II° DIMANCHE - PAQUES

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SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES (1).

SUR LE SOIN DES DOMESTIQUES.

 

ANALYSE.

 

SUJET. Jésus dit aux pharisiens : Je suis le bon pasteur.

 

Les maîtres sont comme les pasteurs de leurs familles, et en particulier de leurs domestiques, à la sanctification desquels ils doivent travailler.

Division. Trois grands intérêts imposent aux maîtres une loi étroite et inviolable de s'employer au salut de leurs domestiques, savoir : l'intérêt des domestiques mêmes : première partie ; l'intérêt de Dieu : deuxième partie ; l'intérêt des maîtres : troisième partie.

Première partie. L'intérêt des domestiques. Un maître est constitué de Dieu pour gouverner ses domestiques. Or, tout gouvernement, même temporel, n'est établi sur la terre que pour conduire les domines à leur dernière fin, qui est le salut. Loi commune aux rois et à toutes les puissances ordonnées de Dieu. Si donc un homme ayant sous soi des domestiques ne les regardait que par rapport  à soi même, et que du reste il ne fût point en peine de la manière dont ils se conduisent, dès là il serait dans une disposition criminelle. Le  pouvoir d'un  maître n'est qu'une émanation du pouvoir de Dieu. Dur conséquent un maître doit user peu près de son pouvoir, comme Dieu use  du sien. Or, Dieu n'use de son  pouvoir que  pour notre sanctification et pour notre salut. De  là cette belle leçon de saint Paul : Obéissez à vos maîtres ; car ils sont charges de veiller sur vous, comme devant rendre compte de vos âmes.

Ainsi, un maître, pour la sanctification de ses domestiques, leur doit surtout trois choses : l'instruction, l'exemple, et une charitable

 

1 Le sermon pour le dimanche de la Quasimodo est à la fin du carême, t. I, p. 603.

 

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correction. Mais combien de maîtres en sont au contraire les corrupteurs, 1° par les engagements et par les occasions de péché où ils les jettent, en les rendant complices de leurs désordres ; 2° par les exemples pernicieux qu'ils leur donnent ; 3° par une ignorance criminelle de leurs déportements et de leur conduite ; 4° par une indulgence molle et une lâche tolérance qui les autorise dans leurs vices ?

Deuxième partie. L'intérêt de Dieu. Toute puissance vient de Dieu, et ne doit être employée que pour Dieu. Or, qu'est-ce que de l'employer pour Dieu, si ce n'est de l'employer à faire servir et glorifier Dieu ? Mais quelle est sur cela l'injustice des maîtres ? C'est qu'ils n'emploient leur pouvoir qu'à se faire servir eux-mêmes. Désordre que saint Augustin reprochait si éloquemment aux magistrats de Rome, qui souffraient que leurs poêles jouassent publiquement les dieux, et qui leur défendaient, sous de grièves peines, d'attaquer la réputation d'un citoyen romain. Désordre que saint Bernard déplorait aussi très-amèrement, et qui allumait tout son zèle.

Zèle qui a été de tout temps le caractère des serviteurs de Dieu et des vrais chrétiens. Exemple des premiers fidèles, de ce maître dont Jésus-Christ avait guéri le fils , du grand Constantin et de saint Louis. D'où leur venait le zèle qu'ils faisaient voir à tenir dans l'ordre et dans la règle ceux qui leur étaient soumis ? de l'esprit de religion et de foi dont ils étaient animés. Et ceci servira à nous faire entendre cette parole de l'Apôtre, que quiconque ne s'applique pas à former ses domestiques et à les élever dans la crainte de Dieu, doit être regardé comme un homme qui a renoncé la foi, et pire même qu'un infidèle. Car il n'a pas une des marques les plus ordinaires du christianisme, et il montre moins de zèle pour le vrai Dieu que les païens mêmes pour leurs fausses divinités. Et il ne faut point dire que dans une maison on a bien de la peine à réduire des esprits difficiles, et portés au libertinage. Quand vous parlerez de Dieu a des domestiques, et que vous leur en parlerez avec une charité soutenue de l'autorité, ils vous écouteront.

Troisième partie. L'intérêt des maîtres. Dans l'obligation que Dieu leur a imposée de veiller sur la conduite de leurs domestiques, ils trouvent deux avantages : l'un spirituel, l'autre temporel. Avantage spirituel : cette obligation est un puissant contrepoids pour réprimer l'orgueil qu'inspire l'autorité. Car, selon la remarque de saint Augustin, de saint Grégoire et de saint Bernard, les maîtres deviennent ainsi comme les serviteurs de leurs serviteurs mêmes. Avantage temporel : les maîtres, en réglant les mœurs de leurs domestiques, établissent la subordination , la paix, la concorde, la sûreté dans leurs maisons, et n'est-ce pas ce qui en fait le bonheur ? Mais où voit-on de ces maisons ? et pourquoi y en a-t-il si peu ? c'est qu'il y a peu de maîtres qui travaillent à entretenir parmi leurs domestiques le culte de Dieu et la piété. Exemple de la femme forte.

 

Dicebat Jesus pharisœis : Ego sum pastor bonus.

Jésus dit aux pharisiens : Je  suis le  bon pasteur. (Saint Jean, chap. X, 11.)

 

Dieu, Chrétiens, n'a point de qualité, pour honorable qu'elle soit, qu'il ne communique aux hommes. Celle de pasteur, et de bon pasteur, était sans doute une des plus glorieuses que Jésus-Christ se. fût attribuée dans l'Evangile ; et nous voyons qu'il en a fait part à tous les prélats de son Eglise , qui sont, comme dit saint Paul, autant de pasteurs établis pour la conduite des fidèles, et pour veiller sur ce cher troupeau, que le Sauveur du monde a lui-même racheté de son sang. Mais ne pensons pas qu'il n'y ait que les évoques et les supérieurs ecclésiastiques qui entrent avec Jésus-Christ en communication de cette excellente qualité de pasteurs des âmes. Je prétends que dans un sens, moins propre, si vous le voulez, et moins étroit, mais réel après tout et véritable, elle convient à tout ce qu'il y a de maîtres que la Providence, par une sage disposition, a constitués sur les familles pour y commander et pour les gouverner. Ce sont des pasteurs, puisqu'ils sont chargés de conduire et qu'ils ont le pouvoir d'ordonner ; des pasteurs, puisque, sans parler du reste, ils ont sous eux des domestiques qui exécutent leurs ordres, et dont le soin leur est confié. Je dis plus, et ce ne sont pas seulement des pasteurs, mais des pasteurs des âmes, puisque s'ils doivent pourvoir aux besoins temporels de ceux qui vivent dans leur dépendance, je vais vous faire voir qu'ils sont encore plus obligés de penser à leurs besoins spirituels et de s'y intéresser. Que manque-t-il donc à la plupart des maîtres pour avoir droit de dire , par proportion, comme Jésus-Christ : Ego sum pastor bonus ? c'est d'être en effet de bons pasteurs, c'est de contribuer à la sanctification de leurs domestiques, et de s'appliquer à leur salut. Devoir dont j'ai à vous entretenir, après que nous aurons imploré l'assistance et les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

 

Qu'un maître, selon les règles ordinaires, doive à ses domestiques l'aliment et la demeure ; que selon l'esprit de charité, et par une compassion même naturelle, il se trouve engagé à ne les pas abandonner dans leurs infirmités, et à leur procurer les secours nécessaires ; enfin, que, par la loi d'une justice rigoureuse, il soit indispensablement obligé de leur tenir compte de leurs services, et de leur donner une récompense proportionnée à leurs peines, c'est ce que l'usage du monde nous apprend assez, et ce que je suppose comme autant de maximes incontestables et universellement reconnues. Mais l'auriez-vous cru, mes chers auditeurs , et jusqu'à présent l'auriez-vous compris, qu'en qualité de maîtres, j'entends de maîtres chrétiens, vous avez été choisis pour être les apôtres de vos maisons ; que vous y devez faire, en quelque manière, à l'égard de vos domestiques, l'office de prédicateurs et de directeurs ; que vous aurez à répondre de leurs âmes, et que vous ne pouvez

 

