LE R. P. DOM PROSPER
GUERANGER
ABBÉ DE SOLESMES
Sanas Pontificii Juris et sacrae Liturgiae traditiones labescentes confovere.
DEUXIEME EDITION
TOME PREMIER
SOCIÉTÉ GENÉRALE DE
LIBRAIRIE CATHOLIQUE
Victor PALMÉ, Éditeur
des Bollandistes, Directeur général
PARIS
35, rue de Grenelle-St-Germain, 25
BRUXELLES
5, place de
Louvain, 5
1878
BREFS
DE NOTRE-SAINT-PÈRE LE PAPE PIE IX
POUR HONORER LA MEMOIRE DU TRÈS-RÉVÉREND PÈRE DOM
PROSPER GUERANGER ABBÉ DE
SOLESMES
I -
PIUS PP. IX
I -
PIE IX,
PAPE
II - PIUS PP. IX
II -
PIE IX, PAPE
III - PIUS PP.
IX
III
- PIE IX, PAPE
INSTITUTIONS LITURGIQUES
PRÉFACES
PRÉFACE
DE CETTE
NOUVELLE ÉDITION
A SA
SEIGNEURIE ÉMINENTISSIME LOUIS CARDINAL
LAMBRUSCHINI
PRÉFACE
DE L'AUTEUR
AD FUTURAM REI MEMORIAM
Ecclesiasticis viris, quos
nostra hœc tulit œtas, religione, doctrina, et Catholicœ reiprovehendœ studio
atque industria maxime insignes, optimo quidem jure adscribendus est dilectus filius Prosper Guéranger,
Abbas ad S. Petri Solesmensis, ac summus in Gallia Magister
Congregationis Benedictinœ.
Hic, cum abundaret ingenio,
excellentisque eruditionis, atque in canonicis disciplinis scientiœ laude, ad
id, per longœ sua; vitœ cursum, semper intendit animum, ut gra-vissimis editis
scriptis,pro Catholicœ Ecclesiœ doctrina, et Romani Pontifias prœrogativis
strenuissime propugnaret, adversariorum frangeret conatus, erroresque
refutaret. Neque vero, quum Nos, plaudente Christiano Populo, Sanctœ Dei
Genitrici cœleste Immaculatœ Conceptionis prœconium solemni Decreto
confirmavimus ; neque novissime, quum Romani Pontificis ex Cathedra docentis
Infallibilitatem, frequentissimo universi Catholici Orbis Antistitum Consessu
approbante, sanximus, idem dilectus filius Prosper catholici scriptoris officio
defuit ; imo vulgatis operibus fidei, sacrœque scientiœ plenissimis,
novum dedit prœstantis ingenii sui, immotœque erga
Beatissimi Petri Cathedram observantiœ testimonium. Sed in quo
ipse curas omnes cogitationesque collocavit, potissimum illud fuit, ut Romana Liturgia
IX
POUR PERPÉTUELLE MÉMOIRE
Parmi les hommes d'Église qui,
de notre temps, se sont le plus distingués par leur religion, leur zèle, leur
science, et leur habileté à faire progresser les intérêts catholiques, on doit
inscrire à juste titre Notre cher fils Prosper Guéranger, abbé de Saint-Pierre
de Solesmes et supérieur général des Bénédictins de la congrégation de France.
Doué d'un puissant génie, possédant une merveilleuse érudition et une science
approfondie des règles canoniques, il s'est appliqué, pendant tout le cours de
sa longue vie, à défendre courageusement, dans des écrits de la plus haute
valeur, la doctrine de l'Église catholique et les prérogatives du Pontife
romain, brisant les efforts et réfutant les erreurs de ceux qui les
combattaient. Et lorsque, aux applaudissements du peuple chrétien, Nous avons
par un décret solennel confirmé le céleste privilège de la Conception Immaculée
de la sainte Mère de Dieu ; et tout récemment, lorsque Nous avons défini, avec
l'approbation du très-nombreux concile qui réunissait
les évêques de tous les points de l'univers catholique, l'infaillibilité du
Pontife romain enseignant ex cathedra ; Notre cher fils Prosper n'a pas manqué
au devoir de l'écrivain catholique; il publia des ouvrages pleins de foi et de
science sacrée, qui furent une preuve nouvelle de son esprit supérieur et de son
dévouement inébranlable à la chaire de Saint-Pierre.
X
in Galliam, velutipostliminio, remearet. Quam quidem in
re ita se gessit, ut ejus scriptis, nec non constantiœ, atque industries
singulari prœ cœteris acceptum referri debeat, si antequam ipse ex hac vita
migravit, cunctœ Galliœ Diœceses Romance Ecclesiœ ritus amplexœ
sunt.
