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LIVRE CINQUIÈME. LE TROISIÈME LIVRE DE JULIEN.

 

Saint Augustin y réfute le troisième livre de Julien. Répulsion des chrétiens pour cette nouvelle hérésie. Le péché peut être le châtiment d'un péché précédent. La concupiscence est un vice et devient un crime pour ceux qui consentent à ses mouvements désordonnés. Le mariage véritable, en dehors de toute relation charnelle. Différence entre la chair de Jésus-Christ et celle des autres hommes.

 

1. Après avoir répondu à vos deux premiers livres, l'ordre naturel nous commande de réfuter le troisième. A ce pernicieux travail de votre part, j'opposerai un travail salutaire, autant du moins qu'il plaira à Dieu de m'en faire la grâce. Du reste, comme je l'ai fait précédemment, je passerai sous silence ce qui n'a pas trait à la question qui nous occupe, car je me reprocherais de faire perdre le temps inutilement à ceux qui entreprendront la lecture de mes ouvrages. A ce prix, pourquoi relever toutes les vaines absurdités que vous entassez au commencement de votre livre au sujet de l'envie dont vous vous flattez d'être poursuivi, à cause de la vérité, «et au sujet également du petit nombre d'hommes prudents dont les applaudissements sont pour vous la plus douce de toutes les joies? » En cela vraiment vous montrez une ressemblance de plus avec tous les hérétiques anciens et nouveaux ; c'est grand dommage que ces réclames soient usées par une longue et honteuse habitude. Et pourtant ces vieilleries sont devenues le manteau nécessaire à ce vaste orgueil qui se tend et se gonfle tellement qu'il fait sauter en lambeaux ces vêtements usés sous lesquels il se croit déshonoré. D'un autre côté, je ne crois pas nécessaire de répondre à ces incessantes calomnies dont je suis devenu à vos yeux le seul et nécessaire objectif. Jetant sous le boisseau toutes ces grandes lumières catholiques dont vous ne daignez pas même articuler les noms, c'est contre moi que vous vous lancez en furieux; c'est moi que vous attaquez en aveugle. Serait-ce donc me tromper que de croire que ma réfutation de vos deux premiers livres ne laisse rien à désirer?

2. Tout d'abord, c'est une exagération de votre part de soutenir que «la connaissance des saintes Lettres est par trop difficile, et ne saurait convenir qu'à un petit nombre de savants». Vous voudriez par là qu'il fût prouvé que Dieu, créateur des hommes et de l'univers, juste, vrai et bon, comble réellement les hommes de toute l'abondance de ses biens, car il est »,dites-vous, «le principe et la cause de toutes ces bonnes études qui ont pour objet l'honneur de Dieu ». C'est donc pour mieux l'honorer que vous vous obstinez à dire qu'il n'est pas le libérateur des enfants par Jésus-Christ, c'est-à-dire par l'unique Sauveur dont le baptême, de quelque manière qu'ils y soient lavés, ne leur confère pas le salut dont ils sont en possession, par cela même qu'ils n'ont pas besoin de Jésus-Christ comme médecin. Quel bonheur pour ces enfants qu'il ait plu à Julien d'étudier le principe de l'origine humaine, et de prononcer qu'ils sont absolument sans tache et sans souillure ! Mieux eût valu, sans doute, une ignorance complète de votre part, que cette vaine science de la loi que vous étudiez, non pas à la lumière de la loi de Dieu, mais sous les éclairs de cet orgueil démesuré, qui vous gonfle au possible, et vous conduit à cette présomption sacrilège, ennemie tout à la fois de votre âme et de la foi chrétienne.

3. «Arrière »,dites-vous, «cette informe et vaine doctrine, qui fait de Dieu un être injuste, du démon le créateur des hommes, du péché une substance, et attribue aux enfants une conscience sans aucune connaissance possible ». Je réponds en deux mots : Notre doctrine n'est point informe parce qu'elle proclame du plus beau des enfants des hommes qu'il est le Sauveur de tous les hommes (1) et par là même des enfants; elle n'est pas vaine, car ce n'est pas sans fondement, mais à cause d'un péché précédent qu'elle dit de l'homme qu'il est semblable à la vanité et que ses jours passent comme une ombres; elle n'attribue pas à Dieu l'injustice, mais bien l'équité, car ce n'est pas injustement que l'enfant est très-souvent frappé de

 

1. Ps. XLIV, 3. — 2.  Id. CXLIII, 4.

 

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tous ces maux qui s'étalent sous nos yeux. Elle ne fait pas du démon le créateur des hommes, mais le corrupteur de l'origine humaine. Elle ne fait pas du péché une substance, mais simplement un acte dans nos premiers parents et une contagion dans leur postérité. Elle n'attribue pas aux enfants une conscience sans connaissance, car elle leur refuse toute connaissance et toute conscience. Mais la connaissance se trouvait dans Adam, en qui tous ont péché, et par lui tous les hommes subissent la transmission du péché.

4. Vous nous opposez la multitude des ignorants, ou, comme vous les appelez, «des simples qui, livrés à d'autres travaux, sont privés de toute instruction proprement dite; n’appartiennent à l'Eglise de Jésus-Christ que par la foi; trouvent dans cette foi l'appui nécessaire pour ne trembler devant l'obscurité d'aucune question; croient que Dieu est vraiment le créateur des hommes, qu'il est bon, vrai et juste; ont sur la Trinité des convictions tellement inébranlables qu'ils embrassent et approuvent tous les enseignements conformes à cette doctrine; ne se laissent ébranler par aucun raisonnement, et repoussent toute autorité, toute société qui «formulerait des idées contraires à leurs convictions ». Pour peu que vous vouliez peser sérieusement votre langage, vous comprendrez facilement que vous rendez vous-même ces hommes simples inébranlables à toutes vos attaques. C'est là vraiment la raison pour laquelle votre nouvelle hérésie soulève toutes les répulsions de la multitude de ces chrétiens que vous provoquez sans cesse à venir chercher le remède à leur ignorance dans les enseignements de ces quelques. sectaires que vous voudriez faire passer pour les plus prudents et les plus savants des mortels. Ces chrétiens, prétendus si simples, voient en Dieu le créateur des hommes et la justice même; quant aux douleurs de toute sorte qu'ils voient peser sur leurs enfants, ils comprennent parfaitement que, sous l'empire d'un Dieu juste et bon, ces douleurs prouvent nécessairement, l'existence du péché originel. Je suppose que l'un de ces chrétiens vous présente son fils aussitôt après sa naissance, vous appelle dans un lieu secret, et de sa voix la plus calme vous interpelle et vous dise : Je jouis de l'esprit, de l'intelligence et de la raison dont je suis doué, par ma ressemblance avec Dieu; or, j'ai pour le royaume de Dieu un amour tel que je regarde comme le plus grand châtiment pour l'homme celui de ne pouvoir jamais entrer dans ce royaume. Vous qui appartenez, non pas à la foule des ignorants, mais au petit nombre des sages; vous qui, à ce titre, aimez aussi ce royaume; et qui l'aimez d'autant plus que cet amour est sans cesse alimenté par le petit nombre de vos ardents sectaires, sans se refroidir jamais au contact d'une multitude indifférente, que répondrez-vous à cet homme? lui direz-vous : La privation du royaume de Dieu, non-seulement n'est pas un grand châtiment, mais n'est pas même une peine pour une créature faite à l'image de Dieu? Il me semble que vous n'oseriez tenir un semblable langage à un homme, quel qu'il fût, lors même que vous. n'auriez à redouter de sa part ni violence, ni réplique. Soit que vous répondiez, soit que par un sentiment de pudeur, non, seulement chrétienne, mais purement humaine, vous gardiez le silence, il pourrait présenter son fils à vos yeux et vous dire.: Dieu est juste ; quel mal peut donc empêcher cette innocente image de Dieu d'entrer dans le royaume éternel, si ce mal n'est pas le péché qui est entré dans le monde par un seul homme (1) ? Quelle que soit votre sagesse, il me semble que sur ce point vous ne pourrez vous croire plus savant que ne l'est cet homme sans éducation; et pour peu que vous déposiez votre impudence, vous resterez plus enfant que cet enfant lui-même.

5. Telle est donc l'idée générale de votre introduction, vous repoussez impitoyablement les simples, et vous vous faites du petit nombre autant d'auditeurs bienveillants; maintenant entrons dans le fond même de la discussion. Dans votre second livre, vous aviez déjà longuement disserté sur ces membres secrets qu'un sentiment de honte bien légitime, après.le péché, s'empressa de couvrir avec des branches de palmier; sans doute quelque chose vous était échappé sur ce point, car vous y revenez encore. dans le troisième livre, vous efforçant, mais en vain, de réfuter cette proposition que j'avais émise; «Pourquoi, dans ces membres, la confusion succède-t-elle immédiatement au péché? n'est-ce pas parce que le péché y a soulevé des mouvements déshonnêtes (2)? » Quelle

 

(1) Rom. V, 12. — (2) Du Mariage et de la Conc. liv. I, n. 5.

 

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idée si neuve vous est donc survenue, pour que, dans le volume où vous aviez traité si longuement cette question, vous ayez cru devoir y revenir encore ? Vous citez cette parole : «Ils se firent des vêtements (1) », appelant vêtements « ce que le texte sacré nomme simplement une ceinture »; vous en concluez que «ce qui n'était que pour cacher la pudeur, devint un vêtement proprement a dit ». Si le commentateur que vous avez lu n'est pas un Pélagien, je m'étonne qu'il ait pu prendre pour un « vêtement » ce qui en réalité n'était qu'une « ceinture ». Quoi qu'il en soit, en supposant ce sentiment de pudeur, dont la délicatesse, selon vous, réclamait un vêtement, soyez certain que jamais vous ne nous persuaderez que c'est à l'école du péché que les premiers hommes ont appris les devoirs de la pudeur, et qu'ils portaient en même temps dans leur âme, comme deux compagnes et deux amies, l'innocence et l'impudeur. En effet, lorsqu'ils portaient leur nudité sans aucune confusion, ils faisaient preuve d'impudence, selon vous, et ils n'avaient que de la répulsion pour le sentiment naturel de la pudeur; mais le péché les a corrigés de cette dépravation, et le sens réprouvé de la prévarication fut pour eux le maître qui leur apprit la pudeur. Voici donc l'iniquité rendant pudiques ces mêmes hommes que la justice rendait impudiques. Disons plutôt que votre doctrine est d'une telle impudeur et d'une si honteuse nudité, que toutes les feuilles de vos paroles ne pourront jamais en cacher la honte.

6. Vous me raillez finement d'avoir appris des peintres qu'Adam et Eve voilèrent leur nudité, et vous m'ordonnez d'écouter ce vers d'Horace : «Les peintres et les poètes se sont toujours également attribué le pouvoir de tout oser (2) ». Ce n'est point auprès d'un peintre de vaines figures, mais auprès de l'auteur des divines Ecritures que j'ai appris, de nos premiers parents, qu'avant de pécher ils étaient nus, et que cependant ils n'en rougissaient pas. Etait-ce donc leur innocence qui leur inspirait une semblable impudence ? A Dieu ne plaise ! mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y avait rien en eux qui dût les faire rougir. Ils pèchent, ils considèrent, ils rougissent, ils se voilent (3), et vous osez encore

 

(1) Gen. III, 7. — (2) Art poétique, vers 9, 10. — (2) Gen. II, 25 ; III, 11,

 

vous écrier : «Ils n'éprouvèrent alors rien d'indécent ni de nouveau ». C'est porter l'impudence à un tel excès que je me garde bien de dire que vous l'ayez apprise à l'école, non pas seulement d'un ;apôtre ou d'un prophète, mais même d'un peintre ou d'un poète. En effet, peintre et poète, quoiqu’ «ils se soient toujours également attribué le pouvoir de tout oser », rougiraient profondément d'imaginer, pour faire rire, une absurdité comme celle que vous voudriez discuter et nous faire croire. Quel peintre aurait osé représenter, et quel poète chanter le parfait accord et la constante harmonie de ces deux compagnes habitant sous le même toit, l'une d'une perfection qui n'a d'égal que la corruption de l'aune, je veux dire l'innocence et l'impudence? à moins de désespérer entièrement du sens commun, ce n'est point jusque-là que se fût portée la hardiesse des peintres et des poètes, à moins de tomber dans une véritable folie.

7. Vous ajoutez : «Si l'on embrasse l'opinion de ceux qui traduisent le mot grec a par ceinture, il faudra en conclure que les flancs étaient les parties les mieux couvertes ». Avant tout je gémis de vous voir abuser à ce point de l'ignorance de ceux qui ne connaissent pas la langue grecque, sans vous occuper nullement de ce que peuvent penser ceux qui la connaissent. Mais il est bien plus commode de prendre un mot grec et de lui donner en latin le sens propre à la langue. Aussi, quand je vous entends dire de la ceinture, qu'elle couvrait les flancs, de préférence à toutes les autres parties du corps, je pense que vous riez vous-même d'une telle plaisanterie. Qu'on soit savant ou ignorant, comment ne pas savoir à quelles parties du corps s'applique une ceinture? Interrogez et apprenez ce que certainement vous n'ignorez pas. Supposé même que vous l'ignoriez, j'imagine que vous n'irez pas dénaturer, non point le langage, ruais le vêtement humain, jusqu'à prétendre que la ceinture doit se placer sur les épaules; du moins, si vous soutenez que la ceinture couvrait les flancs, vous souffrirez bien qu'elle ne laisse à nu aucune des parties déshonnêtes du corps humain. Ce n'est donc pas en faveur de vos principes, mais en faveur des miens qu'on néglige les parties supérieures du corps pour couvrir les parties inférieures, dans lesquelles siège cette loi des (194) membres, qui répugne à la loi de l'esprit (1), et qui dans nos premiers parents se faisait sentir dans des ardeurs réciproques, s'enflammait dans des regards mutuels et par la nouveauté même de sa révolte, frappait de confusion la perversité de ces premiers pécheurs. Plus ses mouvements devenaient tumultueux, plus s'accroissait leur honte ; et comme c'était la vue de la chair qui stimulait ces impressions, le besoin le plus pressant était de la couvrir du voile le plus épais. Que la ceinture parte donc des flancs ou des reins, peu importe, pourvu que les parties indécentes soient couvertes ; or, ces parties ne seraient pas indécentes, si la loi du péché ne répugnait pas à la loi de l'esprit. Quand le sens d'un passage est de toute évidence, nous ne devons pas mêler à la sainte Ecriture nos interprétations personnelles; ce ne serait plus alors de l'ignorance, mais une présomption criminelle. Adam et Eve étaient nus avant le péché et ne rougissaient pas; mais dès qu'ils eurent péché, ils se voilèrent, et le nom seul de ceinture indique clairement de quelles parties du corps il s'agit. Nous savons ce qu'ils ont voilé, ce serait le comble de la folie de chercher, et le comble de l'impudence de nier ce qu'ils ont éprouvé. Malgré vos contradictions obstinées, vous vous êtes vu dans la nécessité d'admettre, forcé par le sens commun, que c'est bien le mouvement de la concupiscence que ces malheureux ont voulu cacher en voilant, certaines parties de leur corps; qu'importe après cela que vous placiez la ceinture sur les flancs, ou sur le côté, dans lequel vous prétendez que les pécheurs n'éprouvent aucune sensation mauvaise, qu'importe enfin que vous mettià à nu ce que vous voudrez, puisque vous avouez que c'est là surtout que doit être jeté le voile de la pudeur ?

8. Vous citez de mon livre ces autres paroles : «La désobéissance de la chair fut pour l'homme le trop juste châtiment de sa propre désobéissance; car celui qui avait refusé d'obéir à son maître ne méritait pas d'être obéi par son propre esclave, c'est-à-dire par son corps (2) ». Vous, au contraire, vous essayez de montrer que par cela même qu’ «elle est la punition du péché, la concupiscence de la chair est vraiment digne d'éloges » ; vous allez même jusqu'à la personnifier, et

 

(1) Rom. VII, 23. — (2) Du mariage et de la Conc. Liv. I, n. 7.

 

lui prêtant la connaissance de ses oeuvres, vous nous la présentez, «punissant sciemment le crime, et se constituant le ministre de Dieu » ; n'est-ce point de votre part chausser le cothurne, pour chanter la grandeur et la bonté de la concupiscence? Vous ne voyez donc pas qu'à ce prix vous pourrez louer les mauvais anges, qui, tout prévaricateurs et tout impies qu'ils soient, deviennent l'instrument dont Dieu se sert pour punir les pécheurs, selon cette parole de l'Ecriture : « Dieu lança contre eux, par le moyen des anges mauvais, la colère de son indignation, l'indignation, la colère et le trouble (1) ». Faites donc leur éloge, louez le prince de l'enfer, Satan, car lui aussi fut chargé de punir le péché, quand l'Apôtre lui livra le fornicateur de Corinthe, pour mortifier sa chair (2). Autant vous déployez d'éloquence contre la grâce du Christ, autant vous en montrez pour faire le panégyrique de Satan et de ses anges, par lesquels Dieu se montre le juge et le vengeur de ses droits contre une multitude de pécheurs, leur rendant à tous selon leurs couvres, les soumettant, pour les punir, à la tyrannie de ces esprits pervers et infernaux, et prouvant qu'il sait se servir des bons et des méchants pour faire éclater sa bonté et sa justice. Chantez donc ces puis sauces coupables qui servent à tourmenter les coupables ; ne louez-vous pas là concupiscente de la chair, par cette raison qu'elle est le châtiment de la désobéissance du pécheur? Louez Saül, ce roi coupable, qui a servi de châtiment au pécheur, selon cette parole; «Je vous l'ai donné pour roi dans ma colère (3) ». Louez le démon dont ce roi était possédé (4), en punition de ses crimes. Louez l'aveuglement de coeur « dont Israël fut frappé » ; écoutez pourquoi : «Jusqu'à ce que la plénitude des Gentils fût entrée dans l'Eglise (5) ». Ceci, peut-être, ne vous paraîtra pas un châtiment, et cependant, si vous aimiez la lumière intérieure, vous trouveriez là, non-seulement un châtiment quelconque, mais le plus grand de tous les châtiments. Cet aveuglement fut la source de leur incrédulité et le principe de l'horrible crime qu'ils ont commis en faisant mourir le Christ. Niez que cet, aveuglement soit une punition, et vos prouverez immédiatement que vous en êtes

 

1. Ps. LLXXVII, 49. — 2. I Cor, V, 5. — 3. Osée, XIII, 11. — 4. I Rois, XVI, 14. — 5. Rom. XI, 25.

 

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frappé vous-même. Direz-vous que c'est un châtiment, mais que ce n'est pas le châtiment du péché? Vous avouez donc que tel état peut être à la fois un péché et un châtiment; et si ce châtiment n'est point le châtiment d'un péché, il est injuste, et vous accusez d'injustice ce Dieu qui ordonne ou permet ce châtiment, à moins que vous ne l'accusiez de faiblesse, puisqu'il ne détournerait pas d'un innocent le châtiment qui le frappe. Si, pour montrer que vous n'êtes pas vous-même frappé d'aveuglement, vous avouez que cet aveuglement est le châtiment du péché, comprenez alors que, malgré toutes vos protestations, la question que vous souleviez est parfaitement résolue. En effet, comme le démon, ses anges et les mauvais rois, non-seulement sont pécheurs, mais, par la justice même de Dieu, deviennent encore le supplice des pécheurs, sans que l'on puisse dire pour cela qu'ils soient dignes de louange, parce qu'ils sont les instruments de la vengeance divine; de même la loi de nos membres, répugnant à la loi de notre esprit, ne saurait passer pour sainte et légitime par cela seul qu'elle devient le châtiment mérité de celui qui obéit à ses convoitises. Cet aveuglement du coeur, que Dieu seul peut guérir par l'éclat de sa lumière, est tout à la fois un péché, en tant qu'il ne croit pas en Dieu, et le châtiment du péché, en tant que le cœur orgueilleux est frappé par lui d'une répulsion méritée. De même cette concupiscence de la chair, contre laquelle l'esprit convoite, est tout à la fois un péché en tant qu'elle est une révolte contre l'empire de Pâme; le châtiment du péché, en tant que sa révolte punit une autre révolte; et enfin la cause du péché, en tant qu'elle est dans l’homme une sorte de contagion originelle dont l'homme accepte trop souvent les inspirations coupables.

