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AVERTISSEMENT SUR LE NEUVIÈME TRAITÉ DE SAINT BERNARD.

TRAITÉ DE LA GRACE ET DU LIBRE ARBITRE DE SAINT BERNARD, A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRY.

PRÉFACE.

CHAPITRE I. Pour qu'une bonne œuvre soit méritoire, il faut le concours de la grâce de Dieu et du libre arbitre.

CHAPITRE II. Qu'est-ce que le libre arbitre, ou en quoi consiste la liberté.

CHAPITRE III. On distingue trois sortes de liberté; celle de la nature celle de la grâce et celle de la gloire.

CHAPITRE IV. Quelle est la liberté des rimes saintes après la mort, et quelle est la liberté commune à Dieu et à toute créature raisonnable.

CHAPITRE V, La liberté de la misère ou le libre complaire peut-elle exister en cette vie.

CHAPITRE VI. Pour vouloir le bien, on a absolument besoin de la grâce.

CHAPITRE VII. Les premiers hommes ont-ils connu celle triple liberté dans le paradis terrestre, l'ont-il conservée même après le péché.

CHAPITRE VIII. Le libre arbitre subsiste après le péché.

CHAPITRE IX. L'image et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés, consistent dans cette triple liberté.

CHAPITRE X. C'est Jésus-Christ qui a réparé en nous la ressemblance de l’image de Dieu.

CHAPITRE XI. La grâce, non plus que la tentation, ne déroge en rien au libre arbitre.

CHAPITRE XII. Celui qui nie sa foi, par la crainte des souffrances et de la mort, est-il exempt de péché, ou, en d'autres termes, a-t-il perdu son libre arbitre. Digression au sujet du reniement de saint Pierre,

CHAPITRE XIII. Les mérites de l'homme sont de purs dons de Dieu.

CHAPITRE XIV. Quelle part revient d'un côté à la grâce et de l'autre au libre arbitre dans l'affaire de notre salut.

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AVERTISSEMENT SUR LE NEUVIÈME TRAITÉ DE SAINT BERNARD.

            Saint Bernard composa cet opuscule avant l'année 1128, c'est-à-dire avant la trente-huitième année de son âge. Il y traite de la Grâce et du libre arbitre, et l'écrivit, à la suite d'un entretien qu'il avait eu avec un personnage dont le nom ne nous est pas connu, à qui il avait paru que notre saint Docteur accordait trop à la grâce, comme si après elle, il n'y avait plus rien qui revînt au libre arbitré dans les actes humains. Saint Bernard, dans ce traité, nous montre le libre arbitre en Dieu, dans les anges, et chez l'homme avant et après sa chute et dans la vie bienheureuse, ainsi que la grâce, également avant et depuis la première faute d'Adam. Ce traité est bien court, à ne voir que le nombre de ses pages, mais combien est-il plus substantiel et plus solide, au point de vue de la doctrine, que beaucoup de longs traités que des théologiens ont composés sur ce sujet ! Il est d'un style vigoureux,vif et lumineux, les expressions en sont justes et bien accommodées au sujet, enfin la composition tout entière en est simple, exempte de recherche et naturelle; aussi éloignée de l'enflure que de la maigreur, elle se distingue par le nerf, l'élégance, le goût et le fini, on n'y rencontre aucune de ces expressions triviales, barbares ou incultes qui sentent l'école ; sans être concise, au point de ne laisser couler la doctrine que goutte à goutte, elle n'est pourtant point diffuse et ne se répand point en digressions, comme un fleuve qui quitte ses rives, après avoir rompu ses digues et laissé son lit presque à sec; s'avançant d'un cours toujours également calme et majestueux, elle montre qu'elle sort d'une source intarissable qui n'emprunte point ses eaux ailleurs, mais qui les trouve dans son propre sein, ou plutôt, qui ne les emprunte qu'à Dieu même et à la méditation assidue des saintes Ecritures et particulièrement des écrits du grand Apôtre. Voici en quels termes Geoffroy parle de cet opuscule dans la Vie de saint Bernard, livre III, chapitre VIII : « Veut-on savoir à quel point il fut reconnaissant du don de la grâce que Dieu lui avait accordé, on n'a qu'à lire ses discussions, aussi subtiles que pleines de foi sur la Grâce et le libre arbitre. » II ne faut pas oublier ici ce que saint Bernard dit lui-même de ce traité, dans sa cinquante-deuxième lettre, écrite en 1128, et adressée au cardinal Haimeric. « L'évêque de Chartres, lui dit-il, me demande quelques-uns de mes écrits pour vous les envoyer; je n'ai lien qui me semble digne de votre attention. J'ai publié, depuis peu, un Traité de la grâce et du libre arbitre; je me ferai un plaisir de vous l'envoyer si vous le désirez. » Ce traité était adressé à Guillaume de Saint-Thierry, que saint Bernard affectionnait tout particulièrement, et à qui il dédia aussi son Apologie que nous avons donnée plus haut; il lui adressa également plusieurs lettres. Les plus anciens manuscrits n'ont point la division par chapitres, qu'on ne trouve que dans les manuscrits moins anciens. Il nous a semblé que nous devions conserver la division reçue et connue du public.

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TRAITÉ DE LA GRACE ET DU LIBRE ARBITRE DE SAINT BERNARD, A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRY.

PRÉFACE.

A l'abbé Guillaume de Saint-Thierry, le frère Bernard.

J'ai composé, avec la grâce de Dieu, du mieux que j'ai pu, l'opuscule sur la grâce et le libre arbitre que j'ai commencé à l'occasion que vous savez; mais je crains bien qu'on ne trouve en le lisant que je n'ai pas convenablement traité un sujet si important, ou que je n'ai fait que répéter inutilement ce que plusieurs autres ont écrit avant moi. Aussi, vous prié-je de vouloir bien lire ce travail, avant tout autre personne, et, si vous le voulez bien, de le lire seul, de peur que s'il venait à se répandre, il ne servît plus à montrer la témérité de son auteur qu'à édifier la charité des lecteurs. Si, après cela vous en croyez la publication utile, je vous prierai de vouloir bien prendre la peine, ou de le corriger vous-même, ou de nie le renvoyer pour que je le corrige si vous y remarquez quelque expression un peu obscure, qu'on puisse, dans un sujet aussi difficile, remplacer par une autre plus claire, sans nuire à la brièveté de l'ouvrage, vous ne refuserez point de le corriger pour n'être point privé des récompenses que la sagesse promet en ces termes : « Ceux qui travaillent à me rendre plus claire, auront la vie éternelle (Eccli., XXIV, 34). »

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CHAPITRE I. Pour qu'une bonne œuvre soit méritoire, il faut le concours de la grâce de Dieu et du libre arbitre.

1. Comme je parlais un jour en public, et que je me reconnaissais redevable à Dieu de m'avoir prévenu dans le bien, du progrès que j'y faisais et de l'espérance que j'avais de le conduire à la perfection, un des assistants me dit : Que faites-vous donc ou quelle récompense attendez-vous, si c'est Dieu qui fait tout ? — Où voulez-vous en venir, lui répondis-je ? — Je veux, répliqua-t-il, que vous rapportiez toute la gloire de ce que vous faites à Dieu, qui vous a prévenu avant tout mérite de votre part, qui vous a excité et vous a fait commencer, et, après cela que vous viviez de manière à vous montrer reconnaissant des grâces que vous avez reçues et digne d'en recevoir de nouvelles. — Votre conseil est très-bon, lui repartis-je, mais vous devriez me donner en même temps le pouvoir de le suivre ; car il est plus facile de savoir ce qu'il faut faire que de le faire. Autre chose est d'indiquer le chemin à un aveugle, autre chose de procurer une monture à celui qui est fatigué. Celui qui montre la route ne donne point pour cela au voyageur la force de la parcourir et, pour ce dernier, il y a une très-grande différence entre lui indiquer la voie de manière à ce qu'il ne puisse s'égarer et l'empêcher de tomber en défaillance au milieu du voyage. De même celui qui enseigne le bien ne donne pas toujours le bien qu'il enseigne. Or il y a deux choses qui me sont absolument nécessaires; c'est d'être instruit de ce qui est bien et ensuite d'être aidé à le faire. Un simple mortel peut bien éclairer mon ignorance, mais si l'Apôtre a senti juste : « C'est l'Esprit-Saint qui vient en aide à notre faiblesse (Rom., VIII, 26). » Je vais plus loin encore, celui qui se sert de vos lèvres pour me donner un conseil, doit aussi me donner par son Esprit une aide qui me permette de faire ce que vous me conseillez. Si, grâce à lui, j'ai le bon vouloir, je ne trouve point en moi la force de faire le bien que je veux et je ne puis pas espérer de l'avoir jamais, à moins que celui qui me donne le bon vouloir ne me donne en même temps le bien faire selon ce qui lui plait (Philipp., II, 13). Mais en ce cas, me répondrez-vous, où sont nos mérites à nous et que pouvons-nous espérer? Ecoutez, vous dirai-je : « Ce n'est pas en vue des œuvres bonnes que nous avons faites, mais par un pur acte de miséricorde qu'il nous a sauvés (Tit., III, 5). » En effet, pensez-vous que c'est vous qui êtes l'auteur de vos propres mérites, et que si vous êtes sauvé, ce sera par l'effet de votre justice? Mais vous ne sauriez pas même prononcer le nom du Seigneur Jésus sans un don du Saint-Esprit, car vous n'avez sans doute pas oublié quel est celui qui a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien (Joann., XV, 5), » et encore, « ce n'est le fait ni de celui qui court, ni de celui qui veut, mais c'est l'œuvre de la miséricorde de Dieu (Rom., IX, 10). »

2. Vous répliquerez en me demandant quel est en ce cas le rôle du libre arbitre. Je vous répondrai en deux mots que son rôle, c'est d'être sauvé. En effet, supprimez le libre arbitre et il n'y aura plus rien à sauver, de même que si vous supprimez la grâce, il n'y a plus rien qui sauve; l'un et l'autre sont nécessaires au salut, l'une pour l'opérer, l'autre pour en profiter ou le recevoir; c'est Dieu qui est le principe du salut, mais c'est le libre arbitre qui en est l'objet; nul ne peut sauver si ce n'est Dieu, et nul ne peut être sauvé si ce n'est le libre arbitre ; il n'y a que celui-ci qui puisse recevoir ce que celui-là seul peut donner. Mais le salut ne dépend pas moins du consentement de celui qui le reçoit que de la grâce de celui qui le donne, et c'est ce qui me fait dire que le libre arbitre coopère avec la grâce en consentant, c'est-à-dire en faisant son salut, puisque consentir, pour lui est la même chose que se sauver. Voilà pourquoi il n'y a pas de salut pour les bêtes, elles sont dépourvues d'un libre arbitre qui puisse se conformer à la volonté de celui qui les sauve, se soumettre à ses ordres, croire en ses promesses et lui rendre grâces quand il les a tenues. En effet, il y a une différence entre le consentement de la volonté et l'instinct de la nature. Ce dernier nous est commun avec les êtres dépourvus de raison; tout entier aux appétits de la chair, il ne saurait obéir à l'impulsion de l'esprit et peut-être est-ce lui que l'Apôtre appelle la sagesse de la chair et dont il veut parler sous cet autre nom quand il dit : « La sagesse de la chair est ennemie de Dieu, car elle ne saurait être soumise à la loi de Dieu (Rom., VIII, 6). » Ce qui nous distingue des bêtes avec lesquelles nous avons l'instinct de commun, c'est donc le consentement volontaire, c'est-à-dire la condition d'un esprit libre de ses mouvements, car le consentement volontaire exclut toute pensée de contrainte et de violence. Il est un acte de la volonté, non de la nécessité, qui ne se donne et ne se refuse que par un acte de la volonté; s'il pouvait être contraint et forcé, il ne serait plus volontaire. Là où la volonté manque, il ne peut plus y avoir de consentement, puisque ce consentement est un acte de la volonté; et dès lors qu'il y a consentement, il y a nécessairement volonté. Or qui dit volonté dit liberté; voilà proprement ce que j'entends par libre arbitre.

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CHAPITRE II. Qu'est-ce que le libre arbitre, ou en quoi consiste la liberté.

3. Mais pour mieux faire comprendre ma pensée et pour arriver plus sûrement au but que je me propose, je crois qu'il est nécessaire de reprendre les choses de plus haut. Dans les choses naturelles, on ne saurait confondre ensemble la vie et la force sensitive, ni la force sensitive, l'appétit et le contentement, c'est ce qui ressortira plus clairement encore de la définition de chacune de ces choses. Dans tout être corporel, il y a la vie, c'est-à-dire, un certain mouvement interne et naturel qui n'agit qu'au dedans; il y a la force sensitive, mouvement vital, qui n'agit pas seulement au dedans mais aussi au dehors; enfin, dans l'animal il y a de plus l'appétit naturel; c'est la force du désir qui anime les sens. Le consentement est un acquiescement spontané de la volonté, ou, comme je l'ai dit plus haut, la condition d'un esprit libre de ses mouvements. Quant à la volonté, c'est, dans l'être raisonnable, un mouvement qui préside à la force sensitive et à l'appétit; elle ne va jamais sans la raison, attendu que la raison est comme sa compagne et sa suivante, en sorte que, si elle n'agit pas toujours selon la raison elle n'agit jamais sans elle, et que même elle se sert d'elle pour agir contre elle, empruntant, pour ainsi dire, son ministère pour aller contre ses conseils et ses jugements. Aussi est-il dit que. « les enfants du siècle sont plus Sni habiles dans la conduite de leurs affaires, que ne le sont les enfants de lumière dans les leurs (Luc., XVI, 10), » et encore : « Ils ne sont habiles que pour faire le mal (Jérem., IV, 22. » En effet, nulle créature ne peut être habile et prudente même pour le mal si ce n'est par la raison.

