V° DIMANCHE - EPIPHANIE

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SERMON POUR LE CINQUIÈME  DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
SUR LA SOCIETE DES JUSTES AVEC LES PECHEURS.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Tandis que les gens dormaient, l'ennemi vint, et sema de l'ivraie parmi le bon grain.

Les pécheurs sont dans cette vie parmi les justes, comme l'ivraie parmi le bon grain, et il est important que les justes soient instruits de la manière dont ils doivent se comporter, et qu'ils sachent quelle société ils peuvent avoir avec les pécheurs.

Division. Nous devons demeurer avec les pécheurs comme Dieu y demeure. Or, Dieu n'est avec les pécheurs que par la nécessité de son être, et nous ne devons demeurer avec eux que par la nécessité de notre état : première partie. Dieu tire sa gloire des pécheurs, et travaille en même temps à leur salut : et c'est ainsi que nous devons rendre notre commerce avec les pécheurs également profitable pour nous et pour eux-mêmes : deuxième partie.

Première partie. Dieu n'est avec les pécheurs que par la nécessité de son être, et nous ne devons demeurer avec eux que par la nécessité de notre état. A entendre parler l'Ecriture, on dirait que Dieu n'est pas avec les pécheurs, et qu'il y est. Il n'y est pas comme ami par une protection spéciale, et par la communication de ses dons; mais il y est comme Dieu créateur qui doit veiller au gouvernement du monde et conduire toutes les créatures. Il y est par son immensité divine, dont il ne peut se dépouiller, et qui le rend partout présent. Admirable idée de la conduite que nous devons observera l'égard des libertins du siècle. Vivons avec eux autant que nous y sommes obligés ; car il y a certaines liaisons qu'il ne nous est pas permis de rompre : mais du reste, dès que nulle nécessité ne nous relient auprès d'eux, séparons-nous-en et fuyons-les. Ainsi l'ordonnait saint Paul aux chrétiens de Thessalonique, et ainsi le pratiquait David. Ainsi Dieu lui-même le commandait en termes formels aux enfants d'Israël, leur défendant tout commerce avec les nations infidèles. Nous devons donc faire dès maintenant ce qui se fera à la résurrection générale, où les élus seront séparés des réprouvés ; et c'est eu cela que consiste par avance la gloire et la perfection des justes sur la terre. Exemple d'Achab et de Judas. Voilà pourquoi l'Eglise excommunie certains pécheurs. Si elle ne lance pas ses foudres sur les autres, ce n'est pas qu'elle nous permette de les fréquenter, et indépendamment des anathèmes de l'Eglise, nous ne pouvons nous lier avec les impies, 1° sans devenir coupables d'un mépris exprès de Dieu ; 2° sans devenir le scandale de nos frères ; 3° sans devenir ennemi de nous-mêmes, en nous perdant nous-mêmes.

1° C'est mépriser Dieu, puisque c'est s'unir avec ses ennemis. Exemple de Josaphat.

2° C'est scandaliser le prochain : car que peut-on penser d'un homme ou d'une femme qu'on voit toujours en certaines compagnies et avec des gens décriés? 3° C'est se perdre soi-même, ou s'exposer à se perdre : car qui ne sait pas combien les mauvaises compagnies sont dangereuses?

 

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Exemple des Juifs. Défense de l'Eglise. Passage de Tertullien. Si nous examinons bien quel est le principe de la corruption du siècle, nous n'en trouverons point de plus commun que les sociétés et les conversations du monde profane.

Deuxième Partie, Dieu tire sa gloire des pécheurs, et travaille en même temps à leur salut ; et c'est ainsi que nous de vous rendre notre commerce avec les pécheurs également profitable pour nous et pour eux-mêmes.

1° Que Dieu tire sa gloire des pécheurs, c'est ce que prouve saint Augustin en faisant voir comment Dieu s'est servi des infidèles pour opérai les merveilles de sa grâce, des hérétiques pour éclaircir les vérités de la religion, des schismatiques pour établir la perpétuité de son Eglise, et des Juifs pour rendre témoignage à Jésus-Christ. Il s'est servi des Romains pour exercer ses vengeances sur Jérusalem, et des tyrans pour avoir des martyrs sur la terre et des saints dans le ciel. Quand donc nous nous trouvons nécessairement engagés avec les pécheurs, nous devons de même en profiter pour notre sanctification et notre perfection. Car quelle occasion ne nous fournissent-ils pas de pratiquer la patience, la charité, l'humilité, les plus éminentes vertus ? Mais nous renversons là-dessus tous les desseins de la Providence. Une femme vivant avec un mari emporté et vicieux pourrait, par sa douceur et sa soumission, acquérir des mérites sans nombre ; mais elle perd tout par ses murmures et ses révoltes. Ainsi des autres. Et il ne faut point dire que dans un autre état on travaillerait mieux à se sanctifier. On ne le peut mieux faire que dans Pétât qui nous est marqué de Dieu, parce que c'est pour cet état qu'il nous a préparé les secours de sa grâce , et que c'est dans cet état que nous lui donnerons de plus solides témoignages de notre fidélité.

2° Dieu tirant sa gloire des pécheurs, pense en même temps à leur salut. Il les appelle à lui, il les invite à la pénitence, il leur en procure les moyens. Voilà comment nous devons, en profitant des pécheurs pour nous-mêmes, profiler nous-mêmes aux pécheurs. Devoir général : la charité nous oblige tous, comme chrétiens, de nous aider les uns les autres par de salutaires conseils, de sages remontrances, de bons exemples. Devoir particulier et spécialement propre de certains états : c'est à un père de corriger un fils entraîné par le feu de ses passions, à une mère de corriger une fille , à un maître de corriger un domestique. Devoir encore plus particulier pour les pécheurs eux-mêmes, lorsqu'ils ont eu le bonheur de se reconnaître : ils doivent tacher de gagner autant d'âmes à Dieu par leur zèle, qu'ils en ont perdu par leurs scandales.

 

Cum dormirent homines, venit inimicus homo, et superseminavit zizania in medio tritici.

Tandis que les gens dormaient, l'ennemi vint, et sema de l'ivraie parmi le bon grain. (Saint Matth., chap. XIII, 25.)

 

C'est dans le champ du père de famille que cette ivraie est semée parmi le bon grain, et c'est dans l'Eglise de Dieu que les pécheurs vivent au milieu des justes, et que les uns et les autres sont confondus ensemble. Ce fut durant la nuit, et lorsque les gens étaient endormis, que l'ennemi vint désoler le champ; et c'est pendant cette vie mortelle, qui est pour nous un temps de ténèbres et comme une nuit obscure, que l'ennemi commun des hommes fait ses ravages, et entretient dans le sein de L'Eglise ce triste mélange des impies et des réprouvés avec les élus. Il ne vient pas tandis que nous veillons, tandis que nous avons les yeux ouverts, et que nous sommes attentifs sur nous-mêmes ; mais il prend les moments où les traits flatteurs du plaisir nous charment; où les fausses douceurs du monde nous endorment ; où nos passions, nous fermant les yeux, nous empêchent de l'apercevoir et de remarquer le dommage qu'il nous cause : Cum dormirent homines. Voilà comment cet esprit séducteur s'insinue, comment il introduit le péché dans les âmes, et une multitude presque infinie de lâcheurs dans le christianisme : Venit inimicus homo, et superseminavit zizania. Dieu, d'un coup de son bras tout-puissant, pourrait dans un jour les exterminer tous; mais il attend la saison de la récolte, c'est-à-dire jusqu'à la fin des siècles et à sou jugement dernier, lorsqu'il enverra ses moissonneurs pour séparer l'ivraie d'avec le bon grain ; parlons sans ligure : lorsqu'il enverra les anges, exécuteurs

de ses volontés et ministres de sa justice, pour faire le discernement des justes et des pécheurs; pour mettre à la droite les justes prédestinés, et à la gauche les pécheurs réprouves; pour rassembler les uns dans son royaume, et pour précipiter les autres dans le feu éternel : Colligite zizania, et alligate ea in fasciculos ad comburendum; triticum autem congregate in horreum meum (1). Ce temps n'est pas encore venu, Chrétiens; et jusqu'à cette séparation, nous vivons au milieu dus impies, et les impies vivent au milieu de nous. Il est donc d'une conséquence extrême que vous sachiez quelle conduite vous devez tenir à leur égard, et quelle société vous pouvez avoir avec eux. Mais afin de vous en instruire plus solidement, j'ai besoin des lumières du Saint-Esprit, et je les demande par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

 

