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LIVRE QUATRIÈME. SPIRITUALITÉ DE L’ÂME.

 

Augustin se justifie de n'avoir pas osé se prononcer sur l'origine de l’âme et d'en avoir établi la spiritualité. Il revient sur ce dernier point et prouve par les saintes Ecritures que notre âme est un esprit.

 

1. Maintenant permettez-moi de vous exprimer mes convictions personnelles avec toute la franchise et toute la clarté que voudra bien m'inspirer Celui qui tient dans sa main notre vie et nos paroles. Vous n'avez pas craint de me nommer et de m'adresser directement un double reproche. Après avoir, dès le début de votre livre, proclamé votre inexpérience et votre incapacité , que vous opposiez à ma science et à ma capacité, vous nous offrez en spectacle le jeune homme reprenant un vieillard, le laïque remontrant un évêque, dont il venait de louer hautement la profonde science et l'étonnante capacité; vous me condamnez enfin dans des matières que vous croyez connaître, tandis que je. reconnais mon incompétence à les résoudre. Que je sois savant et habile, je l'ignore, ou plutôt je sais d'une manière très-certaine que je ne le suis pas. D'un autre côté, j'avoue sans hésiter qu'un ignorant peut savoir quelquefois ce qu'un savant ignore; aussi je ne puis que vous louer sincèrement d'avoir laissé de côté le respect dû à l'homme et d'avoir donné la préférence à la vérité, ou du moins à ce que vous croyiez être la vérité, sans que vous l'ayez jamais approfondie. Si donc vous avez été téméraire en vous flattant de connaître ce que vous ignoriez, du moins vous avez fait preuve de liberté et d'indépendance, puisque les égards dus à la personne ne vous ont point empêché de formuler vos opinions. Cela seul doit vous faire comprendre que le plus grand de tous nos soins doit être pour nous d'arracher à l'erreur les ouailles de Jésus-Christ, puisque les ouailles elles-mêmes se reprocheraient de taire à leurs pasteurs les vices dont elles les croiraient coupables. Oh ! si vous m'aviez reproché ce qui dans mes écrits est vraiment digne de reproche ! Je ne dois pas nier que mes moeurs elles-mêmes et surtout beaucoup de mes ouvrages peuvent être incriminés, sans aucune témérité de la part de mes juges. Si vous vous étiez fait mon censeur dans ces matières, je pourrais peut-être vous montrer ce que je voudrais que vous fussiez vous-même, du moins par rapport à ce que vous me reprochez; et, bien loin de me prévaloir de mon grand âge en face de votre jeunesse, de mon caractère en face de votre infériorité, je donnerais moi-même l'exemple de la correction, bien persuadé que cet exemple serait d'autant plus salutaire qu'il serait plus humble. Pourquoi donc me reprochez-vous des choses que non-seulement l'humilité ne m'ordonne pas de corriger, mais que la vérité me contraint ou d'avouer ou de soutenir?

2. Ce que vous me reprochez, c'est d'abord de ne pas avoir osé me prononcer sur l'origine de ces âmes données aux hommes depuis Adam; et en effet, j'avoue sur ce point mon ignorance; c'est ensuite d'avoir affirmé d'une manière absolue et certaine que l'âme est un esprit et non point un corps. Sur ce dernier point encore vous me reprochez deux choses, c'est-à-dire, de croire que l'âme n'est pas un corps, et de croire qu'elle est un esprit. En effet, vous pensez, vous, que l'âme est un corps et non pas un esprit. Eh bien ! je veux aujourd'hui me justifier devant vous, et en lisant ma justification, vous comprendrez, j'espère, de quelles erreurs vous avez vous-même à vous justifier. Voici comment vous vous exprimez dans le livre où vous prononcez mon nom : «Je sais que la plupart des auteurs, et des plus habiles, mis en demeure de se prononcer, ont gardé le silence ou se sont tenus dans des généralités, au lieu de donner à leurs discussions une solution franche et précise. C'est en particulier l'impression qu'ont produite sur moi dernièrement les lettres d'Augustin, cet homme si savant, cet évêque si illustre. A quelles hésitations, dès lors, ne se croiront pas obligés les modestes écrivains qui voudraient traiter cette matière ; comment ne pas étouffer en eux-mêmes leurs propres impressions; comment ne pas confesser publiquement que toute solution leur paraît (677) impossible? Mais, croyez-moi, il me semble qu'il est par trop absurde que l'homme s'ignore lui-même, quand il lui est donné de connaître toutes choses. Où chercher une différence entre l'homme et l'animal, si l'homme ne sait discuter ni sur ses qualités ni sur sa nature? ne devra-t-on pas alors lui appliquer dans toute leur rigueur a ces paroles du psaume : L'homme élevé à tant d'honneurs n'a pas compris; il a été assimilé aux animaux et leur a été comparé (1) ? Puisque Dieu n'a rien créé sans raison, puisqu'il a fait de l'homme un animal raisonnable, capable d'intelligence, jouissant de la raison et d'une vive sensibilité; puisque la divine Providence distribue toutes choses avec sagesse, poids et mesure ; comment admettre que la seule chose qu'elle ait refusée à l'homme ce soit la connaissance de soi-même? Ne voyons-nous pas la sagesse du monde porter vainement ses «investigations jusque sur la vérité elle-même ? Comme elle ne peut l'atteindre dans sa propre nature et son entité réelle, elle porte son flambeau sur tout ce qui se rapproche de la vérité et en présente les caractères ; quelle honte,            dès lors, ne serait-ce pas pour un catholique de s'ignorer lui-même et de s'interdire absolument toute recherche à cet égard ? »

3. C'est en ces termes, aussi éloquents qu'explicites, que vous flagellez notre ignorance sur ce qui regarde la nature de l'homme; vous allez même jusqu'au point de conclure, vous et non pas moi, que si vous ignoriez quoi que ce soit de ce qui vous concerne, on serait en droit de vous comparer aux animaux. Sans doute, il est facile de voir que c'est à nous que vous faites allusion en citant cette parole : «L'homme élevé à tant d'honneurs n'a pas compris » , puisque nous jouissons des honneurs de l'Église, tandis que jusqu'alors ces honneurs vous ont été refusés ; cependant, ne suffit-il pas que vous jouissiez des honneurs de la nature humaine, pour que vous ayez le droit de vous préférer aux animaux, auxquels, toutefois, vous vous croiriez assimilé si vous ignoriez quoi que ce soit de ce qui concerne votre nature ? En effet, votre anathème ne s'applique pas seulement à ceux qui, comme moi, ignorent l'origine de l'âme; et encore ne

 

1. Ps. XLVIII, 13.

 

sommes-nous pas sur ce point dans une ignorance absolue, car nous savons que Dieu a soufflé sur le front du premier homme, et que l'homme a été fait âme vivante (1) ; encore n'aurions-nous pas pu le savoir par nous-mêmes ; votre anathème, dis-je, s'applique encore à d'autres, puisque vous vous écriez . « En quoi l'homme diffère-t-il des animaux, s'il ne sait discuter ni sur ses qualités ni sur sa nature ? » Ne dirait-on pas qu'à vos yeux l'homme doit tellement connaître l'étendue de ses facultés et le fond de sa nature, que rien ne soit plus un mystère pour lui? S'il en est ainsi, pour peu que vous ne puissiez pas me dire le nombre de vos cheveux, vous me donnerez le droit de vous comparer aux animaux. Et si, malgré la perfection à laquelle nous pouvons parvenir en cette vie, vous nous permettez d'ignorer encore quelque chose de ce qui touche à notre nature, veuillez nous dire jusqu'à quel point vous étendez cette permission; ne nous permettriez-vous pas par hasard d'ignorer l'origine de notre âme, quoique, restant fidèles aux données de la foi, nous croyions fermement que notre âme nous a été donnée par Dieu, et qu'elle n'est point de la même nature que Dieu ? Pensez-vous que chacun puisse rester dans l'ignorance où vous êtes par rapport à son âme, ou qu'il doive en avoir la connaissance que vous pouvez en avoir? De telle sorte que si son ignorance est un peu plus grande que la vôtre, vous vous donnerez le droit de le comparer aux animaux ; et s'il en sait un peu plus que vous, vous lui ferez encore l'honneur de cette flatteuse comparaison ? Dites-nous donc au juste ce que vous nous permettez d'ignorer par rapport à notre nature, sans avoir à craindre d'être assimilés aux animaux. Seulement, ayez bien soin que celui qui sent son ignorance sur ce difficile sujet ne se trouve pas plus élevé au-dessus des animaux que celui qui se flatte de savoir ce qu'il ignore. L'homme, dans sa nature, est formé d'un esprit, d'une âme et d'un corps; dès lors ce serait être insensé que de refuser le corps à la nature humaine. Les anatomistes, pour arriver à connaître la nature de ce corps, étudient, même dans les hommes vivants, les membres, les veines, les nerfs, les os, la moelle, le jeu intérieur des organes vitaux ; et cependant

 

1. Gen. II, 7.

 

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ils ne nous ont jamais comparés à des animaux, quoique nous ignorions ces détails de notre être. Vous me répondrez peut-être qu'ils comparent aux animaux ceux qui ignorent, non pas la nature du corps, mais la nature de l'âme. Alors vous ne deviez pas vous exprimer comme vous l'avez fait au début de votre ouvrage. En vous écriant : « En quoi l'homme diffère-t-il de l'animal ? » vous ne parliez pas uniquement de celui qui ne connaît ni les propriétés ni la nature de son âme, mais en général de celui qui ignore les facultés et la nature de son être n. Or nous devons regarder notre corps comme faisant partie de notre nature, ce qui n'empêche pas que nous pouvons encore discuter sur chacune des parties dont notre nature se compose. S'il me prenait fantaisie de dire tout ce que je connais sur la nature de l'homme, je pourrais en composer plusieurs volumes, et cependant j'avoue sans hésiter que j'ignore encore beaucoup de choses sur ce point.

4. Dans le livre précédent nous avons longuement discuté sur le souffle de l'homme. Ce souffle appartient-il à la nature de l'âme, puisque c'est elle qui le produit dans l'homme? appartient-il à la nature du corps, puisque c'est par l'âme que le corps est mis en mouvement pour produire ce souffle? appartient-il à l'air ambiant sans lequel le souffle ne saurait être produit ? ou enfin, appartient-il à ces trois choses à la fois, c'est-à-dire à l'âme qui meut le corps, au corps dont le mouvement reçoit et rend le souffle, et à l'air extérieur qui nourrit le corps en y pénétrant et le soulage en sortant? Vous êtes un homme lettré et éloquent, et cependant voilà des choses que vous ignoriez, puisque vous croyiez, vous disiez, vous écriviez, vous enseigniez à un immense auditoire qu'une outre appliquée sur nos lèvres se gonfle de notre propre nature, sans que notre nature en éprouve aucune perte. Pour vous rendre compte de ce phénomène, besoin n'était pas de scruter les pages des divines Ecritures ; il suffisait de vous observer vous-même. Comment voulez-vous donc que, sur un sujet que j'ignore, l'origine de l'âme, je m'en rapporte à vous, qui ignoriez ce que vous faites sans cesse par le mouvement perpétuel de vos narines et de vos lèvres ? Maintenant que je vous ai averti, plaise à Dieu que vous cédiez immédiatement, au lieu de résister à une vérité dont l'évidence vous éblouit. Gonflez une outre, interrogez vos poumons, et plutôt que de leur faire rendre une réponse contre moi, recueillez la leçon qu'ils vous donnent et la réponse véritable qu'ils vous adressent , non point en parlant ou en discutant, mais en aspirant l'air et en le refoulant au dehors. Malgré les sanglants reproches dont vous flétrissez mon ignorance sur l'origine de l'âme, je n'exhalerais aucune plainte; bien plutôt je rendrais grâces à Dieu si vous consentiez à discuter avec moi cette question autrement que par des injures, mais par des raisons véritables. Si vous pouviez m'appendre ce que j'ignore, je devrais me résigner patiemment à être frappé, non-seulement par des paroles, mais même par de véritables coups de poing.