9. En faut-il davantage pour convaincre de fausseté cette opinion aveugle et téméraire, par laquelle vous voudriez nous faire croire que cette concupiscence de la chair, par cela même que nous la disons un châtiment du péché, loin de mériter la réprobation, est au contraire véritablement digne d'éloges? Vous ajoutez: «Si la passion est le châtiment du péché, on doit rejeter toute pudeur, si l'on ne veut pas que la chasteté, se révoltant contre Dieu, paraisse démentir la sentence par lui formellement prononcée » ; vous continuez sur ce ton, et toujours pour vous montrer conséquent avec votre vanité d'hérétique. Mais une fois engagé dans cette erreur, vous pouvez appliquer ce raisonnement à l'aveuglement du coeur, et dire: Si l'aveuglement du cœur est le châtiment du péché, il faut rejeter l'instruction, si l'on ne veut pas que la lumière intellectuelle, se révoltant contre Dieu, paraisse démentir la sentence par lui formellement prononcée. Or, une telle conclusion serait des plus absurdes, quoique l'aveugle ment du cœur soit le châtiment du péché; par la même raison votre principe n'est qu'une évidente absurdité, quoique la passion, c'est-à-dire la désobéissance de la chair, soit le châtiment du péché. En effet, la science doit résister à l'aveuglement du coeur, et la continence à la passion ; quant à ce châtiment, qui n'est ni une erreur ni une passion, il ne reste qu'à le subir avec patience. C'est pourquoi, lorsque Dieu nous fait la grâce de vivre de la foi véritable, nous devons être certains que Dieu lui-même est là, illuminant notre intelligence, domptant la concupiscence, et nous aidant à supporter l'épreuve. C'est là ce qui se fait parfaitement, lorsque c'est pour Dieu qu'on le fait, c'est-à-dire lorsqu'on l'aime gratuitement, et cet amour ne peut venir que de lui-même. Au contraire, lorsque l'homme se complaît en soi-même, et se confie en sa propre vertu, s'il s'abandonne aux désirs de son orgueil, son malheur devient d'autant plus profond, que cet orgueil lui-même se pose en tyran plus absolu des autres passions, et semble vouloir les étouffer pour mieux se complaire dans son froid égoïsme.

10. Vous m'accusez d'avoir dit, dans quelques autres de mes ouvrages: «Il est certains péchés qui sont le châtiment direct d'autres péchés (1) » : comme c'est en vain que vous tentez de réfuter cette proposition, laissez là toutes vos aspirations à la victoire, et vous comprendrez que ce n'est là que la conséquence rigoureuse de ce qui vient d'être, dit sur l'aveuglement du coeur. Dans quel but, dites-moi, avez-vous cité ce passage de l'Apôtre, dont je me suis servi pour prouver invinciblement ma proposition : «Dieu les a a livrés à leur sens réprouvé, afin qu'ils fassent ce qui est défendu ? » Ce langage vous parait une pure hyperbole, c'est-à-dire une de ces exagérations dont se servent certains

 

(1) De la Nature et de la Grâce, n. 25.

 

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orateurs pour produire dans les esprits une impression plus profonde. Vous allez même jusqu'à citer le passage où l'Apôtre en agit ainsi. «Fulminant », dites-vous, «contre les crimes des impies, il alla jusqu'à faire de ces crimes autant de châtiments, et pour a mieux montrer toute l'horreur qu'éprouvait son âme, siège de tant de vertus, il s'écrie que ces malheureux lui paraissent, non pas des coupables, mais de véritables réprouvés ». Vous vous trompez, volontairement peut-être, sur le sens de ses paroles, car ces impies lui paraissent tout à la fois condamnés et coupables, non-seulement coupables à cause des péchés passés pour lesquels ils sont condamnés, mais encore coupables par cela même qu'ils sont condamnés. En effet, il accuse leur culpabilité, quand il s'écrie : «Ils ont adoré et servi la créature de préférence au Créateur, qui est béni dans les siècles. Amen ». Prouvant ensuite qu'ils ont été condamnés pour cette faute, il ajoute: «Voilà pourquoi Dieu les a a livrés à des passions honteuses ». Remarquez cette expression : «Voilà pourquoi ». Quelle folie, dès lors, de demander dans quel sens on peut dire que Dieu les a livrés », et de suer sang et eau pour prouver qu’ «il les a livrés en les abandonnant ! » De quelque manière qu'il les ait livrés, toujours est-il que c'est pour cela qu'il les a livrés, qu'il les a abandonnés ; donnez à ces paroles l'interprétation qu'il vous plaira, vous n'en voyez pas moins toutes les conséquences de cet abandon. L'Apôtre voulait nous faire comprendre quel châtiment c'est pour un homme d'être livré à des passions honteuses, quel que soit du reste le mode, compréhensible ou incompréhensible, sous lequel s'opère cet abandon de la part d'un Dieu souverainement bon et ineffablement juste. «En effet », dit-il, «les a femmes parmi eux ont changé l'usage qui «est selon la nature, en un autre qui est contre la nature. Les hommes, de même, a rejetant l'union des deux sexes, qui est selon la nature, ont été embrasés d'un désir brutal les uns envers les autres, l'homme commettant avec l'homme des crimes infâmes et recevant ainsi en eux-mêmes la juste peine due à leur erreur ». Se peut-il un langage plus évident, plus clair, plus formel ? L'Apôtre dit de ces hommes qu'ils ont reçu leur récompense réciproque, que, s'ils ont accompli ces oeuvres criminelles, c'est par l'effet de leur condamnation, et que cette condamnation devient à son tour une affreuse culpabilité qui en entraîne beaucoup d'autres à sa suite. Par conséquent, ces oeuvres sont à la fois des péchés et le châtiment de péchés précédents. Ce qui m'étonne bien plus encore, c'est de lui entendre dire qu'il a fallu que ces malheureux reçussent leur récompense réciproque. Tel est également le sens des paroles précédentes que vous empruntez au même Apôtre: «Ils ont transféré l'honneur qui n'est dû qu'au Dieu incorruptible à l'image d'un homme corruptible, et à des figures d'oiseaux, de quadrupèdes et de serpents. C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur, à l'impureté (1) », et le reste. L'Apôtre nous désigne clairement la cause pour laquelle ils ont été livrés à eux-mêmes. Il révèle le crime qu'ils avaient commis précédemment, et ajoute : «Voilà pourquoi Dieu les livra aux désirs de leur cœur ». C'est donc là le châtiment d'un péché précédent; et ce châtiment, à son tour, n'est autre chose que le péché, comme la suite le démontre clairement.

11. Vous soutenez précisément l'opinion contraire, et vous pensez la question résolue, parce que l'Apôtre affirme que ces païens ont été livrés aux désirs de leur coeur. «Ils

étaient dévorés », dites-vous,   « par les désirs criminels ». Vous ajoutez : «Or, comment peut-on supposer qu'ils sont tombés dans cet abîme par la puissance de Dieu, les abandonnant à eux-mêmes ? » Qu'ont ils fait de plus, je vous demande, ou pourquoi ces paroles: « Dieu les livra aux désirs de leur cœur », s'ils étaient déjà possédés par ces mêmes désirs ? Parce qu'un homme éprouve de mauvais désirs dans son coeur, s'ensuit-il qu'il consent à ces désirs pour commettre le mal ? Autre chose est d'avoir de mauvais désirs, autre chose de s'y abandonner; c'est quand on y consent qu'on en est possédé, et ceci n'arrive que quand, dans sa justice, Dieu nous y abandonne. Autrement, que signe fierait cette parole : « Ne suivez pas votre concupiscence ? » Est-on coupable, précisé ment parce qu'on ressent en soi-même le tumulte et l'entraînement des désirs, alors les même qu'on refuse de les suivre et de s'y abandonner, alors même surtout que, pour conserver la grâce, on livre à ces désirs glorieux combats? Celui qui est assez

 

1. Rom. VII, 23-28.

 

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malheureux pour réaliser cette parole : «Si vous vous abandonnez à vos concupiscences, c'est-à-dire à vos mauvais désirs, «vous comblerez de joie vos ennemis et vos envieux (1)» ; celui-là est-il déjà coupable, par cela seul qu'il éprouve ces désirs auxquels il ne doit point consentir, s'il ne veut pas combler de joie le démon et ses anges, qui sont nos ennemis et nos envieux ?

12. Lors donc que l'on peut dire d'un homme qu'il est livré à ses désirs, on peut par là même le déclarer coupable, parce que, abandonné de Dieu, il cède et consent à ces désirs, par lesquels il se trouve vaincu, enchaîné, entraîné et possédé. «On devient l'esclave de celui par qui on a été vaincu (2)», et ce qui n'était que le châtiment d'un péché antérieur, devient ultérieurement un péché. Ne trouvons-nous pas le péché et le châtiment du péché dans ces paroles : «Le Seigneur a mêlé en eux l'esprit d'erreur, et ils ont séduit l'Egypte, dans toutes leurs oeuvres, comme on séduit un homme ivre (3) ? » Ne voyons-nous pas le péché et le châtiment du péché dans ces paroles adressées au Seigneur par le Prophète : «Pourquoi, Seigneur, nous avez-vous fait errer loin de votre voie ; vous avez endurci nos coeurs, afin que nous cessions de vous craindre  (4) ? » Comment ne pas en dire autant de ces autres paroles «Voici que vous êtes irrité, et nous avons péché ; voilà pourquoi nous avons erré, et nous nous sommes tous souillés (5) ? » Ne trouvons-nous pas le péché et le châtiment du péché dans ce passage où nous lisons, des nations en guerre avec Josué, que le Seigneur enhardit leur coeur et leur inspira d'attaquer Israël, mais dans le but de les exterminer (6) ? N'est-ce pas grâce au péché et au châtiment du péché, que Roboam refusa d'écouter les sages avis de son peuple, parce que, selon la parole même de l'Ecriture, «le Seigneur s'était retiré de lui, afin de réaliser la menace qu'il lui avait fait entendre par la bouche de son prophète (7) ? » N'est-ce pas à cause du péché et du châtiment du péché, que nous lisons d'Amasias, roi de Juda, qu'il refusa d'écouter les sages conseils de Josias, roi d'Israël, qui lui défendait de faire la guerre? Voici ce qui est écrit : «Amasias n'écouta point, car le Seigneur

 

1. Eccli. XVIII, 30, 31. — 2. II Pierre, II, 19. — 3. Isa. XIX, 14. — 4. Id. LXIII, 17. — 5. LXIV, 5, 6. — 6. Josué, XI, 20. — 7. III Rois, XII, 15.

 

avait résolu de le livrer à ses ennemis, parce qu'ils avaient cherché le dieu d'Edom (1) ». Nous pouvons citer beaucoup d'autres passages, qui nous montrent clairement qu'il entre, parfois, dans les secrets desseins de Dieu, de permettre la perversité du coeur, de manière à ce qu'on n'entende pas la vérité, que l'on commette le péché, et que ce péché devienne le châtiment d'un péché précédent. Croire au mensonge, et ne pas croire à la vérité, c'est également un péché. Mais ce péché vient ordinairement de l'aveuglement du coeur, et cet aveuglement du coeur, par un mystérieux mais juste dessein de Dieu, n'est évidemment que le châtiment du péché. Tel est le sens de ces paroles de saint Paul aux Thessaloniciens : «Parce qu'ils n'ont pas reçu et aimé la vérité pour être sauvés, Dieu leur enverra des illusions si efficaces, qu'ils croiront au mensonge (2) ». Dans ce texte, le châtiment du péché devient évidemment un péché. Ces deux propositions sont formelles et explicites dans leur laconisme ; et surtout elles sont émises par celui dont vous avez souvent essayé de dénaturer les paroles en faveur de votre doctrine.

13. Vous vous écriez : «Quand nous lisons de certains hommes qu'ils ont été abandonnés à leur désir, nous devons entendre qu'ils ont lassé la patience de Dieu, mais non pas qu'ils aient été poussés au péché par sa puissance ». Que voulez-vous dire ? Prétendriez-vous que l'Apôtre n'a pas réuni en même temps, et dans le même texte, ces deux expressions : la patience et la puissance ? Ecoutez donc: «Qui peut se plaindre, si Dieu, voulant montrer sa colère et sa puissance, souffre avec une patience extrême les vases de colère préparés pour la perdition (3)? » Nous lisons ailleurs : «Et si le Prophète a erré et parlé, moi, le Seigneur, j'ai séduit ce prophète, j'appesantirai ma main sur lui, et je l'exterminerai du milieu de mon peuple d'Israël (4) » ; de quoi s'agit-il ici, selon vous? est-ce de la patience ou de la puissance ? Qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre, ou de toutes deux à la fois, toujours est-il que le fait même de prophétiser le mensonge est tout ensemble un péché et le châtiment du péché. Direz-vous que ces mots : «Moi, le Seigneur, «j'ai séduit ce prophète », signifient : Je l'ai

 

1. II Paral. XXV, 20. — 2. II Thess. II, 10. — 3. Rom. IX, 22. — 4. Ezéch. XIV, 9.

 

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abandonné, afin que, séduit par ses propres mérites, il tombât dans l'erreur? Libre à vous; toutefois, il est certain qu'il a été puni de son péché, afin qu'il péchât en prophétisant le mensonge. Mais écoutez cette vision du prophète Michée : «Je vis le Seigneur assis sur son trône, et toute l'armée du ciel était debout à sa droite et à sa gauche. Et le Seigneur dit : Qui séduira Achab roi d'Israël, et il montera, et il tombera sur Ramoth Galaad ? Et l'un parla dans un sens, «et l'autre dans un autre. Et un esprit sortit, se tint en présence du Seigneur et dit : Je le séduirai. Et le Seigneur lui répondit: En quoi ? Il répliqua : J'irai et je serai l'esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Le Seigneur ajouta : Tu séduiras, et tu prévaudras ; va, et fais ainsi (1) ». Que répondrez-vous à ce témoignage ? Vous avouerez du moins que le roi se rendit coupable, en croyant à ses faux prophètes. Mais cette crédulité était en même temps le châtiment du péché ; ainsi le voulait le Seigneur en envoyant son ange mauvais ; et par, là nous comprenons plus facilement comment le Psalmiste a pu dire que Dieu envoya la colère de son indignation par les mauvais anges (2) . Dieu toutefois s'est-il trompé alors ? a-t-il jugé ou agi soit témérairement soit injustement ? Loin de nous cette idée ! Ce n'est pas sans raison que dans le même livre il est écrit : « Vos jugements sont un abîme profond (3) ». Ce n'est donc pas en vain que l'Apôtre s'écrie: « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables ! Car, qui donc a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils? Ou qui lui a donné quelque chose le premier pour en prétendre récompense (4) ? » Il n'a pas choisi celui qui était déjà digne de l'être; mais en le choisissant, il l'en a rendu digne; et cependant personne n'est puni sans l'avoir mérité.

14. «L'Apôtre », dites-vous, «s'est écrié : La bonté de Dieu vous amène à la pénitence ». C'est vrai, mais celui qu'il amène, c'est celui qu'il a prédestiné, ce qui peut-être n'empêche pas ce pécheur, n'écoutant que la dureté et l'impénitence de son coeur, d'amasser un trésor de colère pour le jour de la colère

 

1. III Rois, XXII, 19-22. — 2. Ps. LXXVII, 49. — 3. Id. XXXV, 7. — 4. Rom. XI, 33-35.

 

et de la révélation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (1). Dieu, sans doute, est la patience infinie ; et pourtant qui donc fait pénitence, à moins que Dieu ne lui en donne la grâce ? Avez-vous oublié cette autre parole du même docteur : « De crainte que Dieu ne leur accorde la grâce de la pénitence pour les amener à la connaissance de la vérité, et les arracher aux filets du démon (2) ? » Les jugements de Dieu sont autant de profonds abîmes. Si nous permettions à ceux qui nous sont soumis de faire le mal sous nos yeux, nous serions assurément aussi coupables qu'eux ; et cependant de combien de crimes le Seigneur ne permet-il pas la perpétration sous ses yeux, quand un seul acte de sa part les rendrait à jamais impossibles ? et néanmoins Dieu est infiniment juste et bon. Quant à cette patience qui donne aux pécheurs la liberté de faire pénitence, parce qu'il ne veut la mort de personne (3), «Dieu connaît ceux qui sont à lui (4)», et « il coopère en toutes choses au bien», mais « pour ceux qui sont appelés selon ses desseins ». En effet, tous ceux qui sont appelés ne sont pas pour cela appelés selon ses desseins. «Car il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (5) ». Les élus, voilà donc ceux qui sont appelés selon le dessein de Dieu. De là ces autres paroles. «Selon la vertu de Dieu qui nous a rachetés et nous a appelés par sa vocation sainte, non selon nos oeuvres, mais selon le décret de sa volonté, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus Christ avant tous les siècles (6)». De même après avoir dit : «Nous savons que tout ce.

opère au bien de ceux qu'il a appelés selon son décret », l'Apôtre ajoute aussitôt: « Car ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût l'aîné entre plusieurs frères ; et ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés (7) ». Tels sont ceux qui sont appelés selon le décret. Ils ont donc été élus, dès avant la constitution du monde (8), par celui qui appelle les choses qui ne sont pas comme si elles étaient (9) . Mais s'ils sont élus, c'est par l'élection de la grâce.