De vouloir pénétrer dans les secrets de Dieu pour savoir à quelle fin Dieu souffre les impies au milieu des élus, ce serait, dit saint Augustin, vouloir découvrir un mystère qui est au-dessus de nos connaissances, et que nous devons adorer sans entreprendre de l'examiner. Dieu permet que les impies subsistent, et c'est ce que l'expérience nous fait voir; il permet qu'ils subsistent parmi les bons et les prédestinés, et c'est de quoi nous ne pouvons douter. De connaître les raisons pour lesquelles il le veut ainsi, c'est encore une fois, ce qui n'est pas de notre compétence; mais d'apprendre comment nous devons nous comporter avec les impies et les libertins, c'est ce qui nous touche, et ce qui demande toutes nos réflexions. Or, de qui l'apprendrons-nous? de

 

1 Matth., XIII, 30.

 

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Dieu même, qui en  tout, mais particulièrement en ceci, veut être notr.' exemplaire et le modèle de notre conduite.  Dieu,  Chrétiens, qui est la sainteté même, demeure avec les pécheurs; mais je remarque sur cela deux choses, qui doivent être pour nous deux importantes leçons. Car il ne demeure avec les  pécheurs que par la nécessité de son être, c'est la première; et en demeurant avec les pécheurs, il sait tout à la fois et en tirer sa gloire et procurer leur salut, c'est la seconde. Sur quoi j'établis deux obligations qui nous regardent et qui vont faire le partage de ce discours. Dieu n'est avec les pécheurs que par la nécessité de son être, et nous ne devons demeurer avec eux que par la nécessité de notre état : ce sera la première partie.   Dieu tire sa gloire des pécheurs, et travaille en même temps à leur salut; c'est ainsi que nous devons rendre notre commerce avec eux  également profitable et pour nous et pour eux-mêmes : ce sera la seconde partie. Dans la première, je vous montrerai l'obligation générale de fuir le commerce des pécheurs ; et nous verrons dans la seconde quel profit il  en faut retirer ,  lorsque nous y sommes nécessairement engagés. En deux mots, le mélange des justes et des pécheurs est communément dangereux pour les justes; mais il peut être quelquefois utile aux uns et aux autres. Autant qu'il est dangereux pour les justes, ils doivent l'éviter: et autant qu'il peut être utile aux justes et aux pécheurs, les justes doivent en profiter. Voilà tout le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

A entendre parler l'Ecriture, on dirait, Chrétiens, que Dieu, par une espèce de contradiction est tout à la fois avec les impies, et qu'il n'y est pas; qu'il s'éloigne d'eux, et qu'il ne s'en éloigne pus; qu'il les prive de sa présence, et qu'il ne les en prive pas. Car voyez comment il s'exprime différemment, selon la différence des caractères qu'il prend , et qu'il veut soutenir à leur égard. C'est moi, dit-il, qui remplis le ciel et la terre : et quoi que fasse le pécheur, il ne peut m'éviter, ni se dérober à mes yeux. Voilà Dieu présent aux pécheurs, pour l'observer et pour l'éclairer. Mais il dit ailleurs: Je me repens d'avoir créé l'homme, et je fais pour toujours divorce avec lui, parce qu'il est tout charnel. Voilà Dieu séparé du pécheur, pour se venger et pour le punir. Où irai-je, Seigneur, disait David, et où fui rai-je de devant votre face? si je descends dans les enfers, je vous y trouve, et vous y êtes en personne, exerçant les rigueurs de votre justice : Dieu donc, conclut saint Jérôme, habite même avec les réprouvés. Mais j'entends Saül au contraire invoquant Samuel, et lui témoignant sa douleur, ou, pour mieux dire, son désespoir, de ce que Dieu s'est retiré de lui : Coarctor nimis, si quidem pugnant Philisthiïm adversum me, et Deus recessif a me (1) ; il ne faut donc plus chercher Dieu dans la compagnie d'un réprouvé. Comment accorder tout cela? En voici le secret, qui consiste, répond le docteur angélique saint Thomas, en ce que Dieu, qui est le Saint des saints, n'est avec les pécheurs et les impies que par la nécessité de son être, et qu'il n'y est point par un choix d'affection et d'inclination. Je m'explique.

Il est avec les pécheurs par la nécessité de son être, parce que toutes ses perfections divines l'y engagent; sa sagesse , par laquelle il gouverne et maintient dans l'ordre toutes les créatures, jusqu'aux plus révoltés pécheurs; sa bonté, dont il répand les effets sur toutes les créatures, sans en excepter les pécheurs; sa toute-puissance, qui fait agir toutes les créatures, et conséquemment les pécheurs. Tous ces devoirs du Créateur, qui lient Dieu, pour ainsi dire, à la créature, sont des devoirs généraux, auxquels tous les hommes ont part, les méchants aussi bien que les bons; et c'est par la raison de ces devoirs que Dieu est inséparable des impies. Mais, comme j'ai dit, ce sont des devoirs de nécessité , dont Dieu , supposé le bienfait de la création, ne peut pas se dispenser lui-même. Car si vous consultez les inclinations de son cœur, ah ! Chrétiens, les choses se passent bien autrement. A peine l'homme est-il tombé dans le désordre du péché, que Dieu rompt avec lui toutes les alliances, et par conséquent tous les commerces dont sa grâce avait été le lien. De sorte qu'il n'est plus avec le pécheur, en aucune de ces manières qui marquent le penchant et le discernement de son amour; c'est-à-dire qu'il n'est plus avec le pécheur, ni par l'effet d'une protection spéciale, comme il était avec son peuple dans le désert; ni par la communication de ses dons, comme il est avec tous les justes; ni par l'union intime et mystérieuse de son adorable sacrement, comme il est singulièrement avec l'âme chrétienne qui le reçoit. A l'égard du pécheur, tout cela cesse; et c'est ce qui fait dire au Saint-Esprit que Dieu n'est plus avec les pécheurs ; et qui fait ajouter aux théologiens

 

1 1 Reg.,XXVIII, 15.

 

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que si, par une supposition impossible, Dieu pouvait se dépouiller de son immensité, il demeurerait encore présent à un grand nombre de sujets à qui sa grâce l'attache ; mais qu'il cesserait d'être avec les pécheurs, parce qu'il n'aurait plus cette nécessité d'être partout et d'agir partout. D'où saint Chrysostome conclut (et la pensée de ce Père mérite d'être remarquée), que l'immensité, qui est un des plus nobles attributs de Dieu, ne laisse pas, dans un sens, d'être à Dieu comme un tribut onéreux, puisqu'elle l'assujettit à ne pouvoir entièrement se séparer de ce qui est l'objet de son aversion et de son indignation.

Admirable idée, Chrétiens, de la conduite que nous devons observer avec les libertins du Merle. Qu'est-ce que Dieu exige de nous? que nous en usions avec eux comme il en use lui-même. Pouvons-nous nous proposer un plus saint modèle ? Il veut donc, premièrement, que nous les supportions à son exemple ; et il le veut avec raison, dit saint Augustin, puisqu'on nous a bien supportés quand nous étions nous-mêmes dans l'égarement et la corruption du vice. Voilà pourquoi, reprend ce saint docteur, nous ne devons jamais oublier ce que nous avons été, afin de conserver toujours pour les autres une compassion tendre et charitable dans l'état où ils sont : Cum tolerantia vivendum nobis est inter malos, quia cum mali essemus, cum tolerantia vixerunt boni inter nos. Mais prenez garde, s'il vous plaît, à ce terme : Cum tolerantia; car saint Augustin ne dit pas que la société des méchants nous doit être un sujet de complaisance, mais un exercice de patience ; c'est-à-dire que nous devons la souffrir, et non pas l'aimer, parce que c'est ainsi que nous nous conformons à notre règle, qui est Dieu.

Oui, je l'avoue, il y a des liaisons et des engagements avec les impies, que la loi divine, non-seulement ne nous commande pas, mais qu'elle ne nous permet pas de rompre, puisqu'elle nous en fait même des devoirs ; et c'est ce que j'appelle la nécessité de notre état, qui répond à la nécessité de l'être et de la Providence de Dieu. Autrement, dit saint Paul, il faudrait sortir hors du monde, si tout commerce avec les pécheurs y était généralement interdit : Alioquin debueratis de hoc mundo exiisse (1). Par exemple, un père doit-il se séparer de ses enfants, parce qu'il les voit dans le désordre ; une femme, de son mari, parce qu'il mène une vie licencieuse ; un inférieur, de

 

1 1 Cor., V, 10.