5. Quant à cette matière, j'avoue à votre charité que je désire vivement une réponse péremptoire à l'une ou à l'autre de ces deux questions : Quelle est l'origine des âmes? ou bien pouvons-nous arriver à cette connaissance pendant notre vie mortelle? A cette question faudrait-il appliquer les paroles du Sage . «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous; ce que Dieu vous a commandé, c'est là ce qui doit sans cesse occuper vos pensées (1) ? » Toutefois je voudrais que mes doutes fussent éclaircis, soit par Dieu lui-même qui sait fort bien ce qu'il crée, soit par un docteur habile qui sache ce qu'il dit, et non par un homme qui ne connaît même pas le souffle qu'il exhale. Nous n'avons aucun souvenir de notre première enfance, et vous pensez que, sans une révélation spéciale de la part de Dieu, l'homme peut connaître comment la vie lui est venue dans le sein de sa mère; surtout quand cet homme ignore à ce point la nature humaine, qu'il ne sait pas, non-seulement ce qu'elle éprouve intérieurement, mais même les phénomènes extérieurs qu'elle produit ! Vous flatterez-vous donc, fils bien-aimé, de m'apprendre, à moi ou à d'autres, comment la vie s'empare d'un enfant à sa naissance, vous qui jusqu'ici ignoriez ce qui entretient la vie dans les hommes- vivants, et comment la mort vient les frapper dès qu'ils sont privés de cet aliment nécessaire? Vous vous flatteriez de m'apprendre, à moi ou à d'autres, comment les hommes reçoivent la vie, vous qui ignoriez de quoi les outres se

 

1. Eccli. I, 22.

 

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remplissent? Puisque vous ignorez l'origine de l'âme, puissé-je du moins savoir si je puis la connaître pendant cette vie ! Si cette question est de celles dont il nous est défendu de scruter la profondeur, il est à craindre que nous ne péchions, non pas en l'ignorant, mais en voulant la résoudre. Toutefois, si elle appartient à cette classe de questions trop relevées, sachons bien que ce n'est pas en ce sens que notre âme puisse appartenir à la nature même de Dieu, et cesser d'être une simple créature dans toute la rigueur de l'expression.

6. Et si je disais que parmi les oeuvres de Dieu il en est que nous connaissons plus difficilement que nous ne connaissons Dieu lui-même? La trinité des personnes en Dieu nous est connue par la révélation, tandis que nous ignorons entièrement combien Dieu avait créé d'espèces d'animaux, et combien purent entrer dans l'arche de Noé. Pourtant je n'oserais pas dire que vous ne l'avez pas appris quelque part. Ne lisons-nous pas dans le livre de la Sagesse : «Ils ont pu avoir assez de lumière pour connaître l'ordre du monde; comment n'ont-ils pas découvert plus aisément celui qui en est le Dominateur (1) ? » Dira-t-on que ce qui est en nous ne saurait être au-dessus de notre portée? En effet, notre âme nous est plus intime que notre corps. Pour arriver plus facilement à la connaissance du corps, l'âme procède extérieurement par les yeux du corps, plutôt qu'intérieurement par elle-même. Qu'y a-t-il dans les parties les plus secrètes du corps, si l'âme n'y est pas ? Et cependant, si l'âme connaît quelques-uns des principes vitaux les plus secrets, c'est par les yeux du corps qu'elle arrive à cette connaissance. Et pourtant, avant de les connaître, elle les animait de sa présence ; c'est par elle seule qu'ils avaient le mouvement et la vie, ce qui prouve qu'il est plus facile à l'âme de les vivifier que de les connaître. Dira-t-on que le corps est pour l'âme une matière plus élevée que l'âme n'est à elle-même? Je suppose que cette âme veuille savoir à quel moment la semence de l'homme se convertit en sang, en chair, en os, en moelle ; quelles sont les espèces de veines et de nerfs dont les nombreux détours portent le sang dans tout le corps et en relient les différentes parties; si la peau doit être comptée parmi les nerfs,

 

1. Sag. XIII, 9.

 

et les dents parmi les os, car les dents n'ont pas de moelle comme les os, comment les ongles diffèrent-ils des os dont ils ont la dureté, et des cheveux dont ils ont la croissance ainsi que la divisibilité? quel est l'usage des veines artérielles destinées à la circulation, non pas du sang, mais de l'air; si, dis-je, notre âme voulait se rendre compte de tous ces phénomènes de son corps, lui dirait-on : «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous? » Et quand il s'agit de sa propre origine, ce sujet ne serait ni trop élevé, ni trop profond pour qu'elle le puisse embrasser? Vous regardez comme une absurdité impossible que l'âme ignore si elle a été insufflée divinement ou si elle se transmet par voie de génération, quand elle n'a de ce fait passé aucun souvenir, quand il est pour elle confondu avec les nombreux oublis de l'enfance, d'autant plus qu'elle n'a pu en avoir ni la perception, ni le sentiment. Et vous ne voyez ni inconvenance, ni absurdité à ce que l'âme ne connaisse pas son propre corps, non pas seulement les phénomènes passés, mais ceux-là mêmes qui se renouvellent sans cesse; qu'elle ignore si pour vivre dans le corps elle doit mouvoir les veines, et mouvoir aussi les nerfs pour agir dans les membres du corps? Si c'est elle qui opère ce mouvement, pourquoi les nerfs ne s'agitent-ils que quand elle le veut, tandis que le sang circule dans les veines sans attendre le consentement de sa volonté? Dans quelle partie du corps a-t-elle le siège de son empire? Est-ce dans le coeur, dans le cerveau, dans les impressions et les mouvements volontaires du cerveau, ou bien dans les pulsations involontaires des veines et du coeur? Si c'est du cerveau qu'elle communique le sentiment et le mouvement, pourquoi éprouve-t-elle des sensations malgré elle, tandis qu'elle est parfaitement maîtresse de mouvoir les membres comme elle veut? Et puisque rien de tout cela ne se passe dans le corps que par elle et avec elle, pourquoi ignore-t-elle ce qu'elle fait, ou de quel principe elle le fait? Elle ignore tout cela, et vous ne lui en faites pas un crime, tandis que vous l'accusez de ne pas savoir d'où ou comment elle a été faite, quand ce n'est pas elle qui s'est faite? Personne ne sait comment l'âme opère dans le corps ces phénomènes; est-ce pour cela que vous ne pensez (680) pas à les mettre au rang des vérités trop hautes et trop relevées ?

7. II se présente encore une question plus importante à mes yeux : Pourquoi si peu d'hommes peuvent-ils rendre compte de faits accomplis également par tous? Parce que, me direz-vous peut-être, il n'y a que peu d'hommes qui aient étudié cette branche de la science médicale, appelée l'anatomie ; quant aux autres, ils ne la connaissent pas parce qu'ils n'ont pas voulu l'apprendre. Je pourrais vous répondre que plusieurs essaient, mais en vain, d'acquérir cette science; leur esprit est tellement obtus, qu'ils ne peuvent saisir l'explication qui leur est donnée de ce qui se passe en eux et par eux. Mais voici quelque chose de plus grave : Pourquoi n'ai-je pas besoin qu'aucun art vienne m'apprendre qu'il y a au firmament le soleil, la lune et les étoiles, tandis que j'ai besoin que la science m'apprenne si le mouvement que j'imprime à mon doigt part du coeur ou du cerveau, ou de l'un et l'autre à la fois, ou d'aucun de ces deux organes? Je n'ai pas besoin que tel docteur vienne m'apprendre que ces astres se trouvent à une grande hauteur au-dessus de moi, et j'attends que quelqu'un vienne me dire d'où part tel mouvement qui s'opère en moi. On peut bien me dire que la pensée siège dans mon coeur, mais ce que je pense, personne ne peut ni le savoir ni le dire; et puis, si nous voulons connaître dans quelle partie du corps siège ce coeur dans lequel se forme la pensée, il nous faut le demander à un homme qui ne sait pas ce que nous pensons. Quand la loi nous ordonne d'aimer Dieu de tout notre coeur, je sais fort bien qu'il ne s'agit pas là de ce viscère caché dans notre poitrine, mais de cette puissance créatrice de nos pensées, et à laquelle on donne le nom de coeur, parce qu'il nous est aussi impossible d'empêcher cette puissance de penser, qu'il nous est impossible d'empêcher notre coeur de lancer le sang dans toutes les parties du corps. D'un autre côté, c'est l'âme qui est le principe de tous les sens du corps; pourquoi donc, malgré les ténèbres les plus épaisses, et quoique nous fermions les yeux à l'aide d'un autre sens qui s'appelle le toucher, pouvons-nous parfaitement compter tous nos membres extérieurs, tandis que malgré la présence intérieure de notre âme sans laquelle rien n'aurait ni vie ni mouvement, nous ne connaissons aucun des viscères intérieurs qui nous composent; je ne parle pas seulement des médecins empiriques, des anatomistes, des dogmatiques, des méthodiques, mais je dis en général que l'homme ne se connaît pas plus qu'il ne connaît son semblable.

8. Quiconque voudrait se rendre compte de ces mystères de la nature, on pourrait lui appliquer cette parole : «Ne cherchez pas ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez pas ce qui est plus fort que vous ». Il s'agit ici, non point de ce qui ne saurait être touché par notre corps, mais de ce que notre intelligence ne saurait comprendre, et de ce que, la puissance de l'esprit ne saurait pénétrer. Et cependant je ne parle ni du ciel, ni de la dimension des astres, ni de l'étendue de la mer et des terres, ni des profondeurs de l'enfer; nous sommes, et nous ne pouvons nous comprendre; toute notre science doit avouer son impuissance et son infériorité par rapport à nous; nous ne pouvons nous comprendre, et cependant nous ne sommes pas en dehors de nous-mêmes. Toutefois nous ne sommes pas à comparer aux animaux, quoique nous ne sachions pas ce que nous sommes; et cependant vous pensez que l'on doit nous assimiler aux animaux, si nous avons oublié ce que nous avons été; mais, pour l'avoir oublié, ne faudrait-il pas l'avoir su? Dans le moment où je parle, ni mon âme ne m'est transmise par mes parents, ni elle ne m'est soufflée par Dieu ; quelque soit le mode que Dieu ait employé pour me la donner, il ne l'a employé qu'au moment même de ma création; aujourd'hui il ne crée rien de moi ni en moi; ma création est un fait passé, complètement écoulé. Je ne sais pas même si j'ai eu connaissance de ce fait, et si je l'ai oublié ; je ne puis même pas sentir et savoir quand il s'est accompli.

9. En ce moment où nous sommes, où nous vivons, où nous savons que nous vivons, où nous sommes très-assurés de nous souvenir, de comprendre et de vouloir, en ce moment où nous nous flattons de si bien connaître notre nature, nous ignorons absolument la puissance de notre mémoire, de notre intelligence, de notre volonté. Un de mes amis d'enfance, nommé Simplicius, était doué d'une mémoire tellement prodigieuse, que sur notre demande il nous récita immédiatement et sans hésiter, en commençant par la fin, les derniers vers de chacun des livres de (681) Virgile. Nous le priâmes de nous réciter les vers précédents, il le fit également, et nous avons toujours été persuadés qu'il aurait pu réciter Virgile tout entier dans l'ordre inverse, car nous l'avons interrogé sur tous les livres indistinctement, et toujours il nous a répondu. Nous tentâmes la même épreuve pour les discours de Cicéron, écrits en prose, et qu'il avait appris de mémoire; il récita, et en sens inverse, tout ce qui lui fut demandé. Comme nous nous répandions en louanges et en admiration, il nous attesta par serment qu'il ne s'était jamais cru capable de faire ce qu'il venait d'accomplir. Son esprit ne se connaissait donc pas une telle capacité de mémoire, et jamais il ne l'aurait connue, s'il n'avait pas été invité à en tenter l'épreuve. Pourtant, avant de tenter cette épreuve, il était bien le même homme; pourquoi donc s'ignorait-il lui-même?

