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RÉFUTATION De l'Épître manichéenne appelée Fondamentale.

Traduction de M. BURLERAUX

 

Oeuvres complètes de saint Augustin traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1869, Tome XIV. p. 117-143.

CHAPITRE PREMIER. CHERCHONS LA GUÉRISON DE L'HÉRÉTIQUE ET NON SA PERTE.

CHAPITRE II. MOTIFS PARTICULIERS DE TRAITER AVEC DOUCEUR LES MANICHÉENS.

CHAPITRE III. AUGUSTIN, VICTIME AUTREFOIS DU MANICHÉISME.

CHAPITRE IV. FONDEMENTS DE LA FOI CATHOLIQUE.

CHAPITRE V. DU TITRE MÊME DE L'ÉPITRE MANICHÉENNE.

CHAPITRE VI. POURQUOI MANÈS S'INSCRIT COMME APÔTRE DU CHRIST.

CHAPITRE VII. MANÈS ACCEPTÉ PAR LES SIENS COMME ÉTANT LE SAINT-ESPRIT.

CHAPITRE VIII. LA FÊTE DE LA NAISSANCE DE MANÈS.

CHAPITRE IX. QUAND LE SAINT-ESPRIT FUT-IL ENVOYÉ.

CHAPITRE X. LE SAINT-ESPRIT DONNÉ DEUX FOIS.

CHAPITRE XI. MANÈS PROMET LA VÉRITÉ, MAIS NE LA DONNE PAS.

CHAPITRE XII. LES FOLIES DE MANÈS. DU COMBAT QUI FUT LIVRÉ AVANT LA CRÉATION DU MONDE.

CHAPITRE XIII. DEUX SUBSTANCES CONTRAIRES. RÈGNE DE LA LUMIÈRE.

CHAPITRE XIV. VAINES PROMESSES DE MANÈS.

CHAPITRE XV. SUPPOSITION ABSURDE D'UNE TERRE ET D'UNE NATION DE TÉNÈBRES.

CHAPITRE XVI. L’ÂME ELLE-MÊME N'EST PAS LIMITÉE PAR L'ESPACE.

CHAPITRE XVII. LES LIEUX LES PLUS VASTES PEIGNENT LEURS IMAGES DANS LA MÉMOIRE.

CHAPITRE XVIII. PUISSANCE DE L’INTELLIGENCE ET DE LA PENSÉE.

CHAPITRE XIX. L'EXTENSION LOCALE INCOMPATIBLE AVEC L'IDÉE DE DIEU.

CHAPITRE XX. LE SYSTÈME DES DEUX TERRES DIFFÉRENTES N'EST QUE FOLIE.

CHAPITRE XXI. PUISQU'ELLE EST JOINTE A LA TERRE DE TÉNÈBRES, LA TERRE DE LUMIÈRE EST DONC CORPORELLE.

CHAPITRE XXII. HONTEUSE FORME DONNÉE A LA TERRE DE LUMIÈRE.

CHAPITRE XXIII. LES ANTHROPOMORPHITES MOINS COUPABLES QUE LES MANICHÉENS.

CHAPITRE XXIV. DU NOMBRE DES NATURES, IMAGINÉ PAR LES MANICHÉENS.

CHAPITRE XXV. TOUTES LES CHOSES CRÉÉES PAR DIEU SONT BONNES, QUOIQUE DANS DES DEGRÉS DIFFÉRENTS.

CHAPITRE XXVI. DÉFI LANCÉ AUX MANICHÉENS.

CHAPITRE XXVII. LE MAL RÉSULTE-T-IL D'UNE SÉPARATION DE SUBSTANCE?

CHAPITRE XXVIII. DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES, MANÈS TROUVE CINQ NATURES DIFFÉRENTES.

CHAPITRE XXIX. RÉFUTATION DE CETTE DOCTRINE.

CHAPITRE XXX. EXCELLENTS ET NOMBREUX AVANTAGES DONT JOUISSENT CES NATURES QUE LES MANICHÉENS PLACENT DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES.

CHAPITRE XXXI. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

CHAPITRE XXXII. C'EST A L'AIDE DE CE QU'IL AVAIT SOUS LES YEUX QUE LE MANICHÉEN A BATI SON SYSTÈME.

CHAPITRE XXXIII. TOUTE NATURE, COMME TELLE, EST BONNE.

CHAPITRE XXXIV. LA NATURE N'EST JAMAIS SANS QUELQUE BIEN.

CHAPITRE XXXV. LE MAL, C'EST LA CORRUPTION.

CHAPITRE XXXVI. ORIGINE DU MAL, OU DE LA CORRUPTION DU BIEN.

CHAPITRE XXXVII. DIEU SEUL EST LE SOUVERAIN BIEN.

CHAPITRE XXXVIII. LA NATURE EST L'OEUVRE DE DIEU, ET LA CORRUPTION, CELLE DU NÉANT.

CHAPITRE XXXIX. EN QUEL SENS DIEU EST-IL L'AUTEUR DU MAL?

CHAPITRE XL. LA CORRUPTION TEND À LA DESTRUCTION.

CHAPITRE XLI. SI LA CORRUPTION VIENT DE NOUS, C'EST PAR LA PERMISSION DE DIEU.

CHAPITRE XLII. EXHORTATION A AIMER LE SOUVERAIN BIEN.

CHAPITRE XLIII. CONCLUSION.

 

 

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CHAPITRE PREMIER. CHERCHONS LA GUÉRISON DE L'HÉRÉTIQUE ET NON SA PERTE.

 

1. Avant d'entreprendre la réfutation de cette hérésie, à laquelle, ô Manichéens, l'imprudence, plutôt que la méchanceté, vous fait adhérer, je conjure le Dieu tout-puissant, principe, providence et centre de toutes choses, de m'inspirer le calme et la tranquillité, avec un vif désir, non pas de votre perte, mais de votre salut. Le Seigneur, il est vrai, ordonne à ses serviteurs de détruire l'empire de l'erreur, mais quant aux hommes, en tant qu'ils sont hommes, il veut non pas qu'ils meurent, mais qu'ils se convertissent et qu'ils vivent. Et si avant le jugement suprême, Dieu se sert, pour punir le mal, soit des pécheurs, soit des justes, qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, que le châtiment soit public ou secret, croyons bien que ce qu'il se propose, ce n'est pas la mort des hommes, mais leur guérison et leur salut. Résister à ces coups de sa justice miséricordieuse, c'est se préparer au supplice suprême. Considérons l'ensemble des événements et des choses: pour se venger du corps de l'homme, Dieu semble avoir destiné le feu, le poison, la maladie et autres maux de ce genre; pour les souffrances de l'esprit, nous trouvons la damnation, l'exil, le délaissement, le mépris et autres tourments semblables qui crucifient les passions; enfin des adoucissements ont été préparés à la langueur, ce sont les consolations, les exhortations, les conseils et tout ce qui s'en rapproche. Tout cela, sans doute, ne nous arrive que par l'ordre de la souveraine justice de Dieu, mais cette justice emploie comme instrument, tantôt les méchants sans qu'ils le sachent, tantôt les bons qu'elle initie à ses desseins. Quant à nous, pour nous procurer un accès plus facile à la grande oeuvre de votre conversion, nous avons dû recourir, non point à la dispute, à la jalousie, aux persécutions, mais aux consolations les plus bienveillantes, aux exhortations les plus insinuantes, aux discussions les plus calmes. Nous avons ainsi réalisé cette parole : « Un véritable serviteur de Dieu ne doit point rechercher la chicane; au contraire, il doit se montrer doux à l'égard de tous, docile, patient, et surtout très-modeste, quand il entreprend de corriger ceux qui ne partagent pas ses idées (1) ». C'est dans ces vues que nous avons agi ; c'est à Dieu de nous accorder le succès vers lequel tendent nos désirs.

 

 

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CHAPITRE II. MOTIFS PARTICULIERS DE TRAITER AVEC DOUCEUR LES MANICHÉENS.

 

2. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent les efforts qu'il faut faire pour découvrir la vérité, les difficultés qu'il faut vaincre pour se soustraire à l'erreur. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il est rare, et surtout difficile de dompter les illusions de la chair, fût-on doué de l'intelligence la plus pieuse et la plus sereine. Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il est difficile de guérir l'oeil de l'homme intérieur jusqu'à lui permettre de contempler l'éclat du soleil. Je ne parle pas de ce soleil auquel vous prêtez un corps céleste, que vous adorez comme tel, et dont l'éclat, les rayons se laissent percevoir par les yeux charnels des hommes et des animaux; je parle de ce soleil dont le Prophète a dit : « Le soleil de justice s'est levé pour moi (2) », et dont il est écrit dans l'Evangile : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (3) ». Qu'ils sévissent contre vous, ceux qui ignorent combien il en coûte de gémissements et de soupirs pour parvenir à la

 

1. II Tim. II, 24, 25. — 2. Malach. IV, 2. — 3. Jean, I, 9.

 

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plus faible connaissance de Dieu. Enfin, qu'ils sévissent contre vous, ceux que Dieu a jusque-là soustraits à une erreur aussi profonde que la vôtre.

 

 

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CHAPITRE III. AUGUSTIN, VICTIME AUTREFOIS DU MANICHÉISME.

 

3. Pour moi, puis-je oublier que si j'ai pu enfin contempler la vérité dans toute sa pureté et sans aucune forme mensongère et trompeuse, ce n'est qu'après avoir été ballotté longtemps par les flots de l'erreur; que ce n'est qu'après bien des efforts et avec le secours de Dieu que j'ai pu dissiper dans mon esprit ces vains fantômes qu'y avaient entassés mille opinions, mille erreurs diverses; qu'avant de chasser les profondes ténèbres de mon intelligence, j'ai lutté longtemps contre l'appel et les douces prévenances du céleste médecin ; que pendant de longs jours il m'a fallu verser bien des larmes amères, avant que là substance immuable et pure eût daigné se révéler à moi dans l'éclat des livres saints? puis-je oublier enfin, que ces erreurs qui ont rivé sur vous les lourdes chaînes de l'habitude, je les ai recherchées avec avidité, écoutées avec attention, crues témérairement, prêchées avec ardeur, et défendues avec acharnement et obstination? Oh ! non, je ne puis sévir contre vous; puisque d'autres m'ont supporté alors, je dois vous supporter aussi; je dois user de la même patience envers vous, qu'en usèrent envers moi mes amis et mes proches, alors que je m'étais fait le partisan forcené et aveugle de vos tristes erreurs.

4. Afin d'adoucir plus facilement nos rapports mutuels, pour que vous ne m'opposiez aucune intention, à la fois hostile pour moi et pernicieuse pour vous, je vais jusqu'à vous conjurer de nommer vous-mêmes un arbitre pour déclarer si des deux côtés on a réellement déposé tout sentiment d'arrogance et d'orgueil. Ni les uns ni les autres ne nous flattons d'avoir trouvé la vérité; au contraire, cherchons-la comme si elle n'était connue d'aucun d'entre nous. Car ce n'est qu'à la condition que personne ne se flattera de la téméraire prétention d'avoir trouvé et connu la vérité, que nous pourrons apporter du zèle et de l'harmonie dans nos recherches. Et si je ne puis obtenir de vous cette faveur, accordez-moi du moins de vous écouter et de vous répondre comme si vous étiez pour moi des inconnus. Je crois cette demande très-légitime ; serait-il équitable, en effet, que je fusse réduit à prier avec vous, à prendre part à vos assemblées, à porter le nom de Manichéen, avant que vous ne m'eussiez parfaitement éclairé sur tous les points qui intéressent si vivement le salut de mon âme ?

 

 

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CHAPITRE IV. FONDEMENTS DE LA FOI CATHOLIQUE.

 

5. Je passe d'abord sous silence cette sagesse sincère et véritable dont la connaissance n'est possible en cette vie qu'à un petit nombre d'hommes spirituels; les autres n'en connaissent que les éléments les plus simples, mais du moins cette connaissance n'est accompagnée d'aucune hésitation ; ce qui leur donne cette heureuse assurance, ce n'est pas, la vivacité de leur compréhension, mais la simplicité de leur foi. Je garderai donc le silence sur cette sagesse, dont vous niez la présence dans l'Eglise catholique; j'y consens d'autant plus volontiers que je trouve assez d'autres garanties qui me retiennent dans son sein. Ce qui me frappe d'abord, c'est le consentement unanime des nations et des peuples; c'est le spectacle d'une autorité engendrée par les miracles, nourrie par l'espérance, augmentée par la charité, affermie par la durée. Ce qui, me frappe encore, c'est la chaire de Pierre à qui le Seigneur, après la résurrection, a confié le soin de paître ses brebis, c'est aussi cette imposante succession du sacerdoce, couronnée par l'épiscopat qui découle directement du pontificat lui-même. Ce qui me frappe enfin, c'est ce nom si beau de catholique que seule l'Eglise a obtenu et conservé au sein de cette multitude d'hérésies qui surgissent de toute part. Je le sais, tous les hérétiques ont la prétention de se dire catholiques, mais quand un étranger se présente et demande où est le temple catholique, jamais on ne le conduit à la basilique ou à la demeure des hérétiques. Est-il étonnant dès lors que des liens aussi chers que ceux du nom chrétien retiennent étroitement attaché au sein de l'Eglise, lors même que par l'effet de notre lenteur intellectuelle, ou en punition de fautes de notre vie, la vérité n'a pas encore révélé à nos yeux toute sa divine splendeur? Chez vous, je ne trouve aucun de ces caractères qui m'invitent et m'enchaînent; vous (119) faites soutier haut la promesse de la vérité, et voilà tout. Et cependant, j'avoue que si vous parvenez à rendre cette vérité si évidente qu'elle ne laisse place à aucun doute, à aucune incertitude, je la préfère elle seule à tous les caractères qui me retiennent dans le catholicisme. Mais si vous vous contentez de la promettre sans jamais la donner, je vous le déclare, rien ne m'arrachera à cette foi qui m'enchaîne par tant de noeuds à la religion catholique.

 

 

 

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CHAPITRE V. DU TITRE MÊME DE L'ÉPÎTRE MANICHÉENNE.