Hœc in Catholici nominis
procurando bono tota fere vita transacta, veluti in
novum splendorem redundat, Congregationis Benedictines
in Gallia consistentis, satis quidem aliis nominibus
clarce, ita novum a Nobis quodammodo postulat propensœ animi
voluntatis documentum. Cum igitur a Romanis Pontificibus
Prœdecessoribus Nostris quam plurima prodierint exempla Nobis ad imitandum
relicta, quibus illi certos honores ac munera nonnullorum
Religiosorum cœtum Alumnis ita semper addixerunt, ut illi majores
inde spiritus sumerent ad Religionem colendam, sapientiœ
laudem potiundam,Christianasque virtutes exercendas, hinc est
quod Nos, singulos ac universos
quibus Nostrœ hœ litterœ favent, ab quibusvis
excommunicationis et interdicti, aliisque ecclesiasticis
sententiis, censuris et pœnis quovis modo vel quavis de
causa latis, si quas forte incurrerint,
hujus tantum rei gratia absolventes ac absolutos fore censentes,
Motu proprio, certa scientia, et matura
deliberatione, deque Apostolicœ potestatis Nostrœ
plenitudine, volumus ac decernimus ut deinceps, perpetuisfuturis
temporibus, Abbas ad S. Petri Solesmensispro
tempore existens Cappœ Magnœ, servatis servandis,
usu fruatur ; utque locus inter
Consultores Congregationis Venerabilium Fratrum Nostrorum S. R.
E. Cardinalium Sacris Ritibus
XI
Mais l'objet principal de ses travaux et de ses pensées a
été de rétablir en France la liturgie romaine dans ses anciens droits. Il a si
bien conduit cette entreprise, que c'est à ses écrits, et en même temps à sa
constance et à son habileté singulière, plus qu'à toute autre influence, qu'on
doit d'avoir vu, avant sa mort, tous les diocèses de France embrasser les rites
de l'Église romaine.
Cette vie, employée, on peut
dire, tout entière aux intérêts de la cause catholique, ajoute l'éclat d'une
splendeur nouvelle à la congrégation bénédictine de France, déjà illustre à
tant d'autres titres, et semble exiger de Nous un nouveau témoignage de notre
bienveillante affection. Les Pontifes romains Nos prédécesseurs Nous ont
d'ailleurs laissé de nombreux exemples à suivre, par l'attention constante
qu'ils ont eue d'octroyer aux membres des diverses familles religieuses des
honneurs et des emplois propres à leur inspirer une plus grande ardeur dans le
service de la religion, dans la poursuite glorieuse de la science et dans
l'exercice des vertus chrétiennes.
En conséquence, pourvoyant
d'abord à ce que tous et chacun de ceux qui bénéficient de ces lettres soient,
à cet effet seulement et si toutefois il y a lieu, absous et considérés comme
absous de toute espèce de sentence ecclésiastique, censure et peine portée de
quelque manière ou pour quelque cause que ce soit ; de Notre propre mouvement
et science certaine, après mûre délibération, de la plénitude de Notre pouvoir
apostolique, Nous voulons et décrétons que désormais et pour toujours, dans la
suite des temps, l'abbé de Saint-Pierre de Solesmes, alors en charge, jouisse
de l'usage de la cappa magna, selon les
règles
XII
prœpositoe, succedente illius pro
tempore vacatione, uni ex Monachis Ordinis S. Benedicti Congregationis
Cassinensis concedi atque adsignari debeat, vel si alias ab hac S. Sede
Apostolica concessus adsignatusque fuerit, confirmetur.
Hœc volumus, mandamus,
edicimus, decernentes présentes Nostras Litteras semperfirmas, validas, et
efficaces exisiere et fore, suosque plenarios et integros effectus
sortiri atque obtinere illisque,ad quos spectat,acpro tempore
quandocumque spectaverit, plenissime suffragari, sicque in prœmissis per quoscumque
Judices ordinarios et delegatos etiam causarum Palatii Apostolici
Auditores judicari et definiri debere, ac irritum et inane, si secus super his
a quoquam quavis auctoritate scienter vel ignoranter çontigerit attentari. Non
obstantibus Constitutionibus et Sanctionibus Apostolicis,et quatenus opus sit,
dicta; Congregationis etiam juramento, confirmatione Apostolica, vel
quavisfirmitate alla roboratis Statutis et consuetudinibus, cœterisque
contrariis quibuscumque.
Datum Romœ, apud S. Petrum,
sub annulo Piscatoris, die XIX Martii MDCCCLXXV, Pontificatus Nostri
anno XXIX.
F. Card. ASQUINIUS.
XIII
ordinaires. De plus,
parmi les consulteurs de la congrégation de Nos vénérables frères les cardinaux
de la sainte Église romaine préposée aux rites sacrés, une place sera concédée
et assignée à un des moines de l'ordre de Saint-Benoît de la famille du Mont-Cassin, chaque fois qu'elle deviendra vacante ; et si
cette faveur avait déjà été concédée et assignée par ce saint Siège
apostolique, Nous voulons qu'elle soit confirmée par Notre présent décret.