4. La raison est donnée à la volonté, pour l'instruire, non pour la détruire. Or elle la détruirait si elle pouvait lui imposer quelque nécessité que ce fût et l'empêcher de se porter librement au mal en cédant à l’appétit c'est-à-dire à l'esprit mauvais, d'être animale, et de ne concevoir point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu; ou si elle pouvait l'empêcher de se porter au bien en obéissant à l'impulsion de la grâce, d'être spirituelle, et de juger de tout sans être elle-même jugée par personne. Si, dis-je, la raison empêchait la volonté d'agir dans l'un ou dans l'autre sens, la volonté ne serait plus la volonté, elle aurait cessé d'être, car où il y a nécessité, il n'y a point de volonté. D'où il suit que, si une créature raisonnable faisait par nécessité et sans le consentement de sa propre volonté quelque chose de juste ou d'injuste (a), elle ne saurait, à aucun

a Il y a ici entre les manuscrits que nous avons sous les yeux et les différentes éditions des œuvres de saint Bernard, une légère variante qui ne touche en aucune façon au sens général de ce passage.

titre, en être heureuse ou malheureuse, puisqu'elle manquerait y précisément de ce qui, en elle, serait seul capable de bonheur ou de malheur, la volonté. Quant aux trois choses dont j'ai parlé plus haut, la vie, la force sensitive et l'appétit, elles ne peuvent rendre ni heureux ni malheureux, autrement, il faudrait admettre que les arbres peuvent être heureux ou malheureux, parce qu'ils ont la vie, et que les animaux peuvent l'être aussi, parce qu'ils possèdent de plus les deux autres propriétés; or, c'est tout à fait impossible. Quant à nous, si nous avons la vie de commun avec les arbres; la vie, la force sensitive et l'appétit avec les animaux, nous nous distinguons des uns et des autres par la volonté. Or, comme c'est le consentement de la volonté, mais le consentement libre et volontaire, qui nous rend justes ou pécheurs, c'est également lui qui fait que nous sommes heureux ou malheureux. Il suit de là que ce consentement même, tant à cause de l'inamissible liberté de la volonté, qu'à cause du jugement inévitable de la raison; qu'il porte partout et toujours avec lui, peut, ce me semble, être appelé avec raison, libre arbitre, car il est libre par le fait de la volonté, et arbitre par celui de la raison. Il est bien juste d'ailleurs que la liberté n'aille point sans le jugement; de cette manière, la liberté se juge elle-même dès qu'elle pèche, et le jugement consiste précisément pour elle à souffrir, après soli péché, ce qu'elle ne voudrait point souffrir, attendu qu'elle ne pèche que parce qu'elle le veut bien.

5. D'ailleurs, comment pourrait-on imputer justement le bien ou le mal à celui qui n'aurait pas conscience de sa liberté, puisque la nécessité détruit le bien et le mal? Or, il est certain, que là où il y a nécessité, il n'y a point liberté, et que là où il n'y a pas liberté, il ne saurait conséquemment y avoir ni mérite, Di jugement, ce qui toutefois ne s'applique point au péché originel qui a une autre cause que notre liberté. Tout ce qui n'est point fait avec la liberté d'un consentement volontaire, est indubitablement destitué de tout mérité, et par conséquent, ne saurait être sujet à jugement, d'où il suit que dans l'homme tout, à l'exception de la volonté, est exempt de mérite et de jugement, puisqu'il n'y a que la volonté de libre en lui. La vie, les sens, l'appétit, la mémoire, l'intelligence et le reste sont soumis à la nécessité, précisément en raison même de ce qu'ils ne le sont point entièrement la volonté. Quant à la volonté elle-même, il est impossible qu'elle obéisse a une autre qu'elle-même; car elle ne saurait point ne pas vouloir quand elle veut ou vouloir quand elle ne veut pas, et il est également impossible qu'elle aille jamais sans la liberté. Il est vrai qu'elle peut changer mais ce n'est toujours que pour vouloir autre chose, en sorte qu'elle ne perd jamais sa liberté; la liberté lui est si essentielle qu'elle ne peut la perdre, sans se perdre elle-même. S'il peut se voir un homme privé de toute volonté, ou qui veuille sans avoir une volonté, alors on pourra voir aussi une volonté qui ne soit pas libre. De là vient que les actions des fous, des enfants et de ceux qui dorment, ne sont réputées ni bonnes, ni mauvaises ; comme ils n'ont pas l'usage de leur raison, ils n'ont point non plus de volonté propre, et par conséquent, ne sont pas jugés libres. Puis donc que la volonté n'a rien de libre qu'elle-même, il est juste qu'elle ne soit jugée que par elle. Aussi n'y a-t-il ni mérite, ni démérite à avoir une intelligence bornée, une mémoire fragile, des appétits constamment en éveil, des sens obtus ou une vie languissante, attendis que tout cela peut n'être point libre et exister malgré la volonté.

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CHAPITRE III. On distingue trois sortes de liberté; celle de la nature celle de la grâce et celle de la gloire.

6. Puis donc qu'il n'y a que la volonté qui, à cause de la liberté qui lui est essentielle, ne peut "être amenée ni par la violence, ni par quelque nécessité que ce soit, à se mettre en opposition avec elle-même, ou à vouloir quelque chose malgré elle, il s'ensuit que c'est elle qui fait qu'une créature est juste ou injuste, digne et capable d'être heureuse ou malheureuse, selon qu'elle consent à la justice ou à l'injustice. Voilà pourquoi on appelle, communément et avec raison, libre arbitre, ce consentement libre et volontaire, de qui seul dépend, comme je l'ai dit plus haut, tout jugement en ce qui le concerne; le mot libre a rapport à la volonté et le mot arbitre, à la raison. Mais s'il est libre, sa liberté n'est pas du genre de celle dont l'Apôtre a dit : « Là où est l'esprit du Seigneur; là aussi est la liberté (II Corinth., III, 17); » car cette dernière liberté consiste dans l'affranchissement du péché, comme il est dit ailleurs : « Quand vous étiez esclaves du péché; vous étiez libres de la servitude de la justice... Mais à présent, étant affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu, le fruit que vous retirez de cet état, est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rom., VI, 18 et seq.). » Quel homme, dans sa chair de péché, peut se dire libre du péché? Ce n'est donc pas de cette liberté-là qu'est venu d le nom de libre arbitre. Mais il y a encore une autre liberté qui est l'affranchissement de la misère dont l'Apôtre parle en ces termes : « La créature sera elle-même un jour délivrée de cet asservissement à la corruption où elle est à présent, pour entrer dans la liberté et dans la gloire des enfants de Dieu (Rom., VIII, 21): » Mais est-il quelqu'un dans cette vie mortelle qui prétende jouir de cette liberté? Ce n'est donc pas non plus de cette liberté que le libre arbitre tire son nom. Mais il y en a une autre qui me semble plus en rapport avec lui, et qu'on peut appeler la liberté, l'affranchissement de tolite nécessité, il n'est en effet rien qui soit contraire au volontaire, comme ce qui vient de la nécessité, car ce qui vient de la nécessité ne vient pas de la volonté, et réciproquement.

7. Il y a donc, comme nous avons pu le voir, trois sortes de libertés. On peut être libre du péché, de la misère et de la nécessité; nous sommes libres de la nécessité par la nature, du péché par la grâce et de la misère dans la céleste patrie. Nous appellerons la première, liberté naturelle; la seconde, liberté de la grâce, et la troisième, liberté de la vie ou de la gloire. En effet, nous avons commencé, nobles créatures de Dieu que nous sommes, par être créés. En premier lieu, nous avons été créés, nobles créatures en Dieu, pour avoir une volonté libre et une liberté volontaire; en second lieu, nous avons été refaits à l'innocence, créatures nouvelles en Jésus-Christ, et en troisième lieu, nous avons été élevés à la gloire, créatures parfaites dans l'Esprit. Ainsi; la première de ces libertés est un titre d'honneur, la seconde une source de force, et la troisième le comble du bonheur ; par la première, en effet, nous l'emportons sur tous les autres animaux; Par la seconde, nous vainquons la chair, et par la troisième , nous triomphons de la mort même, et de même que parme Dieu a mis sous nos pieds les brebis, les boeufs et tous les animaux sauvages, par la seconde il a plié et mis sous nos pieds toutes les bêtes spirituelles de l'air, dont il a été dit: « Ne livrez pas, Seigneur, à ces méchantes bêtes, les âmes de ceux qui s'occupent à vous louer (Psalm. LXXIII, 19), » et par la troisième, il nous mettra nous-mêmes sous nos propres pieds en nous faisant triompher de la corruption et de la mort; le jour où notre dernière ennemie, la mort, sera détruite, et où nous entrerons dans la liberté et dans la gloire des enfants de Dieu, dans cette liberté, dis-je, dont Jésus-Christ nous fera libres, lorsque dans son royaume il nous donnera à Dieu son Père. Je crois que c'est de cette liberté-là et de la liberté du péché qu'il parlait quand il disait aux Juifs : « Si le Fils vous délivre vous serez véritablement libres (Joan., VIII, 36). » En s'exprimant ainsi, il voulait indiquer que le libre arbitre avait besoin d'un libérateur, j'en conviens, non pas pour être affranchi de la nécessité que, en tant que volonté (a), il ne saurait connaître, mais du péché dans lequel il était aussi librement que volontairement tombé, et de la peine que son imprudente lui a fait encourir et qu'il ne supportait qu'à regret. Or il ne pouvait être affranchi de ce double mal que par celui qui seul est libre entre les morts, c'est-à-dire qui seul est libre du péché au milieu des pécheurs.

8. De tous les enfants d'Adam, il n'y en a qu'un qui puisse revendiquer

a On remarque en cet endroit, dans plusieurs éditions et dans quelques manuscrits, une différence de leçon leu importante ; nous donnons celle qui nous a paru la meilleure.

pour lui l'affranchissement du péché, c'est celui qui n'a point commis le péché et des lèvres de qui nulle parole trompeuse n'est jamais sortie. Il fut également libre de notre misère, qui est la peine du péché, sinon en acte du moins en puissance, car personne ne lui a ravi la vie, mais il l'a quittée de lui-même, selon ces paroles du Prophète : « Il n'a été offert en sacrifice que parce que il l'a bien voulu (Isa., LIII, 7) : de même que c'est quand il le voulut qu'il naquit d'une femme, s'assujettit à la loi pour racheter ceux qui étaient sans la loi (Galat., IV, 5). Il fut donc, lui aussi, sous la loi de notre misère, mais il ne s'y trouva que parce qu'il le voulut bien, afin qu'étant seul libre au milieu d'êtres misérables et pécheurs, il brisât le double jour de la misère et du péché qui pesait sur la tête de ses frères. Il eut donc aussi, mais il les eut entières, nos trois libertés; il tient la première de sa double nature divine et humaine, et les deux autres de la puissance divine. Nous verrons plus loin si l'homme, dans le paradis terrestre, posséda les deux dernières de ces trois libertés ; nous verrons aussi comment et à quel point il les posséda.

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CHAPITRE IV. Quelle est la liberté des rimes saintes après la mort, et quelle est la liberté commune à Dieu et à toute créature raisonnable.

9. Or, on ne peut douter que les deux premières libertés soient pleines et parfaites dans les âmes saintes après leur mort, ainsi qu'en Dieu, dans sou Christ et dans les Anges des Cieux. En effet, pour les âmes saintes, comme elles ne sont pas encore réunies à leurs corps, elles sont bien privées de la gloire,. mais elles sont complètement affranchies de toute espèce de misères. Quant à la liberté de nécessité elle appartient au même degré et indistinctement à Dieu et à toute créature raisonnable, bonne ou mauvaise; le péché ni la misère ne la détruisent ni ne la diminuent, et elle n'est ni plus grande (a) dans le juste ni moindre dans le pécheur, ni plus complète dans les Anges que dans les hommes. Ainsi de même que le consentement de la volonté humaine quand il se porte au

a C'est-à-dire, a elle n'est pas plus grande en soi,» comme saint Bernard le dit plus loin, particulièrement au n. 24 où il s'exprime en ces termes: « Ainsi, même après le péché, le libre arbitre demeure tout entier; il est misérable, mais il subsiste tout entier, etc. En effet, le propre du libre arbitre, en tant que libre arbitre, n'est point et n'a jamais été la faculté d'être sage, ce qui, à proprement parler, n'est autre chose que la conversion de la volonté au bien, n. 19, mais seulement la faculté de vouloir. » Au n. 28, saint Bernard, voulant expliquer pourquoi le libre arbitre ne peut ni s'éteindre ni diminuer, dit, c'est parce qu'il semble que c'est en lui plus particulièrement qu'on retrouve imprimées l'image substantielle de l'éternelle et immuable divinité. « Au contraire, dans les deux autres libertés » il semble qu'on ne retrouve »qu'une image superficielle de la sagesse et de la puissance de Dieu. » On peut consulter encore sur ce sujet, le sermon LXXXI, sur le Cantique des cantiques, n. 6 et suivants.

bien par la grâce, fait que l'homme est bon sans cesser d'être libre et libre sans cesser d'être libre et bon, précisément parce que ce consentement est lui-même libre et exempt de toute contrainte; ainsi quand il incline de lui-même au mal, il n'en laissa pas moins l'homme également libre et voulant, c'est-à-dire mauvais par son fait, non par suite d'une contrainte extérieure. Et de même que les Anges et Dieu lui-même sont bons sans cesser d'être libres, c'est-à-dire par le fait de leur volonté propre , non d'une nécessité étrangère, ainsi le diable est tombé librement dais le mal et y persévère par un effet de sa propre volonté, non point d'une impulsion étrangère. Ainsi la Volonté demeure libre lors même que l'esprit a cessé de l'être, et aussi libre clans le mal que dans le bien, quoique plus dans l'ordre, dans le bien que dans le mal; aussi entière à sa façon dans la créature crue dans le créateur, quoique plus puissante en celui-ci qu'en celle-là.

10. On a, il est vrai, l'habitude de se plaindre et de dire; je voudrais bien avoir une bonne volonté, mais je ne puis. Cela n'empêche pas qu'on ne soit libre et ne fait pas que, en ce point, la liberté souffre quelque contrainte ou quelque violence, cela prouve seulement qu'on n'a point cette liberté qui consiste dans l'affranchissement du péché ; en effet, quiconque veut avoir une bonne volonté ne peut vouloir que parce qu'il a une volonté; s'il a une volonté, il a conséquemment la liberté, au moins celle qui consiste dans l'affranchissement de toute nécessité, sinon du péché. En effet, s'il ne peut, quoiqu'il le veuille, avoir une bonne volonté, c'est qu'il sent évidemment qu'il n'a pu cette liberté affranchie du péché par lequel il gémit de voir sa volonté accablée, mais non détruite. Riais d'ailleurs, on ne peut nier que celui qui veut avoir une bonne volonté en ait effectivement une. En effet, ce qu'il veut est un bien; or, on ne peut vouloir le bien, si ce n'est par l'effet d'une bonne volonté, de même qu'il n'y a que par une mauvaise volonté qu'on veut le mal. Lorsque nous voulons le bien, notre volonté est bonne, et quand nous voulons le mal, elle est mauvaise; dans les deux cas il y a volonté et, par conséquent liberté, puisqu'il ne peut y avoir nécessité là où il y a volonté. Si nous ne pouvons faire ce que nous voulons, cela nous fait seulement sentir que notre liberté est en quelque sorte captive du péché, c'est-à-dire qu'elle est malheureuse non pas détruite.