10. Nous nous flattons souvent de conserver le souvenir de telle ou telle chose, et dans cette présomption nous omettons de recourir à l'Ecriture. Puis il arrive bien souvent que nous invoquons ces souvenirs, mais en vain, et alors nous nous repentons de notre présomption et de notre négligence à confier nos impressions au papier. Puis enfin, tout à coup ces souvenirs reparaissent, alors même que nous ne les cherchons plus. N'étions-nous donc plus les mêmes quand nous agitions ces pensées en nous-mêmes? Et cependant nous ne sommes plus ce que nous étions, quand nous ne pouvons réveiller en nous les mêmes pensées. Quoi donc? Voilà que j'ignore comment il peut se faire que nous nous échappions et que nous soyons rendus à nous-mêmes? Sommes-nous autres, sommes-nous ailleurs quand nous cherchons, sans le trouver, ce que nous avons confié à notre mémoire; et quand, après n'avoir pu parvenir j usqu'à nous, comme si nous étions placés ailleurs, nous nous retrouvons en quelque sorte quand nous trouvons ce que nous cherchions? Où cherchons-nous, si ce n'est pas en nous-mêmes? et que cherchons-nous, si ce n'est pas nous-mêmes? comme si nous n'étions pas en nous, ou que nous soyons sortis de nous-mêmes. Si vous l'envisagez en face, un tel abîme n'est-il pas bien capable de vous faire trembler? Et cet abîme est-il autre chose que notre propre nature, non pas notre nature telle qu'elle a pu être autrefois, mais telle qu'elle est aujourd'hui? Et cependant, même en ce sens, nous avons encore plus à chercher qu'à comprendre dans cette nature qui nous touche de si près. Souvent, en m'entendant proposer une question, je me suis flatté de pouvoir la résoudre par la réflexion; j'ai réfléchi, et la réponse ne s'est pas présentée; d'autres fois, au moment où j'y pensais le moins, cette réponse se présentait d'elle-même. J'en conclus que les forces de mon intelligence ne me sont point connues, et je crois qu'elles ne vous sont pas connues davantage.

11. Vous couvrez mes aveux d'un orgueilleux dédain, vous allez même jusqu'à me comparer en cela aux animaux. Pour moi, je vous invite d'abord, et si vous ne cédez pas, je vous somme de mieux connaître notre commune infirmité dans laquelle la vertu se perfectionne; je ne veux pas que, en vous flattant de connaître ce que vous ne connaissez pas, vous vous mettiez dans l'impossibilité de parvenir à la vérité. Je suis convaincu qu'il est tel phénomène que vous cherchez à comprendre sans pouvoir y parvenir; et cependant, chercheriez-vous si vous n'aviez pas l'espérance de réussir? Cela seul me prouve que vous ne connaissez pas les forces de votre intelligence, puisque, loin de faire avec moi l'aveu de notre commune ignorance, vous faites hautement profession de connaître votre nature. Que dirai-je de la volonté, dans laquelle nous confessons sans hésiter l'existence du libre arbitre? Le bienheureux apôtre saint Pierre voulait donner sa vie pour Jésus-Christ (1); il le voulait sincèrement, et Dieu lui-même était témoin de sa bonne volonté; mais cette volonté même ne connaissait pas la mesure de ses forces. Le danger se présente, et cet apôtre, pour qui Jésus-Christ était réellement le Fils de Dieu , s'enfuit et se cache honteusement. Nous nous sentons vouloir ou ne pas vouloir; mais, à moins de nous tromper nous-mêmes, avouons, cher fils, que nous ignorons ce que peut notre volonté, alors même qu'elle est bonne; nous ne savons ni quelles sont ses forces, ni à quelles épreuves elle cédera ou elle ne cédera pas.

12. Avouez donc que, sans remonter au passé, beaucoup de phénomènes actuels de notre nature nous échappent, non pas seulement en ce qui concerne le corps, mais même l'esprit; suit-il de là cependant que l'on puisse

 

1. Jean, XIII, 37.

 

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nous comparer aux animaux? Voici pourtant que vous m'infligez cette honte et cette dégradation, parce que j'avoue mes incertitudes sur un fait depuis longtemps accompli, l'origine de mon âme; et encore, si j'ignore quelque chose, je n'ignore pas tout, car je sais parfaitement que mon âme m'a été donnée par Dieu, et qu'elle n'est pas de la substance même de Dieu. S'agit-il au contraire de la nature de notre esprit et de notre âme, comment énumérer tout ce que nous en ignorons? Tout ce que nous pouvons, c'est de nous écrier avec le Psalmiste : «La connaissance que vous avez de moi me plonge dans l'étonnement, elle est si élevée que je n'y saurais atteindre (1) ». Il parle de la connaissance que Dieu a de sa créature, car cette créature ne saurait elle-même se connaître. L'Apôtre était ravi au troisième ciel, il y entendait des paroles ineffables qu'il n'est pas donné à l'homme de répéter, et il ne saurait dire si ce ravissement se faisait avec ou sans son corps (2) ; devait-il craindre que vous le compariez aux animaux? Il savait que son esprit était ravi au troisième ciel, au sein même du paradis; en était-il de même de son corps? il l'ignorait. Paul n'était lui-même ni ce troisième ciel, ni le paradis; tandis qu'il restait composé de son corps, de son esprit et de son âme. Il avait la connaissance de ces choses profondes et sublimes , absolument étrangères à sa nature ; et ce qui était de sa nature même, il l'ignorait. Comment ne pas s'étonner que, à la connaissance de mystères aussi profonds, il ait joint une si grande ignorance de lui-même? Enfin, si la Vérité même ne l'avait prononcée, qui croirait à une parole comme celle-ci : «Nous ne savons prier comme il le faut? » Notre grande préoccupation doit donc se porter sur les choses qui sont présentes à nos yeux; et voici que vous me comparez aux animaux, parce que j'ai oublié ce qui est déjà loin de moi, ce qui regarde l'origine de mon âme; vous n'entendez donc pas l'Apôtre s'écrier : «Tout ce que je sais maintenant, c'est que, oubliant ce qui est derrière moi et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ (3)? »

13. Allez-vous donc vous rire de moi et me

 

1. Ps. CXXXVIII, 6. — 2. II Cor. XII, 2, 4. — 3. Philipp. III, 13, 14.

 

comparer aux animaux, parce que j'ai cité cette parole : «Nous ignorons ce qu'il nous faut demander? » Je tolérerais encore votre dédain. En effet, la prudence même nous dicte de nous préoccuper davantage de l'avenir que du passé, et de diriger nos prières, non pas vers ce que nous avons été, mais vers ce qui nous attend dans l'avenir; d'où il suit qu'il est bien plus honteux pour nous de ne point savoir ce que nous avons à demander, que d'ignorer notre origine. Toutefois, avant de me jeter la pierre, réveillez vos souvenirs, et rappelez-vous où vous avez lu ces paroles, car vos dédains pourraient bien tomber sur une personne qui vous est chère. En effet, c'est l'Apôtre des nations qui a lui-même prononcé ces paroles : «Nous ne savons ce qu'il nous faut demander ». Et cette parole, il la confirme par son exemple. N'était-ce pas, sans le savoir, contre l'utilité et la perfection de son salut qu'il demandait à Dieu de lui retirer l'aiguillon de la chair, qui ne lui avait été donné que pour le soustraire au danger de l'orgueil que lui faisait courir la grandeur de ses révélations? Et parce que le Seigneur l'aimait, il lui refusa la grâce qu'il ne demandait que par ignorance (1). Toutefois, après avoir dit : «Nous ne savons ce qu'il nous faut demander à Dieu dans nos prières », le même Apôtre ajoute aussitôt : «Mais le Saint-Esprit prie pour nous par des gémissements ineffables. Et celui qui pénètre le fond des coeurs entend bien quel est le désir de l'Esprit, parce qu'il ne demande pour les saints que ce qui est selon Dieu (2) », c'est-à-dire qu'il inspire aux saints les accents et les désirs de la prière. C'est ce même Esprit « que Dieu a envoyé dans nos coeurs, criant en nous : Abba, Père (3) », et dans lequel nous crions : « Abba, Père (4)». Remarquez ces deux expressions: Nous avons reçu l'Esprit criant: «Abba, Père»; et dans cet Esprit nous crions: Abba, Père; on voit clairement que l'Apôtre voulait nous faire comprendre dans quel sens l'Esprit crie en nous, c'est-à-dire qu'il nous fait crier. Quand il lui plaira, que cet Esprit m'apprenne, s'il le croit utile pour moi, quelle est l'origine de mon âme, je ne veux sur ce point d'autre maître que l'Esprit divin qui scrute les profondeurs de la divinité, et je récuse l'enseignement d'un homme qui ne

 

1. II Cor. XII, 7, 9. — 2. Rom. VIII, 26, 27. — 3. Gal. IV, 6. — 4. Rom. VIII, 15.

 

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sait pas de quel souffle une outre se remplit. Cette ignorance de votre part ne m'autorise pas cependant à vous comparer aux animaux; car votre ignorance sur ce point était le fruit de l'inadvertance, et non pas d'une impossibilité réelle.

14. Vous avouez vous-même que les questions qui touchent à l'origine de l'âme sont de beaucoup plus relevées que celles qui ont pour objet le souffle que nous aspirons et que nous expirons; cependant, pour l'un et l'autre cas, vous invoquez l'imposant témoignage de la sainte Ecriture, dans laquelle la foi nous révèle ce que les efforts de l'esprit humain sont impuissants à nous apprendre. Combien de choses passent pour nous inaperçues, et qui nous sont révélées par les observations scientifiques des médecins et par l'étude attentive des phénomènes de vie, même végétative; mais, de là quel abîme pour arriver à savoir que la chair ressuscitera pour vivre éternellement ! Il serait beau de nous faire sortir de l'ignorance où nous sommes sur la mémoire, l'intelligence et la volonté dont notre âme est douée; mais qu'il est bien mieux encore de savoir que l'âme qui aura été régénérée et renouvelée en Jésus-Christ goûtera pendant l'éternité les ineffables délices du bonheur ! Or, cette éminente destinée de notre âme ne pouvait nous être connue que par l'enseignement des divins oracles. Mais pourquoi vous flatter de trouver dans ces divins oracles une solution définitive de l'origine de l'âme? En fût-il ainsi, ce ne serait point à la nature humaine que vous devriez rapporter la gloire de la connaissance que l'homme peut avoir de ses qualités et de sa nature, mais uniquement à la munificence de Dieu. N'avez-vous pas dit : «Si l'homme ne se connaît pas, en quoi diffère-t-il de l'animal? » Et si nous devons avoir cette connaissance par le fait même de la distance qui nous sépare des animaux, pourquoi chercher dans la lecture une connaissance que déjà nous avons? De même que vous ne me lisez rien pour m'apprendre que je vis, car c'est dans ma nature même que je trouve cette science ; de même, si c'est dans ma nature que j'apprends à connaître l'origine de mon âme, pourquoi me citer à ce sujet des passages de l'Ecriture? Pour se distinguer des animaux, faut-il donc absolument lire les Ecritures ? N'est-ce pas en vertu de notre création elle-même, et avant toute connaissance littéraire que nous sommes distincts des animaux ? Comment donc osez-vous soutenir que, par cela même qu'il se distingue de l'animal, l'homme sait discuter et résoudre la question de l'origine de l'âme; tandis que, d'un autre côté et par une contradiction manifeste, vous affirmez que, pour acquérir sur ce point une connaissance certaine, il a besoin de la révélation surnaturelle, sans laquelle toutes ses forces humaines n'y suffiraient pas?