 

1. Rom. IV, 4-6. — 2. II Tim. II, 25, 26. — 3. II Pierre, III, 9. — 4. II Tim. II, 19. — 5. Matt. XXII, 14. — 6. II Tim. I, 8, 9. — 7. Rom. 28-30. — 8. Eph. I, 4. — 9. Rom. IV, 17.

 

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De là, ce mot de l'Apôtre en parlant d'Israël Dieu a sauvé ceux qu'il s'est réservés selon «l'élection de sa grâce ». Et pour nous empêcher de croire qu'ils aient été élus dès avant la constitution du monde, par la connaissance anticipée de leurs oeuvres, l'Apôtre ajoute aussitôt : «Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les oeuvres ; autrement la grâce ne a serait plus grâce (1) ». Au nombre de ces élus et de. ces prédestinés nous devons ranger ceux qui, après une vie très-coupable, sont amenés à la pénitence par la bonté de Dieu, dont la patience leur avait déjà permis de n'être pas frappés de mort dans la perpétration même de leurs crimes. Comment donc ne comprendraient-ils pas, eux et leurs héritiers, que, malgré la profondeur de l'iniquité, la grâce de Dieu peut toujours nous en délivrer ? Parmi ces élus aucun ne périt, à quelque âge qu'il soit frappé par la mort. Jamais, en effet, Dieu ne permettra qu'un prédestiné à la vie meure sans participer au sacrement du Médiateur. C'est à eux que s'adresse cette parole du Sauveur : «Telle est la volonté de mon Père qui m'a envoyé, que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés (2) ». Quant à ceux qui ne sont pas de ce nombre, et qui, formés du même limon que les autres, ne sont cependant que des vases de colère, leur présence sur la terre est pour tous un précieux enseignement. En effet, Dieu ne crée aucun d'eux ni témérairement ni fortuitement; il n'ignore pas non plus le bien qu'ils peuvent faire ; n'est-ce déjà pas un grand bien, de créer en eux la nature humaine, et de les faire servir d'ornements à ce vaste univers? Aucun d'eux n'est amené à cette pénitence salutaire et spi rituelle, dans laquelle on trouve en Jésus-Christ sa réconciliation avec Dieu; bien que Dieu ait pour eux une patience plus ou moins grande. Ainsi donc, quoique ces malheureux, issus de la masse de perdition et de damnation selon la dureté et l'impénitence de leur coeur, s'amassent, en ce qui les regarde, un trésor de colère pour ce jour de vengeance où Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres, cela n'empêche pas la miséricorde et la bonté divine d'amener certains pécheurs à la pénitence, tandis que d'autres en restent. privés selon le juste jugement de Dieu. En effet, c'est au Seigneur qu'il appartient d'amener et d'attirer, selon. cette

 

1. Rom. XI, 5, 6. — 2. Jean, VI, 39.

 

parole du Sauveur : «Personne ne vient à moi s'il n'est attiré par mon Père qui m'a envoyé (1)». A-t-il donc amené à la pénitence Achab, ce roi sacrilège et impie; ou du moins, après l'avoir laissé séduire et tromper par l'esprit mauvais, lui a-t-il accordé la patience et la longanimité ? N'a-t-il pas suffi qu'il se fût laissé séduire, pour qu'aussitôt la mort vînt mettre le comble à sa réprobation (2) ? Dira-t-on qu'il n'a pas péché en croyant à la parole de l'esprit menteur ? Dira-t-on que ce péché n'a pas été le châtiment de son péché antérieur, châtiment décerné par le jugement de Dieu qui, pourtant, avait ordonné ou permis à l'esprit menteur de se rendre auprès du monarque? Quiconque oserait tenir ce langage ne prouverait-il pas qu'il dit ce qu'il veut, et qu'il refuse d'entendre la vérité ?

15. Le Psalmiste s'écrie : «Ne me livrez pas, Seigneur, à mon désir criminel (3) ». En entendant ce cri, quel insensé oserait.soutenir que David demandait à Dieu de n'user envers lui d'aucune patience ; et alors comment affirmer que «Dieu n'abandonne le pécheur au mal qu'il commet, qu'en usant envers lui, pendant son péché, d'une patience et d'une bonté sans bornes ? » En répétant chaque jour: «Ne nous induisez pas en tentation (4)», né demandons-nous pas à Dieu de ne pas nous abandonner à notre concupiscence ? En effet, chacun est tenté par sa propre concupiscence, qui l'emporte et l'entraîne dans le péché (5) . Demandons-nous donc à Dieu que sa bonté ne soit pas patiente à notre égard ? Ce serait là, non pas invoquer sa miséricorde, mais bien plutôt provoquer son courroux. Un homme sensé concevrait-il de semblables idées ; et le plus furieux tiendrait-il un pareil langage ? Il est donc vrai de dire que- Dieu abandonne certains pécheurs aux passions de l'ignominie, sachant fort bien qu'ils se livreront au crime ; mais cet abandon est de sa part parfaitement légitime ; et les péchés qui en résultent deviennent tout à la fois le châtiment des péchés passés et un titre à de nouveaux supplices. C'est ainsi qu'il livra Achab au mensonge des faux prophètes, comme il livra Roboam à un conseil funeste (6). Tout cela se fait d'une manière mystérieuse et ineffable, car Dieu sait réaliser ses justes jugements, non

 

1. Jean, VI, 44. — 2. III Rois, XXII. — 3. Ps. CXXXIX, 9. — 4. Matt. VI, 13. — 5. Jacq. I, 14. — 6. III Rois, XII.

 

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seulement dans le corps, mais encore dans le coeur des hommes. Ce n'est pas lui qui rend mauvaises les volontés humaines; mais, quoiqu'il ne puisse pas vouloir le mal, il sait se servir à son gré de ces volontés mauvaises. Il exauce dans sa miséricorde, et n'exauce pas dans sa colère; et réciproquement, il n'exauce pas dans sa miséricorde, et il exauce dans sa colère. Il épargne dans sa miséricorde, il n'épargne pas dans sa colère ; et réciproquement, il n'épargne pas dans sa miséricorde, et il épargne dans sa colère ; et toujours, quoi qu'il fasse, il reste bon et juste. Mais qui est capable d'un tel ministère (1) ? La profondeur de ces jugements peut-elle être sondée et comprise par l'homme, tant qu'il gémit sous le poids de son corps corruptible, lors même qu'il posséderait déjà le gage du Saint-Esprit ?

16. Mais j'oubliais que votre intelligence perspicace vous autorisait à dire que «la passion est juste et vraiment digne d'éloge, si elle est un châtiment dont Dieu frappe celui qui lui désobéit, en permettant que le corps désobéisse à l'esprit ». Si vous puisiez aux données de la sagesse, vous comprendriez que la révolte de la partie inférieure de l'homme contre la partie supérieure ne saurait être qu'une iniquité ; vous ajouteriez également que c'est en toute rigueur de justice, que le pécheur est puni par l'iniquité de la chair, comme ce roi impie dont nous parlions a été puni par l'iniquité de l'esprit mauvais. Vous sentiriez-vous disposé à louer aussi l'esprit mauvais ? Eh bien ! voyons, n'hésitez pas. A qui sied-il mieux de louer l'esprit menteur, qu'à celui qui se pose en ennemi de la bonté gratuite de Dieu ? Vous trouverez sans peine ce que vous pouvez dire ; vos éloges sont tout préparés ; il suffit d'appliquer à cet esprit mauvais ce que vous avez dit de la passion et ce que vous présentez comme la conclusion rigoureuse de cette proposition par moi formulée : «Il eût été injuste que celui qui n'avait pas obéi à son maître, se vît obéi par son esclave, c'est-à-dire par son corps (2) ». Et pourtant vous niez cette proposition, vous raillez sa fausseté, et, pour montrer qu'elle se réduit à l'absurde, vous concluez que, s'il en est ainsi, il ne vous reste plus qu'à faire de la passion le plus pompeux éloge. Vous ne refuserez certainement pas de voir le vengeur de l'iniquité, dans cet esprit menteur qui, par ses

 

1. II Cor. XI, 16. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 7.

 

séductions, a entraîné la mort, du resté bien méritée, de ce roi impie. Voilà pourquoi je ne crains pas de dire qu'il eût été injuste que celui qui n'avait pas cru à la parole du Dieu véritable, ne fût pas trompé par un esprit menteur. Louez donc la justice de cette fausseté, et répétez ce que vous avez dit à la louange de la passion : «Le plus bel éloge que l'on puisse en faire, c'est d'affirmer qu'elle est le châtiment de l'iniquité commise, la réparation de l'injure faite à Dieu, «et une vengeance parfaitement adaptée au péché, dans lequel elle n'a pris aucune part ». Tout cela est fort beau, et peut très-bien s'appliquer à la gloire de cet esprit immonde. Par conséquent, puisqu'ici la cause est absolument la même, ou vous décernerez vos éloges à l'esprit mauvais, ou vous les refuserez à la concupiscence.

17. Pourquoi donc cherchez-vous un refuge dans les obscurités que soulève la question de l'âme? Dans le paradis terrestre, l'orgueil commença par l'esprit, et si l'homme consentit à la transgression du précepte, c'est d'abord parce qu'il crut à cette fallacieuse parole : «Vous serez comme des dieux (1)». Mais ce péché, commencé par l'esprit, fut consommé par l'homme tout entier. C'est alors que la chair est devenue une chair de péché, dont les vices ne peuvent être guéris que par Celui qui nous est venu dans la similitude de la chair de péché. De même donc que l'âme et le corps ont tous deux été punis, de même faut-il que tout ce qui naît soit purifié par la régénération. J'en conclus, ou bien que ces deux substances sont transmises viciées par la génération; ou bien que l'une des deux se, souille dans l'autre comme dans un vase corrompu; en tout cas, c'est là que gît le mystère; de la justice et de la loi divine. Laquelle de ces deux opinions est la vraie, je préfère l'apprendre que de le dire, pour ne pas avoir à me reprocher d'enseigner ce que j'ignore. Toutefois ce que je sais, ce qui est la vérité même, c'est l'existence du péché originel, comme nous l'enseigne la foi véritable, antique et catholique; toute opinion contraire à ce dogme est par le fait même une erreur. Respect à cette foi; quant aux autres questions relatives à l'âme et restées insolubles, libre à ceux qui ont des loisirs de les approfondir; du moins l'ignorance où nous sommes sur ce

 

1. Gen. III, 5.

 

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point comme sur beaucoup d'autres, ne compromet en aucune manière notre salut. Ce qui importe avant tout, aux petits et aux grands, c'est de savoir par quel secours notre âme est guérie, plutôt que de savoir comment elle est souillée; nier qu'elle fût souillée, ce serait rendre pour elle toute guérison impossible.

18. Quoi qu'il en soit, je ne puis me rendre compte du motif qui vous a déterminé à citer ces paroles de l'Apôtre: «Leur coeur insensé a été rempli de ténèbres (1) ». Vous ajoutez : «Il est à remarquer que l'Apôtre regarde la folie comme la cause de tous les maux ». Rien ne prouve toutefois que ce soit là réellement la pensée de l'Apôtre. Mais ce n'est point ce qui m'inquiète; je voudrais seulement que vous me disiez pourquoi vous avez tenu ce langage. Serait-ce parce qu'on aurait tort de regarder les enfants comme des insensés, quoiqu'ils n'aient pu recevoir encore les leçons de la sagesse? et de là vous concluriez que ces enfants ne sont coupables d'aucun péché, si la cause de tous les maux c'est la folie. Mais pour savoir si c'est la folie qui a rendu les premiers hommes orgueilleux, ou si c'est l'orgueil qui les a rendus fous, il faudrait se livrer à une discussion aussi subtile que délicate et minutieuse; quant à la question qui nous occupe, qu'il nous suffise de savoir que ce n'est qu'en quittant la folie que les hommes aujourd'hui deviennent sages. Il peut se faire cependant que, parmi les hérauts du Médiateur, quelques-uns, doués d'une grâce extraordinaire, n'aient jamais connu la folie et soient passés de l'enfance à la sagesse. Si vous attribuez ce précieux résultat à la nature, en dehors de toute foi au Médiateur, vous ouvrez une voie large au venin de votre hérésie. En effet, la conclusion à tirer de ces brillants éloges que vous faites de la nature, c'est que Jésus-Christ est mort en vain (2), tandis que nous disons, nous, que la foi en Jésus-Christ, quand elle est animée de la charité (3), vient puissamment au secours de ceux qui, par nature, sont insensés. N'est-il pas des hommes qui naissent dans un tel aveuglement du coeur, qu'ils paraissent plutôt ressembler à des animaux qu'à des hommes ? et cette folie qui nous apparaît en eux absolument naturelle, comment pouvez-vous en déterminer la cause, vous qui niez l'existence de tout péché originel? L'expérience quotidienne ne nous

 

1. Rom. I, 21. — 2. Gal. II, 21. — 3. Id. V, 6.

 

prouve-t-elle pas que l'enfant est d'abord incapable de goûter quoi que ce soit; puis, en grandissant, il goûte toutes les vanités, puis enfin, s'il a le bonheur de se ranger du côté des sages, il s'attache à ce qui est vrai et bien. C'est ainsi que, de l'enfance à la sagesse, il faut pour ainsi dire passer par une folie intermédiaire. Vous voyez donc que cette nature humaine, telle qu'elle existe dans les enfants, et dont vous célébrez si pompeusement l'innocence qu'il n'y a plus lieu pour eux de s'appliquer les bienfaits de la rédemption, vous voyez, dis-je, que cette nature humaine donne les fruits de la folie avant de donner ceux de la sagesse, et pourtant vous vous obstinez encore à ne voir en eux aucun vice originel; ou bien, ce qui serait pire encore, vous le voyez, et voles le niez effrontément.

19. Vous vous armez ensuite de quelques-unes de mes paroles pour me calomnier plus à l'aise; vous me reprochez « de m'être mis en contradiction avec moi-même, car après avoir dit que l'homme fut puni de sa propre désobéissance par la désobéissance qu'il ressentit dans son propre corps, j'aurais aussitôt parlé de certains membres de notre corps, lesquels obéissent immédiatement au moindre signe de notre volonté (1) ». J'ai constaté cette soumission dans nos membres, à l'exception des membres génitaux que j'ai désignés simplement sous le nom de corps. Il suit de là que le corps obéit à la volonté dans le mouvement des autres membres, tandis que, dans le mouvement de ceux dont nous parlons, la volonté reste à peu près impuissante. Mes paroles ne sont donc nullement contradictoires, et si elles reçoivent une contradiction, c'est de vous, soit parce que vous ne les comprenez pas, soit parce que vous ne voulez pas que les autres les comprennent. Si, à l'égard du corps, la partie ne pouvait pas être prise pour le tout, l'Apôtre dirait-il : «Le, corps de la femme n'est point en sa puissance, mais en celle de son mari; de même le corps du mari n'est point en sa puissance, mais en celle de sa femme (2) ? » Il est certain que l'Apôtre n'entend parler que des membres qui établissent la distinction et les relations des sexes; c'est bien là ce qu'il désigne sous le nom de corps. En effet, comment dire de l'homme qu'il n'a pas l'empire de son corps, si dans cette formule l'Apôtre entendait parler

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. 1, n. 7. — 2. I Cor. VII, 9.

 

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du corps tout entier et de tous les membres qui le composent? A l'exemple de l'Apôtre, sous le nom de corps, je parlais de ce qui en nous reçoit le mouvement, non pas de la volonté, comme la main et le pied, mais de la passion ou de la concupiscence; et le sens commun ne peut que sourire de mépris en vous voyant soulever des nuages dans des matières aussi claires, et nous forcer de revenir sur un sujet dont on ne parle que par nécessité, et qu'on entoure, par honnêteté, de toutes les circonlocutions possibles. Mais, sans s'occuper de vos chicanes aussi vaines que captieuses, il suffit que le lecteur comprenne ce que je désigne sous le nom de corps.

20. Vous donc qui voudriez me mettre en contradiction avec moi-même, quand je n'ai fait qu'imiter le langage de saint Paul; vous qui me déchirez à belles dents et avec tant de délices, veuillez bien me prouver à votre tour que vous n'êtes point en contradiction avec vous-même. Vous dites d'abord : «Dans l'acte de la génération la volonté est maîtresse absolue, à moins qu'il ne surgisse des empêchements soit pour cause de faiblesse, soit pour cause d'excès ». Plus loin vous ajoutez : «Ce genre de mouvement, vous le classez au rang de ces fonctions aussi nombreuses que secrètes, et qui demandent non point les ordres de la volonté, mais son simple consentement ». Vous faites déjà ici quelque peu la part de la vérité, mais vous auriez dû rétracter ce que vous aviez dit précédemment. En effet, vous avez d'abord affirmé que «les membres dont nous parlons, obéissent à l'empire de la volonté et au pouvoir de l'âme » ; comment donc concilier cette première proposition avec celle-ci : « Nous devons assimiler ces membres à la faim, à la soif et à la digestion, qui demandent à la volonté, non pas ses ordres, mais seulement son consentement ». Ce n'est qu'au prix de violents efforts que vous avez découvert cette vérité, qui est plutôt contre vous que contre moi; mais le peu de pudeur que vous auriez eue vous aurait dispensé de ces efforts superflus. «Je rougis », dites-vous, «je suis tout confus de traiter une semblable matière, mais je dois céder à la nécessité » ; j'admire vraiment cette belle protestation, quand je vous vois braver la honte de laisser par écrit une maxime contre laquelle vous protestez un peu plus loin, tristement vaincu

et troublé par l'évidence de la vérité. L'aveu que vous faites de votre honte prétendue, n'est qu'une infamie de plus ajoutée à toutes les autres. Et pourtant je ne regrette pas cette infamie, parce qu'elle est contre vous une arme des plus puissantes. Vous êtes homme à ne rougir pas de louer la passion, et à nous dire que vous rougissez de parler, des mouvements de cette même passion !