 

6. Voyons donc ce que contient la doctrine de Manès, ou plutôt examinons ce livre auquel vous donnez le titre d'Épître fondamentale et qui résume à peu près -toute votre croyance. Quand j'en entendis, pour la première fois, la lecture, je passais pour un fies illuminés d'entre vous, Elle débute ainsi : «Manès, par la providence de Dieu le Père, apôtre de Jésus-Christ. Voici des paroles salutaires, puisées à la source vive et éternelle ». Faites appel à votre patience et remarquez, je vous prie, le but que je poursuis. Je ne crois pas qu'il sort apôtre de Jésus-Christ. Je vous en conjure, ne vous enflammez pas, épargnez-moi vos malédictions. Vous vous rappelez, en effet, que je me suis engagé dès le début à ne croire témérairement à aucune de vos affirmations. Je demande donc ce qu'est ce Manès. Vous allez me répondre l'Apôtre de Jésus-Christ. Si je le nie d'une manière absolue, qu'aurez-vous à répliquer ou à faire? Vous promettiez de me donner l'intelligence pleine et entière de la vérité, et voici que dès le début, vous me forcez à croire ce que j'ignore. Peut-être allez-vous. me lire l'Évangile afin d'y trouver de quoi affirmer le susdit personnage. Soit, mais si vous aviez affaire à un adversaire qui ne crût pas à l'Évangile, que feriez-vous ? Or, pour moi, je vous déclare que je ne croirais pas à l'Évangile si cette croyance n'avait pas pour fondement l'autorité de l'Église catholique. Donc, puisque j'ai obéi à ceux qui me disaient : Croyez à l'Evangile, pourquoi leur résisterais-je quand ils me disent : Ne croyez pas aux Manichéens ? Voici le dilemme, choisissez. Si vous dites Croyez aux catholiques ; j'entends ceux-ci qui me défendent de vous accorder aucune croyance ; si je les crois, je ne puis donc pas vous croire. Si vous me dites : Ne croyez pas aux catholiques, ce sera mal de votre part de m'obliger par l'Évangile à embrasser la foi manichéenne, puisque j'ai cru à l'Évangile sur la prédication des catholiques. Si vous me dites : C'est avec raison que vous avez cru aux catholiques quand ils louaient l'Évangile, mais c'est à tort que vous avez cru à leurs attaques contre Manès. Mais me croyez-vous donc insensé jusqu'au point de me résigner, sans aucun examen, à croire ce que vous voulez, et à ne pas croire ce qui ne vous plaît pas? Puisque j'ai donné ma foi aux catholiques, n'est-il pas juste et prudent qu'avant de les quitter pour passer vers vous, j'exige de vous non pas que vous me défendiez de les croire, mais que vous dérouliez devant mes yeux des principes certains et évidents ? Si donc vous voulez me convaincre, laissez de côté l'Évangile. Si vous tenez à l'Évangile, moi je tiens à ceux qui m'ont inspiré la foi à ce livre sacré ; j'ai leurs ordres, je ne vous croirai pas. Que si par hasard vous trouvez dans l'Évangile quelques passages évidents en faveur de l'apostolat de Manès, vous avez par là même détruit à mes yeux l'autorité des catholiques qui me défendent de vous croire. Cette autorité une fois détruite, je ne puis plus croire à l'Évangile, puisque ce n'est que par eux que j'y ai cru. Et quand j'en serai là, que pourrez-vous faire ? Mais si rien d'évident ne peut être allégué en preuve de l'apostolat manichéen; c'est aux catholiques que je croirai, et non pas à vous. Dans le cas contraire, je ne croirai plus ni à vous ni à eux. Je ne les croirai plus, parce que leurs attaques contre vous n'étaient que mensonges; je ne vous croirai pas vous-mêmes, parceque vous m'apportez, pour me convaincre , cette même Écriture, à laquelle j'avais cru par eux, et dont ils se sont servis pour me tromper. Mais loin de moi de ne pas croire à l'Évangile ! Car en y croyant je ne trouve plus comment je pourrais vous croire. J'y relis, en effet, le nom des Apôtres' et je n'y rencontre pas le nom de Manès. Quant au traître qui a livré son maître, j'apprends dans les Actes, des Apôtres (2) par qui il a été remplacé; or, si je crois à l'Evangile, je dois croire à ce livre, puisqu'il m'est présenté par la même autorité qui me présente toutes les Écritures: Ce livre contient aussi l'histoire si connue de

 

1. Matt. X, 2-1 ; Marc, III, 16-19 ; Luc, VI, 13-16. — 2. Act. I, 26.

 

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la vocation et de l'apostolat de Paul (1). Lisez-moi donc le passage de l'Evangile où Manès est désigné comme apôtre ; à défaut de l'Evangile prenez tout autre livre auquel je ne sache pas avoir donné ma croyance. Allez-vous choisir la page dans laquelle le Sauveur promet aux Apôtres le Saint-Esprit, le Paraclet? Mais cette page est toute pleine d'arguments qui me défendent de croire à Manès.

 

 

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CHAPITRE VI. POURQUOI MANÈS S'INSCRIT COMME APÔTRE DU CHRIST.

 

7. Je demande pourquoi le pompeux début de cette lettre : « Manès, apôtre de Jésus-Christ » ; pourquoi pas plutôt : le Paraclet apôtre de Jésus-Christ? D'un autre côté, si c'est le Paraclet, envoyé par Jésus-Christ, qui à son tour a envoyé Manès, pourquoi ne pas s'intituler apôtre du Paraclet, plutôt qu'apôtre de Jésus-Christ ? Si vous prétendez que le Christ n'est qu'une même chose avec l'Esprit-Saint, vous vous mettez en contradiction avec cette parole du Sauveur dans l'Ecriture : « Et je vous enverrai un autre Paraclet (2) ». Et si vous voulez justifier ce début de la lettre en disant qu'il a pu se dire apôtre de Jésus-Christ, non pas en ce sens que Jésus-Christ soit le Saint-Esprit lui-même, mais en ce sens qu'étant de la même substance ils sont un, et non une seule personne; alors et dans le même sens, Paul aurait donc pu se dire l'apôtre de Dieu le Père, puisque le Sauveur a dit : « Mon Père et moi nous sommes un (3)». Cependant nous ne voyons jamais que l'Apôtre se soit dit l'envoyé du Père. Que signifie donc cette innovation de votre part? Ne me paraît-elle pas sentir quelque peu la fourberie ? En effet, si Manès n'attachait à cette distinction aucune importance, pourquoi ne pas s'appeler tantôt l'envoyé de Jésus-Christ, tantôt l'envoyé du Paraclet ? Il n'en est rien cependant ; il se dit toujours l'apôtre de Jésus-Christ, et jamais celui du Paraclet, pas même une seule fois. L'orgueil, voilà ce qui nous explique cette énigme ; c'est l'orgueil, cette source empoisonnée de toutes les hérésies, qui lui a inspiré de ne jamais se dire l'envoyé du Paraclet ; ce n'eût pas été assez, car il aimait mieux laisser croire que le Paraclet s'était incarné avec lui, en sorte qu'on pût l'appeler le Paraclet lui-

 

1. Act. IX. — 2. Jean, XIV, 16. — 3. Id. X, 30.

 

même. De même que Jésus-Christ fait homme n'a pas été envoyé par le Fils de Dieu, c'est-à-dire par la vertu et la sagesse de Dieu, mais que, selon la foi catholique, la divinité s'est uni hypostatiquement l'humanité, d'une manière si réelle qu'il est vraiment le Fils de Dieu, c'est-à-dire qu'en lui est apparue la sagesse de Dieu pour la guérison des pécheurs; de même, Manès a voulu nous faire croire qu'il avait été tellement identifié au Saint-Esprit promis par Jésus-Christ, que quand nous entendons Manès Saint-Esprit, nous devons le regarder comme l'apôtre de Jésus-Christ, c'est-à-dire l'envoyé que Jésus-Christ avait promis à ses Apôtres. Singulière audace ! horrible sacrilège !

 

 

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CHAPITRE VII. MANÈS ACCEPTÉ PAR LES SIENS COMME ÉTANT LE SAINT-ESPRIT.

8. Vous avouez que le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une seule et même nature. Comment donc pouvez-vous, sans rougir, affirmer que l'homme Manès, hypostatiquement uni au Saint-Esprit, est né de l'union de l'homme et de la femme, tandis que vous tremblez devant la pensée de croire que c'est d'une vierge qu'est née l'humanité revêtue par la sagesse, Fils unique de Dieu ? Si une chair humaine, si l'action de l'homme, si le sein d'une femme n'ont pu souiller l'Esprit-Saint, comment le sein d'une Vierge a-t-il pu souiller la Sagesse de Dieu ? Il faut donc que ce Manès, qui met sa gloire dans le Saint-Esprit et dans les pages de l'Evangile, vous avoue, ou bien qu'il a été envoyé par le Saint-Esprit, ou bien que dans son humanité il a été revêtu par le Saint-Esprit. S'il n'a été que son envoyé, qu'il s'intitule donc l'apôtre du Paraclet ; s'il lui a été uni jusqu'à ne former qu'un avec lui, pourquoi refuser une mère à l'humanité revêtue parle Fils unique de Dieu, quand à l'humanité revêtue parle Saint-Esprit il ne craint pas même d'accorder un père? Qu'il soit persuadé que le Verbe de Dieu n'a pas été souillé par la virginité de Marie, puisqu'il veut nous faire croire que le Saint-Esprit n'a pas été souillé par l'acte conjugal de ses parents. Direz-vous que Manès n'a été revêtu par le Saint-Esprit ni avant ni après la génération, mais seulement après sa naissance ? C'est là un subterfuge qui ne résiste pas à ce seul fait qu'il vous faut avouer, c'est (121) que sa chair était le fruit de l'union réciproque de l'homme et de la femme. Quoi donc, vous pouvez vous représenter la chair et le sang de Manès, fruit d'une génération toute humaine, et dans cette chair les entrailles et ce qu'elles portent dans leurs plis tortueux; vous pouvez croire, sans hésitation, que rien de tout cela n'a dû souiller le Saint-Esprit et qu'il a pu, sans déchoir, revêtir cette humanité avec toutes ses hontes : pourquoi dès lors tremblerais-je devant la pensée d'un sein virginal et d'une incorruptible maternité? pourquoi ne comprendrais-je pas comment la Sagesse de Dieu, en revêtant notre humanité dans les entrailles maternelles et virginales, a pu rester pure et immaculée ? Avouez-le ; libre à votre Manès d'affirmer qu'il a été envoyé, ou qu'il a été revêtu par le Paraclet; lequel des deux, peu m'importe, il n'a rien à gagner, car pour moi je crois fermement qu'il n'a obtenu ni l'un ni l'autre de ces deux privilèges.

 

 

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CHAPITRE VIII. LA FÊTE DE LA NAISSANCE DE MANÈS.

 

9. Le titre porte ces autres paroles : « Par la providence de Dieu le Père ». En proclamant le nom de Jésus-Christ dont il se dit l'apôtre, et le nom de Dieu le Père, par la providence de qui il a reçu sa mission du Fils, de quoi se flatte-t-il, sinon de nous persuader qu'il est lui-même la troisième personne, le Saint-Esprit ? Ecoutez plutôt: « Moi Manès apôtre de Jésus-Christ par la providence de Dieu le Père ». En effet, du Saint-Esprit il n'est fait aucune mention, et cependant s'il devait être nommé, n'est-ce pas par celui qui, afin de mieux tromper les simples par l'autorité évangélique, fait sonner bien haut que son apostolat se confond avec la promesse du Paraclet? Si je vous pose à vous-mêmes cette question, vous répondez que nommer Manès apôtre, c'est nommer le Saint-Esprit, puisque c'est en lui que le Saint-Esprit a daigné venir sur la terre. Alors je répète la demande que je faisais plus haut: Pourquoi donc êtes-vous saisis d'horreur quand on vous dit, avec l'Eglise catholique, que celui en qui est apparue la divine Sagesse, est né d'une vierge ? et vous trouvez tout naturel de croire que celui en qui vous faites venir le Saint-Esprit, est né tout à la fois de l'homme et de la femme ! Après cela, si j'en crois mes soupçons, je conclurai qu'en prononçant le nom de Jésus-Christ, Manès ne voyait autre chose qu'un moyen de s'imposer aux ignorants comme étant Jésus-Christ lui-même et devant être adoré comme tel. Voici, en quelques mots, comment je raisonne. Quand j'étais votre disciple, je vous ai souvent demandé pourquoi la fête de la pâque du Seigneur passait presque inaperçue parmi vous, pourquoi elle n'était célébrée que par un fort petit nombre et avec une extrême froideur, pourquoi elle n'était précédée d'aucune vigile, pourquoi il n'était plus question de ce long jeûne imposé aux simples auditeurs, pourquoi enfin elle n'était relevée par aucun appareil de solennité. Au contraire, à l'anniversaire du jour où Manès fut mis à mort, vous dressiez un tribunal soutenu par cinq degrés, vous l'orniez de tissus précieux, et après avoir étalé ces préparatifs vous vous prosterniez en adoration et vous rendiez les plus grands honneurs. Quand donc je demandais la raison de ce contraste, on me répondait qu'il fallait célébrer le jour anniversaire de la passion de celui qui avait réellement souffert; quant au Christ, qui n'avait pas eu une naissance véritable, dont l'humanité n'était pas réelle mais simulée, sa passion n'avait été qu'une feinte et non une réalité. Comment donc ne pas gémir en voyant des hommes, qui se disent chrétiens, trembler que la vérité ne soit souillée, quand on leur parle du sein d'une vierge, et n'avoir pour le mensonge aucune horreur? Mais je reviens à mon sujet et je dis : Comment, pour peu qu'on y réfléchisse, ne pas reconnaître que, si Manès refuse au Christ une vierge pour mère et un corps humain véritable, c'est pour amener ses adeptes à ne plus célébrer la passion du Sauveur, dont le souvenir est pour tout l'univers l'objet d'une grande solennité? et ainsi les honneurs qu'il enlève au Christ, il les réserve pour le jour anniversaire de sa propre mort ! Ce qui surtout nous charmait dans la célébration de cette fête du Degré, c'est qu'elle coïncidait avec les fêtes de Pâques nous désirions ce jour avec d'autant plus d'ardeur, que nous savourions encore par le souvenir les douceurs de cette fête catholique qui nous était ravie.

 

 

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CHAPITRE IX. QUAND LE SAINT-ESPRIT FUT-IL ENVOYÉ.

 

10. Mais, me direz-vous peut-être, quand donc le Paraclet promis par, le Seigneur est-il venu ? Si je ne le savais d'ailleurs, il me serait plus facile d'attendre encore sa venue que d'avouer qu'il est venu dans la personne de Manès. Mais je trouve dans les Actes des Apôtres, la preuve manifeste de la venue du Saint-Esprit ; quelle nécessité peut alors m'obliger à croire à la parole si dangereuse et si téméraire des hérétiques ? Voici donc ce que nous lisons dans les Actes: « Je vous ai déjà entretenu, ô Théophile, de ce que Jésus a fait et enseigné dès le commencement, jusqu'au jour où il fut élevé dans le ciel, après avoir instruit, parle Saint-Esprit, les Apôtres qu'il avait choisis. Il s'était aussi montré à eux depuis sa passion, leur faisant voir par beaucoup de preuves qu'il était vivant, leur apparaissant pendant quarante jours, et leur parlant du royaume de Dieu. Pendant qu'il mangeait avec eux, il leur défendit de sortir de Jérusalem et leur ordonna d'attendre la promesse du Père, que vous avez, leur dit-il, entendue de ma propre bouche. Car Jean a baptisé dans l'eau; mais pour vous, dans peu de jours vous serez baptisés dans le Saint-Esprit: Alors ceux qui étaient présents lui demandèrent : Seigneur, sera-ce en ce temps que vous rétablirez  le royaume d'Israël ? Il leur répondit : Ce n'est pas à vous de savoir les temps et les moments que le Père a mis en son pouvoir. Mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (1) ». Voilà que vous connaissez, le passage dans lequel le Sauveur rappelle à, ses disciples la promesse qu'il leur avait faite au nom de son Père, au sujet de la venue future du Saint-Esprit. Maintenant, voyons à quelle époque le Paraclet est descendu.

Quelques lignes plus bas le même auteur ajoute : « Quand les jours de la Pentecôte furent accomplis, les disciples étant tous réunis dans un même lieu, on entendit soudain un grand bruit, comme d'un vent impétueux qui venait du ciel, et qui remplit toute la maison où ils étaient assis. En

 

1. Act. I, 8.

 

même temps ils virent paraître comme des langues de feu, qui se partagèrent et qui s'arrêtèrent sur chacun d'eux. Alors tous furent remplis du Saint-Esprit, et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que le Saint-Esprit leur donnait de les parler. Or, il y avait à Jérusalem des Juifs venus de toutes les nations qui sont sous le ciel. Après donc que le bruit de cet événement se fut répandu, il se rassembla une grande foule et tous furent étrangement cc surpris de ce que chacun d'eux entendait les Apôtres parler en sa langue. Ils en étaient hors d'eux-mêmes, et dans cet étonnement ils se disaient les uns aux autres : Ces hommes qui nous parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens? Comment donc les entendons-nous s'exprimer chacun dans la langue de notre pays? Parthes, Mèdes, Elamites, ceux d'entre nous qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont et l'Asie, là Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte et laLibye qui est proche de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler, chacun en notre langue, des merveilles de Dieu. Dans leur étonnement, et ne pouvant comprendre ce qu'ils voyaient, ils se disaient Que signifie ceci ? Et d'autres se raillaient en disant : Ils sont repus de vin nouveau (1) ». Voilà où et quand est venu le Saint-Esprit: que me voulez-vous de plus? Si l'on doit croire aux Écritures, ne dois-je pas croire de préférence à celles qui s'appuyant sur la plus imposante autorité, ont mérité d'être prêchées aux peuples et de passer à la postérité en même temps et au même titre que l'Évangile ou se trouve renfermée la promesse du Saint-Esprit? & mes yeux donc, les Actes des Apôtres sont revêtus de la même autorité que l'Évangile, je les lis avec un égal respect et j'y trouve non-seulement que le Saint-Esprit a été promis aux véritables Apôtres, mais que sa venue a été entourée de circonstances si évidentes que l'erreur, sur ce point, n'est plus possible.