11. C'est donc, à mon sens, de cette liberté seulement qui rend la volonté libre de se juger elle-même bonne, si elle consent au bien et nitre mauvaise si elle consent au mal, attendu qu'elle sent bien qu'elle ne consent à l'un ou à l'autre que parce qu'elle le veut, que le libre arbitre tire son nom : s'il procédait de cette liberté, qui consiste dans l’affranchissement du péché, il vaudrait mieux l'appeler libre conseil que libre arbitre, de même qu'il serait mieux de lui donner le nom de libre complaire, s'il venait de la liberté qui est l'affranchissement de la misère; car qui dit libre arbitre dit jugement. Or s'il appartient au jugement de discerner entre ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, c'est le propre du conseil d’éprouver ce qui est à propos ou ce qui ne l'est point, et du complaire de prononcer sur ce qui plait ou ne plaît pas. Plût au Ciel que nos conseils procédassent, en ce qui nous touche, d'une liberté égale à celle d'où procèdent nos jugements, en ce qui nous concerne, et que, de même que nous sommes exempts de toute contrainte pour discerner, par le jugement, les choses licites de celles qui ne le sont pas, le conseil le fût également en nous, pour nous faire préférer les choses licites compte étant les meilleures, et repousser les illicites comme nuisibles alors, non-seulement nous serions doués de libre arbitre, mais nous le serions évidemment de libre conseil et, par conséquent, nous serions affranchis du péché. Mais qu'arriverait-il s'il n'y avait que ce qui est expédient ou licite qui nous plût? Ne pourrait-on point dire avec raison que nous posséderions aussi alors le libre complaire, puisque dans ce cas nous nous sentirions affranchis de tout ce qui peut nous causer de la peine, c'est-à-dire de toute espèce de misère? Mais comme en réalité il y a bien des choses que le jugement nous présente à faire ou à omettre, mais que détournés de la droite voie du jugement, nous sommes conduits, au contraire, par le conseil à omettre ou à faire, et que d'un autre côté, non contents de ne point accepter volontiers, comme nous plaisant, tout ce que le conseil nous montre de bon et d'utile, nous le regardons au contraire comme étant dur et pénible et pouvons à peine le supporter avec patience, il me semble évident que nous n'avons ni le libre conseil ni le libre complaire.

12. Il reste à savoir si nous en jouissions dans le premier homme, avant son péché, c'est ce que nous examinerons en son lieu. En attendant, nous pouvons être parfaitement assurés que nous en jouirons un jour, quand, avec la grâce de Dieu, nous aurons obtenu ce que nous lui demandons dans cette tarière : « Que votre volonté soit faite sur la terre, comme dans les cieux (Matth., VI, l0). » Ce sera lorsque le libre arbitre, qui maintenant est commun à tous les êtres raisonnables, ainsi que je l'ai dit plus haut, et libre de toute contrainte, sera dans les élus, comme il l'est dès à présent dans les saints anges, affranchi du péché et de la misère, et que nous reconnaîtrons enfin par l'heureuse expérience de cette triple liberté quelle est la volonté de Dieu, ce qui est agréable et de plus parfait à ses yeux. Mais, en attendant qu'il ne en soit ainsi, l'homme ne possède que la liberté de l'arbitre, mais de pleine et entière. Quant à la liberté du conseil, elle n'existe qu'en partie, et encore ne se trouve-t-elle que dans un petit nombre d'hommes spirituels, qui ont crucifié leur chair avec ses vices et toutes ses concupiscences et détruit ainsi le règne du péché dans leur corps mortel. Or, il n'y a que la liberté du conseil qui détruit ce règne, encore ne l'anéantit-elle pas entièrement, car le libre arbitre est toujours captif: et voilà ce que nous demandons tous les jours à Dieu, quand nous disons « Que votre règne arrive (Matth., VI, 40). » Ce règne n'est pas encore entièrement arrivé parmi nous; mais il arrive un peu tous les jours et étend de plus en plus ses frontières, mais seulement dans ceux dont, par la grâce de Dieu, l'homme intérieur se renouvelle tous les jours; car plus le règne de la grâce s'étend, plus la puissance du péché diminue, mais parce qu'il n'a point encore atteint toute son étendue, à cause du corps de mort qui appesantit toujours notre âme, et de l'esclavage où la nécessité d'habiter cette demeure terrestre réduit l'esprit par les nombreuses préoccupations qu'elle lui donne, nous sommes toujours contraints de confesser et de dire: « Nous faisons tous encore beaucoup de fautes (Jacob., III, 2), » ou bien : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (I Joan., I, 8). » Aussi, disons-nous toujours dans la prière : « Que votre règne arrive. » Or non-seulement, ce règne ne pourra jamais être complet en nous, tant que le péché régnera dans ce corps mortel, mais il ne le sera que lorsque le péché n'existera plus et ne pourra plus exister dans notre corps devenu immortel.

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CHAPITRE V, La liberté de la misère ou le libre complaire peut-elle exister en cette vie.

13. Mais que dirons-nous maintenant de la liberté du complaire en cette vie où à chaque jour suffit son n1al, où toute créature soupire et se trouve comme dans le travail de l'enfantement, parce qu'elle est soumise à la vanité malgré elle, où la vie de l'homme n'est qu'une épreuve continuelle, où enfin les hommes, même spirituels, qui ont déjà reçu les prémices de l'esprit, gémissent au fond du cœur et attendent la rédemption de leur corps? Est-ce qu'au milieu de tout cela il y a encore place pour cette sorte de liberté ? Quelle liberté dis-je est laissée à notre complaire, là où la misère semble avoir pris toute la place? L'innocence ou la justice ne sauraient être exemptes de misère comme elles le sont de péché, là où le juste s'écrie encore: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom., VII, 21)?» Ou bien encore : « Mes larmes sont ma nourriture, le jour et la nuit (Psalm. CXLI, 3).» Assurément là où les jours et les nuits se passent dans la tristesse, il n'y a plus place pour le complaire. D'ailleurs, tous ceux mêmes qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ, seront persécutés (II Tim., III, 12) , parce que l'épreuve commence par la maison même de Dieu, ainsi qu'il l'ordonne quand il dit par son Prophète: « commencez par les miens (Ezech., IX, 6). »

14. Si la vertu ne peut jouir de la liberté du complaire, peut-être le vice plus heureux Fat-t-il, au moins en partie, et est-il exempt de misère. Il s'en faut bien ; car ceux qui se réjouissent après avoir mal fait et qui se félicitent des pires choses, ressemblent dans leur joie à des fous qui ont le sourire sur les lèvres: il n'y a point de misère plus misérable qu'une fausse joie. D'ailleurs ce qui semble du bonheur dans ce monde est si bien de la misère et rien que cela, que le sage a dit «Mieux vaut aller dans une maison de deuil que dans une maison de festin (Eccle., VII, 3). » Quant aux saints ils goûtent quelques plaisirs corporels, lorsqu'ils mangent, boivent ou se chauffent, et dans les autres soins qu'ils donnent à leur chair, mais ces sortes de plaisirs ne sont pas tout à fait exempts de misère ? Pour que le pain semble bon, il faut avoir faim; il faut avoir soif pour trouver du plaisir à boire, et quand on est rassasié, non-seulement on ne trouve plus le boire et le manger agréables, mais même ils répugnent. Supprimez la faim et vous ne songerez plus au pain, ôtez la soif et vous ne regarderez pas plus l'eau de la fontaine la plus limpide que celle d'une mare bourbeuse. De même, on ne recherche l'ombre que lorsqu'on souffre de l'ardeur du soleil, et il n'y a que celui qui a froid ou qui se trouve à l'ombre qui aspire après les rayons du soleil. En sorte qu'on ne trouve aucun plaisir dans toutes ces choses, tant qu'on ne commence pas par en sentir un besoin pressant; cela est si vrai que, si on cesse d'en avoir besoin, à l'instant même ce qu'elles semblaient avoir d'agréable devient une source c d'ennui et même de souffrance. Il faut donc reconnaître que de ce côté, tout, dans cette vie, est nuisible; seulement, au milieu des tribulations continuelles et des peines plus graves dont elle est remplie, de plus légères semblent une sorte de consolation (a). Et il arrive quelquefois que, lorsque avec le temps et par le cours des choses, de grandes peines finissent par céder la place à de moindres, il nous semble que c'est comme un moment de trêve dans notre misère, et après avoir endure beaucoup de maux très-grands, nous nous trouvons heureux parce que ceux qui leur ont succédé le sont moins.

15. Toutefois, il faut dire que ceux qui sont ravis en extase dans la contemplation se trouvent affranchis de la misère et peuvent goûter un peu aux douceurs de la félicité du ciel, toutes les fois qu'ils sont ravis en esprit. Il est certain, on ne saurait le nier, que même dans cette chair, ceux qui, à l'exemple de Marie, ont choisi la meilleure part qui ne leur

a Telle est la leçon donnée par deux manuscrits de la Colbertine dans quelques éditions on lit comme si le mot a légères n qui se trouve dans le texte latin; se rapportait à consolations non à tribulations; mais nous croyons la version que nous donnons préférable à l'autre.

sera point ôtée, jouissent du moins quelquefois et comme en passant, de la liberté du complaire. En effet, ceux qui déjà possèdent ce qui ne doit pas leur être ôté, ressentent certainement ce qui doit être un jour, c’est-à-dire la félicité; or la félicité et la misère ne peuvent se trouver ensemble en même temps, d'où il suit que toutes les fois qu'on jouit de l'une, en esprit, on ne saurait souffrir de l'autre; voilà comment il se fait que, dés cette vie même, les contemplatifs, eux seuls, peuvent jouir d'une Certaine façon, de la liberté du complaire, mais il est vrai qu'ils n'en jouissent qu'en partie, en très-faible partie même, et cela fart rarement. Or les âmes saintes jouissent également du libre conseil, et, si elles n'en jouissent qu'en partie, du moins n'est-ce point en petite partie, D'un autre côté, ainsi que nous l'avons vu plus haut, tous les êtres raisonnables jouissent également du libre arbitre qui n'est pas moindre en soi dans les méchants que dans les bons, ni dans cette vie que dans l'autre.

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CHAPITRE VI. Pour vouloir le bien, on a absolument besoin de la grâce.

46. Il me semble avoir suffisamment montré que le libre arbitre est comme captif, tant que les deux autres libertés ne se trouvent point avec lui ou ne se trouvent point complètes; le défaut dont l'apôtre se plaint, en disant : « Il est cause que vous ne faites point ce que vous voulez (Galat., V, 17), » ne nous vient pas d'une autre source; en effet, le libre arbitre nous donne bien le vouloir, mais il ne nous donne pas le pouvoir de faire ce que nous voulons. Je ne dis point qu'il nous donne le vouloir du bien ou du mal, mais simplement qu'il nous donne le vouloir, attendu que, vouloir le bien, c'est progresser; vouloir le mal, c'est décroître. Le simple vouloir au contraire est ce qui progresse ou décroît. Or, le vouloir existe en nous par la grâce de la création et il progresse par celle de la rédemption; mais s'il décroît, c'est à lui-même qu'il le doit. C'est donc par le libre arbitre que nous voulons, et c'est pair la grâce que nous voulons le bien; l'un nous donne le vouloir et l’autre, le bon vouloir. De même que, autre chose est de craindre simplement et de craindre Dieu, d'aimer simplement et d'aimer Dieu, attendu que la crainte et l'amour, pris simplement en eux-mêmes, ne sont autre chose que des affections, tandis que avec ce complément, ce sont des vertus; ainsi est-ce autre chose de vouloir et autre chose de vouloir le bien.

17. Les affections, simplement dites, se trouvent en nous par le fait de la nature, il semble qu'elles sortent de notre propre fonds, ce qui les complète vient de la grâce; il est bien certain en effet que la grâce ne règle pas autre chose que ce que la création nous a donné, en sorte que les vertus ne sont que des affections réglées. Il est écrit de quelques hommes, qu'ils ont tremblé et ont été effrayés, là où il n'y avait pas de crainte (Psalm. XIII, 5), il y avait bien une crainte, mais elle n'était pas réglée, Le Seigneur voulait la régler dans ses disciples, quand il leur disait: « Je vous apprendrai qui vous devez craindre XII, 5), » Et David proposait aussi de la régler quand il s'écriait: « Venez, mes enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur (Psalm, XXXIII, 12), » De même, celui qui disait. « Moi, qui suis la lumière, je suis venu en ce monde; mais les hommes ont mieux aimé les ténèbres que lai lumière (Joan., III, 19), » reprochait aux hommes d'avoir un amour déréglé, Voilà pourquoi l'Épouse des Cantiques s'écrie : « Réglez l'amour en moi (Cant. II, 4). » De même encore, c'était la volonté que Jésus trouvait déréglée dans ses disciples quand il disait: « Vous ne savez ce que vous désirez (Marc., X, 38) ; » mais il leur apprend à replacer leur volonté déréglée dans la droite ligne, quand il leur dit : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai (Ibidem) ? » En parlant ainsi, il ne leur montrait encore que par ses leçons, à régler leur volonté ; il le leur enseigna plus tard, par son propre exemple, lorsque dans sa passion, après avoir prié son Père d'éloigner de lui le calice, il ajoute aussitôt: « Néanmoins qu'il en soit, non comme je le veux, ;nais comme vous le voulez (Matth., XXVI, 39). » Nous avons donc reçu de Dieu, dans la création, la faculté de vouloir, de même que celle de craindre et celle d'aimer, ce qui fait que nous sommes des créatures en général; mais pour ce qui est de vouloir le bien, de craindre et d'aimer Dieu, nous le tenons de la grâce qui nous a visités et a fait de nous des créatures de Dieu.

