IV - 1° LETTRE A Mgr d'ORLÉANS

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DEUXIÈME PARTIE

 

NOUVELLE  DÉFENSE
DES INSTITUTIONS LITURGIQUES

 

PREMIÈRE LETTRE
A MONSEIGNEUR  L'ÉVÊQUE  D'ORLÉANS

 

MDCCCXLVI

 

PRÉFACE

PREMIÈRE LETTRE A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

§ I. Idée  des INSTITUTIONS LITURGIQUES et de  leur auteur, d'après L'EXAMEN de Monseigneur l'évêque d'Orléans.

§ II. Le livre  des institutions  liturgiques  a-t-il été  pour l'Église de France une occasion de troubles ?

§ III. Inconvénients de la méthode suivie par Monseigneur l'évêque d'Orléans, dans l'Examen des INSTITUTIONS LITURGIQUES.

§ IV. Monseigneur l'évêque d'Orléans est-il fondé à attaquer la définition de la Liturgie donnée dans le livre des INSTITUTIONS LITURGIQUES.

§ V. Les notions de Dom Guéranger sur la Liturgie sont-elles aussi neuves que le soutient Monseigneur l’évêque d'Orléans ?

APPENDICE

 

PRÉFACE

 

Monseigneur l'évêque d'Orléans (1) ayant cru devoir signaler au public mes Institutions liturgiques, comme un livre dangereux et rempli d'erreurs, je me suis senti obligé, par des devoirs de la nature la plus impérieuse, d'entreprendre une nouvelle Défense de cet ouvrage. En conséquence, ayant réduit à plusieurs chefs les griefs que le Prélat m'impute, je me suis mis en mesure de produire sur chacun d'eux la justification convenable.

Dans cette première Lettre, après l'exposé de la controverse et de ses nouveaux incidents, j'entre dans la question doctrinale de la Liturgie, et je me mets en devoir de suivre Monseigneur l'évêque d'Orléans sur le terrain où il m'appelle.

La Lettre suivante traitera principalement de l'autorité de la Liturgie dans les controverses de la foi.

Je discuterai ensuite les questions canoniques soulevées dans l'Examen de mon livre par le Prélat.

Enfin, je répondrai en détail aux reproches que Monseigneur l'évêque d'Orléans a jugé à propos de faire à la partie historique de mon travail.

Ma conscience de catholique, de religieux et de prêtre m'oblige à vaincre plus d'une répugnance, en soutenant cette lutte qui m'est trop souvent personnelle. Le soin que je suis contraint de prendre de ma réputation, à l'endroit de l'orthodoxie, ne me permettait cependant pas d'hésiter.

 

(1) Mgr Fayet. — V. Préface de cette nouvelle édition — T. I — pages LII-LV.

 

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D'autres décideront si j'ai satisfait à mes promesses. Je n'ai pas désiré cette controverse ; j'en abandonne le jugement à ceux qui ont mission et compétence pour prononcer.

Un journal ecclésiastique (1) a annoncé dans ses colonnes que plus de trente de Nosseigneurs les Évêques auraient écrit à Monseigneur l’évêque d'Orléans pour lui dire qu'ils adhéraient à son Examen des Institutions liturgiques. Je ne suis point en mesure de contester directement ce fait ; mais je puis dire que, parmi les Prélats qui ont cru devoir écrire à Monseigneur Fayet, dans cette circonstance, deux (2) ont bien voulu m'écrire à moi-même qu'ils l'avaient fait pour lui exprimer leur déplaisir de la publication de son livre.

Le même journal est allé jusqu'à citer les paroles d'un illustre Cardinal archevêque (3) dont le nom est cher à tous les catholiques, et qui, dans sa lettre à Monseigneur Fayet, eût déclaré qu'il ne peut y avoir qu'une voix pour louer la forme et le fond de ce livre. Son Éminence a daigné me faire savoir directement que, dans cette Lettre, Elle avait simplement exprimé un vœu, en déclarant d'ailleurs expressément qu'Elle n'avait pas encore eu le temps de lire l'ouvrage.

On me permettra ces détails dans une controverse qui intéresse à un si haut degré l'intégrité de ma foi et mon attachement à l'épiscopat, contestés l'un et l'autre par l'auteur de l’ Examen.

 

(1)  L'Ami de la religion. — 22 Janvier 1846.

(2)  Mgr Villecourt, alors évêque de La Rochelle, et Mgr Pansis, alors évêque de Langres.

(3)  Le Cardinal de Bonald, archevêque de Lyon.

 

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PREMIÈRE LETTRE A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

 

MONSEIGNEUR,

 

Après avoir consacré de longues années à l'étude des monuments de la science liturgique, la pensée m'est venue de composer un ouvrage dans lequel fussent résumés, autant qu'il est possible à ma faiblesse, tous les principes et tous les faits de cette science. Je ne me suis point dissimulé les difficultés d'une entreprise qui n'avait encore été tentée par personne ; mais le nombre immense et la gravité des travaux que les savants français et étrangers ont publiés sur diverses branches de la Liturgie, m'encouragèrent à tenter un essai, auquel j'ai cru pouvoir donner le titre peu ambitieux d'Institutions. Après tout, si je succombais sous le poids de la tâche que je m'étais imposée, il n'en résultait, pour tout malheur, qu'un livre de plus à ajouter à la longue liste de ceux qu'un zèle désintéressé a fait entreprendre, et que l'insuffisance de l'auteur l'a contraint d'arrêter. Quoi qu'il  en soit du

 

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résultat final de mes efforts, le courage jusqu'ici ne m'a point abandonné, et, s'il plaît à Dieu, je poursuivrai de mon mieux l'œuvre que j'ai entreprise.

Au premier abord, rien n'eût semblé plus pacifique que l'accomplissement d'un tel dessein. Réduire en corps de doctrine, théorique et pratique, tout ce qui est renfermé dans les bréviaires, missels, rituels, pontificaux, martyrologes et cérémoniaux de l'Église latine; dans  les liturgies, euchologes, archieratichon, typicon, triodion, paracleticon, menées et ménologes de l'Eglise orientale ; décrire et explorer les sacramentaires, cornes,  antiphonaires, responsoriaux, hymnaires, agenda, sacerdotaux, qui ont été la source des recueils liturgiques usités aujourd'hui dans l'Église; réunir autour de ces monuments séculaires les faits d'origines,  les  interprétations traditionnelles, depuis les  Pères de l'Église jusqu'à  Durand, et depuis Durand jusqu'aux derniers liturgistes. Nul travail ne pouvait assurément s'offrir, qui semblât éloigner davantage toute idée de controverse violente ou de discussion passionnée.

Cependant, il n'en a pas été ainsi. A qui devons-nous l'attribuer ? En rendrons-nous responsables les personnes? Je me garderai de le penser et de le dire. La date de la publication des Institutions liturgiques suffit à tout expliquer. Ce livre eût été publié au XVII° siècle, au lieu de l'être au XIX°, il n'eût eu à subir d'autres critiques que celles qui attendent tout ouvrage nouveau, et qui s'exercent uniquement sur sa valeur propre, et sur la méthode suivie par l'auteur. Au XVII° siècle, la France n'avait d'autres livres liturgiques que ceux du reste de l'Occident, et si ses églises se distinguaient par quelques usages particuliers, ces usages étaient antiques, autorisés; leur place était toute naturelle dans l'ensemble des rites sacrés, et leurs éléments d'interprétation faciles à découvrir dans ces mêmes monuments de  la tradition  liturgique,  qui

 

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nous fournissent, de siècle en siècle, l'explication des symboles et des paroles de la Liturgie universelle (1).

Mais depuis qu'un esprit de nouveauté osa, dans le cours du dernier siècle, remplacer par de modernes formules de prière publique les formules séculaires qui remplissaient nos bréviaires, nos missels et nos rituels, de grands embarras attendaient tout écrivain à qui viendrait l'idée de composer, en France, un traité complet de science liturgique. Passerait-il sous silence la teneur énorme de ces livres nouveaux plus volumineux que les anciens ? Son livre demeurait par là même privé de toute utilité pratique. Entreprendrait-il d'expliquer ces systèmes d'office divin inconnus à l'antiquité, et dépourvus de toute confirmation de l'autorité supérieure ? Dès l'abord, il se trouvait arrêté par l'impuissance de justifier par des traditions quelconques mille faits nouveaux, et, qui plus est, contradictoires; car les sept ou huit bréviaires et missels principaux qui se partagent les églises de France détachées de la Liturgie romaine, sont rédigés d'après des principes aussi neufs que différents entre eux. Pour justifier cette dissonance eût-il faussé les maximes générales sur lesquelles reposent toutes les Liturgies antérieures ? Cette méthode n'eût été ni loyale, ni catholique, outre qu'elle eût offert d'insurmontables difficultés.

Restait donc à apprécier le fait liturgique du XVIII° siècle

 

(1) C'est par l'effet d'une distraction qu'on nous a reproché d'avoir suivi, à l'égard des modernes liturgies françaises, une autre méthode que celle qu'ont employée Dora Mabillon, D0m Martène, et les autres Bénédictins français qui ont traité la matière des rites sacrés. On aurait mieux fait de se rappeler que ces savants hommes ont écrit avant l'époque où la Liturgie subit, en France, une transformation qui la dépouilla non seulement des rites et des formules romaines, mais encore des usages locaux, vénérables par leur antiquité, qui avaient été recueillis et expliqués par nos doctes Bénédictins, conjointement avec les Sacramentaires, Responsoriaux, Antiphonaires et Ordres romains.

 

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comme une vaste contradiction à tous les principes reconnus jusqu'ici sur la matière,comme un renversement des traditions les plus respectées durant tous les siècles ; enfin, comme un obstacle au rétablissement de la science liturgique qui s'éteignit en France avec les anciens livres.

Tel est le parti que j'ai cru devoir adopter dans la composition de mes Institutions liturgiques, et je défie tout homme, après avoir parcouru la série des Pères, des écrivains ecclésiastiques et des commentateurs qui ont traité des rites sacrés, après avoir lu attentivement les monuments liturgiques de toutes les Églises, de résoudre autrement le problème.

Mais en prenant un tel parti, je devais bien m'attendre à provoquer au moins de l'étonnement chez quelques-uns de mes lecteurs. L'histoire des changements liturgiques du siècle dernier était si peu familière  au public, que beaucoup de personnes graves considéraient les bréviaires et les missels modernes comme des monuments de l'antiquité, comme un dépôt qui nous venait de l'ancienne Église gallicane.  La cause première de l'innovation, les principes dans lesquels elle fut opérée, les résultats qu'elle a produits, étaient choses sur lesquelles on fermait constamment les yeux,  et la science liturgique n'était bientôt plus aux yeux du grand nombre que l'humble et patiente industrie avec laquelle un pauvre prêtre, par diocèse, est chargé de composer, chaque année, l’Ordo ou le Bref  à l'usage de ses confrères.

Je me trouvai donc dans la nécessité de faire précéder mon grand travail d'une introduction historique, dans laquelle j'étais d'autant plus dans l'obligation d'assigner une large place à l'innovation française du XVIII° siècle que la matière était plus neuve pour le grand nombre de mes lecteurs. Cette œuvre, toute imparfaite qu'elle est, me coûta de sérieux labeurs ; personne ne m'avait précédé dans cette voie, et les matériaux du récit étaient difficiles

 

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à rassembler. Cheminant donc seul, dans cette route non frayée, j'étais sans doute, comme tout homme, exposé à me tromper : le public a été à même de juger si mes adversaires ont pu jusqu'ici se flatter de m'avoir sérieusement pris en défaut.

J'écrivis cette histoire de la Liturgie avec conviction ; et, partant, avec chaleur : je ne saurais m'en repentir. N'ayant jamais écrit une ligne par calcul, par engagement ou par exigence de position, j'ai toujours ignoré les précautions oratoires à l'aide desquelles d'autres cherchent à voiler leur pensée. L'origine des liturgies françaises me semble un fait affligeant, leur permanence me paraît un obstacle à l'unité complète que nous devons tous désirer, et au rétablissement de la science, si négligée, des rites sacrés; je déplore cet état de choses, j'en désire la fin, et je crois faire une bonne action en travaillant à faire partager mes convictions à cet égard. Il ne s'agit point ici d'un système : je n'ai pas l'honneur d'avoir inventé quoi que ce soit. Quand bien même j'eusse gardé le plus profond silence, il n'en serait pas moins vrai que l'Église catholique tend à l'unité liturgique; qu'elle a porté clans ce but de solennels règlements ; que cette unité a existé en France ; qu'elle a été brisée plus tard, sans le concours de l'autorité qui l'avait exigée et maintenue ; que le Jansénisme a été l'auteur principal de l'étonnante révolution qui a produit les nouveaux livres ; que les principes de la science liturgique ne sont pas applicables à ces récentes compositions, dépourvues d'ailleurs de la sanction de l'Église et du Siège apostolique, et rédigées au rebours de tout ce que la tradition nous avait enseigné jusqu'alors sur les principes de la Liturgie.

Telle était la nécessité imposée non seulement à moi, mais à tout écrivain français auquel serait venue la pensée d’écrire à fond sur la Liturgie, et conséquemment d'apprécier la situation que nous a faite, sous ce rapport, le

 

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XVIII° siècle. Mais ici se présentaient deux graves difficultés d'application : comment excuserait-on les prélats qui donnèrent la main à des changements déplorables ? En quel sens déciderait-on la question pratique qui résulte d'une situation aussi irrégulière ? En présence de ces deux problèmes, dont, je l'avoue, le second me semblait plus grave, de toute manière, que le premier ; il me sembla qu'il n'y avait qu'à procéder avec franchise, et je me fis un devoir de me montrer conséquent à des principes qui étaient au-dessus de moi.

Abordant la première difficulté, je racontai les faits et je crus remplir une obligation en signalant comme hérétiques tous les personnages, sans exception, qui s'étaient déclarés notoirement appelants des décisions dogmatiques de l'Église. Quant aux prélats qui favorisèrent l'innovation liturgique ; soit en acceptant des bréviaires et des missels tout faits de la main de rédacteurs connus pour leur opposition aux jugements solennels du Saint-Siège; soit en demandant ces livres à des écrivains soumis aux décisions de l'Eglise, mais peu effrayés de se mettre en opposition formelle avec le droit catholique sur la Liturgie; soit enfin en faisant imprimer, à l'usage de leurs diocèses, ces récentes compositions déjà admises par plusieurs de leurs collègues; je ne dissimulai pas les inconvénients de ces diverses mesures pour l'unité extérieure de l'Eglise considérée dans toutes ses conséquences; mais loin de taxer d'hérésie ces prélats dans leurs personnes, je m'attachai à faire comprendre comment des opérations dont le résultat vient d'être signalé comme très périlleux par le Saint-Siège (1), avaient pu néanmoins devenir possibles sous le régime de prélats irréprochables dans la foi. Les jugements que je portais sur le fait des changements liturgiques étaient malheureusement applicables à tout un en-

 

(1) Bref de S. S. le Pape Grégoire XVI à  Mgr Gousset, archevêque de Rheims, du 6 août 1842. V. ci-dessus, page 235.

 

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semble d'autres faits dont l'histoire ecclésiastique de France, au XVII° et au XVIII° siècles, est remplie ; et je ne sache pas qu'un écrivain qui se respecte et qui tient à la moralité historique ait jamais abordé un pareil sujet avec le parti pris d'excuser toujours et en toutes choses les personnes et les faits. Lorsque mon récit m'amena en présence des grands prélats qui parurent encore à cette époque dégénérée, les cardinaux de Bissy et de Tencin ; les archevêques Fénélon, Languet, Saint-Albin, de Beau-mont, de Juigné ; les évêques Belzunce, de Fumel, la Parisière, de Froullay, de la Mothe d'Orléans, etc., je m'empressai de rendre hommage à leurs vertus et à la dignité de leur caractère. Dans un travail historique d'une nature moins restreinte, un plus grand nombre de noms vénérables se fût présenté sous ma plume, et je ne les eusse pas enregistrés avec moins de bonheur. Quant à l'époque plus récente et tout à fait contemporaine, je m'imposai un silence absolu sur les livres liturgiques publiés par des prélats qui vivaient encore.

Devant le second problème, je gardai une réserve encore plus stricte que celle que j'avais observée sur le premier. Je savais qu'il intéressait au plus haut degré la conscience du clergé, et la question étant d'elle-même aussi complexe que délicate, je crus devoir l'ajourner à la fin de mes Institutions.

J'avais eu si peu l'envie delà soulever que dans plusieurs endroits de mes deux volumes (1), ayant à m'expliquer en passant sur les conséquences pratiques des principes de Liturgie que j'étais à portée de rappeler, j'avais cru pouvoir dire (quoiqu'on ait constamment refusé de m'en tenir

 

(1) V. notamment : Tome I, p. LXXII. —Tome II. pp. XIII-XIV. 227-229. 611-627. — Dom Guéranger s'était encore expliqué à ce sujet, trois ans auparavant, dans sa Lettre à Mgr l'archevêque de Rheims (1843), dans deux passages qu'il reproduisit la même année à la suite de sa Lettre à Mgr l'archevêque de Toulouse. (V. ci-dessus, pp. 226-234.) (N- E.)

 

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compte) que le mouvement de régénération de la Liturgie en France devait être accompli avec lenteur et prudence, et par l'autorité des évêques. M'était-il possible déparier plus clairement ? Et ce langage était-il celui d'un homme qui cherche à mettre le trouble dans les églises ?

En 1843, sur l'honorable consultation d'un de nos plus savants archevêques, j'entrai enfin dans la discussion publique de cette grave question du Droit liturgique que j'avais jusqu'alors évitée. Je publiai ma Lettre à Monseigneur l'archevêque de Rheims sur le Droit de la Liturgie. Les lecteurs sans passion sont à même de juger si les principes que je mis en avant dans la solution du cas de conscience étaient nouveaux ou exagérés. Je profitai de l'occasion pour répéter, avec plus d'insistance encore, les maximes que j'avais inculquées dans mes Institutions sur la nécessité de procéder, dans la réforme liturgique, avec une sage lenteur et un sincère esprit de subordination aux premiers pasteurs.

La même année 1843, Monseigneur l'archevêque de Toulouse fit paraître une brochure intitulée : L'Église de France injustement flétrie dans un livre qui a pour titre : Institutions liturgiques. J'étais accusé dans cet écrit d'avoir voulu flétrir l'Église de France, à propos de la Liturgie, et pour atteindre ce but, d'avoir cité à faux, falsifié des passages, fabriqué des textes, inventé des faits. L'accusation était grave, et comme il m'était facile de m'en disculper par le simple exposé des pièces du procès, je crus qu'il ne m'était pas permis de négliger ma justification. Je publiai donc, l'année suivante, la Défense des Institutions liturgiques, dans laquelle je crois avoir procédé avec une entière sincérité, ne dissimulant aucune des imputations dont on m'avait chargé, et me faisant une loi de répondre constamment par des faits.

Le 1er décembre 1844, Mgr l'évêque de Périgueux donnait un mandement pour rétablir la Liturgie romaine dans

 

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son diocèse. Il était imité, l'année suivante, par Mgr l'évêque de Gap, et en ce moment même, plusieurs autres prélats disposent toutes choses pour un très prochain rétablissement de l'unité romaine de la Liturgie, dans leurs , diocèses. Ainsi le bel exemple donné dès le 15 octobre 1839, par Mgr l'évêque de Langres, est devenu fécond, dans l'Église de France, pour l'édification des fidèles et pour la consolation du Siège apostolique.

Au milieu d'événements d'une portée si supérieure à l'influence d'un livre et d'un auteur, je poursuivais tranquillement la publication des Institutions liturgiques ; oeuvre laborieuse, sans doute, mais affranchie désormais des inconvénients, plus ou moins réels, qu'avait pu présenter l'introduction historique dont j'avais cru devoir la faire précéder. C'est au milieu de ces pacifiques travaux que m'est parvenu le volume que vous donnâtes au public, Monseigneur, dans le cours de décembre dernier, et qui porte le titre d' Examen des Institutions liturgiques. Je me hâtai de prendre lecture d'un livre qui devait m'intéresser à tant de titres, et il ne me fut pas difficile de reconnaître que le résultat de l’Examen, en ce qui dépendait de vous, Monseigneur, était loin d'être favorable et au livre et à l'auteur.

Je pris alors la liberté de vous faire connaître la résolution inspirée par ma conscience de travailler de bonne foi à une nouvelle défense des Institutions liturgiques ; les motifs les plus graves m'en faisaient un devoir. Vous me fîtes alors l'honneur de m'écrire, Monseigneur, que c'était une rétractation, et non une justification, que vous attendiez de moi. J'avoue que cette rétractation me parut prématurée, par la raison qu'il me semblait évident que je pourrais facilement dégager mon livre et ma personne de toutes les imputations dont l'une et l'autre se trouvent être l'objet dans votre Examen.