15. Sur ce point encore vous êtes dans l'erreur. En effet, les témoignages divins que vous nous citez à l'appui de votre proposition, ne la prouvent aucunement. Tout ce qu'ils prouvent, c'est que nos âmes nous ont été données, créées et formées par Dieu; une telle conviction, du reste, nous est absolument nécessaire pour imprimer à notre vie une sainte direction. Mais ils ne nous disent pas sous quel mode ces âmes nous ont été données: est-ce par voie d'insufflation nouvelle et spéciale, comme cela s'est fait pour l'âme du premier homme; est-ce par voie de transmission originelle? Lisez attentivement ce que j'ai écrit sur ce point à notre frère René (1) ; ce que j'ai dit alors, je m'abstiens de le répéter. Pour vous plaire, je devrais me prononcer définitivement, comme vous vous êtes prononcé vous-même , dussè-je me jeter comme vous dans d'inextricables embarras, qui vous ont amené à émettre contre la foi catholique des propositions telles que, si vous preniez la peine de les étudier sérieusement, vous comprendriez aussitôt combien il vous eût été utile de savoir que vous ignorez ce que vous ignorez; combien même vous seriez heureux de le savoir aujourd'hui. Si c'est l'intelligence qui vous plaît dans la nature de l'homme, parce que sans l'intelligence nous serions semblables aux animaux, comprenez donc que vous ne comprenez pas, de peur que vous ne deveniez incapable de rien comprendre ; et gardez-vous bien de mépriser tout homme qui, pour avoir le sens véritable de ce qu'il ne comprend pas, comprend avant tout qu'il ne le comprend pas. Quant à ces paroles du Psalmiste : «L'homme si haut placé n'a pas compris; il a été comparé aux animaux sans raison et il leur a été trouvé semblable (2) », lisez-les et tâchez d'en saisir la raison et la portée, si vous voulez vous en

 

1. Liv. I, n. 17. — 2. Ps. XLVIII, 13.

 

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épargner la honteuse application, plutôt que de les jeter orgueilleusement à qui que ce soit. Cet oracle est à l'adresse de tous ceux qui ne voient d'autre vie que la vie charnelle, et qui n'espèrent rien après la mort, pas plus que n'ont à espérer des animaux; mais il ne frappe en aucune manière ceux qui avouent qu'ils savent ce qu'ils savent, et qu'ils ignorent ce qu'ils ignorent, prouvant ainsi que la connaissance qu'ils ont de leur propre faiblesse est un remède assuré contre toute présomption de l'orgueil.

16. Je demande donc, ô mon fils, que votre présomption juvénile ne prenne point si fort en pitié mes séniles hésitations. Après avoir avoué que cette question de l'origine des âmes ne m'a été enseignée ni par Dieu ni par aucun homme spirituel, et qu'ainsi je ne puis la résoudre, je me sens disposé à soutenir que Dieu nous a caché cette vérité comme il nous en a caché beaucoup d'autres, plutôt que de m'exposer à avancer témérairement telle proposition dont l'obscurité serait telle que, non-seulement je ne pourrais la faire comprendre aux autres, mais que je ne la comprendrais pas moi-même. Combien moins je me résignerais à prêter des armes à ces hérétiques qui soutiennent l'innocence parfaite de l'âme des enfants, dans la crainte de faire retomber sur Dieu la responsabilité de cette faute. Ne valait-il pas mieux déclarer ces âmes innocentes, plutôt que d'accuser Dieu de les avoir rendues pécheresses en les unissant à une chair pécheresse, alors même qu'il savait, dans sa prescience infinie, que le bain de la régénération ne leur serait pas accordé, et qu'elles ne recevraient aucune grâce du baptême qui les arrachât à l'éternelle damnation ? Et en effet, combien d'enfants ne meurent-ils pas avant d'avoir reçu le baptême? Pour me soustraire à cette difficulté, je ne voudrais jamais tenir avec vous ce langage : «L'âme a mérité d'être souillée par la chair et de devenir pécheresse, quoique n'ayant jusque-là aucun péché qui pût lui mériter ce châtiment » ; et encore : «Le péché originel est effacé en dehors du baptême » ; enfin : «Le royaume des cieux est accordé, à la fin, à ceux qui n'ont pas été baptisés ». Si je ne voyais dans ces paroles un poison mortel pour la foi, peut-être ne craindrais-je plus de me prononcer définitivement sur cette matière. Jusque-là je crois bien plus sage de me conserver dans l'hésitation, plutôt que de me prononcer sans savoir; et je m'en tiens simplement à ce que l'Apôtre a enseigné d'une manière si claire et si formelle. C'est par un seul homme que tous les hommes qui naissent d'Adam sont soumis à la condamnation (1), à moins qu'ils ne renaissent en Jésus-Christ par le sacrement de la régénération qu'il a institué lui-même, et que tous doivent recevoir avant de mourir s'ils veulent avoir part à cette vie éternelle à laquelle Dieu les a prédestinés dans son infinie miséricorde. Quant à ceux qui sont prédestinés à la mort éternelle, Dieu leur appliquera le châtiment dans la mesure la plus rigoureuse de justice, non-seulement pour les péchés actuels qu'ils auraient commis volontairement, mais aussi pour le seul péché originel, s'ils ne sont coupables que de ce péché. Telle est pour moi la solution de cette question; quelque secrètes que soient d'ailleurs les oeuvres de Dieu, avant tout je veux conserver toute l'intégrité de ma foi.

17. Cela posé, autant que Dieu m'en donnera la grâce, je dois répondre à l'apostrophe que vous m'adressez directement au sujet de l'âme. Voici vos paroles : «Malgré l'opinion contraire hautement professée par le docte évêque Augustin, nous n'admettons pacqué l'âme soit incorporelle et un esprit ». Avant tout, discutons donc la question de savoir si, comme je le soutiens, l'âme est un esprit, ou si, comme vous le soutenez, elle est corporelle. Nous verrons ensuite si, dans les Ecritures, cette âme nous est présentée comme un esprit, quoique souvent ce mot esprit ne désigne qu'une faculté de l'âme et non pas l'âme tout entière. Et d'abord je voudrais savoir quelle définition vous donnez du corps? Si le corps, à vos yeux, doit être composé de membres charnels, ni la terre, ni le ciel, ai la pierre, ni l'eau, ni les astres, ni toutes les choses de ce genre ne seront des corps. Si par le corps vous entendez tout ce qui peut être augmenté ou diminué, et qui occupe un espace plus ou moins restreint dans l'étendue; tous les objets précités sont des corps, l'air est un corps, la lumière visible est un corps, et on peut dire avec l'Apôtre : tous les corps célestes et tous les corps terrestres (2).

18. A ce titre l'âme est-elle un corps? C'est là une question fort délicate et fort subtile.

 

1. Rom. V, 18. — 2. I Cor. XV, 40.

 

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Vous affirmez d'abord que Dieu n'est point un corps, et je vous félicite de cette affirmation. Pourquoi donc me plonger de nouveau dans l'inquiétude quand vous vous écriez . « L'âme est-elle spirituelle en ce sens qu'elle ne soit plus, comme quelques-uns le pensent, qu'une inanité vide, qu'une substance aérienne et futile ? » A en juger par ces paroles, vous paraissez croire que tout ce qui manque de corps n'est plus qu'une substance vaine. S'il en est ainsi, comment osez-vous dire que Dieu n'a pas de corps, comment ne craignez-vous pas qu'on en conclue qu'il n'est qu'une substance vaine ? Soutenez, comme vous l'avez fait, que Dieu n'a pas de corps; mais gardez-vous d'ajouter qu'il n'est qu'une substance vaine ; d'où il suivra que tout ce qui n'a pas de corps n'est pas pour cela une substance vaine. Par conséquent on peut affirmer que l'âme est incorporelle, sans qu'on entende par là qu'elle n'est qu'une substance vaine et futile, puisque Dieu est incorporel, sans que pour cela il ne soit qu'une vide inanité. Comprenez donc qu'il y a une immense différence entre ce que j'ai dit et ce que vous me faites dire. Je suis loin de soutenir que l'âme soit d'une substance aérienne, car j'avouerais par cela même qu'elle est un corps. En effet, l'air est un corps, telle est du moins l'inébranlable conviction de tous ceux qui, parlant des corps, comprennent ce qu'ils disent. Maintenant, parce que j'ai dit que l'âme est incorporelle, vous en concluez que j'ai soutenu qu'elle est une substance aérienne ; c'est le contraire que vous deviez conclure : puisque j'ai dit qu'elle n'est pas un corps, elle n'est donc pas aérienne; et d'un autre côté, ce qui se remplit d'air ne saurait être une inanité. Comment les outres dont vous parlez ne vous l'ont-elles pas fait comprendre? Quand elles se gonflent, est-ce que ce n'est pas par l'effet de l'air qu'on y entasse ? Elles sont si peu une inanité, qu'on peut en mesurer le poids. Peut-être croyez-vous trouver une différence entre le souffle et l'air; mais le souffle n'est que l'air mis en mouvement, comme il est facile de s'en convaincre en agitant un éventail. D'un autre côté, prenez un vase qui vous paraît vide, et si vous voulez vous convaincre qu'il est plein, plongez  l'ouverture dans l'eau et vous remarquerez que, par suite de la pression de l'air dont il est plein, le liquide ne pourra y pénétrer. Au contraire, si vous placez l'orifice horizontalement à la surface du liquide ou un peu de côté, le liquide s'y précipite tandis que l'air s'échappe par la partie de l'orifice restée libre. Il est plus facile de faire soi-même cette opération que de la décrire. Mais pourquoi insister plus longtemps? Soit que vous compreniez ou que vous ne compreniez pas que l'air est un corps, toujours est-il que vous devez admettre que j'ai dit de l'âme qu'elle est, non pas aérienne, mais absolument incorporelle. Cette propriété, vous l'attribuez à Dieu, dont pourtant vous n'osez dire qu'il soit une inanité, et en qui vous devez reconnaître une substance toute-puissante et immuable. Pourquoi donc, si l'âme est incorporelle, craindrions-nous qu'elle ne fût plus qu'une inanité vide, puisque Dieu est incorporel sans être pour cela une inanité vide ? J'en conclus qu'un Dieu incorporel a pu créer une âme incorporelle, comme un être vivant peut engendrer un être vivant, quoiqu'un être immuable ne puisse créer qu'un être changeant, quoiqu'un être tout-puissant ne puisse créer qu'une nature bien inférieure à lui-même.

19. Je ne vois assurément pas pourquoi vous voulez faire de l'âme, non pas un esprit, mais un corps. Serait-ce parce que, dans une de ses épîtres, l'Apôtre distingue dans les termes l'âme et l'esprit: «Que tout ce qui est en vous», dit-il, « l'esprit, l'âme et le corps (1)?» Mais alors vous avez autant de raison pour soutenir que l'âme n'est point un corps, puisque l'Apôtre la distingue également du corps. Si vous affirmez que l'âme est un corps, quoiqu'il soit parlé nominativement du corps, souffrez aussi qu'elle soit un esprit, quoiqu'il soit parlé nominativement de l'esprit. En effet, vous avez beaucoup de raisons pour admettre que l'âme est un esprit plutôt qu'un corps, puisque vous soutenez que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance, tandis que vous niez cette unité de substance entre l'âme et le corps. Comment donc l'âme peut-elle être un corps, puisque sa nature est différente de celle du corps ? et comment l'âme ne serait-elle pas un esprit, puisque l'âme et l'esprit sont d'une seule et même nature ? Si vous vouliez être conséquent avec vous-même, ne devriez-vous pas conclure que l'esprit est un corps ? Si

 

1. I Thess. V, 23.

 

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vous admettez que l'esprit n'est pas un corps, mais que l'âme en est un, ne dites plus que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance. Et cependant vous le dites, vous l'affirmez d'une manière absolue. Si donc l'âme est un corps , dites également que l'esprit est un corps, car autrement il n'est plus possible d'admettre que l'âme et l'esprit soient d'une seule et même substance. Par conséquent ces trois choses énumérées par l'Apôtre : «L'esprit, l'âme et le corps », sont simplement trois corps, en observant toutefois que le corps, que nous appelons aussi la chair, est d'une nature différente de l'âme et du corps. Enfin, c'est de ces trois corps, dont deux sont de la même substance, tandis que le troisième est d'une substance différente , qu'est composé l'homme tout entier, ne formant plus qu'une seule chose et une seule substance. Rien de plus explicite qu'une telle affirmation ; et cependant, tout en admettant que l'esprit et l'âme sont d'une seule et même substance, vous ne voulez pas qu'on les désigne tous deux sous le nom d'esprit. Au contraire, s'il s'agit de l'âme et du corps, vous niez qu'ils soient d'une seule et même substance, et cependant vous prétendez qu'on doit leur donner à tous deux le nom de corps.