 

son supérieur, parce que c'est un homme scandaleux? Non, sans doute ; la loi du devoir, de la dépendance et de la sujétion le défend ; et on peut dire alors que le mélange des méchants avec les bons est autorisé de Dieu, puisque Dieu est l'auteur de ces conditions qui engagent nécessairement à cette société. Tout cela est vrai ; mais hors de là, je veux dire hors des termes de la nécessité et de la justice, quand les choses sont dans la liberté de notre choix, chercher les impies et entretenir avec eux des habitudes volontaires, des amitiés mondaines et profanes, des familiarités dont le prétexte est le seul plaisir, et que nulle raison ne justifie, je dis que c'est aller directement contre les ordres de Dieu, et je le dis après le grand Apôtre ; car voilà comment il le déclarait aux chrétiens de Thessalonique : Denuntiamus vobis, ut subtrahatis vos ab omni fratre ambulante inordinate (1); Nous vous ordonnons, leur disait-il, au nom du Seigneur, de vous retirer de tous ceux d'entre vos frères qui tiennent une conduite déréglée, et de garder ce précepte comme l'un des plus importants et des plus essentiels de la loi de Dieu. De là vient que David s'en faisait un point de conscience et de religion : Non sedi cum concilio vanitatis, et cum iniqua gerentibus non introibo ; odivi ecclesiam malignantium (2) ; Ma maxime a toujours été de n'avoir point d'union avec les partisans du vice, et de ne me point mêler avec ceux qui font gloire de commettre l'iniquité ; d'aimer leurs personnes, parce que la charité me le commande ; mais de haïr leurs assemblées, de fuir leurs intrigues, d'abhorrer leurs conversations, parce qu'une charité plus haute, qui est celle que je dois à Dieu et que je me dois à moi-même, m'empêche d'y avoir part.

Voilà, dis-je, mes chers auditeurs, ce que nous dicte la prudence chrétienne, et à quoi elle nous oblige indispensablement : d'éviter, autant que notre condition le peut permettre, les sociétés mauvaises et corrompues. Et voyez aussi comme Dieu nous en a inspiré l'horreur, soit par rapport aux païens et aux idolâtres, soit par rapport aux hérétiques et aux schismatiques, soit à l'égard même des catholiques libertins et prévaricateurs. Vous êtes mon peuple, disait-il aux enfants d'Israël, en les introduisant dans la terre de Chanaan ; vous êtes mon peuple, et je vous ai choisis parmi tous les peuples de la terre, afin que vous me soyez spécialement dévoués : mais c'est pour cela

 

1 2 Thess., III, 6. — 2 Ps., XXV, 5.

 

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même qu'il ne vous sera pas permis de traiter avec les peuples infidèles, que vous n'entrerez point dans leurs alliances, et que nul mariage entre eux et vous ne pourra être contracté légitimement. Pourquoi cela, demande saint Augustin ? Ce commerce avec les étrangers ne pouvait-il pas être avantageux et nécessaire aux Israélites pour leur établissement? Peut-être la politique du monde en aurait-elle ainsi jugé ; mais Dieu, dont les vues saintes et adorables sont infiniment élevées au-dessus de celles des hommes, voulut que la politique du monde cédât à l'intérêt de la religion. Non, leur signifia-t-il, quelque avantage que vous puissiez vous en promettre, vous ne rechercherez point ces nations, et vous vous en tiendrez toujours éloignés : Cave ne unquam cum habitatoribus terrœ illius jungas amicitias (1). C'est ce que portait expressément la loi ; et vous verrez, Chrétiens, si cette défense était inutile et sans fondement. Fuyez, nous dit-il ailleurs, par la bouche de saint Paul, fuyez l'hérétique, si vous voulez conserver la pureté de votre foi : Hœreticum hominem devita (2). Donnez-vous bien de garde , non-seulement d'entretenir des intelligences dans le parti de l'erreur, non-seulement d'en épouser les intérêts, mais d'y avoir même de simples liaisons, hors celles que la piété chrétienne et le devoir de votre condition peuvent justifier. Et si ce sont des orthodoxes qui, malgré leurs mœurs dissolues, ne laissent pas de vivre avec nous dans la communion d'une même créance, Dieu nous en a-t-il interdit la société? Ecoutez encore l'Apôtre. Je vous en ai déjà avertis, écrivait aux Corinthiens ce Maître des nations, et je vous ai marqué, dans une de mes lettres, de n'avoir jamais nul engagement, ni avec les impudiques et les voluptueux, ni avec les médisants et les calomniateurs, ni avec quelque autre que ce soit de ceux qui peuvent vous corrompre et être pour vous un scandale. Quand ce serait votre frère par inclination et par liaison d'amitié, si c'est un homme de mauvaise vie, je ne veux pas que vous ayez ensemble la moindre communication, ni que vous puissiez manger avec lui : Si is qui frater nominatur est fornicator, aut maledicus, aut rapax, cum ejusmodi nec cibum sumere (3).

Dieu veut, dit excellemment Guillaume de Paris, et cette pensée est belle, Dieu veut qu'en nous séparant des impies, nous fassions dès à présent ce qu'il fera un jour lui-même, et que nous prévenions ainsi la résurrection

 

1 Exod., XXXIV, 12. — 2 Tit., III, 10. — 3 1 Cor., V, 2.

 

générale et le jugement dernier. Quand le Fils de Dieu viendra juger le monde, les réprouvés, il est vrai, ressusciteront en même temps que les justes; mais ils ne ressusciteront pas néanmoins avec les justes, parce qu'au moment même de la résurrection, les justes seront séparés des réprouvés, par ce discernement terrible dont a parlé David, et dont les anges seront les exécuteurs : Ideo non resurgent impii in judicio, neque peccatores in concilio justorum (1). Quel est donc le dessein de Dieu? poursuit Guillaume de Paris : c'est que les bons vivent en ce monde, à l'égard des méchants, dans le même ordre où ils doivent ressusciter et être jugés; c'est-à-dire qu'ils se discernent eux-mêmes, pour ainsi parler, d'avec les pécheurs, et que dès cette vie ils commencent à prendre leur rang, afin que Dieu ne soit presque pas obligé d'y employer ses anges, ni de faire d'autre choix de ses élus.

Aussi est-ce en cela que consiste la perfection et la gloire des justes sur la terre ; et telle est l'idée que l'Ecriture nous en donne : car quand Dieu commande à Josué de faire mourir Acham, qui était un homme scandaleux au milieu de son peuple, il ne s'en explique point à lui autrement que par ces paroles : Surge, sanctifica populum (2) ; Je veux que demain tu sanctifies mon peuple. Et que ferai-je pour cela, Seigneur? répliqua Josué. Tu extermineras Acham, qui est un sacrilège. Tandis qu'il demeurera parmi les tribus, je n'y puis demeurer moi-même : mais retranche cette âme criminelle, et alors tout le peuple sera sanctifié. Vous diriez, Chrétiens, que la séparation des méchants est comme un sacrement d'expiation pour les bons. En effet, il ne faudrait rien davantage pour sanctifier des familles, des communautés, des ordres tout entiers. Otez d'une maison un domestique vicieux qui l'infecte, vous en ferez une maison de piété ; ôtez d'une communauté un esprit brouillon qui la divise, vous en ferez une assemblée de saints; ôtez de la cour d'un prince quelques athées qui y dominent, vous en ferez une cour chrétienne. Il y a tel homme dans Paris qui a perdu plus d'âmes que jamais un démon n'en pervertira; et vous connaissez certaines femmes dont la société fait plus de libertins que les plus contagieuses leçons de ceux qui autrefois ont tenu école de libertinage. Otez donc un petit nombre de ces hommes et de ces femmes, et vous rétablirez presque partout le culte de Dieu. Or, ce retranchement ne serait pas impossible, si

 

1 Ps., I. — 2 Jos., VII, 13.

 

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les intérêts de Dieu étaient aussi respectés que ceux des hommes. N'avez-vous jamais pris garde, Chrétiens, à une chose assez particulière que nous marque l'évangéliste saint Jean, en parlant de la dernière scène que Jésus-Christ lit avec ses apôtres la veille de sa mort? Au même temps que Judas sortit pour aller exécuter, son détestable dessein, le Sauveur du monde entra dans une espèce d'extase, et s'écria : Nunc clarificatus est Filius Hominis (1) ; C'est maintenant que le Fils de l'Homme est glorifié. D'où lui venait cette gloire? demande saint Augustin ; ce n'était pas de la vision bienheureuse de Dieu, car il la posséda dès l'instant même de sa conception ; ce n'était pas de la résurrection de son corps, car il n'était pas encore ressuscité : mais elle lui vint de la sortie de ce traître qui avait été jusque-là présent avec les autres disciples, et c'est la raison qu'en apporte le texte sacré : Cum ergo exisset, dixit Jesus : Nunc clarificatus est Filius Hominis. Taudis que Judas était dans sa compagnie, c'était, en quelque sorte, comme une tache pour lui; mais quand il s'en vit séparé, quoique cette séparation dût être bientôt suivie de Ions les opprobres de la croix, il ne laissa pas de s'en l'aire une gloire : Nunc clarificatus est Filius Hominis. Or, si la gloire du Fils de Dieu ne pouvait être complète tandis qu'il soutirait un réprouvé auprès de lui, jugez, mes chers auditeurs, si vous pouvez être saints et justes devant Dieu, lorsque vous vivez avec les pécheurs, et que vous vous tenez volontairement au milieu d'eux.