Mais je répéterai ici, Monseigneur, comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire, que cette controverse n'est qu'un bien

 

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léger incident au milieu des graves préoccupations qu'inspire aujourd'hui au clergé et aux fidèles la situation de l'Église en France. Je ne cherche point d'influence; je n'ai point de parti autour de moi, et j'affirme bien sincèrement, et devant Dieu, que je ne tiens à mon livre que parce que je le crois catholique. Il ne le serait pas, Monseigneur, s'il méritait les inculpations que vous avez lancées contre lui. Or, si mon livre n'était pas catholique, que devrait-on penser de la foi de celui qui l'a écrit ? Il n'est donc pas ici question d'amour-propre d'auteur, ni de mérite littéraire ou scientifique. Quiconque s'avise de publier un livre doit compter sur la critique, juste ou injuste; il n'y a en cela rien de nouveau. Mais quand un enfant de l'Église est attaqué dans sa foi et dans son attachement à l'Église et à sa divine hiérarchie, s'il ne se sent pas coupable, il doit publier sur les toits sa justification. Une rétractation émise, quand il n'y a pas eu erreur, serait un scandale de plus.

Permettez-moi donc, Monseigneur, d'aborder, sans tarder davantage, un sujet qui importe si fort à l'honneur de ma foi et de mon orthodoxie, et de dire à l'Église mes réclamations. Je serai grave, Monseigneur, dans un sujet de si haute gravité, et j'espère n'employer pour ma défense que des armes convenables, dignes à la fois de la cause que je soutiens, et du caractère sacré dont vous avez l'honneur d'être revêtu.

En commençant, je prendrai la liberté d'exposer, d'après vos propres paroles, l'idée que vous vous êtes formée, et que vous avez voulu donner à vos lecteurs, de mon livre et de ma personne. C'est en même temps rendre compte au public des motifs de devoir et de convenance qui m'ont fait prendre la plume. Les personnes qui n'ont pas lu les Institutions liturgiques doivent me considérer comme un homme suspect dans la doctrine, animé d'intentions hostiles contre l'unité; je relève l'accusation avec franchise avant d'y répondre.

 

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§ I. Idée  des INSTITUTIONS LITURGIQUES et de  leur auteur, d'après L'EXAMEN de Monseigneur l'évêque d'Orléans.

 

Si,  dans mon livre, Monseigneur, vous vous  fussiez borné à critiquer le style et la manière de mes écrits, comme cela est permis à tout le monde, je n'aurais  eu garde d'entreprendre une défense  pour de si médiocres intérêts.  Deux  ou  trois phrases d'une rhétorique incorrecte, aggravées peut-être par une erreur de typographie, ne vaudront jamais la peine  d'être défendues, dans une discussion grave. Bien moins encore, perdrai-je le temps à relever celles du même genre qui se rencontrent dans votre écrit :  ces choses-là ne  mènent à rien,  et à mes yeux le  suffrage des personnes que l'on pourrait gagner par de tels moyens n'est  d'aucun poids dans une controverse de faits et de principes. Je fais tout aussi bon marché de l'éloge beaucoup trop  flatteur  que vous  voulez bien faire de mon amour de l'étude, de mes talents vraiment remarquables, de mon style armé pour le combat, et des qualités éminentes  qui peuvent faire de moi un vrai défenseur de l'Eglise (1). Il s'agit  tout simplement de savoir si je suis catholique.

Vous pouviez donc en toute liberté, Monseigneur, dire, par exemple, que contre l'intention de son auteur, l'ANNEE LITURGIQUE que j'ai commencé de publier l'emporte en raideur et en aridité sur les livres de prière jansénistes les plus durs et les plus secs (2), personne n'étant obligé de lire cet ouvrage; que j'ai résolu de faire pratiquer à mes lecteurs  la  sainte vertu de patience (3), ce qui peut tous

 

(1)  Examen des Institutions liturgiques, page XLVI.

(2)  Ibid. page 235.  — (3) Ibid.  page 13o.

 

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les jours arriver à un écrivain, au moment même où il y pense  le moins; que mes longues études  n'ont pas embrassé les premiers éléments de  la  théologie, ce qui sera, sans  doute, mieux démontré  encore par cette Défense;  que je me complais  à faire de  la prose (1), comme si jusqu'à  cette heure mes adversaires avaient pris leur vol vers des régions d'une si haute poésie; que mes assertions finissent par inspirer  une sincère compassion aux gens graves, pendant qu’elles font rire les enfants (2), ce qui est assurément fort éloigné du but que je me suis proposé ; qu'on ne saurait dire si je suis historien  ou poète (3), malgré ma prose obstinée; que néanmoins, on peut charitablement me laisser croire que je fais de l'histoire (4); que je remue les questions moins pour les résoudre que pour les embrouiller (5); que je manque de patriotisme, parce que j'ai peu de goût pour les grosses voix des chantres de certaines cathédrales (6), etc.

Je me résignerais bien  volontiers  à ces  légers  sarcasmes,  et je vous  assure même, Monseigneur, que les efforts que vous avez faits ailleurs pour  me donner une couleur grotesque ne m'ont pas  mis de mauvaise humeur. Je me sens même d'assez bonne  composition pour en rire avec le public. Après tout, je sais qu'il serait par trop sévère d'exiger qu'un grand écrivain, à qui la nature a  départi une  incontestable  souplesse de talent, renonçât à faire  usage de toutes  ses ressources dans un volume de cinq cents pages.  Ainsi, Monseigneur,  tant qu'il vous plaira, appelez-moi le Pape de Solesmes (7) ; peignez-moi dans mon antique Abbaye, transformée par moi en citadelle armée (8), construisant une machine de guerre pour battre en brèche, du haut de mes tours, les

 

(1) Loc. cit., page 3o2. — (2) Ibid. page 3o5. — (3) Ibid. page 455. — (4) Ibid. page 355. — (5) Ibid. page 244. — (6) Ibid. page 163. — (7) Ibid. page 270. — (8) Ibid.  page V.

 

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Liturgies des Églises de France (1); armez-moi aussi d'une longue vue (2); dites que je me porte pour le successeur de saint Grégoire VII, comme abbé de Cluny (3), quoique j'aie dit et que chacun sache que ce grand Pape a été simplement prieur de ce monastère ; montrez-moi attablé à l'auberge de l’Ours-Noir, à Vittemberg (4), et ailleurs priant la Sorbonne de couvrir mes pauvres petits de son égide tutélaire, contre le Pape (5) ; exécutant des procédés de fantasmagorie (6); cherchant à piper les esprits par des sophismes (7) ; enseignant une théologie et un droit canonique qui font très mauvais ménage ensemble, attendu qu'il y a entre eux incompatibilité d'humeur, et que tôt ou tard cela finira par un divorce (8); écrivant un livre tel qu'on ne sait si c'est un traité, une dissertation, une satire ou un roman (9) ; problème qui se trouve résolu plus loin en faveur du roman feuilleton (10), etc.

Toutes ces libertés de style (et je choisis entre mille) n'ont rien qui me choque ; elles ont même l'avantage de rendre un livre d'une plus agréable lecture, et le commun des lecteurs est si peu grave aujourd'hui, qu'on peut quelquefois sentir le besoin de ranimer son attention par quelques traits spirituels et de bon goût. J'en juge par moi-même, peut-être; mais, tout en reconnaissant que des plaisanteries ne sont pas des raisons, et ne sauraient faire avancer une question sérieuse, je n'ai pu m'empêcher de me trouver très égayé du dialogue dans lequel, Monseigneur, vous mettez aux prises un pauvre professeur de séminaire et un curé de campagne, à propos des Institutions liturgiques et de leur auteur, et dans lequel aussi l'un et l'autre disent, en  effet, des choses fort

 

(1) Loc. cit., page 294. — (2) Ibid. page 33;. — (3) Ibid. page XXVIII. — (4) Ibid. page 385. — (3) Ibid. page 264. — (6) Ibid. page 401. — (7) Ibid. page 133. — (8) Ibid. page 276. — (9) Ibid. page 1. — (10) Ibid. page  371.

 

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extraordinaires (1) ; et encore de cet autre dialogue entre un professeur de théologie et ses élèves, auxquels il fait fort agréablement les honneurs de ma personne {2) ; et encore de ce monologue de M. Montagne, mort depuis longues années, que vous évoquez tout exprès pour venir me réfuter, et qui se livre avec tant de bonne volonté à cette tâche, que bientôt vous êtes obligé de dire : J'arrête ici M. Montagne (3).

Il est donc bien entendu, Monseigneur, que je ne me plains pas de ces procédés, que je n'en crains nullement la portée, et que si votre Examen n'eût renfermé contre la cause que je soutiens, et contre mon caractère, que des scurrilités de ce genre, je me serais bien aisément résigné à subir en silence l'effet de votre attaque. Je ne reviendrai plus sur cette manière de poursuivre un livre, et je renonce à faire assaut sur ce terrain. D'ailleurs, Monseigneur, le genre de Pascal, pour être convoité, n'est pas toujours accessible, et n'écrit pas ses petites Lettres qui veut. Nous passerons donc à des détails d'une toute autre portée.

Or, voici, Monseigneur, l'idée que vos lecteurs doivent se former de moi, d'après la partie sérieuse de votre livre. Sur le but que je me suis proposé en écrivant les Institutions liturgiques, vous leur apprenez que les évêques de France ayant, selon moi, dévié dans la foi, je me suis donné comme ayant, à moi seul, la mission de les ramener dans le droit chemin (4), et de les faire rentrer dans l'unité de l'Eglise (5) ; que mon livre est destiné par moi à faire leur éducation religieuse (6) ; que, selon moi encore, ils ne tiennent plus que par un fil au Saint-Siège (7); que je désire les trouver en faute pour avoir droit de les accuser (8), etc.

 

(1) Loc. cit., page 388 et suivantes. — (2) Ibid. page 58 et suivantes. — (3) Ibid. page 22g et suivantes. — (4) Ibid. pages II et III. — (5) Ibid. (6) Ibid. — (7) Ibid. page XI. — (8) Ibid. page 136.

 

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Ces étranges accusations, contredites par tout ce que j'ai écrit jusqu'ici ne vous empêchent pas cependant, Monseigneur, d'avouer que je reconnais à tout moment que jamais on ne vit une plus intime union entre le Saint-Siège et l'épiscopat français, entre les premiers pasteurs et le clergé (1). Mais vous ne m'en faites pas plus de grâce, et après m'avoir attribué un mépris injuste pour les Évêques de France, vous allez bientôt jusqu'à m'imputer de la haine contre eux, et les projets les plus abominables contre l'unité même de l'Eglise de Jésus-Christ. Ainsi vous dites, sérieusement sans doute, Monseigneur, que j'ai déclaré la guerre aux Eglises de France et à leurs premiers pasteurs (2) ; que je lance la foudre de l'excommunication sur plus de cent évêques (3) ; que, levé par moi, le drapeau de l'unité liturgique devient le drapeau de l'insubordination et de la révolte (4); que, depuis la publication de mes livres, l'Eglise de France est agitée comme la mer (5) ; que, sous un air de science et de piété, je couvre le schisme du drapeau de l'unité (6) ; que j'ai publié deux gros volumes pour révolutionner l'Eglise de France (7) ; que mes paroles ont une effrayante conformité avec le langage des factieux et des révolutionnaires de tous les temps et de tous les pays (8) ; que je me sers d'armes empoisonnées (9); etc. Ce qui vous amène tout naturellement, Monseigneur, à ajouter : « L'épiscopat  français, attaqué de toutes parts, résiste encore aux efforts de ses ennemis, et ceux-ci ne manquent que d'un chef ardent et habile pour en finir. Mettez-vous à leur tête, mon Révérend Père, dirigez l'armée sainte (sic) qui marche contre nous ; c'est un beau rôle à jouer (10) ».

 

(1) Introd page XLVI. — (2) Ibid. page V.— (3) Examen, page 442. — (4) Introduction, page XLIV. — (5) Ibid. page XLV. — (6) Examen, page 489. — (7) Ibid. page 22. — (8) Ibid. page 3gg. — (9) Ibid. — (10)  Ibid.  page 361.

 

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Mais ce n'est pas tout. Après  avoir fait  de moi un schismatique, vous ne vous arrêtez pas là, Monseigneur ; vous attaquez jusqu'à ma foi, et j'ai dû m’entendre accuser d'hérésie par votre bouche. Ainsi, non  content de me comparer à Voltaire (1),  de prophétiser en moi un nouvel Arius (2); vous m'attribuez à la fois les doctrines du Presbytérianisme (3), l'erreur des Pauvres de Lyon (4), le système humanitaire (5) ; enfin jusqu'à la solidarité des cours du Collège de France (6). Et pour clore dignement cette incroyable série d'injures dont je n'ai détaché que quelques traits, il vous plaît, Monseigneur de m'appelez à plusieurs reprises un saint Religieux (7), sorte d'ironie qui donnerait à penser que vous professez pour l'état monastique le même respect dont paraîtrait animé envers l'épiscopat un auteur qui, après avoir déversé sur un évêque les plus odieuses imputations, s'amuserait à l'appeler en même temps un saint évêque.

Si votre Examen, Monseigneur, eût été publié par un laïque, par un prêtre même, qui se fût ainsi permis de jeter des nuages sur ce que j'ai de plus sacré, ma foi et mon attachement à l'unité, j'avoue que j'eusse méprisé des accusations que leur violence rend déjà suspectes à tout lecteur non prévenu, n'eût-il pas lu une page des Institutions liturgiques; mais, Monseigneur, vous avez l'honneur d'être évêque; c'est le doigt d'un évêque qui me signale à l'animadversion des fidèles. Quels que soient les motifs qui aient dirigé votre plume, je sens que j'ai un devoir sacré à remplir, avant de vous suivre dans l'examen de mon livre , j'ai à faire ma profession de foi devant l'Église scandalisée, et je supplie tous les pasteurs et tous les fidèles qui liront cet écrit de l'écouter et de la recevoir.

«  En présence du Dieu tout-puissant, et de notre mère

 

(1) Examen. Page  437. — (2) Page 392. — (3) Page  387. — (4) Page 396. —  (5) Page 280.    (6)  Page 64.—(7) Pages 362, 421.

 

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la sainte Eglise catholique, apostolique, romaine, je déclare adhérer de cœur à tous les dogmes proposés à la foi des fidèles de Jésus-Christ par la même sainte Eglise, et anathématiser toutes les hérésies et toutes les erreurs anathématisées par elle, dans le cours des siècles jusqu'aujourd'hui. J'approuve tout ce qu'elle approuve, je condamne tout ce qu'elle condamne, et non seulement je réprouve toutes les erreurs directement proscrites, mais je réprouve encore tous les sentiments nouveaux, hardis ou suspects de témérité, qui n'auraient pas reçu encore la condamnation de la sainte Église, mais seraient en quelque chose suspects dans la foi, ou dans l'ordre de la subordination ecclésiastique.

« De plus, je professe une entière soumission au Saint-Siège apostolique en lequel Jésus-Christ a établi la règle de la foi catholique et le fondement de l'unité pour toute l'Église. Je proteste ne point diviser de ce Saint-Siège apostolique la personne du Pontife qui y est assis, afin de ne pas rendre inutile le mystère de l'unité. Je reconnais dans les évêques institués par l'autorité du Pontife romain et demeurant en communion avec lui le pouvoir de régir les Églises qu'il leur a confiées, sauf les réserves apostoliques, et pour les fidèles, clercs et laïques, l'obligation de leur  rendre  une véritable obéissance.

« Enfin, je désavoue et rétracte bien volontiers tout ce que j'aurais écrit de contraire à la présente profession de foi. C'est dans cette foi que, par la grâce de Dieu, j'espère vivre et mourir. »

 

§ II. Le livre  des institutions  liturgiques  a-t-il été  pour l'Église de France une occasion de troubles ?

 

Il arrive quelquefois que des abus enracinés par une longue possession deviennent l'occasion d'agitations

 

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violentes, lorsqu'il s'agit de les extirper. L'histoire ecclésiastique est remplie d'exemples qui déposent de ce fait, et plus d'une fois, on a été à même de déplorer certains effets de la précipitation, ou de l'inexpérience, qui aggravent le mal au lieu de le guérir. L'esprit de l'Eglise est donc de procéder dans de semblables occurrences par un esprit de discrétion qui n'a rien de commun avec la faiblesse.

Si telle est la conduite de ceux auxquels appartiennent le droit et le devoir d'opérer les réformes dans l'Église, qu'elle ne doit pas être la modération de ceux qui croient devoir publier des livres dans le sens de ces réformes ! Autant ils doivent être fermes sur les principes et sur les faits, autant ils doivent se garder de provoquer des mouvements indiscrets qui pourraient de près ou de loin favoriser l'anarchie. Je crois, Monseigneur, avoir eu ces maximes devant les yeux, en écrivant sur la liturgie. Relisez les passages des Institutions et de la Lettre à Monseigneur l'archevêque de Rheims que j'ai rappelés dans ma Défense (1), et peut-être cesserez-vous de m'accuser de prêcher la révolte et l'insurrection.

Je sais bien que vous avez attaqué jusqu'à la légitimité de l'existence de mon livre, en me reprochant de n'avoir écrit que pour faire l’éducation religieuse des évêques (2). Vous vous êtes égayé fort spirituellement sur les professeurs bénévoles, et sur le préceptorat que, selon vous, je m'arroge à l'égard des premiers pasteurs. Ces sarcasmes tombent plus ou moins à propos ; mais je vais tout de suite au fond. Votre pensée visible est que je ne devais pas écrire un livre dont le résultat pourrait être de faire désirer au clergé et aux fidèles des changements qui dépendent de la volonté des évêques.

A cela je répondrai  deux choses : premièrement, en

 

(1)  V. ci-dessus pages 226 — 233 et 251 (note).

(2)  Introduction, page III.

 

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exprimant le vœu de voir ces changements s'opérer, en exposant la nécessité de s'en occuper, j'ai fait remarquer à mes lecteurs que la bonne volonté de nos prélats rencontrerait des difficultés dans l'exécution, à raison de certains obstacles matériels d'une nature impérieuse, et qui ne peuvent disparaître qu'avec le temps.

En second lieu, je dirai que si la prétention de vouloir faire l'éducation religieuse des évêques doit être attribuée à tout écrivain non évêque qui vient à traiter des matières de pratique épiscopale, tous les prêtres désormais devront renoncer à écrire non seulement sur le droit canonique, parce que les évêques sont chargés d'office de l'appliquer ; mais encore sur le dogme, parce qu'ils sont chargés de l'enseigner et d'en conserver le dépôt; sur la morale, parce que c'est à eux de l'expliquer au peuple dont ils sont les pasteurs. Cette maxime a cependant été mise en avant, et je sais un diocèse où on avait songé à interdire toute publication, en matière religieuse, aux ecclésiastiques, sans la permission préalable de l'évêque. Et n'avons-nous pas entendu mettre en question si les laïques pouvaient prendre publiquement la défense de l'Église ?

Certes, quand il s'agit de l'Ecriture sainte, des versions nouvelles, des commentaires à publier sur ce texte divin, rien de plus sage que la disposition souveraine du saint concile de Trente qui soumet tous les travaux de cette nature à la censure préalable de l'Évêque. Le texte sacré est la propriété de l'Église entière; il n'est pas possible d'y rien ajouter, ni d'en rien retrancher. L'interprétation de cette divine parole appartient à l'Église seule; son texte doit demeurer sous la surveillance exclusive des évêques qui en doivent compte à leur troupeau et à toute l'Église. C'est donc dans l'intérêt de la foi que des limites ont été opposées au zèle des prêtres et des laïques qui veulent livrer au public le résultat de leurs études sur la parole de Dieu.