21. Qu'ai-je donc fait de si extraordinaire, en disant : «Nous avons en notre pouvoir le mouvement des autres membres ? » j'ajoutais aussitôt : pourvu que notre corps soit sain et libre de tout obstacle. Le sommeil qui vient nous accabler malgré nous, la lassitude également, sont des obstacles qui s'opposent à l'agilité de nos membres. Vous répondez : «Malgré toute la force de notre volonté, nous ne pouvons imprimer à nos membres une direction qui serait contraire à leurs habitudes naturelles » ; vous n'avez donc pas remarqué que j'avais prévu cette objection, en disant : «Pourvu que ces membres soient appliqués à des fonctions qui leur conviennent » ; vouloir leur imposer des oeuvres qui seraient contre leur nature, c'est donc leur commander, avec la certitude qu'ils ne peuvent pas obéir. Mais quand ils obéissent à un ordre de la volonté librement imposé, nous n'avons nullement besoin d'invoquer le secours de la passion ; cessons de vouloir, ils cessent d'agir, sans que l'ai. guillon de la concupiscence vienne les sou. lever contre l'empire de la volonté.

22. En disant que «les membres génitaux obéissent à l'empire de la volonté », vous parlez d'une nouvelle passion, ou plutôt d'une passion fort ancienne, telle qu'elle aurait pu exister dans le paradis terrestre, si le péché n'avait pas été commis. Mais comment vous accuser de ce langage, quand vous le rétractez immédiatement vous-même par ces dernières paroles : «Ces membres ne reconnaissent pas l'empire de l'esprit, ils ne demandent que son consentement ? » J'ajoute toutefois que vous ne devriez pas comparer cette passion à la faim et aux autres besoins naturels que nous éprouvons. Il n'est au pouvoir de personne d'avoir faim, d'avoir soif ou de digérer quand il veut; ce sont là des besoins naturels qu'il faut satisfaire sous peine de blesser ou de tuer le corps; mais serait-ce le blesser ou le tuer, que de refuser de consentir (203) à la passion'? Veuillez donc mettre une distinction essentielle entre les maux que nous supportons par la patience, et ceux que nous réprimons par la continence. De ces maux, les premiers sont la conséquence naturelle de notre misérable mortalité. Et pourtant quel heureux et doux empire nous aurions exercé sur ces fonctions naturelles de manducation et de digestion, si noua avions conservé l'innocence du paradis terrestre! mais ces joies, qui pourrait les connaître, qui pourrait les dépeindre? Qu'il vous suffise de croire que rien, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur, n'aurait pu donner lieu à la douleur de nous déchirer, au travail de nous fatiguer, à la pudeur de nous faire rougir, à la chaleur de nous brûler, au froid de nous glacer, à l'horreur de nous faire trembler.

23. Et cette ravissante domestique que la pudeur me défend de nommer, et que vous ne rougissez pas de célébrer, ne trouvez-vous pas « qu'elle se trouve rehaussée par les adulations qui lui sont prodiguées par les autres parties du corps, et qu'elle éprouve des ardeurs nouvelles quand les yeux s'ouvrent a pour convoiter, les lèvres pour baiser et les bras pour étreindre? » Il n'est pas jusqu'aux oreilles que vous n'ayez trouvé moyen de lui soumettre ; voilà pourquoi vous rappelez l'ancien adage renouvelé par Cicéron, sous cette forme pompeuse, dans l'exposition de ses conseils : «Lorsque des jeunes gens pris de vin et enthousiasmés par les accords de la musique sont sur le point de forcer la demeure d'une femme pudique, Pythagoras veut, dit-on, que la joueuse de flûte chante le spondée; car alors la lenteur de la mesure, et la gravité du chant, ont promptement dissipé la pétulance et la fureur ». Comprenez donc que j'avais raison de dire que cette capricieuse idole., à laquelle les autres sens prodiguent parfois leurs adulations, reste encore maîtresse d'elle-même, du moins dans une certaine mesure, et peut à son gré, soit se précipiter sur sa victime, soit calmer ses emportements. Je ne m'exprimais ainsi que pour répondre à cet aveu de votre part : «On lui donne son consentement, plutôt qu'on ne lui           impose des ordres ». En effet, «si certains aiguillons la soulèvent, certaines modulations là calment et l'adoucissent » ; or, ces paroles de votre part ne seraient qu'un séduisant mensonge, si cette passion subissait entièrement l'empire de la volonté. Quant aux femmes, vous les dites étrangères à ce mouvement, quoiqu'elles puissent subir la concupiscence de l'homme, sans que la leur s'enflamme; cependant, si vous voulez savoir ce qu'elles peuvent éprouver de honteux et de voluptueux, demandez-le à Joseph (1) . En votre qualité d'ecclésiastique, les chants religieux auraient dû vous être plus précieux à citer que les maximes de Pythagore; auriez-vous donc oublié l'heureuse influence exercée par la harpe de David sur le roi Saül, quand celui-ci était agité de l'esprit mauvais ? vous saviez que l'harmonie de cet instrument touché par un saint suffisait pour calmer le courroux de ce monarque infortuné (2). Mais alors comment soutenir encore que la concupiscence est un bien, par cela même qu'elle se laisse parfois enchaîner parles accents de la musique.

24. Vous vous écriez : «Que j'aime à en. «tendre Jérémie, entouré du choeur des Prophètes et de tous les saints, jeter vers Dieu cette brûlante parole: Qui donnera de l'eau a à ma tête, et à mes yeux une source de larmes (3) ?» Jérémie demandait des larmes pour pleurer les péchés de son peuple insensé ! N'en demandez-vous pas pour pleurer sur l'Eglise de Jésus-Christ, qui s'obstine à repousser de son sein les docteurs de l'hérésie pélagienne ? Si vous vouliez verser des larmes salutaires, vous gémiriez de vous sentir impliqué dans cette erreur, et ces larmes vous obtiendraient la purification de ce crime. Ignorez-vous, avez-vous oublié, ou refusez-vous de voir que cette Eglise sainte, une, catholique, était clairement figurée par l'heureux séjour de l'Eden ? Pourquoi donc vous étonner de vous entendre chassés de ce paradis de la terre, précisément parce que vous prétendez y introduire cette loi des membres qui répugne à la loi de l'esprit, comme si vous ignoriez que nous avons été chassés de l'Eden et que nous ne pouvons y rentrer qu'à la condition de profiter de notre exil pour vaincre cette concupiscence ? Si la concupiscence, dont vous vous constituez le défenseur, ne répugne pas à la loi de l'esprit, elle ne doit être combattue par aucun des saints de la terre. Et pourtant vous avez avoué vous-même que les saints soutiennent contre elle « de glorieux combats (4) ». C'est donc bien

 

1. Gen. XXXIX. — 2. I Rois, XVI. — 3. Jérém. IX, 1. — 4. Plus haut, liv. III, n. 42.

 

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de cette loi qui, dans notre corps de mort, répugne à la loi de l'esprit ; c'est donc bien de cette loi que l'Apôtre se disait délivré dans la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). Comprenez-vous enfin quel torrent de larmes devrait être versé sur les ennemis de cette grâce, et quel zèle doivent déployer les pasteurs pour arracher leurs ouailles à cette ruine effrayante ? Par cette nouvelle erreur vous creusez de plus en plus l'abîme de tout temps ouvert par toutes les hérésies. «Vous êtes la ruine des moeurs », puisque vous sapez les fondements de cette foi sur laquelle s'élève nécessairement l'édifice des moeurs. Vous êtes « la ruine de la pudeur », par cela même que vous ne rougissez pas de louer ce que réprouve la pudeur. Voilà ce que doit entendre cette vierge immaculée, la sainte Église, ce que doivent entendre les matrones, les vierges sacrées et la pudeur chrétienne, si elles veulent toujours vous fuir avec horreur. Vous les accusez de soutenir avec les Manichéens que la chair subit la nécessité du mal »; et que le mal est une substance coéternelle à Dieu. C'est là un mensonge et une accusation calomnieuse; ne vous suffit-il pas de dire avec l'Apôtre : «Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne la loi de mon esprit ? » Nous affirmons également que cette loi reste soumise à l'empire de l'âme par la grâce divine reçue de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qu'elle doit être châtiée et dissoute dans ce corps de mort, et qu'enfin elle sera guérie dans la résurrection du corps et dans la mort de la mort. Ces justes- dont je parle persévèrent dans leur sainte profession, non-seulement par le costume extérieur, mais par les habitudes de l'esprit et du corps, et par une résistance courageuse à la concupiscence de la chair, résistance qui est ici-bas notre seule ressource, puisque nous n'avons pas à espérer d'être jamais sur la terre entièrement;délivrés de toute concupiscence. Voilà ce qu'ils ne doivent pas oublier, et ce qui suffit pour les mettre en garde contre vous, jusqu'à ce que toute concupiscence soit éteinte dans leur chair. Représentez-vous tous les justes réunis dans une immense assemblée, et demandez-leur ce qu'ils veulent entendre de préférence, la condamnation ou le panégyrique de la concupiscence mauvaise; n'êtes-vous pas persuadé

 

1. Rom. VII, 23-25.

 

que pour toute réponse ils allégueraient la lutte que soutiennent les vierges, la pudeur observée par les époux, la chasteté pratiquée par tous ? S'opposeraient-ils à entendre condamner la passion, et demanderaient-ils- qu'on en fît devant eux les plus pompeux éloges ? Croyez bien que tant de honte soulèverait encore l'indignation du plus grand nombre, et ne serait acceptée que dans les assemblées que présiderait Célestius ou Pélage, et dont vous seriez l'orateur.

25. Vous m'accusez ensuite d'avoir dit : « Ce mouvement de convoitise était indécent, précisément parce qu'il était une révolte de la chair; voilà pourquoi, dès qu'ils en eurent ressenti les atteintes dans leur corps, nos premiers parents durent rougir de leur nudité, et se couvrir de feuillage. La chair s'agitait en eux contre toute volonté de leur part, mais ils firent preuve de volonté en voilant ce qui les faisait rougir ; ce qui leur était permis, leur paraissait d'une telle indécence, que pour rendre décent ce dont ils rougissaient, ils durent le couvrir du voile le plus épais (1) ». Après avoir cité ces paroles au début de ce troisième livre que je réfute, vous proclamez, avec une jactance inouïe, que vous les avez pulvérisées dans votre livre précédent. J'ai dit de « ce mouvement » de convoitise qu’ «il était indécent, parce qu'il était une révolte de la chair » ; de là vous m'accusez de soutenir que «cette concupiscente ne reconnaît l'empire ni du corps ni de l'esprit, et que sa vertu féroce est réellement indomptable ». Or, je l'ai toujours appelée, non pas une vertu, mais un vice. Direz-vous qu'elle ne s'émeut pas sous les attraits de la convoitise? Mais alors, que devient cette lutte soutenue contre elle parla chasteté et par la continence ? Que deviennent « ces glorieux combats », au sein desquels vous nous montriez les saints se couvrant de gloire ? Quant à la pudeur, vous affirmez, comme moi, qu'elle ne se conserve qu'à la condition d'attaquer la concupiscence, de l'opprimer, de l'enchaîner et d'arrêter tous ses élans illicites; mais ce que nous devons ainsi attaquer, opprimer, enchaîner, est-ce quelque chose de bon ? vous l'affirmez et je le nie. Lequel de nous deux a raison? J'en appelle au jugement des hommes chastes, qui parleront d'après leur propre expérience, et

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. 1, n. 7.

 

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non pas sur une foi aveugle en vos paroles. J'en appelle au jugement de l'Apôtre s'écriant: «Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit ».

26. «Les Paterniens »,dites-vous, «et les Vénustiens, se rapprochant de très-près des Manichéens, soutiennent que la moitié inférieure du corps humain, jusqu'aux pieds, a le démon pour auteur, tandis que la moitié supérieure est l'oeuvre de Dieu; ils ajoutent que le seul devoir imposé à l'homme, c'est de conserver pure son âme qui a pour siège l'estomac et la tête; quant aux crimes de toute sorte qui peuvent se commettre dans les parties inférieures, l'homme n'a point à s'en préoccuper. C'est ainsi que, pour mieux se faire les honteux esclaves de la passion, ils ne craignent pas de lui attribuer en propre une véritable puissance ». Vous concluez en soutenant que la doctrine de ces hérétiques a certainement des liens de parenté avec la mienne, telle que je l'ai formulée en ces termes : «Ils firent preuve de volonté, en voilant ce qui les faisait rougir; «ce qui leur était permis leur paraissait d'une telle indécence, que pour rendre décent ce dont ils rougissaient, ils durent le couvrir du voile le plus épais ». Pensez-vous donc vous soustraire à la force de la vérité, en nous faisant passer calomnieusement pour les sectaires de l'erreur ? Ce passage que vous citez, et plaise à Dieu que vous l'acceptiez plutôt que de le repousser, n'a rien de commun avec l'erreur des Paterniens ou des Vénustiens. En effet, éclairé des lumières de la foi catholique, je proclame que l'homme tout entier, c'est-à-dire l'âme et le corps tout enlier, est l'oeuvre du Dieu suprême et véritable; quant au démon, je soutiens qu'il a, non pas créé, mais vicié la nature humaine; que cette plaie dont nous n'attendons que de bien la guérison parfaite, exige de notre part une lutte continuelle, jusqu'à notre complète délivrance ; et enfin que notre âme, étroitement unie à notre corps, ne peut rester pure, même de la seule pureté possible ici-bas, si la volonté s'abandonne volontairement à ces dé. sirs coupables, inspirés par la concupiscence. Puisque vous n'avez rien à répondre à cette déclaration, comment ne rétractez-vous pas votre odieuse calomnie ? D'ailleurs, je condamne et réprouve la doctrine que vous attribuez aux Paterniens et aux Vénustiens ; j'anathématise également les Manichéens ; eux et tous les autres hérétiques, je les exècre, les condamne, les anathématise et les déteste. Que voulez-vous (le plus? Laissez là vos calomnies; attaquez, j'y consens, mais avec des armes loyales et non point frauduleuses. Dites-moi d'où peut venir une passion qu'il faut réprimer sous peine de perdre aussitôt la chasteté? Cette passion est assurément ni une nature ni une substance, comme le soutiennent les Vénustiens et les Manichéens ; et si elle n'est pas un vice de la nature, qu'est-elle donc ? Elle se dresse, je l'opprime; elle résiste, je l'enchaîne; elle lutte, je la combats. Mon âme tout entière, mon corps tout entier, ont pour auteur le Dieu de paix; qui donc a semé ta guerre en moi ? Grand Apôtre, tranchez la question, et répondez : «Le péché est o entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que le péché est passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1) ». Mais Julien n'est pas de cet avis. Répondez-lui encore: «Si quelqu'un vous prêche le contraire de ce que vous avez appris, qu'il soit anathème (2)».

27. Vous ajoutez : «Si contre ma pensée je regarde comme invincible le mal de la concupiscence, je me constitue par là même l'avocat de la honte; et si je dis que ce mal, que j'ai appelé naturel, peut être vaincu, «c'est-à-dire évité », vous vous consolez en vous applaudissant de l'autre partie de la proposition que vous avez émise précédemment. «En effet », dites-vous, «les hommes peuvent éviter tout péché, quel qu'il soit, puisqu'ils peuvent vaincre le mal de la concupiscence. Car, si la passion est un mal naturel, et s'il est vaincu par l'amour de la vertu, combien plus doivent se laisser vaincre tous ces vices qui procèdent uniquement de la volonté ». J'ai déjà réfuté souvent, et sous des formes différentes, cette étrange doctrine. Tant que nous sommes sur cette terre, où la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (3), quelles que soient les victoires que nous remportions dans la lutte ; quel que soit le courage que nous déployions pour empêcher nos membres de devenir des armes d'iniquité pour le péché, et d'obéir à ses désirs (4); cependant, sans parler des sens du corps, et me renfermant dans les oeuvres permises, je déclare que, par le fait

 

1. Rom. V, 12. — 2. Gal. I. 9. — 3. Id. V, 17. — 4. Rom. VI, 13,12.

 

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même des excès de la volupté, des mouvements et des affections de notre pensée, nous ne devons pas perdre de vue que, «si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1) ». C'est donc en vain que vous vous applaudissez de l'autre partie de votre proposition, à moins que, par une présomption sacrilège, vous ne rejetiez la maxime de l'apôtre saint Jean. Quant à la question pour le moment débattue, je dis de la concupiscence qu'elle est naturelle, en ce sens que tout homme l'apporte en naissant; de votre côté, vous allez bien plus loin, puisque vous soutenez que l'homme a été créé avec elle. De même j'affirme que cette passion doit être vaincue, et qu'on ne peut la vaincre qu'en lui résistant et en l'enchaînant; vous vous résignez vous-même à cet aveu, dans la crainte de m'entendre vous dire ce que vous m'avez dit à moi-même : «Vous vous déclarez l'avocat de la honte, si vous niez la nécessité de vaincre la passion » ; or, cette passion ne peut être vaincue qu'à la condition de lui faire la guerre. Ainsi donc nous disons tous deux de la passion qu'elle est naturelle et qu'elle peut être vaincue; or, de quoi triomphons-nous, est-ce du bien, est-ce du mal? C'est là toute la question. Mais quelle absurdité, dites-moi, de faire de la passion un ennemi à combattre, et de ne pas vouloir avouer que cet ennemi soit mauvais! J'admets, si vous le voulez, que vous soyez vainqueur du démon dans la guerre que vous faites à la concupiscence; mais du moins comprenez que, dans la perversité de votre doctrine, le démon remporte sur vous la victoire la plus éclatante.

28. Eveillez-vous donc, et comprenez que ce n'est pas contre une nature, mais contre un vice que nous combattons. Nous ne triomphons pas du bien parle bien, mais du mal par le bien. Voyez avec quoi le mal triomphe, avec quoi il est vaincu. Quand la passion triomphe, le démon triomphe avec elle; quand la passion est vaincue, le démon est vaincu avec elle. Or, ce dont la passion triomphe, et ce par quoi elle est vaincue, est par le fait même l'ennemi de cette passion; quant à ce avec quoi elle triomphe, et avec quoi elle est vaincue, que peut-il être, sinon l'auteur même de cette passion? Je vous en

 

1. Jean, I, 8.

 

prie, ouvrez les yeux et regardez ce qui est l'évidence même. Le combat ne va jamais sans le mal. En effet, quand il y a guerre, ou c'est le bien qui combat contre le mal, ou c'est le mal qui combat contre le mal, ou si ce sont deux biens qui se combattent, ce combat lui-même devient un grand mal. Supposez que le corps soit le théâtre de cette lutte, c'est-à-dire que les parties contraires dont il est composé, l'humide et le sec, le froid et le chaud, troublent la paix réciproque et la concorde mutuelle, aussitôt apparaissent la maladie et la souffrance. Dira-t-on que quelqu'une de ces parties n'est pas bonne? mais toute créature de Dieu est bonne, et dans le cantique des trois enfants de la fournaise, le froid et le chaud ne bénissent-ils pas le Seigneur (1)? Ce sont là des propriétés opposées l'une à l'autre, et cependant la santé générale exige de leur part la concorde ; car elle est atteinte et troublée dès que la lutte ou l'opposition s'engage dans notre corps. Cette discordance, comme la mort elle-même, est le résultat de la transmission du péché. En effet, tous conviennent facilement que ces désordres corporels ne se seraient pas produits dans le paradis de délices, si personne n'avait péché. Mais autres sont les qualités des choses corporelles, qui par leur contrariété même, se tempèrent les unes par les autres, et assurent ainsi notre santé ; toutes sont bonnes dans leur genre, et cependant, dès qu'elles sortent de leurs propres fonctions, elles nuisent à la santé ; et autres sont les désirs de l'âme, autrement appelés les désirs de la chair, parce que c'est selon la chair que l'âme convoite, toutes les fois qu'elle convoite de telle sorte qu'elle se met en opposition avec l'esprit, c'est-à-dire avec la partie supérieure dans l'homme. Ces vices n'ont rien à démêler avec les médecins des corps, et n'ont de guérison à attendre que de la grâce de Jésus-Christ. C'est la grâce, en effet, qui nous purifie de la souillure de ces vices, nous donne la force de les vaincre, et enfin nous délivre entièrement de leur pré. sente, quand notre guérison est parfaite. Si donc c'est un mal de convoiter le mal, et un bien de convoiter le bien ; si cette lutte doit durer autant que notre vie sur la terre, parce qu'ici-bas la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; qui me délivrera de

 

1. Dan. III, 67.

 

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ce corps de mort, si ce n'est pas la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur? Voilà pourquoi nous repoussons avec horreur une doctrine qui se pose en ennemie déclarée de la grâce.