Voila pourquoi l'Eglise, dit saint Thomas, excommunie certains pécheurs. Par cette censure elle partage le bon et le mauvais grain, pour retenir l'un et pour rejeter l'autre; en quoi elle nous apprend notre devoir, et nous donne a connaître ce que nous sommes obligés île taire nous-mêmes. Vous ne voulez pas vous séparer des impies, elle les sépare de vous. Car ne pensez pas qu'elle prétende seulement les punir, en les privant du bien de la société Commune. Il y a deux choses dans l'excommunication : une peine pour le coupable, et une loi pour l'innocent. L'Eglise condamne le pécheur à n'avoir plus de communication avec les fidèles, voilà la peine; et, en même temps, elle ordonne aux fidèles de n'avoir plus de commerce avec le pécheur, voilà la loi. S'ensuit-il de la qu'il n'y ait que ces pécheurs frappés des anathèmes de l'Eglise, dont la compagnie nous soit défendue? non, Chrétiens : tout ce qui

 

1 Joan., XIII, 31.

 

n'est pas formellement défendu par l'Eglise n'est pas pour cela permis. Il y a des lois supérieures et plus générales, auxquelles nous devons obéir. L'Eglise, en vertu de ses censures, ne nous interdit que la société des scandaleux, qui lui sont rebelles; mais, sans lui être rebelles , c'est assez qu'ils soient scandaleux, pour nous faire conclure, indépendamment des défenses de l'Eglise, que nous sommes dans l'étroite obligation de les éviter. Ce ne serait pas même bien raisonner, parce que l'Eglise a révoqué les peines portées contre ceux qui fréquentent les impies excommuniés, de prétendre dès lors qu'elle approuve une telle fréquentation et de telles habitudes. Je m'explique, et observez ceci, s'il vous plaît; il est bon que vous en soyez instruits. Dans la rigueur du droit ancien, les fidèles ne pouvaient jamais traiter avec un homme retranché de la communion de l'Eglise, sans encourir la même censure. C'était la loi universelle; mais, par des raisons importantes, vérifiées dans les conciles, l'Eglise a relâché de cette sévérité, et ne nous défend plus que le commerce de ceux qu'elle a publiquement et nommément excommuniés. Est-ce à dire que nous pouvons donc converser indifféremment avec toutes sortes d'hérétiques, avec toutes sortes de gens corrompus et dangereux, sous prétexte que l'Eglise ne les a point encore notés et flétris? Abus, mon cher auditeur. L'Eglise peut bien révoquer ses lois, elle peut bien changer ses coutumes; mais sans préjudice de la loi de Dieu, qui est irrévocable et invariable. Or, la loi de Dieu est que, hors les engagements nécessaires de ma condition, je m'éloigne de toutes les compagnies où l'innocence de mon âme peut être en péril. Si je les cherche de moi-même et par un choix libre, il est vrai, les foudres de l'Eglise ne tomberont pas pour cela sur moi, parce que l'Eglise veut bien user à mon égard de cette indulgence; mais toute son indulgence ne peut faire que par là je ne devienne coupable d'un mépris formel de Dieu, que par là je ne devienne le scandale de mes frères, que par là je ne devienne ennemi de moi-même, en me perdant moi-même. Trois grands désordres renfermés dans un même péché. Appliquez-vous. Oui, mon cher auditeur, se lier avec des libertins et des impies, que vous connaissez pour impies et pour libertins, c'est mépriser Dieu. Et qu'appelez-vous en effet mépris de Dieu, si ce n'est pas de s'unir avec ses ennemis ? et qui sont les ennemis de Dieu, si ce ne sont pas les pécheurs, surtout certains pécheurs déclarés?

 

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Que penserait-on d'un fils lié d'affection et de cœur avec les persécuteurs de son père, avec ceux qui attenteraient aux droits et à l'honneur de son père, avec ceux qui feraient une guerre ouverte à son père? N'en auriez-vous pas horreur, comme d'un monstre dans la nature? Or voilà ce que vous faites en vivant avec les impies. Tant qu'ils sont dans le désordre de leur péché, il y a entre Dieu et eux une haine irréconciliable. Consultez les livres sacrés, et lisez le reproche qu'eut à soutenir Josaphat, roi de Juda, et prince du reste très-religieux. II s'était allié avec l'impie Achab, roi d'Israël : il n'avait pas manqué de raisons d'élat pour l'engager à cette alliance, et tout son conseil y avait passé; mais son conseil était en cela réprouvé de Dieu. Prince, lui dit Jéhu, avec toute la liberté d'un prophète, vous êtes prévaricateur; vous avez donné secours à un roi criminel, et vous avez reçu dans votre amitié ceux qui ont conjuré contre votre Dieu et le mien ; vous méritez la mort : Impio prœbes auxilium, et his qui oderunt Dominum amicitia jungeris ; ideirco iram merebaris (1). Les bonnes œuvres de Josaphat et sa bonne foi l'excusèrent; mais vous, Chrétiens, que pouvez-vous alléguer? Outre l'injure que vous faites à Dieu, comment pouvez-vous justifier le scandale que vous causez dans l'Eglise et parmi le peuple de Dieu? Car, n'est-ce pas un scandale de .vous voir tous les jours dans les sociétés d'une ville ou d'un quartier les plus suspectes, de vous voir dans des assemblées d'où toute pudeur semble bannie, où se tiennent les discours les plus libres, où se débitent les maximes les plus pernicieuses, où souvent nulles règles de bienséance et de modestie ne sont observées ; de vous voir avec des esprits sans religion, avec des femmes sans réputation, dans des lieux où règne la licence et où se répand la plus mortelle contagion? Qu'en peut-on penser? qu'en peut-on dire? et même qu'en a-t-on déjà pensé et qu'en a-t-on dit?

Et ne me répondez point que vous savez bien vous conserver, et, quoi qu'en dise le monde, que vous avez pour vous le témoignage de votre conscience, qui vous suffit. Ah 1 mon cher Frère, écoutez ce qu'écrivait là-dessus saint Jérôme à une dame romaine. Il faut, lui disait ce Père, quand vous parlez ainsi, que vous soyez bien peu versée dans les désirs de la vie chrétienne. Et ne savez-vous pas qu'en matière de conduite, vous devez rendre compte à Dieu, non-seulement de ce que vous faites,

 

1 2 Paral., XIX, 2.

 

mais de ce que l'on dit de vous ; que ce n'est point assez de  satisfaire à votre propre conscience, mais que vous êtes encore obligée de satisfaire à celle d'autrui; que saint Paul, qui était plus éclairé que vous, avait égard aux hommes, aussi bien qu'à Dieu, pour régler sa conversation, ne croyant pas qu'elle pût être innocente, quand les hommes pourraient prendre sujet de s'en offenser, et sachant que c'est se rendre coupable devant Dieu, que de ne se mettre point en peine de le paraître devant les hommes. Ainsi parlait saint Jérôme; et concluant  par  l'exemple du même apôtre, qui refusait de manger des viandes d'ailleurs permises, parce qu'il craignait de scandaliser les fidèles : Ah ! reprend ce saint docteur, les compagnies des hommes ne sont pas plus nécessaires que les aliments; et pourquoi n'évitons-nous pas ces liaisons scandaleuses qui blessent la pureté de notre christianisme, qui donnent lieu à mille soupçons, et qui servent de matière à la médisance publique, puisque saint Paul s'abstenait d'une viande et  en  avait  même horreur, dès qu'elle pouvait donner quelque scandale au moindre des chrétiens?

Mais laissons le scandale, et n'insistons maintenant, mon cher auditeur, que sur ce qui nous regarde nous-mêmes. Est-il possible que dans ce commerce familier avec des impudiques et des libertins, vous ayez toujours un cœur pur et chaste? Peut-on raisonnablement espérer que dans un air tout corrompu, vous ne vous ressentiez jamais de sa corruption? Et ne serait-ce pas au moins pour vous la présomption la plus aveugle et la plus criminelle, de vous y croire exempt d'un danger qui souvent vous, est, selon Dieu, aussi défendu que le mal même? Si cela était, jamais les prophètes et les apôtres n'auraient été plus confirmés en grâce que vous; et vous auriez cet avantage sur eux, qu'ils ont fui la société des impies parce qu'ils la jugeaient dangereuse pour eux-mêmes , ainsi que le témoigne saint Jérôme du prophète Ezéchiel, qui dans cette vue se sépara de tout le reste du peuple, et se retira à l'écart : au lieu que vous y demeurez volontairement et sans crainte, comme si vous aviez un préservatif infaillible contre le péché. Mais si cela n'est pas, quelle est votre témérité, de hasarder plus que n'ont fait ces hommes de Dieu et ces saints du premier ordre ; de vous exposer à des occasions pour lesquelles ils ne se sont pas crus assez forts, de vivre en assurance où ils ont tremblé? Pourquoi Dieu faisait-il aux Hébreux des défenses si rigoureuses

 