 

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Mais s'agit-il de traiter des diverses sciences ecclésiastiques, il est inouï qu'on ait prétendu que l'écrivain qui publie des travaux  sur de telles matières, méritât d'être accusé d'entreprendre sur le droit des évêques, et de se poser pour leur donner des leçons. Assurément, quand l'autorité sacrée de l'épiscopat brille dans  l'auteur d'un livre de science ecclésiastique, ce livre acquiert dès lors une gravité toute particulière; ainsi aimons-nous à vénérer la qualité de Pontifes dans les Grégoire, les Athanase, les Chrysostôme, les Augustin, les Bonaventure ; mais la doctrine de vie n'est pas moins sûre, ni moins lumineuse dans les Jérôme, les Bernard, et les Thomas d'Aquin. Depuis l'époque des Docteurs de l'Église jusqu'aujourd'hui, le vaste champ de la science ecclésiastique a été cultivé par de savants hommes en lesquels l'orthodoxie a brillé autant que l'érudition : la majeure partie de ces écrivains appartient au clergé du second ordre; mais je ne sache pas que Bossuet ait jamais rougi d'emprunter à leurs lumières sur la controverse, ni que Benoît XIV ait cru abdiquer la majesté de son trône, en interrogeant  tant de savants canonistes du second ordre sur la manière dont il devait non  seulement gouverner l'Église de  Bologne comme archevêque,  mais aussi régir l'Eglise universelle comme Souverain Pontife.

Ces principes généraux, Monseigneur, sont applicables à tout écrivain catholique, et je ne sais pas pourquoi le dernier des prêtres n'en réclamerait pas sa part. Au reste, si j'ai cru pouvoir, à mon tour, écrire sur la liturgie après tant et de si illustres prêtres, les Mabillon, les Le Brun, les Zaccaria, et cette innombrable nuée de liturgistes, je me suis fait un devoir, dès qu'il s'est agi de la question pratique, d'en remettre exclusivement l'application à la prudence de nos prélats. Déjà plusieurs archevêques et plusieurs évêques de l'Église de France, loin de se tenir pour offensés de mes conclusions, s'étaient donné

 

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la peine de m'écrire pour me témoigner leurs sympathies et leurs encouragements. Depuis la publication de votre Examen, Monseigneur, d'autres prélats que je n'en avais pas sollicités, ont bien voulu m'adresser les témoignages de leur honorable intérêt; je les en remercie du fond de mon cœur ; tout mon désir est de me rendre digne de leur confiance.

Certes, Monseigneur, vous avez surpris plus d'un de vos lecteurs, quand vous avez cru devoir affirmer au public que depuis l'apparition des Institutions liturgiques, l'Église de France était agitée comme la mer. Mais où sont donc les traces de cette tumultueuse agitation ? Qui jamais, jusqu'à cette heure, eût soupçonné que ce livre eût pu avoir une telle portée ? Quelques brochures, quelques articles de journaux paraissant les uns et les autres à longs intervalles; quelques demandes respectueuses adressées par un ou deux chapitres à leurs évêques ; quelques désirs émis avec la plus grande mesure pour solliciter un changement dans les livres liturgiques ; voilà tout. Dans de rares localités, il sera peut-être arrivé que deux ou trois prêtres auront été indiscrets dans leurs démonstrations ; mais de bonne foi, l'Église de France s'en est-elle aperçue ? Plût à Dieu que nous n'eussions point d'autres scandales à déplorer pour le présent, ou à craindre pour l'avenir ! Les prêtres auxquels le joug de l'obéissance sacerdotale est incommode ne comptent pas pour l'ordinaire parmi ceux qui aspirent à prolonger les instants qu'ils donnent au service divin. Us trouvent suffisante la somme de prières qui leur est imposée par le bréviaire diocésain, et sont peu jaloux de la voir s'accroître.

Cette controverse tout ecclésiastique a occupé surtout les hommes graves et qui s'intéressent aux matières de science religieuse. On a pu se prononcer dans un sens ou dans un autre ; mais, pour ma part, je puis dire que, sans être plus étranger qu'un autre aux relations qui peuvent

 

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mettre à même d'apprécier la situation, je n'ai rien découvert qui ressemblât le moins du monde à une agitation, et qui sortît des limites d'une discussion tout individuelle. J'ai eu l'honneur de vous l'écrire, Monseigneur, mon livre ne méritait pas tant de bruit, et il pourrait se faire que, si l'importance des questions qu'il a soulevées est destinée à grandir, ce résultat dût être justement attribué au fait de votre attaque contre les Institutions liturgiques.

Vous dites, Monseigneur, que le drapeau de l'imité liturgique est un drapeau de révolte; mais, de grâce, où voyez-vous un drapeau dans tout ceci ? Le clergé a-t-il donc formé des mouvements menaçants pour la subordination cléricale, sous le prétexte de la Liturgie romaine ? Pourrait-on citer un seul diocèse dans lequel ce scandale soit arrivé ? Les prêtres qui s'occupent de cette question ne sont-ils pas évidemment en minorité dans l'Église de France ? Parmi eux, ceux qui désirent la Liturgie romaine ne sont-ils pas encore les moins nombreux ? Et au sein de cette minorité, les plus zélés, pour l'ordinaire, que font-ils autre chose que former des vœux, que demander à celui qui seul tient les cœurs dans sa main et sait aplanir les obstacles, le retour à cette belle et salutaire unité dont la France ne s'écarta que dans des jours mauvais, et au milieu de perfides influences ?

Or, ces prêtres, non moins soumis à l'épiscopat qu'obéissants au Saint-Siège, ces hommes de paix et de charité qui n'ont su que prier et exhorter leurs confrères à faire de même, vous avez eu le courage, Monseigneur, de les poursuivre de vos sarcasmes. Vous ne vous êtes pas contenté de dire qu'ils forment une secte qui poursuit les évêques de ses complaintes (1); vous avez cherché à déverser le ridicule et l'odieux sur les manifestations de leur

 

(1) Examen, page 484.

 

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humble attachement à l'unité. Rappelez-vous vos paroles, Monseigneur ; peut-être qu'un jour vous regretterez de les avoir écrites. Je les relève ici avec d'autant plus de liberté qu'elles ne m'atteignent qu'indirectement:

« Ceux-ci se tournent vers la prière, ils font des neuvaines pour la conversion des évêques ; et afin que la grâce les ramène au Bréviaire romain, ils écrivent de touchantes homélies à l'adresse des premiers pasteurs, et ils les conjurent, avec larmes, de rentrer dans la communion et le giron de l'Eglise universelle; et pour triompher de l'endurcissement des plus aveugles, ils dédient leurs livres à l’ Immaculée Conception de la Sainte Vierge. Et ces pieuses scènes se jouent en plein vent, et elles sont gravement répétées par les échos de la publicité! Quelle est donc cette nouvelle secte de zélateurs moitié rusés, moitié fanatiques, qui vient souffler la discorde sur nos églises (1) ? »

Oh! Monseigneur, comment n'avez-vous pas senti que la  prière est toujours respectable, et que les cœurs d'où elle s'épanche ne sont pas des cœurs glacés! En ce siècle où l'on peut tout dire et tout oser, vous vous plaignez que l'on fasse des neuvaines pour obtenir ce qu'on désire ! Le nom de Marie, le glorieux mystère de sa Conception immaculée, invoqués pour obtenir ce qu'on estime une grâce, tout cela n'est pour vous qu'une pieuse scène jouée en plein vent.

Mais, Monseigneur, nous ne sommes pas même obligés de recourir à la bonne foi comme au seul moyen d'expliquer les prières, les neuvaines et les vœux â Marie pour le retour de la France à la Liturgie romaine. Cet heureux retour ne serait-il pas une grâce signalée pour notre Église? Or, s'il en est ainsi, n'y a-t-il pas lieu de déplorer amèrement le ridicule que vous vous efforcez de jeter sur

 

(1) Page 392

 

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les œuvres de piété accomplies pour l'obtenir du Père des miséricordes. Après tout, de quoi s'agit-il donc? De remplacer par la prière universelle imposée à toutes les églises par le Siège apostolique, au nom du saint concile de Trente, des prières modernes, d'une autorité si inférieure, et dont la plus grande partie a été rédigée et compilée par des ennemis de notre foi; de remplir un désir cher au cœur de Grégoire XVI; de faire cesser ce que, dans son bref à Monseigneur l'archevêque de Rheims, ce Pontife ne craint pas d'appeler un très grand péril; de resserrer un des principaux liens des églises particulières avec l'Église romaine; de rendre plus touchante encore et plus visible la Communion des Saints; de retrancher aux simples fidèles une occasion de scandale, en faisant disparaître une variété et une mobilité de rites qu'ils ne peuvent concilier avec l'idée qu'ils se forment de l'Église, leur mère. Et vous ne pensez pas, Monseigneur, qu'une telle grâce vaille la peine d'être demandée à Dieu, même par des neuvaines, même au nom de celle qui est le Secours des chrétiens ! Et vous ne voyez dans tout cela qu'une secte de délateurs moitié rusés, moitié fanatiques, qui vient souffler la discorde sur nos églises! Franchement, à la lecture de semblables pages, il faut convenir que la passion peut entraîner quelquefois bien loin.

Encore un mot, au nom de la justice, Monseigneur. Où avez-vous vu qu'on ait demandé à Dieu la conversion des évêques ? Sans doute, saint Charles Borromée, saint François de Sales désiraient qu'on priât pour leur conversion, et croyaient humblement en avoir besoin ; mais je sais que cette manière de parler pourrait être inconvenante : je ne la défends donc pas. Qui donc l'a employée ? Où l'a-t-on découverte ? Le vénérable curé de Rennes (1), dont

 

(1) M. Joseph Meslé, alors curé de la cathédrale de Rennes (depuis, l'église Notre-Dame), publia trois opuscules sur la question liturgique : I° Observations sur le retour à la liturgie romaine, suivies de la bulle Auctorem fidei. (1 Avril 1843. — II° Examen respectueux, pacifique et religieux, des objections et représentations contre le retour au bréviaire et missels romains. (29 Sept. 1843). — III° Second examen respectueux, pacifique et religieux des objections, etc. (1 Mai 1844). — (N. E.)

 

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les opuscules si remplis de charité et du plus sincère respect pour l'autorité épiscopale ont été accueillis avec tant de faveur, a-t-il représenté nos Évêques comme exposés au péril de leur salut, par le seul fait qu'ils ne rétablissaient pas immédiatement la Liturgie romaine ? Parce que, dans sa piété, il a remis au pouvoir si doux et si fort de Marie immaculée l'accomplissement de ses désirs, qui sont ceux du Pontife romain, a-t-il cessé d'exhorter le clergé à s'en rapporter sur la réforme de la Liturgie à la sagesse, à la prudence, à l'inviolable fidélité de nos évêques envers celui qui est leur frère par le caractère, mais aussi leur chef par la dignité et la puissance ? Où les a-t-il conjurés de rentrer dans la communion et le giron de l’Église universelle, comme si toute infraction des règles canoniques avait pour résultat de faire sortir ceux qui se la permettraient de la communion de l'Église? Telle est cependant, Monseigneur, l'idée que concevront, à la lecture de votre livre, ceux qui n'ont point sous les yeux les diverses publications auxquelles vous faites allusion.

Mais, Monseigneur, en poursuivant ainsi comme des révolutionnaires les prêtres qui travaillent, sauf l'obéissance aux premiers pasteurs, à préparer le retour de l'Église de France à la prière de l'Église romaine, comment n'avez-vous pas vu que vos paroles attaquaient ceux de vos collègues dans l'épiscopat qui se sont déjà trouvés en mesure de suivre le glorieux exemple de Monseigneur l'évêque de Langres, proposé à l'imitation de tous par le Souverain Pontife lui-même ? Relisons ces paroles de Monseigneur l'évêque de Périgueux :

« Saintement jaloux de la gloire de notre épouse, nous

 

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désirions depuis longtemps lui rendre son antique splen-deur, en lui rendant une unité qui fera sa force et sa vie. L'unité romaine a souri à notre cœur d'évêque, en nous rappelant les vœux, les craintes et les espérances exprimées par le Prince des Pasteurs, dans sa lettre à notre illustre prédécesseur immédiat. Les vœux du successeur de Pierre seront accomplis, ses craintes dissipées et ses espérances réalisées dans ce beau diocèse qu'il a confié à notre sollicitude pastorale.

« Rallions-nous toujours à ce trône de Pierre qui ne croulera pas, d'après la parole de Jésus-Christ lui-même. Dans un siècle surtout où tous les efforts tendent avec une habileté si acharnée à diviser pour détruire, enlaçons-nous plus fortement que jamais à cet arbre mystérieux de l'Église, que les tempêtes pourront agiter, mais qu'elles ne. renverseront pas. Plus une branche est près du tronc, plus elle a de force et de vie (1). »

Monseigneur l’évêque de Gap s'exprime d'une manière non moins éloquente : « C'est pour nous fortifier davantage au milieu des tempêtes que soulève plus violentes que jamais le vent des variations humaines; c'est pour nous conformer aux bulles si pressantes de plusieurs saints Pontifes, et donner un éclatant témoignage de notre attachement au Saint-Siège; c'est pour obéir à la voix de notre conscience d'évêque, que nous avons cru devoir resserrer encore les liens déjà si étroits qui attachent l'antique Église de Gap à l'Église mère et maîtresse, en lui rendant cette forme liturgique dont elle fut dépouillée en 1764, malgré les hautes et unanimes réclamations du chapitre de sa cathédrale et de tout son clergé.

 

(1) Mandement de Mgr l’évêque de Périgueux au sujet du rétablissement de la Liturgie romaine dans son diocèse. Pages 4 et 6.

 

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« Dans un siècle, Messieurs, où l'impiété cherche à diviser pour détruire ensuite, attachons-nous plus étroitement à cette pierre, à ce roc contre lequel les vents se déchaîneront, il est vrai; que les torrents viendront battre avec fureur, que les vagues amoncelées voudront couvrir, mais qui, inébranlable sur sa base immortelle, bravera leurs vains efforts. Unis par la foi, rallions-nous encore par l'unité des formes à cette Église, seule indéfectible. Les moments sont graves, les temps mauvais; déjà nous sommes remués, et peut-être le serons-nous plus profondément encore. L'unité seule, acceptée dans toutes ses applications, fera notre force, assurera notre triomphe et nous préservera de ces fluctuations, de ces divergences trop communes à l'esprit humain, qui souvent viennent déparer l'ordre parfait et la merveilleuse beauté de l'Église de Dieu (1). »

Et il ne nous serait pas permis, Monseigneur, de nous associer, nous, prêtres de Jésus-Christ et de son Église, à des sentiments si purs et si catholiques! et nous ne pourrions parler et écrire dans le même sens, qu'au risque d'encourir le reproche incroyable de vouloir planter un drapeau contre l'unité de l'Église! Non, Monseigneur, personne ne le croira. Il viendra un temps où l'évidence frappera les yeux de tout le monde, où l'injustice et la violence même des attaques témoigneront en faveur de ceux qu'on poursuit avec si peu de raison. Alors, on lira avec plus d'étonnement encore qu'aujourd'hui cette prédiction dont vous faites suivre vos invectives contre les prières, les neuvaines et les invocations adressées à Marie immaculée pour obtenir le retour à la Liturgie romaine. On se demandera comment il vous fut possible d'ajouter ces lignes : « A tous ces caractères de mépris pour l'autorité

 

(1) Mandement de Mgr l’évêque de Gap, au sujet du rétablissement de la Liturgie romaine dans son diocèse. Pages 3 et 10.

 

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épiscopale, de blâme pour ses œuvres, et d'une pitié insultante pour son ignorance et sa mauvaise volonté, ne devine-t-on pas la prochaine apparition de quelque nouvel Arius brisant tous les liens de la hiérarchie sacrée, violant Tordre et l'unité du sacerdoce, au nom de l'inviolabilité de la liturgie (1) ? »

Je ne forme peut-être pas un jugement téméraire, Monseigneur, en pensant que c'est moi-même à qui vous attribuez le rôle futur de ce nouvel Arius; je puis toujours bien supposer que, dans votre pensée, j'en suis tout au moins le précurseur. L'injure est, assurément, trop forte pour ne pas dépasser son but; je n'ai donc garde de récriminer. J'aime mieux relever ici une autre insinuation, un peu moins odieuse, peut-être, mais tout aussi inattendue que celle que je viens de rappeler. Selon vous, Monseigneur, en publiant mon livre, j'aurais eu une pensée secrète (2), et mon intention serait, selon vous encore, d’ ébranler l'Église, afin de me donner ensuite la gloire de la relever de mes propres mains (3). Le plan serait, en effet, non moins étrange que criminel; mais, de bonne foi, Monseigneur, qui pourrait jamais être assez fou pour se persuader qu'il ne dépend que de lui d'ébranler l’Église, pour la rebâtir ensuite à volonté ? Je ne parle pas de la perversité d'un tel dessein; il serait digne de Satan ; mais quelles traces de si grande perversité, ou tout au moins de si complète aliénation mentale avez-vous découvertes en moi, Monseigneur, pour m'attribuer d'aussi étranges idées? Il n'y a qu'une vérité dans tout cela, c'est que l’Église n'est point ébranlée, c'est qu'elle n'est point agitée comme la mer, c'est qu'elle est au-dessus de l'influence que peut exercer un livre, quel qu'il soit.

Parce que j'aurai raconté et prouvé par les faits l'origine

 

(1)  Examen, page 392.

(2)  Examen, page 397.

(3) Ibid. 489.

 

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malheureuse de notre situation liturgique, ses  inconvénients pour la doctrine et pour l'unité,  j'aurai ébranlé l'Église de Dieu? Non! Monseigneur, elle est trop ferme, cette Église bâtie sur la pierre, pour avoir rien à craindre des écrits d'un homme, quel qu'il soit. Grâce à Dieu, la religion en France ne tient pas aux nouveaux bréviaires et missels, et la conduite d'un grand nombre d'évêques français du XVIII° siècle peut être  blâmée sur un point, sans que l'autorité de ceux qui régissent aujourd'hui nos églises, fussent-ils contraints, par des circonstances indépendantes de leur volonté, à maintenir provisoirement un ordre de choses jugé très périlleux par le Siège apostolique; sans que leur conduite, dis-je, doive cesser d'être appréciée par le clergé et les fidèles, comme le résultat d'une prudence vraiment pastorale. Aussi, est-ce en vain que l'on regarde autour de soi pour découvrir les schismes, les  actes d'insubordination, le drapeau de révolte dont vous parlez d'un bout à l'autre de votre livre, Monseigneur.  Tout  est  tranquille, tout  est dans l'ordre;  les évêques qui jugent que le moment est venu d'accomplir le désir du Souverain Pontife mettent la main à ce grand œuvre; ceux de leurs collègues qui pensent que le moment n'est pas arrivé pour eux leur applaudissent; les prêtres se livrent avec plus de zèle à l'étude des rites sacrés; des prières sont offertes à Dieu et à la très-sainte Vierge, pour l'heureuse  consommation de cette pieuse  et pacifique réforme.  L'Église n'a donc point besoin d'être relevée; car elle n'a pas souffert même un ébranlement.

Mais on a dit : « Pourquoi s'occuper de la Liturgie, quand nous avons tant d'ennemis à combattre? Les dangers de l'Église ne sont pas de ce côté, et c'est un mauvais soldat que celui qui s'obstine à combattre là où sont les moindres périls, abandonnant ainsi le champ de bataille, pour tenter des exploits isolés et sans portée. »

 

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A cela j'ai répondu déjà dans mon livre et dans sa Défense, en démontrant l'importance de la Liturgie, et de l'unité dans la Liturgie; j'y reviendrai encore. Mais assurément, je ne dirai jamais rien de plus fort, surtout rien d'aussi imposant que ces belles paroles par lesquelles Monseigneur l'évêque de Périgueux termine son Mandement sur le rétablissement de la Liturgie romaine.

« Un clergé tendrement uni à son évêque, étroitement uni lui-même à la chaire pontificale, c'est la forteresse inexpugnable, c'est l'armée rangée en bataille dont parlent nos livres saints. Elle se lève et marche comme un seul homme, toujours invincible, puisqu'elle n'a qu'un cœur et qu'une âme. Les amis de l'Église édifiés, fortifiés, s'en glorifieront, et ses ennemis humiliés nous respecteront (1). »

Non, rien n'émeut davantage le cœur du fidèle que le spectacle de l'unité dans l'Église, de cette unité qui n'offre pas d'exceptions, et qui rend visible le don sublime de la Catholicité. Or, une des manifestations de cette catholicité qui frappe le plus les fidèles, c'est l'unité dans les formes du culte divin; comme aussi rien ne leur paraît plus inexplicable que cette variété qui les contraint à changer de livres d'offices d'un diocèse à l'autre. Quand la France sera rentrée sous les lois de la Liturgie romaine, ils ne se demanderont plus pourquoi, non seulement dans un même royaume, mais dans une même province ecclésiastique où l'on professe la même foi, on n'a pu s'accorder encore sur les mêmes manifestations de cette même foi, pourquoi l'Église de France cherche encore un Bréviaire et un Missel, quand, depuis si longtemps, toutes les autres églises l'ont trouvé.

