LETTRES IV

Précédente Accueil Suivante

Accueil
PRÉLIMINAIRE
AVARICE
LECTURE
FAMINE
COLÈRE
ENVIE
MÉPRIS DU MONDE
DIEU ET LE MAL
SE RÉJOUIR
HUMILITÉ
IVROGNERIE
JEÛNE
PRENEZ GARDE
RICHES
QUARANTE MARTYRS
GORDIUS
PRÉLIMINAIRES
LETTRES I
LETTRES II
LETTRES III
LETTRES IV
HEXAËMÉRON
HEXAËMÉRON I
HEXAËMÉRON II
HEXAËMÉRON III
HEXAËMÉRON IV
HEXAËMÉRON V
HEXAËMÉRON VI
HEXAËMÉRON VII
HEXAËMÉRON VIII
HEXAËMÉRON IX
HEXAËMÉRON X

A L'ÉPOUSE DU GÉNÉRAL ARINTHÉE. CCLXIX—CLXXXVI.
A NECTAIRE. V — CLXXXVIII.
A L'EPOUSE DE NECTAIRE. VI — CLXXXIX.
A UN PÈRE QUI AVAIT PERDU SON FILS ENVOYÉ AUX ECOLES POUR ETUDIER L'ELOQUENCE. CCC-CCI.
A LA VEUVE DE BRISON. CCCII—CCCXLVIII.
A MARTINIEN. LXXIV—CCCLXXIX.
A UN GUERRIER. CVI—CCCCVII.

 

A L'ÉPOUSE DU GÉNÉRAL ARINTHÉE. CCLXIX—CLXXXVI.

 

Arinthée, grand général ,venait de mourir: saint Basile écrit à la veuve à laquelle il offre les plus grands motifs de consolation , en mêle temps qu'il fait un bel éloge de l'illustre époux qu'elle avait eu le malheur de perdre.

 

IL eût été à propos dans l'état où vous êtes que j'eusse été présent, afin de partager avec vous la perte que vous venez d'essuyer. Par-là, j'aurais adouci mes chagrins, et j'aurais rempli à votre égard l'office de consolateur. Mais comme je suis trop faible pour supporter la fatigue d'un long voyage, je m'entretiens avec vous par lettre, pour que vous ne me jugiez pas étranger à vos peines. Qui est-ce qui n'a pas gémi sur la mort de votre époux ? quel coeur assez dur pourrait s'empêcher de pleurer amèrement la perte d'un aussi grand homme ? Pour moi, elle me pénètre d'une douleur particulière, lorsque je me rappelle les égards dont il m'honorait, et la protection qu'il accore doit aux Eglises. Cependant je fais réflexion qu'il était homme , et qu'après avoir fourni sa carrière, il a été rappelé par le souverain Modérateur des choses humaines dans le temps que ses décrets

 

332

 

avaient marqué. Je vous exhorte à vous consoler par cette même pensée, et à vous en servir pour supporter votre affliction avec courage. Le temps peut ralentir votre douleur ; mais la tendresse que vous aviez pour votre époux, et votre coeur naturellement bon et sensible, nie font craindre que vous ne vous abandonniez trop à la tristesse , que cette tristesse ne fasse en vous des blessures trop profondes. Les maximes de l'Ecriture sont utiles dans toutes les circonstances, et principalement dans des occasions pareilles. Rappelez-vous donc la sentence que le Créateur a prononcée contre nous ( Gen. 3. 19. ), laquelle nous condamne à retourner dans la terre nous qui sommes tous sortis de la terre, sans qu'on puisse, quelque grand qu'on soit, se mettre au-dessus de cette loi de dissolution. Votre époux était aussi admirable par les qualités de l’âme que par les forces du corps, qui répondaient parfaitement à ses vertus. Il ne le cédait à personne dans ces deux parties ; mais enfin il était homme , et il est mort aussi bien qu'Adam, qu'Abel, que Noé, qu'Abraham, que Moïse, que tant d'autres qui participaient à la même nature. Il ne faut donc point nous affliger outre mesure parce qu'il nous a été enlevé, mais remercier Dieu de la grâce qu'il nous a faite de vivre avec lui. Avoir perdu votre époux, cela volis est commun avec toutes les femmes ; mais je ne crois pas qu'une seule pût se vanter d'avoir été unie à un homme tel que le vôtre. Il semblait que Dieu l'eût fait naître pour servir de modèle au genre humain. Tous les yetis se réunissaient sur lui, toutes les bouches s'ouvraient pour le louer. Les peintres et les statuaires ne pouvaient atteindre à la dignité de ses traits. Les historiens qui racontent ses actions guerrières