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négliger leur salut, sans vous rendre coupables devant Dieu, et dignes de ses châtiments? C'est néanmoins une vérité dont il est aisé de vous convaincre , et c'est une des obligations les plus justes et les plus essentielles de voire état. Pour vous en faire convenir avec moi, et pour vous expliquer d'abord tout mon dessein, je considère cette importante obligation sous trois rapports : par rapport aux domestiques dont vous êtes chargés, par rapport à Dieu qui vous en a chargés, et par rapport à vous-mêmes qui en êtes chargés. Or sur cela, je soutiens trois choses qui vont partager ce discours ; et je dis que trois grands intérêts vous imposent une loi étroite et inviolable de vous employer, selon toute l'étendue de votre pouvoir , au salut de ceux que le ciel vous a soumis pour vous servir : savoir, l'intérêt de vos domestiques mêmes, vous le verrez dans la première partie ; l'intérêt de Dieu, je vous le montrerai dans la seconde partie ; et votre propre intérêt, ce sera le sujet de la troisième partie. Voilà en peu de paroles tout mon dessein, et ce qui contient des instructions d'autant plus nécessaires qu'elles sont moins connues et moins pratiquées.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Il faut l'avouer, Chrétiens, c'est une charge pesante pour les maîtres et les pères de famille, d'être responsables du salut de leurs domestiques , et d'avoir un compte exact à rendre de ceux qui, par une vocation particulière du ciel, se trouvent soumis à leur autorité. Ne dissimulons ni la peine ni les conséquences de cette obligation : elle est grande, elle est sujette à des soins pénibles et onéreux. Mais à considérer d'abord le seul intérêt de ces domestiques dont vous êtes chargés, elle est juste ; et rien n'était plus conforme à la raison, ni par conséquent aux principes de la religion, que d'exiger d'un maître ce zèle tout évangélique, et de lui en faire un devoir étroit et rigoureux. Appliquez-vous, je vous prie, aux preuves que j'en vais donner, et jugez vous-mêmes si j'outre en quelque point la morale que je vous prêche, et si je vous prescris rien qui ne soit solidement établi.

Car je prétends que l'ordre des choses le demande ainsi qu'il est de la justice due à tous ceux qui vivent dans la dépendance d'un maître, que comme il a droit sur leurs personnes, il veille sur leur conduite, et particulièrement sur leur salut : pourquoi cela ? parce que tout gouvernement, même temporel, n'est institué

de Dieu sur la terre que pour conduire les hommes à leur fin dernière et à leur souveraine félicité. Or, cette félicité souveraine et cette dernière fin n'est autre chose que le salut éternel. D'où il s'ensuit que ces maîtres, à qui Dieu dans le monde a donné le pouvoir de commander, sont réciproquement et indispensablement obligés de s'employer au salut de ceux qui leur doivent obéir.

Loi commune aux rois, aux princes, aux magistrats, à toutes les puissances ordonnées de Dieu pour le bien de leurs sujets ; mais entre les autres, loi spéciale pour les chefs de famille. Le paganisme même a reconnu, autant qu'il la pouvait reconnaître, cette vérité ; et serons-nous après cela surpris que les Pères de l'Eglise en aient fait un des articles de la morale chrétienne, et qu'ajoutant aux lumières de la sagesse du siècle celle de l'Evangile et de la foi, ils nous aient laissé pour règle inviolable cette conclusion, que tout homme qui, dans le christianisme, a autorité sur un autre, doit répondre de son âme selon la mesure de cette autorité? Or, cette autorité, disent-ils, n'est jamais plus efficace ni plus immédiate que dans un maître, que dans un père de famille à l'égard de ceux qui le servent. Il ne peut donc oublier le soin de leur salut, et les livrer à eux-mêmes, sans s'attirer la haine de Dieu, en renversant ses desseins, et sans s'exposer au péril évident de se perdre. Développons ce raisonnement, et mettons-le dans tout son jour et toute sa force.

Quand saint Ambroise parle des souverains et des monarques, il dit qu'à le bien prendre, ce ne sont pas les peuples qui ont été faits pour les rois, mais plutôt les rois qui ont été faits pour les peuples; et que, dans le sein de Dieu, les princes sont bien plus aux sujets, que les sujets ne sont aux princes. Maxime, remarque très-judicieusement ce Père, qui, bien loin de déroger à la grandeur des souverains de la terre, ne sert au contraire qu'à la relever, et à lui donner plus d'éclat : car qu'y a-t-il de plus grand et de plus approchant de Dieu, que d'être destiné pour la félicité publique et pour le bonheur de tout un empire? Or, ce que saint Ambroise disait des monarques et des rois, nous devons le dire de tous les maîtres revêtus d'une puissance légitime, et préposés pour la conduite de leurs maisons et de leurs familles. Car qu'est-ce , à proprement parler, qu'une famille, sinon une forme de royaume, où l'on commande, et où l'on obéit; comme un   royaume  n'est que comme une

 

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grande famille, dont les membres sont liés au chef, et en dépendent? Si donc un homme ayant sous soi des domestiques ne les regardait que par rapport à soi-même, que par rapport aux divers ministères de sa maison, que par rapport à la commodité de sa personne, que par rapport à la splendeur, à la magnificence de son train, et que du reste il fut peu en peine de la manière dont ils se comportent à l'égard de Dieu et des devoirs de la religion, je soutiens, sans parler de tout autre désordre, que dès là il serait dans une disposition criminelle, et qu'il abuserait de son pouvoir; pourquoi? parce que Dieu ne l'a point mis dans le rang qu'il tient, ni ne lui a point donné l'autorité supérieure pour un tel usage. Il est maître, non pas pour lui-même, mais pour ceux qui lui sont soumis. Il a droit d'exiger leurs services, mais à condition de pourvoir, non-seulement à l'entretien de leur vie, mais au règlement de leurs mœurs.

Ah! Chrétiens, la grande vérité! C'est saint Grégoire qui me l'apprend dans l'excellent traité qu'il a composé des instructions pastorales; et il ne se peut rien dire de plus fort, ni de plus sensé sur cette matière. En effet, demandez à ce saint docteur ce que c'est que le pouvoir d'un père de famille sur ses domestiques : ce n'est, répond ce grand homme, selon la belle et divine théologie des apôtres, qu'une émanation et une participation du pouvoir de Dieu. D'où il tire cette conséquence, qu'un maître doit donc user de son pouvoir à peu près comme Dieu use du sien; de sorte qu'il n'en use pas plus absolument, ni pins impérieusement que Dieu : cette règle est bien raisonnable. Or, prenez garde, quelque pouvoir que Dieu ait sur nous, il n'en use jamais que pour notre sanctification et pour notre salut. Il en pourrait user pour lui-même, et sans avoir égard à nous, parce qu'il ne nous doit rien : mais il ne le veut pas, et par une condescendance digne de sa grandeur, il s'est tellement accommodé à nos intérêts, que jamais il ne nous impose une loi, que jamais il ne nous fait une défense, que jamais il ne dispose de nous, que jamais il ne nous emploie à ce qui est de son service, si ce n'est dans la vue de notre avancement spirituel, et des mérites qu'il nous donne lieu d'acquérir pour l'éternité. Jusque-là, poursuit saint Grégoire, que, par la raison même qu'il est le Seigneur et le Maître de tous les hommes, il daigne bien se tenir en quelque sorte obligé par sa providence d'appeler tous les hommes au salut; et

que parce qu'il domine sur chacun des hommes en particulier, il veut bien se rendre responsable à soi-même, ou plutôt se rendre compte à soi-même du salut en particulier de chacun des hommes.

L'entendez-vous, Chrétiens? voilà le fondement de cette obligation si indispensable el si juste dont je vous parle. Voilà ce qui doit tous vous engager à ce zèle de charité pour le salut de ceux que Dieu confie à votre vigilance, en les assujettissant à vos volontés. Et en cela quel tort Dieu vous fait-il, quand il vous communique son pouvoir à des conditions auxquelles, si j'ose le dire, il a bien voulu s'astreindre lui-même? Vos serviteurs et vos domestiques dépendent de vous, mais ils n'en sont pas plus dépendants que vous ne l’êtes de Dieu. Or, parce que vous dépendez de Dieu, il s'est chargé du soin de votre salut; et c'est pour cela qu'il s'occupe continuellement et sans relâche à y veiller par sa sagesse, à vous y aider par les secours de sa miséricorde, et qu'il s'en fait même un point de fidélité : Fidelis Deus per quem vocati estis (1). Pourquoi vous serait-il permis de traiter autrement ceux qui relèvent de vous, et qui vous appartiennent? Car, encore une fois, ce pouvoir que vous avez dans vos familles et dans vos maisons ne serait pas légitime, s'il ne venait de Dieu; et il ne viendrait pas de Dieu, s'il n'était réglé et ordonné; et pour être ordonné et réglé, il doit avoir de la conformité avec celui de Dieu même. Or, celui que Dieu exerce sur les hommes se rapporte tout à leur perfection et à leur salut. N'est-il donc pas convenable et même nécessaire que le vôtre ait la même fin?

