propres connaissances. Vous savez ce que souffrent tant de misérables qui se présentent tous les jours à vos yeux;et si vous vouliez l'ignorer, leurs seules figures malgré vous vous l'apprendraient; leurs visages exténués, leurs corps décharnés, vous le donneraient à connaître ; leurs plaintes, leurs cris, leurs gémissements, et souvent leur désespoir vous le feraient assez entendre. El que serait-ce si je pouvais, outre ce que vous voyez, vous découvrir encore tant de calamités secrètes qui vous sont cachées? Que serait-ce si tant de malades sans assistance, si tant de prisonniers sans consolation, si tant de familles obérées, ruinées sans ressource et tombées dans la dernière mendicité, dont elles ressentent toutes les suites, et quelles suites ! si, dis-je, tous et tout à coup ils venaient s'offrir à votre vue, et vous tracer l'affreuse peinture des maux dont ils sont accablés ?

N'est-ce pas là, mon Dieu, à en juger selon les premières idées que fait naître dans l'esprit un si pitoyable et si douloureux spectacle, n'est-ce pas le scandale le plus apparent de votre providence ? Eh ! Seigneur, les avez-vous donc formés, ces hommes sortis de votre sein, et leur avez-vous donné l'être, pour les abandonner à leur infortune, et pour les laisser périr de faim, de soif, de froid, d'infirmités, de chagrins? Qu'ont-ils fait, et par où se sont-ils rendus devant vous assez coupables pour mériter une telle destinée? Je sais, mon Dieu, que vous ne leur devez rien : mais après tout je sais que vous êtes père, et que comme vous ne haïssez rien de tout ce que vous avez créé, surtout entre les créatures raisonnables, vous n'avez rien aussi créé pour le perdre, même temporellement. Non, sans doute, répond à cette difficulté saint Chrysostome, la providence d'un Dieu si sage et si bon n'a point prétendu manquer à tant d'hommes qui tiennent de lui la vie ; et si nos pauvres périssent dans la nécessité et le besoin, ce n'est point à lui qu'il s'en faut prendre, mais à ceux qu'il a mis en pouvoir de les assister, et à qui il a commandé sous des peines si grièves d'en être par leur charité, après lui, les conservateurs. Parce qu'en conséquence de l'inégalité de qualités et de fortune qu'il a autorisée pour le règlement

 

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du monde, il était infaillible que plusieurs dans leurs conditions se trouveraient destitués de tous moyens pour se sustenter et pour subsister, il a bien su, en le prévoyant, y pourvoir ; par où? par son précepte : et quiconque comprendra toute la force et toute retendue de ce commandement sera forcé de rendre gloire à la miséricorde et à la vigilance du maître qui l'a porté.

Car, pour en venir à un détail qui contient de si importantes leçons pour vous, mes chers auditeurs, faisons, s'il vous plaît, ensemble quelques réflexions sur ce commandement si peu connu de la plupart des chrétiens, et de Là si mal pratiqué. Prenez garde : Dieu, touché de zèle pour le pauvre, en qui il voit sa ressemblance et qu'il aime comme l'ouvrage de ses mains, ne conseille pas seulement au riche de l'entretenir et de le nourrir, ne l'y exhorte pas seulement, mais le lui enjoint, et lui en fait un devoir rigoureux. Il use pour cela de toute son autorité ; et afin de donner encore plus de poids à sa loi, il transporte au pauvre tous ses droits sur les biens du riche : il le choisit, si j'ose le dire, pour être comme son trésorier, et c'est à lui qu'il assigne toutes les contributions qu'il peut exiger légitimement, et que le riche est indispensablement tenu de lui payer. Ce n'est pas assez : mais joignant à l'ordre la menace, et la plus terrible menace, il annonce au riche qu'il y va de son âme, de sa damnation, de son salut; que celui qui dans le temps n'aura point exercé la miséricorde, n'a point de miséricorde à espérer dans l'éternité ; qu'il sera le vengeur du pauvre, le vengeur de la veuve et de l'orphelin, s'ils ont été négligés : et qu'il n'emploiera point d'autre titre pour condamner tant de riches, et pour les frapper de toute sa malédiction. Cela même encore ne lui suffit pas pour assurer aux pauvres le soutien qu'il leur aménagé ; mais voulant prévenir les fausses interprétations qui pourraient servir de prétexte et de retranchement à l'avarice, et ne bornant point l'obligation de son précepte à certaines nécessités extrêmes et rares, il l'étend aux besoins communs, aux besoins présents : tant il est sensible aux intérêts de ses pauvres, et tant il paraît avoir à cœur qu'ils soient aidés et secourus !