 

333

 

tombent dans le merveilleux de la fable. Plusieurs ne sauraient encore ajouter foi au bruit qui a répandu une triste nouvelle ; ils ne peuvent se persuader qu'Arinthée ne soit plus. Mais il est passé, cet illustre personnage , comme le ciel, le soleil et la terre passeront. Il est mort glorieusement, n'étant pas encore affaissé par l'âge et n'ayant rien perdu de sa célébrité. Il était grand dans ce monde, il est grand dans l'autre, et la gloire présente chez lui n'a fait aucun tort à la gloire future, parce qu'en mourant il a effacé les taches de son âme dans le bain de la régénération. C'est pour vous un grand motif de consolation de ce que vous ayez tant contribué à lui procurer cette grâce. Détachez-vous des choses temporelles pour rie penser qu'aux éternelles, afin de mériter par vos bonnes oeuvres d'obtenir le même lieu de repos. Conservez-vous pour une mère âgée et pour une fille encore jeune, qui n'ont que vous seule pour consolation. Soyez pour les autres femmes un modèle de force ; modérez tellement votre douleur, que, sans la bannir de votre âme, vous ne vous y laissiez pas abattre. Songez à la récompense magnifique dont le Fils de Dieu a promis de payer notre patience, lorsqu'il viendra nous récompenser des bonnes oeuvres que nous aurons faites pendant notre vie.

 

A NECTAIRE. V — CLXXXVIII.

 

Nectaire avait perdu un fils, l'héritier et l'espérance de sa maison : saint Basile lui écrit cette lettre, dans laquelle il le console par tous les motifs que peut fournir nie philosophie chrétienne.

 

A PEINE s'était-il écoulé trois ou quatre jours depuis que la nouvelle de l'accident le plus fâcheux m'avoir alarmé, je ne pouvais me résoudre à la croire, parce que celui qui l'apportait ne disait rien de positif, et parce que d'ailleurs je désirais qu'elle fût fausse : j'ai reçu la lettre d'un évêque qui ne m'a que trop confirmé la vérité d'unie nouvelle aussi affligeante. Est-il besoin de vous dire combien j'ai poussé de gémissements , combien j'ai versé de larmes ? Pourrait-on avoir un coeur assez dur, assez étranger à la nature humaine , pour être insensible à un événement pareil, ou pour n'en ressentir qu'une douleur médiocre ? L’héritier d'une maison illustre, l'appui de sa famille, l’espérance de la patrie, le sang de parents si vertueux, l'objet de tous leurs voeux et de tous leurs soins, a doue été arraché de leurs bras dans la fleur de son âge ! Un accident aussi déplorable pourrait émouvoir un coeur d'airain et l'exciter à la compassion; faut-il s'étonner qu'il m'ait touché si vivement, moi qui vous fus toujours si dévoué, et qui partageai toujours vos sujets de joie et de tristesse ? Jusqu'alors vous n'aviez éprouvé que des afflictions légères, et tout paraissait s'arranger selon vos désirs : voilà que tout-à-coup, par la malice du démon, tout le bonheur

 

335

 