Mais que fais-je, et pourquoi tant raisonner dans une matière où nous avons la parole de Dieu si expresse, et sur laquelle le Saint-Esprit s'est expliqué si clairement? Car c'est pour cela même, dit saint Paul, c'est parce que les maîtres doivent être garants de leurs domestiques, qu'ils ont droit de leur commander, et que ces domestiques doivent leur rendre une obéissance fidèle. Sans cela il n'y aurait ni serviteur, ni maître, ni dépendance, ni autorité, ni commandement, ni sujétion. Tous les hommes seraient égaux. Ecoutez l'Apôtre, et voyez en quels termes il le déclare, écrivant aux Hébreux : Obedite prœpositis vestris et subjacete eis ; ipsi enim pervigilant, quasi rationem pro animabus vestris reddituri (2); Mes Frères, si votre condition vous réduit à vivre dans la servitude des hommes, ne refusez point de vous

 

1 1 Cor., I, 9. — Hebr., XIII, 17.

 

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soumettre à eux, et soyez prompts «à exécuter leurs ordres. En voici la raison, ajoute ce docteur des nations : c'est que vos maîtres veillent sur vous. Ils veillent comme devant un jour paraître au saint tribunal de Dieu. Ils veillent comme devant être examinés à ce redoutable bitumai, sur le soin qu'ils auront pris du salut de vos âmes. Ils veillent, et s'ils ne le font pas, Dieu saura bien en avoir raison dans le terrible compte qu'il leur en demandera.

Il est donc certain, mes chers auditeurs, que c'est un devoir attaché au caractère de maître, et pour vous en donner une plus juste idée et une connaissance plus particulière, il est certain qu'un maître, dès là qu'il est maître, et parce qu'il est maître, doit à ses domestiques surtout trois choses : l'exemple, l'instruction, et dans les rencontres une charitable correction. L'exemple, pour les édifier, et pour les préserver de la plus dangereuse de toutes les tentations, qui est le scandale. L'instruction, pour ne les pas laisser, comme on les voit soumit, dans une ignorance grossière des plus essentielles obligations du christianisme; mais pour les leur faire connaître, autant qu'il est possible, et pour les porter à les remplir. Une charitable correction, pour maintenir l'innocence parmi eux, et pour y réprimer le vice. Tout cela, dis-je, est certain : mais voici en même temps sur quoi nous ne pouvons assez gémir dans le siècle où nous vivons. Permettez-moi de vous en faire aujourd'hui ma plainte : peut-être y aura-t-il quelqu'un dans cet auditoire a qui elle profitera. C'est que, bien loin de contribuer au salut de ceux qu'il a plu à Dieu de commettre à votre vigilance, vous contribuez souvent à leur perte et à leur réprobation ; c'est que, bien loin de les ramener de leurs égarements pour les conduire dans le droit chemin, vous les retirez du droit chemin où ils marchaient pour les égarer; c'est que, bien loin d'être les tuteurs et les pasteurs de leurs âmes, vous en êtes les séducteurs et les corrupteurs. Je dis les corrupteurs, et en je ne sais combien de manières différentes : par les engagements et les occasions du péché où vous les jetez, en les rendant complices de vos désordres ; par les exemples pernicieux que vous leur donnez, et qui sont peureux une tentation d'autant plus à craindre, qu'elle est plus présente et plus fréquente; par une ignorance criminelle de leurs déportements où vous demeurez, et dont ils savent se prévaloir pour mener une vie licencieuse et libertine; par une indulgence molle et une lâche tolérance qui les autorise dans tous leurs vices. Quatre articles sur lesquels il serait à propos que vous fissiez tous les jours dans vos familles un sérieux examen devant Dieu, et qui demandent au moins présentement toute votre réflexion.

Oui, je prétends, et les preuves n'en sont que trop sensibles, l'expérience ne nous le fait que trop voir, je prétends que vous contribuez à la damnation de vos domestiques, par les occasions de péché, et les occasions quelquefois continuelles où vous les mettez, puisqu'il ne se peut faire que vous viviez dans le libertinage sans les y engager avec vous. Car, cet homme que vous avez à votre service, et qui se soucie peu de déplaire à Dieu pourvu qu'il vous plaise, à quoi l’employez-vous? à être l'instrument de vos débauches, le confident de vos desseins, l'exécuteur de vos injustices et de vos vengeances. C'est lui qui prépare les voies, lui qui fournit les moyens, lui qui conduit les intrigues, lui qui porte et qui rapporte les paroles, lui qui ménage les entrevues, lui qui sert de lien pour entretenir le plus honteux et le plus détestable commerce. Cette fille que vous tenez auprès de vous, femme mondaine, et qui se fait un point capital de s'insinuer dans vos bonnes grâces et de s'y conserver, à quel ministère la destinez-vous? il faut qu'elle seconde la passion de votre cœur, je ne m'explique pas davantage : il le faut, et que pour cela elle apprenne mille ruses et mille artifices qui la corrompent ; et que pour cela elle se fasse un front qui ne rougisse de rien, lorsqu'il s'agit d'avancer le mensonge et de le soutenir ; et que pour cela elle oublie tout ce qu'elle doit à Dieu et tout ce qu'elle doit à son propre honneur. Car, c'est à ces conditions qu'elle vous devient chère ; et dès qu'elle commencerait à prendre d'autres sentiments, elle cesserait d'avoir auprès de vous l'accès favorable que vous lui donnez.

Ce n'est pas assez ; en pervertissant ces domestiques par les occasions de péché où vos habitudes vicieuses les exposent, vous les pervertissez par vos exemples. On sait quel est le pouvoir de l'exemple et particulièrement du mauvais exemple, parce qu'il se trouve plus conforme au penchant de notre nature. Mais de tous les exemples, ne peut-on pas dire qu'il n'en est point de plus contagieux que celui d'un maître vivant sous les yeux d'un domestique qui l'accompagne partout, et qui remarque tout? Et de bonne foi, Chrétiens, quand des âmes serviles et mercenaires, des âmes

 

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faibles et sans éducation , tels que sont la plupart de ces gens qui remplissent vos maisons, et qui forment votre train : quand, dis-je, témoins oculaires, témoins assidus et perpétuels de tout ce que vous faites et de tout ce que vous dites, ils vous voient fréquenter des lieux suspects, vous trouver à des rendez-vous dont ils ont le secret et dont ils connaissent l'abominable mystère, vous porter à des libertés qui les étonnent d'abord, mais auxquelles ils se familiarisent; quand ils entendent les discours dissolus que vous tenez, les maximes impies que vous débitez, les médisances dont vous déchirez le prochain, les blasphèmes que l'emportement delà colère vous fait prononcer : je vous le demande, quelles impressions doivent-ils recevoir de tout cela? Avec cette inclination que nous avons au mal, et qu'ils ont encore plus que les autres, n'est-il pas naturel qu'ils s'accoutument bientôt à agir, à parler comme vous; qu'ils deviennent impudiques, voluptueux comme vous, libertins et impies comme vous, colères et emportés, médisants et blasphémateurs comme vous? Peut-être étaient-ils entrés dans votre maison exempts de tous ces vices ; mais je puis presque assurer qu'en se séparant de vous, ils les emporteront tous avec eux.

Je vais encore plus loin ; et supposons qu'on ne voit chez vous, ni de votre part nul de ces scandales, j'ajoute que souvent vous n'êtes pas moins cause de la perte de vos domestiques, par une ignorance volontaire de leurs actions. On ne veut point s'engager là-dessus en de chagrinantes recherches; et des domestiques, qui s'en aperçoivent, et qui se croient à couvert des yeux du maître, ne gardent aucunes mesures. Ils abandonnent tous les devoirs de la religion ; ils violent impunément tous les préceptes de l'Eglise : ni prières, ni messes, ni jeûnes, ni sacrements. De là ils se portent à tous les excès, jusqu'à ce qu'ils en viennent à quelque éclat, que le maître enfin ne puisse ignorer. Si je l'avais su, dit-on alors, si j'avais été instruit de ces violences ou de ces débauches, j'y aurais apporté remède. Si vous l'aviez su ! reprend saint Bernard ; mais pourquoi ne le saviez-vous pas? mais ne deviez-vous pas le savoir ? mais n'étiez-vous pas obligé de vous en informer ? et quelle diligence avez-vous faite pour l'apprendre? Chose étrange! que tout se soit passé dans l'enceinte de votre maison , autour de vous et presque sous vos yeux, et que vous soyez le dernier qui en entendiez  parler et   qui  en ayez   connaissance? Ut vitia domus tuœ ultimus rescias.