C'est donc ici qu'usant des paroles du Saint-Esprit, je dois m'écrier : Tua, Pater, providentia gubernat (1). Oui, Seigneur, quelque sévère que semble d'ailleurs votre conduite envers le pauvre, il est évident qu'il y a dans le

 

1 Sap., XIV, 3.

 

ciel une providence qui pense à lui, qui veille sur lui, qui travaille pour lui ; et si les soins de cette providence, demeurent inutiles et sans effet, ah! mes Frères, c'est ce qui doit vous faire trembler, parce que c'est votre crime, et que ce sera le sujet de votre réprobation. Car, dit saint Ambroise, si c'est incontestablement un crime digne de la haine de Dieu et de ses vengeances éternelles, que d'enlever au riche ce qu'il possède, ce n'est pas une moindre injustice devant Dieu de refuser au pauvre ce qu'il attend de vous et ce que vous pouvez lui procurer.

Quoi qu'il en soit de cette comparaison, et sans examiner le plus ou le moins, ce que j'avance avec une certitude entière, et ce que vous ne devez jamais oublier, c'est qu'au jugement de Dieu vous rendrez compte de l'un aussi bien que de l'autre. Et qu'aurez-vous à répondre, mon cher auditeur, quand Dieu, vous montrant cette foule de misérables dont sa providence vous avait chargé, et dont les voix plaintives retentissaient à vos oreilles sans pénétrer jusqu'à votre cœur, il vous reprochera cette inflexible dureté que rien n'a pu amollir, et qu'il vous en demandera raison ? quand il vous dira : Je voulais que celui-là fût vêtu; et vous avez sans humanité et sans compassion retenu la robe qui le devait couvrir : je voulais que celui-ci fût nourri ; et vous avez détourné le pain qui devait être son aliment : je voulais que ce débiteur insolvable par le désordre de ses affaires, et languissant dans une obscure prison, fût encouragé, fût consolé, fût délivré ; et vous n'avez ni fait un pas pour le visiter, ni ouvert une fois la main pour le racheter : je voulais leur adoucir à tous leur état ; et vous leur en avez laissé ressentir toutes les disgrâces et tous les malheurs. Or est-ce là ce que je vous avais prescrit? Est-ce ainsi que je l'avais arrêté dans mes décrets, et que je l'avais marqué dans ma loi? Mais surtout est-ce ainsi que je vous avais traité vous-même; et puisque vous jouissiez si abondamment de mes dons, et que j'avais été si libéral pour. vous, comment étiez-vous si resserré et si insensible pour vos frères? Nonne oportuit et te misereri conservi tui (1) ? Je le répète, Chrétiens, ! et je vous le demande, que répondrez-vous à ces reproches? qu'alléguerez-vous pour votre excuse ? et qui vous mettra à couvert de ce foudroyant arrêt : Retirez-vous de moi, maudits : Discedite a me, maledicti (2) ?

Ce n'est pas là néanmoins encore tout le bienfait

 

1 Matth., XVIII, 33. — 2 Ibid., XXV, 41.

 