29. Cédant à vos ardeurs belliqueuses, vous faisant, sinon le soldat, du moins le héraut et le prédicateur de combats continuels, vous accusez « de lâcheté et de mollesse l'opinion de ceux qui pensent que, dans le paradis terrestre, tous les membres de l'homme, sans exception, se prêtaient dociles à tous les mouvements de la volonté  »; tant est grande votre chasteté, qu'un esprit vous paraît d'autant plus efféminé, qu'il exerce sur le corps un pouvoir plus absolu ! Pourtant nous ne discutons pas avec vous sur l'absence ou la présence de la passion, nous nous gardons bien surtout de blesser la tendre amitié dont nous vous voyons entourer cette passion; mais, du moins, soumettez-la donc à l'empire de la volonté dans ce lieu de bonheur complet. Ne faites pas de ce lieu le théâtre de ce combat évident quia pour cause la résistance que l'esprit oppose à la concupiscence; n'y placez pas non plus cette paix honteuse qui résulterait de l'asservissement absolu de l'esprit à la chair. Maintenant donc, puisque vous rougiriez, non pas peut-être au nom de votre raison égarée, mais au nom de la pudeur, de placer dans le paradis terrestre la passion telle que vous la voyez sous vos yeux, avouez du moins que, dans sa forme actuelle, elle est un véritable péché originel; avouez qu'obéir à cette passion, c'est nous jeter dans une ruine infaillible, et que ne pas lui obéir, c'est lui faire une guerre sans quartier. Voilà donc ce que vous louez, et vous ne craignez pas qu'on vous reproche de porter les hommes au crime ; car comment leur faire entendre qu'ils doivent résister à une concupiscence que vous nous vantez comme étant un bien naturel? Qu'importe, après tout, que vous paraissiez blâmer ses excès, quand vous approuvez son mouvement? Céder à ses mouvements, n'est-ce pas dépasser les bornes de ce qui est permis? Nous disons, nous, qu'elle est mauvaise, alors même qu'on lui résiste; c'est bien au mal que nous résistons, car ne pas lui résister, ce serait perdre infailliblement le bien de la continence. Quand vous prétendez qu'elle est naturellement bonne, vous décidez insidieusement qu'on doit toujours lui donner son consentement, pour ne pas s'exposer par un refus coupable à repousser un bien naturel. En ce sens, du moins, on comprend facilement que vous puissiez dire en toute vérité que l'homme, s'il le veut, peut rester sans péché. En effet, comment faire ce qui n'est pas permis, quand tout ce qui plait est permis, d'après ce principe, que tout ce qui plaît naturellement est bon? Par conséquent, si les voluptés se présentent, qu'on en jouisse ; si elles ne se présentent pas, ne peut-on pas, comme le conseille Epicure, s'en rassasier par la pensée, et cela sans l'ombre même Au péché, et sans se priver de quelque bien que ce soit? Enfin, plutôt que de résister aux mouvements naturels, foulons aux pieds toutes les opinions des savants; «n'obéit-on pas à la nature », dit Hortensius, «lorsque, sans avoir besoin d'aucun maître, on sent ce que désire la nature (1) ?» En effet, une passion bonne ne peut désirer ce qui est mauvais, autrement on devrait refuser le bien à ce qui est bon. Donc, tout ce qu'une passion bonne désire, doit lui être accordé, sous peine, pour le rebelle, de devenir mauvais en résistant au bien.

30. Ce n'est pas là ce que j'avance, me direz-vous, et c'est une véritable injustice de me prêter un langage que je n'ai jamais formulé. Ne faites donc pas souffrir aux autres ce que vous ne voulez pas souffrir vous-même, et ne dites plus que «nous invitons aux doux larcins ceux à qui nous citons ces paroles de l'Apôtre : Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair (2)». Quoiqu'ils ne réalisent pas le bien qu'ils veulent, lequel bien serait de ne plus convoiter, cependant ils font le bien en refusant d'obéir à leur concupiscence (3). Si vous vous flattez d'enseigner la chasteté, lorsque vous dites : Ne vous laissez pas vaincre par le bien, mais triomphez du bien par le bien ; combien plus devons-nous l'enseigner, nous qui disons : «Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien (4) ? » Voyez si ce n'est pas une injustice de votre part de soutenir que nous ne combattons pas ce que nous haïssons, quand vous nous reprochez de croire que vous voulez jouir de ce que vous louez. Comment soutenir que les ennemis de la passion ne peuvent

 

1. Cicéron. Dialogue d’Hortensius. — 2. Rom. VII, 18. — 3. Eccli. XVIII, 30. — 4. Rom. XII, 21.

 

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pas être chastes, quand on admet que ses amis peuvent l'être ? Vous niez le péché originel, vous refusez aux enfants le bénéfice de la rédemption opérée par Jésus-Christ, la loi du péché répugnant à la loi de l'esprit, vous voulez l'introduire dans le paradis avant le péché; or, ce sont là tout autant d'erreurs que nous réfutons dans cet ouvrage. Ce que nous ne voyons pas en vous, ce que nous n'entendons pas sortir de vos lèvres, nous nous abstenons de le juger ; que nous importe, après tout, ce que peuvent faire en secret des panégyristes aussi déclarés de la concupiscence ?

31. Parlant du mariage et de la concupiscence de nos premiers parents, j'avais établi une distinction essentielle ainsi formulée « En se créant plus tard une postérité, ils réalisèrent le bien inhérent au mariage, tandis que le mal de la concupiscence s'était clairement révélé dans ce sentiment de honte et de confusion, qui leur inspira de se couvrir de feuillage (1) ». Cette distinction, vous la réfutez en ces termes : « Ce qui est bon fait nécessairement rejaillir sa bonté sur tout ce qui lui est essentiel » . C'est dire clairement que le mariage doit faire cause commune avec la concupiscence dont il est toujours accompagné ; mais un peu de réflexion vous montrera comment s'écroule cette maxime pour vous définitive. D'abord, dans l'universalité des choses créées, il doit nécessairement s'en trouver de mauvaises, et cependant il n'est aucunement vrai de dire que les mauvaises méritent les mêmes éloges que les bonnes. Ensuite, si « ce qui est bon fait nécessairement rejaillir sa bonté sur tout ce qui lui est essentiel », on doit dire également que ce qui est mauvais fait nécessairement rejaillir son propre désordre sur tout ce qui lui est essentiel. Réprouvons donc les oeuvres de Dieu, comme nous réprouvons le mal qui s'y trouve nécessairement mêlé. Le mal existe, par conséquent il a son siège dans telle ou telle des oeuvres de Dieu, car, s'il n'était dans aucune de ces oeuvres, il n'existerait pas. Sans aller plus loin, réprouvez donc ces membres humains, comme vous réprouvez l'adultère, car l'adultère n'est possible que par, ces membres. Si vous repoussez cette conclusion d'une folie trop manifeste, avouez du moins que le mariage peut être bon, sans

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 8.

 

communiquer aucun reflet de bonté à cette concupiscence saris laquelle, aujourd'hui, le mariage n'est pas possible ; je dis également que le mal ne peut communiquer aucun reflet de malice à la création, sans laquelle pourtant il n'existerait pas. Votre définition est fausse, toutes les conséquences que vous en tirez le sont donc également.

32. Jamais, quoi que vous en disiez, je n'ai parlé de « l'invincibilité de la volupté charnelle ». Je soutiens, au contraire, que nous devons vaincre et la volupté et la chair; vous le soutenez également, mais avec cette différence essentielle que, pour vous, le bien de la volupté est vaincu par la lutte d'un autre bien, tandis que, pour moi, le mal de la volupté est vaincu par le bien; de plus, vous attribuez cette victoire à vos propres forces ; moi je l'attribue à la grâce du Sauveur, j'éloigne toute autre cupidité mauvaise pour m'appuyer uniquement sur la charité de Dieu, répandue dans nos coeurs, non pas par nos propres forces, mais parle Saint-Esprit que nous avons reçu (1).

33. « Quant à la confusion ressentie par les premiers hommes, et quant au vêtement dont ils se couvrirent », pourquoi nous rappeler que « vous n'en avez parlé que dans le sens exprimé par l'apôtre saint Paul ? » N'appelez-vous pas « plus dignes de respecta les membres que l'Apôtre appelle « déshonnêtes ? » Mais je me suis déjà suffisamment expliqué sur ce point. Vous recourez ensuite, et sans plus de profit, à Balbus et aux écrits des philosophes ; ce Balbus peut-il donc vous rendre éloquent, lorsque vous ne savez que dire sur cette confusion des premiers hommes? Si, du moins, vous acceptiez ce qu'il y a de vrai dans certaines maximes des philosophes, vous croiriez avec eux que les voluptés sont pour les méchants une séduction et une pâture continuelles, et que la passion leur a paru être la partie vicieuse de l'âme. Que Bal. bus établisse une distinction entre nos sens et les organes de digestion, il a raison, s'il en. tend par là que nos sens sont plutôt offensés que flattés par les aliments que nous digérions ; voilà pourquoi les organes d'évacuation se trouvent cachés par les parties les plus proéminentes du corps. Cette conformation était absolument la même dans les premiers hommes, et pourtant ils ne rougissaient pas

 

1. Rom. V, 5.

 

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de leur nudité, tandis qu'aussitôt après le péché ils durent voiler, non pas seulement les parties cachées, mais même celles qui l'étaient moins. Plus cet état, au lieu de les frapper d'horreur, les attirait par ses attraits et éveillait votre amie, plus il était du devoir de la pudeur de les couvrir d'un voile épais.

34. Je me suis servi de la comparaison d'un homme « qui boite en marchant et arrive cependant à son but (1) »; or, ce que vous dites de cette comparaison me prouve ou que vous n'êtes pas franc ou que vous ne l'avez pas comprise. En effet, en disant de mon voyageur qu'il arrive, je n'ai pas voulu, quoi que vous en disiez, «représenter l'homme qui naît du devoir conjugal » ; j'affirmais seulement que le mariage, envisagé dans sa fin naturelle, est bon et légitime, lors même qu'il serait frappé de stérilité. A l'homme de jeter la semence, à la femme de la recevoir, telle est la fonction propre des époux, fonction cependant qu'ils ne peuvent remplir sans la claudication, c'est-à-dire sans la concupiscence. Quant à la fécondation et à la naissance, c'est là l'oeuvre de Dieu; et c'est en vue de cette action divine que le mariage accomplit les fonctions qui lui sont propres. D'un autre côté, ce qui attend cet enfant, c'est la damnation, à moins qu'il ne renaisse en Jésus-Christ ; cette renaissance est également voulue par les époux, non pas sans doute en vertu de l'oeuvre qui leur est propre, mais sous l'influence de la foi chrétienne ; voilà pourquoi nous disons de la pudeur des époux qu'elle est réelle et agréable à Dieu. Car, sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (2).

35. Vous arrivez ensuite à ce passage de l'Apôtre : «Que chacun de vous sache posséder le vase de son corps », c'est-à-dire son épouse, «non point en suivant les mouvements de la concupiscence, comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu (3) ». Expliquant ce texte, j'ai dit : «L'Apôtre ne défend pas l'union des époux, c'est-à-dire l'union licite et légitime, mais il veut que l'on a s'y laisse diriger par la volonté de se créer a une postérité, et non point par la volupté de a la chair ; comme s'il disait : Quoique cette a union ne puisse se faire sans la concupiscence, qu'elle se fasse cependant, pourvu que ce ne soit pas pour satisfaire

 

1. Du Mariage et de la Concupiscence, liv. 1, n. 8. — 2. Héb. XI, 6. — 3. I Thess. IV, 4, 5.

 

la passion (1) ». C'est alors que vous vous écriez : «  O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu (2) ! de ce Dieu qui, en dehors de la récompense future de nos oeuvres, a voulu que le libre arbitre prononçât en grande partie la forme du jugement ! Car », dites-vous, «il est très-juste que chacun réponde de ses propres oeuvres, le bon et le méchant, le bon pour sa propre jouissance, et le méchant pour son propre tourment ». Cette exclamation de votre part ne fait absolument rien à la question dans laquelle vous vous sentez étreint; elle ne diminue en quoi que ce soit le poids qui vous écrase, puisque vous vous obstinez dans ce dogme impie en vertu duquel vous prétendez que, par l'ordre de Dieu même, l'homme juste ne relève que de lui-même, de telle sorte qu'il n'ait aucun besoin de la grâce divine, et qu'il puisse se suffire à lui-même. A Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi ! Ceux qui ne relèvent que d'eux-mêmes, et se conduisent eux-mêmes, ne sont pas justes et bons, par cela même qu'ils ne sont pas les enfants de Dieu. «Car ceux-là sont les enfants de Dieu, qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu (3) ». Il me semble que, dans ces paroles, vous reconnaissez la doctrine apostolique, en contradiction manifeste avec la vôtre.

36. Cependant vous lancez contre vous une parole que je ne saurais passer sous silence. Dans une discussion que vous engagiez contre une des vérités les plus évidentes formulées par l'Apôtre, vous souvenez-vous d'avoir prononcé cette parole : «Il est absolument impossible qu'une action soit tout ensemble un péché et un châtiment du péché? » Comment donc pouvez-vous oublier ce langage solennel, jusqu'à louer la profondeur du trésor de la sagesse et de la science de Dieu, qui, en dehors de la récompense future de vos oeuvres, a voulu que le libre arbitre prononçât en grande partie la forme du jugement ? « Car », avez-vous ajouté, il est très-juste que chacun réponde de ses propres oeuvres, le bon et le méchant, le bon pour sa propre jouissance, et le méchant pour son propre tourment » ; le premier dans sa bonne oeuvre, et le second dans son oeuvre mauvaise. Pour ce dernier, il est bien certain que son oeuvre est un péché, puisqu'elle est

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. 1, n. 9, 16. — 2. Rom. XI, 13. — 3. Id. VIII, 14.

 

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mauvaise; et elle est également le châtiment du péché, puisqu'il souffre le mal. C'est ainsi que, dans une grande partie du moins, le libre arbitre remplit la forme du jugement en vertu duquel les biens sont pour les bons, et les maux pour les méchants ; car n'est-il pas vrai que le bon jouit de sa bonté même, et que le méchant souffre de se sentir méchant ? Comprenez-vous maintenant que ces armes fragiles et vaines dont vous vantiez la puissance, se sont retournées contre vous pour vous frapper, ou plutôt vous les avez retournées vous-même ? Et vous osez pourtant m'accuser de contradiction avec moi-même ! Quelles sont donc mes paroles ? En voici que vous me prêtez calomnieusement : « L'union des corps a été inventée parle démon » ; mais une telle proposition eût été de ma part le comble de la folie, puisque, en dehors même de tout péché, l'union des deux sexes était le moyen établi pour la multiplication du genre humain. J'ai soutenu d'abord que « la désobéissance de la chair,  telle qu'elle se révèle clairement dans les convoitises de la chair contre l'esprit, était la conséquence de la blessure ouverte en nous par le démon ». J'ai ajouté que « cette loi du péché qui lutte contre la loi de l'esprit s'est produite en nous sous le souffle de la vengeance divine, d'où il suit qu'elle est réellement le châtiment du péché ». Or, ces deux propositions vous paraissent contradictoires; comme s'il ne pouvait se faire qu'un seul et même mal se glissât dans les pécheurs, tout à la fois par l'iniquité du démon et par la justice de Dieu. Est-ce que, par sa propre malignité, le démon n'est pas l'ennemi des hommes; et, d'un autre côté, Dieu ne peut-il pas lui permettre de nuire aux pécheurs ? Trouvez-vous donc une contradiction entre ces deux oracles divins : « Dieu n'a pas fait la mort (1) »; et: « La vie et la mort sont de Dieu (2) ? » Le démon, ce grand séducteur de l'homme, est la cause de la mort; et pourtant, de cette mort dont il n'est pas l'auteur, Dieu en a fait le plus redoutable instrument de sa vengeance contre les pécheurs. Mais vous avez suffisamment vous-même élucidé cette question, quand vous avez dit du pécheur qu'il commet sa faute contre lui-même et qu'il est à lui-même son propre supplice, et cela d'après la teneur même du

 

1. Sag. I, 13. — 2. Eccli. XI, 14.

 

jugement divin, et la détermination du libre arbitre. D'où il suit qu'il ne peut y avoir de contradiction à soutenir que, dans le châtiment qui le frappe, le pécheur se présente comme cause véritable et Dieu comme vengeur.