de votre maison s'est éclipse, toute la satisfaction de vos âmes s'est évanouie, et vous êtes devenus un triste exemple des misères humaines. Toute notre vie ne pourront suffire à déplorer ce malheur comme il le mérite. Quand tous les hommes joindraient leurs gémissements aux nôtres, leurs plaintes ne pourraient égaler l'étendue dune pareille disgrâce. Quand l'eau des fleuves se convertirait en pleurs, ce ne seront pas encore assez pleurer une perte aussi désolante. Toutefois, si nous voulons nous servir de ce don précieux que Dieu a renfermé au fond de nos coeurs, je veux dire une raison sage, qui sait modérer nos âmes dans la prospérité, et qui, dans les conjonctures fâcheuses, nous fait ressouvenir de la condition humaine, nous rappelle ce que nous avons vu et entendu, que notre vie est pleine de semblables infortunes, qu'elle en offre mille exemples , qu'outre cela Dieu nous défend de nous affliger pour ceux qui sont morts dans la foi en Jésus-Christ, à cause de l'espérance de la résurrection, qu'enfin le souverain Juge nous réserve des couronnes de gloire proportionnées à notre patience ; si, dis-je, nous voulons permettre à notre raison de faire retentir ces maximes à nos oreilles, nous pourrons peut-être adouci: l'amertume de nos chagrins. Je vous exhorte donc à supporter en généreux athlète un coup aussi rude, à ne pas vous laisser abattre par la douleur, persuadé que, quoique nous ne pénétrions pas dans les secrets de Dieu, nous devons cependant nous soumettre à ses ordres suprêmes, quelque affligeants qu'ils nous paraissent , parce qu'il est infiniment sage et qu'il nous aime. Il sait comment il dispose ce qui nous est utile à chacun, et pourquoi il nous a marqué à tous un terme de vie

 

336

 

différent. Les hommes ne peuvent comprendre pour quelle raison les uns sortent plus tôt de ce monde, tandis que les autres sont exposes plus longtemps au maux de cette vie misérable. Nous devons donc adorer en tout la bonté de Dieu, et ne pas nous affliger de ce qui nous arrive, nous rappelant cette parole aussi magnanime que célèbre, qu'a prononcée Job, cet athlète fameux, lorsqu'il eut appris que ses dix enfants avaient été écrasés à-la-fois sous les ruines d'une maison dans un festin. Le Seigneur, dit-il, me les a donnés, le Seigneur me les a ôtés ; il est arrivé ce que le Seigneur a voulu ( Job. I. 21. ). Adoptons cette admirable parole. Le juste Juge récompense également celui qui montre un égal courage. Vous n'avez point perdu votre fils, vous l'avez rendu à celui qui vous l'avait prêté. Sa vie n'est pas éteinte, elle est changée en une meilleure. La terre ne couvre point votre enfant chéri , le ciel l'a reçu. Attendons encore quelque temps, et nous rejoindrons bientôt celui que nous regrettons. Nous n'en serons pas longtemps séparés : nous marchons tous dans cette vie, comme dans une route qui nous conduit au même terme. Les uns y sont déjà arrivés, les autres en approchent, d'autres y tendent à grands pas. La même fin nous attend tous. Votre fils a terminé sa carrière avant nous ; mais nous marchons tous dans la même voie, et nous arriverons tous au même domicile. Puissions-nous seulement égaler par nos vertus la pureté de son âme, afin que la simplicité de nos moeurs nous mérite le repos que Jésus-Christ accorde à ses enfants.

 

 

A L'EPOUSE DE NECTAIRE. VI — CLXXXIX.

 

Après avoir écrit au père , St. Basile écrit à la mère pour la consoler de la mort de son fils. Entre autres motifs, il lui rappelle l'exemple de la mère des Macchabées. En général toutes ces lettres de consolation sont pleines d'un pathétique naturel.

 

J'AVAIS résolu de ne vous point écrire et de garder le silence, parce que sans doute, comme les remèdes les plus doux causent de la douleur à un oeil enflammé, ainsi les paroles les plus consolantes sont importunes à une âme abîmée dans la tristesse , si on les lui adresse lorsque lai plaie est encore toute saignante. Mais quand j'ai fait réflexion que j'avais à parler à une chrétienne, versée depuis longtemps dans les choses divines, et disposée à souffrir les accidents de cette vie mortelle, je me suis cru obligé de m'acquitter de mon devoir. Je sais quelles sont les entrailles d'une mère; et quand je pense combien vous avez de douceur et de bonté pour tout le monde, je n'ai point de peine à comprendre que vous devez être sensiblement touchée du malheur qui vous arrive. Vous avez perdu un fils qu'admiraient pendant sa vie toutes les mères, qui auraient désiré en avoir un pareil, et quelles ont pleuré après sa mort, comme si toutes elles eussent été privées de leur propre enfant. Sa mort est aussi affligeante pour notre patrie que pour la Cilicie. Une maison illustre dont il était le soutien est comme renversée avec lui. O fatal effet de la malice du démon ! quel coup douloureux il nous a porté! O terre