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du Seigneur ; et je prétends que parle précepte de l'aumône il a pleinement remédié à ne dernière disgrâce du pauvre, qui sont les débuts et les mépris où l'expose ordinairement sa condition, vile par elle-même et abjecte. C'est l'injustice  du monde de n'estimer les hommes que   par un  certain  extérieur qui brille, que par le faste et la splendeur, que par l’équipage et le train, que par la richesse des ornements et la magnificence des édifices, que par les trésors et les dépenses. Tout cela répand sur les opulents et les grands de la terre je ne sais quel éclat dont le vulgaire est ébloui, et dont ils ne se laissent que trop éblouir eux-mêmes. De là qu'arrive-t-il? Accoutumés à ces honneurs qu'ils reçoivent partout et à cette pompe qui les environne, quand ils voient les pauvres dans l'abaissement et l'humiliation, de quel œil les regardent-ils, ou, pour mieux dire, les daignent-ils même regarder? Il semble que ce ne soient pas des hommes comme eux ; et si quelquefois ils les gratifient d'une légère et courte aumône, il faut que ce secours leur soit porté par des mains étrangères,  parce qu'il n'est pas permis au pauvre de les approcher, parce que la personne du pauvre leur inspirerait du dégoût, parce qu'ils se feraient ou une peine ou une confusion de traiter avec le pauvre et de converser avec lui. Divin Maître que nous adorons, Sauveur des hommes, vous êtes né pauvre, vous avez vécu pauvre, vous êtes mort pauvre; et voilà, parmi des chrétiens, c'est-à-dire parmi vos disciples , où en est réduite cette pauvreté que vous avez consacrée ! Mais, sans recourir à l'exemple de cet Homme-Dieu , sa loi doit aujourd'hui me suffire pour confondre tous les jugements humains sur le sujet des pauvres , et pour nous apprendre à les respecter. Car puisque c'est par l'estime de Dieu que nous devons régler la nôtre, des hommes si chers à Dieu , des hommes qu'il a estimés jusqu'à faire dépendre d'eux et de leur jugement le salut du riche , jusqu'à récompenser d'un royaume éternel la moindre assistance qu'ils auront reçue de nous, comment et avec quels sentiments la foi que nous promis et qui nous les représente sous de si hautes idées, nous oblige-t-elle de les envisager ? Le mondain orgueilleux, et aveuglé par son orgueil, rougirait de leur appartenir; mais le ils même de Dieu ne rougit point, en nous tel recommandant, de les appeler ses frères, et de les reconnaître pour les membres de son corps mystique. Il ne rougit point d'être spécialement à eux et dans eux, d'y être par l'étroite liaison qui les unit à lui comme à leur chef, d'y être comme dans ses images vivantes qui le retracent à nos yeux avec ses caractères les plus marqués ; il ne rougira point, à la face de l'univers, d'en faire la déclaration publique, et de se substituer en leur place, quand il dira aux réprouvés : J'ai eu faim : Esurivi (1); j'étais pressé de la soif : Sitivi ; j'étais sans demeure, exposé aux injures de l'air, nu, infirme et souffrant : Hospes eram, nudus, infirmus (2). Mais, Seigneur, en quel temps et où vous avons-nous vu dans tous ces états? Vous m'y avez vu lorsque vous y avez vu ce pauvre, parce que, tout pauvre qu'il était, je le regardais comme une portion de moi-même, ou plutôt comme un autre moi-même : Quandiu non fecistis uni de minoribus his, nec mihi fecistis (3). Or, voilà tout ce qui est exprimé dans le précepte de Jésus-Christ, et l'un des plus solides fondements dans le christianisme sur quoi il est appuyé.

Après cela, Chrétiens, je ne suis plus surpris que l'esprit de l'Evangile nous fasse considérer les pauvres avec tant de vénération ; je ne m'étonne plus de la règle que nous donne saint Chrysostome , d'écouter la voix des pauvres comme la voix de Jésus-Christ même, de les honorer comme Jésus-Christ, de les recevoir comme Jésus-Christ ; je n'ai plus de peine à comprendre une autre parole de ce saint docteur, savoir, que les mains des pauvres sont aussi respectables, et en quelque sorte plus respectables pour nous que les autels, parce que sur les autels on sacrifie Jésus-Christ, et que dans les mains des pauvres on soulage Jésus-Christ. J'entre aisément dans les vues toutes saintes de la religion, lorsqu'elle a tant de fois humilié et qu'elle humilie encore aux pieds des pauvres les monarques et les potentats. Nous en voyons renouveler chaque année la pieuse cérémonie. Toute la grandeur du siècle rend hommage dans leurs personnes à Jésus-Christ, je dis à Jésus-Christ pauvre, et non point à Jésus-Christ glorieux et triomphant. Les têtes couronnées s'inclinent profondément en leur présence, et des mains royales sont employées à les servir. Enfin je conçois comment les saints ont toujours témoigné tant de zèle pour les pauvres, les prévenant, les recherchant, les appelant auprès d'eux, et les accueillant avec une distinction digne du Maître dont ils portent le sacré sceau et les plus précieuses livrées. En tout cela, dis-je, je ne trouve rien que de convenable , rien que de juste, et qui ne leur soit légitimement dû.