37. Vous vous jouez de la simplicité de certains esprits. Car je me refuse à dire que vous né comprenez pas, et que, par une ruse infâme ou par un aveuglement profond; vous détruisez la distinction essentielle à établir entre la volonté et la volupté. De même donc que nous accuserions de surdité celui qui confondrait ces deux mots dans la prononciation, de même ce n'est qu'à des coeurs d'une surdité absolue que vous pouvez persuader que ces deux choses n'en font qu'une. Voilà ce qui m'explique la contradiction que vous trouvez ou que vous voulez trouver dans mes paroles, comme si je désapprouvais ce qu'auparavant j'avais approuvé, ou comme si j'embrassais ce qu'auparavant j'avais rejeté. Ecoutez donc l'expression formelle de ma doctrine et comprenez-la, ou du moins permettez aux autres de la comprendre, et pour cela ne venez point troubler l'éclat si pur de la vérité par les profondes ténèbres d'une discussion nébuleuse. De même qu'il est bien de faire un bon usage du mal, de même est-il honnête de faire un bon usage de ce qui est déshonnête. Quand donc l'Apôtre flétrit du nom de « déshonnêtes (1) » certains de nos membres, il néglige entièrement la beauté intrinsèque de l'oeuvre divine, pour ne penser qu'à la laideur de la passion. Ce serait également une erreur de soutenir que ceux qui sont chastes sont nécessités à l'impureté; car on les voit résister à une passion déshonnête qui cependant vient toujours se mêler à la création des enfants; la résistance alors doit les empêcher de tomber dans des fautes déshonnêtes. Il suit de là, pour les époux chastes, cette double situation : la volonté de se créer une postérité et la nécessité de subir les mouvements de la passion. Par conséquent, ce qui était déshonnête en soi, devient honnête dans la procréation, pourvu qu'on n'ait pour la passion aucun amour, et que la chasteté préside à l'acte conjugal.

38. Vous n'avez que trop l'habitude de chercher un refuge dans les maximes des auteurs profanes. Eh bien ! faites taire vos préjugés et écoutez ce qu'un poète a dit de

 

1. I Cor. XII, 23.

 

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Caton : «Il est le père et l'époux de la Ville, le disciple de la justice, le rigoureux observateur de tout ce qui est honnête, dévoué au bien public ; et jamais le besoin naturel de volupté ne s'est glissé dans aucun de ses actes pour en prendre sa part (1) ». Quant à savoir ce que fut Caton, et s'il possédait la vertu et l'honnêteté véritables, c'est une autre question. Toutefois, quelque but qu'il se soit proposé dans ses fonctions, toujours est-il vrai de dire que la concupiscence ne resta point étrangère à ses devoirs d'époux, ce qui n'empêche pas que jamais le besoin naturel de volupté ne s'est glissé dans aucun de ses actes pour en prendre sa part. La raison en est qu'il ne faisait pas pour la volupté ce qu'il ne faisait pas sans volupté; et, quoiqu'il n'eût pas de Dieu une véritable connaissance, il ne possédait pas le vase de son corps suivant les mouvements de la concupiscence ; je suppose évidemment qu'il fut réellement ce qu'il nous est montré par son panégyriste. Et après cela vous refusez encore de comprendre cette parole de l'Apôtre : «Que chacun de vous sache posséder le vase de son corps, non pas selon les mouvements de la concupiscence, comme les païens qui ne connaissent pas Dieu ».

39. Vous établissez parfaitement la différence qui sépare le bien inférieur du mariage, du bien supérieur de la continence ; mais votre doctrine, ennemie déclarée de la grâce, vous vous gardez bien de l'abandonner. Vous soutenez, en effet, que « par ces paroles Que celui qui peut comprendre comprenne, le Seigneur a honoré de la liberté d'élection la gloire de la continence », comme si la continence dépendait, non pas du don de Dieu, mais uniquement du libre arbitre. Et en effet, pourquoi donc passez-vous sous silence ces paroles qui précèdent immédiatement: «Tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a pour la comprendre que ceux qui en ont reçu la grâce (2) ?» voyez ce que vous omettez, voyez ce que vous citez. Il me semble que votre conscience vous fait sentir ses remords; mais, devant la nécessité de soutenir une doctrine mauvaise qui ne produit qu'une fausse honte, la crainte la plus légitime ne doit-elle pas subir une honteuse défaite ? Il vous suffit de condamner les excès de la concupiscence, sans cesser

 

1. Lucain, Phars. liv. II, v. 388-391. — 2. Matt. XIX, 12, 11.

 

de la combler elle-même de tous vos éloges. Quand donc la réflexion vous fera-t-elle sentir et comprendre qu'une passion contre laquelle la tempérance a besoin de combattre, pour la contraindre à respecter les limites de la nécessité, ne saurait être qu'une passion mauvaise.

40. Je sais que cet avertissement donné par l'Apôtre à chaque fidèle de posséder le vase de son corps, non pas selon les mouvements de la concupiscence, vous prétendez qu'il ne s'applique pas au mariage, mais seulement à la fornication. De cette manière vous rendez les époux entièrement étrangers à l'honnêteté de la tempérance, vous leur donnez le droit de penser qu'ils possèdent toujours le vase de leur corps sans obéir aucunement aux mouvements de la concupiscence, quelle que soit d'ailleurs l'impétuosité de la passion conjugale. En effet, si vous admettiez qu'il y eût un mode à suivre jusque dans le mariage, vous croiriez par là même à la possibilité pour les époux de tomber dans des excès, et vous leur feriez sans hésiter l'application du précepte formulé par l'apôtre. Saint Pierre, traitant le même sujet, s'exprime à peu près de la même manière, quand il avertit les époux de rendre à leurs épouses l'honneur qui est dû à un vase aussi fragile et à leurs cohéritières dans la grâce ; il ajoute : «Prenez garde d'empêcher l'exercice de vos prières (1) ». Paul rappelle également à la tempérance conjugale qu'il y a des temps pour prier, et il conclut qu'ils ont besoin de pardon, quand ils se connaissent, non pas précisément en vue de la génération, mais surtout pour satisfaire â leur besoin de volupté . Que cette parole de l'Apôtre serve de règle aux époux chrétiens; et non pas la vôtre, puisque vous n'admettez pas qu'il aient à s'occuper d'enchaîner la concupiscence dont ils peuvent suivre en toute sécurité les mouvements et les désirs. Que les époux chrétiens apprennent de l'Apôtre à se réserver, d'un consentement réciproque, le temps nécessaire pour se livrer à la prière; et quand ils se croiront obligés de céder de nouveau à leur intempérance, qu'ils sachent toujours dire à Dieu: «Pardonnez-nous nos offenses (2) ». En effet, ce que l'Apôtre accorde par condescendance, et non par commandement, nous devons le pardonner, mais nous n'avons pas le droit de le commander.

 

1. I Pierre, III, 7. — 2. I Cor. VII, 5, 6. — 3. Matt. VI, 12

 

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41. Vous citez ensuite celles de mes paroles dans lesquelles j'avertis les époux pieux, parce qu'ils sont chrétiens, de se proposer, en formant des enfants ici-bas, de les régénérer en Jésus-Christ pour le siècle futur (1). Vous rappelez ensuite que, dans votre second livre, vous avez réduit à néant cette doctrine. Je vous ai répondu moi-même, et ceux qui en auraient le désir peuvent lire ma réponse. Qu'il me suffise d'ajouter qu'on ne doit pas commettre l'adultère sous prétexte que l'on veut engendrer des enfants à régénérer; pas plus qu'il n'est permis de voler, même avec la volonté de nourrir les pauvres du Seigneur; et cependant l'aumône doit être faite, non pas en commettant le vol, mais en faisant un bon usage de l'argent de l'iniquité, afin que les pauvres nous reçoivent dans les tabernacles éternels (2). De même, en faisant un bon usage de la concupiscence, non pas dans l'adultère, mais dans le mariage, le but suprême que l'on se propose dans la génération des enfants, c'est de régner avec eux dans le séjour éternel.

42. Vous louez élégamment votre opinion en disant, et cette fois en toute vérité, «que dans l'acte du mariage toutes ces pensées sont impossibles ». Vous avez parfaitement raison. A quelle pensée sérieuse l'esprit pourrait-il se livrer, quand il est plongé tout entier dans la délectation charnelle? De là cette parole si vraie du philosophe romain discutant sur la volupté : « La philosophie »,dit-il, « n'a pas de plus grands ennemis que les mouvements de la volupté. Toute pensée grande et sérieuse est absolument incompatible avec la volupté du corps. Peut-on goûter à la fois les douceurs de la plus séduisante des voluptés, et fixer sérieusement son esprit, occuper sa raison et concevoir une seule pensée (3) ? » Tous vos éloges disparaissent devant cette grave accusation que vous portez contre la concupiscence, quand vous avouez que, dès qu'elle s'émeut, elle rend impossible toute pensée sainte et sérieuse. Toutefois, je dois dire que tout homme religieux qui veut faire un bon usage de ce mal de la concupiscence se nourrit d'ordinaire de cette pensée chrétienne, qu'en subissant la concupiscence il subit un véritable châtiment; une telle pensée ne serait plus possible au moment même de la jouissance. De

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 9. — 2. Luc, XVI, 9. — 3. Plus haut, n. 72, Hortens. de Cicéron.

 

même un homme, avant de se livrer au sommeil, médite sur son salut, sachant bien qu'il ne peut le faire quand il dort; d'un autre côté, le sommeil, en s'emparant de nos membres, les rend impuissants à se révolter contre la volonté, comme il prive la volonté elle-même de tout empire sur eux, pour laisser l'âme tout entière à ses rêves et parfois même à des visions ou à des révélations de l'avenir. Supposé donc que l'homme eût connu les veilles et le sommeil dans le paradis terrestre, alors que le mal de la concupiscence n'existait pas encore, nous en conclurions que le sommeil y était aussi pur que la veille y était innocente.

43. Mais vous lancez tout à coup les flots écumants de votre éloquence, « faisant de nos parents de véritables parricides, et affirmant que, si les enfants naissent dans la damnation, ce sont eux qui en sont la cause». J'admire ce tressaillement, ce battement des ailes de votre langue; mais dans ce vol audacieux, pourquoi donc ne portez-vous pas vos regards jusqu'à Dieu? Au lieu d'accuser vos parents sur ce point et sur beaucoup d'autres, pourquoi n'accusez-vous pas plutôt le Créateur de qui seul procèdent tous les biens? Sa prescience lui enseigne que tel homme méritera les flammes éternelles, et cependant il ne laisse pas que de le créer; et alors même qu'il le crée, on ne cesse de lui attribuer la bonté. De même il prévoit que tels enfants régénérés par le baptême deviendront un jour des apostats, et cependant il ne les arrache pas à cette vie pour les placer dans son royaume; il leur refuse ce grand bienfait dont il est écrit : «La mort l'a enlevé, de crainte que la malice ne changeât son intelligence (1) ». Et cependant nous n'attribuons à Dieu que la bonté et la justice avec lesquelles il préside à la destinée des bons et des méchants. De quoi donc nos parents pourraient-ils être rendus responsables? tout ce qu'ils veulent, c'est se donner des enfants, dont la destinée du reste leur est absolument inconnue.

41. Vous citez ces paroles de l'Evangile: «Il eût été préférable pour cet homme de n'être pas né (2) » ; cette naissance n'est-elle pas l'oeuvre de Dieu plus que celle de nos parents? Pourquoi Dieu n'a-t-il pas placé son image dans la condition la plus parfaite, lui qui connaissait fort bien, dans sa prescience,

 

1. Sag. IV, 11. — 2. Matt. XXVI, 24.

 

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le mal qui devait tomber sur l'homme, et dont nos parents n'ont pu avoir aucune connaissance? Quoi qu'il en soit, tout homme sérieux n'attribue à Dieu que ce qui doit être attribué à la bonté du Créateur. De même, sans tenir aucun compte du noeud de cette difficile question, nous n'attribuons aux parents que la volonté d'avoir des enfants dont ils ignorent la destinée. Pour moi, je ne dis pas que les enfants morts sans le baptême du Christ seront punis, de manière qu'il eût été préférable pour eux de n'être pas nés; car cette parole du Seigneur ne s'applique pas à tous les pécheurs quels qu'ils soient, mais seulement aux plus criminels et aux plus impies. En effet, parlant des Sodomites, et dans leur personne de tous les pécheurs, le Sauveur déclare qu'au jour du jugement le sort des uns sera plus tolérable que celui des autres (1); s'il en est ainsi, comment douter que ces enfants morts sans le baptême, n'ayant que le péché originel, et sans s'être rendus coupables d'aucune faute volontaire, n'auront pas à subir de toutes les peines la plus légère? Quoique je ne puisse pas définir le caractère, la nature, la grandeur de cette peine, je n'ose pas dire cependant que le néant eût mieux valu pour eux que l'existence. Pour vous qui soutenez que ces enfants n'ont à subir aucune condamnation, vous ne voulez pas comprendre que vous les frappez d'une condamnation véritable en éloignant de la vie et du royaume de Dieu tous ces enfants créés à l'image de Dieu, et enfin, en les séparant de ces parents pieux et aimés que vous appelez, de toute votre éloquence, aux honneurs de la paternité. Je conclus: Si ces enfants n'ont aucun péché, leur séparation est une injustice; si elle n'est pas une injustice, c'est qu'ils sont coupables du péché originel.

45. Vous rappelez ce que j'ai dit de ces saints patriarches qui portèrent si loin la chasteté conjugale; vous ajoutez qu’ «en se donnant des enfants ils n'avaient aucune idée ni de la culpabilité de ces enfants, ni de la nécessité de les purifier par le baptême, puisque le baptême n'était point encore institué (2) ». Il est vrai que le baptême n'était pas encore institué; toutefois vous auriez tort de penser que, même avant la circoncision, qui renfermait la foi implicite

 

1. Matt. X, 15; XI, 24. — 2. Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, n. 9.          

 

au Médiateur futur, il n'y avait aucun moyen d'apporter remède à la culpabilité des enfants; et si la sainte Ecriture a jugé à propos de nous taire ce remède, c'est qu'elle a cru ce silence absolument nécessaire. Ne trouvons-nous pas l'usage de ces sacrifices dans lesquels était clairement figuré ce sang qui seul efface les péchés du monde (1) ? Ce qui est plus frappant encore, c'est la prescription portée par la loi ancienne d'offrir des sacrifices pour les péchés, à la naissance des enfants. Dites-moi donc de quels péchés il s'agissait alors. Remarquez encore que cette même loi décrétait que l'âme de l'enfant serait exterminée du milieu de son peuple, si cet enfant n'était pas circoncis le huitième jour (2); vous qui niez l'existence du péché originel, veuillez me dire en punition de quel péché cet enfant devait périr.

46. Appuyé sur l'Evangile, j'ai présenté comme véritable « le mariage de Joseph et de Marie (3) ». Vous protestez longuement contre cette doctrine, et vous prétendez prouver qu' « il n'y a pas eu de mariage entre eux, «puisqu'ils ne se sont pas connus ». Il suivrait de là que la cessation des relations conjugales entraîne la dissolution du mariage, et par là même le divorce. Pour s'épargner ce malheur, que les époux décrépits par l'âge fassent comme ils peuvent ce qu'ils faisaient étant jeunes ; qu'ils soient sans miséricorde pour leur corps, quand il s'agit de cet acte conjugal que vous entourez d'une prédilection si prononcée, quoique vous fassiez profession de continence. Qu'ils oublient leur âge, dès qu'il s'agit de cette passion, s'ils tiennent à rester époux. Si cette doctrine vous agrée, c'est votre affaire. Pour moi, sans oublier que l'on doit chercher dans le mariage le remède à la faiblesse charnelle, et la gloire de se créer une postérité, je trouve dans cet état trois sortes de biens ; d'abord la fidélité que se doivent les époux et qui les éloigne de l'adultère, ensuite la postérité en vue de laquelle s'opère l'union des sexes ; enfin, surtout pour le peuple de Dieu, l'indissolubilité sacramentelle qui défend à un époux de se séparer de son épouse, fût-elle frappée de stérilité, ou d'une fécondité telle que son époux, irrité d'un trop grand nombre d'enfants, l'abandonnerait à un autre, comme le fit Caton, si du moins il faut en croire la tradition (4). Or, dans

 

1. Lévit. XII ; Jean, I, 29. — 2. Gen. XVII, 14. — 3. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 12. — 4. Plut. Vie de Caton, et Lucain, liv. II.

 

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le mariage de Joseph et de Marie, dont nous parle l'Evangile, j'ai trouvé réalisés ces trois biens du mariage : «La fidélité, car l'adultère y fut inconnu ; la postérité, c'est-à-dire Notre-Seigneur Jésus-Christ, et enfin le sacrement, puisqu'il n'y eut pas de divorce ». Mais, parce que j'ai dit que ces trois biens du mariage s'étaient réalisés dans le mariage des parents de Jésus-Christ, doit-on me prêter, comme vous l'insinuez, le crime d'avoir dit qu' « on doit regarder comme mauvais tout mariage où ces trois biens ne se rencontrent pas de la même manière ? » Je proclame bon le mariage dans lequel la postérité n'est possible que par l'union des deux sexes. Si cette postérité était possible autrement, et que néanmoins les époux se connussent, ils prouveraient clairement qu'ils cèdent à la concupiscence, et alors ils feraient de ce mal lui-même un mauvais usage. Mais comme la constitution même des deux sexes nous prouve que ce n'est que par leur union que la postérité est possible, nous disons que les époux en se connaissant dans ce but font un bon usage du mal de la concupiscence ; et pourtant, si même alors ils demandent à la volupté la pure satisfaction de la volupté, ils commettent une faute vénielle.

47. «Selon l'opinion commune », dites-vous, « Joseph n'était que le quasi-époux ». C'est selon cette opinion, et non pas selon la vérité, qu'aurait parlé, selon vous, la sainte Ecriture, quand elle donne le nom d'épouse à la vierge Marie. Admettons, si vous le voulez, que l’Evangéliste, rapportant ses propres paroles ou celles d'un autre homme, ait pu parler selon l'opinion commune des hommes. Mais admettrez-vous qu'un ange parle contre sa propre conscience et contre la conscience de celui à qui il s'adresse, et préférant se conformer à l'opinion plutôt qu'à la vérité, s'écrie : « Ne craignez pas de recevoir Marie votre a épouse ? » Ensuite, pourquoi compter les générations jusqu'à Joseph (1), si ce dénombrement n'a pas du moins pour excuse la supériorité de l'Homme sur la femme dans le mariage ? Voilà ce que j'avais établi dans le livre que vous entreprenez de réfuter (2) ; mais vous vous gardez bien d'en toucher un mot. D'un autre côté, saint Luc dit du Seigneur qu’ «il était regardé comme le Fils de Joseph (3) » ;

 

1. Matt. I, 20, 16. — 2. Du Mariage et de1a Conc., liv: 1, n. 12. — 3. Luc, III 23.    

 

en effet, il était regardé comme issu de ce mariage selon les formes ordinaires. Telle est la fausse opinion que l'Evangéliste a voulu détruire, sans nier, aucunement pour Marie sa qualité d'épouse, attestée par le témoignage de l'envoyé céleste.