Ce qui est encore plus criminel et aussi ordinaire, le voici. On sait de quelle manière se comportent des domestiques; on en reçoit tous les jours des plaintes, et on l'observe bien par soi-même. Toutefois on ne dit rien, et on les tolère. Parce qu'un domestique est habile du reste , et qu'à l'égard du maître il a toute l'assiduité et toute l'adresse nécessaire, on craindrait de le rebuter, et qu'il ne prît parti ailleurs. Parce qu'un domestique est indocile , et qu'en le reprenant il en faudrait essuyer des brusqueries, on le ménage, afin d'éviter le trouble que ses répliques audacieuses pourraient exciter. Parce qu'un domestique est recommandé, on lui permet tout et on l'excuse en tout, pour complaire au patron qui le soutient. Ah ! mes frères , faut-il donc que ces aveugles demeurent sans guide qui les redresse? faut-il que ces pécheurs vivent sans frein qui les arrête, sans inspection qui les éclaire, sans avertissement qui les corrige? La seule charité, sans autre motif que la liaison commune et la ressemblance qu'il y a entre tous les hommes, la charité seule vous obligerait à ne leur pas refuser ces secours et cette assistance spirituelle. Vous sera-t-il pardonnable, avec le rapport mutuel et plus intime qui vous les attache, de les laisser malheureusement périr, et de ne prendre point de part au plus grand de leurs intérêts, qui est celui de leurs âmes? Qui s'en chargera, si vous le négligez; et si personne n'en a soin, en quel abîme iront-ils se précipiter?

Mais, dites-vous, je leur donne exactement leur salaire; et que leur dois-je davantage? apprenez-le de saint Jean Chrysostome. Car dans un domestique, répond ce Père, vous devez bien distinguer deux choses : son travail et sa personne. Son travail qu'il emploie pour vous, et sa personne qui dépend de vous. Que son travail soit abondamment payé par la récompense qu'il reçoit de votre main , je le veux ; mais sa personne qu'il vous a assujettie, mais sa liberté qu'il vous a engagée, cette liberté si précieuse dont il a disposé en votre faveur, l'estimez-vous si peu, et la mettez-vous à un si vil prix? Non, non, poursuit saint Chrysostome, ce n'est point là précisément ce qu'elle vous doit coûter. Ce salaire n'est que la juste rétribution des services que vos domestiques vous rendent; il faut donc que pour la sujétion et la dépendance de leurs personnes, vous leur deviez autre chose; et quoi? c'est d'être comme  leurs gardiens et leurs anges

 

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tulélaires. Telle est la principale dette que vous avez contractée, et, pour ainsi parler, le premier pacte que vous avez fait avec eux. En conséquence de leur engagement, vous prétendez qu'ils sont à vous; c'est donc à vous d'en répondre, puisque vous êtes responsables de tout ce qui vous appartient; et si le moindre d'entre eux vient à se perdre, ce sera, selon saint Paul, à votre péril et sur votre compte : Servus domino suo stat, aut cadit (1). Mais en prenant cet homme chez moi, je n'ai point eu en vue de faire ce pacte avec lui : il est vrai, vous n'y pensiez pas ; mais Dieu l'a fait pour vous; et comme il est le maître de vos droits aussi bien que de votre volonté, ce qui vous reste, c'est de ratifier le pacte qu'il a fait en votre nom. Autrement, mon cher auditeur, n'attendez à son jugement éternel qu'une affreuse condamnation, lorsqu'il vous redemandera, non plus sang pour sang, ni vie pour vie, mais âme pour âme. Combien de maîtres, à ce dernier jour, seront réprouvés de Dieu et frappés de ses anathèmes, autant pour les péchés de leurs domestiques que pour leurs propres crimes? En quoi ce formidable et souverain juge vengera, non-seulement les intérêts des domestiques, mais encore ses intérêts particuliers, comme je vais vous le montrer dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Tout péché contre la charité du prochain est une offense de Dieu, et toute offense de Dieu blesse la gloire de Dieu, et dès là même est contre les intérêts de Dieu. Mais, outre cet intérêt général, qui, par un saint zèle pour Dieu, nous engage à éviter toute offense de Dieu, je prétends, Chrétiens, qu'il y en a un encore [dus particulier, qui, pour l'honneur de Dieu, vous oblige à tenir vos domestiques dans la règle, et à les faire marcher dans la voie du salut, autant que vos soins y peuvent être utiles, et que votre vigilance y peut contribuer. Pour établir cette seconde vérité, reprenons la grande maxime que j'ai posée d'abord, et qui est comme un premier principe dans la morale chrétienne, savoir, qu'il n'y a point de puissance sur la terre qui ne vienne de Dieu, et qui ne soit une participation de celle de Dieu : Non est potestas nisi a Deo (2). De là saint Paul concluait que, quelque liberté que nous ayons acquise en Jésus-Christ, nous devons avoir un profond respect pour toutes les puissances supérieures; et que, dès qu'elles sont

 

1 Rom., XIV, 4. — 2 Ibid., XIII, 1.

 

de Dieu, nous devons être prêts à leur obéir comme à Dieu même. Conséquence indubitable. Mais moi, Chrétiens, j'en tire aujourd'hui une autre qui n'est pas moins certaine, non point pour les sujets qui obéissent, mais pour les maîtres mêmes qui commandent; et je dis que toutes ces puissances étant de Dieu, il n'y en a pas une qui, par une obligation indispensable et essentielle, ne  doive être employée pour Dieu et pour les intérêts de Dieu. Or, quel est l'intérêt de Dieu dans une famille chrétienne? c'est d'y être honoré, d'y être glorifié par la bonne vie de ceux qui la composent. Il faut donc que le maître qui en est le chef n'ait point d'autre vue que celle-là, et qu'il se considère toujours comme l'exécuteur des ordres de Dieu, comme le vengeur de la cause de Dieu; en un mot, comme l'homme de Dieu dans sa maison. Car, être maître et être tout cela, c'est la même chose, et je soutiens que tout cela est de droit naturel et de droit divin.

Et en effet, qu'y a-t-il de plus juste et de plus conforme à la loi naturelle, que d'obliger un homme qui a en main le pouvoir de Dieu, d'en user premièrement pour Dieu , avant que de l'employer pour lui-même? Dieu dit au père de famille : Je t'ai fait ce que tu es : tu n'as point d'autre puissance que la mienne, et j'ai bien voulu la partager avec toi ; mais j'ai prétendu et je prétends encore que, dans l'exercice que tu en feras, je sois le premier à qui tu aies égard. Il y a deux intérêts à ménager, le tien et le mien : le tien, c'est le service que tes domestiques doivent te rendre ; le mien, ce sont les devoirs de religion qu'ils me rendront comme chrétiens. Sers-toi de ton autorité pour exiger d'eux ce qui t'est dû, je ne m'y oppose pas; mais n'oublie jamais qu'ils me doivent plus qu'à toi, et que c'est à toi, pendant qu'ils sont soumis à tes ordres, de m'en faire raison. Toute la justice qui est entre moi et eux se réduit à l'accomplissement de ces devoirs auxquels sont attachés et leur salut et ma gloire. Souviens-toi que ce doit être là ton premier zèle : de leur faire observer ma loi, de les maintenir dans la vraie piété, de corriger dans leurs personnes tout ce qui me blesse, de les relever de leurs chutes, et de mettre un frein à leur licence. Souviens-toi que tous les commandements que tu pourrais leur faire pour ton intérêt particulier, ne sont rien au prix d'un seul que tu leur feras pour l'avancement de ma gloire et pour la sanctification de leurs âmes. Souviens-toi qu'il vaudrait mieux, et mieux pour toi-même, qu'ils fussent réfractaires à

 

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toutes tes volontés, que de manquer à la moindre des miennes ; parce que tu peux bien absolument te passer de leurs services, et que tu ne saurais te passer ni te dispenser de les tenir dans mon obéissance.

Voilà, mes chers auditeurs, comment Dieu parle; et qu'y a-t-il, encore une fois, de plus raisonnable? Mais voyez sur cela même l'injustice de l'homme. Que fait-il, cet homme revêtu de la puissance et de l'autorité de son souverain Seigneur? par un abus insupportable, et par une monstrueuse ingratitude, il la rapporte toute à soi. Ce droit de commander, de gouverner, lui avait été donné pour l'intérêt de Dieu : il met à part l'intérêt de Dieu et ne pense qu'au sien propre. Que ce domestique soit emporté et blasphémateur, si du reste il paraît fidèle et attentif, on en est content. Qu'il y ait dans une maison des scandales et de honteux commerces, si d'ailleurs on y est ponctuellement servi, les choses, dit-on, vont le mieux du monde, et jamais il n'y a eu de maison mieux réglée. Mais que par inadvertance un serviteur ne se soit pas trouvé au temps qui lui était prescrit; mais que par oubli il ait omis une légère commission qu'il avait reçue ; mais que par surprise il ait laissé échapper une parole inconsidérée, c'est assez pour exciter tout le feu de la colère et toute la chaleur de la passion. Or, n'est-ce pas là, mes Frères, une profanation des intérêts de Dieu? Voilà néanmoins ce qui se passe tous les jours parmi les hommes et parmi les chrétiens, et ce qui les rend coupables d'une espèce d'infidélité pareille à celle que saint Augustin reprochait autrefois si éloquemment aux magistrats de Rome. Appliquez-vous à ceci ; c'est un des plus beaux traits de ce saint docteur, et je le tire du second livre de la Cité de Dieu.

