I - CHAPITRE IX

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CHAPITRE IX : AUTRE    DIGRESSION    SUR   L'HISTOIRE    DES   LITURGIES    ORIENTALES :     LITURGIES   APOSTOLIQUES ;       GRECQUE   MELCHITE ; — COPTE, ÉTHIOPIENNE, SYRIENNE, ARMÉNIENNE, POUR LA SECTE MONOPHYSITE ; — COPTE, SYRIENNE, ARMÉNIENNE UNIES ; — MARONITE ; — ET CHALDEENNE, POUR LA SECTE NESTORIENNE.

 

Les Liturgies des Églises de l'Orient offrent à l'observateur un spectacle bien différent de celui que lui présentent les Liturgies de l'Occident. Déjà notre histoire est arrivée au IX° siècle, et les progrès de la Liturgie dans l'Église latine, loin de s'arrêter, promettent de s'étendre et de se développer dans les siècles suivants : dans l'Église orientale, au contraire, dès le IX° siècle, tout s'apprête à finir pour la Liturgie, comme pour l'unité et la dignité du christianisme.

Cependant le point de départ de la Liturgie dans l'Orient fut imposant : elle commença, comme Liturgie chrétienne, à Jérusalem, non-seulement par les actes et les paroles du Rédempteur des hommes, mais encore par les ordonnances des Apôtres qui fixèrent, ainsi que nous l'avons dit, la forme dans laquelle devaient être célébrés les mystères chrétiens.

Devant traiter, dans une des divisions spéciales de cet ouvrage, tout ce qui a rapport aux livres liturgiques de toutes les Églises, nous ne ferons ici qu'une brève énumération des diverses formes usitées dans les Églises orientales, pour les offices divins.

D'abord,   viennent  les  Liturgies   apostoliques.   Celle

 

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attribuée à saint Jacques est la principale et la plus authentique, au moins dans la généralité de sa teneur. Elle fut longtemps suivie dans l'Église de Jérusalem, à l'exclusion de toute autre, et l'on voit assez clairement que c'est cette Liturgie que saint Cyrille explique dans ses Catéchèses. Il paraît démontré que l'Église de Jérusalem la gardait encore au IX° siècle, puisque Charles le Chauve, dans une lettre au clergé de Ravenne, atteste avoir fait célébrer en v sa présence les saints mystères, suivant la Liturgie de Jérusalem, composée par l'apôtre saint Jacques. Depuis lors, l'autorité du patriarche de Constantinople a interdit,  même à Jérusalem, l'usage de cette Liturgie, hors le 23 d'octobre, jour où cette Église célèbre la fête de saint Jacques. Tous les autres jours de l'année, on doit employer les Liturgies usitées à Constantinople, et dont nous allons parler bientôt.

L'Église d'Antioche, dans l'origine, dut se servir d'une forme liturgique instituée par saint Pierre, puisque le Prince des apôtres fut le premier évêque de cette ville. ! Cette Liturgie de saint Pierre n'était-elle point la même que celle de saint Jacques ? si elle en différait, quelle était sa forme ? Ces questions sont aujourd'hui devenues à peu près insolubles. Il est vrai que les jacobites de Syrie, qui ' ont dans leurs livres un grand nombre de Liturgies ou Anaphores, en ont une qui porte le nom de saint Pierre : mais l'autorité de ces sectaires est complètement nulle en matière de critique.

Quoi qu'il en soit, le patriarche melchite d'Antioche, ainsi que tout le clergé de son ressort, est contraint de suivre, comme celui de Jérusalem, la Liturgie de Constantinople, au moins depuis le XII° siècle. Nous rappellerons ici l'origine du nom de melchite. Après la condamnation de Dioscore, patron du monophysisme, dans le concile de Chalcédoine, il s'éleva entre les catholiques d'Alexandrie et d'Antioche et les disciples d'Eutychès, un

 

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schisme violent qui dure encore. Les monophysites donnèrent aux catholiques le nom de melchites, formé de l'arabe melek, qui signifie partisans du Prince, parce qu'ils se conformaient à l'édit de l'empereur Marcien pour la publication et la réception du concile de Chalcédoine. Longtemps, ce nom de melchite a été le synonyme d'orthodoxe : depuis le schisme grec, il ne désigne plus que les Grecs qui sont unis au patriarche de Constantinople. Aujourd'hui, la ville d'Antioche ayant été presque entièrement détruite, soit par les guerres, soit par les tremblements de terre, le patriarche melchite a transféré son siège à Damas. Mais telle est l'ignorance et la dégradation du clergé de ce patriarcat, que l'on est obligé de traduire la Liturgie du grec en arabe, non-seulement pour l'usage du peuple, mais afin que les clercs puissent en lire et en comprendre les paroles.