 

 

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CHAPITRE X. LE SAINT-ESPRIT DONNÉ DEUX FOIS.

 

11. La glorification de Notre-Seigneur parmi les hommes, c'est sa résurrection

 

1. Act. II, 1-13.

 

123

 

d'entre les morts, et son ascension au ciel. Or, nous lisons dans l'Evangile de saint Jean « Le Saint-Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié (1) ». Si c'est parce que Jésus n'était pas encore glorifié, que le Saint-Esprit n'avait pas été donné, j'en conclus nécessairement qu'il fut donné aussitôt que Jésus fut glorifié. Et comme il reçut une double glorification, l'une dans son humanité et l'autre dans sa divinité, il suit de là que le Saint-Esprit a été donné deux fois; la première après la résurrection, quand le Sauveur souffla sur ses disciples en leur disant: « Recevez le Saint-Esprit (2) »; la seconde, dix jours après l'ascension. Ce nombre dix symbolise la plus haute perfection, car il est d'abord formé du nombre sept qui est comme le fondement de tout ce qui existe, et ensuite du nombre trois qui exprime la Trinité créatrice. Les ascètes développent longuement le sens spirituel, de ces, nombres ; mais ne nous écartons pas de notre sujet, car en discutant avec vous, je ne me propose pas de vous instruire, une telle prétention vous semblerait par trop orgueilleuse ; au contraire, je n'ai jamais voulu que m'instruire à votre école, et pendant neuf ans je n'ai pu y parvenir. Maintenant j'ai les Ecritures pour me dire ce que je dois croire au sujet de la venue du Saint-Esprit; me défendrez-vous d'accepter le témoignage de ces Ecritures, sous prétexte que par là je croirais ce que j'ignore? c'est là, en effet, votre argument de prédilection, alors je vous déclare que je croirai bien moins encore à vos livres. En effet, ou bien faites disparaître tous les livres et rendez à mes yeux la vérité si évidente que le moindre soupçon ne me soit plus permis; ou bien, si vous voulez me présenter des livres, faites en sorte que ce ne suit pas pour m'imposer avec arrogance ce que je dois croire, mais pour m'apprendre loyalement ce que je dois savoir. Eh bien ! me dites-vous, l'épître dont nous parlons en est là. Alors cessons d'examiner son titre et voyons ce qu'elle renferme.

 

 

 

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CHAPITRE XI. MANÈS PROMET LA VÉRITÉ, MAIS NE LA DONNE PAS.

 

12. « Voici, dit-il, des paroles salutaires puisées à la source vivante et éternelle. Celui

 

1. Jean, VII, 39. — 2. Jean, XX, 22.

 

qui les écoutera et commencera par y croire et ensuite les mettra en pratique, ne mourra jamais et jouira de la vie éternelle et glorieuse. Car on doit regarder comme bienheureux celui qui sera initié à cette science divine; c'est à elle qu'il devra sa délivrance pour l'éternité ». Je vois bien là, et vous aussi, une pompeuse promesse, mais d'exposition de la vérité, il n'y en a point.Vous pouvez même très-facilement remarquer que ce n'est là qu'un voile pour cacher certaines erreurs ; c'est une brillante enseigne pour faire entrer les badauds. S'il disait : Ce sont là des paroles empoisonnées, sorties d'une source corrompue, celui qui, après les avoir entendues, commencera par y croire et ensuite les mettra en pratique, loin de rentrer dans la vie, sera frappé d'une mort cruelle, châtiment trop mérité de son crime, il est certain qu'il ne dirait que la vérité, mais ce ne serait pas là le moyen de se concilier le lecteur; au contraire, il soulèverait la haine de tous ceux qui le connaîtraient. Et en effet quel plus grand malheur que de se sentir victime de cette ignorance infernale, qui précipitera, sans ressource, dans les tourments éternels ? Avant tout, venons donc aux conséquences et ne nous laissons pas tromper par un langage qui peut convenir également aux bons et aux méchants, aux savants et aux ignorants. Quelles sont les paroles qui suivent immédiatement ?

13. Les voici : « Que la paix de Dieu invisible et la connaissance de la vérité soient  avec nos saints et bien-aimés frères qui croient et mettent également en pratique les préceptes divins ». Je souhaite qu'il en soit ainsi, car je ne vois dans ces paroles qu'un désir bienveillant et louable. Seulement n'oublions pas que les savants honnêtes et les fripons peuvent en dire tout autant. Si donc l'auteur se fût contenté de ces paroles, j'en permettrais à tous a lecture. Je ne désapprouverais pas davantage ce que l'auteur ajoute : « Mais que la droite de la lumière vous protège et vous défende contre toute incursion mauvaise, contre les pièges du monde ».Enfin, dans tout ce qui compose le début de la lettre; jusqu'au sujet lui-même, je ne veux rien relever, car je me reprocherais de perdre trop de temps à une chose de moindre importance. Etudions donc l'éclatante promesse que nous avons reçue de cet homme.

 

 

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CHAPITRE XII. LES FOLIES DE MANÈS. DU COMBAT QUI FUT LIVRÉ AVANT LA CRÉATION DU MONDE.

 

14. « Pattici, frère bien-aimé, dit-il, vous m'avez témoigné le désir de savoir si Adam et Eve sont nés de l'efficacité d'une parole créatrice, ou d'un corps déjà existant. Je vous donnerai une réponse satisfaisante. Sachez d'abord que cette origine du premier homme et de la première femme, est diversement racontée dans les différentes Ecritures. Il n'est donc pas étonnant que la vérité sur ce fait soit ignorée de l'universalité des peuples et de tous ceux qui cependant ont enfanté sur ce point de longues et nombreuses dissertations. Il leur eût suffi d'avoir sur la génération d'Adam et d'Eve des idées justes et sûres, pour ne se voir jamais soumis ni à la corruption ni à la mort ». Ainsi, on nous promet la claire révélation de cet événement, pour nous soustraire à la corruption et à la mort. Et si vous n'êtes pas encore satisfait, écoutez ce qui suit : « Il est donc nécessaire de faire précéder l'étude de ce mystère, de plusieurs notions préliminaires, afin qu'on puisse le saisir sans aucun embarras

C'est bien là ce que j'ai toujours demandé une démonstration si claire de la vérité qu'elle ne donne plus lieu à aucune hésitation. Supposez qu'il n'eût pas pris cet engagement, je n'aurais pas craint de l'exiger, afin qu'attiré par l'immense avantage de posséder une connaissance évidente et certaine, je pusse sans honte et malgré tous les contradicteurs, quitter le catholicisme peur me faire manichéen. Ecoutons donc.

15. « Veuillez tout d'abord, dit-il, examiner avec soin ce qui existait avant la création du monde, et comment fut engagé le premier combat ; ce premier point vous permettra de distinguer la nature de la lumière d'avec celle des ténèbres». Allons, voici qu'il débute par des choses aussi incroyables que fausses. Qui donc croira jamais qu'avant la formation du monde un grand combat était déjà engagé? Admettons même qu'on puisse le croire, je ne suis pas venu pour ne pas croire, mais pour connaître la vérité. Dire, par exemple, que les Perses et les Scythes se sont fait la guerre il y a de longs siècles, on peut le croire ; mais de ce que nous croyons une chose sur parole ou après lecture, cela ne prouve pas qu'elle nous est prouvée et bien connue. Je récuserais un orateur qui me tiendrait un semblable langage, en lui disant qu'il ne s'est pas engagé à m'annoncer ce qu'il me faudrait croire, mais à me faire comprendre la vérité sans me laisser aucune incertitude. Combien plus, dès lors, ne dois-je pas récuser un homme qui me débite non-seulement des choses incertaines, mais même des choses incroyables? Mais je réfléchis, peut-être va-t-il me rendre tout cela évident par des preuves inconnues? Prêtons donc, si nous le pouvons, une oreille patiente et docile à ce qui suit.

 

 

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CHAPITRE XIII. DEUX SUBSTANCES CONTRAIRES. RÈGNE DE LA LUMIÈRE.

 

16. «Dès le commencement, dit-il, il y eut deux substances essentiellement différentes l'une de l'autre. Dieu le Père gouvernait l'empire de la lumière; le Père, éternel dans sa sainte génération, magnifique dans sa puissance, vrai dans sa nature, glorieux dans sa propre éternité, possédant en lui-même la sagesse et les sens vitaux au moyen desquels il embrasse les douze membres de sa lumière, c'est-à-dire les richesses surabondantes de son royaume. Dans chacun de ses membres sont renfermés des trésors innombrables et immenses. De cette même personne, le Père, objet premier de sa propre louange, incompréhensible dans sa grandeur, découlent les siècles de bonheur et de gloire, que l'on ne saurait apprécier ni par le nombre ni par la prolixité; c'est dans ces siècles qu'habite le Père, sainteté par essence, et n'admettant dans son royaume ni l'indigent ni l'infirme. Ce royaume, du reste, est, dans sa splendeur, si élevé au-dessus des clartés et du bonheur de cette terre, qu'aucune puissance humaine ne peut ni l'attaquer ni l'ébranler ».

17. Comment me prouvera-t-il toutes ces affirmations, ou à quelle source les a-t-il puisées? Ne croyez pas m'en imposer en invoquant le nom du Paraclet. Ne savez-vous pas qu'avant tout, malgré la timidité que vous m'avez inspirée, si je me suis fait votre disciple, ce n'est pas pour croire des choses inconnues, mais pour en acquérir une connaissance certaine? Ne sait-on pas du reste que la plus chère de vos habitudes c'est d'insulter à ceux qui croient témérairement, surtout quand (125) l'orateur en sortant de promettre une connaissance pleine et inébranlable se met aussitôt à ne raconter que des choses incertaines et douteuses ?

 

 

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CHAPITRE XIV. VAINES PROMESSES DE MANÈS.

 

De plus, je déclare que si la foi doit m'être imposée, j'adhère irrévocablement à cette Ecriture, où je lis que le Saint-Esprit est venu et qu'il a été réellement inspiré aux Apôtres (1), selon la promesse que le Sauveur leur en avait faite (2). En conséquence, ou bien prouvez-moi la vérité de ce qu'il avance et montrez-moi la certitude de ce que je ne puis croire; ou bien prouvez-moi que celui qui énonce ces principes est réellement le Saint-Esprit, et je croirai ce que vous ne pouvez me faire comprendre. En effet, je professe la foi catholique, et par cette foi j'espère parvenir à une science certaine. Quant à vous, qui vous efforcez de saper les fondements de ma croyance, si vous le pouvez, présentez-moi une science aussi certaine et prouvez-moi que j'ai eu tort de croire ce que je crois. Vous avancez deux propositions : d'abord vous soutenez que l'auteur de la lettre fondamentale est réellement le Saint-Esprit, et ensuite que ses enseignements sont de la dernière évidence. J'ai dû chercher à m'édifier sur ces deux points; mais je ne suis pas exigeant et je me contenterai d'être convaincu sur l'un des deux. Prouvez-moi que Manès est réellement le Saint-Esprit et je regarderai comme vrais tous les principes qu'il proclame, sans exiger qu'il me les fasse comprendre; ou bien prouvez-moi la vérité de ce qu'il avance, et je croirai qu'il est le Saint-Esprit, quoique je l'ignore parfaitement. Dites-moi, puis-je montrer à votre égard, plus d'équité, plus de bienveillance? Mais hélas l vous ne pouvez me satisfaire sur aucun de ces deux points principaux. Le seul parti que vous ayez pris, c'est de vanter ce que vous croyez et de railler ce que je crois. Quand j'en aurai fait autant, quand j'aurai vanté ma foi et raillé la vôtre, que pensez-vous qu'il nous restera à faire, sinon de quitter à jamais ces maîtres qui nous annoncent de grandes connaissances et finissent par nous commander de croire des choses incertaines, et de suivre ceux qui d'abord nous invitent à croire ce que nous ne pouvons

 

1. Act. II, 1-4. — 2. Jean, XIV, 16, 26.

 

comprendre, afin que fortifiés par la foi, nous méritions ensuite de comprendre ce que nous croyons? Toutefois cette compréhension, ce n'est pas des hommes que nous l'attendons, mais de Dieu seul, illuminant par sa grâce et affermissant notre intelligence.

18. Après lui avoir demandé des preuves de ce qu'il avance, je lui demande maintenant à quelle source il a puisé sa doctrine. S'il me répond que tout cela lui a été révélé par le Saint-Esprit, que c'est à la clarté de cette révélation divine qu'il a reconnu la certitude et l'évidence de ses principes, il établit, sans le savoir, la différence qui sépare la connaissance de la foi. Par cela même que ces vérités lui ont été révélées d'une manière si manifeste, je conçois qu'il les connaisse; il les expose ensuite à ses auditeurs, mais en les exposant il n'en donne pas la connaissance, tout ce qu'il peut faire c'est d'en persuader la croyance. Les accepter ainsi témérairement, c'est devenir par cela même manichéen, et on le devient non point parce qu'on sait des choses certaines, mais parce qu'on croit des choses incertaines; et c'est ainsi qu'autrefois nous autres jeunes gens, nous sommes devenus les victimes de l'erreur. On ne devait donc pas nous promettre la science, une connaissance parfaite et la réalisation assurée de nos rêves et de nos désirs. Nos maîtres devaient simplement avouer que cette doctrine leur avait été révélée du ciel, mais que ceux qui ne font qu'en entendre l'exposé, doivent se résigner à croire des vérités sans les connaître. Qu'ils tiennent ce langage et il leur sera unanimement répondu que s'il s'agit de croire à des vérités sans les comprendre, la foi que l'on doit embrasser, c'est celle qui est commune aux savants et aux ignorants, celle que l'on retrouve chez tous les peuples et appuyée sur la plus imposante autorité. Craignant cette réponse qui l'accable, Manès n'a d'autre souci que de jeter les simples dans un déluge de ténèbres; il promettra d'abord d'éclairer de toutes les lumières de l'évidence les questions les plus ardues, sauf ensuite à imposer la foi sur les points les plus douteux. Supposé même que vous le mettiez en demeure de déclarer positivement que ces doctrines lui ont été révélées, il chancelle et finit par nous ordonner de le croire. Peut-on supporter une semblable fourberie et un orgueil aussi extravagant?

 

 

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126

 

CHAPITRE XV. SUPPOSITION ABSURDE D'UNE TERRE ET D'UNE NATION DE TÉNÈBRES.

 

19. Que va penser Manès si, avec la grâce de Dieu, je lui prouve non-seulement l'incertitude, mais la fausseté même de sa doctrine? Quelle malheureuse position de n'avancer que des propositions ouvertement contraires à la science et à la vérité, quand on a promis hautement de dévoiler tous les secrets de la science et de la vérité ! Jugeons-en par les paroles suivantes : « A côté de cette terre illustre et sainte, se trouvait la terre des ténèbres d'une étendue et d'une profondeur prodigieuses; c'est là qu'habitaient des corps de feu, portant le poison et la peste dans leurs flancs. De cette terre découlent des ténèbres infinies exhalant au loin la puanteur et la corruption: et au delà, des eaux troubles et fétides, avec leurs habitants empoisonnés; et dans le milieu des vents horribles et violents avec leur chef et leurs enfants. Puis apparaît une seconde région ignée et corruptible avec ses princes et ses peuples. Et enfin, dans le centre même se déroule une nation remplie de ténèbres et de fumée; c'est là qu'habitait le prince et le chef suprême, environné d'une multitude d'autres princes issus de lui et gouvernés par sa pensée. Telles sont les cinq terres pestilentielles de la nature ».