20. Mais je n'insiste pas davantage , de crainte que la question qui nous occupe ne paraisse une simple question de mots. Voyons donc ce qu'est l'homme intérieurement est-il une âme, ou un esprit, ou tout à la fois une âme et un esprit? Si j'en juge par vos écrits, vous définissez l'homme intérieur une âme. En effet, voici vos paroles : « Cette substance, d'abord insaisissable, se coagule peu à peu, de manière à devenir un autre corps englobé.dans le corps extérieur, par la force et le souffle de sa nature; c'est ainsi qu'apparut l'homme intérieur, renfermé comme dans un fourreau corporel, et imprimant à ce fourreau les formes et les habitudes extérieures correspondantes à sa propre nature ». Vous concluez : «C'est donc le souffle de Dieu qui a fait l'âme ; bien plus, ce souffle est devenu l'âme, de forme substantielle, corporelle par sa nature, et parfaitement semblable à son corps ». De là vous passez à l'esprit: «Cette âme, qui a pour origine le souffle de Dieu, n'a pu exister tant qu'elle n'était pas douée du sens propre et de l'intellect intime que nous appelons l'esprit ». Si je ne me trompe, l'homme intérieur c'est l'âme ; l'homme intime c'est l'esprit, lequel est intérieur à l'âme, comme l'âme est intérieure au corps. De même donc que le corps, dans le vide intérieur qu'il pré. sente, reçoit, selon vous, un autre corps appelé l'âme ; de même l'âme présente en elle-même un certain vide dans lequel elle reçoit un troisième corps appelé l'esprit ; de cette manière nous pouvons distinguer l'homme extérieur , l'homme intérieur et l'homme intime. Voyez-vous enfin à quelles absurdités vous vous exposez en soutenant que l'âme est corporelle? Ensuite veuillez donc me dire ce qui sera renouvelé pour la connaissance de Dieu selon l'image de celui qui l'a créé (1) ? Est-ce l'homme intérieur ou l'homme intime ? J'entends bien l'Apôtre parler de l'homme intérieur et de l'homme extérieur, mais je ne le vois nulle part parler de l'homme intime ou intérieur à l'homme intérieur. Quoi qu'il en soit, choisissez celui que vous voudrez pour le destiner à être renouvelé selon l'image de Dieu ; comment donc pourra recevoir cette image celui qui a déjà pris l'image de l'homme extérieur? En effet, si l'homme intérieur a déjà couru dans les membres de l'homme extérieur et s'y est coagulé; je me sers à dessein de cette expression, telle que vous l'avez employée, comme si vraiment ce corps formé de poussière avait été réduit en fusion ; comment l'homme peut-il être reformé à l'image de Dieu, si la première forme qui lui a été imprimée par le corps reste absolument la même ? Portera-t-il donc en lui-même deux images, l'une lui venant d'en haut, c'est-à-dire de Dieu; l'autre lui venant d'en bas, c'est-à-dire du corps, absolument comme sur les pièces de monnaie on trouve : croix ou pile? Vous répondez peut-être que l'âme a pris l'image du corps, et que l'esprit recevra l'image de Dieu , puisque l'âme se rapproche davantage du corps, tandis que l'esprit touche de plus près à Dieu. C'est donc l'homme intime qui sera réformé à l'image de Dieu, et non pas l'homme intérieur ? Vaine excuse. En effet , si cet homme intime est répandu dans tous les membres de l'âme, comme l'âme est répandue dans tous les membres du corps; il est certain que, par l'âme, il a déjà pris l'image

 

1. I Coloss. III, 10.

 

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du corps; et qu'il a reçu de cette âme une forme toute spéciale. Si donc cet homme intime conserve l'image du corps, comment recevra-t-il l'image de Dieu, à moins, comme je l'ai dit, qu'il ne ressemble aux pièces de monnaie et qu'il ne porte deux images, l'une supérieure et l'autre inférieure? Telles sont les absurdités auxquelles vous réduisent, bon gré mal gré, les idées charnelles que vous apportez dans l'étude de l'âme. D'un autre côté, comme vous l'avouez vous-même, Dieu n'est pas un corps: comment donc un corps peut-il recevoir l'image de Dieu? Je vous en conjure, frère bien-aimé, ne vous conformez pas aux idées de ce siècle, mais réformez-vous dans la nouveauté de votre esprit (1), et ne jugez pas selon la chair, car c'est la mort (2).

21. Vous répondez : «Si l'âme n'a pas de corps, que pouvait donc connaître le mauvais riche dans les enfers? Pourtant il connaissait Lazare, il connaissait Abraham (3) » ; comment donc avait-il pu acquérir la connaissance d'Abraham qui était mort depuis si longtemps? Vous supposez donc que l'on ne peut connaître l'homme que parla forme du corps; aussi je suppose que, pour vous connaître vous-même, vous vous regardez souvent dans la glace, dans la crainte que vous ne puissiez plus vous connaître si vous veniez à oublier la forme de votre visage. Dites-moi, la personne que l'on connaît le mieux, n'est-ce pas soi-même, et pourtant de tous les visages qui nous entourent c'est le nôtre que nous voyons le moins? Et puis, qui donc pourrait connaître Dieu, puisque vous affirmez sans hésiter qu'il est un esprit'; si , comme vous le dites; on ne peut connaître que par la forme du corps, ou en d'autres termes, si les corps seuls peuvent être connus? Qu'on pose à un chrétien ces questions si graves et si difficiles, je ne crois pas qu'il soit assez oublieux des oracles divins, pour dire jamais : «Si l'âme est incorporelle, il est nécessaire qu'elle manque de forme ». Oubliez-vous que l'Apôtre nous parle de la forme même de la doctrine (4) ? En conclurez-vous que la forme de la doctrine soit corporelle? Avez-vous donc oublié que l'Apôtre nous dit de Jésus-Christ qu'avant l'incarnation il était dans la forme de Dieu (5)? Autrement comment osez vous dire : «Si l'âme est incorporelle , il est nécessaire qu'elle

 

1. Rom. XII, 2. — 2. Id. VIII, 6. — 3. Luc, XVI, 19, 31. — 4. Rom. VI, 17. — 5. Philipp. II, 6.

 

manque de forme? » Dieu est un esprit, et cependant on vous parle de la forme de Dieu, ce qui ne vous empêche pas de vous exprimer comme si la forme n'existait que pour les corps.

22. Vous ajoutez : «Les noms doivent cesser là où il n'y a plus de forme à distinguer; du moment qu'il n'y a plus de désignation de personnes, toute appellation nominale n'a plus de raison d'être». De là vous essayez de prouver que l'âme d'Abraham était corporelle, puisque le mauvais riche a pu dire : « Père Abraham ». Je viens de dire qu'il peut y avoir forme là même où il n'y a pas de corps. Et si les désignations nominales n'ont aucune raison d'être là où il n'y a pas de corps, veuillez je vous prie énumérer les noms suivants : «Les fruits de l'esprit sont la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (1) ». Dites-moi si vous n'avez aucune connaissance de ces vertus dont vous prononcez le nom, ou bien si la connaissance que vous en avez vous les représente comme autant de linéaments des corps. Dites-moi seulement quelle figure, quels membres, quelle couleur a la charité ; pourtant, si cette vertu n'est pas vaine, elle ne saurait vous paraître quelque chose de vain et d'imaginaire. «On ne saurait, dites-vous, implorer le secours que de celui qui nous apparaît sous une forme corporelle ». Que les hommes vous entendent, et personne désormais n'implorera le secours de Dieu, puisque personne ne voit en lui un être corporel.

23. Vous ajoutez : «Dans ce passage, les membres de l'âme nous sont décrits comme si elle était un corps véritable » ; aussi vous soutenez « que l'oeil désigne la tête tout entière; la langue le palais et la gorge, et le doigt la main », puisqu'il est dit que le mauvais riche leva les yeux, et plus loin : « Envoyez Lazare, afin qu'il plonge dans l'eau l'extrémité de son doigt, et qu'il rafraîchisse ma langue ». Toutefois, comme vous affirmez de Dieu qu'il est incorporel, craignant sans doute qu'on ne vous oppose les passages où il est parlé des membres de Dieu, et qu'on en conclue contre vous que Dieu est donc aussi un être corporel, vous prévenez l'objection, et vous dites : «Ces membres désignent uniquement en Dieu des vertus ou puissances

 

1. Gal. V, 22, 23.

 

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incorporelles ». Mais de quel droit, je vous le demande, pouvez-vous soutenir que ces noms de membres n'exigent pas que Dieu ait un corps, tandis qu'ils l'exigent pour l'âme? Doit-on prendre ces expressions à la rigueur de la lettre, quand il s'agit d'une créature, tandis qu'on ne doit y voir qu'une figure quand il s'agit du Créateur? Vous allez donc aussi nous donner des ailes corporelles, car ce n'est pas le Créateur, mais la créature, c'est-à-dire l'homme, qui s'écrie : «Si je prends mes ailes comme la colombe (1) ». Si vous concluez que le mauvais riche avait une langue corporelle, parce qu'il demande que Lazare rafraîchisse sa langue » ; concluez également que pendant cette vie notre langue a des mains corporelles, car il est écrit : «La mort et la vie sont dans les mains de la a langue (2) ». Je suppose que le péché ne vous paraît être ni une créature, ni un corps; pourquoi donc a-t-il une face? N'est-il pas dit dans les psaumes : «Il n'y a point de paix pour mes os, à la face de mes péchés (3) ? »

21. Vous prenez dans un sens corporel le sein d'Abraham dont il est parlé dans cette même parabole, et vous le regardez même comme désignant le corps tout entier; or, je dois vous avouer qu'une telle interprétation me paraît de votre part une plaisanterie et un jeu, et non pas l'oeuvre d'un homme grave et sérieux. En effet, puis-je vous supposer assez insensé pour admettre que le sein corporel d'un seul homme supporte un si grand nombre d'âmes, ou plutôt, et ici je ne fais qu'emprunter votre langage, l'immense multitude des corps de touas les saints que les anges y transportent comme ils vont transporté Lazare? Vous me répondrez peut-être que l'âme seule de Lazare a mérité de parvenir jusqu'à ce sein d'Abraham. Mais si vous ne plaisantez pas, si vous ne vous livrez pas à un jeu d'enfant, vous devez voir dans ce sein d'Abraham le séjour suprême et mystérieux du repos éternel dont jouit Abraham. Voilà pourquoi Abraham (4) nous est présenté comme étant le père, non-seulement de Lazare, mais d'une multitude de nations (5) auxquelles la foi de ce saint patriarche est proposée comme le plus beau modèle à imiter. C'est dans ce sens également que Dieu veut être appelé le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob (6), quoiqu'il

 

1. Ps. CXXXVIII, 9. — 2. Prov. XVIII, 21. — 3. Ps. XXXVII, 4. — 4. Luc, XVI, 19, 31. — 5. Gen. XVII, 4, 5. — 6. Exod. III, 6.

 

soit le Dieu de tous les peuples de la terre.