L'Église d'Alexandrie, fondée par saint Marc, s'est servie, dans l'antiquité, d'une Liturgie qui porte le nom de cet évangéliste, et qui a été complétée par saint Cyrille. Depuis le XIIe siècle, l'usage de cette Liturgie est entièrement aboli dans les églises qui dépendent du patriarche melchite d'Alexandrie. Ce patriarche, qui réside au Grand-Caire, est astreint, ainsi que tout son clergé, à la Liturgie de Constantinople.

Enfin, le siège principal de l'Église grecque melchite, la Nouvelle Rome, Constantinople, qui fait subir le joug de sa Liturgie aux églises qui lui sont restées fidèles, ne connaît que deux Liturgies, au moyen desquelles elle célèbre le service divin toute l'année. La première, appelée la Liturgie de saint Jean Chrysostome, sert tous les jours, sauf les exceptions ci-après ; c'est la seule qui contienne l'ordre de la messe et les rubriques. La seconde, qui est celle de saint Basile, est en usage seulement la vigile de Noël, la vigile des Lumières ou de l'Épiphanie, les dimanches du Carême, sauf le dimanche des Rameaux ; la sainte et grande Férie

 

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ou le jeudi saint ; le samedi saint, et enfin le jour de la fête de saint Basile. Elle est plus longue que la première ; mais elle ne contient pas l'ordre de la messe et les rubriques : on les prend dans la Liturgie de saint Chrysostome. Ce saint docteur n'est point l'auteur de la Liturgie qui porte son nom : il paraît même qu'on l'a appelée, jusque dans le vie siècle, la Liturgie des Apôtres. Quant à celle qui est connue sous le nom de saint Basile, il est mieux prouvé qu'elle appartient à ce saint docteur.

Le premier monument dans lequel on trouve la manifestation du pouvoir du patriarche de Constantinople sur la Liturgie des autres Églises patriarcales melchites, est un passage de Théodore Balsamon, cité par Leunclavius au livre cinquième de son Droit gréco-romain. Ce jurisconsulte, membre distingué de l'Église de Constantinople, ; fut promu au siège d'Antioche en 1186. Il raconte que Marc, patriarche d'Alexandrie, étant venu à Constantinople, prétendit célébrer les saints mystères suivant une Liturgie particulière, et que lui, Balsamon, en présence de l'empereur, disputa contre Marc, et soutint comme une vérité incontestable : « Que toutes les Églises de Dieu devaient suivre la coutume de la nouvelle Rome, et célébrer le sacrifice suivant la tradition des grands docteurs et luminaires de là piété, saint Jean Chrysostome et saint Basile (1). »

Non-seulement la Liturgie proprement dite, c'est-à-dire la forme et les prières de la messe, à l'usage de l'Église de Constantinople, est suivie dans toutes les Églises melchites, mais encore les livres des offices divins dont on se sert à , Constantinople pour la célébration des fêtes de   l'année chrétienne,  sont les seuls qui soient en usage dans les

 

(1) Quapropter omnes Ecclesiae Dei sequi debent morem novœ Romœ, nimirum Constantinopolis, et sacra celebrare juxta traditionem magnorum doctorum, et luminarium pietatis sancti Joannis Chrysostomi et sancti Basilii. (Leunclavius, Juris Grœc. Rom., lib. V, pag. 263.)

 

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patriarcats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. L'influence de la Liturgie de Constantinople s'est même étendue au-delà des limites trop restreintes de ces Églises. C'est elle que suivent toutes les Églises du rite grec uni ou non uni qui se rencontrent en Occident, à Rome même, à Venise, dans la Pouille, la Calabre, la Sicile, la Corse, etc.