20. S'il disait qu'un corps aérien ou éthéré constitue la nature de Dieu, il ne mériterait qu'un rire universel. En effet, toute intelligence droite comprend qu'il est dans la nature de la; sagesse et de la vérité de ne pouvoir être contenues et limitées dans l'espace, de ne former aucune masse, fût-elle toute belle et magnifique, de n'être pas ici plus petite et là plus grande, d'être en tout égale au Père, de n'avoir de siège spécial ni ici ni là, mais d'être partout présente tout entière.

 

 

 

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CHAPITRE XVI. L’ÂME ELLE-MÊME N'EST PAS LIMITÉE PAR L'ESPACE.

 

Que dire de la vérité et de la sagesse qui surpassent infiniment toutes les puissances de l'âme, quand on est obligé de convenir que l'âme, toute soumise qu'elle est aux changements, ne peut se représenter comme une masse qui occupe tel espace déterminé ? En effet, partout où il y a grosseur ou étendue, il peut y avoir retranchement des parties, occupant chacune des espaces différents. Ainsi le doigt est plus petit que toute la main, plus petit que deux doigts; d'un autre côté, la place occupée par un doigt n'est pas la place occupée par un autre: doigt ou par la main tout entière. Et ceci ne s'applique pas seulement aux masses articulées des corps; prenons pour exemple la terre elle-même, telle de ses parties n'occupe pas la place de telle autre partie, puisque chacune a la sienne : de même dans un liquide quelconque la moindre partie occupe le moindre espace, et la plus grande, le plus grand espace ; dans un vase, telle partie occupe le fond, telle autre les bords. On peut en dire autant des différentes parties de l'air; elles occupent chacune un espace particulier ; ainsi il est impossible que l'air qui remplit telle maison puisse contenir en même temps, dans la même demeure, l'air dont jouissent les voisins; quant à la lumière, la partie qui pénètre par telle fenêtre, n'est pas la même que celle qui pénètre par telle autre fenêtre; la fenêtre la plus grande en reçoit davantage, la plus petite eu reçoit moins. Prenez parmi les corps celui que vous voudrez, céleste ou terrestre, aérien ou humide, il sera toujours vrai de dire que le tout est plus grand que sa partie: telle partie ne peut être pénétrée par telle autre partie, chacune occupe l'espace qui lui est propre et qui est toujours proportionné à l'extension de sa masse. Quant à l'âme, dût-on la considérer non pas en tant qu'elle comprend la vérité, mais en tant qu'elle occupe un corps et qu'elle a besoin d'un corps comme moyen de perception physique, il est certain qu'elle n'occupe pas telle étendue, tel espace déterminé dans chacune des parties du corps, l'âme se trouve tout entière, et tout entière elle perçoit par chacune de ces parties; elle n'est pas plus petite dans le doigt et plus grande dans le bras, quoique le doigt soit moindre que le bras : elle est partout aussi grande, parce qu'elle est partout tout entière. Que le dol gt soit touché, ce n'est pas par le corps tout entier que l'âme perçoit ce contact, mais elle le perçoit tout entière. Puisque c'est l'âme tout entière qui révèle ce contact, c'est donc qu'elle est présente tout entière. Et pour se rendre présente tout entière dans le doigt, il ne s'ensuit pas qu'elle quitte le reste du corps (127) pour s'agglomérer dans cette partie. Elle sent tout entière dans un doigt de la main, touchez un endroit du pied, et en blême temps, elle y sentira encore tout entière. C'est ainsi qu'elle est tout entière dans les endroits séparés les uns des autres ; elle ne quitte pas celui-ci pour se porter tout entière dans celui-là; et quand elle les occupe à la fois, ce n'est pas en ce sens qu'elle n'ait qu'une partie d'elle-même ici, et une autre partie ailleurs. Donc, puisqu'elle est partout tout entière et qu'elle sent tout entière dans chaque partie du corps, il est évident que l'âme par sa nature ne saurait être contenue dans l'espace.

 

 

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CHAPITRE XVII. LES LIEUX LES PLUS VASTES PEIGNENT LEURS IMAGES DANS LA MÉMOIRE.

 

Examinons ensuite la mémoire en tant qu'elle conserve le souvenir non pas des choses intellectuelles, mais des objets corporels. En ce sens, cette faculté nous est commune avec les animaux. En effet, nous voyons les chevaux parcourir, sans se tromper, les lieux qu'ils connaissent, les bêtes féroces retrouver leurs tanières, les chiens reconnaître le corps de leurs maîtres; pendant leur sommeil on les entend quelquefois murmurer, jeter même des cris, ce qui ne peut s'expliquer qu'autant que l'on admet qu'ils conservent dans leur mémoire les images des objets qu'ils ont vus ou sentis. Eh bien ! je le demande, où donc se prennent les images,, où sont-elles conservées, où se forment-elles ? Si ces images ne pouvaient être plus grandes que notre corps, quelqu'un pourrait être tenté de soutenir qu'elles se forment et qu'elles se conservent dans l'étendue même du corps. Mais ne voit-on pas que dans un corps qui occupe un espace si restreint, l'esprit déroule les images des immenses régions de la terre et du ciel? qu'elles s'éloignent en foule, qu'elles se succèdent avec rapidité, l'esprit suffit à tout. N'est-ce pas une preuve évidente qu'il n'est aucunement limité par l'espace? car ce n'est pas l'esprit qui est occupé par les images des lieux les plus vastes, c'est lui qui s'en empare et avec une puissance telle qu'il peut y ajouter ou en retrancher à son gré, les restreindre à des proportions très-faibles ou les dérouler à l'infini, les classer, les confondre, les multiplier, et enfin les réduire soit quant au nombre, soit quant à l'étendue. 

 

 

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CHAPITRE XVIII. PUISSANCE DE L’INTELLIGENCE ET DE LA PENSÉE.

 

Que dirai-je ensuite de cette puissance au moyen de laquelle nous saisissons la vérité, eussions-nous besoin, pour cela, de lutter contre la vivacité des images que produisent les sens corporels ? Nous pouvons, par exemple, nous représenter Carthage comme elle est en réalité, ou nous en faire une peinture arbitraire, que nous changerons comme il nous plaira; nous noms figurons avec la même facilité tous ces mondes dans lesquels l'imagination d'Epicure a réalisé de gigantesques pérégrinations; enfin, car il faut se borner, il ne nous est pas moins facile de dérouler à nos yeux cette terre de lumière et ses espaces infinis, ou de pénétrer dans les cinq cavernes de la nation des ténèbres, d'en contempler les sombres habitants, avec tous ces fantômes que les Manichéens ne craignent pas de prendre pour autant de réalités. Qu'est-ce donc que cette puissance qui peut débrouiller ce chaos ? Quelle qu'elle soit, toujours est-il qu'elle est plus grande que tous ces objets, et qu'elle n'a pas besoin de toutes ces représentations pour engendrer sa pensée. Trouvez-lui un espace spécial, si vous pouvez, grossissez-la à l'infini, essayez de la répandre dans tous les lieux. Malgré tous vos efforts, si vous avez le jugement droit, vous n'y parviendrez pas. En effet, tout ce qui se présente sous forme d'étendue, votre intelligence elle-même vous déclare qu'on peut le diviser par parties, l'une plus petite, l'autre plus grande, comme on veut. Quant à la faculté même de penser, vous lui reconnaissez sur tout cela une supériorité incontestable qu'elle doit non pas à son élévation locale, mais à sa propre dignité.

 

 

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CHAPITRE XIX. L'EXTENSION LOCALE INCOMPATIBLE AVEC L'IDÉE DE DIEU.

 

24. Notre âme est donc soumise à des changements perpétuels. L'incessante variété des désirs; la fluctuation perpétuelle des sentiments qui naissent de l'abondance ou de la pauvreté; le mirage continuel des objets extérieurs dans l'imagination; l'oubli et le souvenir; la science (128) et l'ignorance; tout cela jette notre âme dans d'incessantes agitations; et cependant, malgré ce mouvement perpétuel, vous sentez qu'on ne peut lui attribuer aucune diffusion, aucune étendue locale: si elle domine les espaces, c'est par sa puissance et sa vivacité. Que dirons-nous donc, que penserons-nous de Dieu qui domine, de son infinie grandeur, toutes les intelligences et accorde à chacune ce qui lui convient ? Quand il s'agit de Dieu, l'âme ose plus facilement en parler que le voir, et elle en parle d'autant moins qu'elle se sent plus capable de le voir. Supposez donc, avec les Manichéens et leurs rêves insensés, que Dieu habite réellement l'espace et qu'il y occupe des lieux déterminés, quelle qu'en soit du reste l'immense étendue; calculez par la pensée, en combien de parcelles, en combien de morceaux, les uns plus grands, les autres plus petits, vous pourriez le partager; tracez-vous en lui, par exemple, une partie longue de deux pieds, à cette portion il manquera huit parties pour égaler celle de dix pieds. C'est ridicule, direz-vous, j'y consens, et cependant il faut avouer que toute nature qui occupe un lieu déterminé dans l'espace est soumise à cette dure nécessité de la divisibilité, puisqu'elle ne peut être tout entière dans chaque partie de l'espace. Or, cette divisibilité ne peut s'appliquer à l'âme, et prétendre qu'on ne peut la concevoir que comme occupant un lieu dans l'espace, c'est n'avoir de cette plus belle partie de nous-mêmes que des idées basses et honteuses.

 

 

 

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CHAPITRE XX. LE SYSTÈME DES DEUX TERRES DIFFÉRENTES N'EST QUE FOLIE.

 

22. J'oubliais que peut-être je ne m'adresse, en ce moment, qu'à des esprits charnels. Eh bien 1 je veux descendre et me mettre à la portée de ceux qui n'osent ou ne peuvent élever leur pensée jusqu'à la nature incorporelle ; peut-être serai-je assez heureux pour les amener à avoir d'autres pensées sur leur pensée elle-même, et à comprendre le jugement que porte sur l'espace leur âme qui n'occupe aucun espace. Descendons donc et demandons-leur, auprès de quelle partie, de quel côté de cette terre illustre et sainte était placée, selon Manès, la terre des ténèbres. Il dit bien que c'était d'un côté, mais il ne détermine pas lequel : était-ce à droite ou à  gauche? Qu'ils choisissent, mais toujours est-il certain que du moment que l'on spécifie un côté, on indique qu'il y en a un autre. Supposer trois ou plusieurs côtés, c'est admettre que le corps est terminé par toutes ses faces, ou si on le représente se prolongeant à l'infini dans une de ses parties, du moment qu'on lui suppose des côtés, il faut convenir qu'il se termine nécessairement. Puisqu'ils soutiennent que d'un côté était la nation des ténèbres, qu'ils nous disent donc ce qu'il y avait près de l'autre ou près des autres côtés. Ils se taisent, et quand on les presse de sortir de leur silence, ils répondent que la terre de lumière étendait ses autres côtés à l'infini sans qu'ils se terminassent nulle part. Alors qu'ils conviennent donc que cette terre n'avait réellement qu'un côté ; cette conclusion est du plus simple bon sens. Pour qu'il pût y avoir d'autres côtés, il fallait qu'elle se terminât quelque part. Mais s'il n'y avait pas d'autres côtés, que me dites-vous donc? En me parlant d'une partie, d'un côté, est-ce, f que vous ne me mettiez pas dans la nécessité de conclure qu'il y avait d'autres parties, a d'autres côtés? Puisqu'il n'y avait qu'un seul côté, il devait dire à côté et non d'un côté. A l'égard de notre corps, nous disons bien auprès d'un oeil, parce qu'il y en a deux, ou près d'un sein, parce qu'il y en a deux. Si au contraire nous disons près d'un nez ou près d'un nombril, comme nous. n'en avons qu'un, nous serions couverts de la risée universelle des savants et des ignorants. Mais n'insistons pas; peut-être, qu'en parlant d'un côté, vous avez voulu désigner le côté unique.

 

 

 

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CHAPITRE XXI. PUISQU'ELLE EST JOINTE A LA TERRE DE TÉNÈBRES, LA TERRE DE LUMIÈRE EST DONC CORPORELLE.

 

Qu'y avait-il donc à côté de cette terre de lumière, que vous appelez glorieuse et sainte? La terre des ténèbres, dites-vous. Alors avouez donc au moins que cette terre était corporelle; cette conclusion est de toute rigueur, puisque vous assurez que c'est d'elle que tous les corps tirent leur origine. Or, si peu perspicace que soit votre intelligence, si charnels que vous soyez, ne comprenez-vous pas que deux terres ne peuvent être placées l'une à côté de l'autre, (129) qu'autant qu'elles sont toutes deux corporelles? Quel n'était donc pas notre aveuglement pour qu'on osât nous dire que seule la terre des ténèbres a été ou est corporelle, tandis que la terre de lumière est nécessairement spirituelle? Hommes de bien, secouons enfin le joug, et maintenant que nous sommes prévenus, faisons cette remarque très-facile, que deux terres ne peuvent être à côté l'une de l'autre qu'autant qu'elles sont toutes deux corporelles.

23. Admettons même que cette conséquence paraisse trop relevée à notre intelligence paresseuse; je demande alors si avec un seul côté, la terre de ténèbres avait ses autres parties infiniment étendues comme la terre de lumière. Les Manichéens répondent négativement, car ils craignent que dans de telles conditions cette terre ne leur paraisse égale à Dieu. Ils soutiennent donc qu'elle est immense par sa profondeur et par sa longueur, mais que dans sa partie supérieure elle est terminée par un vide infini. Et si vous vous imaginez qu'elle est simple, tandis que la terre de lumière est double, pour vous détromper, ils vous la montrent restreinte de deux côtés. Une comparaison me fera mieux comprendre. Prenez un pain formé de quatre angles, dont trois sont blancs et l'autre noir; supposez que toute distinction disparaît entre les trois angles blancs, que vers le haut et vers le bas ils s'étendent infiniment ainsi qu'en arrière ; telle est l'image qu'ils se forment de la terre de lumière. Quant à l'angle noir, étendez-le infiniment vers le bas et à son extrémité, mais vers le haut supposez-le terminé par un vide infini; c'est ainsi qu'ils se représentent la terre de ténèbres. Mais ces explications forment pour eux comme une doctrine secrète qu'ils ne dévoilent qu'à ceux qui le méritent par une attention soutenue et de persévérantes recherches.

 

 

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CHAPITRE XXII. HONTEUSE FORME DONNÉE A LA TERRE DE LUMIÈRE.

 

S'il en est ainsi, il nous semble que la terre de ténèbres adhère de deux côtés à la terre de lumière; en d'autres termes, qu'elle la touche et qu'elle est touchée par elle de deux côtés. L'auteur pouvait donc dire en toute certitude que d'un côté était la terre de ténèbres.

24. Mais quelle triste forme donnée à la terre de lumière ! Figurez-vous un ongle fendu par un coin noir se rétrécissant dans sa partie inférieure; infinie sur tous les autres points, elle n'est limitée que dans la partie inférieure où vient adhérer la surface de la terre de ténèbres. Quant à cette dernière, sa forme résulte clairement de ce qui précède ; celle-ci fend, l'autre est fendue; l'une est insérée, l'autre s'entr'ouvre ; l'une ne se termine nulle part, l'autre n'a de limites que dans sa partie inférieure, là où elle subit l'adjonction du coin ennemi. Ainsi ces ignorants et ces avares; qui attachent plus d'importance à la multitude des parties qu'à l'unité, jusqu'au point de constituer la terre de lumière de six parties diverses, trois tournées vers le bas et trois tournées vers le haut, ont préféré pour la terre de lumière, la honte d'être déchirée, à la gloire de déchirer elle-même son ennemie. Qu'ils soutiennent, en effet, que cette figure ne suppose aucun mélange, j'y consens, mais ils ne nieront pas qu'il y ait pénétration et déchirement.

 

 

 

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CHAPITRE XXIII. LES ANTHROPOMORPHITES MOINS COUPABLES QUE LES MANICHÉENS.