Si cette unité est destinée à faire l’ édification, la force et la gloire des enfants de l'Église, elle fera aussi, comme

 

(1) Page 7.

 

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le dit le pieux Prélat que je viens de citer, l’humiliation des ennemis de cette même Église, et les contraindra de la respecter. N'est-il pas évident que nos variations dans le culte divin sont un triomphe pour ceux qui sont jaloux de notre foi ? Ne fournissent-elles pas des motifs à leur espérance de posséder comme un héritage le sanctuaire de Dieu (1) ? N'ont-ils pas conçu le projet d'emprisonner dans une prière nationale cette Église qui, n'ayant point d'autre foi, d'autre espérance, d'autre hiérarchie, d'autre centre divin que toutes les autres, a le droit et le besoin d'appeler le jour où tous les ministres du Seigneur pourront répéter entre eux ces belles paroles de Monseigneur l'évêque de Gap :

« Ainsi, frères chéris, nous entrerons véritablement en communion de prières avec l'Église catholique. Chaque jour elles monteront vers le ciel, ces prières, unies et mêlées avec celles du chef des pasteurs, avec celles de tant de saints prêtres, de tant de fervents religieux, de tant de courageux missionnaires qui, de tous les points de l'univers, ne forment qu'un seul chœur d'invocations, de louanges, de cantiques et d'actions de grâces. Quelle consolante pensée pour votre religion et votre foi (2) ! »

De pareils avantages valent assurément la peine d'être achetés au prix de quelques labeurs, et même de quelques persécutions : mais on ne parviendra pas à faire croire au clergé que tout est perdu par cela seul qu'un plus vif intérêt s'attache aux questions liturgiques, et que la polémique religieuse, toujours si utile, s'est chargée d'en faire jaillir la lumière. Rien n'est, rien ne sera compromis dans ces luttes théologiques, canoniques et historiques ; elles seront tout simplement un indice du mouvement des études

 

(1)  Psalm. LXXXII.  13.

(2)  Page 9.

 

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cléricales. On les joindra, dans l'histoire, à tant d'autres qui ont eu lieu, aux siècles précédents, et qui ont servi à former un si grand nombre d'hommes doctes et graves, sans aucun préjudice pour la doctrine, ni pour l'unité. Que si quelques personnes, faute de connaître assez l'histoire de la science ecclésiastique, prenaient l'alarme sur ces débats, et s'en exagéraient la portée, ils trouveront la solution de leurs inquiétudes dans ces remarquables paroles de Monseigneur l'évêque de Langres :

« Ce serait se méprendre étrangement que de vouloir, aujourd'hui, appeler et concentrer toutes les forces de l'Église dans les débats, et surtout dans les questions personnelles, qui ont récemment éclaté à l'occasion d'un ouvrage sur la Liturgie. Oh ! non, ni les évêques, ni les prêtres, ni même les pieux fidèles, ne sont assez aveugles pour croire que ce que l'Église a le plus à craindre en France, en ce moment, se  trouve renfermé dans quelques volumes où l'on disserte sur la valeur relative des bréviaires et des missels en usage parmi nous.

« Qu'on signale les torts de l'auteur, s'il en a eu ; qu'on déplore  les abus partiels qui ont pu être faits de ses paroles, nous le comprenons ; mais ne plus jeter le cri d'alarme que de ce côté, c'est tromper l'armée sainte ; car l'ennemi n'est pas là. Nous avons dit ailleurs où il se trouve, nous avons signalé sa marche et ses tendances, nous l'avons montré corrompant tout par l'enseignement, envahissant  tout  par l'administration. Nous conjurons les défenseurs de la vérité de ne pas prendre le change et de tourner toujours tous leurs efforts sur ce double point.

« Que résulte-t-il donc aujourd'hui de tout ce qui s'est dit et de tout ce qui s'est passé au sujet de la Liturgie en France depuis quelque temps ? Il n'en résulte que deux faits certains, mais déjà très précieux : le premier, c'est que l'attention publique est complètement  éveillée, et

 

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les études sérieusement dirigées vers la science liturgique, abandonnée en France depuis longtemps. Le second, c'est que la propagation de la Liturgie parisienne est arrêtée, et que le mouvement de retour à la Liturgie romaine la remplace. A nos yeux, ce double fait est d'une grande importance, parce que surtout il est d'un grand avenir. »

« Le plus difficile était de remettre en faveur des études discréditées, et défaire réfléchir sur des habitudes dominantes ; or, voilà ce qui est obtenu. D'une part, un point d'arrêt est mis à certaine propagande, et cela nous paraît définitif ; de l'autre, le travail de régénération est commencé, et certainement il se poursuivra (1). »

 

§ III. Inconvénients de la méthode suivie par Monseigneur l'évêque d'Orléans, dans l'Examen des INSTITUTIONS LITURGIQUES.

 

Les détails que j'ai été contraint de relater dans les deux paragraphes précédents, sont de nature à convaincre le lecteur que l'impartialité n'a pas présidé à l'Examen que vous avez cru devoir faire, Monseigneur, du livre des Institutions liturgiques, et c'est un grave inconvénient dans une discussion de cette nature. En faisant cette remarque, je n'entends pas le moins du monde me plaindre de la vigueur, de la véhémence avec laquelle vous m'avez attaqué. Si j'ai accepté de bonne grâce les plaisanteries dont le livre est semé, les invectives et les sarcasmes qui s'y succèdent sans interruption, pourvu, cependant, que les uns et les autres n'aient pas pour but de mettre en

 

(1) De la question liturgique, par Mgr Parfois, év. de Langres. (Janvier 1846) —pp. 44 et suiv.

 

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suspicion ma foi et mon attachement à l'unité ; si, dis-je, je me suis montré d'aussi bonne composition, je n'ai garde de trouver mauvais que votre conscience, Monseigneur, alarmée des résultats d'un livre qu'elle estime dangereux, se soit exprimée avec énergie, et que l'invective se soit rencontrée de temps en temps sous votre plume. Puisque vous m'avez pris pour un hérétique et pour un schisma-tique, je trouve tout simple que vous m'ayez poursuivi sur le ton que les saints Docteurs ont presque constamment gardé dans la lutte contre les ennemis de la foi et de l'unité.

Mais, Monseigneur, pour être véhément, on n'est pas dispensé d'être juste, même à l'égard des hérétiques et des schismatiques, et vous n'avez pas été juste dans l'Examen démon livre. Cet Examen donne une tout autre idée des Institutions liturgiques que celle qu'on est à même de puiser dans la lecture du livre lui-même, et il y a tout lieu de craindre que le zèle ne vous ait entraîné au delà des bornes.

D'abord, en thèse générale, Monseigneur, ayant à faire la critique d'un livre écrit par un catholique, religieux et prêtre, l'équité, la charité demandaient que vous voulussiez bien prendre acte des intentions catholiques de l'auteur, et ne pas forcer ses expressions jusqu'à en tirer des conséquences qui iraient tout simplement à faire de lui un homme pervers et sans foi. Vous aviez pourtant reconnu expressément le danger et l'injustice de cette manière de torturer les paroles d'autrui, quand vous disiez, dans votre Examen même, « qu'il n'y a pas de texte si clair qui ne puisse être obscurci par le raisonnement, et que celui-là connaissait bien la faiblesse de l'esprit humain qui ne demandait à un homme que quatre lignes insignifiantes écrites de sa main, pour y trouver un sens capable de le faire pendre (1). »

 

(1) Examen, page 481.

 

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C'est là une si grande vérité, Monseigneur, que la sainte Église romaine, la colonne immuable de la vérité, dans l'exercice du ministère si important pour toute l'Église, de juger et de censurer les livres déférés à son suprême tribunal, craignant par dessus tout de blesser la justice ou la charité, s'est fait une loi d'observer les plus minutieuses précautions. Elle dit aux censeurs qui préparent le jugement pontifical :

« Nous vous avertissons de bien comprendre qu'il est impossible de porter sur le sens d'un auteur un jugement qui soit juste, si on n'a pas lu son livre en entier ; si l'on n'a pas comparé ensemble les divers passages qui se trouvent en différents endroits du livre. Il faut reconnaître aussi le but général que s'est proposé l'auteur; et ne pas prononcer sur une ou deux propositions isolées du texte, ou considérées et appréciées à part des autres qui sont contenues dans le même livre. En effet, il arrive souvent que des choses qui sont données par l'auteur, en passant et d'une manière obscure, dans certain endroit de son livre, se trouvent expliquées ailleurs distinctement, abondamment et clairement, en sorte que les ombres qui couvraient la première proposition, et sous lesquelles elle offrait l'apparence d'un sens mauvais, se dissipent entièrement, et cette même proposition est reconnue exempte de reproche.

« Que s'il arrive que des propositions ambiguës aient échappé à un auteur catholique, et d'une réputation entière sous le rapport de la religion et de la doctrine, l'équité semble exiger que ses paroles soient expliquées et prises en bonne part, autant qu'il est  possible (1). »

 

(1) Hoc quoque diligenter animadvertendum monemus, haud rectum judicium de vero auctoris sensu fieri posse, nisi omni ex parte illius liber legatur; quaeque diversis in locis posita, et collocata sunt, inter se comparentur;  universum prœterea auctoris consilium,  et institutum attente dispiciatur ; neque vero ex una, vel altera propositione a suo contextu divulsa, vel seorsim ab aliis, qua: in eodem libro continentur, considerata, et expensa, de eo pronunciandum esse : sœpe enim accidit, ut quod ab auctore in aliquo operis loco perfunctorie, aut subobscure traditum est, ita alio in loco distincte, copiose, ac dilucide explicetur, ut offusae priori sententiae tenebrae, quibus involuta pravi sensus speciem exhibebat, penitus dispellantur, omnisque labis expers propositio dignoscatur.

Quod si ambigua quaedam exciderint auctori, qui alioquin catholicus sit, et intégra religionis doctrinœque fama, aequitas ipsa postulare videtur ut ejus dicta bénigne, quantum licuerit, explicata, in bonam partem accipiantur. Benedicti XIV Constitutio Sollicita. VII. Idus Julii 1753.

 

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Telle est, Monseigneur, la justice du Saint-Siège, dans ces grandes circonstances où il s'agit de prononcer sur un livre et sur un auteur un jugement qui doit retentir dans toute l’Église ; cette bienveillance pour les écrivains catholiques ne devrait-elle pas servir d'exemple à tout le monde ? Si vous l'eussiez eue, cette bienveillance à mon égard, Monseigneur, vous eussiez probablement pris acte de la déclaration que j'avais cru devoir insérer dans la préface du deuxième volume des Institutions liturgiques.

« Il ne sera peut-être pas inutile, disais-je, de répéter ici ce que nous avons déjà dit ailleurs, savoir que, dans cette introduction historique, nous touchons un grand nombre de questions, sur lesquelles nous sommes amené à prendre un parti, sans que la marche du récit nous permette de nous arrêter assez pour motiver notre avis. Si quelquefois le lecteur avait peine à se rendre compte des raisons qui nous déterminent pour telle ou telle conclusion, nous le prierions d'attendre le développement même de l'ouvrage ; il n'est pas une seule des questions soulevées dans l'Introduction, qui ne doive être discutée dans la partie didactique de notre travail. On peut revoir le plan de l'ouvrage entier dans la préface du premier volume (1). »

 

(1) Institutions liturgiques, Tome II. Préface, page XIV.

 

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Au reste, en faisant cette déclaration, j'étais bien loin de convenir que les deux premiers volumes des Institutions Liturgiques renfermassent des propositions repréhensibles, même par simple défaut de clarté ; je voulais uniquement prévenir les lecteurs que la marche de l'ouvrage fournirait à mes assertions les développements nécessaires pour les mettre complètement hors d'atteinte. Je ne me suis jamais cru autorisé à négliger le devoir de tout écrivain catholique, qui est de parler en tout et toujours d'une manière orthodoxe, et d'expliquer les termes dont il se sert, sinon chaque fois qu'il les emploie, du moins assez souvent pour que sa pensée puisse être facilement saisie.

Vous avez vous-même reconnu, Monseigneur, ce fait si important pour moi, et les paroles que je vais citer, peu bienveillantes sans doute, ne laissent pas d'avoir une grande portée pour tout lecteur qui se rappellera qu'elles viennent d'un adversaire, et d'un adversaire passionné :

« Si nous accusons ce livre, même en le copiant mot à mot, de contenir de graves erreurs, à l'enseignement que nous aurons puisé dans une page, on opposera l'enseignement qui se trouve avant ou après. Si nous citons des propositions et des maximes dangereuses, on nous répondra par d'autres citations qui le sont moins, car le pour et le contre se touchent souvent dans cet ouvrage (1). »

Il y avait donc lieu d'y regarder à deux fois, diront les personnes non prévenues, et, je le répète, j'en appelle avec confiance à ceux qui ont lu le livre lui-même. Mais, Monseigneur, je n'ai pas seulement à me plaindre que vous ayez procédé contre moi par un système d'attaque qui sent si évidemment le parti pris; j'oserai réclamer contre la manière dont vous avez dirigé cette attaque dans les détails.

 

(1) Examen, page 6.

 

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Pourquoi tant de citations isolées du contexte, tant de passages dénaturés par les expressions que vous y ajoutez, tant d'inductions démenties par mes propres paroles, souvent dans les mêmes pages ? Nous en ferons plus tard le relevé ; mais je dois à mon honneur de mettre tout de suite sous les yeux du lecteur quelques exemples de cette manière de procéder : que le public donc juge entre vous et moi.

Au premier volume des Institutions, page j6, on lit cette phrase :

« Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique (1) pour l'instruire dans l'accomplissement de l'œuvre liturgique. »

 

(1) Joan , III, 16.

 

Cette proposition, qui exprime le don que Dieu nous a fait de son Fils pour être notre Victime et notre Prêtre, et pour nous initier au véritable Sacrifice qui est l'Œuvre liturgique et l’Action par excellence, comme parle l'Église, cette proposition n'est pas incriminéee par vous, Monseigneur, je le reconnais, mais avec quelle surprise n'ai-je pas relu mon texte dans votre Examen, à la page 47, où il se présente exposé de cette manière :

« Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique pour l'instruire dans l'accomplissement de l'œuvre liturgique (1) ? »

 

(1) Evangile saint Jean, ch. troisième, verset seizième.

 

J'avais emprunté à saint Jean cette sentence Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son fils unique, parce qu'elle explique admirablement tous les bienfaits qui ont été la suite de l'Incarnation du Fils de Dieu ; je l'avais séparée de mon texte par un chiffre indiquant la source

 

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sacrée où je la puisais, et j'achevais ensuite ma phrase. Il vous a plu, Monseigneur, de déplacer le chiffre indication du texte sacré, et de le renvoyer à la fin de ma phrase, afin de faire croire que je donnais ma proposition entière comme de saint Jean.

Dom Guéranger, dites-vous, Monseigneur, a copié la moitié de ce texte, et il a refait l'autre moitié (1). Vous appelez mon procédé une ingénieuse adresse, une malheureuse témérité (2) ; vous argumentez longuement sur cette falsification que j'aurais commise, vous y revenez encore ailleurs (3) ; en un mot, vous y trouvez l'occasion de je ne sais quel triomphe. Vous ne jouirez pourtant de ce triomphe, Monseigneur, qu'aux yeux de ceux qui n'ont pas mon livre sous les yeux. Ceux qui prendront la peine de l’ouvrir, à la page indiquée, jugeront s'il y a adresse ou témérité à employer de pareils moyens ; pour moi, je me bornerai à vous dénoncer tous les Pères de l'Église, et Bossuet lui-même, comme coupables du même attentat que vous poursuivez en moi. Sans cesse il leur arrive de commencer une phrase par un texte de l'Écriture et de la finir de leur propre fonds : il est vrai que leurs éditeurs ont soin d'indiquer par une note l'endroit où finit le texte sacré ; je l'ai fait aussi ; mais ils ne sont pas plus que moi à l'abri des manœuvres à l'aide desquelles on pourrait, par un déplacement de notes, les rendre passibles de l'accusation d'avoir voulu confondre leur parole humaine avec celle de Dieu.

Il est, Monseigneur, une autre accusation répétée plusieurs fois (4) dans le cours de votre volume, et destinée, au moins autant que la précédente, à faire naître des préventions fâcheuses dans l'esprit de ceux qui n'ont pas

 

(1)  Examen, page 49.

(2)  Ibid.

(3)  Ibid., page 252.

(4)  Introduction, pages VI. XI. XLIV. Examen, page 469.

 

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lu les Institutions liturgiques. J'aurais, selon vous, dans mon livre, défini quelque part, les Évêques, des chefs éphémères et sans autorité. Il eût été à propos de citer la page où je me serais permis une aussi scandaleuse définition ; vous ne l'avez pas fait, Monseigneur; cela devait cependant vous être facile, si la proposition existe quelque part. Vous avez bien cité la page de mon livre où vous m'accusez d'avoir refait le texte de saint Jean.

Sans doute, l'autorité de l'Église et celle du Pontife romain sont au-dessus de l'autorité d'un évêque particulier, et tous les actes qu'un évêque particulier accomplirait contre une discipline générale de l'Église sont nuls par défaut de droit ; mais je n'ai jamais dit que, pour cette raison, les évêques particuliers sont des chefs sans autorité dans l'Église, soit assemblée, soit dispersée (1). Pourquoi les aurais-je défini des chefs éphémères ? Cette qualification n'appartient-elle pas à tous les hommes, chefs ou sujets ? Nous passons tous comme des eaux courantes (2) : et la vie des Pontifes romains n'est pas plus longue que celle des simples évêques. Il y a seulement cette différence que la suite des Pontifes romains est indéfectible, ce qui n'est accordé à aucune autre succession d'évêques dans l'Église.

Que si j'ai mis en contraste, à propos de l'innovation liturgique, l'autorité de la Liturgie romaine promulguée par les souverains Pontifes, et suivie depuis tant de siècles par un si grand nombre d'évêques, et l'autorité d'une Liturgie locale et récente, affirmant que cette dernière n'a pour elle que l'autorité faillible d'un évêque particulier qui n'est même pas assuré de voir son œuvre lui survivre, j'ai parlé le langage de la théologie la plus élémentaire,

 

(1)  Sur cette question, voir en particulier la Lettre à Mgr l'archevêque de Rheims. (Institutions Liturgiques, Tome III, page 468 et suiv.)

(2)  II. Reg. XIV. 14.

 

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et je m'étonne qu'on veuille  en  induire de ma part l'intention de nier par là l'autorité divine des évêques.

L'illustre archevêque Languet ne s'était pas exprimé différemment lorsqu'il disait : « Ce qu'on voudrait introduire de nouveau, dans une église particulière, au mépris de l'antiquité et de l'universalité, ne peut avoir d'autre autorité que celle d'un prélat particulier, homme sujet à erreur, et d'autant plus sujet à erreur qu'il est seul, qu'il introduit des choses nouvelles, qu'il méprise l'antiquité et l'universalité (1). »

Tout récemment, Monseigneur l'évêque de Montauban, dans une lettre à l'Univers, n'a pas craint de parler dans le même sens :

« Il y a évidemment, au point de vue de la règle générale de la foi dans l'Église catholique, un côté faible dans toute oeuvre liturgique qui n'appartient qu'à un diocèse isolé, et qui est le fait d'un évêque particulier, fût-il Bossuet ou saint Augustin (2). »

Je n'ai donc pas tout à fait tort, Monseigneur, de me plaindre de vos procédés dans la manière de citer mon livre. J'ajouterai encore quelques traits de votre Examen. Parlant des efforts de saint Grégoire VII et du Roi Alphonse VI, pour amener l'Espagne à la Liturgie romaine, je dis ces paroles : « Il était temps, en effet, que l'Espagne chrétienne, déjà sinon affranchie, du moins agrandie par les conquêtes de ses héroïques chefs, comptât dans la grande unité européenne. Sa Liturgie particulière faisait obstacle à cette réunion intime (3). »

 

(1)  Quod autem in Ecclesia particulari, antiquitate et universalitate spreta, de novo induceretur, non aliam sortitur auctoritatem quam illam quam a Prœlato suo mutuatur, errori sane obnoxio, et eo ipso obnoxio quo solus est, quo nova introducit, quo antiquitatem et universalitatem spernit. (Mandement contre le nouveau Missel de Troyes. Opp. Tome II. page 1253.)

(2)  Lettre à l'Univers.  10 février 1846.

(3) Institutions liturgiques. Tom. 1. page 268.