 

338

 

malheureuse, exposée à subir une si cruelle disgrâce ! Si le soleil a du sentiment, il a chi frémir d'un si désolant spectacle. Où trouver des expressions qui puissent égaler les angoisses de notre âme Mais nous sommes gouvernes par une sage providence, comme nous l'apprenons de l'Evangile , qui nous dit que même un passereau ne tombe point sans la volonté du père céleste (Matth. 10. 33.) C'est donc par la volonté du Créateur que nous est arrivé l'accident qui nous fait gémir. Or, qui peut résister à la volonté de Dieu ? Recevons les peines qu'il nous envoie. "Notre impatience, sans réparer le mal, ne fait que nous perdre nous-mêmes. Ne condamnons pas le juste jugement de Dieu. Nous sommes trop peu instruits pour pouvoir pénétrer dans les secrets de sa justice. Le Seigneur veut éprouver maintenant votre amour pour lui. Voici le temps de mériter par votre patience la récompense des martyrs, La mère des Machabées vit la mort de ses sept enfants sans gémir, sans répandre d'indignes larmes : elle rendait grâces à Dieu en voyant ses fils délivrés des liens du corps par le feu, le fer , et les autres instruments des plus cruels supplices. Aussi s'est-elle acquis une gloire immortelle devant Dieu et devant les hommes. Votre affliction est grande, je l'avoue; mais les récompenses que Dieu réserve aux hommes patients sont bien plus grandes encore. Lorsque vous êtes devenue mère, et que vous voyant un fils vous avez rendu grâces à Dieu, vous saviez qu'étant mortelle, vous aviez donné la naissance à un homme mortel. Or, qu'y a-t-il d'étonnant qu'un homme mortel soit mort? Mais ce qui nous afflige, c'est sa fin prématurée. Nous ne saurions décider s'il était avantageux qui il ne mourût pas sitôt: nos

 

339

 

lumières sont trop courtes pour savoir choisir ce qui convient aux âmes, et pour mesurer les bories de la vie humaine. Jetez les yeux sur ce monde que vous habitez, et songez due tout ce que vous voyez est périssable, sujet à la corruption. Regardez le ciel; il sera détruit un jour. Le soleil lui-même ne subsistera pas éternellement. Tous les astres, les animaux aquatiques et terrestres, les ornements qui embellissent la terre, la terre elle-même, tout est corruptible, tout disparaîtra dans peu de temps. Que ces réflexions adoucissent le chagrin que vous cause votre perte. Ne considérez pas votre malheur en lui-même, car il vous paraîtrait insupportable; mais comparez-le avec toutes les misères humaines, et cette comparaison adoucira votre tristesse. En des motifs les plus torts que je puisse vous offrir , c'est que vous devez ménager la douleur de votre époux. Consolez-vous l'un l'autre, et n'aggravez pas ses peines en vous abandonnant trop à votre affliction. En général , je crois que les paroles ne sont pas suffisantes pour votre consolation, il faut avoir recours à la prière dans une conjoncture aussi fâcheuse. Je prie donc le Seigneur de toucher votre âme par son ineffable puissance, et d'éclairer votre esprit par des réflexions utiles, afin que vous puissiez trouver en vous-même de quoi vous consoler.

 

340

 

A UN PÈRE QUI AVAIT PERDU SON FILS ENVOYÉ AUX ECOLES POUR ETUDIER L'ELOQUENCE. CCC-CCI.

 

Un père avait perdu son jeune fils qui donnait les plus grandes espérances : saint Basile entre d'abord dans sa peine qu'il partage, et ensuite il lui présente tous les motifs capables de le consoler.