 

25. A qui donc comparerai-je les Manichéens? Ce n'est pas assurément à ces hommes spirituels, enfants de la foi catholique, pour qui, autant du moins qu'ils le peuvent dans cette triste vie, la substance et la nature divines ne sauraient être contenues dans l'espace, ni représentées par aucune ligne, quelles qu'en soient les dimensions. Comme terme de comparaison, je prendrai plutôt nos enfants, qui ne voient encore que par les yeux du corps. Pour leur donner une faible idée de Dieu, on se sert devant eux d'allégories tirées le plus souvent de la conformation de notre corps; qu'on leur parle donc des yeux de Dieu, des oreilles de Dieu, aussitôt, donnant libre carrière à leur imagination, ils se représentent Dieu sous la forme du corps humain. Eh bien ! comparez ces enfants aux Manichéens qui ne craignent pas d'annoncer, comme étant leurs grands secrets, et de débiter ces bagatelles à des hommes attentifs et curieux. De quel côté, dites-moi, Dieu est-il traité encore avec le plus de convenance et de respect ? n'est-ce pas par ceux qui, sans doute, revêtent la Divinité (130) d’une forme humaine, mais du moins, sous cette forme, lui attribuent une dignité et une grandeur infinies? Ne les préférez-vous pas à ces Manichéens, qui vous représentent Dieu comme une masse infinie de trois côtés, tandis que par le quatrième, il est fendu, ouvert, béant, sans borne dans sa partie inférieure, mais adhérant inférieurement à l'aide d'une sorte de coin à la terre des ténèbres; en un mot, si vous l'aimez mieux, restant ouvert à sa nature propre dans sa partie supérieure; et pénétré inférieurement par une nature étrangère? Je me raille avec vous de ces hommes charnels, qui n'ont aucune idée des choses spirituelles, et qui donnent à Dieu une forme humaine. Alors raillez-vous donc avec moi, si vous le pouvez, de ceux à qui je ne sais quelle misérable et honteuse imagination représente Dieu portant dans sa substance une solution informe, pouvant se compléter et s'étendre dans sa partie supérieure, mais honteusement comprimée dans sa partie inférieure. Ajoutez que si ces hommes charnels dont je parlais tout à l'heure, et qui prêtent à Dieu une forme humaine, s'attachent sérieusement à l'Eglise catholique, ils y recevront d'abord le lait de Ïa doctrine, qui les empêche de tomber- dans des opinions téméraires, et leur inspire le pieux désir de chercher pour trouver, de demander pour recevoir, de frapper pour qu'il leur soit ouvert. Alors seulement ils commencent à saisir le sens spirituel des allégories et des paraboles de l'Ecriture, et à découvrir peu à peu les attributs divins tour à tour désignés sous la figure des oreilles, des yeux, des mains, des pieds, des ailes, des plumes, du glaive, du casque et autres symboles du même genre. Plus ils font de progrès dans cette connaissance, plus s'enracine en eux la foi catholique. Quant aux Manichéens, ils cesseraient de l'être dès l'instant où ils renonceraient à cette figure fantastique qu'ils se forment de la Divinité. En effet; le caractère propre et suréminent des éloges qu'ils accordent à son auteur, se résume à dire que toutes les figures et tous les mystères qui se rencontrent dans les livres anciens, devaient recevoir leur solution et leur éclaircissement dans la personne de celui qui devait venir à la fin des temps. D'où il suit qu'aucun docteur, envoyé par Dieu, n'aurait plus à faire son apparition dans le monde, puisqu'il n'y aurait plus à interpréter aucune allégorie ni aucune figure, car toutes les anciennes l'auraient été clairement par ce dernier prophète. En conséquence, les Manichéens ne peuvent plus recourir à aucune interprétation pour expliquer ces paroles de leur maître: « A côté de cette sainte et illustre terre de lumière était la terre des ténèbres». Quoi qu'ils fassent, enchaînés qu'ils sont par ces misérables fantasmagories, il leur faut admettre nécessairement ces déchirures, ces jointures, ces adhérences et ces fissures honteuses. Or, admettre de pareilles folies, non pas seulement à l'égard de Dieu, mais même à l'égard de toute nature incorporelle, si changeante fût-elle, fût-elle même notre âme, je dis que c'est le comble de l'absurdité. Si donc je ne pouvais élever mes regards vers les sphères supérieures, si ma pensée, retenue captive par ces fausses images qui me viennent des sens corporels, ne pouvait saisir l'être spirituel avec la liberté et l'intégrité qui constituent sa nature ; même alors je préférerais me représenter Dieu sous une forme humaine, plutôt que devoir en lui ce je ne sais quoi déchiré à sa partie inférieure par, un coin noir, et dans sa partie supérieure s'étendant à l'infini. Se peut-il une opinion plus repoussante? Se peut-il une erreur plus ténébreuse?

 

 

 

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CHAPITRE XXIV. DU NOMBRE DES NATURES, IMAGINÉ PAR LES MANICHÉENS.

 

126. Je lis, dans la lettre fondamentale, ces mots : « Dieu le Père » ; j'y apprends aussi que son règne est établi sur la terre brillante et heureuse. Or, je voudrais que vous me disiez si le Père, son royaume et la terre, sont de la même substance et de la même nature. Si vous répondez affirmativement, j'en conclus qu'en pénétrant cette nature qui constitue, pour ainsi parler, le corps de Dieu, le coin de la nation des ténèbres ne fait qu'y ,insérer une nature de même espèce. Cette conclusion est horrible, mais cependant elle est rationnelle, puisque c'est dans la nature même e Dieu que s'implante ce coin de la terre des ténèbres, Je vous en conjure, réfléchissez-y : vous êtes hommes, repoussez de telles horreurs, rejetez loin de vous des images aussi sacrilèges, arrachez-les de votre croyance. Me direz-vous qu'il n'y a pas identité de nature, que la nature du Père n'est pas celle de son royaume, celle de la terre? Que chacun de ces trois objets a sa (131) nature propre, sa substance particulière, se distinguant même par le degré d'excellence ou d'élévation? Alors avouez que ce n'est pas seulement de deux natures, mais bien de quatre que Manès devait proclamer l'existence. Si vous admettez qu'il n'y a qu'une seule et même nature pour le Père et son royaume, et que la nature seule de la terre est différente, je trouve encore trois natures distinctes. Mais peut-être qu'il n'en a reconnu que deux, parce que la terre des ténèbres n'appartient pas à Dieu ; alors je demande comment la terre de lumière appartient à Dieu. Si cette terre a une nature différente de celle de Dieu, ce n'est pas Dieu qui l'a engendrée, ce n'est pas lui qui l'a faite ; elle ne lui appartient donc pas, et ce n'est pas là qu'il doit établir son royaume. Si elle appartient à Dieu à raison du voisinage, la terre des ténèbres lui appartient au même titre, puisque non-seulement elle touche par le voisinage à la terre de lumière, mais elle la pénètre et la divise. Direz-vous que c'est Dieu qui l'a engendrée ? C'est vous mettre dans la nécessité de conclure qu'elle est de la même nature que lui. En effet, il est de toute évidence que ce que Dieu a engendré est de la même nature que lui; et c'est sur ce principe que la foi catholique raisonne quand il s'agit du Fils unique de Dieu. Vous vous trouvez ainsi ramenés à cette horrible et honteuse nécessité d'admettre que ce coin noir déchire la nature même de Dieu. Non, dites-vous, Dieu ne l'a pas engendrée, mais il l'a faite; et de quoi donc s'est-il servi pour la faire? Si c'est de lui-même, en quoi cet acte diffère-t-il de la génération ? Si c'est d'une nature étrangère, cette nature était-elle bonne ou mauvaise ? Si elle était bonne, il y avait donc une autre nature bonne en dehors de Dieu; et ceci, vous n'en conviendrez jamais. Si elle était mauvaise, cette nation des ténèbres n'était donc pas la seule nature mauvaise. Peut-être encore que Dieu en a pris une certaine partie pour en faire la terre de lumière et y établir son royaume? Pourquoi alors ne la prenait-il pas tout entière ? c'eût été le moyen d'anéantir autrefois cette nature mauvaise. Enfin, si Dieu ne s'est servi d'aucune substance étrangère pour faire la terre de lumière, il l'a donc faite de rien.

 

 

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CHAPITRE XXV. TOUTES LES CHOSES CRÉÉES PAR DIEU SONT BONNES, QUOIQUE DANS DES DEGRÉS DIFFÉRENTS.

 

27. Si vous admettez que Dieu, dans sa toute-puissance, puisse créer de rien quelque bien, faites-vous catholiques, et alors on vous enseignera que toutes les natures que Dieu a faites et créées, depuis les plus élevées jusqu'aux plus humbles, sont toutes substantiellement bonnes, quoique d'une bonté comparativement moindre ou supérieure; vous saurez ensuite qu'elles ont été créées de rien, parce que Dieu, dans sa sagesse et sa puissance, peut donner l'être à ce qui n'était pas. Donc, en tant que ces natures existent, elles sont bonnes; si elles sont imparfaites, leur imperfection ne vient pas de leur création même, mais de leur condition de natures créées de rien. S'agit-il, au contraire, de votre doctrine; plus vous l'envisagez, plus vous trouvez qu'elle ne repose sur aucun fondement. Cette terre de lumière, que vous décrivez avec complaisance, vous ne pouvez pas affirmer qu'elle soit de la même nature que Dieu, car alors vous seriez contraints d'enchaîner la nature même de Dieu dans cette honteuse figure quadrangulaire; vous n'osez pas davantage affirmer qu'elle était née de Dieu, car alors vous seriez obligés d'admettre qu'elle est ce qu'est Dieu lui-même, et vous retomberiez ainsi dans toute la honte du système; si vous avancez qu'elle est de la même nature que Dieu, c'est parce que vous reculez devant la nécessité logique d'admettre que Dieu aurait placé son royaume dans une terre étrangère et qu'il y aurait non pas deux, mais trois natures différentes; si vous soutenez que Dieu ne l'a pas faite d'une substance étrangère, c'est parce que votre système vous défend de conclure qu'il y ait quelque bien en dehors de Dieu, ou quelque mal en dehors de la nation des ténèbres. Quel autre parti vous reste-t-il donc à prendre, sinon d'admettre que Dieu a fait de rien la terre de lumière? et cependant vous ne voulez pas avouer que quelque grand bien que soit cette terre, elle est cependant inférieure à Dieu. Dieu peut créer de rien ; ensuite parce qu'il est bon et qu'il n'est l'ennemi d'aucun bien, il a pu créer d'autres biens, mais qui lui sont inférieurs; après en avoir créé un second, il a pu en créer un troisième, inférieur au précédent, (132 ) puis un quatrième et ainsi de suite jusqu'au bien le plus humble et le plus infime des natures créées, dont le nombre, loin d'être infini, est restreint dans une mesure déterminée. Enfin, si vous refusez d'avouer que ce soit de rien que Dieu ait créé cette terre de lumière, il ne vous reste plus aucun moyen d'échapper à ces opinions, aussi monstrueuses que sacrilèges.

28. Remarquez aussi que si vous pouvez donner champ libre à votre imagination, vous ne pouvez cependant donner une autre forme à l'union des deux terres dont nous parlons, quelque désir que vous ayez de rendre les choses moins horribles et moins repoussantes. Je parle de cette terre de Dieu, qu'elle soit de même nature que lui, ou d'une nature différente et dans laquelle, en toute hypothèse, il a établi son royaume. Nous avons entendu la description que vous en faites; nous l'avons vue, masse immense, s'étendre à l'infini, et par sa partie inférieure adhérer à ce coin de la terre des ténèbres, projetant, elle aussi, ses membres hideux et entr'ouverts à une distance incommensurable. Pour nous peindre l'union de ces deux terres, vous pouvez imaginer quelle figure il vous plaira, mais toujours est-il que vous ne pouvez anéantir la lettre de Manès; je ne parle pas des autres écrits dans lesquels il entre à ce sujet dans des détails plus précis; comme ils sont moins connus, ils peuvent être moins dangereux ; je parle spécialement de cette épître fondamentale que nous examinons en ce moment et qui est très-connue de tous ceux que vous appelez parmi vous du nom d'illuminés. Or, il est écrit dans cette lettre. « A côté de cette terre sainte et illustre, était la terre des ténèbres, d'une profondeur et d'une grandeur infinies ».

 

 

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CHAPITRE XXVI. DÉFI LANCÉ AUX MANICHÉENS.

 

Qu'attendons-nous de plus ? A n'en pas douter, il s'agit ici d'une adhérence latérale. Eh bien ! tracez les figures comme il vous plaira, décrivez les lignes à votre gré; avouez du moins que cette masse immense de la terre de ténèbres adhérait latéralement à la terre de lumière ou par une ligne droite, ou par une ligne courbe, ou par une ligne brisée et tortueuse, Si c'est par une ligne tortueuse, cette terre sainte avait donc aussi un côté tortueux ; car si d'un côté droit vous rapprochez un côté tortueux, vous allez avoir des interstices immenses, des vides infinis, et ces vides cependant vous ne cessiez de nous répéter qu'on n'en trouvait que dans la terre des ténèbres. Dans ce cas, il eût mieux valu mille fois que la terre de lumière se fût retirée encore plus loin et qu'elle eût laissé à côté d'elle un vide si grand, qu'elle n'eût pu être touchée en aucun point parla terre des ténèbres. Avec cet immense espace de vide, cette terre de lumière aurait été pour toujours protégée contre les instincts mauvais de cette nation perverse; comme les corps ne peuvent voler que quand ils sont soutenus par une atmosphère corporelle, quand les princes mêmes des ténèbres auraient voulu s'élancer sur la terre de lumière, ils auraient été précipités dans l'abîme; et comme cet abîme aurait été sans fond, leur propre poids les aurait sans cesse entraînés vers les parties inférieures, et eus. S sent-ils pu y vivre, du moins tout pouvoir de nuire leur aurait échappé. Admettez-vous la ligne courbe? alors la terre de lumière se terminait aussi par un côté courbe. Que vous supposiez une courbe rentrante ou extérieure,  je ne vois pas en quoi l'une ou l'autre forme diminuerait la difformité d'une adhérence semblable. Direz-vous que le côté de l'une était courbe, tandis que celui de l'autre était droit, alors le contact n'était pas continu, et je conclus, comme je le faisais plus haut, qu'il eût été préférable de ne trouver de contact nulle part, mais plutôt un abîme infini qui aurait mis la terre de lumière à l'abri des attaques perverses de ces êtres mauvais réduits à l'impuissance. Enfin, si vous admettez la ligne droite des deux côtés, je ne vois plus ni ouverture ni interstice, mais la paix, la concorde, d'où résulte le rapprochement le plus parfait. Cette adhérence en ligne droite qui ne laisse ni sinuosité, ni intervalle, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus beau, de plus convenable, surtout quand il s'agit d'une étendue infinie, d'une adhérence éternelle ? Avec des côtés terminés en ligne droite, le coup d'oeil n'exige même pas qu'il y ait contact réel; quoique séparés par un intervalle plus ou moins long, ils offrent une projection agréable à cause de leur ressemblance même. Soit donc que vous les teniez à distance l'un de l'autre, soit que vous les unissiez réellement, je trouve que (133) l'on ne peut rien rencontrer de plus beau que deux côtés droits ainsi disposés.

 

 

 

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CHAPITRE XXVII. LE MAL RÉSULTE-T-IL D'UNE SÉPARATION DE SUBSTANCE?