Il parle d'une ordonnance que firent les Césars et les magistrats de ce temps-là contre certains auteurs, dont les poésies satiriques et remplies de médisance déchiraient sans ménagement et sans égard la réputation des plus honnêtes citoyens ; ce qui leur fut défendu sous les plus grièves peines. Cependant, ajoute saint Augustin, on leur permettait de publier contre les dieux que les Romains adoraient ce qu'il y a de plus abominable et de plus infâme. En quoi, reprend ce Père, il faut confesser qu'ils tenaient une conduite assez juste pour eux-mêmes, mais bien indigne par rapport à leurs dieux : Quod erga sequidem salis honeste constituerunt, sed erga deos superbe et irreligiose. Car comment est-ce, dit-il, raisonnant avec un sage Romain, comment est-ce , ô Scipion ! que vous pouvez justifier et approuva cette loi, qui ôte à vos poètes la liberté d'écrire et de parler contre vous , tandis qu'ils n'épargnent aucune de vos divinités? Est-ce que vous estimez plus la dignité de votre sénat que celle de votre capitole, ou plutôt est-ce que l'honneur de votre ville vous est plus cher que celui du ciel même; en sorte qu'un poète dans ses écrits n'ose attaquer les habitants de Rome, et qu'il puisse proférer impunément contre les dieux de Rome mille blasphèmes? Quoi ! ce sera un crime que Plaute ait mal parlé des Scipions qui sont de votre maison, et vous souffrirez que Térence ait déshonoré votre Jupiter, en le diffamant comme un adultère! Or, ce reproche que saint Augustin faisait à des païens, ne nous peut-il pas bien convenir dans le christianisme, lorsqu'un père de famille, zélé pour soi et indifférent pour Dieu, punit dans ses domestiques tout ce qui intéresse sa personne, et ferme les yeux sur tout ce qui outrage la majesté divine; lorsqu'il est insensible aux sales discours, aux impiétés, aux imprécations qu'ils prononcent, et qu'il se montre délicat jusqu'à l'excès sur un terme peu respectueux qui s'adresse à lui, et qui le pique?

C'est cela même que saint Bernard déplorait amèrement ; c'est ce qui faisait le sujet de sa douleur, quand il considérait ce que l'expérience lui avait appris, et ce qu'elle lui apprendrait encore plus aujourd'hui, que dans des familles chrétiennes nous portons bien plus patiemment les pertes de Jésus-Christ que les nôtres : Quod patientius jacturam ferimus Christi, quam nostram; qu'on veut avoir un compte exact des moindres dépenses que font des domestiques, et qu'on ne prend nullement garde au déchet de leur piété et à la ruine entière de leur religion : Quod quotidianas expensas quotidiano reciprocamus scrutino, et continua dominici gregis detrimenta nescimus, qu'on est instruit à fond, et qu'on veut l'être du juste prix et de la quantité de tout ce qui s'emploie par les officiers d'une maison pou! son entretien , mais qu'on ne pense guère à découvrir les désordres auxquels ils sont sujets, et qu'on en est peu touché : Quod de pretio escarum et numero quotidiano cum ministru discussio est, et nulla de peccatis eorum inquisitio. Voilà, dis-je , sur quoi ce grand saint ne pouvait assez exprimer sa peine et son indignation. Voilà ce qui allumait tout son zèle, parce qu'il y voyait les intérêts de Dieu abandonnés.

Zèle qui a été de tout temps le caractère des

 

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serviteurs de Dieu et des véritables chrétiens ; zèle qui a paru dès la naissance de l'Eglise, où l'on voyait, parmi le peuple fidèle, autant de pasteurs des âmes, autant de prédicateurs, autant d'apôtres qu'il y avait de maîtres. A peine un chrétien avait-il reçu la grâce et la lumière de la foi, qu'il cherchait à la répandre dans tous les esprits et dans tous les cœurs. A peine avait-il connu  le vrai  Dieu,  qu'il se croyait obligé de travailler à le faire connaître ; et le premier sentiment que lui inspirait le christianisme était de soumettre ceux qui vivaient sous son obéissance à l'obéissance du Seigneur, dont il embrassait la loi. Ainsi ce maître dont il est parlé dans l'évangile de saint Jean, témoin de la guérison miraculeuse de son fils, opérée par le Sauveur du monde, ne se contenta pas de croire, mais engagea toute sa maison à croire comme lui en Jésus-Christ, à se convertir comme lui, à reconnaître comme lui la vérité qui leur était sensiblement révélée : Credidit ipse, et domus ejus tota (1). S'il n'eût pas eu ce zèle, il eût laissé ses domestiques dans leur incrédulité ; mais sa foi les sanctifia, et ce nouveau chrétien usa si avantageusement de son pouvoir pour les intérêts de Dieu, qu'étant devenu lui-même disciple de Jésus-Christ, il persuada, par son exemple et par ses remontrances à tous ceux qui lui appartenaient, de se faire instruire à la même école, et de recevoir la même doctrine. Ainsi, dans la suite des siècles, le grand Constantin, subitement éclairé du ciel, et comprenant ce que demandait de lui le titre glorieux de premier empereur chrétien, n'eut plus désormais de plus ardent désir ni d'autre  soin que de réduire tous ses Etats sous le même culte dont il avait fait une profession si authentique et si éclatante. Il avait, en livrant des combats, en remportant des victoires, en domptant de hères nations, étendu les limites de son empire, et rendu son nom également célèbre et redoutable ; mais cette souveraine puissance que tant de conquêtes avaient affermie, il ne crut pas pouvoir mieux l'employer qu'à la conversion de ses sujets, qu'à déraciner de leurs cœurs l'idolâtrie, et à y graver profondément le nom de Jésus-Christ ; qu'à les ranger tous sous l'étendard de Jésus-Christ qu'à leur faire adorer la croix de Jésus-Christ. Fameux conquérant, mais plus recommandable, si j'ose le dire, par son zèle et par le saint usage qu'il fit d'une si vaste domination , que par les plus hauts faits et les actions les plus mémorables

 

1 Joan., IV, 35.

 

qui la lui avaient acquise. Ainsi, dans le même esprit et avec le même zèle, saint Louis, au milieu d'une cour nombreuse et à la tète d'un des plus florissants royaumes, n'eut rien plus à cœur que d'y faire honorer et servir Dieu. Il n'y a qu'à voir ces lois si sévères, mais si sages et si chrétiennes, qu'il porta contre les impies et les profanateurs. Non-seulement il les porta ; mais avec quelle rigueur les fit-il exécuter, se relâchant volontiers sur les injures qui n'attaquaient que sa personne royale, mais ne pouvant pardonner, ni même tolérer tout ce qui s'attaquait à l'honneur de Dieu, et ne comptant pour quelque chose la dignité de roi, qu'autant qu'elle le mettait en état de défendre les droits du Maître qui l'avait placé sur le trône? Ce sont là des exemples au-dessus de vous, sans être inimitables pour vous. Dès que vous serez remplis de l'esprit du christianisme, vous ferez, chacun dans vos familles, ce que ces pieux monarques ont fait dans les villes et dans les provinces. Car, d'où leur venait ce zèle, si ce n'est de la foi qu'ils professaient et de l'esprit de religion dont ils étaient animés ? Au moment que vous serez conduits par le même esprit, et que vous en suivrez les divines impressions, vous vous regarderez parmi vos domestiques, non plus précisément comme des maîtres, mais comme les ministres de Dieu, chargés de ses ordres, et destinés à lui faire rendre les hommages qui lui sont dus.

Et voilà, mes chers auditeurs, en quel sens nous pouvons entendre une parole bien terrible de l'Apôtre. Si je ne savais pas que c'est le Saint-Esprit même qui la lui a dictée, elle me paraîtrait incroyable, et je la prendrais pour une exagération ; mais elle n'exprime que la vérité pure, et une vérité dont vous ne pouvez être trop instruits. Car, dit ce Docteur des nations, écrivant à son disciple Timothée, quiconque néglige le soin de ses domestiques, et surtout quiconque ne s'applique pas à les former selon Dieu, à les élever dans la crainte de Dieu, à les maintenir dans la pratique et l'observation de leurs devoirs envers Dieu, doit être regardé comme un homme qui a renoncé la foi, et est même pire qu'un infidèle : Si quis suorum, maxime domesticorum, curam non habet, fidem negavit, et est infideli deterior (1). Quoi de plus exprès que ce témoignage ! et à qui nous en rapporterons-nous, si nous n'en croyons pas saint Paul ? Mais encore que veut-il dire, et comment cet homme dont il parle a-t-il renoncé la foi ? Ah ! mes Frères, répond

 

1 1 Timoth., V, 8.