 

PUISQUE le Seigneur en nous donnant le soin de former à la piété les enfants de ceux qui croient en lui, nous en a faits comme les seconds pères, j'ai regardé la perte de votre bienheureux fils comme m'étant personnelle. Sa mort prématurée m'a fait gémir, surtout par un sentiment de compassion pour vous; j'ai considère combien la douleur d'un père par la nature devait être accablante, puisque j'en ressentais une si vive, moi qui ne suis père que par adoption. Ce n'est pas celui qui n'est plus, qui doit exciter notre tristesse et nos larmes; ce sont ceux qui voient tout d'un coup s'évanouir leurs espérances, qui sont vraiment à plaindre. On ne saurait trop accorder de pleurs et de gémissements à leur disgrâce: ils avaient éloigné leur fils dans la fleur de la jeunesse, ils l'avaient envoyé aux écoles pour étudier l'éloquence; et on le leur rend muet , condamné à un silence éternel. Ces tristes réflexions d'abord m ont vivement ému, j'ai senti que j'étais homme, j’ai versé des pleurs en abondance, j'ai poussé du fond de mon coeur des soupirs que condamnait ma raison, mais que justifiait le malheur imprévu qui, comme un nuage, venait envelopper mon

 

341

 

âme. Mais lorsque je suis un peu revenu à moi, et que j'ai considéré des yeux de l'esprit la nature des choses humaines , je nie suis justifié devant le Seigneur de m'être laissé transporter dans un événement fâcheux par la vivacité du sentiment; je me suis dit à moi-même qu'il fallait souffrir avec modération ces disgrâces auxquelles l'homme a été anciennement condamné par la justice divine. Il n'est plus cet enfant qui était dans la fleur de l'âge, qui devait vivre encore si longtemps, qui se distinguait parmi ses égaux, qui était chéri de ses maîtres, qui du premier abord se conciliait les caractères les plus durs, qui av oit un esprit si vif pour les sciences, un naturel si doux, une sagesse au-dessus de son âge, auquel on ne peut donner d'éloges sans reste au-dessous de la vérité, mais qui enfin était homme et engendré par un homme. Otto doit penser le père d'un tel enfant ? Ne doit-il pas se souvenir que son père est mort aussi? qu'y a-t-il donc détonnant que le fils d'un père mortel ait été pure d'un fils mortel ? Mais il est mort avant le terme ordinaire, avant que d'avoir été rassasié de la vie, avant que d’avoir pu se luire connaître et laisser un héritier de sou none. Ces réflexions, à mon avis, sont plutôt des motifs de consolation qu'un surcroît de douleur. ll faut remercier la divine Providence de ce qu'il ne laisse pas après lui d'orphelins, ni une femme veuve, exposée à une longue suite de peines, qui s’unirait peut-être à un autre époux, et qui négligerait ses premiers enfants. Peut-on être assez peu raisonnable pour ne pas convenir que c'est pour lui un avantage d’avoir peu vécu, pour ne pas reconnaître qu’une vie plus longue ne fait que nous exposer à plus de maux. Il n'a point fait le mal, il n'a point tendu de piége à son prochain, il ne s'est point

 

342

 

trouvé mêlé dans les intrigues du barreau, il ne s’est point vu tans la nécessite d’avoir commerce avec les méchants et de commettre le péché ; il n'a été ni menteur, ni ingrat, ni cupide, ni livré aux plaisirs, ni esclave des mouvements de la chair qui ont coutume d'asservir les âmes faibles. Son âme n'a été souillée d'aucun vice; il est sorti pur du monde pour jouir d'une meilleure destinée. La terre ne couvre point notre cher enfant, le ciel l’a reçu. Le Dieu qui gouverne les choses humaines, qui règle le cours de notre vie, et qui l’avait mis dans ce monde, l'en a retiré. Nous avons une leçon et une ressource pour adoucir nos disgrâces extrêmes, dans cette parole célèbre du généreux Job: Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté; il est arrivé ce que le Seigneur a voulu: que le nom du Seigneur soit béni dans tous les siècles (Job. I. 21.).

 

A LA VEUVE DE BRISON. CCCII—CCCXLVIII.

 

Grandeur de la perte et motifs de consolation , tel est l’ordre naturel de cette lettre adressée à la veuve d'un personnage illustre et vertueux que regrettait tout l'empire.