48. Vous avouez cependant que « Marie a reçu le nom d'épouse sur la foi des fiançailles ». Cette foi d'ailleurs est restée inviolable. En effet, après avoir connu la maternité à laquelle cette vierge sainte était divinement appelée, Joseph ne chercha pas d'autre épouse, pas plus qu'il n'aurait cherché Marie elle-même, s'il ne s'était pas cru dans la nécessité de se donner une épouse. Toutefois il ne jugea pas devoir rompre le lien de la foi conjugale, quoiqu'il eût perdu tout espoir de connaître son épouse. Du reste, pensez de ce mariage ce que vous voulez ; je vous demande seulement de ne pas nous calomnier, quand nous disons que, «d'après l'institution première, les époux étaient réellement époux en dehors de toute union des sexes». Dans le paradis terrestre et avant le péché, la chair a-t-elle convoité contre l'esprit? aujourd'hui peut-on dire que cette convoitise n'a pas lieu dans les époux, quand la pudeur conjugale a besoin de s'armer sans cesse contre les excès de cette même concupiscence ? cette concupiscence est-elle bonne, quand on est obligé de refuser tout consentement à ses assauts, pour l'empêcher de tomber dans ses excès ? n'est-ce pas de cette concupiscence et avec cette concupiscence que tout enfant vient au monde, quoique vous prétendiez qu'il n'y ait en lui aucun mal ? la régénération est-elle le seul moyen pour l'homme d'être délivré du mal qu'il apporte en naissant ? Telles sont les questions débattues entre nous. Sur toutes ces questions la vérité catholique se lève antique et majestueuse pour étouffer vos nouveautés impies.

49. Vous avez cru devoir entasser les passages des saintes Lettres pour prouver que nous sommes tous parfaitement d'accord à affirmer que «l'homme a été créé par Dieu », comme si l'on ne devait pas en dire autant du plus humble vermisseau. A quoi donc êtes-vous parvenu, si ce n'est à nous montrer qu'en fait de paroles vous avez pris le large pour y courir plus à votre aise ? Mais puisque vous insistez d'une manière toute spéciale sur le témoignage du saint homme Job, pourquoi (215) donc ne vous êtes-vous pas rappelé que, parlant des péchés des hommes, ce patriarche déclare que personne n'est exempt de souillure, voire même l'enfant qui n'a encore vécu qu'un seul jour sur la terre (1 ) ? Nier que tous, grands et petits, aient besoin de la miséricorde de celui qui est le salut des hommes et des animaux, et qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui .l'oserait, si ce n'est celui qui ne croit ni à l'existence de Dieu, ni à sa providence universelle ? Vous nous placez, sans doute, au nombre de ces téméraires, puisque vous mettez une sorte de complaisance à nous rappeler ces paroles de Job : «Vous m'avez formé d'os et de nerfs, et vous m'avez accordé la vie et la miséricorde (2) ». Il pourrait se faire, toutefois, que Job n'eût pas parlé de tous les hommes, mais de lui seul, et qu'il eût remercié le Seigneur de ne l'avoir pas abandonné dans sa chair et de lui avoir accordé la grâce de vivre de la vie véritable, c'est-à-dire dans la justice. Ou plutôt sentant bien le néant de cette vie naturelle que nous apportons en naissant, il y aurait joint « la miséricorde » dont Dieu l'avait comblé pour l'empêcher de rester, comme les autres, naturellement enfant de colère et au nombre des vases de colère, et pour le ranger parmi les vases de miséricorde.

50. Quant à savoir pourquoi le fidèle n'est pas souillé par le mal qui lui est adhérent et qui réside dans ses membres, tandis que l'enfant vient au monde, souillé du péché originel, je ne saurais dire combien de fois je me suis expliqué sur ce point. Le fidèle doit ce privilège à sa régénération, et non pas à sa génération. La rédemption conférée aux parents, pourquoi donc la refuser aux enfants?

51. Mais écoutons ce chef-d'oeuvre de dialectique: «L'accident inhérent à la substance  ne peut exister en dehors de la substance à laquelle il adhère. Par conséquent, le mal qui est dans le père, comme dans sa substance, ne peut transmettre sa culpabilité à une autre substance, c'est-à-dire à la race à lai quelle il n'est point parvenu ». Vous seriez dans le vrai, si le mal de la concupiscence ne passait pas des pères aux enfants; mais comme ce mal est inséparable de la génération et de la naissance, pouvez-vous encore nous dire qu'il ne parvient pas à la postérité ? Ce n'est

 

1. Job. XIV, 5, selon les Sept. — 2.  Id. X, 11, 12.

 

pas Aristote dont les catégories voles inspirent un culte insensé, mais c'est l'Apôtre lui-même qui nous dit : «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et c'est ainsi qu'il est passé dans tous les hommes (1) ». Cette dialectique, je pense, ne vous paraît pas menteuse, seulement vous ne la comprenez pas. Votre principe est parfaitement vrai : Les accidents inhérents à une substance, comme sont les qualités, ne peuvent exister en dehors de la substance à laquelle ils adhèrent; telles sont la couleur ou la forme dans les corps; cependant ils se communiquent, non point par voie d'émigration, mais par voie d'impression. C'est ainsi que les Ethiopiens, parce qu'ils sont noirs, donnent naissance à des enfants noirs, sans que l'on puisse dire qu'ils leur transmettent la couleur noire, comme on transmet un vêtement; entre le corps engendrant et le corps engendré il y a donc réellement une impression ou affection. Ce phénomène est plus étonnant encore, quand les qualités des choses corporelles se transmettent aux choses incorporelles; et cependant, c'est ce qui arrive lorsque, après avoir aspiré en quelque sorte les formes des corps que nous voyons, nous les cachons dans notre mémoire, et les portons avec nous en quelque lieu que nous dirigions nos pas. Ces formes n'ont point quitté les corps auxquels elles adhèrent, et cependant elles sont venues, par une sorte de prodige, se fixer dans nos sens émus. Ce qui se fait du corps à l'esprit, se fait également de l'esprit au corps. Les couleurs variées déposées par Jacob sur les verges passèrent dans l'esprit des brebis mères, et de là se reproduisirent parfaitement sur le corps des agneaux (2). Que ce phénomène puisse se produire à l'égard des enfants, un médecin très-distingué, Soranus, nous l'affirme et en cite des exemples. Il raconte que Denys le tyran, se sentant très-difforme et ne voulant pas avoir d'enfants qui lui ressemblassent, mettait, pendant l'acte du mariage, sous les yeux de sa femme, un chef-d'oeuvre de peinture, afin que, par la violence de ses désirs, elle en détachât en quelque sorte la beauté et la reproduisît dans les enfants qu'elle concevait (3). En effet, c'est Dieu qui crée les natures, mais il les crée de manière à conserver les lois qu'il a imprimées aux mouvements de chacune de ces natures. Ainsi, quant aux

 

1. Rom. V, 12. — 2. Gen. XXX, 37-42. — 3. Rét., liv. II, ch. 62.

 

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vices, par exemple, en leur qualité d'accidents ils doivent adhérer à une substance, et cependant nous disons qu'ils passent des pères aux enfants; non pas, sans doute, par voie de transmigration d'une substance à une autre substance, ce qui n'est pas possible, comme le prouvent logiquement ces catégories que vous connaissez, mais par voie d'affection, et en quelque sorte de contagion, et c'est là ce que vous ne voulez pas comprendre.

52. Quoi donc ! tous vos grands raisonnements n'auraient servi qu'à vous précipiter dans le plus profond abîme de l'impiété ! Vous en seriez arrivé à dire que «la chair de Jésus-Christ, du moment qu'elle est née de la chair de Marie, laquelle à son tour descendait d'Adam par la voie ordinaire, ne diffère en rien de la chair de péché, et que c'est dans toute la rigueur de l'expression que l'Apôtre a pu dire du Sauveur qu'il a été envoyé dans la ressemblance de la chair de péché (1) » . Vous allez plus loin encore, et vous soutenez qu'il ne doit y avoir aucune chair de péché, «à moins de conclure que la chair de Jésus-Christ est, elle aussi, une chair de péché ». Mais s'il n'y a aucune chair de péché, comment peut-il y avoir une ressemblance de la chair de péché? Vous prétendez que «je n'ai pas compris la maxime de l'Apôtre » ; pourquoi donc ne l'avez-vous pas expliquée? à l'école d'un aussi grand docteur que vous, nous aurions pu apprendre comment une chose peut être semblable à une autre qui n'existe pas. Si cette hypothèse n'est qu'une absurdité, et s'il est certain que la chair de Jésus-Christ n'est pas une chair de péché, mais une chair semblable à la chair de péché, la conclusion la plus évidente à tirer, c'est que, à l'exception de la chair de Jésus-Christ, toute chair de l'homme est une chair de péché. Il suit de là que le moyen de transmission du mal dans le genre humain, c'est bien cette concupiscence dans laquelle le Christ n'a pas voulu être conçu. Oui, sans doute, le corps de Marie avait été formé par la voie ordinaire, cependant il n'a pu transmettre au corps de Jésus-Christ un mal dans lequel il n'avait pas conçu ce même corps du Sauveur. D'un autre côté, enseigner du corps de Jésus-Christ qu'il est dans la ressemblance de la chair de péché, n'est-ce pas affirmer clairement que, dans les autres hommes, la chair

 

1. Rom. VIII, 3.

 

est une chair de péché? Et si l'Apôtre compare la chair de Jésus-Christ à la chair de tous les enfants des hommes, vouloir en conclure que des deux côtés la chair est d'une pureté égale et parfaite, c'est faire preuve d'une hérésie détestable et criminelle.

53. Mais, pour échapper à ces difficultés, voici le puissant moyen que vous croyez avoir trouvé : vous discutez longuement pour prouver que, «si le mal peut être transmis des

parents aux enfants, ce mal disparaît nécessairement sous la main de Dieu, puisque c'est Dieu qui forme lui-même les enfants dans le sein de leur mère ». Pour nous prouver, comme si nous en doutions, cette action créatrice de Dieu, vous citez une multitude de témoignages des saintes Ecritures. Vous insistez spécialement sur le passage de l'Ecclésiastique, où il est dit que les oeuvres de Dieu sont occultes (1), et vous le faites suivre des réflexions suivantes : «Cette maxime confond la vanité de ceux qui se flattent de comprendre par leur investigation la profondeur naturelle des choses ». Appliquez. vous donc à vous-même cette réflexion, et, quant à l'origine de l'âme, ne définissez rien au hasard, car c'est là un point sur lequel la raison doit avouer son impuissance, et sur lequel aussi les oracles divins n'ont rien de formel et d'explicite. Le plus sage parti à prendre, c'est d'imiter la mère des Macchabées. Vous rappelez vous-même le langage qu'elle adresse à ses enfants : «Je ne sais comment vous avez apparu dans mon sein (2) ». Elle ne parlait assurément pas de leurs corps, car elle savait par quelle voie ils avaient été formés dans son sein ; mais leur âme émanait-elle de l'âme paternelle, ou leur était-elle advenue d'une autre manière, elle l'ignorait absolu ment; et, plutôt que de se montrer téméraire, elle confessait hautement son ignorance. El vous demandez encore : «Pourquoi les enfants ne sont-ils pas purifiés dans leur formation même? la puissance de leur Créateur n'est-elle point assez grande pour les laver de toutes les pollutions de leurs parents? » Vous ne remarquez pas que cela peut se dire également des vices antérieurs corporels que les enfants apportent quelquefois en naissant; et cependant personne ne doute que le Dieu véritable et bon soit l'auteur de tous les corps. Comment donc voit-on sortir des mains du

 

1. Eccli. III, 22, 23. — 2. II Macch. VII, 22.

 

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puissant Architecte des corps, non-seulement vicieux, mais tellement monstrueux, que certains auteurs n'ont pas craint de les appeler des erreurs de la nature? Pauvres orgueilleux qui, ne pouvant sonder les opérations divines, ni comprendre ce que Dieu fait et pourquoi il le fait, rougissent d'avouer leur propre ignorance !

54. Quant à la transmission du péché originel à tous les hommes, comme cette transmission se fait par la concupiscence de la chair, a-t-elle pu se faire dans une chair formée par une vierge et en dehors de toute convoitise charnelle ? Dans un livre adressé à Marcellin, de sainte mémoire, et répondant à vos erreurs, j'ai dit du premier homme qu' « il souilla dans sa propre personne toute la postérité » ; or, le moyen par lequel il transmit cette souillure resta complètement étranger à la formation du corps de Jésus-Christ dans le sein de sa Mère. D'ailleurs, en citant ma proposition, vous avez omis certaines paroles que vous avez jugées trop importantes, sans doute; puisque vous les passez sous silence, nous en comprenons le motif. Les voici : «Adam souilla, dans sa propre personne, toute sa postérité de la tache mystérieuse de la concupiscence charnelle (1) ». Comment donc aurait-il souillé une chair conçue en dehors de toute concupiscence ? La chair de Jésus-Christ a contracté la mortalité dans la mortalité du corps maternel, parce qu'elle a trouvé ce corps mortel ; mais elle n'a pas contracté la contagion du péché originel, puisqu'elle n'a pas trouvé dans ce corps la concupiscence matrimoniale. Enfin, si la chair de Jésus-Christ n'avait pas reçu du sein maternel la mortalité, mais uniquement la substance de la chair, non-seulement elle ne serait point une chair de péché, mais elle n'aurait même pas la similitude de la chair de péché.

55. Mais voici que vous voulez faire de moi « un partisan de l'erreur d'Apollinaire, qui a nié en Jésus-Christ le sens de la chair » ; c'est une nouvelle ruse de votre part pour obscurcir encore l'intelligence des esprits faibles et les empêcher de s'ouvrir à la lumière de la vérité. Autre chose est le sens de la chair, sans lequel il n'est, il n'a jamais été, et il n'y aura jamais d'homme vivant dans un corps ordinaire ; autre chose est la concupiscence

 

1. Du Mérite des péchés, liv. I, n. 10.

 

par laquelle la chair convoite contre l'esprit. Avant le péché le premier homme ne connaissait pas cette concupiscence ; c'est dans cet état primitif que le Verbe a revêtu notre nature humaine ; comme le premier homme avait été tiré de la terre sans aucune concupiscence, ainsi le corps de Jésus-Christ fut formé de la femme sans aucune concupiscence. Cependant ce corps divin reçut de la femme la faiblesse de la mortalité, inconnue avant le premier péché ; et c'est ainsi que ce corps devint ce que n'était pas le corps d'Adam, c'est-à-dire la similitude de la chair de péché. Afin de nous mieux servir de modèle dans la souffrance, Jésus-Christ, exempt de tous les maux, voulut bien souffrir les nôtres; pour nous il embrassa la douleur, sans connaître aucune de nos cupidités.

56. Voilà pourquoi, nés d'Adam, nous devons renaître pour Jésus-Christ ; ce n'est qu'à cette condition que le royaume de Dieu devient accessible aux images de Dieu ; les exclure de ce royaume et dire que ce n'est pas un si grand mal, ne serait-ce pas prouver qu'on n'a pour Dieu ni crainte ni amour? D'un autre côté, l'homme engendré dans la concupiscence est nécessairement condamné par son origine. Mais soutenir que «nous réduisons les hommes régénérés à la dure nécessité de pécher, sous l'empire d'un Dieu qui distribue largement le don de toutes les vertus», c'est nous calomnier indignement. Sans doute, nous trouvons dans nos membres une loi qui répugne à la loi de notre esprit; cependant, loin de nous sentir nécessités au péché, nous comprenons que c'est pour nous une gloire de répondre à la grâce qui nous appelle à convoiter contre la concupiscence de la chair. Tournez-vous de tous les côtés, invoquez toutes les ressources possibles, recueillez, dissipez, concentrez, dispersez, toujours vous serez contraint d'avouer que ce n'est pas contre le bien que peut convoiter un esprit bon.

57. «Deux natures dissemblables », dites-vous, «ne peuvent se servir l'une à, l'autre de modèle ». Vous êtes dans l'erreur ; n'est-ce pas pour ce motif qu'on nous invite à l'imitation du Père qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, afin qu'à son exemple nous aimions nos ennemis (1)? La nature humaine en Jésus-Christ n'était pas

 

1. Matt. V, 44, 45.

 

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différente de la nôtre en tant que nature, toute la différence vient de notre péché. Nous naissons tous avec le péché, tandis que Jésus-Christ est né sans péché. Quant à nos oeuvres, que nous devons former à l'imitation de celles de Jésus-Christ, il y aura toujours cette immense différence qùe nous ne sommes que des hommes, tandis que le Sauveur était Dieu et homme. La justice dans un homme peut-elle jamais égaler la justice dans un Dieu? Je vous approuve d'avoir cité cette parole de saint Pierre disant de Jésus-Christ : «Lui qui n'a pas commis le péché (1) ». Seulement vous faites remarquer que, voulant montrer qu'il n'y avait en Jésus-Christ aucun péché, l'Apôtre a jugé plus que suffisant de dire qu'il n'avait commis aucun péché; et par là, dites-vous, «il nous enseignait que celui qui n'a pas commis le péché ne saurait être coupable de péché ». Vous êtes parfaitement dans la vérité. Car si, tout petit enfant, il eût été coupable de péché, devenu grand il l'eût commis volontairement. En effet, à l'exception de Jésus-Christ, il n'en est pas un seul qui tout petit enfant n'ait été coupable du péché originel.

58. «Supprimez », dites-vous, «la cause de l'exemple, vous supprimez par là même la cause de la récompense, qui n'est autre pour nous que Jésus-Christ lui-même ». Je ne m'étonne pas que vous croyiez avoir tout dit de Jésus-Christ quand vous en avez fait votre modèle, puisque vous vous déclarez franchement l'ennemi de la grâce dont il est pour nous la plénitude et la source. «L'espoir de vivre exempts du mal nous fait chercher, dans la foi, une protection contre les misères de notre naissance; car, même après le baptême, nous ne laissons pas que de sentir notre virilité ». Sous le nom de virilité, vous désignez la concupiscence de la chair; elle persiste en nous, vous en convenez vous-même, et c'est contre elle que notre esprit doit convoiter, si nous ne voulons pas, même après notre renaissance, nous laisser entraîner par les séductions de cette concupiscence. En effet, ce n'est que pour nous entraîner qu'elle combat; et lors même que la résistance que l'esprit lui oppose l'empêcherait de nous séduire et par là même de concevoir et d'enfanter le péché (2), devons-nous hésiter à la nommer un mal ? C'est d'elle que l'Apôtre a dit : «Je sais que le bien n'habite pas

 

1. I Pierre, II, 22. — 2. Jacq. I, 14, 15.

 

en moi, c'est-à-dire dans ma chair (1) ». Or, si Jésus-Christ avait possédé ce mal dans sa propre nature, le guérirait-il dans la nôtre?