La Liturgie de Constantinople a eu une extension plus grande encore sous une forme nouvelle que lui donnèrent, au IX° siècle, les saints Cyrille et Méthodius. Ces deux vaillants missionnaires, frères par le zèle comme par le sang et la profession monastique, commencèrent l'apostolat des Slaves sur les bords du Danube; et pour faciliter leurs conquêtes, ils jugèrent utile d'adopter dans le service divin l'usage de la langue slavonne. Tous les livres de la Liturgie de Constantinople furent traduits dans cet idiome par eux ou par leurs disciples; et sous cette forme, ils sont encore en usage dans la Bulgarie, la Serbie, l'Albanie, la Dalmatie, l'Esclavonie et la Hongrie. Ils étaient de même seuls employés dans l'immense métropole de Kiev, fondée au Xe siècle et séparée de l'unité catholique vers le XIII°.

Cette province ecclésiastique, la plus vaste de la chrétienté, comprenait la Ruthénie et la Moscovie. Au XIV° siècle, à la suite des invasions mongoles, la Ruthénie fut incorporée à la Pologne ; et, grâce à cette union avec un État catholique, les Églises ruthènes, c'est-à-dire la métropole même de Kiev et ses plus anciennes suffragantes, rentrèrent aux XVI°, XVII° et XVIII° siècles dans le sein de l'unité catholique. Les Églises de Moscovie, au contraire, s'entêtèrent de plus en plus dans le schisme et en subirent les conséquences les plus humiliantes.

Elles  eurent   un   instant   l'honneur   éphémère   d'un patriarcat établi à Moscou en 1588  par le patriarche de Constantinople;  mais  Pierre le Grand le supprima et obligea les évêques de ses États à ne plus relever que d'un

 

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synode de prélats nommés par lui. L'Église moscovite, devenue l'Église russe, lorsque Catherine II substitua le nom de Russie au titre ancien de son empire, n'a aucun lien de subordination à l'égard de Constantinople, mais elle garde fidèlement sa liturgie. Il en était de même des Églises uniates de Pologne. Nous verrons dans la suite ; comment cette conformité de rites avec les schismatiques de Russie leur a été funeste. Aujourd'hui toutes les Églises uniates des anciennes provinces polonaises soumises à la Russie ont été successivement absorbées par l'Église schismatique; il n'en subsiste plus que deux qui, situées en Galicie, dans le territoire occupé par l'Autriche, n'ont pas eu à subir la persécution. Elles suivent encore, comme leurs soeurs infortunées, la Liturgie de Constantinople.

Les livres de cette Église ont encore été traduits en géorgien et postérieurement en roumain. Dans le premier idiome, ils n'ont servi qu'à un petit peuple du Caucase, réduit aujourd'hui à quelques centaines de mille âmes; dans le second, ils sont usités aujourd'hui en Moldavie et en Valachie, et tendent même à y prévaloir complètement sur les textes originaux en langue grecque.

Si nous en venons maintenant à rechercher les Liturgies des Églises d'Orient qui ne reconnaissent point l'autorité des patriarches melchites, nous trouvons d'abord celles dont se servent les Coptes, qui vivent sous la juridiction du patriarche jacobite d'Alexandrie. On sait que l'Église copte est un débris encore considérable de l'hérésie des monophysites. Ces Liturgies sont : celle dite de saint Grégoire de Nazianze, dont ils se servent aux fêtes de Notre-Seigneur et dans les jours les plus solennels ; celle de saint Cyrille, qui est en usage durant le Carême et l'Avent, et pour la Commémoration des Défunts; celle enfin de saint Basile, qu'ils emploient aux autres jours de l'année. Ces Liturgies sont traduites en langue copte, et telle est l'ignorance du clergé jacobite, que  les livres qui les contiennent, pour

 

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l'usage de l'autel, ont une version arabe en regard du texte copte, qui n'est presque jamais entendu des prêtres.

L'Église éthiopienne, ou abyssinienne, fondée au IVe siècle, par saint Frumence, envoyé d'Alexandrie par saint Athanase, après s'être préservée de l'arianisme, eut, au ve siècle, le malheur de tomber dans le monophysisme, et depuis lors, elle y est restée plongée. Elle n'a qu'un seul évêque qui a le titre de métropolitain, et reçoit son institution du patriarche jacobite d'Alexandrie, résidant au Grand-Caire. Outre les trois Liturgies des Coptes dont nous venons de parler, les Éthiopiens en emploient dix autres, savoir celles de saint Jean l'Évangéliste, de saint Matthieu, des trois cent dix-huit Pères orthodoxes, de saint Épiphane, de Jacques de Sarug, de saint Jean Chrysostome, une intitulée de Notre Seigneur Jésus-Christ, des saints Apôtres, de Cyriaque, enfin de l'impie Dioscore. Ces Liturgies sont en langue éthiopienne, dialecte qui diffère de l'arabe vulgaire.