 

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saint Chrysostome, c'est que dès qu'un chrétien ne travaille pas à entretenir dans sa maison la piété et le culte de Dieu, il faut qu'il ait dégénéré de ce zèle évangélique qui, dans les premiers siècles de l'Eglise, fut une des marques les plus certaines de la foi, et qui a servi plus que toute autre à la répandre dans le monde. Or, n'ayant pas cette marque, il donne en quelque sorte à douter si la foi n'est point éteinte dans son cœur ; ou s'il est encore chrétien dans le cœur, du moins ne l'est-il plus dans la pratique et dans les œuvres, puisqu'il ne se comporte plus en chrétien. Or, sans la foi des œuvres, celle de l'esprit et du cœur est une foi morte : Fidem negavit. Mais de plus, comment est-il pire qu'un infidèle ? parce que les païens et les infidèles sont communément très-zélés pour leurs superstitions, et très-exacts à faire adorer dans l'intérieur de leurs familles les fausses divinités en qui ils se confient. Et en effet, n'est-il pas étonnant de voir le zèle que témoigna un Dioclétien pour ses idoles, n'ayant pu souffrir personne dans sa maison qui ne leur offrît comme lui de l'encens, et pour cela même ayant abandonné ses plus proches, et ce qu'il avait de plus cher, à toute la rigueur des supplices les plus cruels? N'est-il pas étonnant de voir le zèle que font paraître les sectateurs et les disciples d'un Mahomet sur les moindres observances de leur loi, ne permettant pas qu'on les viole impunément en leur présence, et faisant un point capital de la plus légère transgression? Que dirai-je de nos hérétiques, et quelle leçon, ou plutôt quel sujet de confusion a été si longtemps pour nous de voir parmi eux, et par le zèle des maîtres, des domestiques plus réglés dans toute leur vie, plus adonnés aux exercices ordinaires de leur créance, plus assidus à leurs prières, plus respectueux dans leurs temples, que parmi des catholiques et dans le troupeau de Jésus-Christ! C'est de quoi nous avons été témoins à notre honte et pour notre condamnation ; et c'est ce qui n'a que trop vérifié et ce qui ne vérifie encore que trop tous les jours la proposition de l'Apôtre, qu'en cela, comme peut-être en bien d'autres points, nous sommes plus coupables que des infidèles : Et est infideli delerior.

Vous me direz que dans une maison on a bien de la peine à réduire des esprits difficiles et portés au libertinage ; que vous leur parlerez, et qu'ils ne vous écouteront pas; que vous les avertirez, et qu'ils ne feront nulle attention à tous vos avis; que vous établirez des règles, et qu'ils refuseront de s'y soumettre, ou que pour les y assujettir, il faudra sans cesse user de répréhensions et de menaces. Il est vrai, Chrétiens : quand vos impatiences naturelles et des ordres mille fois réitérés sans nécessité et même sans utilité, fatigueront indiscrètement et perpétuellement des domestiques; quand il ne s'agira que de vous-mêmes, et que par un intérêt sordide vous les surchargerez de travail ; que, par une humeur dure et mille chagrins bizarres et capricieux, vous les accablerez de réprimandes; que, par une espèce d'inhumanité, vous ne saurez jamais compatir à leurs faiblesses et à leurs peines; que, par une délicatesse infinie, vous n'approuverez jamais rien, vous ne louerez jamais rien, vous ne serez jamais contents de rien ; que, par des hauteurs insoutenables et un empire tyrannique, vous les traiterez comme des esclaves, vous ne leur ferez entendre que des paroles aigres, vous ne leur témoignerez que des mépris et des dédains ; quand, au lieu de leur fournir les moyens et de leur laisser le temps convenable pour s'acquitter de leurs obligations envers Dieu, vous ne leur accorderez pas un moment de toute la journée ; que, ne distinguant ni jours consacrés ni autres, vous les emploierez sans relâche à des soins tout profanes ; que ne leur donnant jamais l'exemple ni de la prière, ni de l'usage des sacrements, ni de toutes les pratiques de la piété chrétienne, vous vivrez au milieu d'eux, et vous leur permettrez de vivre au milieu de vous comme des gens sans foi et sans divinité : que dirai-je encore? quand,  par une conduite indigne de votre caractère et au-dessous de votre rang, vous vous familiariserez avec eux, que vous ne garderez en leur présence nulle mesure, que vous les admettrez dans vos criminelles confidences , et leur communiquerez inconsidérément tous vos secrets, que vous les autoriserez à dire et à faire tout ce qui leur plaît : alors, je l'avoue, vous serez plus exposés à leur grossièreté naturelle, et vous les trouverez moins souples et moins soumis dans les rencontres. Mais quand vous leur parlerez de Dieu ; quand, avec une charité soutenue de l'autorité, ou avec une autorité tempérée par la charité, vous leur représenterez les droits du souverain Seigneur que nous avons à servir; que vous leur remettrez devant les yeux l'injustice et la grièveté de leurs offenses contre le premier de tous les maîtres, et que vous les exhorterez à lui être fidèles; quand il sera question des préceptes de l'Eglise qu'ils doivent observer, des

 

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fêles qu'ils doivent sanctifier, du sacrifice de la messe où ils doivent assister, des vices et des désordres dont ils doivent, ou se préserver, ou se corriger ; quand ils verront que dans vos remontrances vous n'avez en vue que Dieu et qu'eux-mêmes, que vous ne cherchez que sa gloire et que leur bien, et que c'est un zèle sincère et pur qui vous inspire, je prétends, mes chers auditeurs, qu'ils vous prêteront beaucoup plus volontiers l'oreille, que vous les trouverez beaucoup plus dociles, et qu'ils feront beaucoup plus de réflexion à vos paroles, soit parce que la sainteté du sujet les leur rendra plus vénérables, soit parce qu'elles leur paraîtront plus désintéressées de votre part, et qu'elles ne tendront qu'à l'honneur de Dieu et à leur salut. Faites-en l'épreuve, et vous pourrez par vous-mêmes vous en convaincre. Mais disons la vérité, et remontons à la source du mal : c'est que le zèle des intérêts de Dieu n'est guère allumé dans vos cœurs, et que vous ne vous inquiétez point qu'il soit servi dans vos maisons, ou qu'il ne le soit pas. Du moins ayez égard à votre propre intérêt, dont il me reste à vous parler dans la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

C'est un langage bien ancien et bien ordinaire dans le monde, que celui de ces prêtres de Jérusalem à qui le lâche et perfide Judas, après leur avoir vendu Jésus-Christ, s'adressa pour leur témoigner son repentir, et pour leur remettre l'argent qu'il avait reçu. Qu'est-ce que cela nous importe? lui dirent-ils ; c'est votre affaire, et non la nôtre : Quid ad nos (1)? Voilà comment parlent encore tous les jours tint de pères de famille et de maîtres. Pourquoi Dieu, dit-on, m'a-t-il chargé du salut de mes domestiques, et de quelle conséquence est-il pour moi qu'ils vivent bien ou qu'ils vivent mal ? S'ils sont gens de bien et qu'ils se sauvent, à la bonne heure ; mais s'ils veulent se perdre, qu'ils s'en prennent à eux-mêmes : c'est leur intérêt et non le mien : Quid ad nos ? Je prétends, Chrétiens, que votre intérêt particulier y est mêlé ; que Dieu, en vous imposant l'obligation de veiller sur la conduite de vos domestiques, a eu en vue votre utilité propre, et qu'il s'y trouve pour vous un double avantage, l'un spirituel, l'autre temporel. Comment cela? encore quelque attention, s'il vous plaît, tandis que je vais m'expliquer et vous développer ces deux pensées.

 

1 Matth., XXVII, 4.

 

Car vous le savez, et l'usage de la vie ne vous permet pas de l'ignorer, que le danger le plus commun et l'effet le plus pernicieux de la condition des maîtres est de les enorgueillir, de les enfler, de leur faire prendre ces sentiments et cet ascendant impérieux qui rendent quelquefois la grandeur humaine si odieuse aux hommes et si criminelle devant Dieu. Or, un des remèdes les plus efficaces, et un contrepoids bien puissant pour réprimer cet orgueil et pour rabaisser cette enflure de cœur, c'est cette loi que Dieu a faite pour les maîtres à l'égard de ceux qu'ils ont dans leur dépendance. Et en effet, supposé cet ordre, quels sentiments peut avoir un maître, que des sentiments de modestie et d'humilité ? Car pourquoi me glorifierais-je, peut-il se dire à lui-même, d'avoir sur cet homme quelque pouvoir, puisque c'est ce pouvoir même qui m'assujettit à de très-pénibles obligations? Ce domestique m'est redevable de son travail, mais je lui suis redevable de mon zèle ; il me doit une espèce de service, et moi je lui en dois un autre ; il est chargé de certains emplois dans ma maison, et moi je suis responsable de ses actions ; il est mon serviteur pour ce qui regarde le corps, et je suis le sien pour ce qui concerne l'âme. Ainsi la servitude est mutuelle, et la dépendance réciproque entre lui et moi ; et bien loin que j'aie droit de m'élever au-dessus de lui et de le mépriser, j'ai tout lieu de me confondre et de trembler, en considérant que ma dépendance est incomparablement plus onéreuse que la sienne, et qu'en qualité de maître je lui dois beaucoup plus qu'il ne me doit en qualité de serviteur.