 

IL n'est pas besoin que je vous dise combien j'ai été touché en apprenant la mort de Brison, du plus excellent des hommes. Quand on l'a pratiqué, quand on a été à portée de le connaître, et qu'on le voit enlevé subitement, de ce monde , peut-on avoir le coeur assez dur pour ne point regarder sa perte comme une calamité publique ? Ma douleur a été suivie aussitôt de l’inquiétude pour ce

 

343

 

qui vous regarde. Je me disais à moi-même : Si ceux qui ne tenaient à Brison par aucun lien de parenté sont si affligés de son trépas, dans quelle profonde tristesse ne doit pas être plongée celle qui a une âme si douce , un coeur si sensible, une compassion si tendre pour les maux d'autrui, et qui , séparée de son époux, doit souffrir autant que si une violence cruelle , la divisant en deux parts , lui arrachait une moitié d'elle-même ! Si , suivant la parole du Seigneur , le mari et la femme ne sont plus deux, mais une même chair (Matth. 19. 6.) , une telle séparation, sans doute , n'est pas moins douloureuse qui si l'on divisait le même corps. Tels sont , sans parler de beaucoup d'autres , vos sujets de douleur ; et les motifs de consolation, quels sont-ils ? D'abord l'ordre établi par Dieu dès l'origine , que tout ce qui vient au monde par la voie de la génération doit en sortir après un certain temps. Si depuis Adam jusqu’à nous les choses humaines ont été soumises à cet: ordre , pourquoi nous révolter contre les lois communes de la nature, plutôt que de nous résigner aux décrets de Dieu , qui a voulu qu'une âme généreuse et invincible sortit de ce monde sans que la maladie ait affaibli son corps, sans que les années l'aient flétri dans toute la force de l'âge, après avoir acquis par les armes une gloire immortelle ? Ne nous affligeons point de nous voir séparés d'un si grand homme; remercions Dieu de la grâce qu'il nous a faite de vivre quelque temps avec un illustre personnage dont tout l’empire sont la perte, que regrette le prince, que les soldats pleurent , pour lequel tous les hommes constitués en dignité s'affligent connue s'ils avaient perdu leur enfant. Le souvenir qu’il vous a laissé de sa vertu pourrait suffire pour vous

 

344

 

consoler. N'oubliez pas non plus que celui qui ne succombe pas à l’affliction, qui en supporte le poids par l'espérance qu’il a en Dieu, sera récompensé magnifiquement de sa patience. Selon le précepte de l’Apôtre, il ne nous est pas permis de nous attrister comme les infidèles touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort ( I Thess. 4. 13. ). Que vos enflais qui sont une image vivante de l'époux que vous regrettez , vous consolent de son absence , et que les soins de leur éducation vous distraient de votre douleur. Enfin songez uniquement à plaire à Dieu pendant le temps qui vous reste à vivre ; et il n'en faudra pas davantage pour ramener le calme dans votre esprit. L'ardeur avec laquelle nous nous disposerons à paraître devant le tribunal du Fils de Dieu, et à nous rendre dignes d être comptés an nombre de ses amis , est fort propre à étourdir nos chagrins et à nous empêcher d'y succomber. Que l'esprit de Dieu vous console , et consolez-moi vous-même en me donnant de vos nouvelles. Donnez à toutes les femmes de votre siècle et de votre condition l'exemple d'une vertu courageuse.

 

345

 

A MARTINIEN. LXXIV—CCCLXXIX.

 

Martinien était un homme d'un grand mérite, et avait du crédit auprès du prince : saint Basile lui fait une vive peinture des malheurs affreux où les persécutions des Ariens avaient jeté la ville de Césarée; il le conjure de mettre ses maux sous les yeux de l'empereur , et d'intercéder pour elle auprès de lui.

 

QUE ne donnerais-je pas pour que nous mussions nous joindre, pour que j'eusse le bonheur de vous entretenir quelque temps ! Si c'est un grand témoignage de doctrine d avoir vu les villes et d'avoir connu les moeurs de beaucoup de peuples, je crois que votre commerce pourrait procurer cet avantage à peu de frais. Lequel est préférable de voir en détail beaucoup d hommes, ou d'entretenir un seul homme qui sait tout ce que les autres savent? Pour moi, je préfèrerais le dernier, d'autant plus qu'alors on parvient sans peine à connaître tout ce qu'il y a de bon, et qu'on apprend la vertu sans le mélange d'aucun mal. Alcinoüs désirait d’être une année à écouter Ulysse; moi, je voudrais employer toute ma vie à vous entendre , et je souhaiterais qu'elle me fût prolongée, quoique je ne la trouve pas fort agréable.