 

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J'avais cru jusqu'à présent, comme tant d'autres, que l'unité européenne, l'un des plus grands résultats de l'action de la Papauté, avait eu pour caractère propre et pour lien, l'usage de la langue latine, et, comme sanction de cet usage, l'unité liturgique avec Rome. C'est du moins là un des résultats les plus heureux des efforts de Charlemagne, de saint Grégoire VII et du concile de Trente, travaillant à amener les diverses églises de l'Occident à la pratique de la Liturgie romaine. Il vous était bien libre, Monseigneur, de contester ce fait; mais vous ne deviez pas donner à entendre à vos lecteurs qu'en proclamant la Liturgie romaine comme un des moyens de procurer l'unité européenne, je prétendais que l’unité de l'Église elle-même n'existe pas là où la Liturgie romaine n'est pas établie.

« Heureusement, dites-vous, Monseigneur, il suffit de bien savoir son Je crois en Dieu pour affirmer, sans aucune crainte d'erreur, que le rite mozarabe n'empêchait pas la catholique Espagne de compter dans la grande unité de l'Eglise (1). » Et vous partez de là pour me réfuter tout à votre aise, comme si j'eusse dit que l'introduction de la Liturgie romaine en Espagne par saint Grégoire VII, avait eu pour but de faire entrer ce royaume dans l’unité de l'Eglise, et non pas seulement dans l’unité européenne. Je conviens, Monseigneur, que vos arguments sont forts et victorieux; ils n'ont qu'un seul inconvénient, c'est d'être évidemment hors la question, et de donner à croire à vos lecteurs que je soutiens tout autre chose que ce que j'ai réellement énoncé.

Autre exemple. J'avais dit,  avec  la théologie catholique : « Lorsque l'Église a déterminé la valeur d'un passage de l'Écriture, soit dans un jugement en matière de foi ou de mœurs, soit dans la célébration de l'Office

 

(1) Examen, page 168.

 

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divin, ce passage n'est plus simplement un verset du livre inspiré qu'on appelle la Bible ; mais il vient se placer au rang de ces propositions sur lesquelles s'exerce explicitement la foi du fidèle catholique (1). »

Il me semble que ces assertions ne présentent rien de nouveau à quiconque n'est pas d'avis que la Bible s'explique par elle-même ; système qu'un catholique ne soutiendra jamais. Les fidèles doivent croire que les livres reconnus comme Écriture sainte par l'Église renferment la Parole de Dieu ; mais ils ne sont tenus de faire l'acte de foi explicite sur le sens de tel ou tel verset qu'autant que l'Église elle-même a déterminé la signification de ce verset. Nous reviendrons sur cette matière ; aujourd'hui, je ne veux que produire un exemple de la manière dont vous avez pensé, Monseigneur, qu'il vous était permis de m'attaquer.

Voici donc les conclusions que vous déduisez de mon texte, et que vous en voulez faire déduire à vos lecteurs : La presque totalité de la Bible est donc demeurée, pendant dix-huit siècles, à l'état de simples versets sans valeur; elle est même menacée de n'en pas sortir, puisque l'Église ne se presse pas de fixer le sens des passages de l'Écriture par décision souveraine (2). »

Mais, Monseigneur, où ai-je dit cette impiété, que les versets de l'Écriture dont l'Eglise n'a pas déterminé le sens par une décision quelconque, sont de simples versets sans valeur ? Est-ce parce que j'ai dit que c'est à l'Eglise de déterminer la valeur des passages de l'Écriture? Mais, Monseigneur, si l'Église, selon moi et selon tous les docteurs, détermine la valeur d'un verset, cette valeur existait donc, avant d'être déterminée ? Les théologiens catholiques ont-ils jamais dit que l'Église créait cette

 

(1)  Lettre à Monseigneur l'archevêque  de Rheims. (Institutions liturgiques, T. III. p. 462.)

(2)  Examen, page 247.

 

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valeur ? Et si la foi des fidèles, d'après mes paroles expresses, devait déjà s'exercer implicitement sur ce verset, avant la décision, comme sur un passage du livre inspiré, quel rapport ont mes paroles avec le sens que vous leur donnez ? Il s'agit pourtant ici d'une matière de haute gravité dans la foi, et ma phrase est assez claire. Cependant, Monseigneur, je regrette d'avoir à le dire et à le prouver, votre Examen est rempli d'un bout à l'autre d'arguments de ce genre.

Bornons-nous, pour le moment, à ces quelques traits qui sont de nature à faire voir que l'impartialité n'a pas présidé à votre jugement sur les Institutions liturgiques. Toutefois, avant de clore ce paragraphe, permettez, Monseigneur, que je réclame encore sur un procédé que vous vous êtes permis contre moi, et dont peut-être vous avez attendu un grand résultat. Ce procédé consiste à répéter agréablement, d'un bout du volume à l'autre, que je ne sais pas mon catéchisme. Je conviens avec vous que le nombre de ceux qui ignorent leur catéchisme est fort grand aujourd'hui ; nous en rencontrons des preuves de toutes parts ; mais, pour ce qui me concerne, Monseigneur, de quel catéchisme entendez-vous parler ?

Sans doute, ce n'est pas du catéchisme d'Orléans ; il serait par trop exigeant que les auteurs catholiques qui écrivent hors du diocèse d'Orléans, fussent obligés de connaître et de répandre les définitions émises dans ce catéchisme, respectable sans doute, mais resserré dans les mêmes limites que le bréviaire et le missel de cette église particulière. Il ne peut donc s'agir évidemment que du Catéchisme romain, appelé aussi Catéchisme du concile de Trente, qui, rédigé par les plus illustres docteurs, a été publié par l'autorité des Souverains Pontifes, recommandé par un si grand nombre de conciles provinciaux, et est en usage dans tout le monde catholique. Naturellement, Monseigneur, quand j'ai vu que vous me rappeliez

 

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si souvent au catéchisme, que vous me citiez si souvent le catéchisme, j'ai dû croire que vous pensiez avoir pour vous l'autorité si imposante du Catéchisme du concile de Trente. Ce livre m'est assez familier, je l'avoue ; aussi j'étais fort étonné de ne trouver dans vos citations de catéchisme, ni la manière, ni les termes du Catéchisme romain. J'ai cependant voulu faire tous mes efforts pour vérifier expressément vos citations, et je suis réduit à vous avouer, Monseigneur, que pas une des demandes et réponses que vous avez alléguées ne se trouvent dans le catéchisme; car vous me permettrez de me servir à mon tour de l'antonomase pour désigner le Catéchisme du concile de Trente, à meilleur droit, certainement, que vous ne l'avez fait vous-même pour désigner le livre auquel vous avez emprunté certains passages (1).

Nous mettrons donc le catéchisme hors de cause, et nous demanderons à la théologie, au droit canonique et à l'histoire ecclésiastique les lumières nécessaires pour éclairer notre discussion. Permettez néanmoins, Monseigneur, en finissant ce paragraphe, que je réclame contre le projet impie que vous m'attribuez si gratuitement de songer à travailler le catéchisme, pour le mettre en harmonie avec mes définitions (2). Des insinuations de ce genre lancées par un évêque doivent nécessairement produire de l'effet ; telle doit être, et telle a été évidemment votre intention, Monseigneur; mais comment est-il possible de l'accommoder avec la justice et avec la charité ? Travaille-t-on donc le catéchisme comme on veut ? le catéchisme n'est-il pas le bien commun de la chrétienté, autant que le Bréviaire et le Missel, et s'il vous plaît de faire de moi un sectaire, un audacieux novateur, quelle preuve avez-vous donc que j'aie perdu  le sens, jusqu'à

 

(1)  Voir la note à la fin de cette Lettre

(2)  Examen, page. 40.

 

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rêver de refaire à ma guise un livre aussi sacré et aussi inviolable ?

Encore une fois, Monseigneur, votre Examen n'est pas simplement un livre écrit avec véhémence ; il porte partout l'empreinte d'une passion qui ne calcule pas. Vous marchez droit à votre but qui n'est que trop évident. Permettez donc qu'un prêtre à qui vous voulez ravir la réputation d'une foi intègre se relève avec vigueur, et défende ce qui est pour lui le plus précieux des biens.

 

§ IV. Monseigneur l'évêque d'Orléans est-il fondé à attaquer la définition de la Liturgie donnée dans le livre des INSTITUTIONS LITURGIQUES.

 

Vous m'avez accusé, Monseigneur, d'avoir écrit deux gros volumes, sans une définition arrêtée des matières que j'y traite (1), et néanmoins vous employez de nombreuses pages à critiquer ma définition de la Liturgie ; je n'avais donc pas omis de la donner, cette définition, et le reproche général que vous m'adressez n'est donc pas aussi fondé que vous l'affirmez. Maintenant, ma définition est-elle aussi inexacte que vous le lui reprochez ? c'est ce que nous allons examiner ensemble.

Vous savez mieux que moi, Monseigneur, que le mot Liturgie signifie en grec un ministère public, comme l'indique son étymologie; que dans les saintes Ecritures il exprime un ministère sacré ; que l'Église grecque l'emploie pour signifier tantôt le saint Sacrifice lui-même, tantôt les prières sacrées qui l'accompagnent : que plusieurs Pères latins l'ont employé dans le même sens ; mais que les exemples ne manquent pas, même dans l'antiquité,

 

(1) Examen, page 12.

 

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d'une acception plus ample donnée à ce terme générique. Ainsi, dès le cinquième siècle, nous le trouvons, dans une lettre du faux concile d'Ephèse à l'empereur, employé à signifier l’Office du matin et celui du soir (1) ; au douzième siècle, Zonaras, à propos d'un canon du IVe concile d'Antioche, nous apprend que le mot Liturgie signifie non seulement la célébration du Sacrifice, mais encore toutes les fonctions sacrées du souverain sacerdoce (2).

De là est venu que, dans les deux derniers siècles, le mot Liturgie est entré dans le domaine de la science ecclésiastique pour exprimer l'ensemble des rites sacrés, et je ne pense pas qu'il soit menacé de perdre de sitôt cette glorieuse acception. En attendant, voici quelques définitions assez graves.

Muratori, dans sa Liturgia Romana vetus, définit ainsi la Liturgie : « La manière de rendre le culte au vrai Dieu, par les  rites extérieurs légitimes, afin de témoigner

l'honneur qui lui est dû, et d'attirer ses bienfaits sur les hommes (3) »

Galliciolli, dans son Isagoge liturgica, qu'il a placée en tête des ouvrages liturgiques de saint Grégoire, dans sa magnifique édition de ce saint Docteur, donne cette définition de la Liturgie.  «  Le culte rendu à Dieu, non d'après l'idée de chaque particulier,  mais d'après un mode commun, et une institution légitime (4). »

 

(1) Mete tas esperinas eothinas leitougias. Labbe.Tome III,p.6oi.

(2) Leitougian entatha ou ten ierourgian kai ten teleten tes anaimaktou thusias phesi monen, all’apan arkieratikon dikaion. — Zonaras, ad Canon. IV Antiochenae Synodi. — Patr. Gr. — T. 137.

(3) Ratio colendi Deum verum, per externos Icgitimos ritus, tum ad illius honorem testandum, tum ad ipsius in homines beneficia derivanda. De origine sacrae Liturgiae. Liturgia Romana vetus. Tome I. page 1.

(4) Ast omnium percelebris hujus nominis acceptio est, qua cultus Deo tributus monstratur, is praesertim, qui non ex privata cujusque sententia, sed ex communi ratione legitime institutus usurpatur. Opp. S. Gregorii Magni, Tom. IX. Isagoge liturgica, page 153.

 

292

 

Le grand et docte Zaccaria, dans l’Onomasticon rituale, définit ainsi la Liturgie : « Tout culte de Dieu établi par l'autorité de l'Église (1). »

Ayant à définir la Liturgie après ces grands hommes, j'ai cru devoir le faire d'une manière plus détaillée, tout en me conformant à leur esprit, et je me suis exprimé de cette manière : « La Liturgie, considérée en général, est l'ensemble des symboles, des chants et des actes au moyen desquels l'Église exprime et manifeste sa religion envers Dieu (2). »

Il me semble, Monseigneur, que voilà une définition, et même une définition arrêtée. Mais après en avoir nié jusqu'à l'existence, vous accordez tout à coup qu'elle existe, et c'est pour contester sa valeur. Discutons maintenant les reproches que vous faites à cette définition équivoque qui m'a exposé à des méprises dont rémunération sera malheureusement bien longue (3).

« Si la Liturgie, dites-vous, Monseigneur, est l'ensemble des symboles, des chants et des actes par lesquels l’Église exprime et manifeste sa religion envers Dieu, voudriez-vous nous dire, mon Révérend Père, ce que c'est que le culte divin (4) ? »

Le culte divin, Monseigneur, peut être exercé par les particuliers, en leur nom privé, ou par l'Église, en son nom de société. Dans ce dernier cas, (et c'est le seul dont nous ayons à nous occuper) puisqu'il s'agit des symboles, des chants et des actes par lesquels l'Eglise exprime et manifeste sa religion envers Dieu, dans ce dernier cas, dis-je, le culte divin, ou la Liturgie sont une seule et même chose. Ratio colendi Deum verum, dit Muratori ;

 

(1)  Omnis Dei cultus Ecclesiae auctoritate constitutus. Onomasticon rituale selectum, au mot Liturgia. Tome I, page 191.

(2)  Institutions liturgiques. Tome I. page 1.

(3)  Examen, page 35.

(4)  Ibid., page 34.

 

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Cultus Deo tributus, dit Galliciolli ; Dei cultus, dit Zaccaria.

« Confondriez-vous donc, me dites-vous, Monseigneur, le culte divin et la Liturgie ? Auriez-vous élevé votre système liturgique sur cette confusion, et prenant ainsi perpétuellement la forme pour le fond , seriez-vous arrivé à ne nous faire de la religion qu'une espèce de brillant symbolisme, où tout est disposé moins pour le cœur que pour les yeux (1) ? »

Je n'ai eu garde, Monseigneur, de bâtir un système liturgique. Nous sommes ici dans la région des faits, et il ne reste pas place au plus petit système. La Liturgie et le culte rendu à Dieu par l'Église sont une seule et même chose ; on est donc bien obligé de les confondre. Et quel si grand inconvénient y trouverait-on ? celui de confondre la forme avec le fond? Mais, Monseigneur, ne sommes-nous pas membres d'une Église qui adore Dieu en esprit et en vérité (2) ? Les actes de son culte ne sont-ils pas en rapport continuel avec le fond, en même temps qu'ils brillent par la forme? L'Église. peut-elle jamais être accusée d'isoler l'un de l'autre, et si des yeux charnels ont le malheur de n'apercevoir que le brillant symbolisme, s'ensuit-il, que l'Epoux qui agrée toujours l'Épouse sans taches ni rides (3) qu'il s'est choisie, la voie jamais réduite à ne lui offrir qu'un vain et froid simulacre de religion?

La Religion est sur la terre. Monseigneur; elle y est par l'Église; elle y est sans interruption; elle y est visible, et c'est par la Liturgie qu'elle se manifeste visible et incessante. Un ministre particulier de l'Église peut être distrait, peut manquer de foi dans l'exercice des fonctions de la Liturgie; nous ne nous occupons pas de lui, mais de l'Eglise, toujours pleine de foi, jamais distraite. Encore,

 

(1)  Examen, page 35.

(2)  Joan., IV, 23.

(2) Ephes., V, 27.

 

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l'œuvre liturgique exercée par ce ministre, même distrait, même faible dans la foi, opère-t-elle des merveilles, dans l'ordre des sacrements et des sacramentaux; tant l'union de la Liturgie et du culte divin est étroite.

Mais remontons aux principes, Monseigneur, et voyons lequel de nous deux est le plus éloigné de la vérité sur l'importante question de la vertu de Religion.

J'ai dit : « de même que la vertu de Religion renferme tous les actes du culte divin ; ainsi la Liturgie, qui est la forme sociale de cette vertu, les comprend tous également (1). »

Je vais démontrer maintenant cette proposition qui ne semblait pourtant pas avoir si grand besoin de preuves.

Et d'abord, pour la première partie de la proposition : la vertu de Religion renferme tous les actes du culte divin, elle n'est que le développement de la définition de saint Thomas : Religio est quœ Deo debitum cultum affert. La Religion a pour objet de rendre à Dieu le culte qui lui est dû (2). Or, le culte qui est dû à Dieu se compose de tous les actes religieux qu'il a prescrits lui-même, et de ceux que l'Eglise a prescrits en son nom. Donc, la Religion, par là même qu'elle renferme le culte divin, contient aussi les actes du culte divin.

Mais vous dites à cela, Monseigneur, que « la Religion est une vertu morale qui ne produit par elle-même que des actes intérieurs d'adoration, de louange, de sacrifice, etc., et qui n'a, par conséquent, rien à démêler avec la Liturgie (3). »

Je vous avoue, Monseigneur, que, malgré toute la bonne volonté du monde, il m'est impossible de partager vos idées sur ce point. Si vous vous borniez à dire qu'il peut y avoir des actes de religion purement intérieurs, et qui

 

(1)  Institutions Liturgiques. Tome I, page 2.

(2) 22 ae. — Quest. LXXX1, art. 5.

(3)  Examen, page 40.

 

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soient néanmoins légitimes, la théologie vous l'accordera volontiers ; encore vous faudra-t-il admettre en même temps pour l'homme, créature composée d'un corps aussi bien que d'une âme, l'obligation de pratiquer, par la vertu même de religion, les actes extérieurs du culte divin.

En effet, comme dit encore saint Thomas : « La révérence et l'honneur que nous rendons à Dieu, nous les lui rendons, non pour lui-même, puisque de lui-même il est plein de gloire, et d'une gloire à laquelle la créature ne peut rien ajouter ; mais nous les lui rendons à cause de nous, soumettant notre âme à Dieu, par l'honneur et la révérence que nous lui rendons ; ce qui est la perfection de notre âme. Mais, pour s'unir à Dieu, l'âme humaine a besoin du secours des choses sensibles, et c'est pour cela qu'il est NECESSAIRE, dans le culte divin,d'user de certains moyens corporels, comme de signes, par lesquels l’âme de l'homme est excitée aux actes spirituels qui l'unissent à Dieu. La religion comprend donc les actes intérieurs qui lui sont comme principaux, et appartiennent par eux-mêmes à la religion, et les actes extérieurs qui lui sont comme secondaires et sont en rapport avec les actes intérieurs (1). »

 

(1) Respondeo dicendum, quod Deo reverentiam, et honorem exhibemus, non propter seipsum; quia es seipso est gloria plenus, cui nihil a creatura adjici potest; sed propter nos, quia videlicet per hoc quod Deum reveremur et honoramus, mens nostra ei subjicitur : et in hoc ejus perfectio consistit. Quaelibet enim res perticitur per hoc quod subjicitur suo superiori : sicut corpus per hoc quod vivificatur ab anima, et aer per hoc quod illuminatur a sole. Mens autem humana indiget, ad hoc quod conjungatur Deo, sensibilium manuductione : quia invisibilia Dei per ca quœ facta sunt intellecta conspiciuntur, ut Apostolus dicit ad Romanos, I. Et ideo, in divino cultu necesse est aliquibus corporali-bus uti ut eis, quasi signis quibusdam mens hominis excitetur ad spirituales actus, quibus Deo conjungitur. Et ideo religio habet quidem interiores actus quasi principales, et per se ad religionem pertinentes : exteriores vero actus quasi secundarios, et ad interiores actus ordinatos. 22. ae Quest. LXXXI, art. 7.

 

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Il n'y a donc pas de Religion complète, pour l'homme, sans le culte extérieur ; ce culte est donc nécessaire à la vertu de Religion, pour qu'elle existe dans sa notion tout entière.

Donc, on ne peut pas dire que la Religion ne produit par elle-même que des actes intérieurs (1).

Que si on objectait ces paroles de Jésus-Christ que je rappelais tout à l'heure, que Dieu veut être adoré en esprit et en vérité ; je répondrais, avec les Pères et les théologiens, que le sens de ces divines paroles n'est pas exclusif du culte extérieur comme faisant partie de la Religion ; mais qu'elles nous enseignent que, pour être agréés de Dieu, nos hommages extérieurs doivent procéder de l’esprit et de la vérité, et n'être pas de pures démonstrations, comme celles que faisaient les payens et les juifs charnels.

Ces notions qui appartiennent à la théologie scholastique, et même à la théologie naturelle, ont bien une autre portée quand on les considère avec tout cet ensemble de lumières que le christianisme nous a données, sur la manière dont Dieu veut être servi et honoré par les hommes.