 

1 Matth., XXV, 42. — 2 Ibid. 43.— 3 Ibid. 45.

 

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C'est donc ainsi, pauvres, que votre condition est relevée ; et s'il a plu à la providence de votre Dieu de vous faire naître dans les derniers rangs , c'est ainsi qu'il a su, par son précepte et par les termes dans lesquels il l'a énoncé, vous dédommager de cette bassesse apparente. Qui vous méprise le méprise ; et, par l'affinité qu'il y a entre lui et vous, tous les outrages qui vous sont faits lui deviennent personnels; ils ne demeureront pas impunis : mais le temps viendra où vous en aurez une satisfaction pleine et authentique. Quel est-il ce temps? vous n'y pouvez faire, mes chers auditeurs, une trop sérieuse réflexion : c'est ce grand jour où le riche et le pauvre seront cités devant le tribunal de Dieu ; ce jour où tant de riches présomptueux, et si fiers à l'égard des pauvres, qu'ils éloignaient, qu'ils rejetaient avec dédain, à qui même quelquefois ils insultaient, seront à leur tour, et par la plus affreuse révolution, couverts eux-mêmes d'ignominie et d'opprobre. Que penseront-ils et que diront-ils, lorsque, placés à la gauche, vils restes de la nature et sujets d'horreur, ils verront à la droite et sur leurs têtes ces pauvres qu'ils laissaient ramper dans la poussière, ces pauvres autrefois si petits, mais alors comblés de gloire et si hautement exaltés : Hi sunt quos habuimus aliquando in derisum et in similitudinem improperii (1). Sont-ce là ces hommes à qui nous faisions si peu d'attention, pour qui nous avions si peu de ménagements, qui nous semblaient si fort au-dessous de nous, envers qui nous étions si indifférents, si impérieux, si absolus? Quel retour et quel changement ! Les voilà parmi les enfants de Dieu, parmi les élus de Dieu, héritiers du royaume de Dieu, pendant qu'il nous fait sentir toute son indignation, et qu'il nous frappe des plus rudes coups de sa justice. Ecce quomodo computati sunt inter filios Dei, et inter sanctos sors illorum est (1). C'est à vous, Chrétiens, d'y prendre garde, de concevoir d'autres sentiments pour les pauvres, de seconder les vues de la Providence sur eux, de faire ainsi pour vous-mêmes du précepte de l'aumône un moyen de sanctification et de salut; car la même Providence qui, dans l'établissement de ce précepte, s'est montrée si bienfaisante envers le pauvre, ne l'est pas moins envers le riche, comme vous le verrez dans la seconde partie.

 

1 Sap., V, 35. — 2 Ibid. 5.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

De quelque manière qu'en juge le monde, et quelque adroit que soit l'amour propre à séduire le cœur de l'homme en lui donnant de fausses idées de tout ce qui flatte ses désirs; pour peu qu'un riche chrétien ait de religion, trois choses, dit saint Chrysostome, doivent réprimer en lui l'orgueil secret que la possession des richesses a coutume d'inspirer aux âmes mondaines. Cette opposition qui se rencontre entre l'état des riches et celui de Jésus-Christ pauvre, ce choix que Jésus-Christ a fait pour soi-même de la pauvreté préférablement aux richesses, ce caractère  de  malédiction qu'il semble avoir attaché aux richesses en béatifiant et en canonisant la pauvreté, c'est la première.   Cette espèce de nécessité qui engage presque inévitablement les riches en toutes sortes de   ] péchés, cette facilité qu'ils trouvent à satisfaire leurs passions les plus déréglées, ce pouvoir de faire le mal, c'est la seconde. Enfin cette affreuse difficulté,  ou, pour me servir du terme  de l'Evangile ,  cette impossibilité morale, où sont les riches de se sauver, c'est la troisième.  Car, malgré   les  préventions du monde, et malgré les avantages que peut procurer aux hommes la jouissance des biens temporels, s'ils veulent raisonner selon les principes du christianisme, il n'est pas possible qu'un   i état si différent de l'état du Dieu-Homme qui les a sauvés, et qu'ils regardent comme le modèle de leur prédestination ; qu'un état exposé et comme livré à tout ce qu'il y a sur la terre de plus contagieux et de plus contraire au salut; qu'un état qui de lui-même conduite une éternelle damnation ; il n'est pas, dis-je, possible qu'un tel état, bien loin de les entier d'une vaine complaisance, ne les saisisse de frayeur, ne les trouble, ne les désole, et du moins ne les oblige à prendre toutes les précautions nécessaires pour marcher sûrement dans la voie de Dieu.