18. En effet, si, en tant qu'êtres créés doués de liberté et de volonté, nous n'appartenons qu'à nous, nous appartenons à Dieu par la bonne volonté. Or, c'est celui qui l'a faite libre, notre volonté, qui la fait bonne, afin que nous soyons comme les prémices de ses créatures; car il vaudrait mieux pour nous ne pas être que d'être toujours à nous; en effet, ceux qui ont voulu s'appartenir à eux-mêmes, comme des dieux, sachant le bien et le mal, non-seulement se sont appartenus en effet, mais sont tombés au pouvoir du diable. Ainsi c'est par la volonté en tant que libre, que nous sommes nôtres; c'est par elle encore en tant que mauvaise, que nous sommes au diable et c'est toujours par elle mais en tant que bonne, que nous appartenons à Dieu. C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre: « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (II Tim., II, 19), » car, s'il s'adresse à ceux qui ne lui appartiennent pas, il leur dit: « En vérité. je vous déclare que je ne vous connais point (Matth., XXV, 12). » Lorsque par la mauvaise volonté, nous passons au démon, nous cessons, pour ainsi dire en attendant, d'appartenir à Dieu, de même que lorsque, par la bonne volonté nous sommes a Dieu, nous n'appartenons plus au diable, mais ni dans l'un ni dans l'autre cas, nous ne cessons point d'être nôtres; car des deux côtés nous conservons le libre arbitre et, avec lui, la cause de tout mérite, en sorte que c'est toujours justement que nous sommes punis si nous sommes mauvais, puisque étant libres, nous ne devenons mauvais que par le fait de notre propre volonté; c'est justement aussi que nous sommes récompensés si nous sommes bons, puisque nous ne pouvons également l'être que par un acte de notre volonté. Il est bien certain que c'est par le fait de notre volonté que nous devenons esclaves du démon, non point par un acte de sa puissance ; mais ce n'est point par elle, c'est par la grâce que nous nous assujettissons à Dieu. Car on doit dire que si notre volonté est bonne elle est une créature du bon Dieu; mais elle ne sera e parfaite que lorsqu'elle sera parfaitement soumise à son créateur. Loin de moi toutefois la pensée d'attribuer à notre volonté sa perfection et de n'attribuer qu'à Dieu sa création, puisqu'il est incomparablement meilleur d'être parfait que d'être simplement fait et qu'il y aurait de l'impiété à prétendre que Dieu n'a fait en nous que ce qui est moindre, et que nous, nous avons fait ce qui est plus parfait. L'Apôtre, comprenant bien ce qu'il était par la nature et ce qu'il devait attendre de la grâce, disait : « Je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je n'y trouve pas le moyen de l'accomplir (Rom., VII, 18).» Il savait fort bien, en effet, que par le libre arbitre, il avait en lui le vouloir, mais que la grâce lui était nécessaire pour avoir le parfait vouloir; car, si vouloir le mal est une défaillance de la volonté, vouloir le bien est pour elle un progrès, et elle est parfaite quand elle suffit à tout le bien que nous voulons.

19. Ainsi donc, pour que le vouloir qui nous vient du libre arbitre soit parfait, nous avons besoin de deux grâces : d'une première qui nous fasse goûter le bien, ce qui est proprement la conversion de la volonté au bien, et d'une seconde qui nous le fasse pouvoir complètement, ce qui est la confirmation même de la volonté dans le bien. Or la volonté n'est parfaitement tournée, convertie au bien que quand elle ne se complaît plus que dans ce qui est honnête. et permis, et elle est parfaitement confirmée dans le bien quand elle ne manque plus de rien qui lui plaise. Par conséquent, la volonté, pour être parfaite, doit être pleinement bonne et bonnement pleine. En soi, la volonté est deux fois bonne dès le principe; elle est bonne en général par le seul fait de la création, attendu qu'étant l'œuvre d'un Dieu bon elle n'a pu être créée que bonne, comme elle le fut, en effet, d'après ce qui est dit que Dieu vit que tout ce qu'il avait fait était parfaitement bon (Gen., I, 31). Elle est bonne en particulier à cause du libre arbitre par lequel elle est faite à l'image de Celui qui l'a créée. Si aux deux premiers biens de la volonté nous en ajoutons un troisième, la conversion à sou Créateur, on pourra la considérer alors avec juste raison comme parfaitement bonne; bonne en général, bonne en son genre et très-bonne dans son ordination (a); or, par ordination j'entends la conversion complète de la volonté à Dieu, sa sujétion entière, volontaire et dévouée. Mais à cette parfaite justice, est due ou plutôt est jointe la plénitude de la gloire; car ces deus biens se suivent tellement qu'on ne peut posséder la parfaite justice sans la gloire parfaite ; ni la plénitude de la gloire, sans la plénitude de la justice. C'est donc à bon droit qu'une pareille justice ne va pas sans la gloire, puisque la vraie gloire ne peut aller sans une telle justice. Aussi est-ce avec raison qu'il est dit : « Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu'ils en seront pleinement rassasiés (Matth., V, 6).»

20. Ce sont précisément les deux biens dont nous avons parlé plus haut sous le nom de vraie sagesse et de plein pouvoir, en rapportant la sagesse à la justice et le pouvoir à la gloire. J'ajoute les qualificatifs vrai et plein, afin de montrer parle premier que je ne parle point de la sagesse de la chair qui n'est que mort (Rom., VIII, 6), ni de celle qui n'est que folie pour Dieu (I Corinth., III, 19), je veux dire de cette sagesse du monde par laquelle les hommes sont sages à leurs yeux, « mais de cette sagesse qui les rend habiles à mal faire (Jérem., IV, 22).» Par le second qualificatif, je n'entends point parler de ceux dont il est dit: «Les puissants seront fortement tourmentés (Sap., VI, 7). » La vraie sagesse et le plein pouvoir ne se trouvent que là où se rencontrent déjà réunis les deux biens dont j'ai encore parlé plus haut et que j'ai appelés le libre conseil et le libre complaire; et je ne reconnais, pour moi de vrai sage et de vraiment puissant que celui qui, non-seulement a le vouloir en soi, en vertu du libre arbitre; mais encore le parfaire, en sorte qu'il ne puisse ni vouloir ce qui est mal, ni être privé de faire ce qu'il veut. Or le premier dépend du libre conseil, c'est-à-dire de la vraie sagesse, et le second du libre complaire, c'est-à-dire du plein pouvoir. Mais quel est l’homme assez saint et assez grand pour se glorifier d'en être arrivé là? Où et quand en sera-t-il ainsi ? Sera-ce en cette vie? Si cela pouvait être, celui qui en serait arrivé là, serait plus grand que saint Paul lui-même qui s'écriait : « Je ne trouve point en moi le parfaire (Rom., VII, 18). » Adam, du moins, dans le paradis terrestre, a-t-il joui de ce triple bien? S'il en avait joui, jamais il n'en eût été chassé.

a Dans quelques éditions on lit : « son ordination à Dieu; » mais c'est une pure redondance de mots; car la suite du texte rend cette addition complètement superflue.

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CHAPITRE VII. Les premiers hommes ont-ils connu celle triple liberté dans le paradis terrestre, l'ont-il conservée même après le péché.

21. C'est maintenant le lieu d'examiner une question, que nous avons différée jusqu'à présent, à savoir, si, dans le paradis terrestre, les premiers hommes ont joui des trois libertés que nous avons désignées sous le nom de libre arbitre, libre conseil et libre complaire, ou, en d'autres termes, s'ils ont été libres de toute contrainte, de tout péché et de toute misère, ou bien, s'ils n'ont joui que de deux ou même que d'une de ces libertés. Quant à la première liberté, cela ne peut faire une question, pour peu que nous n'ayons point oublié le raisonnement par lequel nous avons clairement établi plus haut qu'elle subsiste également dans les justes et dans les pécheurs; mais pour les autres, il y a véritablement lieu de se demander si Adam les a eues toutes les deux ou s'il n'a eu que l'une d'elles. S'il ne les a possédées ni l'une ni l'autre, qu'a-t-il donc perdu? Car ni après, ni avant son péché, il n'a cessé d'avoir la plus complète liberté de son libre arbitre; et s'il n'a rien perdu, quel châtiment a-ce donc été pour lui d'être chassé du paradis terrestre? Mais, s'il a possédé l'une au moins de ces deux libertés, comment l'a-t-il perdue? Il est bien certain que, du jour qu'il a péché, il n'a plus été libre, pendant sa vie mortelle, ni du péché ni de la misère, et pourtant on ne saurait dire qu'il a pu perdre aucune des trois libertés dont nous avons parlé plus haut, quelle que soit celle qu'il eût reçue, autrement il serait évident qu'il n'a jamais possédé ni la parfaite sagesse, ni le plein pouvoir, dans le sens que nous les avons définis l'une et l'autre, un peu plus haut, puisqu'il aurait pu vouloir quelque chose qu'il n'aurait pas dû, et qu'il aurait reçu ce qu'il n'aurait pas voulu. Ne pourrait-on pas dire qu'il ne les a possédées que d'une certaine façon, non point dans leur plénitude, et qu'ainsi il a pu les perdre? Il est certain que chacune de ces deux libertés a deux degrés, le supérieur et l'inférieur; le premier, dans la liberté de conseil, est de ne pouvoir point pécher, et le second est de pouvoir ne point pécher. De même, le degré supérieur de la liberté de complaire, est de ne pouvoir être troublé, et l'inférieur, de pouvoir ne point être troublé. L'homme a donc reçu, dans sa création, le degré inférieur de chacune de ces deux libertés. Mais il en a été dépouillé par son péché, et, du degré de liberté, qui consistait pour lui à pouvoir ne point pécher, il est tombé au point de ne pouvoir plus ne pas pécher, en perdant ainsi tout ce qu'il avait de liberté de conseil. De même, pour ce qui est du degré qui consistait à pouvoir n'être point troublé; il en est venu à ne pouvoir plus ne pas être troublé en perdant également tout ce qu'il avait de liberté de complaire. Pour châtiment, il ne conserva plus que la liberté d'arbitre, qui ne lui avait servi qu'à perdre les deux autres, et il ne peut la perdre comme les deux dernières. S'étant volontairement fait l'esclave du péché, il était juste qu'il perdît le libre conseil; mais, étant devenu par le péché, débiteur de la mort, comment aurait-il pu conserver la liberté du complaire ?

22. L'homme se priva donc lui-même des deux autres libertés qu'il avait reçues, par l'abus qu'il fit de son libre arbitre: or, il en a abusé en la faisant servir à sa honte, quand elle ne lui avait été donnée que pour I tourner à sa 'gloire, ainsi que l'Ecriture nous l'apprend en disant « L'homme, tandis qu'il était élevé en honneur, n'a pas compris sa gloire; il a été assimilé aux bêtes qui n'ont point de raison, et il leur est devenu semblable (Psalm. XLVIII, 13). » Seul entre tous les êtres animés, l'homme a reçu le pouvoir de pécher, c'est la prérogative de son libre arbitre; mais il ne lui a point été donné pour qu'il péchât, c'était au contraire, pour qu'il acquît plus de gloire, en ne péchant pas quand il pouvait pécher. Qu'y aurait-il eu, en effet, de plus glorieux pour lui que de pouvoir lui appliquer ces paroles de l'Ecriture : «Quel est celui-là et nous le louerons (Eccli., XXXI, 9) ? » Pourquoi ces louanges? « C'est qu'il a fait quelque chose de merveilleux dans sa vie. » Qu'a-t-il donc fait? « Il a pu violer les commandements de Dieu, et il ne les a pas violés; il a pu faire le mal, et il ne l'a point fait. » Or, il eut cette gloire, tant qu'il ne pécha point, et il la perdit en péchant. Mais s'il pécha, c'est qu'il était libre de pécher, et cette liberté ne lui venait point d'ailleurs que de son libre arbitre, qui renferme pour lui la possibilité de pécher. Il ne faut point s'en prendre à celui qui le lui donna; mais à l'homme lui-même, qui fit servir au péché une faculté qu'il n'avait reçue que pour avoir la gloire de ne point pécher; car, s'il est vrai qu'il n'eût point péché, s'il n'avait eu le pouvoir de pécher, ce n'est pourtant point parce ce qu'il a eu ce pouvoir qu'il a péché, mais parce , qu'il a voulu pécher. En effet, quand le diable et ses satellites ont péché, si les autres n'ont point fait comme eux, ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas pu, mais parce ce qu'ils n'ont pas voulu.

23. On ne saurait donc imputer la chute de l'homme par le péché, au pouvoir qu'il avait reçu de pécher, mais au vice de sa volonté. Mais, s'il a pu tomber par un acte de sa volonté, il ne saurait à présent se relever par un acte pareil; car, s'il a été donné à la volonté de pouvoir ne point tomber, il ne lui a pas été donné de pouvoir se relever, une fois tombée. Il n'est pas aussi facile de sortir d'une fosse que d'y choir. L'homme a pu, par sa seule volonté, tomber dans la fosse du péché, mais il ne saurait se relever désormais, par sa seule volonté, puisque le voulût-il, il ne saurait plus même ne plus pécher.

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CHAPITRE VIII. Le libre arbitre subsiste après le péché.

24. Mais quoi? Le libre arbitre est-il détruit parce qu'il ne peut plus ne pas pécher? Nullement, mais il a perdu le libre conseil, en vertu duquel il pouvait jadis ne pas pécher, de même que, si l'infortuné ne peut plus ne pas être troublé désormais, cela vient de ce qu'il a perdu aussi le libre complaire, en vertu duquel il pouvait jadis ne pas être troublé. Le libre arbitre, même depuis le péché d'Adam, demeure donc tout entier, mais il est misérable, et, si l'homme ne peut pas lui-même s'affranchir du péché et de la misère, ce n'est pas une preuve qu'il a perdu tout libre arbitre, mais seulement qu'il est privé des deux autres libertés. En effet, il n'appartient pas et il n'a jamais appartenu au libre arbitre, en tant que tel, de pouvoir (a) ou d'être sage, mais seulement de vouloir; il ne donne à la créature ni le savoir, ni le pouvoir, mais seulement le vouloir, par conséquent, on ne peut le regarder comme perdu que s'il cesse de vouloir, non pas s'il manque de pouvoir ou de savoir, car il n'y a que là où la volonté fait défaut que la liberté périt. Je ne dis pas s'il cesse de vouloir le bien, mais s'il perd toute faculté de vouloir; car on ne saurait nier que, dès l'instant que le bien ne procède plus de la volonté, et que la volonté elle-même a disparu tout entière, le libre arbitre aussi soit mort. S'il est tel qu'il n'y ait que le bien qu'il ne puisse plus vouloir, c'est un signe, non qu'il n'y a plus de libre-arbitre, mais bien qu'il n'y a plus de libre conseil. Si ce n'est pas le vouloir qui lui manque, mais si c'est le pouvoir de faire le bien qu'il veut, c'est la preuve qu'il lui manque le libre complaire, non pas que le libre arbitre a péri. Ainsi donc le libre arbitre suit partout la volonté, à tel point qu'il ne cesse d'exister que là où elle disparaît, mais la volonté elle-même se retrouve aussi bien dans les méchants que dans les bons ; d'où il suit que le libre arbitre existe tout entier dans les pécheurs aussi bien que dans les justes. Et de même que la volonté, pour être dans la misère, ne cesse point d'être la volonté, mais seulement s'appelle et est effectivement une volonté malheureuse, comme il yen a d'heureuses, ainsi aucune adversité, nul malheur ne saurait détruire ni même diminuer le libre arbitre, en tant que libre arbitre.