Telles sont Nos volontés, Nos
ordres et Nos décisions ; et Nous décrétons que les présentes lettres
soient maintenant et toujours
invariables, valides et efficaces ; qu'elles obtiennent et produisent leurs
effets pleins et entiers,
qu'elles soient complètement profitables à ceux qu'elles regardent et qu'elles
regarderont plus tard en quelque temps
que ce soit ; et que tous les juges quels qu'ils soient, ordinaires et délégués,
même les auditeurs des causes du palais apostolique, devront juger et définir
d'après ce qui est statué ci-dessus ; et tout ce qui pourra être tenté dans un
autre sens à ce sujet par qui que ce soit et quelque autorité que ce soit, avec
ou sans connaissance, sera nul et de
nul effet. Il en sera ainsi, nonobstant les constitutions et les décisions
apostoliques, et autant que de besoin nonobstant les statuts et les coutumes de
ladite congrégation, même corroborés par le serment, ou confirmés par l'autorité apostolique ou
quelque autre sanction que ce soit, et malgré toutes choses
contraires.
Donné à Rome, à Saint-Pierre,
sous l'anneau du Pêcheur, le XIX mars MDCCCLXXV, la XXIX année de Notre
pontificat.
F. Card. ASQUINI.
XIV
VENERABILI FRATRI
NOSTRO LUDOVICO EDUARDO, EPISCOPO PICTAVIENSI
Venerabilis Frater, Salutem et
Apostolicam Benedictionem. Decebat profecto junebria
laudis officia clarissimo Familiœ Sancti Benedicti ornamento Prospero Guéranger
a Viro persolvi, qui optimus virtutum et scientiœ judex; illique
familiarissimus, gesta simul et mentem defuncti valeret exponere ac revelare.
Gaudemus
autem, Venerabilis Frater, te sic
istud obiisse munus
amicitiœ, ut in tota ejus vita demonstraveris aptissimum
instrumentum a divina providentia
paratum Galliœ, cum ad restituendos Regulares Ordines
deletos, tum ad amplissimam
eorum utilitatem oculis subjiciendam. Luculenter
enim ostendisti, ipsum assecutum utrumque fuisse, sive excitando rursum et propagando
in Gallia monasticum institutum et disciplinant ; sive suadendo
rituum uniformitatem, vitio temporum distractam, cum Romana
Ecclesia ; sive propugnando et illustrando Sedis hujus Apostolicœ jura et privilegia ;
sive demum configendo
errores omnes, ac prœsertim
jactatasuti nostrorum temporum ornamentum opiniones : ita
ut illa sententiarum inter sinceros catholicos concordia,et
communis illa observantia et dilectio vere filialis, qua Gallia
Nobis conjungitur, ejus operositati, gratiœ, scientiœ magna
ex parte non
immerito tribuenda videatur.
XV
A NOTRE VÉNÉRABLE FRÈRE LOUIS-ÉDOUARD, ÉVÊQUE DE
POITIERS
Vénérable Frère, salut et
bénédiction apostolique. Il convenait assurément que les honneurs de l'éloge funèbre fussent rendus à cette très-brillante
gloire de l'Ordre de Saint-Benoît,
Prosper Guéranger, par un homme qui, excellent juge des vertus et de la
science, et intimement lié avec le pieux
défunt, fût en mesure de raconter ses
actions et de dévoiler son âme. Nous sommes heureux, vénérable Frère, qu'en
remplissant le devoir de l'amitié, vous avez montré dans la personne et dans
toute la Vie de ce religieux un instrument providentiellement préparé à la
France pour rétablir les Ordres religieux détruits, et pour faire éclater à
tous les yeux leur très-grande utilité. Vous avez
prouvé avec évidence qu'il a rempli cette double mission, soit en relevant et
en propageant dans la France l'institut et la discipline monastique, soit
en persuadant de
rétablir avec l'Église romaine
l'uniformité des rites détruits par le
vice des temps, soit en défendant et en mettant dans un plus grand jour les
droits et les privilèges de ce Siège apostolique, soit en réfutant toutes les
erreurs et surtout ces opinions vantées comme la gloire de notre époque. Ses
efforts ont eu un tel succès, que cet accord de sentiments entre les véritables catholiques, ce dévouement
universel, cet amour vraiment filial par lequel la France Nous est unie,
XVI
Hœc porro cum mirifice consensum
foverint aut confirmaverint animorum, qui necessario vertitur in summum
quoque civilis consortii beneficium, defuncto elogium asserunt veri Benedicti
discipuli, qui dum se totum Deo et Ecclesiœ devovit, tanto se filiosque suos
emolumento prœbuit civili societati.
Copiosam operum suorum
mercedem ipsi jam a Deo collatam esse speramus ; tibi vero sterilem non futurum
confidimus laborem tuum : tum quodpiorum gesta vulgari in aliorum
incitamentum expediat, tum etiam quodpromeritœ a defuncto laudes ob
indictum recentibus erroribus bellum, novam quamdam vim adjiciant oppugnationi
illi strenuœ, quam eximiœ tuœ litterœ pastorales iisdem passim
objiciunt.
Excipe, Venerabilis Frater,
Apostolicam Benedictionem, quam divini favoris auspicem, et
prcecipuœ Nostrœ benevolentiae testent tibi tuœque Diœcesi
universce peramanter impertimus.
Datum Romœ apud
S. Petrum, die 29 Martii, anno 1875,
Pontificatus Nostri anno vicesimo nono.
PIUS PP. IX.
XVII
doivent être, à bon
droit, attribués en grande partie à son activité laborieuse, à sa grâce et à sa
science.