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de se mêler et de négocier avec les étrangers ? c'est «pie dans ces négociations et ces alliances, il prévoyait leur chute et leur ruine presque inévitable. Et, en effet, eurent-ils jamais commerce avec une nation, dont ils ne prissent enfin les superstitions et les impiétés? Commixti sunt inter gentes, et didicerunt opera eorum (1). Pourquoi l'Eglise, dès sa naissance, ne voulait-elle pas que dans le christianisme on contractât aucun mariage avec les infidèles? car voila comment saint Jérôme entend ces paroles de saint Paul : Nolite jugum ducere cum infidelibus (2). C'est qu'elle considérait le danger où de tels engagements mettraient la foi des chrétiens. Et pourquoi Jésus-Christ lui a-t-il donné un pouvoir qui semble renverser tout le droit humain? Rendez-vous, s'il vous plaît, attentifs : ceci vous surprendra; mais je D'avance rien qui ne soit fondé sur l'Ecriture et sur les sacrés canons. Pourquoi, dis-je , Jésus-Christ a-t-il donné pouvoir à son Eglise de rendre nul, du moins quant à ses principales obligations, le plus authentique de tous les contrats qui se célèbrent parmi les hommes, un mariage légitime, un mariage solennellement ratifié entre deux païens, dont l'un vient a recevoir le baptême, et l'autre persiste dans son idolâtrie, si ce n'est parce que dans ce mélange de religions, celle du vrai Dieu ne se trouverait pas en sûreté? Quis enim nescit, dit Tertullien, obliterari quotidie fidem commercio infideli? Qui doute que la foi ne s'efface peu à peu par la fréquente communication d'un esprit infidèle? C'est ce que ce docteur si zélé pour l'étroite discipline de l'Eglise représentait quelque temps avant sa mort à sa propre femme, afin de la détourner, selon ses maximes, d'un second mariage; du moins afin de lui faire entendre l'obligation où elle était de ne s'allier jamais avec un païen. Et moi, me servant de la même pensée et l'appliquant à mon sujet, je dis : Quis nescit? Qui doute que la piété de l'âme la plus religieuse ne s'altère par les exemples d'un ami qui vit dans le dérèglement, et qu'on a sans cesse devant les yeux? On est dépositaire de ses sentiments, on l'entend parler, on le voit agir; et insensiblement on s'accoutume à penser comme lui, à parler comme lui, à agir comme lui. Ce n'est pas d'abord sans quelques répugnances et quelques combats; mais enfin ce qui faisait horreur commence à ne plus déplaire, et ensuite plaît tout à fait et entraîne. Quis nescit? Qui doute que la retenue et la sagesse d'une jeune

 

1 Ps., CV, 35. — 2 2 Cor., VI, 14.

 

personne, que sa vertu la plus affermie ne vienne avec le temps à chanceler, et ne reçoive de puissantes atteintes, par ces entrevues particulières et ces privautés où son cœur s'épanche avec un mondain ou une mondaine, qui lui inspirent leurs damnables principes, et qui dans l'espace de quelques mois détruisent tout le fruit d'une sainte éducation et le travail de plusieurs années? De Là cette maxime si universellement reconnue, confirmée par tant de preuves et si commune : Dites-moi qui vous fréquentez, et je vous dirai qui vous êtes.

Quoi qu'il en soit, mon cher auditeur, l'Eglise n'a rien épargné pour empêcher que le commerce des impies ne fût préjudiciable à ses enfants; et de votre part, que faites-vous pour seconder ses soins? Peut-être pensez-vous que la société de cet homme plongé dans la débauche et adonné à son plaisir, est moins à craindre pour vous que celle d'un infidèle; et je prétends au contraire que mille idolâtres conjurés pour vous pervertir et pour vous perdre, ne feront pas la même impression sur vous qu'un libertin avec qui vous êtes uni de connaissance et de compagnie. Job se conserva au milieu des fausses divinités et de ceux qui les adoraient; mais Loth eût succombé dans Sodome et parmi ses concitoyens. Je vais plus loin, et je soutiens même que tous les efforts des démons contre vous ne seraient pas une tentation si dangereuse que la présence et la vue de ce pécheur scandaleux. Mais je vous entends, et par vos mœurs je juge de votre pensée. Vous ne craignez pas ces partisans du vice, parce que vous en êtes peut-être déjà aussi infecté qu'eux; et ils ne peuvent plus vous nuire, parce que vous en avez reçu tout le dommage dont vous étiez menacé. Il fallait bien que l'oracle du Seigneur se vérifiât ainsi : car il se serait trompé, si, vivant et conversant avec des âmes réprouvées, vous vous étiez maintenu dans l'innocence.

Ah! Chrétiens, nous nous étonnons de voir aujourd'hui le siècle si corrompu ; nous ne comprenons pas d'où vient tant de dissolution dans la jeunesse ; nous rougissons pour tant de personnes du sexe, qui ne rougissent de rien ; nous sommes surpris d'entendre les désordres des mariages, qui éclatent tous les jours; nous apprenons avec indignation combien l'impiété règne dans les cours des princes; le dirai-je? nous voyons avec horreur le vice se glisser jusque dans le sanctuaire, et s'attacher au ministre des autels. En voici la source la plus ordinaire : ce sont les sociétés et les conversations

 

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du monde profane. Voilà ce qui sert d'amorce à la cupidité, ce qui allume la passion, ce  qui  fait former les intrigues, ce qui fait réussir les plus abominables entreprises. Voilà ce qui renverse les forts, ce qui infatué les sages, ce qui corrompt les vierges. Réglez les sociétés et les conversations des hommes, et dans peu vous réformerez tous les états. Vous, père, éloignez ce jeune homme de tel autre qu'il recherche avec trop d'assiduité, et vous le verrez toujours marcher dans le bon chemin. Vous, mère, ne recevez plus ou ne rendez plus certaines visites, et cette fille qui vous y accompagne  deviendra  un  modèle  de   vertu. Vous, chrétien, qui que vous puissiez être, rompez avec cet ami, et j'ose presque vous répondre de votre salut. Mais quoi, dites-vous, abandonner un ami ! Oui, il faut le quitter; et fût-ce votre œil, il faudrait l'arracher. Pourquoi entretenir un ami contre vous-même , et quel compte devez-vous faire d'une amitié qui aboutit à votre réprobation? Le Fils de Dieu ne vous a-t-il pas expressément enseigné que quiconque n'aurait pas en haine ses propres parents, son frère et sa sœur, son père même et sa mère, ne serait pas digne de lui : c'est-à-dire que quiconque ne serait pas disposé à se séparer de ses proches, fût-ce un frère ou une sœur, fût-ce un père ou une mère,  dès qu'il en pourrait craindre quelque scandale se rendrait dès lors coupable aux yeux de Dieu, et n'entrerait jamais dans son royaume? Or, si je dois en user ainsi envers les auteurs de ma vie, quand ce sont des obstacles à mon salut, ces faux amis, complices de mes iniquités, ont-ils droit de se plaindre, lorsque, pour me sauver de l'abîme où ils me conduisent, je me détache d'eux et je les renonce ? Et s'ils en raisonnent, s'ils en raillent, s'ils me frappent de leurs mépris, dois-je plutôt les écouter que Dieu même? Non, non, rien ne me doit être cher au préjudice de mon âme; et dès qu'il s'agit d'un aussi grand intérêt que celui-là, Dieu et moi, voilà ce qui me suffit. Tout le reste me devient indifférent.

Cependant, Chrétiens, il y a des sociétés où des engagements nécessaires nous retiennent : et comme Dieu, supposé la nécessité de son être qui l'oblige à demeurer avec les pécheurs, sait en tirer sa gloire, et emploie à leur conversion la présence de sa divinité ; ainsi devons-nous profiter aux impies qui vivent avec nous, et profiter des impies avec qui nous vivons par la nécessité de notre état. Autre obligation , qui va faire le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'est une vérité certaine, Chrétiens: quoique le péché, dans le fond de son être, soit essentiellement une injure faite à  la majesté de Dieu, il ne laisse pas néanmoins de servir à sa grandeur. Dieu ne le souffrirait pas, remarque saint Chrysostome, s'il n'était capable d'y contribuer par sa malice même; et il anéantirait plutôt tous les pécheurs du monde, que d'en voir un seul dont il ne pût tirer quelque tribut de gloire. De ce que l'homme pèche, dit excellemment saint Augustin, il se nuit à soi-même; mais il n'arrête pas l'effet de la bonté divine : Quod facit malas, sibi nocet ; non   bonitati Dei contradicit.   Car Dieu, qui est un admirable ouvrier, se sert avantageusement des défauts de son ouvrage, et il ne les permet que parce qu'il sait bien s'en prévaloir: Illo utique peccatore bene utitur, qui nec eum esse permitteret si illo uti non posset. C'est en cela, poursuit ce saint docteur, qui développe ce point avec toute la solidité possible, c'est en cela, qu'éclate la sagesse du Créateur,  et qu'elle paraît même l'emporter sur la toute-puissance; pense que l'effet de la toute-puissance est de créer les biens, et celui de la sagesse de trouver le bien dans les maux, en les rapportant à Dieu. Or, ce rapport du mal au souverain bien est quelque chose en Dieu de plus merveilleux que la production des êtres créés, qui lui est comme naturelle. Dieu, ajoute le même Père, prend, ce semble, plaisir à faire tout le contraire des impies dans l'usage des choses. Car comme leur iniquité consiste à abuser de ses créatures, qui sont bonnes ; aussi sa justice se fait voir à bien user de leurs volontés, qui sont mauvaises : Quia sicut illorum iniquitas est maie uti bonis operibus ejus, sic illius justitia est bene uti malis operibus   eorum.   Etrange opposition de Dieu et du pécheur! Dieu même, dit encore saint Augustin, quoiqu'il soit  la pureté originaire et primitive, n'est pas pur à l'égard des impies, parce qu'en le blasphémant et en l'outrageant, ils en font tous les jours la matière de l'impureté : Immundis ne Deus quidem ipse mundus est, quem quotidie blasphemant.   Au lieu que le péché,  qui est l'impureté substantielle, se purifie, pour ainsi dire, à l'égard de Dieu, parce qu'il devient le sujet de sa gloire.  Toutes ces pensées sont belles, et dignes de leur auteur.