Outre les Coptes et leur patriarcat jacobite d'Alexandrie, la secte monophysite compte encore de nombreux adhérents en Syrie, et y vit sous la juridiction d'un prétendu patriarche d'Antioche qui réside dans un monastère nommé Saphran, à deux journées de Diarbékir. Cette branche d'eutychiens se sert principalement de la Liturgie de saint Jacques : mais on trouve dans leurs livres un bien plus grand nombre d'autres Liturgies. On en compte au-delà de trente, la plupart composées par les coryphées du monophysisme, tels que Jacques d'Édesse et Philoxène. Ces Liturgies sont généralement en langue syriaque.

La troisième Église infectée de l'eutychianisme, après celle des Coptes et celle des Syriens, est l'Église des Arméniens. Elle est présidée par un patriarche qui porte le titre de catholique et réside à Edchmiatsin, près d'Érivan. Trois autres patriarches inférieurs viennent après lui, savoir ceux de Sys en Cilicie, de Cachabar et d'Achtamar

 

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dans l'Asie Mineure. L'Église arménienne a une Liturgie qui lui est particulière. C'est un composé, en langue arménienne, de diverses prières extraites des Liturgies grecques, et qui sont même restées sous les noms de saint Basile, de saint Athanase et de saint Jean Chrysostome. Le reste appartient exclusivement à l'Église arménienne, et l'on ne peut disconvenir que cette Liturgie, qui est écrite dans la langue nationale, ne soit d'une grande beauté.

Parmi les Coptes, les Syriens et les Arméniens, on compte un certain nombre de catholiques qui reconnaissent la distinction des deux natures en Jésus-Christ et sont soumis à l'autorité du Siège apostolique. Ils observent la Liturgie en usage dans leur nation, sauf les changements qui ont été ordonnés à Rome, pour assurer l'orthodoxie.

Nous ne devons pas non plus passer sous silence la petite nation des Maronites, paisibles habitants du mont Liban, qui, après avoir suivi les erreurs du monophysisme et du monothélisme, les abjurèrent, au XIIe siècle, pour embrasser la foi de l'Église romaine, à laquelle depuis lors ils sont restés inviolablement attachés. Ils sont régis par un patriarche qui reçoit de Rome le pallium. Leurs Liturgies qui sont en langue syriaque, ont été imprimées à Rome pour leur usage et sont au nombre de quatorze, savoir : de saint Xyste, pape de Rome, de saint Jean Chrysostome, de saint Jean l'Évangéliste, de saint Pierre, prince des apôtres, des douze Apôtres, de saint Denys, disciple de saint Paul (1), de saint Cyrille, de saint Matthieu, pasteur, de Jean Barsusan, de saint Eustache, de saint Maruthas, de saint Jacques, frère du Seigneur, de saint Marc, et une seconde de saint Pierre.

Outre les Liturgies qui sont, à proprement parler, les

 

(1) C'est plutôt celle de Denys Barsalibi, célèbre jacobite.

 

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prières de l'autel, les diverses Églises que nous venons de nommer ont d'autres livres pour les offices divins et la célébration des fêtes, lesquels s'écartent en beaucoup de choses de ceux de l'Église melchite, bien qu'ils conservent avec ces derniers certains rapports dans le style et la forme des prières.

Il nous reste encore à parler des nestoriens et de leurs Liturgies. Ces tristes débris d'une malheureuse secte non moins subversive du mystère fondamental du christianisme que le monophysisme qui lui succéda sans la détruire, portent vulgairement le nom de Chaldéens ou Chrétiens orientaux. Leur patriarche prend le titre de Catholique, et réside à Bagdad. L'Église nestorienne, qui s'est étendue autrefois jusqu'aux Indes, et qui est aujourd'hui considérablement réduite, a trois Liturgies : celle de Théodore de Mopsueste, qui sert de l'Avent jusqu'à Pâques ; celle des douze Apôtres, qui sert de Pâques jusqu'à l'Avent; et celle de Nestorius, qui n'est en usage que cinq jours dans l'année. Au XVI° siècle, les Portugais ayant formé d'importants établissements dans les Indes Orientales, et fondé le siège archiépiscopal de Goa, Menezès, archevêque de cette ville, s'appliqua sérieusement à la conversion des chrétiens nestoriens du Malabar, et pour garantir l'orthodoxie de ceux qu'il avait ramenés à la vraie foi, il corrigea la Liturgie des douze Apôtres, comme la plus usitée : il fit même traduire le Missel romain en syriaque, qui est la langue de la Liturgie nestorienne ; mais on ne voit pas que de grands résultats aient été produits par Ces mesures, qui annonçaient peut-être plus de zèle que de discernement.