Pourquoi donc ne fais-je que vous écrire, lorsque je devrais me transporter auprès de vous c'est que notre patrie, dans le plus déplorable état, m'appelle à son secours. Vous n'ignorez pas tout ce qu'elle a souffert, vous savez que de vraies Ménades l'ont mise en pièces comme Penthée (1).

 

(1) On connaît l'histoire ou la fable de Penthée, roi de Thèbes, qui, ayant montré du mépris pour Bacchus , fut déchiré et mis en pièces par les Ménades ou Bacchantes.

 

346

 

Elle est coupée et déchirée par des médecins malhabiles, dont l'ignorance aggrave le mal et envenime les plaies. Puis donc qu'elle est démembrée et fort malade , il faut lui apporter tous les remèdes que nous pourrons. Les citoyens ont envoyé vers moi et me pressent ; il faut que je me rende à leurs désirs. Ce n'est pas que je me flatte de leur être utile , mais je veux éviter le reproche de les abandonner. Les malheureux , vous le savez, sont aussi prompts à espérer que prêts à se plaindre, s'en prenant toujours à ce qu'on a oublié de faire. C'est pour cela même que j’aurais dû vous joindre , et vous conseiller, ou plutôt vous conjurer, de prendre un parti généreux et digne de vos sentiments , de ne point dédaigner notre ville qui se prosterne à vos genoux , mais de vous rendre à la cour , d'y parler avec votre liberté accoutumée, de leur faire comprendre qu'ils se trompent s'ils prétendent avoir deux provinces pour une. Non, ils n'en ont point introduit une seconde , transportée de quelque pays éloigné ; mais ils ont fait à-peu-près comme celui qui ayant un boeuf ou un cheval , croirait en avoir deux après l'avoir coupé par la moitié: il n'en aurait point deux , mais il aurait détruit le seul qu'il avoir. Vous ferez entendre à ceux qui gouvernent sous le prince , que ce n'est pas là fortifier l'empire, que la puissance ne se mesure point par le nombre, nais par les forces réelles.

Au reste , les désordres que nous voyons arrivent , si je ne me trompe, de ce que d'autres n'osent parler de peur d offenser personne, de ce que d'autres enfin laissent aller les choses parce

 

347

 

qu'ils ne s'en embarrassent guère. Le meilleur parti , ce serait d'aller vous-même trouver l'empereur sil était possible; c'est ce qu'il y aurait de plus utile aux affaires et de plus conforme à vos principes. Si la saison , et votre âge qui , comme vous dites , a pour compagne la paresse , ne vous le permettent point , quelle peine auriez-vous à écrire ? Si vous donnez à votre patrie ce secours par lettres , d’abord vous aurez la satisfaction d'avoir fait ce qui était en vous ; ensuite vous aurez consolé suffisamment des malheureux en paraissant compatir à leurs maux. Que ne pouvez-vous venir vous-même sur les lieux pour être témoin de nos infortunes ! la vue même des objets ne pourvoit que vous émouvoir, vous engager à élever la voix d'une manière qui réponde aux sentiments de votre âme et aux infortunes de notre, ville. Mais enfin ne refusez pas de croire mon récit. Nous aurions vraiment besoin d'un Simonide (1), ou de quelque autre autre poète qui excelle dans les poèmes élégiaques et plaintifs. Que dis-je , Simonide ? il nous faudrait un Eschyle, ou quelque autre qui s'entendrait également à déplorer d’une voix forte et pathétique les grandes calamités de la vie humaine.

Les assemblées , les discours et les entretiens des personnes instruites , qu'on voyait et qu'on entendait dans la grande place de notre ville , en un mot, tout ce qui rendait notre ville célèbre a disparu. On voit maintenant dans notre place publique moins de savants et d'orateurs qu'on ne voyait jadis dans celle d'Athènes d'hommes diffamés en justice ou souillés d'un meurtre. La barbarie

 

(1) Simonide et Eschyle, poètes grecs; l'un élégiaque, et l’autre tragique, tous deux assez connus.