Mais il n'en demeure pas là. Pour en venir à la preuve, et pour vérifier dans le détail ces propositions générales, voyez, continue-t-il,

 

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mes Frères, comment en effet tout ce qu'il y a sur la terre d'impies, de scandaleux, de réprouvés, concourt admirablement, et malgré les intentions des hommes, à glorifier Dieu. Considérez d'abord tous ceux qui se trouvent privés de la lumière de l'Evangile, et destitués du don de la foi. Jetez les yeux sur les païens idolâtres, sur les hérétiques obstinés, sur les schismatiques rebelles, et sur les Juifs endurcis. Dieu ne les emploie-t-il pas tous à l'exécution de ses plus grands desseins? Nonne utitur gentibus (observez ces paroles, Chrétiens, elles sont tirées du livre de la Vraie Religion), nonne utitur gentibus ad materiam operationis suœ,hœreticis ad probationem doctrinœ  suœ, schismaticis ad documentum stabititaiis suœ, Judœis ad comparationem pulchritudinis suœ ? Ne se sert-il pas des infidèles pour opérer les merveilles de sa grâce, et pour les taire connaître? un monde converti par douze pécheurs, qu'y a-t-il de plus grand et de plus fort pour établir la vérité de notre religion? Ne se sert-il pas des hérétiques pour l'éclaircissement de sa doctrine, et pour nous confirmer dans la vraie créance? Jamais la foi n'a été mieux développée, que lorsqu'elle a été combattue; et rien n'a plus donné lieu à découvrir la vérité, que l'erreur. Ne se sert-il pas des schismatiques comme d'une preuve sensible de la perpétuité et de l'inébranlable fermeté de son Eglise ? malgré la division de sis membres, elle se maintient toujours dans l'intégrité d'un corps parfait, tandis que nous voyons périr et se consumer les factions qui se sont élevées contre notre chef. Et les Juifs, ces restes déplorables du peuple de Dieu, malheureuse postérité d'une nation bien-aimée, ne semblent-ils pas demeurer sur la terre pour servir de témoins à Jésus-Christ, autorisant sa personne par leurs Ecritures, vérifiant ses mystères par leurs prophéties, et relevant son Evangile par la comparaison de la loi? C'est un mauvais grain semé dans le champ de Dieu ; mais admirez en combien de manières il est utile a la gloire de Dieu.

Je dis le même de tous les impies en général : Dieu en sait faire mille usages pour la manifestation de ses divins attributs, et pour le bien commun des hommes. Ce sont les fléaux de sa justice, pour punir les pécheurs; et ce sont les instruments de sa miséricorde, pour éprouver les saints. Quand Jérusalem fut saccagée sous l'empire de Tite, c'était Dieu qui se servait de l'ambition des Romains, pour exercer ses vengeances sur les Juifs. L'ambition des Romains était criminelle, mais les châtiments et les vengeances de Dieu étaient justes. Que faisaient les tyrans et les persécuteurs du. nom chrétien? en voulant détruire les fidèles, ils les multipliaient, ils donnaient des confesseurs à Jésus-Christ, ils remplissaient l'Eglise de martyrs, ils peuplaient le ciel de prédestinés.

Mais avançons. Il est donc vrai que Dieu profite ainsi des pécheurs pour l'augmentation de sa gloire et pour notre salut. Il est vrai que les moyens ne lui manquent jamais, pour se dédommager de l'injure qu'il reçoit de la malice des hommes et du péché, et qu'il la répare par le péché même, et par la malice de ceux qui l'ont commis. Or, voilà encore le modèle que nous devons suivre, si la nécessité de notre état nous engage dans le commerce des impies : du moins, à l'exemple de Dieu, devons-nous en tirer avantage pour nous-mêmes. Nous le pourrons toujours, quand nous ne les aurons pas recherchés, et que nous n'aurons pas dû les éviter. Car de même, dit saint Ambroise, que Dieu trouve dans les pécheurs de quoi rehausser l'éclat de ses infinies perfections, nous y trouverons de quoi acquérir et pratiquer les plus éminentes vertus. En effet, quoi que fasse le pécheur avec qui je vis, si j'ai l'esprit de Dieu, c'est une leçon pour moi et une occasion de me sanctifier. S'il me persécute, il me fournit une matière de patience ; s'il se déclare mon ennemi, il purifie ma charité; s'il méfait souffrir, c'est un sujet de mortification. S'élève-t-il au-dessus de moi par orgueil, il m'apprend à me tenir dans la modestie. Se laisse-t-il emporter à la colère, il met en œuvre ma douceur. Tombe-t-il dans des péchés honteux, il excite ma compassion et mon zèle. Je dis plus, et c'est après saint Grégoire, pape, que je le dis; jamais, dans les règles ordinaires, un juste ne serait parfait ni ne pourrait le devenir, si Dieu, par la disposition de sa providence, ne l'obligeait quelquefois à vivre avec les pécheurs; pourquoi cela? parce que c'est dans cette société et dans ce mélange des bons et des méchants, qu'il doit être dégagé des imperfections humaines : Ipsa quippe malorum societas, purgatio bonorum est. Et comment, demande ce Père, s'exercerait-il dans les grandes vertus, s'il n'y avait des pécheurs dans le monde? En quoi pratiquerait-il cette charité héroïque dont le Fils de Dieu nous a donné l'exemple, et dont il nous a fait un commandement, s'il n'y avait des offenses et des injustices, des médisances et des calomnies à

 

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pardonner? Où serait le mérite de sa persévérance , s'il n'y avait des contradictions à essuyer, des railleries à supporter, des attaques de la part des libertins à soutenir et à repousser?

Rien de plus constant, chrétiens auditeurs : si nous étions aussi zélés que nous le devons être pour notre salut, et si nous voulions faire plus de progrès dans les voies de la piété et de la perfection évangélique, un des plus puissants moyens pour nous portera Dieu serait la présence et la vue de tant de pécheurs que nous avons sans cesse auprès de nous. Quel fonds y trouverions-nous d'une reconnaissance parfaite envers Dieu, puisque c'est par un bienfait spécial de sa grâce que nous avons été préservés des désordres dont nous sommes témoins et dont nous gémissons? Quel motif d'une humilité profonde et d'une continuelle attention sur nous-mêmes, puisque à chaque moment nous y pouvons nous-mêmes tomber; d'une charité respectueuse à l'égard du prochain, puisqu'il est, jusque dans son iniquité, l'exécuteur des arrêts de Dieu, le ministre de Dieu pour nous châtier et nous corriger; d'une pénitence salutaire et d'une pleine soumission, puisque plus nous sommes traversés, plus nous pouvons satisfaire à la justice divine et nous acquitter? Mais qu'arrive-t-il ? c'est que nous renversons tout l'ordre des choses, et que de ces moyens de salut, nous faisons les sujets de notre perte. Le dessein de la Providence est que le commerce des pécheurs nous sanctifie, quand une nécessité indispensable nous y attache, et c'est ce qui nous pervertit: Dieu en tire sa gloire, et nous notre ruine. Il en devient plus saint de cette sainteté extérieure et accidentelle que nous lui souhaitons tous les jours, et nous en devenons plus criminels.