Il était, ajoute saint Chrysostome, de la providence et de la bonté de Dieu de donner aux riches du siècle quelque consolation dans cet état; et c'est ce qu'il a prétendu, lorsque, par une conduite bienfaisante, il les a mis en pouvoir de pratiquer la miséricorde chrétienne par le soulagement des pauvres, et qu'il leur a imposé le précepte de l'aumône. Car si le riche peut dans sa condition non-seulement diminuer, mais entièrement corriger l'opposition de son état avec celui de la pauvreté de Jésus-Christ ; si le riche peut réparer tant de péchés

 

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et tant de désordres où le plonge l'usage du momie, surtout l'usage des biens du monde; et si le riche, par conséquent, peut se promettre quelque sûreté pour le salut et contre une malheureuse réprobation, tout cela doit être le fruit de sa charité, et c'est le seul fondement solide qui reste à son espérance.

La première vérité est évidente ; car du moment, Chrétiens, que vous partagez vos biens avec Jésus-Christ dans la personne des pauvres, des là vos biens, sanctifiés par ce partage, n'ont fins (le contrariété avec la pauvreté de cet Homme-Dieu, puisque cet Homme-Dieu entre par là comme en société de biens avec vous; et voilà l'admirable secret, ou plutôt l'artifice Innocent dont le riche miséricordieux se sert par mettre Jésus-Christ dans ses intérêts, et pour en faire d'un Juge redoutable un protecteur; voilà par où il se garantit de ces anathèmes fulminés dans l'Evangile contre les riches. En effet, remarque saint Chrysostome, Jésus-Christ est trop fidèle pour donner sa malédiction à des richesses dont il reçoit lui-même sa subsistance, et qui contribuent à le nourrir en nourrissant ceux qui le représentent en ce monde. Cette seule considération ne devrait-elle pas nous suffire ; et que faudrait-il davantage pour nous remplir d'une sainte ardeur dans l'accomplissement du précepte de l'aumône ?

Mais la seconde n'est pas moins touchante : et c'est que Dieu, par le moyen de l'aumône, pourvu les riches d'un remède général et souverain contre tous les péchés où les expose leur condition, et dont il est si rare qu'ils se préservent. Car n'est-ce pas une chose bien surprenante, poursuit toujours l'éloquent avocat des pauvres, dont j'emprunte si souvent dans ce discours les pensées et les paroles, l'est-il pas bien étonnant de voir en quels ternies l'Ecriture s'exprime quand elle parle du pouvoir de l'aumône et de sa vertu pour effacer le péché? Jamais elle n'a rien dit de plus fort ni de l'efficace des sacrements de la loi nouvelle, ni du sang même du Rédempteur, qui en est la source ; et nous ne lisons rien de plus décisif en laveur du baptême que ce qui est écrit au chapitre onzième de saint Luc à l'avantage de l'aumône : Date eleemosynam, et ecce omnia manda sunt vobis (1) ; Faites l'aumône, et tout, sans exception, vous est remis. D'inférer de là que l'aumône autorise donc la liberté de pécher, et que de satisfaire à ce seul devoir est une espèce d'impunité à l'égard de

 

1 Luc, XI, 41.

 

tout le reste, c'est la maligne conséquence que voudraient tirer quelques mondains peu instruits de leur religion. Mais non, mes Frères, répond là-dessus saint Augustin dans le livre de la Cité de Dieu, il n'en est pas ainsi ; et cette doctrine que toutes les Ecritures nous prêchent ne favorise en nulle manière la licence des mœurs; pourquoi? parce que si l'aumône remet le péché, ce n'est qu'en disposant Dieu à écouter vos prières, qu'il aurait autrement rejetées; à accepter vos sacrifices, dont il n'eût tenu nul compte, et qu'il aurait rebutés ; à être touché de vos larmes , qui ne l'auraient point fléchi. Ce n'est qu'en vous attirant les grâces de la pénitence et d'une véritable conversion , que vous n'auriez sans cela jamais obtenues. Ce n'est qu'en satisfaisant à la justice divine, qui se fût endurcie contre vous et rendue inexorable. Propter hoc ergo eleemosynœ faciendœ, ut deprœteritis compungamur, non ut in eis perseverentes maie vivendi licentiam comparemus. C'est pour cela et par là que l'aumône est toute-puissante, et que le pécheur peut sans témérité faire fond sur elle ; parce que c'est par elle qu'il trouve grâce devant Dieu pour mériter le pardon de son péché, pour le pleurer, pour l'expier, et non pas pour avoir droit d'y persévérer.