 

29. Comment convaincre des esprits pervertis par l'erreur et victimes de malheureuses habitudes? Ils parlent, mais sans savoir ce qu'ils disent, car ils n'y réfléchissent pas. Croyez-moi, personne ne vous presse, personne ne vous pousse au combat, personne n'insulte à des erreurs passées; il faudrait pour cela avoir été délaissé par la miséricorde divine et être tombé soi-même dans l'erreur: enfin ne nous occupons que d'en finir au plus tôt. Réfléchissez donc un instant, sans animosité et sans amertume. Nous sommes tous hommes; ce n'est pas nous que nous haïssons, mais l'erreur et le mensonge. Je vous en prie, réfléchissez un peu. Dieu des miséricordes, venez en aide à la faiblesse de notre intelligence et éclairez de votre lumière intérieure ceux qui cherchent la vérité. Que pouvons-nous comprendre, si nous ne comprenons pas que le bien l'emporte sur le mal? Comptant donc sur votre indulgence, voici la question que je vous adresse: en supposant droit le côté par lequel la terre de ténèbres adhère au côté, également droit, de la terre de lumière, pourrait-on déformer le premier de ces côtés, sans en affaiblir la beauté ? A moins de vous obstiner dans la chicane, vous conviendrez nécessairement qu'en déformant le côté ténébreux, non-seulement on le prive de sa beauté propre, mais même on lui ôte celle qui lui était commune avec le côté droit de la terre de lumière, et qui résultait de leur union réciproque. Par l'effet de cette déformation, ce qui s'accordait ne s'accorde plus, ce qui s'attirait se repousse; tout cela est vrai, mais enfin suit-il de là qu'on ait retranché quelque portion de substance ? Convenez donc que la -substance n'est pas mauvaise par elle-même. Un simple changement de forme dans un corps suffit pour faire perdre à ce corps sa beauté, ou du moins pour affaiblir, pour rendre laid ce qui auparavant était beau, pour rendre désagréable ce qui plaisait auparavant. La même chose se produit dans l'âme : ce qui en fait la beauté, c'est une volonté droite, principe d'une vie pieuse et juste; que la volonté se déprave, et aussitôt l'âme perd sa beauté, elle devient même malheureuse, tandis qu'avec une volonté droite elle jouissait du bonheur. Or, tout cela se produit sans qu'il s'opère aucun changement, aucune addition ou diminution dans la substance.

30. Admettons, si vous voulez, que le côté de la terre des ténèbres soit mauvais pour d'autres causes, parce qu'il est obscur, ténébreux et autre chose semblable; du moins n'oubliez pas que s'il est mauvais, ce n'est pas parce qu'il est droit. Je vous concède qu'il y a quelque chose de mauvais dans sa couleur ; mais ne me refusez pas l'aveu qu'il y a aussi quelque chose de bien dans sa rectitude. Or, ce bien, quel qu'il soit, il n'est pas juste de soutenir qu'il ne vient pas de Dieu; car à moins de tomber dans l'erreur la plus grossière, nous sommes obligés de croire que tout ce qu'il y a de bien dans la nature n'a d'autre principe que Dieu même. Comment donc l'auteur dont nous parlons peut-il soutenir que cette terre soit le souverain mal, quand j'y trouve la rectitude qui dans un corps est un des principaux caractères de la beauté? Comment ose-t-il affirmer qu'il n'y a entre elle et Dieu aucune relation possible? à qui donc rapporterons-nous le bien que nous trouvons en elle, sinon à Celui qui est l'auteur de tous les biens? Mais, dit-il, ce côté même était mauvais. Admettez qu'il soit mauvais, mais convenez aussi qu'il le serait davantage, si au lieu d'être droit il était tortueux. Et dès lors, comment pouvez-vous regarder comme le souverain mal, un mal qui aurait pu encore être plus mauvais? Il y a plus, et je dis qu'on doit regarder comme bonne, une chose dont la privation rend l'objet plus mauvais. Or, s'il n'était pas droit, ce côté serait encore plus défectueux ; la rectitude est donc en soi quelque chose de bon. Et jamais-vous ne m'expliquerez l'origine de ce bien, à moins que vous n'éleviez votre pensée jusqu'à Celui que nous regardons comme le principe nécessaire de tout ce qu'il y a de bien dans le monde. Mais quittons l'étude de ce côté ténébreux et passons à d'autres considérations.

 

 

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CHAPITRE XXVIII. DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES, MANÈS TROUVE CINQ NATURES DIFFÉRENTES.

 

31. « Cette terre, dit-il, était habitée par des (134) corps de feu, race ennemie de tout bien ». Ce mot, habitée, suppose évidemment que ces corps étaient animés et vivants. Mais pour qu'il ne soit pas dit que nous argumentons sur les mots, envisageons uniquement les habitants de cette terre, voyons de quelle manière il a pu les classer en cinq genres différents. « Là, dit-il, se trouvent des ténèbres infinies, procédant toutes d'une même source, mais ayant leurs générations particulières. Plus loin, se trouvaient des eaux troubles et fangeuses, avec leurs propres habitants ; dans l'intérieur, des vents horribles et violents avec leur chef et leurs pères. Ensuite, une région ignée et corruptible avec ses chefs et ses peuples. Au centre, une nation de ténèbres et remplie de fumée, dans laquelle habitait un prince cruel, le chef suprême, entouré d'une multitude d'autres princes dont il était à la fois l'origine et la pensée. Tous ces êtres formaient cinq espèces de natures mauvaises ». Ainsi nous remarquons cinq espèces de natures qui ne sont à proprement parler que des parties de cette nature qu'il nomme la terre empoisonnée. Ces cinq natures sont : les ténèbres, les eaux, les vents, le feu et la fumée, ainsi classés de manière que les ténèbres par lesquelles il commence soient aussi la nature la plus extérieure. Dans l'intérieur des ténèbres il a placé les eaux; entre les eaux, les vents; entre les vents, le feu ; entre le feu, la fumée. Or, ces cinq espèces de natures avaient chacune ses propres habitants, qui se trouvaient dès lors de cinq classes différentes et ainsi distribuées : les serpents habitaient les ténèbres; les poissons, les eaux; les oiseaux, les vents; les quadrupèdes, chevaux, lions, etc. le feu; et les bipèdes, tels que les hommes, habitaient la fumée.

 

 

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CHAPITRE XXIX. RÉFUTATION DE CETTE DOCTRINE.

 

32. Qui a établi cette classification, cet ordre de choses, ces distinctions? Qui en a fixé le nombre, les qualités, les formes? qui leur a donné la vie? En effet, tous ces êtres sont bons par eux-mêmes, et c'est uniquement à Dieu que nous devons attribuer ce qu'il y a de bon dans chaque nature. Nous voyons bien tes poètes décrire le chaos, représenter, une sorte de matière informe, sans espèce, sans qualité, sans mesure, sans nombre, sans poids, sans ordre ni distinction, une sorte de confusion enfin que l'on ne sait comment qualifier, et que les auteurs grecs appelaient informe, apoion. Mais ce n'est pas sous cette forme de chaos que les Manichéens entendent nous représenter la terré des ténèbres. Ainsi ils nous montrent les deux côtés comme adhérent l'un à l'autre; les cinq natures différentes sont énumérées, distinguées, coordonnées avec leurs qualités particulières; elles ne sont ni désertes ni infécondes, puisqu'elles ont leurs propres habitants; ceux-ci à leur tour ont leur forme déterminée, et leurs habitations appropriées à leur nature; enfin et surtout ils ont la vie, le plus excellent de tous les biens. Enumérer des biens en aussi grand nombre, et soutenir que ces biens ne découlent pas de Dieu, source unique de tous les biens possibles, c'est méconnaître à la fois et le bien dans les choses, et le mal de l'erreur en soi-même.

 

 

 

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CHAPITRE XXX. EXCELLENTS ET NOMBREUX AVANTAGES DONT JOUISSENT CES NATURES QUE LES MANICHÉENS PLACENT DANS LA TERRE DES TÉNÈBRES.

 

33. « Mais, dit-il, les genres qui habitaient ces cinq natures, étaient cruels et pestilentiels ». Dieu me garde de louer en eux la cruauté et la barbarie. Je blâme avec vous le mal qui se trouve en eux; louez donc avec moi le bien que vous leur attribuez vous-même, et-vous reconnaîtrez promptement que ce que vous vouliez faire passer pour le mal suprême; n'est en résumé qu'un assemblage de biens mêlés à des maux. Avec vous, je blâme la peste; mais avec moi, louez la santé. Direz-vous que tous ces genres ont pu être engendrés, être nourris, habiter cette terre sans avoir jamais ni la santé, ni la vie? Avec vous je blâme les ténèbres; mais avec moi louez la fécondité. Vous dites des ténèbres qu'elles ne sont d'aucun prix, et cependant vous les montrez fécondes. Les ténèbres ne sont pas corporelles; ce qui les constitue, c'est proprement l'absence de lumière, comme la nudité, c'est le manque de vêtement; le vide, c'est l'absence de tout corps présent; il suit de là que les ténèbres elles-mêmes ne peuvent engendrer; la terre seule, quoique privée de lumière, avait ce pouvoir. Mais n'insistons pas sur ce point; disons seulement que partout où il y a génération, le fruit qui naît est apte a la santé, jouit dans ses membres (135) d'une certaine harmonie et d'une certaine unité; enfin tout en lui doit être uni et suffisamment coordonné. Or, tous ces biens ne sont-ils pas plus dignes de louange, que les ténèbres ne sont dignes de honte? Avec vous je blâme les eaux troubles et fangeuses, mais avec moi louez ce que les eaux ont de bon par leur espèce même et par leurs qualités; louez dans les êtres qui les habitent, la conformation de leurs membres pour la natation, la vie qui circule dans leur corps, et la santé dont ils jouissent. Reprochez à ces eaux leur manière d'être qui les rend troubles et fangeuses; mais du moment que vous avouez qu'elles ont la nature de l'eau, qu'elles peuvent engendrer, nourrir et contenir leurs habitants, comment ne pas leur reconnaître les propriétés d'un corps et toutes les qualités essentielles qui le constituent? Refuser à l'eau ces propriétés, c'est par le fait même, nier qu'elle soit un corps; mais comment, si-vous êtes homme, reconnaître ces propriétés et ne pas les louer? Exagérez, si vous le voulez, la cruauté de ses habitants, les ravages et les destructions qu'ils peuvent causer; toujours est-il que vous ne les priverez pas de la beauté de leur forme, de l'harmonie de leurs membres, de leur santé vigoureuse, et de l'union qui règne dans toutes les parties de leur corps et y fait circuler la vie la plus florissante. Envisagez tout cela avec le sens humain et vous trouverez plus à louer qu'à blâmer. Avec vous je blâme l'horreur des vents; mais louez avec moi leur nature dilatable et nourrissante, et la juste proportion de leur corps qui, sans se séparer, peut prendre une extension si étonnante. Ces propriétés leur permettent d'engendrer leurs habitants, de les nourrir et de leur offrir un séjour agréable et salutaire. Quant à ces habitants eux-mêmes, outre les qualités que nous avons justement louées dans les autres, ils jouissent d'une agilité qui  les rend propres à parcourir promptement et facilement les plus grandes distances, et d'une beauté de mouvement qui rend leur vol facile et harmonieux à la fois. Avec vous je blâme le feu comme principe de destruction; mais louez-le avec moi comme principe de fécondité, comme principe de force et de vigueur dans tout ce qui naît, comme principe de vie et de beauté dans tout ce qui vit et respire. Quant aux êtres qui l'habitent, vous savez combien ils méritent notre admiration. Je blâme avec vous l'obscurité de la fumée et le principe de corruption qu'elle porte avec elle ; mais louez avec moi l'harmonie qui règne entre toutes ses parties, et d'où résulte une unité parfaite. La fumée considérée avec attention mérite assurément nos louanges. Ajoutez-y ici sa force et sa puissance de génération, car c'est en elle que vous trouvez des princes qui l'habitent; nous ne remarquons pas ces phénomènes sur notre terre, mais à vous en croire, là, la fumée est féconde et offre à ses habitants un séjour agréable et salutaire.

 

 

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CHAPITRE XXXI. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

 

34. Puisque dans le prince de la fumée vous n'avez voulu trouver que la cruauté, afin d'avoir à la blâmer, n'auriez-vous pas dû également envisager ce qui, dans sa nature, vous aurait, malgré vous, arraché des éloges? Il avait une âme et un corps, une âme vivifiante et un corps doué de la vie; une âme maîtresse, un corps obéissant; une âme chef, un corps serviteur; une âme embrassant toute la nature, un corps contenu par son âme; une âme provoquant l'harmonie des mouvements, un corps donnant à ces mouvements de l'ampleur et de la constance. Et dans ce prince vous ne trouvez pas qu'il y ait lieu de louer, soit la paix dans l'ordre, soit l'ordre dans la paix? Et ce que je dis de l'un, appliquez-le à tous les autres. Mais dans les autres n'était-il pas féroce et barbare? Ce n'est pas pour cela que je lui adresse des louanges, mais pour tant d'autres biens sur lesquels vous fermez les yeux. Si, fidèle à l'avertissement qui lui est donné, un disciple insensé de Manès veut bien fixer ici toute son attention, il reconnaîtra infailliblement que quand il parle de ces natures, il parle de biens véritables, non pas, sans doute, du bien suprême et incréé, qui est Dieu dans -sa Trinité sainte, non pas même des biens supérieurs, quoique créés, comme sont les anges et les esprits bienheureux, mais de biens qui, pour être inférieurs, n'en sont pas moins .des biens réels et parfaitement ordonnés dans leur genre. Quand on compare ces natures à celles qui leur sont supérieures, les ignorants ne les trouvent plus-dignes que de mépris; et quand on considère le bien qu'elles n'ont pas et que l'on trouve dans les autres, cette (136) privation s'appelle un mal véritable. Si donc je parle de ces natures, c'est parce qu'elles nous sont connues dans ce monde. Est-ce que nous ne connaissons pas les ténèbres, l'eau, l'air, le feu, la fumée? est-ce que nous ne connaissons pas les serpents, les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes, les bipèdes ? A l'exception des ténèbres qui ne sont rien autre chose que l'absence même de la lumière et qui ne nous frappent les yeux que parce que nous ne voyons pas, comme nous ne percevons le silence que parce que nous n'entendons pas; les ténèbres ne sont ainsi quelque chose que par l'absence de la lumière, comme le silence n'est quelque chose que par l'absence du son; je dis donc qu'à l'exception des ténèbres, tous les autres points énumérés sont autant de natures véritables, parfaitement connues de tous. Et comme dans ce qu'elles sont, elles sont louables et bonnes, tout homme prudent ne leur attribuera jamais d'autre principe que l'Auteur même de tous les biens.

 

 

 

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CHAPITRE XXXII. C'EST A L'AIDE DE CE QU'IL AVAIT SOUS LES YEUX QUE LE MANICHÉEN A BATI SON SYSTÈME.