Telle est la statistique générale des Liturgies de l'Orient. Nous ajouterons à ce tableau les considérations suivantes.

D'abord, on a dû remarquer le principe de l'unité liturgique consacré dans l'Église melchite de Constantinople,

 

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Alexandrie, Antioche, Jérusalem, etc. Ce fait a une grande portée. En premier lieu, il explique le maintien de l'union de foi et de discipline entre les différentes familles du schisme grec. Il y a longtemps qu'elles se fussent scindées entre elles, si ce lien ne les eût pas retenues. Mais comment s'isoler du siège de Constantinople, quand on est astreint à suivre la Liturgie de Constantinople ? L'autorité du patriarche de cette église ne repose-t-elle pas sur le texte même des prières sacrées dans lesquelles on lit son nom, la grandeur et la suprématie de son siège ? Le peuple, aussi bien que le clergé, ne connaît-il pas de cette manière les droits de l’Évêque œcuménique, qui confirme les patriarches, comme ceux-ci confirment les métropolitains et les évêques ? Voilà pour le lien de discipline et de subordination. L'unité de foi s'est gardée aussi par la Liturgie. Sans aucun doute, si l'Église melchite a conservé jusqu'à présent la foi primitive, à l'exception de quelques articles, elle le doit à l'inviolabilité des formules saintes, qui ne sont inviolables que parce qu'étant universelles, on ne pourrait les changer sans réclamation. On doit se rappeler le soulèvement qu'excita en 1622, dans l'Église melchite, le patriarche Cyrille Lucaris, qui avait embrassé, sur l'Eucharistie, la doctrine calviniste. Les autres patriarches, dans leur concile de Jérusalem, l'anathématisèrent comme le violateur des saintes traditions, un novateur qui renversait l'autorité des Pères.

En second lieu, on doit observer ce qui est arrivé à cette grande province de l'Église melchite qui se nomme l'Église russe. C'est que, dans son sein, l'unité de foi est constamment menacée, depuis qu'elle a été violemment soustraite par Pierre le Grand au lien qui l'unissait au patriarche de Constantinople, et par là même à sa Liturgie. Il est vrai que cette Liturgie existe encore de fait dans les Églises russes ; mais quelle autorité empêchera le saint Synode, responsable seulement devant l'Autocrate, d'introduire

 

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dans cette Liturgie, désormais sans défense, tels dogmes, telles pratiques que bon lui semblera ? Et comme la Liturgie est la plus populaire et en même temps la plus haute prédication, qui retiendra les Églises de la Russie entraînées d'erreurs en erreurs, par l'ascendant toujours irrésistible des formes liturgiques ? C'est bien ici le lieu de reconnaître que l'unité entretenue par l'autorité du patriarche de la Nouvelle Rome, ne pouvait durer qu'un temps. C'est la retraite d'une armée en déroute. Tant que les Grecs ont vécu sous le sceptre de l'islamisme, leur orthodoxie n'a couru aucun risque : ni le Grand Seigneur, ni ses pachas ne pouvaient rien prétendre sur la forme à donner aux mystères d'une religion qu'ils avaient en horreur. Mais pour les Grecs soumis à un prince chrétien, il en est tout autrement. Leur Église n'ayant qu'une autorité humaine, puisque le centre sur lequel elle repose n'a point de sanction divine, le prince en question trouvera, tôt ou tard, que son autorité humaine à lui vaut bien celle de ses prélats, et il ordonnera dans l'Église ce qu'il entendra. C'est ce que ne manquèrent pas de faire les empereurs de l'ancienne Byzance ; c'est ce qu'ont fait en Russie empereurs et impératrices; c'est ce que l’on a déjà commencé de voir, dans le petit royaume de Grèce, que son roi Othon vient de détacher de l'obéissance du patriarche de Constantinople.