Ainsi a été produit et cimenté
un merveilleux accord des esprits, qui tourne nécessairement au très-grand bien de la société elle-même ; et par là le
défunt a glorieusement justifié son titre de disciple de saint Benoit,
puisqu'en se dévouant tout entier à Dieu et à l'Église, il a procuré, par
lui-même et par ses fils, de vrais avantages à la société humaine. Dieu, Nous
l'espérons, lui a déjà donné l'ample récompense de ses œuvres ; et, quant à
vous, Nous avons la confiance que votre travail ne sera pas inutile ; d'abord
parce que l'éloge des bons est un encouragement pour les autres ; puis, en
payant au défunt les louanges qu'il a méritées pour avoir fait bonne guerre aux
erreurs modernes, vous avez ajouté un nouveau coup vigoureux à la vaillante
attaque et résistance que leur opposent sans cesse vos remarquables lettres
pastorales. Recevez, vénérable Frère, la bénédiction apostolique que Nous
accordons avec tendresse à vous et à tout votre diocèse comme un gage de la
faveur divine et un témoignage de Notre bienveillance toute particulière.
Donné à Rome, à Saint-Pierre,
le 29 mars de l'année 1875, la vingt-neuvième de Notre pontificat.
PIE IX, PAPE.
XVIII
VENERABILI
FRATRI CAROLO-AEMILIO EPISCOPO ANDEGAVENSI
Venerabilis Frater,
Salutem et Apostolicam Benedictionem.
Illa Apostoli sententia, Venerabilis
Frater, pietas ad omnia utilis est; promissionem habens vitœ,quœ
nunc est et futurœ, necfacundius fortasse, nec luculentius commentarium
desiderare potuisset sermone illo tuo de Ordine monastico. Nam si monachus est homo dec uti perspicue
ostendisti, ac idcirco HOMO ECCLESIAE illiusque prœsertim cathedra a Deo
positœ ad ipsam regendam, ac ut sit
omnibus veritatis magistra et centrum unitatis; prqfecto sequitur,
monachum in se prœferre virum Deo proximisque plane devotum, ipsisque potius
quant sibi viventem. Quid vero expectandum sit ab hominum hujusmodi
consociatione ratio facile assequitur,
et constans sœculorum historia, voce argumentis omnibus potiore,
docet,quomodo per ipsos diffusa fuerit christiana religio, et ejus ope barbares
gentes ad civilem ordinem compositœ, cicurati mores, leges latœ,
propagatœ litterœ ac scientiœ, artes excultœ,
agricultura provecta, mutuœ populorum amicitiœ et commercia
conciliata, ac innumera parta
hominibus beneficia. Pronam quidem tibi de hisce
disserendi occasionem suppeditavit
recurrens anniversaria dies
obitus piissimi et clarissimi
Abbatis Prosperi Guéranger, qui
virtute, pietate, zelo, scientia, operositate verum se Benedicti
disdpulum seu monachum eximium exhibuerat; sed nihil contingere poterat
opportunius et accommodatius prœsentibus quoque rerum adjunctis, in
XIX
A NOTRE VÉNÉRABLE
FRÈRE CHARLES-ÉMILE, ÉVÊQUE
D'ANGERS
Vénérable Frère, salut et
bénédiction apostolique.
Cette parole de l'apôtre,
Vénérable Frère : la piété est utile à tout : elle possède les promesses
de la vie présente et de la vie future, n'aurait certainement pu recevoir un
commentaire plus éloquent, une démonstration plus lumineuse que votre discours
sur l'Ordre monastique. Car si, comme vous l’avez fait voir clairement, le
Moine est l'homme de Dieu, et par conséquent l'homme aussi de l'Église, l'homme
surtout de cette Chaire qui a été établie de Dieu pour gouverner l'Église et
pour être la maîtresse universelle de la vérité, et le centre de l'unité, il
faut évidemment conclure que le Moine présente en sa personne le type par
excellence de l’homme dévoué à Dieu et au prochain, vivant plus pour Dieu et le
prochain que pour lui-même.
Ce que l'on peut attendre
d'une réunion d'hommes animés de pareils sentiments, la raison le conçoit sans
peine, et l'histoire de tous les siècles est là de son côté pour nous
apprendre, d'une voix plus puissante que tous les arguments, comment, en effet,
c'est par ces hommes que la religion chrétienne s'est étendue, par leur
influence que l'on a vu les nations barbares se civiliser, les mœurs s'adoucir,
la législation se former, les lettres et les sciences se propager, les arts se perfectionner,
l'agriculture se développer et les
relations mutuelles
XX
quibus pietas non solum irridetur, sed odio habetur et
proscinditur; monachi vero passim, uti scientiœ, artibus, civili consortio
infensi, aut saltem inutiles, infestantur, divexantur, disjiciuntur. Equidem
lux ipsa solisfrustra illis objicitur, qui clausos ipsi oculos obfirmant ;
verum et honesti non desunt qui, perversis decepti doctrinis, ode-runt
non quod non norunt, et blasphemant quod ignorant. Istis saltem
prqficuam adprecamur egregiam orationem tuam, ac interim divini
favoris auspicem et prœcipuœ Nostrœ benevolentiœ testem tibi, Venerabilis
Frater, totique diœcesi tuœ Benedictionem apostolicam peramanter
impertimus.