Or, supposé cette vertu de l'aumône dans le sens que je viens de l'expliquer, admirez avec moi, Chrétiens, la douceur de la Providence envers le riche, et reconnaissez-la en trois points, dont je me contente de vous donner une simple idée. Premièrement, quelle providence du Seigneur, et combien est-elle aimable, d'avoir établi pour les riches pécheurs un moyen de justification si conforme à leur état, si proportionné à leur faiblesse, si aisé par rapport à eux dans la pratique, et néanmoins si infaillible? Car voilà sans doute un des plus beaux traits, non-seulement de la miséricorde, mais de la sagesse de Dieu. Comme chaque condition a ses péchés qui lui sont propres, aussi Dieu a-t-il voulu que chaque condition eût ses ressources particulières pour la pénitence. Le pauvre satisfait Dieu par ses souffrances, et le riche par ses charités. La satisfaction du riche paraît plus douce que celle du pauvre : ainsi a-t-il plu au Seigneur, qui, d'ailleurs, dans l'ordre de la grâce, avait assez privilégié le pauvre au-dessus du riche. A peine aurait-on pu espérer du riche qu'il se fût soumis aux autres remèdes plus violents ordonnés contre le péché. Eh bien ! lui dit Dieu, en voici un que j'ai choisi pour vous. Vous n'aurez nul

 

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prétexte pour vous en défendre, car il dépendra toujours de vous. Ni la délicatesse de votre complexion, ni vos infirmités ne vous en dispenseront jamais ; car il ne consistera point en des exercices pénibles et incommodes ; il ne vous exposera point à la censure du monde, puisque le monde, tout perverti qu'il est, ne pourra vous refuser ses éloges quand il vous le verra mettre en œuvre; il vous coûtera peu, mais avec ce peu, il n'y aura rien que vous ne gagniez. Divina res eleemosyna, s'écrie saint Cyprien, res posita in potestate facientis, res grandis et facilis sine periculo persecutionis.

Pourquoi pensez-vous que Daniel, suivant l'inspiration qu'il avait reçue d'en-haut, et déclarant au roi de Babylone que le ciel était irrité contre lui, et qu'il était temps qu'il pensât à l'apaiser, ne lui proposa point d'abord de prendre le sac et le cilice, de se couvrir de cendres, de jeûner et de macérer son corps, mais seulement de racheter ses crimes par l'aumône (1) ? Quamobrem, rex, consilium meum placeat tibi, et peccata tua eleemosynis redime, et iniquitates tuas miseiicordiis pauperum? Ah! Chrétiens, il en usa de la sorte par une prudence qui ne fut ni humaine ni lâche, et qui ne ressentit point le courtisan, mais le prophète. Car il ne voulut plaire à son prince qu'autant qu'il le pouvait sans blesser les intérêts de son Dieu, et il ne voulut faciliter la satisfaction qui était due à son Dieu, qu'autant que le permettait la fidélité qu'il devait à son prince. Il jugea donc; et avec raison, que l'aumône était de toutes les œuvres satisfactoires celle qui serait plus au goût de ce prince déjà touché, mais non encore converti ; et il savait que celle-là serait suivie de toutes les autres, et de sa conversion même. D'où vient qu'il se contente de lui dire : Agréez, Seigneur, le conseil que je vous donne, et rachetez vos péchés par vos largesses envers les pauvres. Sur quoi saint Ambroise fait une observation aussi vraie qu'elle est ingénieuse, quand il dit que cette facilité qu'a le riche d'expier ainsi les désordres de sa vie nous est excellemment figurée par le miracle qu'opéra le Fils de Dieu dans la personne d'un malade dont parle saint Luc. Il était paralytique d'une main, et Jésus-Christ ne fit autre chose que de lui commander d'étendre cette main, qui dans le moment même se trouva saine : Extende manum tuam, et restituta est (2). Le remède était aisé : mais ce qui fut alors un effet visible de la puissance du Sauveur, est ce qui se passe tous les

 

1 Dan., IV, 24. — 2 Matth., XII, 13.

 

jours spirituellement et intérieurement dans la personne du riche, car Dieu lui dit : Extende manum tuam; Etendez, par un effet de charité, cette main si longtemps resserrée par une criminelle avarice, et vous sentirez la vertu de Dieu qui agira en vous. Etendez-la, et cette seule action sera le principe de la guérison de votre âme : Benedicitur : Extende (ce sont les paroles de saint Ambroise), quia nihil ad curandum plus proficit quam eleemosynœ largitas.