Permettez-moi, Chrétiens, d'ouvrir ici mon cœur, et de vous faire part de mes plus secrets sentiments. Je gémis quand, au tribunal de la pénitence, j'entends un homme du monde se plaindre de sa condition, comme s'il prétendait justifier les égarements de sa vie par l'étroite obligation où il se trouve de demeurer au milieu du siècle corrompu, et d'y entretenir des liaisons qu'il ne peut rompre : quand j'entends une femme déplorer la triste situation où elle se voit, et nie dire que tout le dérèglement de son âme vient d'être engagée par devoir à un mari sans religion, sans frein dans ses passions, sans retenue dans ses débauches. Qu'ai-je là-dessus à leur répondre? je les plains moi-même, non pas de leur état prétendu malheureux, puisque c'est l'état où il a plu à Dieu de les appeler; mais du mauvais usage qu'ils font de leur état, contre les desseins de Dieu qui les y a placés. Je plains cette femme, non pas de ce qu'elle souffre, mais de la manière dont elle souffre ; ne se souvenant pas, ou ne sachant pas que ce mari vicieux est un moyen choisi dans le conseil de la sagesse éternelle, pour l'éprouver et pour la sauver. Or, si cela est, comme la plus solide théologie l'enseigne, n'est-elle pas en effet bien à plaindre de souffrir toutes les incommodités d'une société pénible et fâcheuse et de n'en avoir pas le mérite ; de convertir le remède en poison, et les grâces de Dieu en de perpétuelles occasions de péché?

Mais si j'étais dans un autre état, je travaillerais sans peine à mon salut. Vous le dites, mon cher auditeur, et moi je vous dis qu'en cela vous vous trompez ; car vous ne pourriez travailler à votre salut sans Dieu. Or, Dieu ne veut pas que vous y travailliez ailleurs ni autrement. Voilà la voie qu'il vous a marquée. Mais il est impossible, ajoutez-vous, de résister à tant de mauvais exemples, et de se garantir de leur contagion. Erreur, Chrétiens. Il est impossible quand c'est contre les ordres de Dieu que vous vous jetez dans le péril, quand c'est de vous-mêmes et contre les obligations de votre état; mais dès que c'est pour les intérêts de Dieu, par la vocation de Dieu, selon les vues de Dieu ; dès que c'est selon les règles de la prudence évangélique, et avec les sages précautions qu'elle demande, ce qui serait contagieux pour d'autres ne l'est plus pour vous, et ce qui les précipiterait dans un abîme de corruption peut vous élever à la plus sublime sainteté ; car il est alors de la providence du Seigneur de vous aider, de vous éclairer, de vous fortifier ; et c'est à quoi il ne manque pas. Or, avec le secours île Dieu, avec ses lumières et la force que sa grâce répand dans une âme chrétienne, si vous tenez ferme au milieu des pécheurs, si vous résistez à leurs sollicitations, si vous ne vous laissez ébranler ni par leurs promesses, ni par leurs menaces, ni par leurs flatteries, ni par leurs rebuts ; si, malgré le torrent de l'exemple qui entraîne des millions d'autres, vous demeurez inviolablement attachés aux règles du devoir et à l'observation de la loi, dans les combats que vous avez pour cela à livrer, et par les efforts qu'il vous en coûte, quelles richesses n'amassez-vous pas devant Dieu, et quels progrès ne faites-vous pas dans les voies

 

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de la justice? Le comble de l'iniquité, pour l'impie, selon le témoignage du Prophète, c'est d'être pécheur parmi les justes : In terra sanctorum iniqua gessit (1) ; Il a commis le péché dans la terre des saints. Voilà ce qui redouble sa malice, et ce qui le rend indigne de voir jamais la gloire de Dieu et d'être reçu clans le séjour des bienheureux : Non videbit gloriam Domini (2). Ainsi parlait Isaïe ; et de là, par une conséquence non moins vraie, je conclus que le comble de la sainteté pour le juste, est d'être juste parmi les pécheurs. Moïse, dans la cour d'un prince infidèle, eut toujours, suivant la belle expression de saint Paul, l'Invisible présent à l'esprit, comme s'il l'eût vu des yeux du corps. Saint Louis, sur le trône, ferma les yeux à tout l'éclat des pompes humaines, et dans la licence des armes et le tumulte de la guerre il n'oublia jamais Dieu, et ne se départit jamais de l'obéissance duc à ce premier Maître. Cet homme, lié d'intérêt avec des gens sans foi, sans équité, avares et usurpateurs, a conservé ses mains nettes de toute injustice, et n'a jamais voulu entrer dans leurs criminelles entreprises. Cette femme, dans une famille où Dieu est à peine connu, ne s'est jamais relâchée de ses saintes pratiques ; et, sans égard à tous les discours qu'on lui a fait entendre, à tous les chagrins qu'elle a eu à dévorer, aux mépris qu'on lui a marqués, elle n'a jamais rien perdu de son zèle, ni rien retranché de sis pieuses observances. Voilà ce qui les distingue tous auprès de Dieu ; voilà ce qui donne a leur fidélité un caractère propre et un prix particulier; voilà pourquoi ils recevront cet éloge si glorieux de la bouche de Jésus-Christ, et pourquoi il leur dira ce qu'il dit à ses apôtres : Vos estis qui permansistis mecum in tentationibus (3); Tandis que les autres m'ont abandonné, qu'ils ont trahi ma cause, qu'ils ont outragé mon nom, qu'ils ont violé ma loi , c’est vous, fidèles serviteurs, que j'ai trouvés constants à me suivre. De demeurer avec moi quand il n'y a rien à souffrir pour moi, quand rien ne porte à s'éloigner de moi, quand tout conspire à m'attacher les cœurs et à les attirer a moi, c'est l'effet d'une vertu commune: mais de demeurer avec moi clans la tentation, d'y demeurer lorsqu'il faut remporter pour cela des victoires, et de fréquentes victoires ; d'y demeurer malgré les scandales publics, malgré les contradictions et les traverses , malgré la coutume et tous les respects humains, c'est là que je reconnais une foi vive, un attachement

 

1 Isa., XXVI, 10. — 2 Ibid. — 3 Luc, XXII, 28.

 

solide, un amour pur , une persévérance héroïque ; et c'est aussi à quoi je réserve toutes mes récompenses : Vos estis qui permansistis mecum in tentationibus.

L'auriez-vous cru, Chrétiens, que les pécheurs dussent procurer aux justes de si grands avantages pour le salut? mais apprenez encore comment les justes doivent de leur part contribuer au salut des pécheurs. L'Ecriture, chez le prophète Daniel, nous représente une contestation bien singulière entre deux anges. Ce n'est pas, comme l'a pensé l'abbé Rupert, entre un ange bienheureux et un des esprits réprouvés, mais, selon l'interprétation de tous les Pères, après saint Jérôme, entre deux saints anges, jouissant l'un et l'autre de la même gloire et assistant auprès du trône de Dieu. Le premier (c'est l'ange tutélaire de la Judée) demande que les Hébreux sortent au plus tôt de la Perse, parce qu'ils sont en danger de se corrompre par le commerce des Babyloniens idolâtres ; mais l'ange protecteur de Babylone prie, au contraire, que les Juifs y demeurent, et qu'ils ne quittent point la Perse, parce qu'ils peuvent, par leurs conversations et leurs exemples , édifier les peuples et les convertir à la religion du vrai Dieu. En effet, déjà trois rois de ce grand empire avaient renoncé au culte des idoles pour adorer le Dieu d'Israël, ainsi qu'il est rapporté au livre d'Esdras. Or, que signifiait le combat de ces deux anges? Deux volontés en Dieu, répond saint Grégoire, pape, mais qui, n'étant que conditionnelles, s'accordent parfaitement ensemble , tout opposées qu'elles paraissent : l'une, qui oblige les justes à fuir la compagnie des pécheurs, et c'est ce que nous fait entendre la prière de cet ange qui sollicitait en faveur des Juifs ; l'autre, qui ordonne aux justes de coopérer au salut des pécheurs, lorsqu'ils se trouvent parmi eux et que quelque engagement raisonnable les y arrête ; et c'est en cette vue que l'ange de Perse agissait pour les Babyloniens. Car voilà, chrétiens auditeurs, la grande règle que nous devons suivre. Dieu ne veut pas que sa présence ni la nôtre soient inutiles aux impies ; mais il prétend que nous travaillions à leur conversion. On ne peut douter qu'il n'y donne ses soins ; et comme il ne peut cesser d'être avec les pécheurs, il ne cesse aussi jamais de s'employer à la réformation de leur vie. Il les y invite par ses promesses , il les y engage par ses bienfaits, il les y pousse par ses menaces, il les y force par ses châtiments ; sa sagesse, sa bonté, sa justice, toutes ses perfections divines

 

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y sont occupées ; et ce qui doit vous surprendre, c'est que, connaissant par avance la damnation future et immanquable de plusieurs, il s'applique néanmoins à ceux-là avec la même assiduité que s'il ne prévoyait pas leur malheur. Admirable conduite qui nous sert d'exemple, et qui nous représente une des obligations du christianisme les plus essentielles, et toutefois la moins connue.