25. Toutefois, bien que le libre arbitre ne souffre aucune diminution en qui que ce soit, néanmoins il ne saurait, par ses propres forces, remonter du mal au bien, comme il a pu par lui-même tomber du bien

a Telle est la leçon qu'il faut préférer ici ; elle est en rapport avec la pensée qui se retrouve exprimée au n. 19.

dans le mal. Faut-il s'étonner en effet qu'il ne puisse, une fois tombé, se relever lui-même quand on sait que, même lorsqu'il était debout, il n'aurait pu par ses propres forces. s'élever vers le bien, et quand on se voit que, lors même qu'il avait encore avec lui, du moins en partie, les deux autres libertés; il n'a pu, du degré inférieur où il les possédait, arriver à les avoir en un degré supérieur, c'est-à-dire de l'état de pouvoir ne point pécher, et ne point être troublé, en arriver à ne pouvoir plus ni pécher, ni être troublé? S'il n'a pu à l'aide, quelqu'il ait été, des deux autres libertés, s'élever du bien au mieux, à combien plus forte raison, maintenant qu'il en est complètement privé, sera t-il hors d'état de se relever par lui-même, du mal au bien dont il est déchu?

26. L'homme a donc besoin du Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu qui, en tant que sagesse, verse de nouveau dans son âme la vraie sagesse pour lui rendre son libre conseil, et en tant que vertu, lui redonne le plein pouvoir pour réparer son libre complaire, en sorte que devenant d'un côté parfaitement bon il ignore désormais le péché, et d'un autre complètement heureux il ne sent plus rien de contraire à sa volonté. Mais il ne faut espérer cette perfection que dans l'autre vie, alors que ces deux libertés, perdues maintenant pour nous, seront entièrement rendues à notre libre arbitre, non pas de la manière qu'elles se trouvent, dans tout homme juste, si saint qu'il soit ici-bas, non pas même en l'état où les ont possédées nos premiers parents dans le paradis terrestre ; mais comme les anges en jouissent maintenant dans le ciel. Mais en attendant, contentons-nous, dans ce corps de mort et dans ce siècle mauvais, d'une liberté de conseil, qui nous permette de ne point obéir au péché dans la concupiscence et d'une liberté de complaire qui nous exempte de toute crainte fâcheuse pour la justice. Or, ce n'est pas une petite sagesse, dans cette chair de péché et dans ces jours mauvais, que de ne point consentir au mal quoiqu'on ne puisse s'en garantir entièrement; et ce n'est pas non plus un faible pouvoir que de mépriser courageusement l'adversité pour la vérité, bien qu'on n'ait pas encore le bonheur d'y être complètement insensible.

27. En attendant, nous devons apprendre par la liberté de conseil à ne pas abuser de celle du libre arbitre, si nous voulons un jour jouir d'une complète liberté de complaire. C'est certainement ainsi que nous réparerons en nous l'image de Dieu et que par la grâce, nous nous dg mettrons en état de recouvrer cet antique honneur que nous avons perdu par le péché. Bienheureux celui qui entendra dire de soi ces paroles : « Quel est celui-là et nous le louerons? car il a fait des merveilles dans sa vie. Il a pu transgresser les commandements de Dieu et ne les a point transgressés; il a pu faire le mal et ne l'a point fait ( Ecclés., XXXI, 9). »

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CHAPITRE IX. L'image et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés, consistent dans cette triple liberté.

28. le pense que c'est dans ces trois libertés que consistent l'image et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés, en sorte que l'image se retrouve clans le libre arbitre et la ressemblance dans les deux autres libertés. Et peut-être, si le libre arbitre ne souffre ni défaillance ni diminution est-ce parce qu'il semble plus particulièrement avoir reçu l'empreinte de l'image substantielle de l'éternelle et immuable divinité. En effet, s'il a eu un commencement, il ne saurait avoir de fin; il n'est point augmenté par la gloire ou par la sainteté, de même qu'il n'est point diminué par le péché ou par la misère. Parmi les choses qui ne sont point éternelles, en est-il une seule qui ressemble davantage à l'éternité ? Quant aux deux autres libertés, comme elles peuvent non-seulement diminuer mais même se perdre complètement, il semble qu'elles n'ont reçu qu'une sorte de ressemblance de la sagesse et de la puissance en plus de l'image divine. De plus , de même que nous les avons perdues par le péché, nous les avons recouvrées par la grâce, et enfin, tous les jours, les uns plus, les uns moins, nous avançons ou nous reculons dans ces deux libertés; bien plus, nous pouvons les perdre si bien que nous ne puissions même plus les recouvrer, de même qu'il se peut quenous les possédions si bien un jour, qu'il ne nous soit plus possible ni de les perdre ni de les affaiblir.

29. Dans le Paradis terrestre, l'homme ne possédait point cette ressemblance bipartite avec la sagesse et la puissance divines ; au plus haut degré possible, mais à un degré peu éloigné d'être le plus haut. Qu'y a-t-il, en effet, de plus près de la condition d'un être qui ne peut ni pécher ni être troublé, dans laquelle les saints anges (a) sont maintenant affermis, et Dieu s'est toujours trouvé, que de pouvoir ne point pécher et n'être point troublé, comme c'était le partage de l'homme, quand il fut créé? Mais par le péché il est tombé, ou plutôt nous sommes tombés en lui et avec lui, de ce haut degré et par la grâce, nous sommes remontés, sinon au même degré, du moins à un degré un peu moins élevé que le premier. En effet, si nous ne pouvons plus vivre ici-bas absolument exempts de péché ou de misère, du moins nous pouvons, avec l'aide de la grâce, ne nous laisser vaincre ni par le péché ni par la

a Dans quelques éditions, la leçon varie en cet endroit et fait dire à saint Bernard : « les saints et les anges, au lieu de « …les saints anges. » Mais la copulative et manque dans nos trois manuscrits.

misère. Il est écrit : « Quiconque est né de Dieu ne commet point de péché (I Joan., III, 9) ; » Mais cela n'est dit que ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle, en ce sens, non pas qu'ils ne pèchent point du tout, mais que, s'ils pèchent, leur péché ne leur est point imputé, soit parce qu'ils l'ont expié par de dignes fruits de pénitence, soit parce qu'ils l'ont couvert du manteau de la charité (a), selon ce qui est dit: «La charité couvre beaucoup de péchés (I Petr., IV, 8), » et « Bienheureux sont ceux à qui leurs iniquités ont été remises et dont les péchés sont couverts (Psalm., XXXI, 1), » et encore: « Bienheureux est l'homme à qui le Seigneur n'a imputé aucun péché. » Ainsi les anges au premier rang ont le plus haut degré de ressemblance avec Dieu, nous n'avons que le plus bas. Adam en a eu un intermédiaire entre les anges et nous, et le démon n'en a aucun. En effet, il a été donné aux esprits célestes d'être affermis dans un état exempt de tout péché et de toute misère. Adam fut créé exempt de l'un et de l'autre, mais il ne lui a pas été donné de demeurer toujours tel ; quant à nous il ne nous est pas donné le d'être sans misère et sans péché, il ne nous est donné que de ne céder ni à l'un ni à l'autre. Quant au démon et à ses membres, comme ils ne veulent jamais résister au mal, ils ne peuvent jamais non plus échapper à la peine du péché.

30. Ainsi donc, les deux libertés de conseil et de complaire, qui procurent la vraie sagesse et la vraie puissance à toute créature raisonnable, à laquelle Dieu les dispense comme bon lui semble, et varient selon les causes, les lieux et les temps; car, à peine possédées sur la terre, elles le sont pleinement dans les cieux, elles ne l'étaient que faiblement dans le paradis terrestre, et elles ne le sont point du tout dans les enfers. Au contraire, la liberté du libre arbitre n'a pas cessé le moins du monde d'être la même qu'au moment où elle a été créée, et se trouve égale, en tant que telle, dans le ciel ;sur la terre et dans les enfers; aussi est-ce avec raison que les premières ne nous donnent qu'une simple ressemblance avec Dieu, tandis que la dernière imprime en nous son image. Que dans les enfers les deux libertés, qui ont rapport à la ressemblance aient complètement péri, c'est ce dont l'autorité même des saintes Ecritures fait foi. En effet, pour ce qui est du fibre conseil,

a Saint Bernard a déjà enseigné l'amissibilité de la grâce dans son second opuscule, n. 14. Cependant, il dit ici que le péché des prédestinés « est caché dans la charité, » cela ne peut s'entendre que de la charité subséquente qui vient plus tard justifier le pécheur, de même qu'il est lavé par la pénitence. Il y a plus néanmoins, il dit en effet « que le péché des prédestinés est caché dans la charité de Dieu qui les prédestine, » car, dit-il, la charité du Père cache la multitude de leurs fautes, sermon XII, sur le Cantique des cantiques n. 15. Saint Bernard explique encore ce passage d'une autre manière, dans son sermon IV, sur divers sujets où il dit que ces mots, celui qui est né de Dieu ne pèche pas, doivent s'entendre en ce sens qu'il ne persévère pas dans le péché. Voir les notes de la fin du volume sur le premier sermon de la septuagésime.

d'où naît la vraie sagesse, on peut se convaincre qu'il n'existe plus en ce lieu, par ces paroles pleines de clarté : «Faites promptement tout ce que votre main peut faire, parce qu'il n'y aura plus ni œuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans les enfers où vous courez (Ecclés., IX, 10). » Quant à la puissance qui nous vient du libre complaire, voici ce que nous en apprend l'Evangile : « Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures ( Matth., XXII, 13). » Or, due faut-il entendre par ces mots : « Liez-lui les pieds et les mains, » sinon dépouillez-le de tout pouvoir?

31. On me dira peut-être : comment se fait-il qu'il n'y a point de place pour un peu de sagesse, là où tout ce qu'on souffre force à se repentir du mal qu'on a fait? Est-ce qu'on ne saurait se repentir au sein des tourments ou bien le repentir n'est-il point une sorte de sagesse? L'objection serait fondée , s'il n'y avait de puni dans l'enfer que l'œuvre mauvaise et non pas la volonté mauvaise en mène temps. Il est hors de doute que personne, au milieu du châtiment de sa faute, ne se plait à réitérer le mal qu'il a fait, mais si la volonté persévère dans les mauvaises dispositions jusqu'au milieu des tourments, qu'importe qu'elle renonce à l'acte mauvais, si elle ne semble avoir un peu de sagesse, que, parce qu'au sein de l'enfer, il ne lui est plus possible de commettre le péché de luxure? D'ailleurs, il est écrit que « la sagesse n'entrera point dans une âme maligne (Sap., I, 4). » Mais qui nous dit que la volonté continue à être mauvaise jusque dans les châtiments? Cela ressort, entre autres choses, de ce qu'elle ne voudrait point être punie; or la justice veut que ceux qui ont mal fait subissent un châtiment, elle ne veut donc point ce que veut la justice. Quiconque ne veut point ce qui est juste, n'a pas la volonté juste, mais injuste, et par conséquent mauvaise, précisément en ce qu'elle n'est pas d'accord avec la justice. Il y a deux choses qui montrent que la volonté est injuste, c'est lorsqu'elle veut pécher ou que son péché demeure impuni. Quelles preuves de vraie sagesse ou de bonne volonté trouverons-nous donc dans ceux qui ont péché, tant qu'ils ont pu le faire, et voudraient ensuite que leurs fautes demeurassent impunies? Mais soit, ils se repentent d'avoir mal fait, n'est-il pas vrai cependant qu'ils aimeraient mieux pécher encore, si le choix leur en était donné, que de souffrir la peine du péché? Or c'est cela même qui est injuste, inique. Or quand vit-on la volonté, si elle est bonne, préférer ce qui est injuste à ce qui est juste ? D'ailleurs on ne peut dire que ceux qui sont moins fâchés d'avoir vécu selon leur bon plaisir que de ne pouvoir plus vivre ainsi, aient un véritable repentir. Du reste, ce qui se passe au dehors montre assez ce qu'ils sont intérieurement. Tant que leur corps est dans les flammes, il est certain que leur volonté persévère dans le mal, d'où il suit que cette ressemblance, qui ressort de la double liberté de conseil et de complaire, a disparu complètement dans les enfers, tandis que l'image, qui tient au libre arbitre, y subsiste toujours.

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CHAPITRE X. C'est Jésus-Christ qui a réparé en nous la ressemblance de l’image de Dieu.

32. Mais il serait impossible de retrouver nulle part en ce monde cette ressemblance, et elle serait encore souillée et détruite, si la femme dé l'Évangile n'avait allumé son flambeau (Luc, XV. 8), c'est-à-dire si la Sagesse n'avait apparu dans la chair, n'avait balayé la maison de nos vices et recherché la drachme qui y était perdue, c'est-à-dire son image qui est comme ensevelie sous la poussière, privée de son premier éclat et recouverte de la souillure du péché, ne l'avait justifiée après l'avoir retrouvée, n'en avait effacé tout ce qui en dénaturait la ressemblance, pour lui rendre sa première beauté et une gloire égale à celle des saints, ou plutôt pour la refaire en toutes choses à sa propre e ressemblance afin d'accomplir ces paroles de l'Ecriture : « Nous savons que lorsqu'il se montrera dans la gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (I Joan., III, 2). » D'ailleurs, à qui mieux qu'au fils de Dieu cette œuvre pouvait-elle convenir? Etant la splendeur de la gloire (a), et le caractère ou l'image parfaite de sa subsistance et soutenant tout par la puissance de la parole, il se montra et pourvu de tout ce qu'il fallait pour effacer sans peine la difformité de cette image et pour en réparer la faiblesse, d'un côté en dissipant par la splendeur de sa face les ténèbres de nos péchés, et de l'autre en nous rendant forts par la vertu de sa parole contre la tyrannie des démons.