 

35. Manès, en trouvant dans l'ordre naturel la base d'après laquelle- il a voulu dans ses rêves constituer sa nation de ténèbres, peut être facilement convaincu de mensonge. D'abord, comme je l'ai dit, les ténèbres ne peuvent être fécondes. Mais, répond-il, les ténèbres dont je parle, ne sont pas de la nature de celles que vous connaissez. Alors pourquoi m'en parlez-vous? toutes vos pompeuses promesses de science se réduisent-elles à me forcer de croire? Mais faites-moi croire. Je sais une -chose, c'est que si ces ténèbres, comme celles que nous avons sur la terre, n'avaient rien de réel en elles-mêmes, elles n'auraient jamais pu engendrer; et si elles avaient quelque chose de réel, elles étaient donc, par nature, meilleures que les nôtres. Au contraire, en soutenant qu'elles n'étaient pas comme les nôtres, vous voulez nous faire croire qu'elles étaient pires. A ce titre, parlant du silence, qui est pour nos oreilles ce que les ténèbres sont pour nos yeux, vous pourriez soutenir qu'il a enfanté des animaux sourds et muets. Et si on vous répliquait que le silence n'est pas une nature particulière, vous répondriez que le silence dont vous parlez n'était pas comme notre silence; vous prendriez ainsi la liberté de tout dire à ceux qui, une première fois, auraient été dupés par vous. Mais peut-être qu'en disant que les serpents sont nés dans les ténèbres, il ne parlait que pour l'origine même des choses. Il oublie alors qu'il est des serpents qui ont la vue très-perçante et qui tressaillent aux premiers rayons de la lumière; quelle peine ne va-t-il donc pas avoir de s'en tirer avec eux ! Ensuite, en considérant nos poissons d'ici-bas, il a pu facilement combiner ses rêves excentriques à leur sujet; il en est de même des oiseaux; l'air dans lequel ils s'agitent prend le nom de vent quand il est violemment agité. Quant aux quadrupèdes auxquels il donne le feu pour habitation, en vérité, je ne sais pas où il a pu trouver cette figure. Cependant, ce qu'il en dit entrait nécessairement dans son système; il a un peu réfléchi, mais il s'est énormément trompé. Ils donnent pour raison que les quadrupèdes sont très-voraces et surtout très-portés aux sensations brûlantes de la chair. Je sais, sur ce point, beaucoup d'hommes qui surpassent les quadrupèdes, et cependant, l'homme n'est qu'un bipède, enfant non pas du feu, mais de la fumée. Il est même difficile de trouver des animaux plus voraces que les oies; soit donc qu'il les place dans la fumée, parce que ce sont des bipèdes, soit dans l'eau parce qu'elles aiment à nager; soit dans les vents parce qu'elles ont des plumes et qu'elles savent voler, toujours est-il, qu'à moins de se contredire, il ne les placera pas dans le feux Quant à l'ardeur qui porte les quadrupèdes aux sensations brutales, je pense qu'il a médité sur les chevaux qui rompent souvent leurs freins pour se précipiter sur la jument; dans son empressement à écrire il a donc oublié le passereau des murailles, auprès duquel le plus fougueux étalon paraîtra toujours de glace. Si on lui demande enfin pourquoi il a placé les bipèdes dans la fumée, il répond que le genre bipède est orgueilleux et superbe, voilà pourquoi il prétend que c'est de là que l'homme tire son origine; dans ces globes de fumée qui s'élèvent gonflés vers les airs, ils trouvent une image assez sensible et ressemblante des hommes orgueilleux. Ces divers caractères suffisent assurément pour servir de termes de comparaison entre la fumée et les hommes orgueilleux, mais de là à conclure que les animaux bipèdes sont nés dans la fumée, et de la fumée, il y a une distance infinie. Ils (137) auraient dû naître aussi de la poussière, car souvent elle s'élève également en tourbillon vers le ciel; ou bien encore dans les vapeurs qui souvent s'élèvent de terre et tourbillonnent noires et épaisses comme la fumée avec laquelle on les confondrait facilement. Enfin nous comprenons facilement qu'il ait placé des habitants dans les eaux et dans les airs, puisque nous en voyons nous-mêmes autour de nous; mais comprenons-nous également qu'il ait poussé l'absurdité jusqu'à en placer dans le feu et dans la fumée? Le feu dévore le quadrupède et le corrompt; quant à la fumée, elle suffoque et étouffe les bipèdes. En outre; il est encore obligé d'avouer que ces natures étaient plus parfaites dans la terre des ténèbres qu'elles ne le sont sur la nôtre, et cependant il soutient en même temps que cette nation des ténèbres est le mai suprême. En effet, selon lui, le feu engendrait le quadrupède, le nourrissait et lui offrait un séjour sain et très-avantageux. De même, la fumée, après avoir procuré dans son sein une naissance des plus heureuses aux bipèdes, leur offrait un séjour favorable au développement de leur santé et de leur vie. C'est donc par la contemplation des choses de ce monde; et surtout, grâce à une conception insensée et charnelle, que toutes ces excentricités prirent naissance, que tous ces mensonges furent inventés, et vinrent grossir le nombre des absurdités et des erreurs qui trouvent toujours refuge parmi les hérétiques.

 

 

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CHAPITRE XXXIII. TOUTE NATURE, COMME TELLE, EST BONNE.

 

36. Mais, s'il est possible, rendons encore plus évident à leurs yeux ce principe proclamé par l'Eglise catholique, que Dieu est l'auteur de toutes les natures. C'est dans ce sens que je disais plus haut : Je blâme avec vous la peste, l'aveuglement, la fange repoussante, la véhémence horrible, la corruptibilité, la cruauté des princes et autres choses de même genre; louez avec moi l'espèce, la distinction, l'arrangement, la paix, l'unité des formes, l'harmonie des membres, la respiration et les organes vitaux, la santé, la modération de l'âme, la dépendance du corps, la ressemblance et la concorde des parties dans chacune des natures qui habitaient ou qui étaient habitées, et autres choses semblables. Pourvu qu'ils ne s'obstinent pas dans leur aveuglement, cela suffit pour leur faire comprendre que les biens et les maux sont mêlés même dans cette terre qu'ils s'étaient habitués à regarder comme étant le mal suprême. Faites disparaître les maux que nous avons énumérés, il ne restera plus que les biens qui ont mérité notre admiration la plus absolue. Au contraire, faites disparaître ces biens et vous détruisez la nature elle-même. Dès lors, quiconque a des yeux pour voir, doit conclure que toute nature, en tant que nature, est bonne par elle-même. La preuve en est, que si dans ce que je louais et dans ce que je blâmais, vous enlevez ce qu'il y a de bien, la nature elle-même y disparaît nécessairement. D'un autre côté, si on enlève ce qu'il y a de mal, la nature seule reste dans toute son incorruptibilité. Faites que ces eaux cessent d'être fangeuses et troubles, et elles resteront pures et tranquilles : enlevez de d'eau l'union des parties, ce ne sera plus de l'eau que vous aurez. Si donc la disparition du mal laisse la nature plus parfaite, tandis que la disparition du bien anéantit la nature elle-même; on doit conclure que c'est le bien même qui constitue la nature, tandis que le mal, loin d'être la nature, est directement contraire à la nature. Enlevez aux vents cette horreur et cette impétuosité qui vous déplaît, vous n'aurez plus que des vents doux et modérés; brisez dans les vents la similitude des parties qui établit en eux l'unité et la paix, aussitôt disparaissent tous les éléments nécessaires pour constituer une nature distincte. L'énumération serait trop longue. Constatons seulement que si les natures dont on nous parle ne soulèvent en nous aucun attrait, c'est qu'elles ont été mêlées à certains accidents qui nous déplaisent; enlevons ces accidents et les natures nous apparaissent meilleures. Elles sont donc bonnes en elles-mêmes et comme natures, puisque si vous enlevez ce qu'elles ont de bon, vous détruisez la nature elle-même. Puisque vous voulez raisonner, considérez même celui que vous appelez le prince du mal; dépouillez-le du mal qui est en lui et voyez combien de brillantes qualités lui restent : l'union du corps, l'harmonie des membres, l'unité de la forme, la contexture facile des parties, l'âme puissante et maîtresse, un corps bien organisé et recevant la vie comme récompense de sa soumission à la direction de l'âme. Il suffit que ces qualités et d'autres encore que je n'ai (138) point énumérées, disparaissent, pour que la nature soit anéantie tout entière.

 

 

 

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CHAPITRE XXXIV. LA NATURE N'EST JAMAIS SANS QUELQUE BIEN.

 

37. Mais, me direz-vous peut-être, ces maux ne peuvent être arrachés à de telles natures, voilà pourquoi nous devons les regarder comme leur étant naturels. La question présente n'est pas de savoir ce qui peut ou ne peut pas être arraché; je dis seulement qu'il suffit du plus simple bon sens pour comprendre que toutes les natures comme telles sont bonnes, que ces biens peuvent être parfaitement conçus sans la présence de ces maux, tandis que sans ces biens, aucune nature ne saurait se concevoir. En effet, je puis avoir l'idée de l'eau sans que pour cela elle soit de l'eau trouble et fangeuse; au contraire, en dehors de l'union et de la continuité des parties, il m'est impossible de me faire l'idée d'un corps, d'en avoir la moindre perception; de là il suit que même ces eaux fangeuses ne peuvent exister, si elles ne possèdent le bien sans lequel il ne saurait y avoir de nature corporelle. Quant à ce que vous avancez que ces maux sont inséparables de ces natures, je réponds qu'il en est au moins de même de ces biens. Or, à raison de ces maux que vous croyez inséparables, vous dites de ces êtres, qu'ils sont mauvais par nature; pourquoi donc, à raison de ces biens qui, vous en êtes convaincus, sont absolument inséparables, n'avouez-vous pas que ces mêmes êtres sont bons par nature?

38. Maintenant, et c'est ici la question suprême, il nous reste à chercher l'origine de ces maux qui me déplaisent autant qu'à vous. Eh bien 1 je vous promets la réponse, si, de votre côté, vous voulez me faire connaître l'origine de ces biens, que vous voulez vous-mêmes nécessairement, à moins de vous condamner à l'absurdité la plus profonde. Mais pourquoi ma question? est-ce que vous et moi nous ne convenons pas que tout bien, quel qu'il soit, a pour unique principe Dieu lui-même, qui est le souverain bien par essence? Soulevez-vous donc contre ce Manès, qui, en présence de ces biens si grands et si nombreux que nous avons énumérés et si justement loués : la paix et la concorde des parties dans chaque nature, la santé et la force dans les êtres vivants, et autres biens que je ne puis rappeler, ne craint pas de les placer dans cette terre des ténèbres, afin de pouvoir affirmer qu'ils n'ont nullement pour auteur l'auteur même de tous les biens. Comme il ne cherchait que ce qui pouvait inspirer de l'horreur, il n'a entrevu aucun de ces biens. Pour le peindre, je le comparerais volontiers à un malheureux que le rugissement d'un lion vient de glacer d'effroi. Il le contemple, traînant ou déchirant comme sa proie une victime animale ou humaine; frappé d'une stupeur véritablement enfantine, il ne pense guère à admirer la nature de ce roi des animaux; une seule chose l'occupe tout entier, c'est sa férocité et ses instincts cruels, et pour lui ce lion n'est pas seulement le mal, mais le plus grand de tous les maux, et ce cri est sur ses lèvres d'autant plus exagéré qu'il est inspiré par un plus grand effroi. Mais s'il voyait un lion se laissant conduire avec une douceur étonnante, si surtout jamais lion ne l'avait effrayé, comme il admirerait avec le calme le plus parfait la beauté de cet animal! comme il abonderait en éloges ! Je ne prends de cette comparaison que ce qui convient à mon sujet; n'est-il pas vrai que pour tel phénomène particulier qui nous déplaît dans un être, nous prenons souvent en haine sa nature tout entière? Cependant il serait bien plus convenable d'admirer ? un animal dans sa réalité vivante et véritable, même quand il nous effraie dans les forêts, que de prodiguer nos éloges à son image reproduite par le ciseau, ou peinte sur la muraille. Que Manès ne pense pas nous faire tomber dans la même erreur; qu'il n'aspire pas à nous aveugler jusqu'au point, quand nous considérons telle nature, d'épouser tellement ses reproches, que nous repoussions la nature tout entière quand elle n'est blâmable que dans quelque partie. Soyons justes avant tout, et maintenant demandons-nous pourquoi les biens sont mêlés à ces maux que moi aussi j'ai couverts de toute ma réprobation. Pour nous rendre cette étude plus facile, désignons-les tous par une seule expression.

 

 

 

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CHAPITRE XXXV. LE MAL, C'EST LA CORRUPTION.

 

39. Tous comprennent facilement que le mal tout entier se résume parfaitement dans ce seul mot : la corruption. Pour désigner les différents maux en particulier, on peut se (139)  servir d'expressions différentes; mais ce qui est le mal de toutes choses, ce que l'on découvre partout avec le mal lui-même, c'est la corruption. La corruption d'une âme instruite s'appelle ignorance; la corruption de la prudence, imprudence; la corruption d'une âme juste, injustice; d'une âme forte, lâcheté; d'une âme en repos et tranquille, cupidité, ou crainte, ou tristesse, ou jactance. Dans un corps vivant, la corruption de la santé se nomme douleur ou maladie; des forces, lassitude; du repos, travail. A n'envisager que le corps lui-même, la corruption de la beauté se nomme laideur; de la rectitude, difformité; de l'ordre, perversité; de l'intégrité, division, fracture ou diminution. Il serait long et difficile d'énumérer toutes les corruptions des objets que j'ai rappelés et d'autres innombrables; beaucoup de choses qui se disent du corps peuvent aussi s'appliquer à l'âme; et sur beaucoup de points on ne trouve de dénomination que le terme même de corruption. Toujours il est facile de voir que la corruption ne produit ses effets qu'autant qu'elle attaque dans un objet son état naturel; d'où il suit que la corruption, loin d'être naturelle, est proprement contre nature. Résumons : le mal n'existe dans les choses que par la corruption; d'un autre côté, la corruption n'est pas la nature; donc aucune nature n'est le mal.

40. Peut-être ne saisissez-vous pas ces considérations; alors comprenez ceci, c'est que tout ce qui se corrompt, éprouve une diminution dans le bien qu'il possédait. Si un objet n'était pas atteint de la corruption, il ne serait pas corrompu, et s'il ne pouvait être corrompu, il serait incorruptible. Si donc la corruption c'est le mal, il suit nécessairement que le bien c'est l'incorruption ou l'incorruptibilité. Pour qu'un être soit proprement incorruptible, il ne suffit pas qu'il ne soit point corrompu, il faut encore que la corruption ne puisse l'atteindre dans aucune de ses parties. Prenons une chose restée intacte, mais corruptible; dès qu'elle commence à se corrompre, elle éprouve une diminution ou une perte dans le bief même qu'elle possédait avec toute son intégrité. Ajoutons que ce bien était grand, puisque la corruption est un grand mal; du reste, 1a corruption ne peut augmenter qu'autant qu'il reste encore du bien susceptible d'être diminué. Or, quant à ces natures qu'il suppose placées dans la terre des ténèbres, ou elles pouvaient être corrompues, ou elles ne le pouvaient pas. Si elles ne le pouvaient pas, elles étaient donc incorruptibles, et aucun bien n'est comparable à celui-là. Si elles pouvaient être corrompues, ou elles étaient ou elles n'étaient pas atteintes par la corruption. Si elles n'en étaient pas atteintes, elles étaient intègres, et l'intégrité mérite assurément de grands éloges; si elles en étaient atteintes, elles subissaient tune diminution dans ce grand bien de l'intégrité; par là même qu'elles diminuaient en bien, elles possédaient donc un bien dans lequel elles pussent diminuer; et enfin, puisqu'il y avait du bien en elles, elles n'étaient donc pas le mal suprême, et tout le système manichéen n'est qu'une absurdité et une folie.

 

 

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CHAPITRE XXXVI. ORIGINE DU MAL, OU DE LA CORRUPTION DU BIEN.

 

41. En cherchant la nature du mal, nous avons trouvé qu'il n'est pas une substance naturelle, mais une chose contre nature. Maintenant cherchons-en l'origine. Si Manès s'était posé sérieusement la même question, il n'aurait pas rivé si étroitement sur lui les chaînes de l'erreur. Pourquoi cherchait-il d'abord l'origine du mal avant d'en chercher la nature? En agissant ainsi, il était naturel qu'il s'abandonnât à de folles divagations, à des rêves insensés, que ne peut plus secouer un esprit nourri de sensations charnelles. Eh bien ! dira quiconque préfère la vérité à la chicane, quelle est donc l'origine de cette corruption qui nous a paru si évidemment le mal universel de toutes les choses bonnes, mais corruptibles? Celui qui pose cette question avec un vif désir de connaître la vérité et la ferme résolution d'en poursuivre la recherche avec persévérance, aura bientôt trouvé la solution, si surtout il ne néglige pas la prière. En effet, au moyen de la parole, les hommes réveillent bien en nous des souvenirs, mais celui qui nous enseigne véritablement, c'est le Maître par excellence, l'incorruptible Vérité, l'unique Maître intérieur. S'il s'est fait maître extérieur, c'est pour nous rappeler des choses extérieures aux choses intérieures ; en prenant la forme d'esclave, il a voulu se montrer humble à ceux qui gisaient dans la bassesse afin de faire connaître sa sublimité à ceux qui s'élevaient. C'est en lui (140) que nos supplications espèrent, c'est par lui que nous implorons la miséricorde du Père, pour obtenir de lui ce que nous cherchons. Vous demandez l'origine de la corruption, on vous répond en quelques mots: la corruption vient de ce que les natures qui peuvent être corrompues n'ont pas été engendrées de Dieu, mais par lui tirées du néant; et comme la raison nous a prouvé précédemment que ces natures sont bonnes, ce serait une grande erreur de dire que ce n'est pas Dieu qui est l'auteur de tous les biens. On a pu dire que Dieu a créé souverainement tous les biens, mais cette phrase signifiait simplement que Dieu qui a créé ces biens est lui-même le souverain bien.