Autre trait de la Providence, j'entends toujours d'une providence favorable aux riches dans l'établissement de l'aumône. Les richesses qui avaient été l'instrument du péché deviennent la matière de la réparation du péché même ; pour nous faire comprendre ce que dit saint Paul, que tout contribue au bien de ceux qui cherchent Dieu ou qui retournent à Dieu. Nous voyons des plantes dont le suc est pour l'homme un poison mortel; mais nous admirons au même temps l'auteur de la nature, en ce qu'elles ne croissent jamais qu'accompagnées d'une autre plante qui leur sert de contre-poison. L'aumône fait quelque chose de plus ; car elle trouve le remède du mal dans la cause même du mal. Ce sont vos richesses qui vous ont perdu, continue saint Ambroise parlant à un riche avare, et ce sont vos richesses qui vous sauveront : Pecunia tua venumdatus es, redime te pecunia tua.

Ajoutons encore un nouveau trait de cette conduite de Dieu si bienfaisante à l'égard du riche; le voici : Qu'est-ce que le riche dans l'état du péché ? c'est un sujet disgracié de Dieu, qui ne peut point par lui-même avoir d'accès auprès de Dieu, dont les actions les plus louables ne sont de nul mérite devant Dieu, à qui la porte de la miséricorde de Dieu semble être fermée, et qui, livré à sa justice rigoureuse, n'aurait plus d'autre parti à prendre que celui du désespoir. Mais que fait Dieu? en lui donnant de quoi être charitable, il lui donne de quoi se ménager de puissants intercesseurs, qui par reconnaissance, qui par devoir, qui par intérêt, soient obligés à solliciter et à demander grâce pour lui ; et ces intercesseurs, ce sont les pauvres; ces pauvres, amis de Jésus-Christ, et, selon l'Evangile, devenus les siens : Facite vobis amicos de mammona iniquitatis (1) ; ces pauvres, dont les vœux s'élèvent jusqu'au trône de Dieu et que Dieu exauce : Iste pauper clamavit, et Dominus exaudivit eum (2) ; ces pauvres (circonstance bien remarquable), ces pauvres

 

1 Luc, XVI, 9. — 2 Ps., XXXIII, 7.

 

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dont le crédit auprès de Dieu ne dépend ni de leur mérite ni de leur innocence ; car ils intercèdent pour ceux qui les soulagent, sans parler, sans agir, sans y penser, et même sans le vouloir. C'est assez qu'ils paraissent revêtus de vos aumônes, afin que Dieu les entende, et qu'en leur considération il s'adoucisse pour vous. Pourquoi cela? la raison en est belle, et c'est la réflexion de saint Augustin ; parce que, dans le langage de l'Ecriture, ce n'est pas proprement le pauvre, mais l'aumône faite au pauvre , qui intercède pour le riche. Conclude eleemosynam in corde pauperis, et hœc pro te exorabit (1) : Mettez votre aumône dans le sein du pauvre, et elle priera pour vous. Le Saint-Esprit ne dit pas : Et ipse exorabit pro te; comme si c'était ce pauvre que vous avez secouru qui fût devant Dieu votre patron ; il dit que l'aumône, indépendamment de lui, parle en votre faveur, plaide votre cause, mais d'une voix si éloquente et si forte, que Dieu, quoique baigné et courroucé, ne peut néanmoins lui résister : Et hœc pro te exorabit.