25. Ne concluez pas de mon raisonnement que j'admette l'impossibilité , pour l'âme d'une personne morte ou endormie, d'éprouver des sensations agréables ou tristes, absolument comme si elle les ressentait dans un corps réel. Dans le sommeil, quand nous éprouvons quelque souffrance ou quelque douleur, nous conservons parfaitement notre personnalité ; et si ces images pénibles ne disparaissaient pas à notre réveil, nous en ressentirions la tristesse la plus amère. Toutefois, il faudrait n'y avoir jamais réfléchi sérieusement, pour supposer que tous ces objets imaginaires, sur lesquels nous promenons nos songes et nos rêves, sont des corps réels. N'est-il pas plus juste de dire que si l'âme était un corps elle ne pourrait saisir par la pensée les images de ces nombreux objets tels qu'ils nous apparaissent ? Je ne suppose pas, en effet, que vous alliez jusqu'à soutenir que ce sont vraiment des corps qui nous apparaissent en songe quand nous rêvons du ciel, de la terre, de la mer, du soleil, de la lune, des étoiles, des fleuves, des montagnes, des arbres, des animaux. Croire que ce sont autant de corps qui nous apparaissent ainsi en vision, ce serait de la dernière absurdité; et cependant, comme ces visions ressemblent bien à des corps ! On peut ranger dans la même classification toutes les apparitions qui peuvent nous venir de Dieu, soit pendant un songe, soit pendant une extase; mais quelle est la nature de ces apparitions, quelle en est la matière, c'est ce que personne ne peut ni chercher, ni connaître. Tout ce que nous savons, c'est que ces apparitions sont spirituelles et non corporelles. Ce ne sont pas là des corps, mais des représentations de corps, formées par la pensée et contenues dans les profondeurs de la mémoire ; elles sortent ainsi de je ne sais quels coins secrets et sous je ne sais quelle forme étonnante, et viennent ainsi se placer en quelque sorte sous nos yeux. Or, si l'âme était un corps, pourrait-elle saisir par la pensée ces grandes et vastes images, et la mémoire pourrait-elle les contenir? N'avez-vous pas dit vous-même : «La substance corporelle de l'âme ne dépasse pas les limites extérieures du corps?» Maintenant je demande par l'effet de quelle grandeur qui ne lui appartient pas l'âme pourrait-elle contenir les images de ces corps prodigieux,

 

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de ces espaces immenses, de ces régions sans limites? Et l'on s'étonnerait qu'elle s'apparût à elle-même dans la ressemblance de son corps, alors même qu'elle n'a point de corps? En effet, le corps avec lequel elle apparaît en songe n'est point un corps réel, et cependant c'est avec cette image ou ressemblance de son corps qu'elle parcourt des lieux connus et inconnus, et qu'elle éprouvé toutes les impressions de la joie ou de la douleur. Je ne pense pas, du reste, que voua ayez la témérité de dire que cette représentation du corps et des membres, telle qu'elle nous apparaît en songe, soit un corps véritable? A ce prix il faudrait regarder comme véritable et réelle cette montagne dont l'âme semble gravir la pente , cette maison dans laquelle elle croit pénétrer, cet arbre ou ce bois sous lequel elle semble s'asseoir, et cette eau qu'elle semble boire. En un mot, si l'âme est un corps parce qu'elle s'apparaît comme telle dans les songes, il faudra dire que tous ces objets sur lesquels elle promène ses rêves sont aussi des corps véritables.

26. Je dois également vous dire un mot des apparitions des martyrs, puisque vous avez cru y trouver un témoignage en votre faveur. Sainte Perpétue eut un songe dans lequel elle se croyait change en homme et combattait contre un Egyptien. Peut-on douter que ce nouveau corps fût autre chose qu'une simple figure ou représentation, et non pas un corps réel, car son propre corps était toujours là, plongé dans un profond sommeil, et avec le sexe qui lui appartenait, pendant que son âme semblait combattre avec un corps d'homme? Qu'en pensez-vous? Cette ressemblance d'un corps d'homme était-elle un corps véritable, oui ou non, malgré sa parfaite similitude? Choisissez quel parti vous voudrez. Si elle était un corps, pourquoi ne conservait-elle pas la forme de son fourreau? Est-ce que la chair de cette femme s'était tout à coup métamorphosée en une chair d'homme, de manière que l'âme qui l'habitait se fût aussitôt adaptée à cette forme nouvelle « par une sorte de congélation », pour me servir de l'expression que vous employez vous-même? De plus, le corps endormi de cette femme vivait encore ; son âme luttait, mais elle était toujours dans son fourreau, enfermée dans tous les membres de ce corps plein de vie, et conservait la forme qu'elle tenait du corps dont elle était douée. Jusque-là elle n'avait point abandonné ces membres, puisque cette séparation ne s'opère qu'à la mort; jusque-là elle n'avait point arraché ses propres membres aux membres dont ils étaient formés : d'où lui venait donc ce corps d'homme dans lequel elle se voyait combattre contre son adversaire? D'un autre côté, si cette ressemblance n'était point un corps véritable, du moins elle en était la similitude parfaite, dans laquelle l'âme éprouvait un véritable travail et une joie véritable. En faut-il davantage pour vous convaincre qu'une âme peut se faire à elle-même la ressemblance parfaite d'un corps, sans que cette ressemblance soit pourtant un corps véritable ?

27. Que serait-ce si, même dans les enfers, ces phénomènes se reproduisaient, si les âmes se reconnaissaient, non pas dans des corps, mais dans les ressemblances des corps? Dans nos rêves les membres avec lesquels nous semblons agir ne sont que des ressemblances et nullement des réalités; et cependant, lorsque de fâcheuses impressions nous saisissent, la douleur que nous éprouvons n'est point une ressemblance, mais une réalité; il en est de même pour la joie. Mais comme sainte Perpétue n'était pas encore morte, vous vous opposez à l'application de ce raisonnement? Cependant toute la question pendante entre nous consiste à savoir de quelle nature sont ces ressemblances qui nous apparaissent dans nos songes ; et cette question serait parfaitement résolue, du moment que vous n'y verriez que de pures images et nullement des réalités corporelles. D'un autre côté, vous savez que Dinocrate, frère de cette sainte, était mort; et voici qu'il apparut à, sa soeur, portant sur son corps la blessure qui l'avait conduit au tombeau. Quels vont donc être les résultats de , ces longs efforts que vous tentez pour prouver que, quand les membres du corps sont- coupés, l'âme n'en est pas pour cela diminuée ? Voici pourtant que l'âme de Dinocrate portait en elle la blessure dont la violence sépara cette âme du corps qu'elle habitait. Vous nous disiez : «Quand on coupe les membres du corps, l'âme se soustrait à ce coup et se resserre dans les autres parties du corps, dans la crainte de se voir elle-même amputée par la blessure faite au corps » ; et c'est ainsi, sans doute, que les choses se passent, lors même que le malheureux sur (690) lequel on opère serait profondément endormi et n'aurait aucune connaissance; mais comment pourrez-vous encore soutenir cette opinion ? Vous attribuez à l'âme une vigilance telle que, plongée dans le plus profond sommeil et entièrement absorbée dans ses rêves, elle se soustrait avec autant de bonheur que de promptitude à toute plaie dont la chair serait frappée à l'improviste, en sorte qu'elle ne peut être ni frappée, ni meurtrie, ni coupée. C'est bien ; mais, malgré votre prudence ordinaire, oubliez-vous donc que si l'âme se soustrait ainsi à toute meurtrissure, elle ne saurait en éprouver le contre-coup et la douleur? Je sais que vous vous tirez d'embarras en me répondant que l'âme resserre toutes ses parties, et les concentre à l'intérieur pour échapper à toute amputation et à toute blessure qui pourraient être faites sur le corps. Hé bien ! regardez Dinocrate, et dites-moi pourquoi son âme ne s'est point retirée de cette partie du corps sur laquelle s'imprimait une blessure mortelle ; c'était pourtant le seul moyen d'empêcher que la cicatrice de cette blessure apparût, même après la mort de cette pauvre âme corporelle. Pressé de toute part, vous allez peut-être me répondre que ces apparitions ne sont que des ressemblances de corps et non pas des corps réels, en sorte que ce qui apparaît une blessure n'est pas plus une blessure que ce qui apparaît un corps n'est un corps? Si l'âme pouvait être blessée par ceux qui blessent le corps, ne serait-il pas à craindre qu'elle ne fût également tuée par ceux qui tuent le corps ? Or, une telle proposition est formellement condamnée par le Sauveur (1). Ainsi donc l'âme de Dinocrate n'a pu mourir sous le coup qui a fait mourir son corps; et si elle a paru blessée comme le corps avait été blessé, c'est parce qu'elle n'était pas un corps, et qu'elle portait uniquement la ressemblance d'une blessure dans la ressemblance d'un corps. Or, dans un corps imaginaire , l'âme était en proie à une douleur réelle, douleur clairement signifiée par la blessure gravée sur son corps, et dont il fut délivré par les saintes prières de sa soeur.

23. Vous nous dites encore que l'âme a reçoit sa forme du corps, et qu'elle s'étend et se développe dans la proportion même «du corps». Vous ne voyez donc pas que

 

1. Matt. X, 28.

 

vous allez rendre monstrueuse l'âme d'un jeune homme ou d'un vieillard qui aurait perdu l'un de ses bras dans son enfance? « L'âme se contracte, dites-vous , dans la crainte que la main de l'âme ne soit coupée en même temps que la main du corps, et elle se condense et se resserre dans les autres parties du corps ». Par conséquent, ce bras de l'âme dont je parle, n'a pu, dans le bras d'un enfant, recevoir qu'une très-petite extension ; et cette extension, il la conservera telle, sans augmentation ni diminution, partout où il pourra lui-même se conserver; en perdant sa forme il a perdu par là même tout principe et tout moyen d'accroissement. Par conséquent, pour ce jeune homme ou pour ce vieillard qui a perdu une main dans son enfance, voici que son âme possède encore, il est vrai, ses deux mains, puisque celle qui était menacée du coup qui a frappé la main du corps s'est retirée à temps ; mais, de ces deux mains, l'une a l'étendue d'une main de jeune homme ou de vieillard, tandis que l'autre reste petite comme la main d'un enfant. Croyez-moi, ce n'est pas la forme du corps qui fait de telles mains, elles ne sont formées que par la difformité même de l'erreur. Du reste, vous ne me semblez pouvoir échapper à cette erreur qu'autant que, Dieu aidant, vous étudierez attentivement les rêves de ceux qui dorment, et qu'il vous sera donné de comprendre que ces apparitions ne sont que des ressemblances et non pas des corps véritables. Il est certain que toutes les images que nous nous formons des corps sont de la même nature que ces rêves; cependant, quant à ce qui regarde les morts, nous ne pouvons nous en faire une idée plus exacte qu'en voyant ce qui se passe dans les personnes endormies. En effet, ce n'est pas sans raison que la sainte Ecriture donne à la mort le nom significatif de sommeil (1), car le sommeil est tout proche parent de la mort (2).

29. Si l'âme était un corps, l'image dans laquelle elle se voit pendant le sommeil serait également corporelle, puisqu'elle serait la reproduction d'un corps. Dès lors, quoique ayant perdu tel ou tel membre de son corps, jamais. l'homme, dans un songe, ne se verrait privé de ce membre et se trouverait toujours dans une intégrité complète, par la raison que son âme n'aurait rien perdu de

 

1. I Thess. IV, 12. — 2. Virgile, Enéide, liv. VI, v. 279.

 

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son intégrité. Or, il arrive que dans leurs songes les hommes mutilés se voient tantôt dans leur intégrité, et tantôt comme ils sont, c'est-à-dire mutilés. Ce fait ne prouve-t-il pas que, à l'égard de son corps comme à l'égard de toutes les choses dont elle s'occupe en songe, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, l'âme humaine travaille, non pas sur quelque chose de réel, mais sur de simples ressemblances? Au contraire, éprouve-t-elle de la joie ou de la tristesse, du plaisir ou de la peine, ses impressions sont toujours réelles, soit que ses visions aient pour objet des corps véritables ou seulement des ressemblances. N'avez-vous pas dit vous-même, et avec beaucoup de vérité : «Les aliments et les vêtements sont nécessaires, non pas à l'âme, a mais au corps » Pourquoi donc le mauvais riche en enfer désirait-il si ardemment une goutte d'eau? Pourquoi, comme vous l'avez rapporté vous-même, Samuel apparaissait-il toujours avec son vêtement ordinaire (1) ? Est-ce que le mauvais riche sentait le besoin de réparer par un peu d'eau les pertes de son âme, comme on répare celles du corps? Est-ce que Samuel était sorti tout habillé de son propre corps ? Non, mais le mauvais riche éprouvait réellement toutes les angoisses qui déchiraient son âme, quoique le corps pour lequel il implorait du rafraîchissement n'eût pas été véritable. De son côté, Samuel put apparaître vêtu parce qu'il présentait alors, non pas un corps véritable, mais la ressemblance et les usages du corps. On ne dira pas du moins des vêtements ce que l'on voudrait dire des membres du corps, qu'ils enlacent l'âme et lui impriment sa forme particulière.