C'est la belle remarque de saint Augustin, lorsque dans cet excellent chapitre de la Cité de Dieu qui roule tout entier sur la matière que je traite, il fait consister le secret de la Providence et le bonheur d'une famille réglée selon les lois de la sagesse de Dieu, en ce que ceux qui commandent sont obligés de pourvoir à ceux qui exécutent leurs ordres : Imperant qui consultait, et obediunt iis quibus consulitur. Tellement, dit ce saint docteur, que dans la maison d'un juste, qui vit par l'esprit de la foi, commander, c'est obéir ; et que ceux qui tiennent le rang de maîtres servent par nécessité et par devoir ceux-là mêmes qui les servent mercenairement et par intérêt. Car ils ne commandent pas, ajoute ce Père, par un désir de dominer, mais dans une vue sincère de faire du bien ; et le nom de maître qu'ils portent ne produit pas en eux l'orgueil d'une

 

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autorité fastueuse, mais le zèle d'une charité chrétienne et affectueuse : Neque enim dominandi cupiditate impermit, sed officio consulendi ; nec principandi superbia, sed providendi misericordia. Après cela, Chrétiens, il n'est plus, ce semble, besoin de faire aux maîtres des leçons d'humilité, de condescendance et de douceur envers leurs domestiques. Il n'y a, en un mot, qu'à leur donner l'important avis dont saint Grégoire, pape, voulait que les prédicateurs leur rafraîchissent souvent la mémoire, savoir, que comme les serviteurs doivent se souvenir qu'ils sont dépendants de leurs maîtres, aussi les maîtres ne doivent jamais oublier qu'ils sont, pour ainsi dire, les conserviteurs de leurs serviteurs mêmes : Illi admonendi sunt, ut sciant se servos esse dominorum; isti ut intelligant se conservos esse servorum. Il n'y a qu'à leur faire entendre ce que saint Bernard écrivait à un souverain pontife : Vous commandez, lui disait-il, à une multitude presque infinie d'officiers et de domestiques, et je veux croire que votre état porte tout cela : mais savez-vous que l'intention de Dieu n'est pas que vous en soyez plus grand, pour avoir plus de sujets, mais seulement qu'il y ait plus de sujets à qui vous soyez utile; que vous ne devez pas croître en puissance par eux, mais qu'ils doivent croître en sainteté par vous; qu'ils n'ont pas été placés au-dessous de vous pour vous élever dans le monde, mais que vous êtes placés au-dessus d'eux pour les élever à Dieu? Si vous le comprenez bien, et si, conformément à cette maxime, vous exercez votre pouvoir, vous seconderez les vues de Dieu et les desseins de son admirable providence. Car il s'ensuit de là que vous commanderez modestement et humblement, et qu'on vous obéira fidèlement et promptement; que votre domination ne sera point impérieuse et fière, et que la soumission qu'on vous rendra ne sera point forcée et contrainte; que vos sujets ne se plaindront point de dépendre de vous, parce qu'ils verront que vous vous intéressez pour leur salut, et que vous n'abuserez point de votre autorité de maître, parce que vous ne l'emploierez que pour le bon gouvernement et pour la sanctification de vos sujets. Il n'y a, dis-je, qu'à retracer ces idées dans l'esprit d'un maître, pour lui apprendre à ne laisser point son cœur s'évanouir en de vaines complaisances, et pour le préserver ainsi de la plus dangereuse tentation.

Mais allons plus avant, chrétiens auditeurs, et prenons même seulement la chose par rapport à vos avantages temporels. Je soutiens qu'il y va du bonheur de vos familles; que de régler les mœurs de vos domestiques et de les sanctifier, c'est établir dans vos maisons la subordination, la paix, la concorde, la sûreté; que c'est couper court à mille maux dont vous vous plaignez sans cesse dans le monde, et à quoi vous n'apportez jamais le vrai remède; enfin que c'est le moyen le plus infaillible pour être servis comme vous le devez être, et comme vous le demandez. Souffrez que je m'explique sur ce point selon toutes les connaissances que j'en puis avoir, et que pour vous faire ouvrir les yeux et remarquer votre aveuglement, je produise contre vous-mêmes votre propre témoignage : ceci est plus sensible, et peut-être vous touchera plus que tout le reste.

Car il n'est pas possible d'avoir quelque usage du monde, et de n'être point instruit des plaintes que vous formez contre toutes les personnes engagées à votre service. Je ne veux pas vous dire que ce sont des plaintes mal fondées : je ne contesterai point là-dessus avec vous, et je conviendrai de tout ce qu'il vous plaira. L'un, je l'avoue, est un emporté, qui, comme ce mauvais serviteur de l'Evangile, met le trouble dans votre maison, et y excite sans cesse des dissensions et des querelles. L'autre est lent et paresseux, sans attention et sans soin ; il ne s'affectionne à rien, et tout ce que vous lui ordonnez ne se trouve jamais fait au temps marqué, ni de la manière qu'il faut. Celui-là dissipe tout ce qu'on lui confie, et dans le maniement dont vous vous reposez sur lui, il n'a nulle vigilance, ou nulle habileté, pour ménager vos intérêts. Celui-ci n'est pas fidèle, et en bien des rencontres vous vous apercevez qu'il vous trompe, ou plutôt qu'il cherche à vous tromper. Je ne finirais point si j'entreprenais d'exposer ici tous leurs désordres; et ce détail serait assez inutile, puisque je ne ferais que vous redire ce que vous avez dit vous-mêmes cent fois, et ce que vous dites encore tous les jours. Mais à cela quel remède et quel parti y aurait-il à prendre? De changer trop aisément et trop souvent de domestiques, comme on le voit en certaines maisons; de les recevoir aujourd'hui pour les renvoyer demain; de faire un flux et reflux continuel de gens qui entrent et qui sortent, qui viennent et qui s'en retournent, c'est donner une scène au monde, qui le remarque et qui en raisonne ; c'est se donner à soi-même un air d'inconstance et de légèreté; c'est avoir des gens à soi, et n'en avoir point; c'est se délivrer d'un mal pour

 

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s'en attirer un autre, pire encore peut-être que le premier. Ah! mes chers auditeurs, le grand secret et le moyen sur, ce serait de vous appliquer à rendre vos domestiques plus chrétiens. lies qu'ils seront chrétiens, ils sauront se modeler, et ils apprendront à se supporter les uns les autres : plus de divisions entre eux, plus de contestations et de disputes; ils se prêteront mutuellement la main, et de concert ils s'uniront pour exécuter toutes vos volontés. Dès qu'ils seront chrétiens, ils deviendront vigilant? et soigneux ; ils prendront vos ordres comme les ordres de Dieu même, parce qu'ils envisageront Dieu même dans vos personnes; et par conséquent la même promptitude qu'ils auront à servir ce premier maître, ils la feront voir à vous servir vous-mêmes. Dès qu'ils seront chrétiens, ils conserveront pour vous tout le respect qu'ils vous doivent,  et ils vous le marqueront dans toutes les rencontres; ils se tairont quand il faudra se taire; ils parleront avec retenue, quand ils se verront obligés de répondre; ils reconnaîtront leurs fautes, lorsqu'il leur en sera échappé ;  et sans entreprendre de se justifier par de mauvaises raisons et par des répliques encore plus mauvaises, ils écouteront avec docilité les avertissements que vous leur donnerez, et en profiteront. Dès qu'ils seront chrétiens, à l'exemple de ces bons serviteurs tant vantés dans l'Evangile, ils feront valoir les talents dont ils auront l'administration ; c'est-à-dire qu'ils s'adonneront avec assiduité et avec fidélité aux divers ministères où il vous plaira de les destiner pour l'heureux succès de vos entreprises, et pour le bien de vos affaires; que rien de tout ce que vous leur mettrez dans les mains n'y demeurera, ni ne sera détourné ; qu'ils ne penseront point à s'enrichir de vos dépouilles, ni à faire sur vos dépenses de frauduleuses épargnes qui grossissent leur salaire; qu'ils s'en tiendront, selon toute la rigueur de la lettre, à votre parole ; et que, par nulle interprétation favorable à leur cupidité, ils ne passeront la juste étendue de vos promesses. Tout cela pourquoi? parce que le christianisme veut tout cela, enseigne tout cela, comprend tout cela.