 

 

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CHAPITRE XXXVII. DIEU SEUL EST LE SOUVERAIN BIEN.

 

42. Comment, dites-vous, le mal serait-il possible, si tout ce qui est, était souverainement bon? Cependant, admettons que Dieu le Père est le souverain bien ; supposons ensuite que quelqu'un demande, s'il était un autre souverain bien, quelle en serait l'origine, nous répondrions sans hésiter que ce serait Dieu le Père qui est le souverain bien. Pour expliquer pieusement notre pensée, nous ajouterions que cet autre souverain bien est né de lui, et n'a pas été fait de rien ; voilà pourquoi il est le bien suprême, c'est-à-dire incorruptible. Aussi nous paraît-il souverainement injuste de prétendre que ce qui a été fait de rien doit être le souverain bien au même titre que ce qui est né de Dieu. S'il l'a engendré, il l'a engendré ce qu'il est lui-même, puisque la génération est son oeuvre à lui seul. C'est donc à tort et par ignorance que l'on voudrait trouver des frères au Fils unique de Dieu, par qui le Père a créé de rien tous les biens, à moins que la question ne roule uniquement sur son humanité. En effet, les Ecritures le désignent clairement comme Fils unique et premier-né ; fils unique du Père, premier-né d'entre les morts. « Et nous avons vu sa gloire, dit saint Jean, c'était celle du Fils unique du Père, et il était rempli de grâce et de vérité (1) ». Saint Paul dit de son côté : « Afin qu'il soit lui-même le premier-né parmi beaucoup de frères (2) ».

43. Dirons-nous que ces biens qui auraient

 

1. Jean, I, 14, 18. — 2. Rom. VIII, 29.

 

été créés de rien n'existent pas, qu'il n'y a de bien que la nature même de Dieu ? Ce serait porter envie à d'aussi grands biens ; ce serait prononcer une parole impie, une injure, de penser que ces biens particuliers sont distincts de Dieu lui-même, et qu'il ne peut en exister aucun par la raison que Dieu lui serait préféré. Je pense qu'il est évident pour vous, âme raisonnable, que vous êtes inférieure à Dieu, et que vous reconnaissez d'autant mieux votre infériorité, qu'après Dieu personne ne revendique sur vous la supériorité. Souffrez cet aveu et montrez-vous plus généreuse envers Dieu, de peur qu'il ne vous repousse dans cet abîme, où sous l'étreinte d'angoisses trop justement méritées vous perdriez même l'estime du bien qui est en vous. Vous n'êtes plus qu'une nature orgueilleuse envers Dieu, si vous vous irritez contre ce qui l'emporte sur vous ; et c'est faire à Dieu une trop sanglante injure que de refuser de le remercier d'avoir fait de vous un bien si grand que lui seul l'emporte sur vous. Cette vérité bien établie, gardez-vous de dire : je dois être la seule nature que Dieu ait faite ; je voudrais, qu'il n'y eût pas d'autre bien après moi. Après Dieu vous êtes le premier bien, est-ce .qu'il ne doit y avoir que vous seul de bon? Une preuve frappante de la dignité à laquelle Dieu vous a élevée, c'est que lui qui avait naturellement empire sur vous, a créé d'autres biens sur lesquels vous puissiez dominer. Maintenant ne vous étonnez pas que ces biens se révoltent contre vous, et quelquefois même vous crucifient : le Seigneur n'a-t-il pas plus de puissance sur les choses qui vous servent que vous n'en avez vous-même ? ses droits sont ceux du Maître sur les serviteurs de ses serviteurs. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que ces biens sur lesquels vous exerciez votre empire, deviennent pour vous comme autant de châtiments pour punir vos péchés, ou votre rébellion contre Dieu ? Dieu n'est-il pas la justice même ? Si nous avions ici à examiner le péché originel, il nous serait facile de montrer que la nature humaine dans la personne d'Adam a réellement mérité tous ces maux; qu'il nous suffise de remarquer qu'on reconnaît la justice d'un maître à la justice de ses récompenses et de ses châtiments, au bonheur qu'il accorde aux justes et aux châtiments dont il frappe les pécheurs. Cependant vous n'avez pas été délaissé de toute miséricorde, (141) puisque par la succession même des choses et des temps, vous êtes appelé à rentrer dans votre premier état. Ainsi grâce à cette bienveillance infinie du Créateur, laquelle s'est étendue même jusqu'aux biens terrestres qui se corrompent et se reforment, votre supplice est mêlé de quelques soulagements. Comment donc ne pas rapporter à Dieu par la louange ce bel ordre de choses? comment, après avoir fait la triste expérience du mal, ne pas chercher un refuge auprès de Dieu seul ? Concluons : les choses terrestres vous obéissent pour vous rappeler que vous êtes leur maître; et quand elles sont pour vous des instruments de souffrance, c'est pour que vous sachiez que vous devez servir le Seigneur.

 

 

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CHAPITRE XXXVIII. LA NATURE EST L'OEUVRE DE DIEU, ET LA CORRUPTION, CELLE DU NÉANT.

 

44. Nous avons prouvé que la corruption, c'est le mal et qu'en cette qualité elle n'est pas l'oeuvre du Créateur, mais la conséquence du principe en vertu duquel nous avons établi que toutes les natures ont été créées de rien. Cependant, d'après l'ordre même établi par Dieu, la corruption ne peut nuire qu'aux natures inférieures, pour servir soit de supplice aux damnés, soit d'épreuve et d'avertissement à ceux qui rentrent dans la voie du bien et qui ont besoin de s'attacher au Dieu incorruptible et de demeurer incorrompus, ce qui pour nous est le seul bien nécessaire. En effet, le prophète nous dit : « Il m'est bon de m'attacher à Dieu (1) ». Ne dites pas que Dieu ne devait pas faire les natures corruptibles. En effet, si Dieu les a faites, c'est en tant qu'elles sont natures, mais il ne les a pas faites en tant qu'elles sont corruptibles; il ne peut être l'auteur de la corruption, puisqu'il est l'incorruptibilité même. Si vous goûtez cette doctrine, rendez-en grâces à Dieu; si vous ne la goûtez pas, abstenez-vous de condamner témérairement ce que vous ne comprenez pas ; demandez l'intelligence à celui qui est la lumière véritable. En effet, quand nous unissons ces deux mots : nature corruptible, nous associons deux idées très-distinctes ; il en est de même quand nous disons : Dieu a créé de rien. Conservez à chacune de ces expressions sa signification

 

1. Ps. LXXII, 28.

 

particulière, et vous comprendrez que s'il s'agit de la nature, c'est à Dieu qu'il faut en attribuer l'existence; s'il s'agit de la corruptibilité, elle découle du néant. Toutefois, quoique la corruption ne soit pas l'oeuvre de Dieu, elle est un instrument soumis à sa puissance, pour confirmer l'ordre général et déterminer le mérite des âmes. Voilà pourquoi nous disons qu'il est l'auteur de la récompense et du supplice. Ce n'est donc pas Dieu qui a créé la corruption, mais il a le pouvoir de lui abandonner comme victime celui qui a mérité d'être corrompu, c'est-à-dire celui qui a déjà commencé à se corrompre lui-même par le péché et s'est ainsi exposé à ressentir tous les déchirements de la corruption, après n'avoir voulu goûter que ses séduisantes caresses.

 

 

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CHAPITRE XXXIX. EN QUEL SENS DIEU EST-IL L'AUTEUR DU MAL?

 

45. Nous lisons déjà dans l'Ancien Testament : « Je fais le bien et j'envoie le mal (1) ». Mais le Nouveau est plus explicite, dans ces paroles du Sauveur : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et trouvent là le terme de leur puissance; mais craignez celui qui après avoir tué le corps a le pouvoir de précipiter l'âme dans l'enfer (2) ». Que la corruption volontaire soit suivie de la corruption comme châtiment, ce juste jugement de Dieu nous est clairement révélé par l'Apôtre, en ces termes : « Le temple de Dieu est saint, et c'est vous qui êtes ce temple; et quiconque corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrompra (3)». Si c'était dans la loi judaïque que nous lisions ces paroles, comme les Manichéens s'en empareraient pour lancer l'invective et accuser Dieu d'être l'auteur de la corruption ! Craignant l'énergie de cette expression, beaucoup d'interprètes latins, à ce mot corrompra, ont substitué celui-ci : Dieu le perdra : sans s'écarter du sens, ils ont voulu échapper à la rudesse de l'expression. Il est certain cependant que mes adversaires n'auraient lias plus de ménagements pour ces mots: Dieu le perdra, si on les trouvait dans la loi ou dans les prophètes. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que les exemplaires grecs portent : « Quiconque corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrompra ». Quelqu'un se scandaliserait-il de ces paroles qui

 

1. Isaïe, XLV, 7. — 2. Matt. X, 28 ; Luc, XII, 4. — 3. I Cor. III, 17.

 

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pourraient laisser croire que Dieu est corrupteur? les Manichéens eux-mêmes répondent aussitôt que le mot : corrompra, signifie : livrera à la corruption. S'ils étaient animés d'aussi bonnes dispositions à l'égard de l'ancienne loi, ils y rencontreraient beaucoup de choses admirables; et au lieu de lacérer par haine ce qu'ils ne comprennent pas, ils se sentiraient saisis de respect et en chercheraient l'explication.

 

 

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CHAPITRE XL. LA CORRUPTION TEND À LA DESTRUCTION.

 

46. Hésitez-vous à croire que la corruption vienne du néant? Souffrez alors que j'emprunte une comparaison qui rendra cette vérité plus sensible aux intelligences les plus paresseuses. Mettez donc en regard l'un de l'autre, l'être et le néant; entre les deux, placez, par exemple, un corps animé. Ce corps se forme, il naît, prend du développement selon son espèce, il se nourrit, se fortifie, s'embellit, s'affermit; or, pendant cette période de développement, de quel côté incline-t-il, est-ce vers l'être, ou vers le néant? Dès son origine même, il est; mais plus sa forme, son espèce et sa nature s'affermissent, plus il revêt les conditions de l'être, plus il tend vers l'être. Qu'il commence à se corrompre, que sa nature s'affaiblisse, que ses forces languissent, que sa vigueur s'épuise, que sa forme s'efface, que ses membres se disloquent, que l'harmonie de son corps disparaisse; qu'on se demande alors ou il tend par cette corruption, vers l'être ou vers le néant? La réponse ne saurait être douteuse; l'homme le plus aveugle, le moins intelligent comprend que plus un corps se corrompt, plus il tend vers sa propre destruction. Or, ce qui tend vers la destruction, tend vers le néant. Si donc Dieu est l'être essentiellement immuable et incorruptible, il suit de là que nous appelons néant ce qui n'est pas. Si donc, ayant en face de vous l'être et le néant, vous comprenez que plus un corps développe son espèce, plus il tend vers l'être, tandis que plus la corruption se développe, plus il tend vers le néant, comment hésitez-vous encore à reconnaître ce qui dans chaque nature vient de Dieu et ce qui vient du néant? L'être n'est-il pas selon la nature, et là corruption contre nature? En développant l'espèce, vous développez l'être, et nous avons dit que Dieu est l'être par excellence ; au contraire, la corruption en se développant hâte la destruction, et ce qui n'est pas n'est rien. Pourquoi donc, demanderai-je de nouveau, né pas avouer ce qui vient de Dieu et ce qui vient du néant dans toute nature corruptible, c'est-à-dire, dans tout être que vous appelez nature et que vous appelez corruptible? Pourquoi donc vous obstiner à chercher entre telle nature et Dieu une opposition réelle? Si, pour vous, Dieu est l'être par excellence, l'être peut-il lui être contraire ?

 

 

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CHAPITRE XLI. SI LA CORRUPTION VIENT DE NOUS, C'EST PAR LA PERMISSION DE DIEU.

 

47. Mais, dites-vous, pourquoi donc la corruption détruit-elle ce que la nature a reçu de Dieu? Elle ne le détruit que quand Dieu le permet; or, il le permet quand cette destruction entre dans les plans de sa rigoureuse justice, pour faire ressortir la gradation des choses et le mérite des âmes. Ainsi, dès qu'une parole est prononcée, elle disparaît et fait place au silence. Cependant ce n'est que par cette succession de paroles qui passent et disparaissent que le langage ou le discours peut exister ; ce sont les intervalles de silence qui en font toute la grâce et toute la beauté. Il en est de même de la beauté grossière des choses temporelles, elle consiste surtout dans cette succession variée de choses qui passent et d'autres qui renaissent. S'il nous était possible de bien saisir et de comprendre cet ordre et ces caractères de la beauté, nous serions tellement frappés que nous n'oserions donner le nom de corruption à ces disparitions qui nous frappent. Quand nous souffrons de voir nous échapper ces choses temporelles que nous aimons, n'oublions pas que Dieu a voulu, par là, nous avertir que nous avons besoin d'expier nos péchés et de n'attacher notre coeur qu'aux choses éternelles.

 

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CHAPITRE XLII. EXHORTATION A AIMER LE SOUVERAIN BIEN.

 

48. Ne cherchons donc pas dans cette beauté ce qui n'y est pas; et puisqu'elle n'a pas reçu ce que nous désirons trouver, regardons-la comme digne de nos mépris. Quant aux jouissances que nous y puisons, rapportons-en (143) toute la gloire à Dieu qui a daigné pour nous verser quelques rayons de sa bonté infinie sur ces natures infimes. Toutefois, que cette bonté matérielle ne captive pas nos coeurs, élevons nos pensées plus haut ; n'y enchaînons pas notre intelligence et louons le Seigneur. Aspirons vers ce Bien qui ne subit pas le déplacement des lieux, les vicissitudes du temps, et qui est la source d'où découlent pour les choses de ce monde, la forme et la beauté. Pour entrevoir ce bien, purifions nos coeurs par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit: « Bienheureux ceux qui ont le coeur a pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ». Il ne s'agit donc nullement ici des yeux du corps avec lesquels nous percevons la lumière physique répandue dans l'espace et divisée à l'infini. Le regard que nous devons purifier, c'est celui qui nous permet de voir, autant qu'il est possible en cette vie, ce qui est juste, ce qui est saint, ce qui constitue la beauté de la sagesse. Celui qui a reçu le privilège de cette vision surnaturelle n'éprouve plus que dégoût ou du moins de l'indifférence pour les beautés de ce monde; et il sent que pour se livrer à cette contemplation il doit arracher son âme à la dissipation et la fixer dans ce monde spirituel.

 

1. Matt. V, 8.

 

 

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CHAPITRE XLIII. CONCLUSION.

 

49. Cette vision surnaturelle n'a pas de plus grands ennemis que ces fantômes que notre imagination se crée par le moyen des sens. Prenons donc en horreur cette hérésie, qui, se faisant l'esclave de ces fantômes, jette comme une masse informe et répand la substance divine à travers l'espace, cet espace fût-il infini, et la mutile ensuite sur un point, afin d'y trouver une place pour le mal. Pour comble d'aveuglement, cette hérésie ne saurait comprendre que le mal n'est pas une nature, mais qu'il est contre nature; de plus, comme il est des biens sans lesquels on ne peut concevoir l'existence d'aucune nature, par exemple l'espèce, la forme, l'harmonie des parties, ces hérétiques ont fait de tous ces biens comme autant d'ornements du mal, afin d'ensevelir le mal lui-même sous l'abondance du bien. Mais terminons ici ce livre : si Dieu nous en fait la grâce, nous aurons occasion, dans d'autres écrits, de réfuter toutes ces erreurs issues de l'orgueil et de la démence.

 

Traduction de M. BURLERAUX

 

 


 

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