En troisième lieu, sans parler même de l'époque de dissolution proprement dite, qui doit infailliblement arriver pour toute Église séparée, il est encore une considération importante à faire sur le genre d'unité conservé par l'Église grecque dans sa Liturgie. Sans doute les efforts de l'autorité patriarcale pour maintenir cette unité et les avantages qu'elle a produits en retardant la ruine entière du Christianisme en Orient, sont louables, en même temps qu'ils sont un hommage rendu à la sainte politique du Siège apostolique dans l'Occident; mais d'où vient que l'unité qui donne

 

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la vie dans l'Église latine est impuissante à la ranimer en Orient? C'est que l'unité, qui est la condition d'existence de toute société, n'est vraiment constituante qu'autant qu'elle résulte de l'adhérence des membres divers à leur centre véritable et naturel. Rome est la force vitale de l'Église catholique, parce que Rome est inamovible dans la foi, parce qu'elle est le fondement posé, non par l'homme, mais par Jésus-Christ. Une Liturgie conforme à celle de Constantinople peut donc être orthodoxe de fait ; une Liturgie conforme à celle de Rome est à la fois orthodoxe de fait et de droit. Il est vrai que jusqu'ici la Liturgie des Églises melchites ne renferme pas d'erreurs par affirmation, mais elle en renferme par négation, le nom du Pape ne se récitant plus dans les Diptyques, comme aux premiers siècles, et les points convenus entre les deux Églises à Lyon et à Florence, n'étant l'objet d'aucune confession expresse dans les prières de l'office, en même temps qu'ils sont expressément niés par les pasteurs et leurs fidèles.

Toutefois, il est un fait curieux à observer dans les mœurs liturgiques de l'Église grecque, c'est que, tout en demeurant séparée violemment du Siège de Rome, tout en niant expressément sa principauté sur toutes les Églises, dans plusieurs endroits de sa Liturgie, elle rend un hommage à cette principauté. Joseph de Maistre, dans l'admirable livre du Pape, a recueilli ces passages, que tout le monde y a lus avec étonnement (1), et qui retentissent à la fois en langue slavonne sous les dômes de Kiev et de Moscou, et en langue grecque dans les églises de Constantinople. Que prouve cette inconcevable contradiction ? Deux choses, à notre avis. D'abord, l'intention de la divine Providence, qui a voulu donner l'Église grecque en spectacle aux nations, comme un nouveau peuple juif, afin que, dépositaire des témoignages de l'antiquité, elle attestât, par le fait

 

(1) Du Pape, liv. I, chap. x.

 

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même de ses croyances et de ses usages, l'antiquité des • croyances et des usages de l'Église latine, à laquelle on ne peut la soupçonner d'avoir emprunté quoi que ce soit. Nous, nous voyons, en outre, dans ce fait, une preuve de plus du sentiment inné dans toutes les Églises et fondé sur la nature des choses, du sentiment, disons-nous, de la nécessité d'une Liturgie immuable, du moment que les formes du culte ont été fixées solennellement. Les Grecs ont préféré garder ces textes qui les condamnent, plutôt que de scandaliser les peuples par des changements, ou de porter atteinte à l'unité de leur Église en attaquant, par un funeste exemple, l'intégrité de la Liturgie qui maintient seule cette unité.

En quatrième lieu, on doit remarquer dans la Liturgie grecque un caractère particulier qui dénote admirablement la dégradation de l'Église qui l'emploie. Ce caractère, opposé à la marche de toute véritable orthodoxie, est une immobilité brute qui la rend inaccessible à tout progrès. Dans l'Église latine, en même temps que les hérésies successives ont fourni matière aux développements du dogme, les développements du dogme eux-mêmes ont cherché leur expression dans la Liturgie. De nouvelles fêtes sont devenues nécessaires ; de nouveaux rites, de nouveaux offices sont venus tour à tour enrichir l'année chrétienne de leurs pompes, sanctifier le peuple fidèle par l'application des grâces dont ils sont la source. En outre, non moins féconde que dans ses anciens jours, l'Église a produit en chaque siècle de nouveaux apôtres, de nouveaux martyrs, de nouveaux docteurs : des pontifes, des confesseurs, des vierges sont venus ajouter leurs noms à la liste triomphante de ces héros que nous avaient légués les premiers âges du christianisme. La Liturgie latine réfléchit l'éclat de ces brillantes constellations dont le ciel s'embellit de siècle en siècle. En vain chercherait-on leurs traces dans les Menées des Grecs : et non-seulement on n'y rencontre pas les saints