Ce sera alors, mon cher auditeur, qu'on pourra dire en quelque sorte de votre maison ce que le Fils de Dieu dit de la maison de Zachée en y entrant : Hodie salus domui huic facta est (1) ; C'est ici que règne la paix, et que tout concourt à la maintenir. Maîtres, domestiques, tout y est dans une pleine intelligence,

 

1 Luc, XIX, 9.

 

et dans une union dont rien ne trouble le parfait accord. Aussi n'y entend-on point de murmures, et n'y voit-on point de division. Les domestiques sont contents d'obéir, et les maîtres n'ont presque pas besoin de commander, parce que chacun de soi-même se porte à son devoir. Or, ce qui est vrai de la sagesse, selon la parole du Saint-Esprit, l'est encore de cette paix qui lie ensemble et qui unit tous les membres d'une maison avec le chef : Venerunt omnia bona pariter cum illa (1) ; c'est une source de bénédictions, et tous les biens viennent avec elle et par elle. La piété y fleurit, les affaires y réussissent, les fonds y profitent, la vie y est douce, le commerce aisé, la confiance entière ; les domestiques y sont presque regardés comme les enfants, et les maîtres aimés comme des pères ; le bonheur en est parfait. Mais où trouve-t-on de ces maisons dans le monde, et combien en peut-on compter? Je dis plus, et je demande pourquoi elles sont en si petit nombre. Vous en savez la raison, mes chers auditeurs ; et si vous ne la comprenez pas bien encore, je ne puis trop vous la redire, afin que vous puissiez une fois la concevoir. C'est que vous n'entretenez point assez dans vos maisons le culte de Dieu et les bonnes mœurs : et qu'arrive-t-il en effet de là? Vous avez des domestiques qui ne vous servent qu'à regret, et que par une crainte servile. Tant que vous les éclairez de l'œil, ils agissent; mais disparaissez un moment, tout est négligé. Vous avez des domestiques qui se déchirent les uns les autres, et qui vous déchirent vous-mêmes; qui vous parlent insolemment, et qui parlent encore de vous avec plus d'insolence; qui, témoins de tout ce qui se passe dans votre famille, au lieu de le tenir secret et caché, comme la loi de Dieu et de la nature les y oblige, sont au contraire les premiers à le publier, à l'augmenter, à l'empoisonner, à vous décrier; que vous êtes incessamment forcés de chagriner par les réprimandes qu'ils méritent et que vous leur faites, et qui vous rendent bien chagrin pour chagrin par leurs incartades et leurs brusqueries. Vous avez des domestiques ou intéressés ou dissipateurs, qui regardent votre maison comme une place abandonnée au pillage ; chacun fait sa main, et se persuade volontiers que tout ce qui lui convient lui appartient : sous un prétendu titre, ou de compensation, ou de nécessité, ou de coutume établie dans le service, ils usent des choses à leur gré ; ils en donnent une partie, ils en retiennent l'autre; tantôt

 

1 Sap., VII, 11.

 

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avares, tantôt prodigues, mais toujours sur votre compte et à vos dépens. Vous avez des domestiques corrompus et corrupteurs, qui portent la contagion dont ils sont infectés jusqu'à ceux que vous devez chérir le plus tendrement, jusqu'à vos enfants ; qui par leurs discours libertins et leurs pernicieux exemples gâtent ces esprits flexibles, et pervertissent ces âmes pures et innocentes ; qui leur enseignent ce qu'ils devraient éternellement ignorer; qui, établis pour vous servir auprès d'eux de surveillants, et pour vous avertir de toutes leurs démarches, leur en servent contre vous-mêmes pour favoriser leurs passions, et pour dérober à votre connaissance leurs criminelles habitudes : car voilà de quoi sont remplies la plupart des maisons, et sur quoi vous déplorez tous les jours le sort des maîtres. Il est vrai, c'est un mal bien déplorable : mais puisque vous le reconnaissez, puisque vous en voyez les funestes conséquences, puisque vous en avez peut-être mille fois éprouvé les tristes effets, vous êtes bien aveugles et bien ennemis de vous-mêmes , si vous ne travaillez pas à vous en garantir. Or, je vous en ai appris le moyen, et c'est à vous de le mettre en œuvre.

Que dis-je? bien loin de l'employer et d'en profiter, on tient une conduite tout opposée ; et au lieu d'engager des domestiques à vivre chrétiennement, on arrête même et l'on ruine sur cela les heureuses dispositions où Dieu par sa grâce les avait mis. Des domestiques, à certains jours solennels, voudraient participer aux sacrements, se purifier dans le tribunal de la pénitence, approcher de la table de Jésus-Christ; mais à peine dans tout le cours de l'année leur accorde-t-on un jour où ils puissent, avec les fidèles, remplir les devoirs de la pâque. Du reste, il semble qu'ils soient excommuniés de l'Eglise ; et parce que vous ne savez pas au moins de temps en temps vous passer pour quelques heures de leurs services, il faut qu'ils se passent du secours le plus nécessaire pour marcher dans la voie du salut, et qu'ils soient privés du divin aliment qui doit soutenir la vie de nos âmes. Des domestiques voudraient, pour la sanctification des fêtes, assister à quelque partie de l'office divin, et pour leur instruction entendre quelquefois la parole de Dieu ; mais à peine leur est-il libre de s'absenter quelques moments pour une courte messe, souvent avancée lorsqu'ils y arrivent, et non encore finie lorsqu'ils se retirent. Cela fait une fois, et dans une précipitation qui dessèche toute la piété, une femme mondaine les retient

une journée entière auprès d'elle, sans autre exercice que de travailler à ses ajustements et à ses parures. Des domestiques voudraient garder les jeûnes de l'Eglise, et ils le pourraient si les heures dans une maison étaient mieux réglées ; mais tout y est dans un dérangement avec lequel il ne leur est pas possible d'accommoder ni le jeûne, ni la prière, ni aucune pratique chrétienne. En un mot, des domestiques auraient d'eux-mêmes assez d'inclination et de penchant à la vertu, et la vertu leur donnerait les perfections que vous demandez par rapport à vous ; mais ils sont tout autres que vous ne les souhaitez, parce qu'au lieu de seconder ce penchant et de cultiver cette inclination, vous y mettez des obstacles, et vous les arrêtez.

Finissons par un bel exemple : c'est celui de la femme forte, et c'est surtout à vous, Mesdames, que je propose ce grand modèle. Je dis à vous, qui dans l'ordre et l'économie des familles avez plus communément pour partage! les soins domestiques. Le monde vous met devant les yeux tant de femmes indolentes et oisives, sans autre occupation que leur vanité, et de la sans règle et sans attention dans leur ménage. Puissiez-vous imiter celle dont le Saint-Esprit nous a tracé lui-même le caractère! Peu touchée de la bagatelle, elle se renferme dans l'intérieur de sa maison, et en considère toutes les voies; c'est-à-dire que, par une vigilance éclairée et sage, sans être importune et fatigante, elle prend garde à tout ce qui s'y passe, et s'en fait instruire : Consideravit semitat domus suœ (1). Elle ne croit point se rabaisser, ni ne tient point au-dessous d'elle d'étendre ses réflexions et ses vues jusqu'à ses domestiques. Elle fournit charitablement à leurs besoins : Deditque prœdam domesticis suis, et cibaria ancillis suis (2). Elle veut qu'ils aient de quoi se défendre des injures de la saison et des froids de l'hiver : Non timebit domui suœ a frigoribus nivis ; omnes enim domestici ejut vestiti sunt (3). Mais en même temps qu'elle pourvoit à leurs nécessités temporelles, elle se rend encore bien plus attentive à ce qui concerne leur âme, et au bon règlement de leur vie. Elle leur en fait d'utiles leçons, et elle ouvre elle-même la bouche pour leur enseigner la véritable sagesse, qui est la science du salut : Os suum aperuit sapientiœ (4). C'est ainsi qu'elle entretient toute sa maison dans une parfaite intelligence, qu'elle mérite les éloges de son époux, qu'elle s'attire la confiance de

 

1 Prov., XXXI, 27.    2 Ibid., 15. — 3 Ibid., 21. — 4 Ibid., 26.

 

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ses enfants, qu'elle est honorée et respectée de ses domestiques : Surrexerunt et beatissimam prœdicaverunt (1). De qui fais-je le portrait? Plaise au ciel que ce soit le vôtre ! Vos soins ne seront pas sans récompense. Outre les avantages que vous en retirerez dès ce monde et par rapport à cette vie présente, l'Apôtre vous promet qu'en sauvant le prochain, vous vous sauverez vous-mêmes, et que vous recevrez de Dieu, pour fruit de votre zèle, l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

1 Prov., XXXI, 28.

 

 

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