33. La véritable forme à laquelle devait se conformer notre libre arbitre est donc venue sur la terre, parce qu'il fallait pour reprendre sa première forme qu'il fût reformé par celui qui l'avait formé dans le principe. Or, sa forme c'est la sagesse, et sa conformation c'est que l'image fasse dans le corps ce que la forme fait dans l'univers: or « Elle atteint depuis une extrémité du monde jusqu'à l'autre, avec force, et elle dispose tout avec douceur (Sap., VIII, 1.) » Elle atteint dis-je « d'une extrémité à l'autre, » c'est-à-dire du plus haut des cieux au plus bas de la terre, de l'ange le plus élevé au vermisseau le plus humble; mais elle atteint « avec force, » non pas en allant d'un bout du monde à l'autre par un déplacement, une diffusion locale ou seulement par une opération ministérielle sur les créatures qui lui sont soumises, mais par une sorte de force substantiellement présente partout par laquelle

a Le mot « gloire » manque dans plusieurs manuscrits.

il meut, ordonne et administre toutes choses avec une souveraine puissance. Or, il n'est contraint à faire tout cela par aucune nécessité, car u il n'éprouve nulle peine, nulle fatigue dans cette opération, mais il dispose tout avec douceur par sa seule et paisible volonté. Certainement, « il atteint d'une extrémité du monde à l'autre, » c'est-à-dire depuis la naissance de la créature jusqu'au terme qui lui est assigné par le Créateur, soit au terme marqué par la nature, soit à celui auquel sa cause la poussé, soit enfin au terme que lui assigne la grâce. «Il atteint avec force » puisque aucun de ces termes n'est atteint qu'il n'ait été d'avance pré-ordonné par sa toute puissante providence, selon qu'elle le veut.

34. Le libre arbitre devra donc s'efforcer de présider au corps de l'homme, comme la sagesse préside à l'univers entier, « en atteignant, lui aussi, d'un bout jusqu'à l'autre avec force : » c'est-à-dire en commandant avec autorité aux sens et aux membres du corps, de façon à ne pas permettre au péché d'y établir son règne, ni à ses membres de donner des armes à l'iniquité, mais à le contraindre à servir à la justice. Voilà comment l'homme évitera d'être l'esclave du péché puisqu'il ne fera point le péché; délivré ainsi du péché, il commencera à recouvrer la liberté du conseil et à remonter à son rang, en rendant sa véritable ressemblance à l'image de Dieu qu'il porte en soi, et même en la rétablissant dans sa première beauté. Mais qu'il ait soin de faire tout cela avec autant « de douceur » que « de force; » c'est-à-dire, sans tristesse et non pas comme s'il y était contraint par la nécessité, attendu que la nécessité n'est que le commencement, non point la plénitude de la sagesse; mais avec un bon vouloir prompt et gai qui rende le sacrifice acceptable, car Dieu aime que ceux qui lui donnent le fassent de bon cœur (I Corinth., IX, 7). Voilà comment il imitera en tout point la sagesse, puisqu'il résistera avec force au vice et se reposera doucement dans sa conscience.

35. Mais pour cela, nous avons besoin du secours de celui que son S exemple nous engage à suivre. C'est lui en effet qui nous rendra conformes à cette sagesse, nous transformera en la même image et nous fera avancer de clarté en clarté, comme au souffle de l'esprit du Seigneur. Mais si c'est au souffle de l'esprit du Seigneur, ce ne sera plus sous l'impulsion du libre arbitre que nous agirons. Aussi ne faut-il pas s'imaginer que le libre arbitre est appelé ainsi, parce qu'il est doué d'un égal pouvoir et d'une égale facilité pour le bien que pour le mal, puisque, s'il peut tomber par lui-même, il ne peut se relever qu'avec l’aide de l'esprit du Seigneur; autrement ni Dieu, ni au les saints anges, qui sont tellement bons qu'ils ne peuvent plus être mauvais, non plus que les démons, qui ne sauraient plus faire le bien, a tant il sont mauvais, ne seraient doués du libre arbitre. Nous-mêmes, nous devons le perdre après la résurrection, lorsque nous serons comptés sans retour, parmi les méchants. Mais ni Dieu, ni Satan ne sont privés du libre arbitre; attendu que si l'un ne peut être mauvais, cela ne vient pas de faiblesse ou de contrainte, mais d'une ferme volonté et d'une volontaire fermeté dans le bien; et si le démon ne peut respirer que le mal, et, n'est pas parce qu'il y est contraint par une oppression et une violence étrangère, mais parce que sa volonté est obstinée au mal et son obstination dans le mal, volontaire. Par conséquent on peut dire que le libre arbitre est ainsi appelé de ce que soit dans le bien, soit dans le mal il ne fait que sa libre volonté, attendu que personne ne saurait ni être effectivement, ni être appelé soit bon, soit mauvais, s'il n'est doué de volonté. Ce qui fait qu'on le représente comme étant égal pour le bien comme pour le mal, c'est que, dans l'un et dans l'autre sens, il est doué, sinon de la même facilité pour décider son choix, du moins de la même liberté de vouloir (a).

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CHAPITRE XI. La grâce, non plus que la tentation, ne déroge en rien au libre arbitre.

36. C'est une prérogative particulière et tout honorable (b) que toute créature raisonnable tient de son créateur, comme nous l'avons fait remarquer plus haut, de ne dépendre, en quelque sorte, que de soi, et de n'être mauvaise et par conséquent justement condamnée, ou bonne, et par suite sauvée avec justice, que par un acte de sa propre volonté, non point par l'effet d'une nécessité quelconque; de même qu’il ne dépend que de lui-même, et n'est bon que parce qu'il le veut, non pas parce qu'il est contraint de l'être. Je ne veux pas dire qu'il suffit à la créature raisonnable de le vouloir pour être sauvée, mais je dis qu'elle ne le sera jamais, si elle ne veut pas l'être. Il n'est personne en effet qui soit sauvé malgré soi. Ce qu'on lit dans l'Evangile : « Nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire (Joan., VI, 44), » et ailleurs : « Forcez-les d'entrer (Luc, XIV, 23), » n'empêche pas qu'il en soit ainsi; car, quelque soit le nombre de ceux que le Père semble attirer dans sa bonté, ou contraindre à entrer, puisqu'il veut que tout le monde se sauve, cependant il ne juge personne digne du salut, qu'il n'ait voulu se sauver. Il ne se propose point autre chose, quand il nous frappe ou nous effraie, que de nous faire vouloir notre salut, non

a C'est ce qu'on appelle la liberté de puissance ou faculté élective qui tourné avec une égale facilité au bien et au mal; mais dont l'exercice et l'application au bien dépend de la grâce. « En effet, dit saint Bernard (infra, n. 42), ses efforts vers le bien sont vains s'ils ne sont aidés de la grâce et nuls s'ils ne sont excités par elle.

b Deux manuscrits portent : « C'est une prérogative tout honorable et divine. » Un autre manuscrit, celui de Saint-Denis : « C'est dans la chair, une prérogative divine. »

point de nous sauver malgré nous; car, s'il agit de manière à détourner notre volonté du mal pour la porter au bien, il ne fait rien pour nous l'ôter. D'ailleurs, quand nous sommes attirés, ce n'est pas nécessairement malgré nous; en effet, l'homme aveugle ou fatigué se laisse attirer sans peine, et saint Paul ne marchait point malgré lui, quand il suivait ceux qui le conduisaient par la main, à Damas. Enfin, celle-là ne souhaitait-elle pas d'être attirée, quand elle s'écriait avec tact d'ardeur dans le Cantique des cantiques: « Attirez-moi après vous, et je courrai dans l'odeur de vos parfums (Canti., I, 3) ? »

37. D'un autre côté, s'il est écrit quelque part : « Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui l'attire et l'emporte (Jacob, I, 14), » et ailleurs: «Le corps qui se corrompt appesantit l'âme et cette demeure terrestre abat l'esprit, par la multiplicité des soins qui l'agitent (Sap., IX, 15), » et si l'Apôtre dit lui-même: « Je trouve, dans les membres de mon corps, une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et me rend captif sous la loi du péché, qui est dans les membres de mon corps (Rom., VII, 23), » peut-être peut-on penser que tout cela est une contrainte pour la volonté et détruit la liberté; mais la tentation, quelque forte qu'elle se fasse sentir au dedans ou au dehors de nous, n'en laisse pas moins toute son indépendance à notre libre arbitre, en tant que tel, car ce ne sera toujours que de son libre consentement qu'il agira. Pour ce qui est du libre conseil et du libre complaire, il est certain que la concupiscence de la chair et les misères de la vie contribuent à diminuer la liberté de la volonté, mais ne sauraient la rendre mauvaise, qu'elle ne consente au mal. Enfin, quand saint Paul se plaint d'être captif sous la loi du péché (Rom.. VII, 23), on ne saurait douter qu'il parle d'un affaiblissement de liberté dans le libre conseil, car il se glorifie un peu plus haut d'avoir un vouloir sain (Ibid., 20), et d'être libre en très-grande partie pour le bien, car il dit : «Ce n'est pas moi qui le fais, » — Qu'est-ce donc qui vous fait parler ainsi, ô Paul? — « C'est que je consens à la loi de Dieu, et je reconnais qu'elle est bonne, » et, plus loin, « je me plais dans cette loi, selon l'homme intérieur (Ibid., 22). » Tant que son œil est simple et pur, il pense que tout son corps est éclairé. Tant que son consentement est sain, bien qu'il se sente attiré par le péché ou captivé par la misère, il n'hésite pas à se déclarer libre dans le bien; aussi s'écrie-t-il avec confiance : « Maintenant il n'y a plus de condamnation à craindre pour ceux qui sont en Jésus-Christ (Rom., VIII, 1). »

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CHAPITRE XII. Celui qui nie sa foi, par la crainte des souffrances et de la mort, est-il exempt de péché, ou, en d'autres termes, a-t-il perdu son libre arbitre. Digression au sujet du reniement de saint Pierre,

38. Mais recherchons si ceux qui, par la crainte des souffrances ou de la mort, ont été amenés à renier leur foi, au moins de bouche, n'auront pas une excuse, d'après les paroles de l'Apôtre, en ce qu'ils n'ont renié leur foi que de bouche, ou si leur volonté n'a pas pu être contrainte à pécher, et à vouloir ce qu'il est constant qu'elle ne voulait point, et si, par ce moyen, tout libre arbitre n'a point péri en eux. Mais, comme il est impossible qu'on veuille et qu'on ne veuille point la même chose dans le même temps, on se demande à quel titre on doit imputer le mal à celui qui n'a point voulu le mal. Car il n'en est pas du reniement de la foi comme du péché originel, dont est souillé, non-seulement sans qu'il y ait de la volonté, mais le plus ordinairement sans qu'il le sache, tout homme qui n'a pas été régénéré par le baptême. Prenons pour exemple l'Apôtre saint Pierre; il semble en effet qu'il a renié la vérité contre sa propre volonté, puisqu'il se trouvait dans la nécessité ou de la renier ou de mourir. Or, la crainte de la mort la lui a fait renier. Il ne voulait point la renier, mais il voulait encore moins mourir; il la renia donc malgré lui, néanmoins il la renia pour échapper à la mort. S'il a été contraint de dire i de bouche ce qu'il ne voulait pas, il est certain pourtant qu'il n'a pas été contraint de vouloir autre chose que ce qu'il voulait. Sa langue a parlé contre sa volonté, mais sa volonté n'a point été changée ? Que voulait-il en effet? Rien autre chose, sans doute, que ce qu'il était, c'est-à-dire un disciple de Jésus-Christ. Mais que disait-il? « Je ne connais point cet homme (Matth., XXXVI, 73). » Pourquoi cela? C'est parce qu'il voulait échapper à la mort. Quelle faute commit-il en cette circonstance ? Nous voyons que cet apôtre avait deux volontés: l'une, de ne point mourir, complètement innocente; l'autre, tout à fait louable, de se complaire dans le titre de chrétien. En quoi donc a-t-il péché? Est-ce en aimant mieux mentir que de mourir? Très-certainement, c'est en cela n que sa volonté, fut on ne peut plus répréhensible, c'est parce qu'il préféra la vie du corps à celle de l'âme : « Car la bouche qui ment tue l'âme (Sap., I, 11). » Il pécha donc, et ce ne fut pas sans le consentement de sa propre volonté, faible et misérable , j'en conviens , mais complètement libre. Et son péché ne fut pas de mépriser ou de haïr le Christ, mais de s'aimer plus qu'il ne l'aimait lui-même. Or, ce n'est pas la crainte subite de la mort qui poussa sa volonté à cet amour coupable de la vie, elle montra seulement ce qui existait déjà. Il était dans ces dispositions bien auparavant, mais il l'ignorait lui-même, puisque celui pour qui il n'y a rien de caché, lui dit : « Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois (Matth., XXVI, 11. » Ainsi, c'est par cette crainte, dont il fut frappé, que se montra et non pas que naquit cette faiblesse de volonté dans saint Pierre, et qu'on vit combien il s'aimait lui-même et jusqu'à quel point il aimait Jésus-Christ. Ce devint manifeste, pour lui du moins, sinon pour le Seigneur, car celui-ci savait bien auparavant ce qu'il y avait dans son disciple. Comme il aimait Jésus-Christ, on ne saurait nier que sa volonté souffrit violence, pour le faire parler ainsi contre sa pensée; mais, comme il s'aimait aussi lui-même, on ne peut douter qu'il consentit volontairement à parler pour lui. S'il n'avait pas aimé le Christ, ce n'eût pas été malgré lui qu'il l'eût renié, mais s'il ne s'était aimé lui-même plus qu'il aimait Jésus-Christ, il ne l'aurait pas renié. Reconnaissons donc qu'il fut poussé, sinon à changer de volonté, du moins à la cacher, sinon à renoncer à l'amour (a) de Dieu, du moins à se préférer un peu à lui dans son cœur.