 

348

 

grossière de quelques Scythes et de quelques Massagètes a pris la place des sciences : on n'entend plus que la voix des exacteurs cruels , et les cris des malheureux due l'on fait payer et que l’on déchire à coups de fouet. Les portiques retentissent de toutes parts de lamentations auxquelles ils semblent mêler leurs gémissements et leurs plaintes, comme s'ils étaient sensibles aux malheurs des habitants. Les gymnases sont fermés , les nuits ne sont plus éclairées ; mais les soins que nous cause l’embarras de conserver notre vie , ne nous permettent pas de songer à ces désordres. ll est fort à craindre, après qu'on a enlevé les principaux de la ville, que tout ne croule, les colonnes qui soutiennent l’éditer: étant ôtées. Quel discours assez fort pourrait exprimer notre désastre ? La partie la plus saine du sénat a pris la fuite , préférant à sa patrie un exil perpétuel à Podande. Quand je dis Podande , imaginez-vous cet affreux abîme où l'on précipitait les criminels à Lacédémone : ou, si vous avez vu quelques-uns de ces gouffres formés par la nature qui exhalent un air infect, vous aurez une juste idée du séjour, ou plutôt de la prison de Podande. Les citoyens sont divisés en trois parts. Les uns ont fui avec leurs femmes et ont abandonné leurs maisons ; les autres , parmi lesquels sont presque tous les principaux, sont emmenés connue des prisonniers: spectacle aussi douloureux pour leurs amis, que satisfaisant pour leurs ennemis, si toutefois il est lut coeur assez barbare pour nous avoir souhaité tant, de maux. La troisième partie est demeurée dans la ville ; mais ne pouvant soutenir l'absence de leurs amis et de leurs proches , ni fournir à leur subsistance, ils trouvent la vie odieuse et insupportable.

 

349

 

Voilà les disgrâces que je vous exhorte à mettre sous les yeux du prince ou de ses ministres avec votre voix ordinaire, avec cette juste assurance que doit vous inspirer votre vertu. Fuites-leur sentir que, s'ils ne changent de système, ils ne trouveront bientôt personne sur qui ils puissent exercer leur humanité. Par-là, ou vous secourrez la patrie, ou du moins vous ferez ce que fit autrefois Solon, lequel ne pouvant sauver la liberté de ses concitoyens qui étaient demeurés dans la ville, parce qu'on s’était emparé de la citadelle, se revêtit de ses armes et s'assit à sa porte, témoignant par cette contenance qu'il n'approuvait en aucune sorte ce qui se passait (1). Je suis très-convaincu que si on désapprouve main-tenant os représentations et vos démarches, elles vous feront par la suite une grande réputation de bonté et de prudence , quand on verra vos conjectures justifiées par l'événement.

 

A UN GUERRIER. CVI—CCCCVII.

 

Saint Basile écrit à un guerrier; il le loue de ce qu'il remplit les devoirs de chrétien dans une profession où il n'est pas facile de les remplir.

 

JE mets au rang des plus grandes faveurs que j'ai reçues d'un Dieu plein de bonté la grave qu'il m'a faite de vous connaître dans le cours de mes

 

(1) Plutarque rapporte la chose un peu différemment. Pisistrate, dit-il, s'étant emparé de la souveraine puissance, Solon prit les armes et exhorta les citoyens à faire de même. Pisistrate lui lit demander sur quoi il comptait en agissant de la sorte : Sur ma vieillesse , lui fit-il répondre.

 

350

 

voyages. J'ai trouvé en vous un homme qui justifie par sa conduite qu'on peut aimer Dieu parfaitement dans la profession militaire, et que ce n'est pas l'extérieur et l'habit, mais l'esprit et les moeurs qui font le chrétien. Je vous voyais alors avec un plaisir extrême, et encore aujourd'hui j'éprouve la plus vive satisfaction toutes les fois que je me souviens de vous. Agissez donc toujours avec force et avec courage ; ne négligez rien pour conserver l'amour de Dieu dans votre coeur, et pour l'augmenter chaque jour , afin qu'il vous comble de plus en plus de ses bienfaits. Je ne demande point une autre preuve que vous vous souvenez de Basile : vos actions le prouvent assez.

 

 

 

Précédente Accueil Suivante