Datum Romœ,
apud S. Petrum, die
10 aprilis, anno 1876,
Pontificatus Nostri anno tricesimo.
PIUS PP. IX.
XXI
d'amitié et de commerce se nouer
entre les peuples; par eux enfin que des bienfaits sans nombre ont été répandus
sur l'humanité.
L'occasion favorable d'exposer
ces vérités s'offrait naturellement à vous, Vénérable Frère, à l'anniversaire
de la mort du très-pieux et très-illustre
abbé Dom Prosper Guéranger, lui qui par sa vertu, sa piété, son zèle, sa
science et les travaux de toute sa vie, s'est montré le vrai disciple de saint
Benoit, le Moine parfait.
Mais en même temps vous ne
pouviez rien dire de plus opportun, rien de mieux adapté aux circonstances
présentes, aujourd'hui que la piété est non-seulement
bafouée, mais encore en butte à tous les traits de la haine, et que, pour les
Moines, on se plaît partout à les représenter comme les ennemis de la
science,'des arts, de la civilisation, ou tout au moins comme des gens
inutiles, afin de pouvoir ensuite les inquiéter, les persécuter, les disperser.
C'est en vain, il est vrai, que la lumière du soleil vient frapper la face de
ceux qui s'obstinent à tenir les yeux fermés; mais il ne manque pas non plus de
gens honnêtes, qui, trompés par des doctrines perverses, haïssent ce qu'ils ne
connaissent pas et blasphèment ce qu'ils ignorent. A ceux-là, du moins, nous
souhaitons que votre excellent discours puisse profiter; en attendant, comme
gage de la faveur divine, et en témoignage de Notre bienveillance toute
particulière, Nous vous accordons, à vous, Vénérable Frère, et à tout votre
diocèse, du fond de Notre cœur, la bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près Saint-Pierre,
le 10 avril 1876,
la trentième année de Notre pontificat.
PIE IX, PAPE.
Depuis la mort du vénérable Père
Dom Guéranger, abbé de Solesmes, des sollicitations pressantes et multipliées
n'ont pas cessé de se faire entendre pour demander une édition nouvelle et
complète de ses œuvres. Les éloges que N.T. S. Père le Pape Pie IX a décernés
au valeureux champion de l'infaillibilité pontificale et de la liturgie
romaine, lui ont fait une place à part entre les écrivains ecclésiastiques de
notre temps. En exaltant «son puissant génie, sa merveilleuse érudition, son
dévouement inébranlable à la chaire de Pierre, » en énumérant avec la
clairvoyance d'un juge souverain les immenses résultats obtenus « par ses
écrits pleins de foi, d'autorité et de science,» Pie IX a déclaré, on peut le dire,
que l'œuvre du savant Abbé fait partie désormais du patrimoine commun de la
famille catholique. La piété filiale n'est donc plus seule à imposer comme un
devoir aux moines de Solesmes une publication nouvelle et intégrale des œuvres
de leur père; c'est une dette que l'Eglise leur réclame et qu'ils ont à cœur de
payer le plus promptement possible.
L'Année liturgique et la Vie
de sainte Cécile, les deux œuvres de prédilection du vénérable Abbé, ont
été éditées déjà, ainsi que l'Essai
sur la médaille de saint Benoît ;
XXVI
aujourd'hui, nous annonçons quatre
volumes comprenant les Institutions liturgiques, la Lettre sur le
droit de la Liturgie, les deux Défenses des Institutions liturgiques,
l'ensemble en un mot des écrits polémiques de Dom Guéranger sur la Liturgie.
Nous n'avons plus besoin d'en expliquer l'importance, depuis que le Souverain
Pontife a daigné dire de notre père : « L'objet principal de ses travaux et de
ses pensées a été de rétablir la Liturgie romaine dans ses anciens droits. Il a
si bien conduit cette entreprise, que c'est à ses écrits, et en même temps à sa
constance et à « son habileté singulière, plus qu'à toute autre influence, «
qu'on doit d'avoir vu, avant sa mort, tous les diocèses de « France embrasser
les rites de l'Église romaine (1).» Après ces paroles
apostoliques, tout éloge des ouvrages que nous offrons de nouveau au public est
assurément superflu ; mais sans anticiper sur une biographie, dont la rédaction
est déjà commencée, il est nécessaire de rappeler brièvement au lecteur les principales circonstances qui ont marqué
l'apparition de ces écrits. Cette courte exposition est indispensable pour en
donner la pleine intelligence.