30. Après la mort, quand les âmes mauvaises elles-mêmes ont été dépouillées de leurs corps corruptibles, quelle force de connaissance peuvent-elles donc acquérir? Bonnes ou mauvaises, ces âmes peuvent-elles se servir de leurs sens intérieurs pour percevoir et connaître, soit les corps ou les ressemblances des corps, soit les bonnes ou les mauvaises impressions de l'entendement, quoique ces âmes n'aient plus alors d'enveloppe extérieure pour délimiter leurs membres ? A ces questions personne ne peut répondre que par le silence. Quoi qu'il en soit, le mauvais riche, du sein de ses souffrances, a reconnu

 

1. I Rois, XXVIII, 14.

 

son père Abraham,et pourtant la figure de son corps ne lui était pas connue, son âme n'avait reçu de ce saint patriarche aucune impression qui pût le lui faire reconnaître, alors même que l'âme serait incorporelle. Pour dire de quelqu'un qu'on le connaît, ne doit-on pas connaître sa vie et sa volonté; quoique cette vie et cette volonté ne possèdent ni étendue physique ni couleurs ? En vertu de ce principe nous pouvons dire que nous n'avons de personne une connaissance aussi certaine que de nous-mêmes, parce que notre conscience et notre volonté nous sont connues; nous en avons même une vue claire et précise, quoiqu'elles n'aient pas même pour nous la ressemblance d'un corps. C'est là ce que nous ne pouvons voir , même dans une personne placée sous nos yeux, tandis que, même pendant son absence, son visage nous est connu et pour ainsi dire présent par la pensée. Nous ne pouvons en faire autant pour notre propre visage, et cependant, nous nous connaissons mieux que nous ne connaissons toute autre personne. Cela seul ne suffit-il pas pour nous faire comprendre en quoi consiste la véritable et la meilleure connaissance de l'homme?

31. Ainsi donc, autre chose est de sentir les corps véritables, et c'est ce que nous faisons par nos cinq sens; autre chose est de percevoir, non pas des corps, mais les ressemblances des corps, ce qui se fait sans aucune action des sens; et quand nous nous considérons nous-mêmes, nous ne nous envisageons pas autrement que comme étant semblables à des corps ; autre chose est d'appliquer notre entendement, non pas sur des corps ou des images des corps, mais sur des choses qui n'ont ni couleur ni étendue, comme sont la foi, l'espérance et la charité, dont pourtant nous acquérons une connaissance très-certaine. Dès lors, si je demande où nous devons habiter de préférence, où nous serons renouvelés à la connaissance de Dieu, selon l'image de celui qui nous a créés; ne dois-je pas répondre que c'est dans ce que j'ai signalé en troisième lieu, c'est-à-dire dans notre âme essentiellement spirituelle ? Là, du moins, nous ne portons ni aucun caractère ni aucune ressemblance de sexe.

32. En effet, du moment que vous admettez que cette forme d'une âme masculine ou féminine, se révélant avec les caractères qui distinguent l'un et l'autre sexe, n'est point (692) une simple image du corps, mais un corps véritable, bon gré mal gré vous devez avouer qu'elle est homme ou femme, suivant qu'elle apparaît homme ou femme. Toutefois, si comme vous le pensez, l'âme est un corps et un corps vivant, doué de mamelles fécondes et protubérantes, privé de barbe, mais possédant tous les caractères génitaux propres à la femme, sans cependant qu'elle soit une femme, n'ai-je pas le droit de soutenir, et avec encore plus de raison, qu'elle a une langue, des doigts, des yeux, en un mot tous les membres correspondant à ceux du corps; ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit point un corps, mais une simple image du corps ? Du moins j'ai pour plaider en ma faveur, toutes ces images que nous nous faisons des absents, et toutes ces représentations que se font d'eux-mêmes et des autres ceux dont les rêves viennent troubler le sommeil. Quant à cette anomalie monstrueuse, peut-on trouver dans la nature l'exemple d'un seul corps, à la fois véritable et vivant, un corps de femme qui n'ait cependant ce qui fait le propre du sexe féminin?

33. Ce que vous dites du phénix n'a aucun rapport à la question qui nous occupe. En supposant, comme on le croit, qu'il renaisse de sa mort, il serait l'image de la résurrection des corps et ne détruirait nullement la croyance au sexe des âmes. J'imagine cependant que vous auriez regardé votre digression comme devant produire peu d'effet si, à l'occasion du phénix, vous ne vous étiez livré à toutes les déclamations ordinaires aux jeunes gens. Ce phénix a-t-il donc dans son corps les membres génitaux masculins sans être mâle, ou les membres génitaux féminins sans être femelle ? La seule chose que je vous demande, c'est de bien peser ce que vous dites, ce que vous affirmez, ce dont vous voulez nous convaincre. Vous dites que l'âme, répandue dans tous les membres, s'y est condensée par une sorte de congélation, et que depuis le haut jusqu'en bas, depuis la moelle la plus intime jusqu'à la superficie de la peau, elle s'est laissé imprégner de la forme du corps. Par conséquent, lorsqu'elle s'est trouvée dans un corps de femme, elle a pris les différentes formes du corps de la femme, de manière que, étant un corps véritable, ayant des membres véritables, elle n'est cependant point une femme. Dites-moi donc comment il peut se faire qu'ayant dans un corps véritable et vivant tous les membres de la femme, elle ne soit point une femme? comment il peut se faire qu'ayant dans un corps véritable et vivant tous les membres de l'homme, elle ne soit point un homme? A qui viendra jamais la pensée de croire, de dire et d'enseigner de semblables absurdités? Direz-vous que les âmes n'engendrent pas? Mais les mulets et les mules ne sont donc pas mâles et femelles? Que dirai-je des eunuques? On peut les priver de mouvement et de fécondité, mais le sexe ne leur est pas enlevé, ils en conservent toujours les membres et le caractère. En devenant eunuque on ne cesse pas d'être homme. Et puis, pour être conséquent avec vous-même, vous devez dire que l'âme d'un eunuque conserve tous les caractères dont le corps extérieur a été privé. En effet, à mesure que l'opération s'accomplissait, l'âme devait se retirer pour ne point subir cette mutilation ; en sorte qu'elle conserve la première forme qu'elle avait avant ce changement survenu pour le corps, et par une répression subite se conserve dans toute son intégrité. D'un autre côté, quand il s'agit de l'état des âmes après la mort, vous ne voulez plus leur concéder la distinction des sexes, quoiqu'elles conservent encore les membres qui établissent cette distinction; vous en .donnez pour raison que leur conformation première est uniquement le résultat du lieu qu'elles habitaient, c'est-à-dire du corps extérieur. Toutes ces allégations, mon fils, ne sont que mensonges; si vous ne voulez pas admettre la distinction des sexes dans les âmes, ne les regardez pas comme des corps.

34. Tout ce qui a la ressemblance d'un corps n'a point pour cela seul la réalité du corps. Dormez et vous verrez; mais quand vous vous éveillerez, discernez avec soin ce que vous avez vu. Tout ce que vous verrez en songe vous paraîtra corporel; et cependant ce ne sera pas votre corps, mais votre âme; ce ne sera pas un corps véritable, mais la ressemblance d'un corps. Votre corps restera dans une complète immobilité, tandis que votre âme cheminera; la langue de votre corps restera silencieuse, et votre âme parlera; vos yeux seront fermés, et votre âme verra; enfin les membres de votre corps, quoique vivants, sembleront inanimés, et cependant ils ne seront pas morts. C'est ce qui prouve que la forme congelée de votre âme, comme (693) vous dites, n'est point encore sortie de son fourreau, et cependant c'est en elle que vous voyez dans toute son intégrité la ressemblance de votre chair. A ce genre de ressemblances corporelles, qui ne sont pas des corps véritables quoiqu'elles en aient l'apparence, se rapportent tous ces faits que vous lisez, sans les comprendre, dans nos Livres saints, au sujet des visions prophétiques ; ces visions représentaient certains événements présents, passés ou futurs. Si vous êtes dans l'erreur à ce sujet, ce n'est point parce que ces visions sont elles-mêmes trompeuses, c'est parce que vous en donnez une fausse explication. S'agit-il de l'apparition des âmes des martyrs (1)? nous voyons apparaître en même temps l'Agneau immolé portant sept cornes à son front (2) ; des chevaux et d'autres animaux y sont figurés avec tous les caractères désirables; les étoiles nous y sont montrées se précipitant dans leur chute, et le ciel s'y replie comme un livre (3); et cependant le monde ne s'écroule pas. Toutes ces visions sont réelles ; et cependant, si nous leur donnons l'explication qu'elles. réclament, nous n'y trouverons rien de corporel.

35. Il serait trop long de vouloir épuiser la discussion de ces ressemblances corporelles. Il faudrait parler de l'apparition des anges bons et mauvais, sous la forme humaine ou sous toute autre forme. Ont-ils alors des corps véritables et sont-ils vus dans la réalité de leur être ? Quand on les voit en songe et en extase, seraient-ils, non pas des corps véritables, mais de simples images corporelles, tandis que pour ceux qui seraient éveillés ces apparitions seraient quelque chose de réel et même de tangible? Toutes ces questions ne me paraissent pas devoir entrer dans le cadre que je me suis proposé en écrivant ce livre. Je crois avoir épuisé la matière au sujet de l'âme corporelle; si vous voulez admettre qu'elle soit corporelle, avant tout donnez-nous une exacte définition du corps , car nous pourrions fort bien être d'accord sur les idées et discuter uniquement sur des mots. Quoi qu'il en soit, je pense que vous restez prudemment convaincu de toutes les absurdités qui découlent d'un système comme le vôtre, et par lequel vous feriez de l'âme un corps semblable à tous les autres corps et doué de toutes les propriétés qui leur sont attribuées par les savants. Tous les corps, disent-ils,

 

1. Apoc. VI, 9. — 2. Id. V, 6. — 3. Id. VI, IX.

 

possèdent longueur, largeur et épaisseur ; tous occultent nécessairement un espace dans l'étendue, espace plus petit ou plus grand, suivant que ces corps sont eux-mêmes plus petits ou plus grands. Le corps que vous attribuez à notre âme a-t-il toutes ces propriétés?