Quel est en effet le dogme fondamental du christianisme ? Le Fils de Dieu fait homme, afin de pratiquer dans son corps, aussi bien que dans son âme, les devoirs de la Religion envers son Père. Il prie ce Père pour nous, et il ne se contente pas de prier dans le sanctuaire de son âme ; sa voix éclate au dehors, il fléchit les genoux, il se prosterne. S'il offre son sacrifice, un sang véritable s'épanche de ses veines. S'il institue la commémoration réelle de ce divin sacrifice, c'est son vrai corps et son vrai sang qu'il destine à être l'hostie, et il veut que ce vrai corps et ce vrai sang soient la nourriture de notre âme.

 

(1) Examen, page 40.

 

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S'il triomphe de la mort, c'est en reprenant son corps, toujours matériel quoique glorieux, afin de rendre par son moyen le culte extérieur éternel au ciel.

S'il nous enseigne à prier, c'est au moyen d'une prière positive, composée de paroles que la langue prononce et qui frappent l'oreille. S'il établit des sacrements pour notre justification et notre progrès dans la justice, c'est au moyen de signes sensibles, et tellement indispensables, que, sans leur emploi matériel, la grâce qu'ils doivent communiquer n'est pas donnée à l'âme.

Instruite à cette divine école, l'Église nous lie par des devoirs de Religion extérieure d'une si haute nécessité, que quiconque s'en affranchit, sous le prétexte de chercher la religion dans son propre cœur, court le risque de sortir de la communion de cette sainte société, et de devenir, sans autre crime, un payen et un publicain.

Donc il n'est pas possible de dire que le christianisme ait jamais enseigné que la religion produise simplement des actes intérieurs. Ni pour l'homme, créature de Dieu, ni pour le chrétien racheté et initié aux mystères divins par Jésus-Christ, la Religion n'est véritable et complète, sans le culte divin extérieur ; et ce qui fait la perfection du christianisme, c'est que le Verbe éternel de Dieu qui était au commencement, s'est fait chair dans le temps, et a habité parmi nous pour fonder la Religion sur le véritable culte dont les symboles visibles contiennent la grâce en même temps qu'ils la signifient. Enfin, ce qui fait encore la perfection du christianisme, c'est que le Fils de Dieu a investi son Eglise du droit et du devoir de maintenir et de régler la vertu de Religion, jusqu'à la consommation des siècles, lui ayant confié le dépôt des sacrements, la charge de le louer publiquement et d'une manière digne de lui, et la vertu de sanctifier toute créature par des rites sacrés, et toujours extérieurs.

Cette union du culte extérieur avec la vertu de Religion

 

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est si indissoluble que vous-mêmes, Monseigneur, y rendez hommage tous les jours dans l'exercice de votre charge pastorale. Lorsqu'il vous arrive de vous informer ; de l'état de la Religion dans une paroisse, ne demandez-vous pas si les habitants assistent à la messe et aux offices divins, les dimanches et fêtes, s'ils approchent du tribunal de la pénitence, s'ils paraissent à la sainte table, s'ils font bénir leurs mariages à l'Eglise, s'ils sont empressés de procurer aux mourants les derniers sacrements, si les pratiques de piété approuvées sont suivies avec zèle, etc ? Et ne concluez-vous pas, d'une manière absolue, sur le plus ou moins de Religion qu'il y a dans cette paroisse, d'après les réponses qui sont faites à vos questions? Et n'appelle-t-on pas tous les jours, dans le langage catholique, un homme sans religion, celui qui s'abstient des pratiques extérieures du culte divin, quand bien même il prétendrait rendre à Dieu un culte assidu, au fond de son âme ?

Certes, les ennemis de la révélation firent un grand , mal, au siècle dernier, par l'affectation qu'ils montrèrent dans leurs écrits de séparer toujours la Religion du culte divin; et cela, avec un tel succès qu'ils sont parvenus à étendre cette façon de parler jusqu'en nos jours. Ces déistes consentaient bien à reconnaître une Religion ; mais elle ne devait avoir son siège, sa sanction et son exercice qu'au fond du cœur de l'homme ; toute Religion positive était indifférente pour eux, et ils se plaisaient à la désigner sous le nom de culte. Les cultes sont indifférents, disaient-ils; et vint le jour où les prêtres de la Religion de Jésus-Christ ne furent plus que les ministres du culte catholique. La législation adopta ce mot; il devint l'argot d'une administration sans foi religieuse qui réglementa la conscience ; il forme encore un des caractères les plus significatifs des Articles organiques, après avoir été l'un des termes caractéristiques de la

 

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Constitution civile du clergé. Ne devons-nous pas reconnaître ici le danger d'une distinction réprouvée par la théologie, et au moyen de laquelle l'État a su organiser le système de persécution religieuse qui fait gémir l'Eglise de France, sous le spécieux prétexte que le culte étant extérieur, il est du domaine de la police, comme si, avant tout, il n'était pas une partie essentielle et nécessaire de la Religion ?

Mais revenons à la proposition incriminée. J'ai donc pu dire, Monseigneur, que la vertu de Religion renferme tous les actes du culte divin, sans, pour cela, confondre les notions. Maintenant qu'il est démontré que le culte divin fait partie nécessaire de la Religion, je dirai avec les savants hommes dont j'ai cité les paroles tout à l'heure, que le culte divin est identique à la Liturgie, en tant que ce culte est exercé et réglé par l'Église, et ici j'amène la seconde partie de ma proposition : « La liturgie qui est la forme sociale de la vertu de Religion comprend tous les actes de la Religion (1). »

Je prouve cette proposition en disant que l'Église étant essentiellement une société, et une société visible, et la Liturgie étant la forme extérieure par laquelle se complète et se manifeste la Religion, cette manifestation faite par l'Église est la forme sociale de la Religion.

Quant à ce que j'ai avancé que la Liturgie comprend tous les actes de la Religion, la vérité de cette assertion est évidente ; puisqu'il serait impossible de désigner un sentiment religieux qui n'ait pas son expression dans la Liturgie.

Vous dites à cela, Monseigneur, que « la Liturgie proprement dite n'a aucun rapport nécessaire avec la vertu de Religion, et que si elle renferme tous les actes du culte divin,  les fidèles ne pouvant se  sauver que par

 

(1) Institutions liturgiques. Tome 1, page 2,

 

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l'accomplissement de ces actes, seraient nécessairement assujétis à tous les règlements et à toutes les exigences de la Liturgie (1). »

Mais, Monseigneur, comment pourrait-il se faire que la Liturgie qui n'est autre chose que le culte divin dans l'Eglise, n'eût aucun rapport nécessaire avec la vertu de Religion, tandis qu'il est indubitable que le culte divin fait partie nécessaire de cette vertu de Religion? Par quel autre moyen que la Liturgie, l'Église exercera-t-elle donc la Religion, d'une manière complète, et en tant que société ? J'avoue que je ne comprends pas.

Vous dites ensuite, Monseigneur, que « si la Liturgie renferme tous les actes du culte divin, les fidèles seront nécessairement assujettis à tous les règlements et à toutes les exigences de la Liturgie. — La conséquence, permettez-moi de vous le dire, ne ressort pas des prémisses. De ce que la Liturgie renferme tous les actes du culte divin exercé par l'Église, rien ne porte à conclure que chaque fidèle en particulier doive pratiquer tous ces actes par la Liturgie. L'Acte liturgique par excellence, le Sacrifice ne peut être offert que par ceux qui sont revêtus du caractère sacerdotal; pour ce qui est des sacrements, en exceptant le Baptême, des bénédictions et des autres fonctions qui requièrent un caractère sacré, l'Église les exerce par ses ministres, et cela suffit bien. Vous savez mieux que moi, Monseigneur, que l'Église est divisée en deux parts, les ministres de Dieu, et les fidèles. Ce que font les premiers, comme tels, est et doit être réputé fait par l'Église, tout aussi complètement que si les fidèles y participaient. Ce principe est fondamental dans la notion de l'Église catholique; il suffit de se rappeler la XXIIIe session du concile de Trente.

J'ajouterai  encore,  avec la théologie,  que  les fidèles

 

(1) Examen, page 36.

 

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eux-mêmes ne sont pas étrangers à cette première classe des actes liturgiques, puisqu'il est un grand nombre de ces actes auxquels ils doivent prendre part, d'une certaine manière, pour obtenir le salut. Mais si vous eussiez bien voulu, Monseigneur, considérer la teneur de mes propositions, vous eussiez reconnu que tout en enseignant que la Liturgie est la forme de la Religion dans la société chrétienne, je n'ai pas dit le plus petit mot qui tende à faire croire que je voudrais assujettir chaque membre de cette société à exercer par lui-même tous les règlements, ni à subir toutes les exigences de la Liturgie.

Vous m'attaquez encore, pour avoir dit que la Liturgie est la forme sociale de la vertu de Religion. « Si par la prière considérée à l'état social, dites-vous, Monseigneur, les nouveaux bénédictins ont entendu la prière que ferait le président de la chambre des députés, à la tête du parlement, ou celle que dirait un roi à la tête de la nation : à la bonne heure (1)! » — Ainsi, Monseigneur, vous reconnaissez à la prière un caractère social, dans les circonstances dont vous parlez, et vous ne voudriez pas le reconnaître lorsque la prière et les autres actes de la religion sont accomplis par le prêtre, par le Pontife qui président au nom de toute l'Église, profèrent des paroles, accomplissent des rites qui ont été fixés, tantôt par Jésus-Christ lui-même, tantôt par les Apôtres, tantôt par l'Église ! L'Église n'est-elle donc pas une société tout aussi bien que cette nation avec son roi et son parlement ? Ne peut-elle pas donner tout aussi solennellement le caractère social à ses actes, que ne le fera une chambre des députés, ou une assemblée d'États généraux ? Assurément, nous sommes fort éloignés de nous entendre-, mais n'y a-t-il pas lieu enfin à regarder sérieusement de quel côté se trouve la méprise? Quelques pages

 

(1) Examen, page 61.

 

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plus loin, vous consentez, Monseigneur, à reconnaître la Liturgie pour une forme publique (1), et vous lui refusez la qualité de forme sociale ! Certainement, plus d'un de nos adversaires s'accommoderait de cette distinction. On nous accorde encore, assez volontiers, à nous catholiques, d'avoir quelque chose de public, et c'est pour cela qu'on administre notre culte; mais nous considérer comme une société, c'est à quoi on répugne vivement. L'Eglise pourtant ne sera affranchie que le jour où sa vie sociale sera libre, et ce jour, nous devons l'appeler de tous nos vœux, le hâter de tous nos efforts.

Je me permettrai de réclamer aussi, Monseigneur, sur votre assertion que le peuple chrétien n’est pas obligé de savoir, ni même de connaître les rites liturgiques (2). Sans doute c'est une conséquence de ce que vous dites plus haut, que la liturgie n'a aucun rapport nécessaire avec la vertu de Religion (3); mais pourtant, le christianisme tout entier est l'expression de la doctrine contraire. Je viens de le prouver par les principes de la théologie. Mais ce n'est pas tout encore ; les faits de la tradition ecclésiastique, les canons des conciles, ceux de France en particulier, déposent de l'obligation pour les pasteurs d'instruire le peuple sur le sens et les raisons des cérémonies, afin que les fidèles les puissent contempler dans un véritable esprit de Religion,et remplir avec foi ceux des rites sacrés dont la pratique les regarde directement. Si les limites de cette lettre me permettaient de citer les innombrables passages des sermons et homélies des Pères, et des grands évêques du moyen âge, dans lesquels ils emploient leur éloquence à expliquer au peuple confié à leurs soins les mystères du saint Sacrifice, des sacrements, des  sacramentaux, des

 

(1)  Examen, page 64.

(2)  Ibid., page 58.

(3)  Ibid.,page 36.

 

3o3

 

fêtes, des offices divins, j'aurais bientôt fait un gros volume. Ce sont précisément ces sermons, ces homélies qui sont la base de la science liturgique ! C'est par leur moyen qu'on arrive à l'intelligence du Missel, du Bréviaire, du Pontifical, du Rituel, du Cérémonial. Les liturgistes de profession n'ont fait pour ainsi dire que recueillir et coordonner cet enseignement populaire, qui est en même temps si profond et si élevé, et dans lequel s'accomplit magnifiquement la belle parole de l'Église : ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem rapiamur.

Je le dis avec regret, Monseigneur, un immense intervalle nous sépare; mais je vous proteste que c'est avec confiance que j'attends sur cette controverce le jugement des théologiens. C'est à eux de décider si, réellement, j'ai plus de bon vouloir dans l’âme que de saine théologie dans l'esprit (1).

J'ai répondu, je crois, à vos difficultés sur ma manière d'exprimer les rapports de la Liturgie avec la vertu de Religion ; je vais justifier maintenant ma définition en elle-même.

J'ai dit : « La Liturgie, en général, est l'ensemble des symboles, des chants et des actes au moyen desquels l'Église exprime et manifeste sa Religion envers Dieu. » En effet, le culte rendu à Dieu par l'Église se manifeste 1°dans l'accomplissement des rites qui ont pour but d'opérer la gloire de Dieu par la sanctification de l'homme et de ce monde visible. Ces rites, qui sont la chose principale de la Religion, ont été les uns enseignés par Dieu lui-même aux patriarches, et plus tard à Moïse, les autres établis par Jésus-Christ pour accomplir la loi et non la détruire, les autres enfin, institués par les Apôtres et par l'Église dépositaire et interprète

 

(1) Examen, page 22.

 

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des traditions divines et apostoliques. Ces rites se divisent en trois classes, le sacrifice, les sacrements et les sacramentaux. Je les ai compris sous le nom générique de symboles, parce que ce terme est employé continuellement par les Pères pour exprimer les signes sensibles à l'aide desquels la grâce est conférée, augmentée et maintenue dans le cœur des fidèles. Eusèbe, saint Athanase, saint Grégoire de Nysse, saint Basile, Théodoret, etc., ne s'expriment point autrement que saint Denys l'Aréopagite. Que si on n'a pas le loisir de feuilleter les Pères et les Conciles, on en peut voir les preuves réunies dans Suicer, pour les Pères grecs (1). Quant aux Pères latins, il suffit de revoir Tertullien, saint Ambroise et saint Augustin, dans un grand nombre de passages de leurs écrits, où ils traitent des sacrements et des autres rites chrétiens.

J'ai donc eu lieu d'être surpris, Monseigneur, que, dans ma définition de la Liturgie, vous ayez entendu le mot symboles, dans le sens restreint de formule de profession de foi. Le pluriel symboles suffisait bien cependant pour empêcher toute équivoque.

2° Le culte rendu à Dieu par l'Église se manifeste dans les chants sacrés. Par ce mot, il faut entendre non seulement l'harmonie musicale des chants religieux qui n'en est que l'accessoire, mais la lettre même sur laquelle s'exécutent ces chants. Or, ceci comprend tout d'abord la totalité des offices divins qui sont destinés à être chantés, sur divers modes, dans toutes leurs parties, et aussi un nombre considérable de formules qui accompagnent la collation des sacrements et des sacramentaux. Je n'ai pas besoin, sans doute, de rappeler que toute poésie est réputée chant, lors même qu'on ne la chante pas, et personne n'ignore que la Liturgie tout entière

 

(1) Thesaurus ecclesiasticus. Tome II, page 1082 et suivantes.

 

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appartient à la poésie, et que c'est pour cela même que le chant en est le complément.

3° Le culte rendu à Dieu par l'Eglise se manifeste par des actes. Or, ces actes sont le Sacrifice qui est le principal (1), l'accomplissement et l'usage des rites sacramentels, des sacramentaux, et généralement toutes les démonstrations religieuses à l'aide desquelles l'Eglise exprime par ses ministres, et par ses fidèles, ses sentiments d'adoration, d'actions de grâces et de louanges, ses prières et ses supplications.

Tel est, Monseigneur, le sens de la définition que j'avais cru pouvoir donner de la Liturgie, en tête de mon Introduction historique, et que mon ouvrage tout entier doit développer. Je ne sais si tout le monde sera de votre avis, quand vous dites : « Si l'on ne veut pas savoir ce que c'est que la Liturgie, il faut demander ce qu'elle est aux trois premiers chapitres des Institutions (2). »

Il est vrai qu'après avoir reconnu enfin l'existence d'une définition qui peut se lire à la première ligne de mon premier volume, vous proposez de la changer en cette manière : « La Liturgie est la forme des symboles,

 

(1) Vous me plaisantez, Monseigneur, sur ce que j'ai dit, au commencement du tome Ier des Institutions, que Jésus-Christ, en la dernière Cène, institua le grand Acte liturgique, et sur ce que, à la fin du deuxième tome, j'ai dit que le Sacre de Napoléon avait été un grand acte liturgique. Dans le premier cas, j'ai parlé comme toute l'antiquité et comme l'Église elle-même qui appelle le saint Sacrifice de la Messe l'Acte, l'Action par excellence ; mais comme il y a d'autres actes liturgiques, quoique inférieurs au divin Sacrifice, il m'a semblé permis d'en reconnaître de plus ou moins granit, parmi ceux qui sont contenus au Rituel et au Pontifical. Ainsi, le Sacre d'un Roi m'a paru un plus grand acte liturgique que la bénédiction d'une cloche, et le Sacre de Napoléon, dans les circonstances au milieu desquelles il s'est accompli, m'a semblé un acte liturgique plus grand encore que le Sacre de tout autre prince. J'avoue que ma conviction est encore la même aujourd'hui.

(2) Examen, page 25.

 

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des chants et des actes par lesquels l'Église exprime et manifeste sa religion envers Dieu (1). » J'avoue que je ne comprends pas la forme d'un symbole qui est lui-même une forme, ni la forme d'un chant, à moins que vous n'entendiez par cette expression, la tonalité de ce chant, seul côté par lequel, selon vous, Monseigneur, il appartiendrait à la Liturgie. Quant à la forme des actes, je ne vois plus à quoi vous réduisez la Liturgie dans ces actes, puisque ceux dont nous parlons sont essentiellement extérieurs. Il est vrai que vous tenez avant tout à laisser la Liturgie dans son domaine et le culte divin dans le sien (2), tandis que j'ai le double malheur de les identifier, et d'unir dans une même notion le culte divin et la vertu de Religion : mais, malgré toute ma bonne volonté, il me serait impossible de faire sur ce point une concession quelconque, attendu qu'il y va de notions fondamentales.

 

§ V. Les notions de Dom Guéranger sur la Liturgie sont-elles aussi neuves que le soutient Monseigneur l’évêque d'Orléans ?

 

J'avais dit, Monseigneur, que « la Liturgie est l'expression la plus haute, la plus sainte de la pensée, de l'intelligence de l'Eglise, par cela seul qu'elle est exercée par l'Eglise en communication (3) directe avec Dieu, dans la Confession, la Prière et la Louange(4). »

 

(1)  Examen, page 35.

(2) Ibid.

(3)  J'ai dit communication, et non communion : il y a sans doute ici une faute d'impression dans l’Examen. J'en fais la remarque, parce que ces deux mots sont loin d'être synonymes.

(4)  Institutions. T. I, page 2.

 

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— « Hélas ! mon Révérend Père! me répondez-vous, « Monseigneur; par ce nouvel aperçu de la Liturgie, vous nous menez plus loin du catéchisme que jamais. Nulle part, relisez-le bien , vous n'y verrez que , l'Église se met en communication directe avec Dieu par l'exercice de la Liturgie, dans la confession, la prière et la louange, parce que l'Eglise est toujours en communication directe avec Dieu, dans tous ses actes, et que par l'exercice public de la Liturgie, elle se met plutôt en communication avec les hommes, accomplissant devant le monde tous les devoirs du culte divin. Si l'Église se mettait principalement en communication directe avec Dieu, par la Liturgie, le culte extérieur serait préférable au culte intérieur, puisqu'il établirait entre Dieu et son Eglise, un lien plus direct, et, partant, plus intime et plus fort (1). »

Je ne me permettrai pas de vous parler de catéchisme, Monseigneur; je sens combien toute allusion de ce genre serait inconvenante; mais permettez-moi cependant de réclamer au nom de la théologie, contre les assertions qui vous échappent en me poursuivant. La Liturgie est le Culte divin ordonné et exercé par l'Église; comment peut-il se faire que ce culte mette plutôt  l’Église en communication avec les hommes qu'avec Dieu ? Quand vous offrez, Monseigneur, le saint Sacrifice, qui est l'Acte liturgique par excellence, ne présentez-vous pas à Dieu une offrande qui intéresse directement sa gloire et paie les dettes du monde entier, indépendamment de l'effet religieux que ce grand acte est appelé à exercer sur les assistants ? La Messe célébrée dans le secret n'est-elle pas, comme l'a défini le saint concile de Trente, l'acte liturgique aussi complet, et en aussi parfaite communication avec Dieu, que celle qui se célèbre pontificalement

 

(1) Examen, pages 43 et 44.