 

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de l'Église latine, mais l'Église grecque est devenue comme impuissante à en proclamer de nouveaux, dans son propre sein, du moment que le schisme et l'hérésie Font paralysée au coeur. Depuis huit siècles, son calendrier n’a pas fait un pas ; depuis huit siècles, pas une fête nouvelle n'est venue attester ou l'amour, ou l'espérance, ou la reconnaissance de cette Église envers celui qui l'avait autrefois pour épouse. Elle ignore la solennité du saint Sacrement, les pompes de ce grand jour à la fois si magnifiques et si touchantes. Elle ignore tout ce qui s'est passé dans le monde chrétien depuis qu'elle est morte à la grande Unité romaine. Encore une fois, ces livres liturgiques, rédigés à l'âge de la foi et de la vie, maintenant muets, incompris, immobiles aux mains des pontifes grecs, ne rappellent-ils pas la Bible conservée, lue, récitée par les Juifs avec un respect aussi stérile qu'il est inviolable ? Aussi, cette Liturgie qui porte les noms révérés des Basile, des Chrysostome, des Jean Damascène, a été impuissante à garantir de l'abrutissement le malheureux clergé qui la célèbre: et si, dans quelques lieux, cet abrutissement n'est pas synonyme d'ignorance crasse, si la Russie, par exemple, offre un clergé de jour en jour plus éclairé, on sait à quoi s'en tenir sur la moralité de ces prêtres et de ces pontifes qui ont cessé de voir le Chef du Christianisme dans l'évêque de Byzance, pour le vénérer dans un Pierre dit le Grand, dans une Catherine II, dans un Nicolas Ier.

Les dimensions de cet ouvrage ne nous permettent pas de développer davantage ces considérations, en même temps qu'elles nous ont contraint de nous restreindre au plus strict laconisme dans le tableau que nous avons trace de la situation respective des diverses Liturgies de l’Orient. Nous finirons ce qui regarde celle de l'Église grecque par la réflexion suivante. Supposons que dès la paix de l'Église, le Siège apostolique eût pu librement et avec discrétion amener toutes les Églises de l'Orient à la pratique de la

 

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Liturgie romaine, à l'usage de la langue latine; que les souverains pontifes eussent, comme dans l'Occident, réglé avec le plus minutieux détail toutes les particularités de l'office divin, reçu toutes les consultations des Églises d'Orient à ce sujet, dirimé toutes les questions relatives aux formules sacrées ou aux cérémonies ; qu'ils eussent prévenu ou arrêté le danger des innovations dans la doctrine ou dans la discipline, par l'établissement de fêtes nouvelles, par la promulgation de formules de prières obligatoires, en un mot, par tous ces moyens qui ont fait du calendrier du Bréviaire romain une sorte de tableau des nécessités dans lesquelles l'Église s'est trouvée et auxquelles le Saint-Siège a satisfait : supposons, disons-nous, qu'il en eût été ainsi ; qu'auraient pu faire Photius et Michel Cérulaire, contre la simple résistance passive que leur eût opposée tout cet ensemble à la fois populaire et sacerdotal ? Il est grandement probable que le schisme n'eût pas si aisément remporté une victoire qui, d'ailleurs, lui a été longtemps disputée, quoique déjà tant de causes d'isolement tirées de la langue, de la nature des  institutions patriarcales, semblassent  la lui avoir  préparée.   Oui,  nous le disons  avec conviction, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, seraient encore   catholiques   aujourd'hui,   s'il   eût   été   possible d'astreindre ces Églises au rite et à la langue des Latins ; et si ces Églises fussent restées unies de fraternité à celles de l'Occident, il est probable encore que l'islamisme n'eût point asservi les heureuses contrées qu'elles éclairèrent longtemps de la vraie lumière ; la civilisation n'y eût point péri, la race humaine n'eût point vu s'éteindre sa dignité sous le joug du plus ignoble esclavage ; en un mot, les destinées de l'Europe et de l'Asie, compromises et retardées de mille ans par le schisme, se seraient accomplies, et nul ne sait ce qui serait résulté de tant de gloire et de tant de force réunies à tant de vérité et tant d'amour. Mais des obstacles invincibles s'opposaient à cette union : tant de

 

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bonheur n'était pas de la terre. Nous, du moins, catholiques de l'Occident, apprenons de là à estimer l'unité liturgique dans toutes ses conséquences, cette unité qui sera toujours pour nous, tant que nous y serons fidèles, le premier moyen de l'orthodoxie, et, partant, le plus fort lien de la nationalité catholique. Si elle existe, ne soyons pas assez malheureux pour la briser : si elle a existé, plaignons ceux qui ont été assez téméraires pour lever la main contre elle.