59. J'avais dit dans mon livre: «L'acte conjugal, accompli en vue de se créer une postérité, n'est point un péché, parce qu'il a pour principe la bonne volonté de l'âme, et non point la volupté du corps (2) ». Vous tentez de réfuter ce langage en disant : «Le péché ne saurait naître de ce qui est exempt de péché » ; et cette proposition vous paraît suffisante pour rendre impossible l'existence même de ce péché originel, dont nous ne sommes délivrés que par le Sauveur, si tant est que vous admettiez un Sauveur pour les enfants. Nous disons, nous, que Jésus-Christ détruit dans tous les chrétiens le péché originel en l'effaçant par sa grâce, et non pas en niant son existence. Si donc l'acte conjugal, accompli en vue de se créer une postérité, n'est pas un péché, c'est parce qu'alors les époux savent faire un bon usage de cette loi du péché, c'est-à-dire de cette concupiscence qui dans nos membres répugne à la loi de notre esprit. Si cette loi ne rend pas les parents coupables, par la raison qu'ils ont été régénérés, qu'y a-t-il d'étonnant qu'elle vicie l'enfant dont la génération s'est faite au sein même de cette concupiscence? Voilà pourquoi cet enfant doit être régénéré, sous peine de rester coupable. Quant à cette proposition formulée par vous en ces termes : «Le péché ne saurait naître de ce qui est exempt de péchés, pesez-la sérieusement, et bientôt elle vous paraîtra tellement favorable au Manichéisme, que vous voudrez la faire disparaître de votre livre et du coeur de tous ceux qui auront lu notre ouvrage. En effet, si le péché ne saurait naître de ce qui est exempt de péché, les Manichéens out raison de soutenir l'éternité d'une nature mauvaise. Du reste, dans le premier livre de cet ouvrage, je vous ai suffisamment prouvé que les Manichéens trouvent en vous l'un de leurs plus puissants défenseurs (3) . Sur le point qui nous occupe ils n'auraient pas davantage à vous désavouer. Coin. prenez-vous dès lors que, si nous voulons triompher des Manichéens, il nous faut nécessairement réfuter, non-seulement votre erreur pélagienne en général, mais encore certaines opinions particulières, entre autres celle qui

 

1. Rom. VII, 18. — 2. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 13. — 3. Plus haut, liv. I, n. 36-44.

 

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nous occupe en ce moment: «Le péché ne saurait naître de ce qui est exempt de péché». Mais le contraire nous est affirmé par la vérité, et cette vérité vous condamne, vous et les Manichéens avec lesquels vous faites cause commune. L'ange, créé par Dieu, était exempt de péché; l'homme, créé par Dieu, était également exempt de péché. Par conséquent, soutenir que le péché ne saurait naître de ce qui est exempt de péché, c'est être un Manichéen déclaré, ou bien c'est prêter imprudemment l'appui de sa parole à la cause manichéenne.

60. Citant ensuite quelques autres de mes paroles, vous en tirez la conclusion suivante, dont vous voudriez me rendre responsable La concupiscence est digne de tout éloge, «quand elle sert aux époux pour se créer une postérité ». Pour moi, jamais je n'ai tenu ce langage, jamais je n'en ai eu la pensée. En effet, comment soutenir que la concupiscence soit digne de tout éloge, quand elle sert aux époux, puisque ces époux se voient dans la nécessité de la soumettre à la répression de l'esprit, pour l'empêcher de se livrer à tous les excès ? D'un autre côté, nous ne disons pas davantage que ce soit toujours une faute de faire usage de la concupiscence ». Vous voudriez cependant nous attribuer cette proposition, puisque vous affectez de résumer notre doctrine en ces termes. « Les adultères sont moins coupables que les époux, car tandis que la concupiscence commande aux adultères, elle n'est pour les époux qu'un instrument docile de péché ». Comme jamais je n'ai rien dit de semblable, je vous laisse à vous seul la responsabilité de cette horrible conclusion. Je soutiens uniquement que ce n'est pas toujours un péché d'user de la concupiscence, car ce n'est pas un péché de faire du mal un bon usage. Ecoutez plutôt cette parole de l'Ecriture : « L'enfant instruit sera sage, et il se servira du serviteur imprudent (1)? » Est-ce donc un bien d'être imprudent, quoique même alors on puisse servir d'instrument à l'homme sage ? Voilà pourquoi saint Jean ne dit pas: Gardez-vous de vous servir du monde; mais: «Gardez-vous d'aimer le monde », et par ce monde il entendait la concupiscence de la chair (1). Celui qui en use sans l'aimer, en use pour ainsi dire sans en user; car, s'il en use, ce n'est pas pour elle, mais par amour pour une autre chose vers

 

1. Prov, X, selon les Sept. — 2. I Jean, II, 15, 16.

 

laquelle il aspire, de telle sorte qu'il aime le but sans aimer le moyen nécessaire pour le réaliser. De là ce mot de saint Paul : «Que ceux qui usent de ce monde soient comme n'en usant pas (1) ». Ces dernières paroles ne peuvent-elles pas se traduire ainsi : Qu'ils n'aiment pas ce dont ils usent, car ce n'est qu'à cette condition qu'ils peuvent en faire un bon usage ? C'est même ainsi que l'on doit agir à l'égard de certaines choses, bonnes en elles-mêmes, et que cependant l'on ne doit pas aimer. On ne dit pas que la richesse soit un mal, et cependant c'est en faire un mauvais usage que de l'aimer; combien plus doit-il en être ainsi de la concupiscence ? Convoiter la richesse, c'est l'oeuvre d'un esprit mauvais, et cependant la richesse ne convoite pas contre l'esprit bon, comme le fait la concupiscence, J'en conclus que nier de la concupiscence qu'elle soit un mal, c'est un péché ; tandis que ce n'est pas un péché d'en faire un bon usage. Vous dites : «Si la concupiscence est mauvaise, elle rend les époux plus coupables que les adultères, puisqu'elle n'est qu'une humble servante pour les premiers, tandis que pour les seconds elle est une maîtresse et un tyran ». Cette conclusion serait logique, si nous disions de ces époux, en qui la concupiscence est un moyen dont ils se servent uniquement en vue de la génération, qu'ils en font usage pour accomplir le mal, à peu près comme ferait un homicide qui se servirait de son domestique pour tuer son ennemi. Or, nous soutenons, au contraire, que la génération est une chose bonne dans les époux, quoique le fruit qui doit en résulter apporte en naissant cette blessure originelle, dont le seul remède est dans la régénération. Par conséquent, les époux chrétiens doivent user de la concupiscence comme un homme sage use d'un serviteur imprudent pour faire une bonne action ou se procurer un bien.

64. Poussant l'esprit jusqu'au sublime, ce que vous condamnez, ce n'est ni le mode ni le genre de la concupiscence, mais uniquement l'excès, et cet excès vous le reprochez amèrement aux impudiques ; «car », nous dites-vous, «vous savez que par la puissance de l'esprit cet excès peut être contenu dans les limites de la loi ». Eh bien ! s'il en a le pouvoir, que l'esprit empêche la concupiscence, j'y

 

1. I Cor. VII, 31.

 

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consens, de dépasser les limites, dans le cercle desquelles il doit la tenir enchaînée. S'il est impuissant à cette oeuvre, que du moins il ne s'épargne ni la lutte ni les efforts pour défendre à ce cruel ennemi de sortir des bornes du devoir. «Mais », dites-vous, «nous trouvons dans les vierges et dans les continents l'universel mépris de la concupiscence ». Voudriez-vous dire par là que les vierges et les continents ne combattent pas contre la concupiscence de la chair ? Mais alors, contre qui donc soutiennent-ils ces glorieux combats dont vous nous parlez vous-même ? et, s'ils les soutiennent, n'est-ce point pour défendre leur continence et leur virginité (1) ? Ce qu'ils combattent est nécessairement mauvais. Et ce mal, où le trouvent-ils, si ce n'est en eux-mêmes ? Donc « le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair »  telle est la parole qu'ils peuvent eux-mêmes redire en toute vérité.

62. «Le mariage», dites-vous, «n'est rien autre chose que le mélange des corps » ; vous ajoutez, et cette fois avec raison, que «la propagation ne peut se faire sans l'appétit réciproque et sans l'oeuvre naturelle des corps ». Nieriez-vous, par hasard, que les adultères se connaissent sous l'impulsion de l'appétit réciproque, de l'oeuvre naturelle et du mélange des corps ? ceci vous prouve la fausseté de votre définition du mariage. En effet, autre chose est le mariage, autre chose la condition nécessaire à la formation des enfants. Les enfants peuvent naître en dehors du mariage, et le mariage exister en dehors de l'acte conjugal; autrement, pour ne citer qu'un exemple, on ne devrait plus considérer comme époux ces vieillards qui ne peuvent plus se connaître, ou qui rougiraient et refuseraient de se connaître, dès qu'ils ont perdu toute espérance d'avoir des enfants. Jugez par là de l'imprudence qui seule a pu vous inspirer de définir le mariage : «L'union ou le mélange des corps ». A la rigueur, il eût mieux valu dire que le mariage n'est commencé que par l'union des corps, car les époux ne se marient que dans le but de se donner des enfants, ce qui ne peut se faire que par l'union des corps. Mais alors, n'oubliez pas que, si le péché n'eût pas été commis, l'acte conjugal, tout en restant le moyen de propagation, se serait accompli dans des

 

1. Plus haut, liv. III, n. 42, et liv. IV, n. 9.

 

circonstances toutes différentes. En effet, à Dieu ne plaise que nous disions jamais que dans le paradis terrestre, l'innocente et pure félicité eût toujours obéi aux mouvements de la passion ! A Dieu ne plaise que nous acceptions jamais que cette paix de l'âme et du corps, dont jouissaient nos premiers parents, eût été témoin d'une lutte engagée contre soi-même par la nature de l'homme ! Si donc, dans le paradis terrestre, l'homme n'avait ni à obéir à la passion, ni à lutter contre elle, n'ai-je pas le droit d'en conclure, ou que cette passion n'existait pas, ou qu'elle n'était point alors ce qu'elle est aujourd'hui? Parmi nous, celui qui ne veut pas se faire l'esclave de la concupiscence doit nécessairement lutter contre elle, et celui qui néglige de lutter contre elle devient nécessairement son esclave. De ces deux partis à prendre, l'un est gênant, quoique digne d'éloge; l'autre est honteux et misérable. Par conséquent, le premier est nécessaire en ce monde à ceux qui veulent rester chastes, tandis que l'un et l'autre étaient incompatibles avec le bonheur du paradis terrestre.

63. Vous m'accusez une seconde fois de me mettre en contradiction avec moi-même; et dans ce but vous citez ce passage de mon livre où j'ai établi une distinction réelle entre la propagation et les désirs de la délectation charnelle : «Autre chose est de connaître son épouse uniquement en vue de la génération, ce qui n'est point une faute; autre chose est, dans l'acte conjugal, de chercher la volupté de la chair, ce qui n'est qu'un péché véniel, pourvu que cet acte s'accomplisse dans le mariage (1) ». Au jugement de tout homme prudent, il ne saurait y avoir aucune contradiction entre ces deux propositions. Mais je veux vous en donner une preuve qui frappera par l'évidence ceux mêmes que vous affectez de jeter dans l'erreur. Vous nous reprochez de chercher des excuses en faveur de ces hommes souillés et criminels qui s'abandonnent aux désirs les plus grossiers et que nous justifions de tout péché, sous prétexte qu'ils ont agi contre leur volonté a. Mais personne n'ignore que l'avertissement par nous répété sans cesse, c'est de combattre la concupiscence. Cette concupiscence, vous la regardez comme un bien, et cependant vous ne voulez pas que nous puissions vous

 

1. Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 17.

 

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accuser de froideur ou d'indifférence dans la lutte contre ce bien; nous qui la regardons au contraire comme un mal, quelle vigilance et quelle ardeur ne devons-nous pas soulever contre elle ? Ce que nous regardons comme indépendant de la volonté, c'est que la chair convoite contre l'esprit, et non pas que l'esprit convoite contre la chair. Cette dernière et excellente convoitise a pour résultat d'inspirer aux époux la volonté de n'user du mariage qu'en vue de la génération, et par là même de faire un bon usage du mal. C'est ce bon usage du mal qui rend l'acte conjugal véritablement honnête et nuptial ; tandis que chercher dans cet acte conjugal, non pas la génération, mais la satisfaction de la volupté, c'est une faute, mais une faute vénielle pour les époux. D'un autre côté, supposant l'acte conjugal aussi honnête que possible, je n'en affirme pas moins que l'enfant issu de cette union contracte une souillure dont il devra se purifier dans la régénération, parce que dans l'acte le plus honnête se trouve le concours de ce mal dont la sainteté nuptiale sait faire un bon usage. J'ajoute toutefois que les parents régénérés ne reçoivent aucune atteinte de cette souillure contractée par l'enfant. D'où je conclus que cette souillure doit nuire à l'enfant, jusqu'au moment où lui est conféré le bienfait de la régénération.

64. Ebloui par tous les raisonnements que vous formulez vainement contre moi, vous ne voyez pas que vous aiguisez les armes dont les Manichéens se servent contre la vérité. Vous soutenez que l'enfant n'est souillé d'aucun péché originel, «parce que le péché », dites-vous, «ne peut sortir d'une oeuvre qui n'est pas un péché ». Comment donc de l'oeuvre divine, qui n'était pas un péché, a pu naître le péché de l'ange et le péché de l'homme? Vous voyez quel appui vous prêtez à ces hérétiques, malgré toutes les protestations que vous nous prodiguez de votre attachement inébranlable à la foi catholique. «Le péché ne peut naître d'une oeuvre qui n'est pas un péché » ; selon les termes de cette définition, il doit être certain que les œuvres de Dieu sont sans péché; quelle est donc l'origine du péché? Grâce à vous, le Manichéen se trouve plus autorisé que jamais à soutenir l'existence d'une autre nature essentiellement mauvaise, et qui soit le (221) principe du péché; car « la faute ne peut naître d'une oeuvre de Dieu » ; ce sont là vos propres expressions. Peut-on, dès lors, réfuter les Manichéens sans vous réfuter vous-même? L'ange et l'homme sont l'oeuvre de Dieu, et l'oeuvre essentiellement innocente dans sa source ; et cependant le péché est sorti de l'ange et de l'homme, lorsque, par leur libre arbitre, ils se sont séparés de Celui qui est la sainteté même, et qui leur avait donné le libre arbitre dans une parfaite innocence. Tous deux, l'ange et l'homme, sont devenus mauvais, non pas en ce sens que le mal soit venu se mêler à eux, mais parce qu'ils se sont volontairement séparés du bien.

65. Vous soutenez que, «si j'ai loué la continence du monde chrétien, ce n'est point dans le but d'inspirer aux hommes l'amour de la virginité, mais uniquement en vue de condamner le bien du mariage institué par Dieu ». Mais craignant, sans doute, qu'on ne vous soupçonnât de malveillance à mon égard, vous avez voulu donner la preuve de votre accusation, et vous me dites : «Si vous invitez sincèrement les hommes à pratiquer la continence, avouez donc que la vertu de pudeur est exclusivement en nous l'oeuvre de notre propre volonté, de telle sorte qu'il suffise de le vouloir pour être saint de corps et d'esprit ». Je réponds que je fais volontiers cet aveu, mais non pas dans le sens que vous voudriez lui donner. Vous faites de la vertu l'oeuvre propre et exclusive de la volonté ; pour moi, je soutiens que, pour pratiquer la vertu, on a essentiellement besoin du secours de la grâce de Dieu. D'un autre côté, sur quoi donc peut tomber cette répression commandée par l'esprit pour échapper au péché ? n'est-ce pas sur le mal dont le triomphe entraîne nécessairement le péché ? A moins de dire avec les Manichéens que ce mal a été mêlé à notre nature par une autre nature essentiellement mauvaise, avouons franchement que ce mal est en nous une blessure originelle dont nous devons chercher la guérison, par la grâce de Jésus-Christ, dans le sacrement de la régénération.

66. C'est en vain, vous le voyez, que pour m'assimiler aux hérétiques vous énumérez leurs erreurs, et plût à Dieu que vous ne fussiez pas du nombre de ces malheureux ! Vous assurez que le dois m'appliquer «le jugement porté par l'Apôtre contre ces hérétiques qui

 

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condamnent le mariage (1) », comme si j'avais dit que «depuis l'avènement de Jésus-Christ le mariage soit une chose honteuse n. Sachez donc ce que nous enseignons, et qu'après l'avoir entendu très-souvent et sous toutes les formes, vous ne puissiez plus dissimuler la vérité, en simulant en quelque sorte la surdité. Nous ne disons pas que le mariage est une chose honteuse; nous affirmons, au contraire, qu'il offre à l'incontinence un moyen très-honnête de ne point s'abandonner à de coupables désordres. D'un autre côté, la doctrine chrétienne proteste énergiquement quand elle nous entend dire que «l'homme se suffit parfaitement à lui-même pour imposer des lois à tous les mouvements de sa nature ». Loin de nous un semblable langage; nous n'affirmons que ce que l'Apôtre affirmait en ces termes : «Chacun reçoit de Dieu son don particulier (2) ». Le Sauveur avait dit lui-même : «Sans moi vous ne pouvez rien y faire ». Et ailleurs : «Tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a que ceux qui en ont reçu la grâce (3) ». Il aurait pu dire : Tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a que ceux qui le veillent; et c'est ainsi qu'il aurait parlé, si vous êtes dans la vérité. Mais enfin, si l'homme se suffit parfaitement à

 

1. I Tim. IV, 3. — 2. I Cor. VII, 7. — 3. Matt. XIX, 11.

 

lui-même pour imposer des lois aux mouvements de sa nature, ces mouvements sont-ils bons ou mauvais ? S'ils sont bons, j'en conclus que l'esprit convoite contre le bien ; alors je trouve dans l'homme deux biens qui se font réciproquement la guerre, et de toute évidence cette opposition réciproque ne saurait être un bien. S'ils sont mauvais, avouez donc qu'il est dans l'homme des mouvements naturels mauvais, contre lesquels la chasteté se sent le besoin de combattre. Si vous ne voulez pas vous voir réduit à avouer avec les Manichéens qu'une nature essentiellement mauvaise est venue se mêler à la nôtre, confessez hautement qu'il existe en nous une langueur originelle. De cette langueur la chasteté conjugale sait faire un bon usage ; c'est contre elle que les incontinents vont chercher un remède dans la sainteté du mariage, et que les continents soutiennent leurs glorieux combats.Mais j'ai promis de répondre à toutes les difficultés que vous soulevez arbitrairement contre ces importantes questions; je crois donc que, pour mieux assurer l'accomplissement de ma promesse, je ne dois pas excéder le nombre de vos volumes. Voilà pourquoi je termine ici ce cinquième livre, me réservant de réfuter le dernier des vôtres dans le livre suivant.

 

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