En possession depuis des années
déjà longues du bienfait de l'unité romaine, la jeune génération cléricale ne
peut elle-même se faire l'idée de l'anarchie liturgique à laquelle Dom
Guéranger a arraché notre pays. Vingt bréviaires et vingt missels différents
étaient en usage dans nos églises, se partageant la France de la manière la
plus capricieuse ; deux diocèses limitrophes avaient rarement la même liturgie;
souvent on en trouvait deux et
XXVII
trois, quelquefois même jusqu'à
cinq dans le même diocèse (1). Ignorant d'ordinaire l'origine suspecte du plus
grand nombre de ces bréviaires et de ces missels, le clergé les regardait volontiers
comme des monuments vénérables de l'antiquité, dès qu'il ne les avait pas vu
fabriquer sous ses yeux. Dans chaque diocèse on professait, pour la liturgie
locale, une admiration naïve, égalée seulement par le suprême dédain avec lequel on traitait le
bréviaire et le missel romain. Par une étrange contradiction, ces œuvres tant
vantées étaient remaniées sans cesse pour arriver à une perfection plus grande,
dont le type même variait selon le goût des compositeurs à la mode dans chaque pays. Au XVIIIe siècle, les
rédacteurs des nouveaux bréviaires, trop souvent suspects dans la doctrine,
étaient au moins des hommes versés
dans la
science des Écritures et de la
tradition ; on ne pouvait plus en dire autant des faiseurs du XIXe siècle ; et des élèves de rhétorique suppléaient comme
hymnographes Santeuil
et Coffin. Cette anarchie et ces variations perpétuelles avaient fait perdre au clergé le sens traditionnel et aux fidèles
l'amour et l'intelligence des offices de
l'Église. Les sacrements et toutes
les choses saintes étaient exposés à mille profanations, par l'absence
de règles fixes et suffisamment
autorisées. Le devoir de la prière publique était négligé ; et la foi elle-même
souffrait de ces désordres sans remède. Choisi par la divine Providence pour
arrêter le cours
XXVIII
de ces abus lamentables, Dom
Guéranger naquit liturgiste. Dès sa plus petite enfance, il aima avec passion
les offices de l'Eglise ; il les suivait avec une attention peu ordinaire à son
âge, et de retour à la maison paternelle, son plus grand plaisir était d'imiter
les cérémonies qui s'étaient déroulées sous ses yeux. Ce goût inné ou, pour
mieux dire, cette grâce reçue au saint baptême se développa graduellement avec
l'intelligence et l'instruction de Prosper Guéranger. Écolier, il savait par
cœur tous les chants qu'on exécutait dans sa paroisse de Sablé et sentait déjà
cette poésie divine de la Liturgie, dont il devait révéler à notre siècle le
secret presque ignoré. Élève des classes supérieures au collège royal d'Angers,
il conservait les goûts et les préoccupations de son enfance au milieu du
scepticisme et de la corruption précoces d'un trop grand nombre de ses
contemporains, et fortifiait par des études de plus en plus sérieuses le don
mystérieux que le ciel lui avait départi.
Au sortir de sa rhétorique, quand
il entra au séminaire du Mans, le jeune Guéranger était un clerc tout formé,
qui, à une érudition ecclésiastique déjà surprenante, joignait le goût d'une
piété virile, nourrie de l'Écriture Sainte et puisée dans les offices de
l'Église. A cette époque, cependant, le jeune élève du sanctuaire partageait
tous les préjugés de ses contemporains ; il admirait sincèrement les liturgies
qui régnaient en France, et méprisait, sur la foi d'autrui, celle de Rome,
qu'il ne connaissait pas. Sa joie fut grande quand il se vit appelé par le
sous-diaconat à payer chaque jour au nom de l'Église le tribut de l'office
canonial à la Majesté divine, et
XXIX
il récita avec une foi vive son Bréviaire manceau de Mgr de Froullay et du docteur Robinet, sans se défier le moins du
monde qu'il dénoncerait un jour ce livre et ses pareils comme radicalement impuissants
à remplir leur but. L'abbé Guéranger était déjà prêtre, quand la
Providence mit entre ses mains le Missel romain, pour la célébration du saint
Sacrifice. L'étude de l'histoire
ecclésiastique et des Pères lui avait
donné le goût de l'antiquité et le sens du langage de l'Église primitive.
Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre dans le Missel romain, les mêmes
accents qui charmaient ses oreilles dans les monuments des premiers âges du
christianisme!
Il goûta immédiatement « l'onction
ravissante, l'ineffable mélancolie, la tendresse incommunicable de ces
formules, les unes si simples, les autres si solennelles, dans lesquelles
apparaît tantôt la douce et tendre confiance d'une royale épouse envers le
monarque qui l'a choisie et couronnée, tantôt la sollicitude empressée d'un
cœur de mère qui s'alarme pour des enfants bien-aimés ; mais toujours cette
science des choses d'une autre vie, si profonde et si distincte, soit qu'elle
confesse la vérité, soit qu'elle désire en goûter les fruits, que nul sentiment
ne saurait être comparé au sien, nul langage rapproché de son langage (1). » Le
jeune prêtre avait entendu la véritable prière de l'Église,qu'il
ne connaissait pas encore. A mesure que cette perception devenait plus
distincte et plus parfaite, il saisissait en même temps « le goût de terroir et
l'odeur de nouveauté » de ces liturgies gallicanes, qu'il avait jusqu'alors
admirées sans réserve, Elles ne lui
XXX
donnaient que la pensée et la
prière d'hommes privés, dépourvus de mission pour parler et intercéder au nom
de l'Église. Avec la netteté d'esprit et la franchise de détermination qui devaient l'accompagner dans toute sa carrière, l'abbé
Guéranger se résolut aussitôt à adopter pour son usage personnel la Liturgie
romaine. Il ne voulut pas cependant exécuter ce grave dessein, sans le consentement
de Mgr de la Myre,évêque du
Mans, à la personne duquel il était attaché en qualité de secrétaire
particulier. Le vénérable prélat avait visité autrefois Rome, l'Italie et
l'Allemagne ; et quoique imbu des doctrines de l'ancienne Sorbonne, il avait vu
trop de choses et il était trop grand seigneur pour partager les étroits
préjugés des gallicans de la dernière heure. Il ne fit aucune difficulté
d'accorder à l'abbé l'autorisation qu'il lui demandait, et, privé par ses
infirmités de l'honneur de monter à l'autel, le vieil évêque assistait chaque
matin à la messe que son secrétaire célébrait dans sa chapelle selon le rite
romain. On était alors
en 1828.