39. Mais quoi! Peut-être ce que je viens d'affirmer de la volonté, va-t-il s'écrouler, s'il est prouvé que la volonté est susceptible d'être contrainte. Toutes mes assertions tomberaient en effet, s'il était démontré qu'elle peut être contrainte par tout autre que par elle-même. Mais si la contrainte qu'elle souffre ne vient que d'elle, contraignant d'un côté et contrainte de l'autre, elle retrouve là ce qu'elle perd ici, car la violence à laquelle elle cède, ne provient que d'elle. Or, ce que la volonté souffre par son propre fait, est évidemment le fait de la volonté; mais si c'est le fait de la volonté, ce n'est donc plus celui de la nécessité, c'est donc quelque chose de parfaitement volontaire; non-seulement volontaire, mais libre. D'où il suit que celui qui a été poussé à renier sa foi par sa volonté propre, n'a été contraint que parce qu'il l'a voulu; disons mieux, il n'a point été forcé, mais il a cédé, non pas à une puissance étrangère, mais à sa propre volonté, à cette volonté, dis-je, qui a voulu échapper à la mort à quelque prix que ce fût. Autrement, comment la voix d'une femme de rien aurait-elle pu contraindre une langue sacrée à des paroles coupables, si la maîtresse de cette langue, la volonté n'y avait consenti? Aussi, lorsque dans la suite, revenant de cet amour excessif de sa propre personne, il commença à aimer Jésus-Christ comme il le devait, de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, il n'y eut plus ni menaces, ni supplices qui purent amener sa volonté à consentir que sa langue donnât des armes à l'iniquité; au contraire, se rangeant avec une courageuse audace du côté de la vérité,

a C'est-à-dire à agir contrairement à son amour ; car, comme saint Bernard le dit plus haut : « Son péché ne fut pas de mépriser ou de haïr le Christ; mais de s'aimer plus qu'il ne l'aimait lui-même. »

elle lui fit dire: « Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act., V, 19). »

40. On distingue deux sortes de contraintes, selon que nous sommes forcés ou de faire ou de souffrir quelque chose contre notre propre volonté. La seconde, qu'on peut appeler passive, peut se produire quelquefois en l'absence de tout consentement de la volonté de celui qui la souffre; la contrainte active n'est jamais dans ce cas. Il suit de là que le mal, qui se fait en nous ou qui vient de nous, ne nous est point imputable, s'il se produit malgré nous; mais s'il est fait par nous, il ne peut jamais être exempt de toute faute de la volonté. Nous voulons évidemment tout ce qui n'aurait pas lieu si nous ne le voulions pas. Il y a donc aussi une certaine contrainte active, mais elle n'a point d'excuse à prétendre, puisqu'elle est volontaire. Un chrétien se trouvait forcé de renier le Christ; il ne le fit qu'à regret, mais pourtant il ne le fit que parce qu'il le voulut bien; il voulait en effet éviter à tout prix le glaive dont il était menacé, et c'est la volonté, dominant à l’intérieur, qui lui fit ouvrir la bouche, non pas le glaive qui brillait au-dehors. Le glaive fit voir que telle était sa volonté, mais ne la fit pas telle. C'est donc elle qui se porta au péché, non l’épée qui la contraignit. Aussi, ceux en qui la volonté se trouva saine, purent-ils être mis à mort mais ne purent jamais être pliés au mal. C'est ce qui leur avait été annoncé d'avance en ces termes (a) : «Ils vous feront tout ce qu'ils voudront (Marc., IX); » mais dans le corps, non dans le cœur. Ce n'est pas vous qui ferez ce qu'ils veulent, mais ce sont eux qui le feront, et vous, vous le souffrirez. Ils tortureront vos membres mais ne pourront changer votre volonté; ils feront souffrir votre corps mais ils ne sauront faire quoi que ce soit à votre âme, car si le corps peut être au pouvoir de celui qui le torture, l'âme échappe à ses atteintes. Si elle est faible, ils le verront bien au milieu des tourments, mais ils ne pourront pas la contraindre à l'être, si effectivement elle ne l'est point. Sa faiblesse vient d'elle, mais sa vigueur ne vient pas d'elle; elle ne vient que de l'Esprit de Dieu. Mais elle est rendue saine et vigoureuse, quand elle est renouvelée.

41. Or, selon la doctrine de l'Apôtre, elle est renouvelée, lorsque, contemplant la gloire du Seigneur, elle est transformée en son image même et avance de clarté en clarté, c'est-à-dire, de vertu en vertu, par l'illumination de l'esprit du Seigneur (II Corinth., III, 18). Ce qu'on entend par le libre arbitre, c'est-à-dire, la volonté de l'homme, tient donc le milieu

a Telle est la version des deux manuscrits de Saint-Denis et de Cîteaux et de deux autres encore. Horstius, de son côté, a lu ainsi: « Voilà ce qui a été dit de saint Jean Baptiste : On lui a fait souffrir cc qu'on a voulu. Est-ce à dire que ce fut ce qu'il voulut lui-même ? Ainsi, pour les autres martyrs, on leur fit endurer non ce qu'ils voulurent, mais ce qu'on voulut ; et ce ne fut que dans leurs membres, non point dans leur cœur. On tortura leur corps, mais on ne put changer leur volonté ; on fit souffrir leur chair, mais on ne put changer quoi que ce fût à leur âme. » Cette leçon est également donnée par un manuscrit de la Colbertine.

entre l'esprit de Dieu et l'appétit charnel. Suspendu, pour ainsi dire, au flanc d'une montagne escarpée, il est tellement affaibli par l'appétit charnel que si l'esprit ne vient au secours de sa faiblesse par le moyen a de la grâce, non-seulement il ne pourra s'élever de vertu en vertu jusqu'au sommet de la justice que le Prophète appelle « une montagne de Dieu (Psalm. XXXV, 7) ; » mais même on la verra rouler de vice en vice jusqu'au fond de l'abîme, entraîné en même temps par le poids de s la loi du péché qui se trouve originairement dans ses membres et par l'habitude de sa demeure terrestre enracinée à la longue dans ses affections. L'Ecriture rappelle en deux mots, dans un très-court verset ce double poids qui pèse sur la volonté de l'homme, elle dit en effet « Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins qui l'agitent sans cesse (Sapi., IX, 15). » Si ces deux maux de notre être mortel qui ne sauraient nous nuire tant que notre consentement se retient, nous éprouvent seulement; ils ne sont point une excuse mais une condamnation pour ceux qui ne retiennent point leur consentement; mais dans tous les cas, il n'y a pour nous ni salut ni damnation, tant qu'il n'y a point eu consentement de la part de la volonté, en sorte qu'on ne saurait la trouver contrainte en quelque sens que ce fût.

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CHAPITRE XIII. Les mérites de l'homme sont de purs dons de Dieu.

42. II suit donc de là que ce qui dans la créature est appelé libre arbitre, s'il est damné, l'est justement puisqu'il ne peut être contraint au péché par aucune violence extrinsèque; et que, s'il est sauvé, il ne l'est que par un effet de la miséricorde de Dieu, attendu qu'il est incapable de bien faire par sa propre vertu (a). Je pense bien que le lecteur comprend qu'en tout cela il ne saurait être question du péché originel; mais pour ce qui est du reste, il ne faut point que le libre arbitre cherche ailleurs qu'en soi la cause de sa damnation, puisqu'il ne peut être damné que par sa propre faute, ni dans ses mérites, celle de son salut, attendu qu'il n'en est redevable qu'à la miséricorde de Dieu. Ses efforts pour le bien sont vains, s'ils ne sont aidés de la grâce et nuls, s'ils ne sont produits par elle, ce qui fait dire à l'Ecriture que « l'esprit de l'homme et toutes ses pensées sont portés au mal dès sa jeunesse (Gen., VIII, 21). » Qu'il ne croie donc pas, comme je l'ai dit plus haut,

a Dans quelques manuscrits on lit : « Nulle contrainte ne peut le porter au bien. » Le manuscrit de Saint-Denis porte cette autre leçon . « Il ne peut, en aucune manière, se suffire pour le bien.

que ses mérites viennent de lui, mais qu'il croie plutôt qu'ils descendent du Père des lumières, s'il faut toutefois compter au nombre des dons les plus excellents et des plus parfaits, les mérites qui nous assurent le salut éternel.

43. Or Dieu, notre roi avant tous les siècles, quand il a fait le salut sur la terre, effectivement divisé les dons qu'ils nous a faits en mérites et en récompenses. Il a voulu que les dons qu'il nous fait en cette vie devinssent nos propres mérites par une possession libre, et il a voulu que nous les attendissions de lui, en nous fondant sur ses promesses toutes gratuites, et même que nous fussions en droit de les réclamer comme nous étant dus. Saint Paul parlant des uns et des autres, dit dans un endroit : « Le fruit que vous retirez de l'obéissance que vous devez à Dieu, c'est votre propre sanctification, et la fin sera la vie éternelle (Rom., VI, 22),» et, dans un autre: « Nous aussi, qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, en attendant l'effet de l'adoption divine (Rom., VIII, 23). » Ce qu'il entend par ces prémices de l'Esprit, c'est notre sanctification, c'est-à-dire, les vertus par lesquelles nous sommes, quant à présent, sanctifiés par le Saint-Esprit afin que nous puissions mériter ensuite d'être adoptés. De même, dans l'Evangile, nous voyons qu'il es: fait les mêmes promesses à ceux qui renoncent au siècle, car il est dit: « Ils recevront le centuple et posséderont la vie éternelle (Matth., XIX, 29). » Par conséquent le salut n'est pas l'œuvre du libre arbitre, mais celle du Seigneur, disons mieux, il est lui-même le salut et la voie qui conduit au salut, car s'il dit: « Je suis le salut de mon peuple (Psalm. XXXIV, 3).» Il dit aussi: « C'est moi qui suis la voie (Joann., XIV, 6);» il se fait ainsi la voie quand il est le salut et la vie, afin que nulle chair ne puisse se glorifier. Si donc les biens de la voie sont les mérites, de même que ceux de la patrie sont le salut et la vie, et s'il est vrai, comme David le prétend, que « il n'y a personne qui fasse le bien, personne si ce n'est un .(Psalm. XIII, 2), » celui-là même dont il est dit: « Il n'y a que Dieu qui soit bon (Marc., X, 18), » il s'en suit évidemment que toutes nos bonnes œuvres sont des dons de Dieu, aussi bien que ses récompenses, en sorte que le même Dieu qui se fait notre débiteur pour ni les unes, a commencé par les autres. Toutefois, pour faire ces mérites, il daigne se servir des créatures (a), non pas qu'il en ait besoin, mais pour leur faire du bien par ce moyen, ou pour se servir d'elles dans le bien qu'il veut faire.

44. Ainsi donc Dieu opère le salut de ceux dont les noms sont inscrits au livre de vie, quelquefois par la créature et sans elle, souvent

a Saint Bernard développe admirablement cette pensée dans son cinquième sermon sur le Cantique des cantiques.

par la créature et contre elle, et quelquefois enfin par la créature mais 'avec elle. Les hommes tirent en effet bien des avantages des êtres insensibles et même des créatures sans raison, ce qui me fait dire que ce bien se fait par elles et sans elles, puisque manquant d'intelligence, elles ne sauraient avoir conscience de ce qu'elles font. Il y a aussi beaucoup de bien que Dieu fait à l'homme par des êtres méchants, hommes ou anges, mais comme il se sert d'eux pour cela malgré eux, je dis qu'ils le font contre eux: en effet, s'ils font du bien quand ils voudraient nuire, leur intention perverse leur est nuisible à eux-mêmes autant que leur action est utile aux autres. Quant à ceux par lesquels et avec lesquels je dis que Dieu opère, ce sont les bons anges ou les hommes de bien qui non-seulement .font, mais veulent aussi le bien que Dieu veut. Et, en effet, ceux qui consentent au bien auquel ils coopèrent par leurs actes, partagent avec Dieu le bien qu'il opère par eux. Aussi, Saint Paul, ayant raconté tout le bien que Dieu avait fait par lui, s'écrie-t-il: « Ce n'est pas moi qui l'ai fait, mais la grâce de Dieu qui est avec moi (I Corinth., XV, 10). » Il aurait pu dire «par moi » mais, comme cette manière de parler n'était pas assez forte il a dit : « avec moi, » attendu qu'il ne se regardait pas seulement comme un simple ministre de ce que Dieu avait fait, mais comme un véritablement associé à Dieu dans ses œuvres en vertu de son propre consentement

45. Voyons maintenant, d'après la triple opération de Dieu dont je viens de parler, le mérite qui revient à chaque créature d'après son cons cours. Et d'abord quel peut être le mérite de la créature par laquelle mais sans laquelle Dieu agit? Que peut mériter aussi celle contre laquelle ce qu'il fait est fait? sinon sa colère? et que méritera celle avec laquelle Dieu fait ce qu'il fait, si ce n'est sa grâce? Ainsi, la première ne mérite rien, la seconde démérite et la troisième mérite. En effet les animaux ne sauraient ni mériter ni démériter, en quoique ce soit, pour le bien ou pour le mal qui se fait par eux, attendu qu'ils manquent de ce qu'il faut pour consentir au bien ou au mal ; à plats forte raison en est-il ainsi des pierres qui ne sont pas même douées de la force sensitive. Au contraire le diable et l'homme méchant étant en possession et faisant usage de la raison, méritent à la vérité, mais ne méritent que le châtiment, attendu qu'ils ne veulent pas le bien. Mais Saint Paul, qui annonce de bon cœur l'Evangile de peur de n'en être que le dispensateur s'il le prêche à regret (II Corinth., IX, 17), et tous ceux qui sont dans les mêmes dispositions que lui, peuvent compter avec confiance qu'une couronne de justice leur est réservée: Ainsi Dieu se sert pour le salut de ses élus, des créatures dépourvues de raison et même des créatures insensibles comme on se sert d'un cheval ou d'un instrument dont il ne reste plus vestige nulle part une fois leur œuvre accomplie. Il se sert des créatures raisonnables et mauvaises, ainsi que d'une verge de correction qu'il jette au feu comme un bois inutile quand son fils est corrigé. Enfin, il se sert des anges et des hommes de bonne volonté comme de compagnons de travail et de coopérateurs qu'il doit récompenser abondamment après la victoire. Aussi saint Paul n'hésite-t-il point à prendre pour lui et à donner à ceux qui lui ressemblent, le titre « de coadjuteurs de Dieu (I Corinth., IX). » Ainsi Dieu a la bonté de nous créer des mérites, quand il daigne nous faire faire le bien par lui et avec lui, et nous pouvons nous regarder comme ses coadjuteurs, comme les coopérateurs du Saint-Esprit et croire que nous devenons méritants du royaume des cieux, en nous unissant par le consentement de notre volonté à la volonté même de Dieu.