La plupart des considérations que nous venons de faire sur la Liturgie de l'Église grecque melchite, s'appliquent j naturellement aux Liturgies des Églises copte, éthiopienne, syrienne, arménienne et chaldéenne. Ajoutons que l'isolement dans lequel vit, à l'égard des autres, chacune de ces familles d'un christianisme dégénéré, les a mises de bonne heure en danger de voir, chez elles, la Liturgie se corrompre et devenir l'expression des dogmes hérétiques. Sous ce rapport, ces malheureuses Églises présentent les traces d'une dégradation qui les met incontestablement au-dessous de l'Église melchite. Du moins, si les diverses provinces de celle-ci, tant qu'elles restent à l'état d'Églises unies à un centre ecclésiastique, gardent les anciennes formes du culte ; les erreurs qui les paralysent n'ont pas même une expression affirmative dans la Liturgie. Les monophysites et les nestoriens, au contraire, portent de honteuses traces de leur défection de la vraie foi, et les noms de Dioscore, de Philoxène, de Jacques d'Édesse, de Théodore de Mopsueste, et enfin de Nestorius, souillent jusqu'aux livres de l'autel. De là résulte une sorte d'impossibilité de revenir à l'orthodoxie ; car, pour cela, il faudrait changer la Liturgie, et la Liturgie est de sa nature une chose immuable, qui a sa racine dans les habitudes les plus sacrées. L'histoire confirme cette induction de la manière la plus lamentable. On a vu souvent des réunions partielles de ces diverses Églises au Siège apostolique :

 

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mais elles ont toujours échoué contre le préjugé, si louable en lui-même, qui poursuit tout changement dans la Liturgie. Cependant Rome ne pouvait recevoir ces familles séparées à une réelle et durable unité, qu'après avoir pris les moyens d'arrêter le règne de l'hérésie, en réformant le texte de la Liturgie dans les endroits où il était impur. Depuis trois siècles, les souverains Pontifes ont établi à Rome une Congrégation spéciale pour la correction des livres de l'Eglise orientale : mais ces Liturgies, ainsi expurgées, ont été souvent une pierre de scandale, le texte de déclamations furieuses pour les sectaires opiniâtres, l'occasion de rechute pour plusieurs de ceux qui avaient momentanément ouvert les yeux à la lueur de l'orthodoxie.

Concluons de l'ensemble des faits énoncés dans ce chapitre, que l'unité et l'immutabilité de la Liturgie sont un si grand bien, que les sectes séparées de l'Orient lui doivent absolument ce qu'elles ont conservé de christianisme ;

Que cette unité ne peut avoir de résultats importants qu'autant qu'elle provient de la conformité des usages liturgiques des diverses Eglises, avec ceux d'une Église mère et principale;

Que cette conformité étant détruite, une Église, qui s'est ainsi isolée, court les plus grands risques, puisqu'elle demeure sans contrôle et ne peut plus avoir qu'une orthodoxie de fait, qui n'est même pas assurée pour le lendemain ;

Que la Liturgie tombe au pouvoir du prince, en proportion de ce qu'elle se sépare de l'autorité du chef majeur ecclésiastique ;

Que la Liturgie, même d'une grande Église, se trouvant être distincte de celle que promulgue l'Eglise mère, devient par là même étrangère aux perfectionnements qui s'opèrent dans celle-ci ;

 

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Que la Liturgie qui est destinée à sceller la foi des peuples, puisqu'elle en est la plus haute et la plus sainte expression, devient quelquefois l'instrument maudit qui déracine cette foi, et en empêche le retour ;

Qu'enfin les Églises de l'Occident doivent, en considérant les malheurs du christianisme en Orient, s'attacher fortement à l'unité liturgique qui, à elle seule, eût pu non-seulement détourner, mais même rendre à jamais impossibles le schisme et l'hérésie qui les ont préparés.

 

 

 

 

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