Deux ans après, l'abbé Guéranger
commençait sa carrière d'écrivain dans le Mémorial catholique, revue
dont l'inspirateur était M. de Lamennais, les principaux rédacteurs MM. de Salinis et Gerbet, et dont
l'influence fut considérable pour le retour de la France aux doctrines
romaines. Le nouveau collaborateur donna à ce recueil quatre articles intitulés
Considérations sur la Liturgie. Il essayait d'y rendre ce qu'il
éprouvait de respect et d'affection pour la Liturgie romaine, et il établissait
la nécessité pour la Liturgie d'être antique, universelle, autorisée et pieuse.
Ces principes allaient droit au
XXXI
renversement des bréviaires et des
missels français ; mais l'auteur n'en tirait pas les conclusions et ne
s'attaquait pas directement à un abus, qu'il croyait trop enraciné pour être
détruit. Son but était surtout de compromettre une fois de plus l'école
gallicane, en montrant que ses fausses doctrines et ses hardiesses à l'égard de
l'autorité apostolique l'avaient conduite, sur ce terrain comme sur tant
d'autres, à deux pas de l'hérésie et l'avaient aveuglée, au point qu'elle
s'était fermé la source principale de la tradition et ôté des mains les armes
les plus sûres de l'orthodoxie et les plus puissants moyens d'action sur les
âmes.
Cette première attaque n'était
qu'une escarmouche, mais elle suffit pour donner l'éveil à l'ennemi. L'organe
officiel du gallicanisme était alors l’ Ami de la
Religion : son rédacteur en chef, Picot, prit l'alarme et essaya de réfuter
l'abbé Guéranger. Celui-ci riposta avec la verve un peu audacieuse de la
jeunesse, et, sentant l'insuffisance de son esprit et de son érudition, Picot
battit en retraite devant celui qu'il appelait déjà « un rude jouteur » Quels
cris de désespoir n'eût pas poussés le journaliste gallican, s'il avait pu
prévoir que ce jeune débutant devait porter le coup de mort, non-seulement aux liturgies, mais aux doctrines françaises
du XVIIIe siècle, objet de sa sénile admiration ! Cette querelle passa
inaperçue au milieu des ardentes controverses du moment. Les ultramontains,
absorbés par les questions philosophiques et sociales agitées par M. de Lamennais,
les directeurs eux-mêmes du Mémorial catholique toujours armés pour défendre
contre les gallicans les bases mêmes de la constitution de l'Église, avaient
peine à comprendre la portée d'une question si
XXXII
secondaire en apparence ; et les
articles de l'abbé Guéranger étaient pour eux une fantaisie de spécialiste,
qu'on pardonnait à sa jeunesse dans l'espoir de meilleurs services pour
l'avenir. L'heure de la lutte décisive n'était pas venue et, à vrai dire, le
champion de la Liturgie romaine n'était pas encore prêt.
Onze années s'écoulèrent avant que l'abbé Guéranger reprît sa thèse, onze années d'études, de
prières, de rudes souffrances, et par
là même de
préparation à l'œuvre que Dieu
lui réservait. En 1833, le jeune prêtre
se retirait à l'ancien prieuré de
Solesmes ; et là, avec le concours de quelques hommes de foi, il entreprenait
de rendre à la France l'ordre bénédictin, détruit chez nous par la Révolution.
Cette généreuse résolution le vouait
pour toujours au service liturgique,
œuvre principale et centre de la vie du moine bénédictin. Mais jusque dans
l'ordre de Saint-Benoît, les traditions avaient été foulées aux pieds. La
congrégation de Saint-Maur, rejetant les livres
romains que son saint patron avait le premier apportés
en France, s'était donnée, au XVIIIe siècle,
une Liturgie dans le goût du temps, que l'on avait proclamée un chef-d'œuvre ; la
réputation de cette compilation s'était étendue au-delà de la France; on la vantait en Italie, et au moment
où le prieuré de Solesmes se repeuplait, les bénédictins de Hongrie faisaient
réimprimer le Bréviaire de Saint-Maur et
le substituaient dans leurs monastères
au Bréviaire romano-monastique. Réagissant
contre ces pernicieux exemples, Dom Guéranger établit à Solesmes la Liturgie
romaine le 11 juillet 1833,
jour de l'installation canonique de sa petite communauté. Il
XXXIII
rentrait ainsi de plein droit dans
la portion la plus sacrée du patrimoine bénédictin. De saint Grégoire le Grand
à saint Grégoire VII et au delà, les pontifes qui ont façonné la Liturgie
romaine ont été presque tous des fils de saint Benoît, et si le patriarche du
Cassin a prescrit dans sa Règle une forme particulière de l'office divin, les
seules différences essentielles entre les usages monastiques et les romains
sont la distribution du Psautier et le nombre des leçons ; et les moines
bénédictins n'ont jamais eu d'autres responsoriaux ni
d'autres antiphonaires que ceux de l'Eglise romaine, accrus de nombreuses
pièces de leur composition.