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CHAPITRE XIV. Quelle part revient d'un côté à la grâce et de l'autre au libre arbitre dans l'affaire de notre salut.

46. Mais quoi! Tout le travail et tout le mérite du libre arbitre ne consistent-ils donc qu'à donner son consentement? Oui certainement, je ne veux point dire pourtant que ce consentement même où réside le mérite, vienne de lui, puisque nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée (II Corinth., III, 5), ce qui est beaucoup moins qu'un bon consentement. Ce n'est pas moi, c'est l'Apôtre même qui le dit et qui attribue à Dieu, non au libre arbitre, tout le bien qui est dans l'homme, c'est-à-dire le penser, le vouloir et le parfaire. Si c'est Dieu qui opère en nous ces trois choses, c'est-à-dire, si c'est lui qui nous fait penser, vouloir et faire le bien, il fait le premier sans nous, le second avec nous et le troisième par nous. Il nous prévient en effet, en nous envoyant la bonne pensée, il nous unit à lui par le consentement du libre arbitre, en changeant notre mauvais vouloir en bon, et en donnant au libre arbitre la faculté (a) de consentir, il se fait au dedans de nous l'ouvrier de l'œuvre dont il semble au dehors que nous sommes les auteurs. Il est hors de doute que nous ne saurions nous prévenir nous-mêmes, puis donc que Dieu ne trouve personne bon dans le principe; il est clair qu'il ne sauve personne, sans avoir commencé par le prévenir. Il est donc évident que le commencement de notre salut vient de Dieu, non de nous, et qu'il ne le fait pas même avec nous. Mais le consentement et l'action, quoiqu'ils ne soient point de nous, ne le font pas, néanmoins sans nous. Doit il

a Quelques manuscrits ajoutent ici : « ou la facilité; » cela vient de ce que la lecture de ce passage a paru douteuse aux anciens copistes.

suit que ni le commencement où nous ne sommes pour rien, ni l'action que trop souvent nous n'accomplissons que par un sentiment de crainte inutile ou par une feinte damnable, mais le consentement seul nous est imputé à mérite. Aussi, quelquefois le bon vouloir tout seul suffit, tandis que les deux autres ne servent de rien, si le bon vouloir fait défaut, je dis qu'elles sont inutiles, non pour celui qui les voit, mais pour celui qui les fait. Ainsi l'intention sert au mérite, l'action à l'exemple, et la pensée qui les prévient l'une et l'autre, ne sert qu'à les réveiller toutes les deux.

47. Il faut donc bien nous garder, quand nous sentons ces choses se faire en nous et avec nous, de les attribuer à notre volonté qui est infirme, ou à quelque nécessité en Dieu, en qui il n'en existe aucune, mais à la grâce seulement dont il est plein. C'est elle qui excite le libre arbitre, quand elle sème en nous de bonnes pensées; c'est elle qui le guérit, lorsqu'elle change son affection, et c'est elle encore qui le fortifie assez pour le conduire à l'accomplissement du bien, c'est elle enfin qui le conserve et l'empêche de défaillir. Or, dans toutes ces opérations, la grâce agit de telle sorte qu'elle commence par prévenir la volonté et qu'ensuite elle l'accompagne toujours; elle ne la prévient que pour en obtenir ensuite la coopération, en sorte que ce que la grâce commence seule, s'accomplit ensuite par elle et par le libre arbitre; ils agissent conjointement, non séparément; ensemble, non pas successivement. La grâce ne fait point une partie de l'œuvre et le libre arbitre, l'autre; ils agissent ensemble, par une opération indivise. Le libre arbitre fait tout et la grâce fait tout aussi; mais de même que la grâce fait tout dans le libre arbitre, ainsi le libre arbitre fait tout par la grâce.

48. Je crois, en parlant ainsi, ne rien dire qui déplaise au lecteur, puisque je ne m'éloigne en rien du sentiment de saint Paul, et que, quelque tour que prenne la discussion, j'en reviens toujours presque aux expressions mêmes de l'Apôtre. En effet, qu'ai-je dit autre chose, sinon ce que saint Paul dit en ces termes : « Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (Rom., IX, 16). » Ce qui ne veut pas dire qu'on puisse vouloir ou courir en vain, mais que celui qui veut et qui court, ne doit point se glorifier en lui-même, mais en celui de qui il a reçu le vouloir et le courir. Aussi ajoute-t-il : « Qu'avez-vous, que vous n'ayez reçu (I Corinth., IV, 7 ) ? » Tu as été créé, tu as été guéri, et tu as été sauvé. Qu'y a-t-il en ces trois choses qui vienne de toi, ô homme? Laquelle des trois n'est point impossible au libre arbitre? Tu ne pouvais évidemment pas te créer toi-même, quand tu n'étais pas; ni te justifier quand tu étais pécheur; ni te ressusciter quand tu étais mort, sans parler encore des autres biens qui te sont nécessaires pour être guéri et qui sont prodigués aux prédestinés. Mais ce que je dis s'applique surtout bien clairement à la première et à la dernière de ces trois choses; quant à la seconde, il n'y a que celui qui ignore que la justice vient de Dieu et ne s'y soumet point, quand il veut rétablir sa propre justice (Rom., X, 3), qui puisse douter de ce que je dis. Eh quoi, en effet, vous reconnaissez la puissance de celui qui vous a sauvé et vous ignorez la justice de celui qui guérit? « Seigneur, guérissez-moi, disait le Prophète et je serai guéri, sauvez-moi et je serai sauvé, parce que vous êtes l'auteur de ma gloire (Jérém., XVII, 14). » Il reconnaissait donc que la justice vient de Dieu, puisqu'il espérait être guéri par lui, en même temps que délivré de la misère; et, à cause de cela, trouvait en lui, non en soi, l'auteur de sa gloire. C'est dans la même pensée que David répétait ces paroles : « Ce n'est pas à nous, non ce n'est point à nous, Seigneur, mais à votre nom qu'il faut rapporter la gloire (Psalm. CXVII, 9) ; » il n'espérait en effet que de Dieu son vêtement de justice et de gloire. Qui donc peut ignores que la justice vient de Dieu? Ce ne peut-être que celui qui se justifie lui-même. Or, quel est l'homme qui se justifie lui-même? C'est celui qui attribue ses mérites à une autre source qu'à la grâce de Dieu. D'ailleurs c'est celui qui a fait le salut qui donne la grâce du salut; oui, je le répète, c'est celui qui donne les mérites, qui a fait ceux à qui il pût les donner. Que rendrais-je donc, au Seigneur, dit le Psalmiste, pour tous les biens — non pas qu'il m'a donnés, mais — qu'il m'a redonnés (Psalm. CXV, 9)? » Il confesse donc que s'il est, et s'il est juste, c'est de Dieu qu'il le tient, car il craint de perdre l'un et l'autre bien, s'il venait à méconnaître ces deux vérités, c'est-à-dire de perdre ce qui le fait juste et de condamner en même temps ce qu'il est. Or, voici ce qu'il trouve à lui rendre à son tour en troisième lieu : « Je prendrai le calice du salut; » le calice du salut n'est autre que le calice du sang du Sauveur. Mais si vous n'avez point en vous de quoi reconnaître les deuxièmes bienfaits de Dieu, dont vous espérez votre salut, il s'écrie : « J'invoquerai le nom de Dieu, » attendu que quiconque l'invoquera sera sauvé!

49. Quiconque pense bien reconnaîtra donc trois opérations, non pas du libre arbitre, mais de la grâce de Dieu en lui. La première est la création; la seconde, la réformation; et la troisième, la consommation. En effet, c'est en Jésus-Christ que nous avons commencé par être créés à la liberté de la volonté; puis c'est par Jésus-Christ que nous avons été réformés dans l'esprit de liberté, et enfin c'est avec Jésus-Christ que nous devons un jour être consommés dans l'état de l'éternité. En effet, ce qui n'existait pas encore a dû (a) être créé dans celui qui existait; ce qui était devenu difforme a du être réformé par la

a Telle est la leçon donnée par nos trois manuscrits : Horstius a lu autrement et donne cette leçon : « ... a dû être créé : ce qui était a dû être réformé par la forme, etc. » Mais cette leçon et cette ponctuation sont fautives.

forme, et enfin les membres ne peuvent être perfectionnés qu'avec le chef, ce qui aura certainement lieu quand nous parviendrons tous à l'état d'homme parfait, à la mesure de l'âge et de la plénitude de Jésus-Christ (Ephes. IV, l3), c'est-à-dire lorsque Jésus-Christ qui est notre vie aura apparu, alors nous apparaîtrons aussi avec lui dans la gloire (Coloss., III, 4). Puis donc que la consommation doit se faire de nous et même en nous, quoique non point par nous, et que la création s'est également faite sans nous, il n'y a que notre réformation qui puisse nous être imputée à mérite, car il n'y a qu'elle qui se fasse avec nous d'une certaine façon par l'effet du consentement de notre volonté. Or cette réformation s'opère par nos jeûnes et par nos veilles, par la continence, par les œuvres de miséricorde et par l'exercice de toutes les autres vertus qui concourent à la rénovation quotidienne de notre homme intérieur; car c'est par elles que notre pensée recourbée vers la terre par les soucis qui s'y rapportent, se relève peu à peu des régions les plus basses vers les supérieures, que notre cœur appesanti par l'amour de la chair se sent renaître à l'amour de l'esprit, que notre mémoire souillée par le souvenir honteux de nos anciennes œuvres, rafraîchie par de bonnes actions qui sont nouvelles peur elle, s'épanouit tous les jours davantage; car c'est dans ces trois choses que notre rénovation intérieure consiste, dans la rectitude de notre intention, dans la pureté de notre affection et dans le souvenir d'une bonne opération qui permet à la mémoire qui en a conscience de s'épanouir.

50. Comme on ne peut douter que toutes ces choses ne soient faites en nous que par l'Esprit de Dieu, il s'ensuit que ce sont des dons de sa grâce, mais, comme elles ne se font qu'avec le consentement de notre volonté, il s'ensuit qu'elles sont autant de mérites pour nous. En effet. « Ce n'est pas vous qui parlez, dit le Seigneur, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (Matth., X, 20), » et, continue l'Apôtre: « Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche (II Corinth. XIII, 3)? » Si c'est Jésus-Christ ou l'Esprit-Saint qui parle par la bouche de saint Paul, ne sont-ce pas eux aussi qui agissent en lui? « Je ne parle point, dit-il, des choses que Jésus-Christ a faites par moi (Rom., XV, I8). » Mais quoi, si c'est Dieu qui parle en saint Paul, si c'est lui aussi qui agit par saint Paul, en sorte que paroles et actes soient de Dieu, non de saint Paul, où donc est le mérite de ce dernier? D'où vient la confiance avec laquelle il s'écrie: « J'ai combattu un bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai conservé ma foi, il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée et que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra un jour (II Tim., IV, 7) ? » Sa confiance dans la couronne qui lui était réservée lui venait-elle de ce que toutes ces choses avaient été faites par son moyen? Mais il y a beaucoup de bien de fait par le moyen des anges et des hommes bons ou mauvais qui ne leur est point réputé à mérite. Ne serait-ce pas plutôt de ce qu'elles ont été accomplies avec lui, c'est-à-dire la le concours de sa bonne volonté? Ce n'est certainement pas pour une autre cause, car il dit: « Si je ne prêche l'Evangile qu'à regret, je ne suis que le dispensateur de ce qui m'a été confié; mais si je le prêche de bon cœur, j'en aurai la gloire (I Corinth., IX, 17). ».

51. Mais si cette volonté même, d'où dépend tout mérite, ne vient pas non plus de saint Paul, à quel titre en ce cas compte-t-il sur la couronne qui lui est réservée et l'appelle-t-il une couronne de justice? Est-ce qu'on serait fondé en droit et en justice à réclamer l'accomplissement d'une promesse toute gratuite? Certainement, car saint Paul dit quelque part: « Je sais à qui je me suis confié, et je suis persuadé qu'il est assez puissant pour me garder mon dépôt (II Tim., 12). » Il nomme la promesse de Dieu, son dépôt; et, parce qu'il s'est fié à cette promesse, il en réclame avec confiance l'accomplissement. Si la promesse est le fait de la miséricorde, son accomplissement est maintenant un acte de justice. La couronne que saint Paul attend, est donc bien une couronne de justice; de justice divine même, non pas d'une justice de Paul. Il est juste, en effet, que Dieu rende ce qu'il doit, or il doit ce qu'il a promis. La justice sur laquelle se fonde l'Apôtre est donc la promesse même de Dieu. S'il voulait mépriser cette justice, pour y substituer la sienne, il ne serait plus soumis à la justice de Dieu, qui pourtant a voulu le faire coopérer avec sa justice, afin de lui faire mériter sa couronne. Or c'est en daignant le faire coopérer aux œuvres auxquelles cette couronne était promise qu'il l'associa à sa justice et le fit mériter sa couronne. Ainsi c'est la volonté qui coopère, et cette coopération lui est imputée à mérite. Si donc la volonté même vient de Dieu, le mérite en vient aussi: Or on ne peut pas douter que le vouloir et le faire arrivent selon qu'il lui plaît. D'où il suit que c'est Dieu qui est l'auteur du mérite, puisque c'est lui qui applique notre volonté à l'œuvre et l'œuvre à la volonté; autrement si nous voulons donner le nom qui leur convient proprement à ce que nous appelons nos mérites, ce ne sont que des germes d'espérance, des aiguillons de la charité, des indices d'une secrète prédestination et des présages de la félicité future, la voie qui conduit au royaume du ciel mais non point la cause qui nous y fait entrer: Enfui, il n'est pas dit que Dieu a glorifié ceux qu'il a trouvés justes, mais ceux-là seuls qu'il a lui-même justifiés (Rom., VIII, 30).

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