36. Il me reste à montrer que l'esprit n'est point l'âme tout entière, mais seulement une faculté de l'âme, selon cette parole de l'Apôtre : «Tout ce qui est en vous, l'esprit, l'âme et le corps (1) » ; ou plutôt selon cette parole de Job : «Vous avez détaché mon âme de mon esprit (2) ». Cependant, comme il est assez ordinaire de prendre l'esprit pour l'âme tout entière, la question pourrait bien n'être qu'une simple question de mots. En effet, du moment qu'il existe certainement dans notre âme une faculté qui se nomme proprement l'esprit, et en dehors de laquelle les autres facultés se nomment simplement l'âme, il n'y a plus à alléguer aucune difficulté réelle. Ce qui le prouve encore mieux, c'est que nous sommes parfaitement d'accord sur la faculté que nous appelons l'esprit; nous entendons par là l'un et l'autre la faculté par laquelle nous raisonnons et par laquelle nous comprenons. Et c'est dans ce sens que nous interprétons ce passage de l'Apôtre : «Tout ce qui est en vous, l'esprit, l'âme et le corps» . L'esprit se nomme aussi l'entendement, comme dans ce passage : «J'obéis à la loi de Dieu par l'entendement, tandis que par la chair j'obéis à la loi du péché (3) ». Cette phrase n'est en effet que la répétition de celle-ci : «La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (4) ». Entendement et esprit désignent donc une seule et même faculté; et c'est à tort que vous prétendriez que l'entendement désigne à la fois l'esprit et l'âme ; je ne vois pas même un seul passage qui puisse servir de prétexte à cette interprétation. L'entendement pour nous n'est pas autre chose que notre faculté rationnelle et intellectuelle. Quand donc l'Apôtre nous dit : «Renouvelez-vous par l'esprit de votre entendement (5) », n'est-ce pas comme s'il nous disait : Renouvelez-vous par votre entendement ? L'esprit de l'entendement n'est pas autre chose que l'entendement, comme le corps de la chair n'est pas autre chose que la chair. L'Apôtre ne dit-il pas : «Dans le dépouillement du

 

1. I Thess. V, 23. — 2. Job VII, selon les Sept. — 3. Rom. VII, 25. — 4. Gal. V, 17. — 5. Eph. IV, 23.

 

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corps de la chair (1) », ce qu'il appelle corps de la chair n'étant que la chair elle-même? Dans un autre endroit, il est vrai, saint Paul distingue l'esprit de l'entendement ; c'est quand il s'écrie : «Si je prie par la langue, mon esprit prie, mais mon entendement est infructueux (2) ». Mais nous n'avons pas ici à nous occuper de l'esprit en tant qu'il diffère de l'entendement. Ce serait du reste une question très-difficile, car ce mot: esprit, se retrouve souvent dans les saintes Ecritures et avec des sens bien différents. Pour nous, en ce moment, l'esprit c'est la faculté de raisonner, de comprendre, de juger ; quand donc nous parlons de l'esprit comme tel, nous sommes d'accord pour dire qu'il n'est point l'âme tout entière, mais une simple faculté de l'âme. Maintenant, si vous niez que l'âme soit un esprit, parce que le mot esprit nous représente spécialement l'intelligence, vous pourrez avec autant de raison nier que toute la race de Jacob soit appelée Israël, parce qu'en exceptant Juda on désignait sous ce nom le peuple des dix tribus qui formèrent le royaume de Samarie (3). Mais pourquoi nous arrêter plus longtemps à de telles minuties?

37. Pour rendre ma démonstration plus facile, veuillez remarquer que l'âme est souvent nominée l'esprit ; lisez plutôt: «Jésus, inclinant la tête, rendit l'esprit (4) ». Il est évident que dans ce passage la partie est prise pour le tout; pourquoi donc voudriez-vous soutenir que l'âme ne saurait être appelée esprit? Mais quoi? C'est vous-même que je veux invoquer comme témoin de la vérité que j'avance. Dans la définition que vous donnez de l'esprit on voit clairement que vous vous exprimez de manière à nier l'esprit aux animaux, mais à leur concéder une âme. En effet, on appelle irrationnels les êtres qui n'ont ni raison ni intelligence. Quand donc vous voulez prouver à l'homme qu'il doit connaître sa nature, c'est en ces termes que vous vous exprimez : «Dans son infinie bonté Dieu n'a rien fait sans motif, et il a créé l'homme animal raisonnable, doué d'intelligence, de raison et d'une sensibilité très-développée, afin qu'il fût capable de placer dans un ordre convenable tout ce qui est privé de raison ». Ces paroles affirment hautement que l'homme est doué de raison

 

1. Coloss. II, 11. — 2. I Cor. IV, 14. — 3. III Rois, XII, 28. — 4. Jean, XIX, 30.

 

et d'intelligence, tandis que les animaux en sont privés. De là, vous appuyant sur un oracle divin, les hommes qui ne comprennent pas vous les comparez aux animaux qui n'ont pas d'intelligence (1). Dans un autre passage il est dit également: « Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n'ont pas d'intelligence (2) » . Cela posé, voyez en quels termes vous définissez l'esprit, pour mieux faire sentir la différence que vous mettez entre lui et votre âme. «Cette âme », dites-vous, « sortie qu'elle est du souffle de Dieu, n'a pu exister sans le sens propre et sans l'intelligence intime que nous appelons l'esprit ». Un peu plus loin vous ajoutez: «Quoique l'âme anime le corps, cependant ce qui sent, ce qui juge, ce qui vivifie est nécessairement un esprit ». Enfin, vous écrivez encore : «Autre chose est l'âme, autre chose est l'esprit, le jugement et le sens de l'âme ». Par ces paroles vous formulez assez clairement l'idée que vous vous formez de l'esprit dont vous faites la puissance rationnelle par laquelle notre âme sent et comprend; et, quand vous parlez du sens de l'âme, vous n'entendez pas les sens du corps, mais le sens intime qui se produit au dehors par une affirmation que nous appelons sentence. C'est donc là ce qui nous distingue essentiellement des animaux, puisque ces. derniers sont privés de raison. Ces animaux, par conséquent, n'ont ni l'intelligence ni le sens de la raison et du jugement, mais ils n'en ont pas moins une âme. N'est-ce pas d'eux qu'il est écrit ; « Que les eaux produisent les reptiles des âmes vivantes », et encore : «Que la terre produise une âme vivante (3)? » Afin que vous n'ignoriez de rien, remarquez encore que, selon le langage des divins oracles, cette âme reçoit aussi le nom d'esprit et est appelée l'esprit des animaux. Pourtant ces animaux ne possèdent pas, je pense, cet esprit entre lequel et l'âme vous établissez une distinction si prononcée. Et cependant, il est hors de doute que l'âme des animaux a pu être appelée esprit , selon ces paroles de l'Ecclésiaste : « Qui sait si l'esprit des enfants de l'homme monte en haut, et si l'esprit de l'animal descend dans l'intérieur de la terre (4)? » A l'occasion du déluge nous lisons également: «La a mort a frappé toute chair: les oiseaux, les

 

1. Ps. XLVIII, 13. — 2. Id. XXXI, 9. — 3. Gen. I, 20, 21. — 4. Eccl. III, 21.

 

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animaux, les bêtes de somme, les bêtes féroces, les serpents qui rampent sur la terre, les hommes et tout ce qui a l'esprit de vie (1) ». Après des témoignages aussi formels l'hésitation n'est plus possible , et il faut conclure que l'esprit est le nom générique donné à l'âme. Ce mot, du reste, a une telle extension, qu'il convient même à Dieu (2). Il n'y a pas jusqu'au souffle atmosphérique, tout corporel qu'il est, qui ne soit appelé l'esprit de tempête (3). En face de témoignages aussi formels, dans lesquels l'âme de l'animal, quoique privée d'intelligence et de raison, est cependant appelée esprit, ne suis-je pas en droit de conclure que désormais vous ne refuserez plus à l'âme cette dénomination d'esprit? Et si vous avez compris tout ce que nous avons dit de l'âme incorporelle, vous ne devez plus vous étonner de m'entendre affirmer en connaissance de cause l'incorporéité et la spiritualité de l'âme ; toutes les raisons possibles ne se trouvent-elles pas réunies pour prouver que l'âme n'est pas un corps et qu'elle est désignée sous le nom général d'esprit ?

38. Si donc vous recevez et lisez ces livres avec toute la charité qui me les a inspirés et dictés; si vous persévérez sincèrement dans cette louable disposition, que vous formulez au début de votre ouvrage, de renoncer à n'importe laquelle de vos opinions dès qu'elle paraîtrait improbable (4), veuillez avant tout vous mettre en garde contre ces onze propositions que je vous ai signalées dans le livre précédent (5). Ne dites plus que « l'âme vient de Dieu, en ce sens qu'elle a été créée non pas du néant, non pas d'une autre nature, mais de la nature même de Dieu » ; que « Dieu crée indéfiniment des âmes comme il a lui-même une existence indéfinie » ; que l'âme a perdu par la chair le mérite qu'elle avait acquis avant d'être unie à la chair » ; que l'âme recouvre par la chair son état primitif », et que « c'est par la chair qu'elle renaît, comme c'est par la chair qu'elle avait mérité d'être souillée » ; que « avant tout péché l'âme avait mérité de devenir pécheresse » ; que « les enfants morts avant d'avoir été régénérés par le baptême parviennent à la rémission du péché originel »; que « ceux que Dieu a prédestinés au baptême peuvent

 

1. Gen. VII, 21 , 22. — 2. Jean, IV, 24. — 3. Ps. LIV, 9. — 4. Liv. II, n. 22. — 5. Liv. III, n. 22, 23.

 

être arrachés à cette prédestination et mourir avant que le Tout-Puissant l'ait accomplie en eux » ; que « c'est à ceux qui meurent sans baptême que l'on doit appliquer cette parole : Il a été enlevé de crainte que la malice ne changeât son intelligence (1) », et tous les développements donnés à cette parole ; que, « parmi les nombreuses demeures dont le Sauveur nous affirme l'existence dans la maison de son Père, il en est quelques-unes qui se trouvent en dehors du royaume de Dieu (2)»; que « le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ doit être offert pour ceux qui meurent sans baptême » ; que « parmi ceux qui meurent sans baptême, il en est qui sont reçus temporairement en paradis, sauf à être admis plus tard dans la béatitude du royaume des cieux ». Tels sont, ô mon fils, les principales erreurs contre lesquelles vous devez vous prémunir, et ne vous complaisez pas dans votre surnom de Vincent si vous voulez être le Victor (le vainqueur) de l'erreur. Ne croyez pas savoir une chose quand vous l'ignorez ; mais pour apprendre, apprenez à ignorer. On ne pèche point en ignorant quelque chose des secrets ouvrages de Dieu, mais en donnant témérairement pour choses connues celles quine le sont point, mais en produisant et en défendant le faux à la place du vrai. J'ai dit que j'ignore si Dieu crée pour chaque homme une nouvelle âme, ou si l'âme nous vient de nos parents par voie de transmission originelle, quoique même dans ce cas il soit hors de doute que l'âme est directement créée par Dieu, sans être tirée de sa substance. Or, cette ignorance ne doit pas m'être reprochée, ou elle ne doit l'être que par celui qui se sent le pouvoir de la dissiper. Et pour cela il faut avant tout qu'il confesse que les âmes renferment en elles-mêmes les ressemblances ou représentations incorporelles des corps; que ces âmes ne sont pas des corps ; que, tout en admettant une distinction entre l'âme et l'esprit, la dénomination d'esprit convient universellement à l'âme. Telles sont, je crois, les propositions sur lesquelles je pense avoir formé les convictions de votre charité. Supposé, toutefois, que je n'aie pu vous convaincre sur ce point, j'affirme néanmoins qu'on doit avoir des convictions faites sur toutes ces vérités; ceux qui liront ces livres en jugeront par eux-mêmes.

 

1. Sag. IV, 11. — 2. Jean, XIV, 2.

 

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39. Du reste, si vous désirez connaître toutes les autres erreurs dont votre ouvrage abonde, venez me trouver sans ennui et sans difficulté; ce ne sera point un disciple qui viendra trouver un maître, mais un jeune homme qui se rendra auprès d'un vieillard, un homme vigoureux qui visitera un malade. Sans doute vous n'auriez pas dû publier de telles erreurs; mais la grande, la véritable gloire en pareil cas, c'est de se corriger et d'avouer sa faute, plutôt que de recevoir les flatteries d'un menteur. Quant à ceux qui assistaient à la lecture de votre livre, je suis assuré que tous n'ont pas applaudi à l'erreur, qu'ils ne l'ont pas toujours découverte, ou qu'ils n'ont pas supposé que vous l'embrassiez volontairement. Devant l'impétuosité et l'ardeur que vous mettiez dans votre lecture, il n'était guère

possible de saisir la portée de chaque proposition ; d'ailleurs, ceux qui ont pu surprendre l'erreur dans vos paroles, n'ont pas loué en vous le pur éclat de la vérité, mais l'abondance de votre langage et l'éclat de votre talent. N'arrive-t-il pas très-souvent qu'on loue, qu'on exalte et qu'on aime l'éloquence d'un jeune homme, à raison des espérances qu'elle fait naître, quoiqu'on n'y trouve pas encore la maturité et la foi d'un docteur? Si donc vous voulez donner toute la correction possible à vos pensées, et assurer à votre éloquence, non pas seulement les applaudissements de la foule, mais des fruits sérieux de lumière et d'édification , méprisez ces applaudissements étrangers et pesez sérieusement la portée et la valeur de vos paroles.

 

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

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