Car, comme nous devons, Chrétiens, profiter des pécheurs pour nous-mêmes , nous devons aussi nous-mêmes, selon qu'il dépend de nous et autant qu'il dépend de nous, profiter aux pécheurs. Devoir général, et devoir particulier. Prenez garde : devoir général, qui regarde sans distinction tous les hommes, et que nous impose la loi de la charité. Il n'y a point d'homme, dit le Saint-Esprit, que Dieu n'ait chargé du salut de son prochain : Unicuique mandavit de proximo suo (1); comment cela? parce qu'il n'y a point d'homme à qui Dieu n'ait ordonné d'exercer la charité envers son prochain, selon les nécessités et les occasions. De là cette obligation rigoureuse de soulager le pauvre dans sa misère. Or, si la charité nous oblige de compatir aux misères temporelles du pauvre, combien doit-elle nous engager encore plus fortement à compatir aux misères spirituelles du pécheur ? Si, dans des besoins où il ne s'agit que du corps et d'une vie mortelle, nous ne pouvons néanmoins manquer à notre frère et l'abandonner, sans perdre la charité de Dieu en perdant la charité du prochain, pouvons-nous conserver l'une et l'autre, et satisfaire à l'une et à l'autre, en laissant par notre faute périr des âmes rachetées du sang de Jésus-Christ; en leur refusant des secours qu'il ne tient qu'à nous de leur procurer, et qui pourraient les garantir d'une mort et d'une damnation éternelle ; en négligeant de leur donner des conseils , des avis, des instructions , des exemples, qui les retireraient de leurs égarements, et les remettraient dans les voies d'une bienheureuse immortalité ? Car, entre ces pécheurs, remarque saint Augustin, il y en a que Dieu a prédestinés pour être un jour au nombre de ses amis et de ses saints. Nous ne les connaissons pas et ils ne se connaissent pas eux-mêmes, parce que ces deux cités du ciel et de l'enfer, des réprouvés et des élus , sont maintenant dans un mélange qui nous empêche de les distinguer : mais c'est par cette raison que notre charité doit être universelle, et que nos soins doivent s'étendre à tous, afin

 

1 Eccli., XVII, 12.

 

d'accomplir les desseins de Dieu ; et que ceux en qui il veut opérer, par notre ministère, les merveilles de sa grâce, ne demeurent pas sans assistance, et dépourvus des moyens de salut qu'il leur avait préparés. C'est pourquoi les apôtres exhortaient tant les fidèles à édifier par leur conduite les idolâtres et les païens. C'est pourquoi saint Pierre recommandait si expressément aux gens de bien de se comporter toujours de telle manière , que les pécheurs, témoins de leur vie, se sentissent animés à les imiter, et à servir et glorifier Dieu : Ut ex bonis operibus vos considerantes, glorificent Deum (1). Mais quelle est la fausse maxime dont on se laisse là-dessus prévenir? c'est qu'on se persuade en être quitte pour penser à soi. On dit, comme Gain , lorsque Dieu lui demanda compte d'Abel : Num custos fratris mei sum ego (1)? Suis-je le gardien de mon frère? est-ce à moi de veiller sur celui-ci ou sur celle-là? de quelle autorité suis-je revêtu, et qu'ai-je autre chose à faire, que de bien vivre, et de ne point examiner du reste comment chacun vit? Il est vrai qu'il y a des règles de prudence à observer, et qu'il n'est pas toujours à propos de vouloir, comme les serviteurs de ce maître de l'Evangile, arracher l'ivraie dès qu'on l'aperçoit et de suivre les mouvements impétueux d'un zèle précipité, qui n'a égard ni aux temps, ni aux conjonctures : mais cette prudence, louable lorsqu'elle est bien employée, ne dégénère que trop souvent dans une fausse sagesse, dans une timidité lâche, dans un respect tout humain, dans une indifférence paresseuse, dans une criminelle prévarication.

Devoir particulier, et spécialement propre de certains états. Car, dites-moi, à qui est-ce de corriger un enfant vicieux et emporté par le feu de ses passions, si ce n'est à un père sage et vigilant ; de corriger une fille attachée au monde, et malheureusement engagée dans les intrigues du monde, si ce n'est à une mère soigneuse et régulière ; de corriger des domestiques sujets aux blasphèmes et adonnés à la débauche, si ce n'est à un maître dont ils dépendent, et qui a le pouvoir en main pour réprimer leur libertinage ? A qui est-ce de réformer les abus qui s'introduisent jusque dans l'Eglise de Dieu et parmi le peuple chrétien, si ce n'est à un ministre de Jésus-Christ; de purger une ville des désordres qui y règnent, si ce n'est aux magistrats ; de régler et de sanctionner une cour, si ce n'est au prince? Mais où voyons-nous ce zèle, et comment l'aurions-nous

 

1 1 Petr., II, 12. — 2 Genes., IV, 9.

 

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nous pour les autres, puisque souvent nous ne l'avons pas pour nous-mêmes? Ce qu'il y a de plus étrange, et ce qui doit plus nous confondre, c'est qu'en tonte autre chose, et sur tout autre sujet que celui dont je parle, ce zèle de la correction du prochain ne nous manque pas. Il ne faut que la moindre occasion pour l'exciter jusqu'à la violence. Que ce jeune homme ne prenne pas une certaine éducation selon l'esprit et les manières du siècle; que celle jeune personne ne soit pas assez attentive sur sa démarche, son air, ses ajustements; qu'il y ait eu le plus léger oubli et quelque dérangement dans le service de ce domestique, c'est assez pour faire éclater en reproches les plus aigres et les plus piquants : mais dès qu'il n'y va que de l'intérêt de leur salut, on n'en est point ému, et à peine y daigne-t-on quelquefois penser.

Devoir encore plus particulier pour les libertins eux-mêmes et pour les pécheurs, lorsqu'ils ont eu le bonheur de se reconnaître, et de rentrer dans une vie nouvelle et pénitente. Car, de quoi ils doivent toujours conserver le souvenir, c'est de l'injure qu'ils ont faite à Dieu en le déshonorant par leur péché, et du tort qu'ils ont causé au prochain en le scandalisant. Double vue qui allumait tout le zèle de David; et qu'y a-t-il, mon cher auditeur, de plus efficace et de plus puissant pour réveiller le vôtre et pour ranimer? Si j'avais enlevé à un homme le bien qu'il possédait et qui lui appartenait, je nie condamnerais moi-même à réparer le dommage qu'il aurait reçu. Si je lui avais ravi l'honneur, rien ne me dispenserait de lui en faire la satisfaction convenable. J'ai blessé la majesté de mon Dieu, je l'ai offensé : que dois-je donc épargner désormais pour rétablir sa gloire, et pour la lui rendre tout entière? J'ai, par nies exemples, entraîné mon frère dans le plus grand de tous les malheurs, qui est le péché; je lui ai fait perdre le plus précieux de tous les biens, qui était l'innocence de son âme et la pureté de sa conscience : que ne dois-je donc pas mettre en œuvre pour le retirer de l'abîme où je l'ai conduit, et pour guérir les plaies de son cœur? Que si mes soins ne peuvent plus être utiles à tels et tels que j'ai égarés, et s'ils ne sont plus en état d'en profiter, quel motif pour compenser au moins la perte de ceux-là par la complète d'autant d'autres que l'occasion m'en peut présenter? Or, en voici le moyen exprimé dans ces paroles du Prophète royal, où il nous donne à connaître ce qu'il faisait lui-même, et ce que nous devons faire comme lui : Docebo iniquos vias tuas, et impii ad te convertentur (1) ; Non, Seigneur, s'écriait ce roi pénitent, ce n'est point assez que je revienne à vous; je veux encore y ramener avec moi les pécheurs. Je leur enseignerai vos voies, et je tacherai de les gagner, soit par mes paroles, soit par ma bonne vie. Je ne vous ai pas seulement déshonoré par moi-même, ô mon Dieu! mais par tous ceux que mon exemple a engagés ou confirmés dans leur iniquité. Ce ne sera donc point seulement par moi-même, mais par leur instruction, mais par leur correction , mais par leur conversion, que je travaillerai à vous glorifier. Pour cela, Seigneur, il y aura des précautions à prendre, des moments à étudier, des obstacles à vaincre; mais de tout ce qu'il pourra y avoir de difficultés, rien ne me rebutera, ni rien ne ralentira mon ardeur, parce que je sais que c'est une réparation que je vous dois, et pour la gloire que je vous ai ravie, et pour tant d'âmes que j'ai perverties. Docebo iniquos vias tuas, et impii ad te convertentur. Entrez, Chrétiens, dans ce sentiment. L'ivraie alors se changera pour vous en bon grain; le commerce que vous aurez avec les pécheurs , en leur profitant, vous profitera à vous-mêmes ; vous sauverez vos frères, et vous vous sauverez avec eux; vous amasserez des trésors de grâce pour cette vie, et vous mériterez le bonheur éternel de l'autre, que je vous souhaite, etc.

 

1 Ps., 1, 15.

 

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