Voilà ce que la foi nous apprend, et de là s'ensuit cette dernière et consolante vérité, que si le riche peut avoir quelque assurance de sa prédestination éternelle, et quelque préservatif contre cette malheureuse réprobation dont il est menacé, c'est par l'aumône. Ah ! mes chers auditeurs, combien de riches sont heureusement parvenus au port du salut, après avoir marché bien des années dans les voies corrompues du monde ! A voir les égarements où ils se laissaient emporter en certains temps de leur vie, qui jamais eût espéré pour eux une telle fin? Qu'ont-ils dit à Dieu lorsqu'ils sont entrés dans sa gloire? et, conservant le souvenir de leurs désordres passés, combien ont-ils béni et béniront-ils éternellement ce Père des miséricordes, qui les a éclairés, qui les a touchés, qui les a ramenés, qui les a sanctifiés, qui les a couronnés ! Mais que leur a-t-il répondu, et que leur répondra-t-il pendant toute l'éternité, où ils auront sans cesse devant 1rs yeux ce mystère de grâce ? Eleemosynœ tuœ ascenderunt in conspectu Dei. Il est vrai, vous méritiez mes châtiments les plus sévères, et ma justice en mille rencontres devait éclater contre vous ; mais vous lui avez opposé une barrière qui l'a arrêtée ; ce sont vos aumônes. Au milieu de vos dérèglements, vous aviez toujours un cœur libéral et compatissant pour les pauvres, et c'est ce qui m'a désarmé. Tout le bien que vous avez fait à vos frères, j'étais

 

1 Eccles., XXIX, 15.

 

engagé à vous le rendre : je l'avais promis, et je l'ai exécuté. Ma providence a eu pour cela de secrets ressorts qu'elle a fait agir, et qui vous ont fait agir vous-mêmes, afin que ma parole s'accomplît : Donnez, et on vous donnera : Date, et dabitur vobis (1).

Mais du reste, Chrétiens, ne vous y trompez pas, et ne pensez pas compter sur vos aumônes, si elles n'ont toute l'étendue et toute la mesure nécessaire. Et quelle est pour vous cette mesure? observez ceci, et imprimez-le fortement dans vos esprits. Quand un riche du siècle serait exempt devant Dieu de tout péché et de toute satisfaction, le superflu de ses biens, ainsi que je l'ai dit, devrait toujours être employé pour les pauvres, comme leur patrimoine et leur partage : or de là concluez quelle est donc l'obligation d'un riche pécheur, d'un riche criminel. Je prétends qu'alors le nécessaire même de l'état, ou du moins qu'une partie de ce nécessaire n'y doit pas être épargnée ; et je me fonde sur l'autorité des Pères, qui tant de fois ont obligé les riches pénitents à diminuer la dépense de leur maison, à se vêtir avec plus de modestie, à vivre avec plus de frugalité, à rabattre non-seulement de leur luxe immodéré, mais de l'éclat honnête et raisonnable où selon leur condition ils auraient pu d'ailleurs paraître, et à convertir en aumônes, pour l'acquit de leurs dettes auprès de Dieu, et pour l'expiation de leurs péchés, ce qu'ils retranchaient à leurs aises et à leurs commodités. Aussi est-il juste qu'il en coûte davantage à celui qui se trouve plus redevable ; et c'est un renversement bien étrange dans le christianisme, que ce soient les plus innocents et les plus saints qui fassent les aumônes les plus abondantes ; et, au contraire, les plus grands pécheurs qui se dispensent plus aisément d'un devoir si essentiel, ou qui l'accomplissent plus imparfaitement. Profitez, mes Frères, du talent que vous avez dans les mains : c'est votre rançon ; et si vous ne vous en servez pas, à quoi vous exposez-vous? Vous vivrez dans l'esclavage du péché et vous y mourrez, pour en ressentir éternellement le regret et la peine. Comme pécheurs, vous êtes ennemis de Dieu, et il faut vous réconcilier avec lui. Ce n'est pas une petite affaire à traiter entre lui et vous, que cette réconciliation ; mais, tout importante qu'elle est, vous pouvez la terminer en peu de temps et à peu de frais : présentez à Dieu le sacrifice de vos aumônes, et il fera descendre sur vous les trésors de sa grâce. Hâtez-

 

1 Luc, VI, 38.

 

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vous, et ne différez pas ; car le Seigneur n'est   pas loin, et son bras peut-être va bientôt s'appesantir sur vous. Il le tient encore suspendu ; mais s'il vient enfin à frapper, le coup sera sans remède. Plaise au ciel que cet avertissement vous soit salutaire, et que par la charité du   prochain vous  fassiez revivre dans vos   cœurs la charité de Dieu, afin de le retrouver  dans cette vie, et de le posséder dans l'éternité    bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

 

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