 

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au maître-autel d'une cathédrale ? Dans l'administration des sacrements, quelle est  la source du pouvoir surhumain exercé par le  ministre, si ce n'est cette communication avec Dieu qu'il obtient en accomplissant, dans l'intention de l'Eglise, les rites prescrits par Jésus-Christ; et si ce ministre épanche la grâce divine  sur le fidèle qui reçoit le sacrement, n'est-ce pas parce qu'il est lui-même, par la Liturgie, en communication avec Dieu, source de tout don parfait et auteur de toute sanctification? Quand l'Eglise loue Dieu, dans ses divins offices, n'est-ce pas Dieu qu'elle prie, qu'elle exalte, qu'elle remercie, avant de songer à se mettre en communication avec les hommes? Sans doute, elle veut les réunir dans une prière commune,  et  c'est pour cela qu'elle a ses lieux et ses heures de prière publique; mais qui a jamais pensé que, dans ces moments solennels, elle  cherchait plus  à se mettre en communication avec les hommes, qu'à s'unir à  celui que confesse  sa bouche et à  qui s'adressent directement ses paroles? La Liturgie, il est vrai, porte instruction avec  elle; mais  ses  prières les plus fortes  de  doctrine, s'adressent à Dieu comme les autres, et si le peuple fidèle, dont l'Église aussi se compose, y trouve son instruction, il  n'est pas, pour cela, distrait du service de ce  grand Dieu dont la louange est aussi une confession.

Non, Monseigneur, il ne suit point de cette doctrine, que le culte extérieur soit préférable au culte intérieur; mais la foi catholique nous oblige de croire que le culte intérieur n'est point agréé de Dieu sans les rites extérieurs, toutes les fois que ces derniers sont prescrits par Jésus-Christ ou par son Eglise, comme le complément delà religion. Si nous étions des Anges, nos actes religieux pourraient être parfaits sans le secours des cérémonies et de la parole matérielle ; nous ne sommes que des hommes, et le Verbe fait chair a voulu  que notre

 

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religion fût impuissante, tant qu'elle n'appellerait pas à son secours les moyens visibles de communication qu'il a institués et inspirés à son Église d'établir.

Vous dites, Monseigneur, que l'Église ne se met pas en communication directe avec Dieu par l'exercice de la Liturgie, parce que l'Eglise est toujours en communication directe avec Dieu dans tous ses actes; sans doute l'Eglise est toujours en communication avec Dieu par la foi et la grâce sanctifiante qui demeure en elle, bien que plusieurs de ses membres soient privés de cette grâce; mais comment l'Église, société visible, peut-elle exercer ces actes, en tant qu'Église, si ces actes ne sont pas eux-mêmes visibles et extérieurs? Or, vous ne pouvez, Monseigneur, assigner d'autres actes de l'Église, comme Église, que ceux qui ont rapport à son enseignement, à son gouvernement et enfin à sa Liturgie. Ces derniers sont les plus fréquents, et aussi les plus sacrés puisqu'ils ont Dieu pour objet direct et immédiat : quand l'Église les exerce, elle mérite les grâces par lesquelles l'Esprit qui l'anime continue de présider à ses enseignements et au gouvernement de ses enfants. Suspendez sur la terre l'action du grand Sacrifice, l'administration des sacrements, la célébration des divines louanges; tout à coup les dons gratuits et merveilleux que le ciel nous préparait s'arrêtent dans leurs cours, et l'Église est devant Dieu comme une terre sans eau (1).

Quant à ce que vous ajoutez, Monseigneur, que la conséquence des principes que j'ai exposés, amènerait à dire que le culte extérieur serait préférable au culte intérieur, puisqu'il établirait entre Dieu et son Eglise un lien plus direct, et, partant, plus intime et plus fort, je n'ai qu'un tout petit mot à vous répondre. C'est que l'Église ne sépare jamais le culte extérieur du culte intérieur,

 

(1) Psalm. CXIII, 6.

 

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puisque l'un et l'autre font partie essentielle de la Religion qu'elle rend à Dieu. J'avoue que je plaindrais sincèrement le catéchisme qui enseignerait que la célébration des rites de la Liturgie n'a pas pour résultat de rendre plus direct, et partant plus intime et plus fort, le lien qui unit Dieu et son Eglise. Une telle assertion me semblerait la négation du Christianisme.

Vous avez dit, il est vrai, Monseigneur, que la Religion ne produit que des actes intérieurs d'adoration, de louange, de SACRIFICE (1) ; plus j'examine cette doctrine, moins je  la comprends. Comment en effet peut-on se figurer un sacrifice qui soit purement intérieur? N'est-ce pas renverser toutes les notions du sacrifice, qui est pourtant le centre de  la Liturgie? Toutefois, je comprends que vous ayez été contraint de reculer jusque-là dans le système  périlleux que vous vous êtes imposé. Pour moi, je m'en tiens à la théologie universelle, et je Continue de croire que les actes extérieurs de la religion, prescrits par Jésus-Christ ou établis par l'Eglise, nous unissent à Dieu, en nous rendant chrétiens et catholiques.

Il me resterait beaucoup à dire sur les autres principes que vous avez émis dans vos chapitres II, III et IV, pour réfuter ce que vous appelez mes notions toutes neuves sur la Liturgie. Ainsi, j'aurais droit de m'étonner que vous  ayez trouvé étrange que  je me sois servi du mot Confession pour exprimer la proclamation que fait l'Église,des mystères de sa foi par la  Liturgie; comme si cette expression, fondée sur les Écritures de l'Ancien et 'du  Nouveau Testament,  et  spécialement sur les Psaumes que vous et moi récitons tous les jours, avait droit d'étonner qui que ce soit. Je sais bien que les nouveaux bréviaires, en détruisant le titre de confesseur dans

 

(1) Examen, page 40.

 

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la désignation des Saints, ont contribué sur ce point aussi à appauvrir le langage ecclésiastique; mais il reste encore assez de confitebor et de confitemini dans le Psautier, pour que cette acceptation, si populaire dans tous les siècles, ne s'éteigne pas de si tôt.

J'avais dit : « La Liturgie est une chose si excellente que, pour en trouver le principe, il faut remonter jusqu'à Dieu; car Dieu, dans la contemplation de ses perfections infinies, se loue et se glorifie sans cesse, comme il s'aime d'un amour éternel. Toutefois, ces divers actes, accomplis dans l'essence divine, n'ont eu d'expression visible et véritablement liturgique que du moment où une des trois personnes divines, ayant pris la nature humaine, a pu, dès lors, rendre les devoirs de la Religion à la glorieuse Trinité. Dieu a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique (1) pour l'instruire dans l'accomplissement de l'œuvre liturgique (2). »

Que trouvez-vous donc dans ces paroles, Monseigneur, qui puisse légitimer vos agréables plaisanteries sur mon outrecuidance d'aller considérer la Liturgie dans le Saint des Saints, ce qui m'oblige de me voiler la face à l'exemple des Chérubins éblouis, sans trop savoir où je suis (3) ? Serais-je donc le premier qui ait enseigné que Dieu, dans la contemplation de ses perfections infinies, se loue et se glorifie sans cesse, comme il s'aime d'un amour éternel ? Sans doute, ces mystères sont profonds ; mais puisqu'il a plu à Dieu de nous les révéler, et de nous associer, faibles créatures, à sa gloire éternelle, par le moyen de notre grand Pontife Jésus-Christ qui a pénétré les deux (4), pourquoi ne contemplerions-nous

 

(1)  Joan. III, 16.

(2)  Institutions. Tom. I,  p.  16.

(3)  Examen, page 47.

(4)  Haeb. IV, 14.

 

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pas, dans notre foi et notre reconnaissance, ce Fils de l'Homme assis à la droite de Dieu, pour être à jamais le principe et le moyen de notre religion tout entière, en même temps qu'il rend à la glorieuse Trinité des devoirs dont la valeur s'élève à l'infini, par son union hypostatique avec le Verbe de Dieu ?

Saint Jean nous montre ce divin Agneau, sur l'autel sublime du ciel, debout dans sa force, mais immolé dans son sacrifice éternel (1) ; or, notre autel de la terre est le même que  celui du  ciel; l'un et l'autre sont consacrés par une seule  et même Liturgie extérieure et visible. En vain chercherez-vous, Monseigneur, à rendre ridicules mes propositions  en  les traduisant de cette  manière : « Il tardait à Dom Guéranger de nous élever plus haut que le ciel et de nous faire contempler la Liturgie, c'est-à-dire, selon lui, l'ensemble des symboles, des chants et des actes par lesquels l'Eglise manifeste sa religion envers  Dieu, dans la sainte Trinité, se louant et se glorifiant sans cesse dans la contemplation de ses perfections infinies (2). » Cette phrase absurde et impie ne m'appartient pas. J'ai dit que le principe de la Liturgie remontait jusqu'à Dieu, que la Liturgie nous associait à la glorification que Dieu se rend à lui-même, par Jésus-Christ qui a pris notre nature pour mettre la Religion à  notre portée ; mais je n'ai  pas  dit que les symboles, les chants et les actes, que l'Église emploie, par ordre de Dieu, pour exprimer cette religion, s'accomplissent dans la sainte Trinité. Franchement, vous vous exposez, Monseigneur,  en altérant  si  évidemment les textes mêmes que vous reproduisez. Permettez-moi d'ajouter que la matière est trop grave pour se prêter à de pareils jeux d'esprit.

 

(1)  Apoc. v, 6.

(2)  Examen, page 46.

 

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Vous vous divertissez ensuite sur ma citation de saint Jean, qu'il vous plaît de donner comme une falsification de mon fait, par la suppression que vous avez cru devoir faire du chiffre que j'avais inséré dans mon texte pour avertir le lecteur que les paroles qui suivent ne sont plus de l'Évangéliste. Je n'insiste pas davantage sur ce procédé ; mais permettez-moi de vous dire, Monseigneur, que vous tirez des paroles de saint Jean, qui viennent après celles que j'ai citées, des inductions que la théologie n'avoue pas.

L'Évangile dit : Sic Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret, ut omnis qui credit in eum non pereat, sed habeat vitam œternam (1). Donc, concluez-vous, le premier but de l'Incarnation aura été de nous sauver par la foi, ou par l’accomplissement des actes intérieurs du culte divin (2). Je distingue, Monseigneur : par la foi ou par l’accomplissement des actes intérieurs du culte divin, si la foi et ces actes sont rendus efficaces par le baptême, qui est extérieur, sans doute, et, pour les adultes, par la participation aux sacrements, et spécialement à celui du corps et du sang de Jésus-Christ, je l'accorde. Par la foi ou par les actes intérieurs du culte divin, qui ne seraient pas essentiellement liés aux actes extérieurs, établis par Jésus-Christ et par son Église, je le nie, avec le concile de Trente (3). Vous pensez, sans doute, comme moi, Monseigneur ; le seul point qui nous sépare, c'est que vous dites que le culte intérieur est simplement le fondement du culte extérieur, tandis que je soutiens que l'un et l'autre nous sont imposé* par l'autorité divine, en sorte que la Liturgie vient du ciel, aussi bien que la foi même à l'Incarnation.

Il est  également  impossible  d'admettre  ce que vous

 

(1) Joan. III, 16.

(2) Examen, page 3o.

(3) Sess. VI can. XIX-XX.

 

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dites ensuite, Monseigneur, que Jésus-Christ n'est venu accomplir et perfectionner que la partie dogmatique et morale de l'ancienne loi, et qu'il en a aboli la partie liturgique et cérémoniaire (1). Cette doctrine est dangereusement incomplète, si vous n'ajoutez que Jésus-Christ venant, comme il le dit lui-même, non détruire la loi, mais l'accomplir (2), a substitué un sacrifice réel extérieur, des rites réels extérieurs, aux sacrifices et aux rites figuratifs extérieurs de la loi mosaïque; et que l'Église dirigée par l'Esprit-Saint a établi un nombre immense de rites extérieurs qui accompagnent le Sacrifice, les sacrements, les offices divins, et remplissent encore le Rituel et le Pontifical ; au grand scandale des protestants qui, par un luxe inutile d'érudition, ont voulu convaincre cette même Église d'avoir renouvelé, sous la loi de grâce, toutes les cérémonies des Juifs et même de la gentilité.

Permettez-moi aussi, Monseigneur, de me plaindre de ce que, dans cet endroit, vous avez ajouté à mon texte des mots importants qui n'y sont pas, lorsque vous me faites dire que le Fils de Dieu est venu perfectionner seulement les ombres et les figures, au lieu de les faire disparaître (3) ; j'avais dit simplement : non détruire, mais accomplir et perfectionner les traditions liturgiques (4) ; le reste vous appartient en propre.

Vous vous scandalisez, Monseigneur, que j'aie dit que la vie mortelle de Jésus-Christ n'était elle-même qu'un grand acte liturgique (5) ; « c'est-à-dire, sans doute, ajoutez-vous, un mystérieux symbolisme dont les formes extérieures l'emportaient de beaucoup sur les sentiments et les pensées, et où ce qui frappait les  yeux était plus  vénérable et plus grand

 

(1) Examen, page 51. — (2) Matth. v, 17. — (3) Examen, page 51. — (4) Institutions. Tom. I, p. 21. — (5) Ibidem.

 

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que ce qui se  passait dans l'âme du Sauveur  des hommes (1). »

Cette conséquence ne vaudrait que dans le cas où j'aurais enseigné  que les formes extérieures constituent à elles seules la Liturgie, et qu'elles sont complètes sans que l'esprit ait besoin de s'y unir. Heureusement je n'ai a jamais rien dit de semblable : j'ai dit tout le contraire. Le culte extérieur fait partie de la Religion pour l'homme et pour la société chrétienne; mais, c'est à la condition qu'il sera exercé en esprit  et en vérité. Or, Notre-Seigneur descendu sur la terre pour rendre, dans la chair, les devoirs de la Religion à son Père, réunissait, sans doute, les conditions de toute Liturgie, et tous ses actes avaient pour but d'honorer, au nom de l'homme, et par les moyens de l'homme, la majesté divine,  en attendant le jour de l'immolation sanglante. J'avoue que je tiens à ce catéchisme.

Plus loin, à propos de ce que j'ai dit, « que le symbolisme chrétien (qui contient les réalités en même temps qu'il les figure),  accomplit magnifiquement le but de l'Incarnation,  exprimé  d'une manière sublime  dans cette admirable phrase liturgique :  Ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc  in invisibilium amorem rapiamur (2) ; »  vous prétendez, Monseigneur, que mon  intention  est  de démontrer par ces paroles, que l'Incarnation du  Verbe n'a eu pour but que de relever l'importance des gestes et des figures du corps, sans trop se préoccuper  des mouvements et des affections du cœur (3). Cette conséquence absurde et impie est démentie par le texte même que vous citez, puisque les symboles élevés déjà à la dignité de matière et de forme des sacrements, ou sanctifiés  par l'Église  comme  sacramentaux,

 

(1)  Examen, page 51.

(2)  Institutions liturgiques. Tom. II, page 182.

(3)  Examen, page 52.

 

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n'ont d'autre but, d'après mes paroles, que de nous élever jusqu'à l’amour des choses invisibles. Vous avez écrit pour le public, Monseigneur, le public jugera qui de vous ou de moi a mieux défendu les principes constitutifs d'une religion qui repose sur le mystère d'un Dieu incarné. Je croirais manquer aux convenances en vous renvoyant à Bellarmin, et aux autres Controversistes des XVI° et XVII° siècles, qui ont écrit contre Kemnitz, Hospinien, les Centuriateurs, Daillé, etc. ; mais j'oserai vous dire que le Missel, le Rituel et le Pontifical romains, surtout ce dernier, ne cessent d'insister, dans leurs oraisons et allocutions, sur la doctrine que j'ai exposée, non pas le premier, mais après mille autres.

Vous vous étonnez ensuite, Monseigneur, que j'aie : affirmé que la résurrection des corps des bienheureux soit destinée à donner plus de plénitude à leur expression liturgique au ciel (1); j'avoue que je ne comprends pas ce qui vous surprend dans cette doctrine. Notre divin chef, Jésus-Christ, garde éternellement son corps glorieux, et s'immole à jamais sur l'autel du ciel pour la gloire de la Très Sainte Trinité ; au-dessous de lui, la très pure Marie et les Saints, pour compléter cet hommage éternel, assistent en qualité de membres, avec leurs corps, et ainsi Dieu est glorifié dans son œuvre tout entière. Il me semble que telle est la foi de l'Église catholique, et je ne comprends pas pourquoi nous ne prêcherions pas sur les toits une doctrine qui relève si haut la Liturgie de la terre, en l'unissant à celle du ciel.

 

(1) Voici la phrase à laquelle Mgr d'Orléans fait allusion : « Les hommes élus et glorifiés, les Saints, établis dans une harmonie parfaite de grâce et de  gloire, chantent aussi la divine louange..... et afin que rien ne manque aux conditions de leur Liturgie, ils reprendront un jour leur corps pour  lui  pouvoir donner une forme visible. » — (Institutions. Tome I, p. 17.)

 

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De mes paroles vous concluez ainsi, Monseigneur : « La religion tout entière n'est donc qu'un vaste et radieux symbolisme, un mystérieux ensemble de formes, de figures et de cérémonies mystiques (1). »

Je vous demande pardon, Monseigneur; la religion n'est pas seulement ce vaste et radieux symbolisme ; ce symbolisme fait simplement partie de la religion, mais il n'est pas la religion à lui seul. Visibiliter Deum cognoscimus, ut per hune in invisibilium amorem rapiamur. Nous ne trouvons point au fond de notre cœur la religion telle que Dieu l'exige, pas plus que nous n'y trouvons les vérités qu'il a révélées; il nous faut le moyen sacré des symboles visibles, et, par cette voie, nous arrivons au Dieu invisible. Nul ne va au Père que par le Fils (2) ; nul ne va au Fils que par le mystère de l'Incarnation, et nul ne perçoit les fruits célestes de l'Incarnation que par la Liturgie instituée par Jésus-Christ, et sanctionnée par l'Église.

N'ayant dit nulle part que la religion n'est qu'un vaste et radieux symbolisme, et ayant même dit tout le contraire, et publié déjà les deux premiers volumes d'un ouvrage qui n'a d'autre but que de montrer la plénitude d'esprit et de vie renfermée dans les sublimes symboles de la religion catholique, j'ai donc droit d'être surpris, autant que le public, de l'aplomb avec lequel vous m'imputez, Monseigneur, cette doctrine impie, que la religion ne serait qu'un vaste et radieux symbolisme, et je ne puis concevoir comment vous avez pu ajouter ces mots : « Mais ici, mon Révérend Père, vous n'avez pas la gloire de l'invention ; d'autres, avant vous, avaient enseigné ces belles choses; et certes ! on ne les  comptait  pas  au nombre des

 

(1)  Examen, page 34.

(2)  Joan. XIV, 6.

 

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docteurs catholiques, et leurs livres étaient loin de passer pour orthodoxes (1). » Je suis de votre avis, Monseigneur, sur ces docteurs et sur leurs écrits ; aussi ai-je cru pouvoir diriger mon grand ouvrage contre eux, en même temps que j'y poursuis l'erreur opposée des rationalistes qui font de la Liturgie une chose inutile et arbitraire.

Mais n'y a-t-il pas évidente contradiction, lorsque vous ajoutez ces mots : « Loin de moi aussi la pensée de vouloir comparer le symbolisme de vos Institutions aux symbolismes de tous ces inventeurs de types et de mythes chrétiens : le vôtre, mon Révérend Père, laisse subsister la réalité des mystères, le leur avait pour but de le faire disparaître (2). »

Mais s'il en est ainsi, Monseigneur, qu'est-ce donc que mon symbolisme si ce n'est celui de l'Église catholique? D'un côté, il montre des signes extérieurs et sacrés, et institués par Jésus-Christ ou par son Église; de l'autre, il proclame les mystères divins, cachés et opérant sous ces symboles ; n'a-t-il pas le droit, encore une fois, de se formuler dans ces paroles de l'Église : Visibiliter Deum cognoscimus, ut per hunc in invisibilium amorem rapiamur ?

« Mais, mon Révérend Père, en vous rapprochant de leur langage, vous vous rapprochez de leur point de vue, et malgré vous (3). » .— Je ne le crois pas, Monseigneur -, je crains bien plutôt que cette longue et franche discussion, dans laquelle je n'ai dissimulé aucune dé vos objections, ne donne lieu à nos lecteurs de penser que c'est vous-même qui vous rapprochez du langage des rationalistes.

 

(1) Examen, page 34.

(2) Examen, page 54.

(3) Ibid.

 

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Arrêtons ici cette première lettre, Monseigneur, et tirons quelques conséquences de cette importante controverse.

Pour les lecteurs des Institutions liturgiques et de votre Examen de cet ouvrage, il est un fait capital qui résulte de tout ce que nous avons écrit l'un et l'autre, c'est que, si de mon côté je relève la dignité de la Liturgie, votre but patent est de la déprimer.

Vous êtes allé jusqu'à dire, Monseigneur, que la Liturgie n'avait aucun rapport avec la vertu de Religion ; que la vertu de Religion ne produit par elle-même que des actes intérieurs, même de sacrifice; que le culte divin extérieur ne fait pas partie essentielle de la vertu de Religion : la conséquence naturelle était, j'en conviens, que je faisais bien du bruit pour peu de chose.

De mon côté, j'ai établi que la Religion n'est point complète sans le culte extérieur, et que la Liturgie n'est autre chose que le culte extérieur rendu à Dieu par l'Église.

La Liturgie fait donc partie essentielle de la Religion.

Pénétrant plus avant dans la doctrine, nous en sommes venus à examiner si la foi chrétienne ne repose pas tout entière sur le mystère de l'Homme-Dieu, Prêtre selon l'ordre de Melchisédech et Pontife éternel, instituant les rites extérieurs en harmonie avec son Incarnation, et laissant à son Église le pouvoir de sanctifier toute créature visible pour élever l'homme jusqu'au Dieu invisible : cette thèse démontrée pour l'affirmative, la conclusion devait être que la religion chrétienne repose tout entière sur l'immolation réelle et visible de l'Agneau de Dieu, à qui seul appartient d'ouvrir par son sang le livre fermé des sept Sceaux qui sont les sept Sacrements, symboles visibles, et de répandre sur la terre la rosée de cette bénédiction universelle dont l'Église est dispensatrice par la Liturgie.

 

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D'où nous avons été amenés à conclure que la Liturgie, qui est le moyen nécessaire de la Religion, est divine ; qu'elle est l'admirable objet de notre foi comme de notre pratique.

D'où il suit enfin qu'on ne saurait avoir une trop haute idée de la Liturgie, ni la traiter avec trop de respect, ni la garantir avec trop de précautions dans les rites dont elle se compose, et dans les livres qui la contiennent.

Il nous reste à faire l'application de cette doctrine aux détails en apparence les plus extérieurs, tels que les livres liturgiques, leur histoire et le droit qui les régit. Nous y viendrons successivement; mais, auparavant, une grande thèse de lieux théologiques nous réclame. Non content d'avoir disputé à la Liturgie l'honneur de faire partie de la vertu de Religion, vous avez voulu lui enlever, Monseigneur, la gloire d'être, dans ses formules, le dépôt de la Tradition. Dans la lettre suivante, nous examinerons cette belle et grande question, et puisque vous me demandez quels sont les théologiens que je puis citer en faveur de ma doctrine, je crois vous être agréable en vous donnant par avance cette sentence de Bossuet : «  Le principal instrument de la Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières (1). »

Quant à ceux qui contestent la valeur des livres liturgiques pour autoriser la foi, l'Évêque de Meaux, assez énergique parfois, comme chacun sait, les qualifie en cette sorte : « Ces grands savants ne songent point à la prière. Ils méprisent les arguments qu'on tire de là, qu'ils appellent des pensées pieuses et une espèce de sermon : ils ne répondent après cela qu'en souriant avec dédain, et dans leur cœur se moquent de ceux qui

 

(1) États d'Oraison. Liv. VI, pag. 208. Edit. Lebel, tome XXVII.

 

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ne leur allèguent pour preuve que leur bréviaire ou leur missel (1). »

 

Veuillez agréer, Monseigneur, le profond respect avec lequel je suis,

 

DE VOTRE GRANDEUR,

 

le très humble et très obéissant serviteur,

 

Fr. Prosper GUÉRANGER,

 

Abbé de Solesmcs.

 

(1) Défense de  la Tradition et des  Saints-Pères, page 556. Édit. Lebel, tome V.

 

APPENDICE

 

Le catéchisme ayant été invoqué en témoignage dans la discussion présente, par Monseigneur l'évêque d'Orléans, il m'a semblé utile de produire ici un document peu connu en France, à l'aide duquel la question générale qui nous occupe va s'éclaircir encore, en même temps que cet incident inattendu y trouvera sa véritable appréciation.

Il est de fait que, dans l'Église catholique, il n'existe qu'un seul catéchisme qui puisse être appelé en témoignage comme autorité décisive, dans une contestation théologique, et ce catéchisme est celui qui est appelé du concile de Trente, ou le Catéchisme romain. Il fut publié par saint Pie V, comme le Bréviaire et le Missel, avec cette différence, que le Pontife n'exigea pas d'une manière expresse l'adoption de ce catéchisme par toutes les Eglises de l'univers catholique. Ce corps de doctrines n'en fut pas moins reçu partout avec acclamation, et un grand nombre des conciles provinciaux du XVI° et du XVII° siècles en recommandent l'usage dans les termes les plus formels. Le fait est que, en France, il ne se trouve pas aux mains de tous les curés, bien loin de servir de base à l'enseignement qu'ils dispensent à leurs peuples. Depuis un siècle et plus, des particuliers ont fabriqué de nombreux catéchismes plus volumineux les uns que les autres ; à peine si quelques-uns ont été honorés d'une approbation épiscopale, encore parmi ces derniers devons-nous compter celui de Montpellier, qui fut promulgué par un prélat notoirement hérétique. 11 fut corrigé, sans doute, par le successeur orthodoxe de Colbert; mais le travail du Père Pouget n'en a pas acquis pour cela une autorité supérieure à celle des évêques particuliers qui l'ont approuvé. Pour le catéchisme comme pour la Liturgie, la sanction apostolique demeurera toujours l'inviolable sceau de l'autorité.

Le pieux et courageux Clément XIII, considérant que l'amour des changements tendait, au siècle dernier, à priver l'Eglise du grand bienfait d'un catéchisme universel, crut devoir adresser à tous les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques de l'Église catholique, un bref solennel  dans lequel il  signale les périls de cette  mobilité continuelle

 

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et les exhorte, au nom de la paix et de la tranquillité de l'Eglise, à prescrire l'usage du seul catéchisme qui est la règle de la foi catholique et de la discipline chrétienne.

Le Pontife se plaint que l'amour de la nouveauté ait fait tomber des mains des Pasteurs un livre rédigé avec une si profonde doctrine, et revêtu d'un consentement si universel, et il signale deux graves inconvénients qui ont résulté des nouveaux catéchismes. Le premier a été une atteinte portée à l'unité de l'enseignement et une occasion de scandale pour les faibles, qui, dit le Pontife, pensent ne plus habiter une terre d'un seul langage et d'un parler uniforme. Le second consiste dans les dissensions qui résultent nécessairement de la publication de ces divers exposés de la vérité catholique, les fidèles se trouvant à même de prendre parti les uns pour Apollo, les autres pour Céphas, d'autres pour Paul. Le Pontife juge donc qu'il est de son devoir de travailler à déraciner un tel abus, en réclamant les droits de ce livre vénérable, dont les enseignements avaient été soustraits au peuple fidèle par des hommes imprudents ou superbes, qui se prétendaient les plus sages dans l'Eglise. Il publie donc de nouveau le Catéchisme romain, afin que les âmes des fidèles soient corroborées dans la doctrine de l'Eglise, et préservées de la contagion de ces opinions nouvelles qui n'ont pour elles ni l'universalité ni l'antiquité.

La portée du bref, que nous donnons ici en entier, sera facilement comprise, et peut-être que ce document apostolique, dont la connaissance est très peu répandue parmi nous, ayant été publié à une époque où les rapports de la France avec le Siège apostolique se réduisaient presque à de simples relations officielles; peut-être,dis-je, que la publicité donnée à ce document apostolique, contribuera en quelque chose à rectifier les idées sur l'existence de l'unique et véritable Catéchisme de l'Eglise catholique. La saine théologie y gagnerait assurément, et l’instruction des peuples en tirerait des fruits précieux.

Quant à l'opportunité de la publication de ce bref dans la controverse liturgique, elle sera sentie par tout le monde. Le Siège apostolique regarde comme un malheur pour l'Eglise, que le catéchisme du concile de Trente ne soit pas suivi universellement, malgré la recommandation de saint Pie V. L'abandon du Bréviaire et du Missel du concile de Trente, si fortement et si directement établis l'une et l'autre par saint Pie V, ne saurait donc être un fait indifférent, et moins encore un perfectionnement pour l'Église catholique. En un mot, si après la bulle de saint Pie V et le bref de Clément XIII, il n'est plus possible de dire que le meilleur catéchisme est celui qu'on récite ou qu'on explique le mieux; à plus forte raison, après la bulle du même saint Pie V, les brefs de Clément VIII et d'Urbain VIII, et enfin le bref de notre Saint Père le Pape Grégoire XVI à Monseigneur l'archevêque de Rheims, sur le Bréviaire romain, il ne reste plus lieu de dire que le meilleur bréviaire est celui qu'on dit le mieux.

 

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CLEMENS PAPA XIII

 

VENERABILIBUS FRATRIBUS PATRIARCHIS, PRIMATIBUS, ARCHIEPISCOPIS

ET EPISCOPIS.

 

VENERABILES FRATRES, SALUTEM, ET APOSTOLICAM BENEDICTIONEM.

 

In dominico agro, cui excolendo, divina disponente providentia, praesumus, nihil tam vigilantem curam, et perseverantem requirit industriam, quam jacti boni seminis, catholicas nimirum doctrinas a Christo Jesu, et ab Apostolis acceptae, nobisque traditas custodia; ne si pigro otio, et inerti desidia negligatur, dormientibus operariis inimicus humani generis superseminet zizania ; ex quo fiat, ut in die messis,potius quam condenda in horreis, inveniantur ea, quœ urenda sint flammis. Atque ad tuendam quidem semel traditam Sanctis fidem (1), Nos vehementer excitat Beatissimus Paulus, qui Timotheo scribit, ut bonum custodiat depositum (2), quod periculosa tempora instarent (3), cum in Ecclesia Dei homines mali, et seductores (4) existerent, quorum opera adhibita insidiosus ille tentator, his erroribus incautas mentes conaretur inficere, qui sint evangelicas veritatis inimici.

Verum si, quod saepe accidit, quœdam in Ecclesia Dei sese extulerint prava; sententiœ, quae adversis quidem sibi frontibus pugnantes, in eo tamen conspirent, ut catholicae fidei puritatem quoquo modo labefactent; tum vero difficillimum est, ea cautione inter utrumque hostem ita nostrum librare sermonem, ut nulli eorum terga vertisse, sed utrosque Christi hostes œque vitavisse, et condemnasse videamur. Atque interdum res est ejusmodi, ut facile diabolica falsitas, veri quadam similitudine, coloratis se tegat mendaciis, dum vis sententiarum brevissima adjectione, aut commutatione corrumpitur, et confessio, quœ operabatur salutem, subtili nonnumquam transitu vergat in  mortem.

Ab his propterea lubricis, angustisque semitis, quibus insistere, aut ingredi sine prolapsione vix possis, avertendi sunt fideles, ac praesertim qui rudiore sint ac simpliciore ingenio : nec per invia loca ducenda; sunt oves ad pascua : nec singularia quaedam, etiam catholicorum Doctorum, placita iis sunt proponenda : sed illa certissima catholicae: veritatis nota  tradenda  est,  doctrinae  universitas, antiquitas et consensio.

 

(1)  Judae 3.

(2)  II. Tim. I, 14.

(3)  II. Tim. III. I.

(4)  Ibidem. 13.

 

326

 

Praterea cum non possit vulgus ascendere in montem (1), in quem gloria Domini descendit ; et transcendens terminos ad videndum peribit; termini figendi sunt populo ab ejus Doctoribus per circuitum, ut ultra ea, quas sunt ad salutem necessaria, aut summopere utilia, sermo non divagetur, et fideles Apostolico dicto pareant : non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem (2).

Haec cum probe intellexissent Romani Pontifices praedecessores Nostri, in id omnem suam operam contulerunt, ut non modo venenata germina sub nascentium errorum  anathematis  gladio praeciderent,  sed etiam subcrescentes opiniones quasdam amputarent,  quos vel redundantia in Christiano populo, fidei uberiorem fructum  impedirent, vel  fidelium animis proximitate nocere possint erroris. Postquam igitur Tridentina Synodus, eas, quae tum temporis Ecclesiae lucem obfuscare tentaverant, haereses condemnavit, et catholicam veritatem, quasi discussa  errorum nebula,  in  clariorem lucem eduxit ; cum iidem  praedecessores Nostri intelligerent sacrum illum  universalis  Ecclesia; conventum, tam prudenti consilio, tantaque usum esse temperantia, ut,  ab  opinionibus reprobandis abstineret, qua; Doctorum  ecclesiasticorum auctoritatibus fulcirentur ;  ex ejusdem sacri Concilii  mente aliud opus  confici voluerunt, quod omnem doctrinam  complecteretur, qua fideles informari oporteret; et  quae  ab omni errore quam  longissime  abesset. Quem librum Catechismi Romani nomine typis impressum evulgarunt ; dupliciter in ea re laudandi. Nam et illuc eam doctrinam contulerunt, quae communis est in Ecclesia, et procul abest ab  omni periculo erroris ; et hanc  palam populo  tradendam disertissimis verbis proposuerunt, ita Christi Domini praecepto obtamperantes, qui Apostolos dicere in lumine jussit, quod in tenebris ipse  dixisset, et quod in aure audierant, super tecta  praedicare  (3), Ecclesiaeque sponsae  obsecuti,  cujus illae voces : Indica mihi ubi cubes in meridie (4); ubi enim non sit meridies, atque ita perspicua lux, ut liquido veritas cognoscatur, facile pro ea recipitur falsitas propter veri similitudinem, qua; in obscuro  difficulter a vero discernitur. Noverant  enim  fuisse antea, et  deinceps futuros, qui pascentes  invitarent, et sapientiae,  scientiaeque  uberiora promitterent pascua, ad quos  multi confluerent, quia  aquas  furtivae dulciores  sunt, et suavior panis absconditus (5). Ne  igitur seducta vagaretur Ecclesia post greges sodalium, qui et ipsi sint vagi,  nulla  stabiles certitudine veritatis, semper discernes, numquam  ad scientiam veritatis pervenientes (G) idcirco  quas ad salutem tantummodo  essent necessaria, et maxime  utilia, clare in Romano Catechismo,  et dilucide  explanata, christiano populo tradenda proposuerunt.

Verum hunc librum non mediocri labore et studio compositum omnium consensione probatum, ac summis laudibus exceptum his  temporibus

 

(1) Exod. XIX. 12. — (2) Rom. XII. 3. — (3) Matth.  X. 27. - (4) Cant. I. 6. — (5) Prover. IX. 17. - (6) II. Tim. III. 7.

 

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e Pastorum manibus propemodum novitatis amor excussit, cum alios atque alios catechismos extulerit nullo modo cum Romano comparandos : unde duo mala extiterunt, quod illa fuerit in eadem docendi ratione prope sublata consensio, oblatumque pusillis quoddam scandali genus, quibus sibi ipsi jam non amplius esse videantur in terra labii unius, et sermonum eorumdem (1) : alterum, quod ex diversis variisque tradenda; catholicœ veritatis rationibus ortae sunt contentiones, et ex aemulatione, dum alius se Apollo, alius Cephae, alius Pauli se dictitat sectatorem, disjunctiones animorum, et magna dissidia : quarum dissensionum acerbitate nihil ad Dei gloriam minuendam exitialius putamus, nihil ad extinguendos fructus, quos e christiana disciplana aequum est fideles percipere, calamitosius. Itaque duplex hoc malum ut ab Ecclesia tandem amoliremur, illuc duximus redeundum, unde quidam parum prudenti consilio, nonnulli etiam superbia ducti, ut sese in Ecclesia jactitent sapientiores, jamdudum fidelem populum avocaverant ; et cumdem Catechismum Romanum, Pastoribus animarum iterum porrigendum existimavimus ; ut qua ratione confirmata olim fuit catholica fides, et in doctrina Ecclesia;, qua; est columna veritatis (2), fidelium mentes corroboratoe, eadem nunc a novis quoque opinionibus, quibus nec consensio, nec antiquitas suffragatur, quam longissime avertantur. Atque parabilior ut fieret liber, et maculis, quas operariorum vitio contraxerat, emendatior, illum ad ejus exemplum, quem Sanctus Pius V praedecessor Noster, ex Tridentinoe Synodi decreto vulgavit, iterum omni adhibita diligentia excudendum in Alma Urbe curavimus; qui in popularem sermonem ejusdem Sancti Pii jussu conversus, et editus, propediem mandato itidem Nostro, typis impressus, denuo prodibit in lucem.

Quod igitur hoc christianoe reipublica; difficillimo tempore, ad pravarum opinionum fraudes removendas, et veram sanamque doctrinam propagandam, stabiliendamque opportunissimum subsidium cura Nostra praebet et diligentia, vestrum est, Venerabiles fratres, operam dare, ut a fidelibus recipiatur. Ac propterea hune librum, quem veluti catholica; fidei, et christiana; disciplina; normam, ut etiam in tradendoe doctrine ratione constaret omnium consensio, Romani Pontifices Pastoribus propositum voluerunt, vobis, Venerabiles fratres, nunc maxime commendamus, vosque etiam enixe in Domino cohortamur, ut jubeatis ab omnibus, qui animarum curam gerunt, in informandis catholica veritate populis adhiberi, quo tum eruditionis unitas, tum charitas, animorumque servetur concordia. Vestrum enim est tranquillitati omnium studere ; quae denique sunt partes Episcopi : qui propterea illuc intentos oculos habere debet, ne quisquam propter suos honores superbe agendo schismata faciat, unitatis compage disrupta.

 

(1)  Gen. XI. 1.

(2)  I. Tim. III.  15.

 

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Nullum tamen aut certe exiguum hi libri fructum praebebunt utilitatis, si qui eos proponere, et explanare audientibus debent, minus docendo sint ipsi idonei. Itaque permagni interest, ut ad hoc munus christianae doctrinae populo tradenda;, homines eligatis, non modo sacrarum rerum scientia praeditos, sed multo magis et humilitate, et sanctificandarum animarum studio, et charitate flagrantes. Tota enim christiana disciplina non in abundantia verbi, non in astutia disputandi, neque in appetitu laudis et gloriae, sed in vera et voluntaria humilitate consistit. Sunt enim, quos major quidem scientia erigit, sed a caeterorum societate disjungit; et quo plus sapiunt, eo a concordiae virtute desipiunt : qui Sapientia ipsa, Dei verbo admonentur : Habete sal in vobis, et pacem habete inter vos (1); ita enim sapientia; sal habendum, ut eo proximi amor custodiatur, et infirmitates condiantur. Quod si a sapientia; studio, a cura etiam proximi ad discordias vertantur, sal sine pace habent ; non virtutis donum, sed damnationis argumentum ; et quo melius sapiunt, eo deterius delinquunt ; quos quidem damnat Jacobi Apostoli sententia illis verbis : Quod si zelum amarum habetis, et contentiones sint in cordibus vestris, nolite gloriari, et mendaces esse adversus veritatem : non est enim ista sapientia desursum descendens, sed terrena, animalis, diabolica : ubi enim zelus est, et contentio, ibi inconstantia, et omne opus pravum. Qua: autem desursum est sapientia, primum quidem pudica est, deinde pacifica, modesta, suadibilis, bonis consentiens, plena misericordia, et fructibus bonis, non judicans, sine simulatione (2).

Dum ergo Deum in humilitate cordis et afflictione anima; deprecamur, ut diligentiae atque industriae Nostrae conatibus, suam impertiat indulgentiae et misericordia; largitatem, ne dissensio populum fidelem disturbet, utque in vinculo pacis, et in charitate Spiritus, unum sapiamus omnes, unum laudemus, et glorificemus Deum, et Dominum nostrum Jesum Christum, Vos Venerabiles Fratres salutamus in osculo sancto; vobisque omnibus, itidemque cunctis Ecclesiarum vestrarum fidelibus, Apostolicam Benedictionem amantissime impertimur.

Datum in Arce Castri Gandulphi, die XIV. Junii MDCCLXI. Pontificatus Nostri Anno III.

 

(1) Marc. IX. 49.

(3) Jacob. III.  14. 15. 16.  17.

 

FIN  DE L'APPENDICE.

 

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