Rempli, dès le premier jour, avec
surabondance de l'esprit de son état, le jeune prieur de Solesmes ne se
contentait pas d'apporter à l'office divin une attention toujours éveillée et
un saint enthousiasme ; mais, grâce à cette puissance de synthèse qui était un
des caractères principaux de son génie, il savait ramener à la Liturgie comme à
un point central les études qu'il poussait avec une infatigable ardeur dans
toutes les directions de la science ecclésiastique. La théologie dogmatique et
mystique, le droit canonique, l'histoire et la littérature, l'esthétique
l'aidaient tour à tour à découvrir les mystères des rites sacrés, à saisir
jusque dans les moindres détails le sens des formules, que le missel et le
bréviaire faisaient passer sous ses yeux. Depuis les plus minutieuses questions
de rubriques jusqu'aux arcanes de la théologie et de la symbolique du sacrifice
de l'Agneau immaculé, la science liturgique dans son ensemble lui devint
promptement familière, et nous osons dire qu'aucun moderne ne l'a possédée
XXXIV
au même degré. D'autres ont eu
peut-être autant et plus l'érudition sur des points de détail, mais personne
n'a compris et expliqué comme lui le mystère toujours vivant, toujours opérant
de la Liturgie.
La Liturgie, en effet, n'était pas
pour Dom Guéranger le but de curieuses recherches, l'objet d'une science plus
ou moins aride et humaine : c'était l'instrument de la prière incessante, de la
profession de foi et de la louange de l'Église, l'organe principal de sa vie,
la voie mystérieuse de communication entre le ciel et la terre, le moyen
principal de la sanctification des âmes. L'année ecclésiastique se présentait à
lui comme la manifestation de Jésus-Christ et le renouvellement périodique de
ses mystères dans l'Église. Le rôle du liturgiste tel qu'il le comprenait,
était de suivre avec attention ce mouvement sans cesse renaissant, d'en saisir
toutes les formes extérieures, de les expliquer soigneusement afin d'aider les
âmes à en recueillir la grâce. Les sacrements et les sacramentaux lui
apparaissaient de même comme les canaux mystérieux par lesquels la vie divine
arrivait du ciel sur la terre ; et le moindre détail de leur histoire ou de
leur célébration prenait à ses yeux l'importance d'un fait surnaturel. Ainsi
envisagées, les études liturgiques étaient avant tout, pour Dom Guéranger, une
préparation à la prière et aux fonctions sacerdotales; l'amour de Dieu et de
l'Église, le zèle pour sa propre sanctification et le salut des âmes,
devenaient les mobiles qui soutenaient son ardeur dans ses recherches
incessantes et pénibles. Tel était l'esprit qu'il s'efforçait d'inspirer à ses
disciples, leur répétant sans cesse que le service liturgique étant leur
première obligation, ils ne
XXXV
pouvaient être de véritables
enfants de saint Benoît qu'à condition de le célébrer non-seulement
avec ferveur, mais avec une pleine intelligence de ses mystères. Il voulait
qu'ils eussent comme lui une piété à l'antique, avide des aliments qu'offre
directement la main de l'Église et n'acceptant les autres qu'avec réserve et
par surcroît. Cette direction donna dès le premier jour à l'humble communauté
qui se formait à Solesmes, au milieu de difficultés incessantes, un caractère à
part, et fut le principe de cohésion et de vie auquel elle dut de subsister et
de grandir malgré de rudes épreuves.
La conséquence nécessaire d'un
pareil enseignement était de placer les études liturgiques au premier rang
parmi les travaux des moines de Solesmes. Cette direction, donnée à la
naissante famille bénédictine par son chef, reçut la sanction suprême de
l'autorité apostolique par le bref Innumeras inter de Grégoire XVI, qui établit
canoniquement la Congrégation de France, érigea Solesmes en abbaye et conféra
la dignité abbatiale à Dom Guéranger, le 1er septembre 1837. Dans
cet acte solennel, le Souverain Pontife, après avoir déclaré que la nouvelle
Congrégation avait pour objet de restaurer la pratique de la Règle de
Saint-Benoît en France et de secourir les âmes désireuses de la vie monastique,
ajoutait qu'après ce but suprême, elle devait travailler à ranimer, dans la
mesure de ses forcés, la science de l'antiquité ecclésiastique et spécialement
les saines traditions de la Liturgie près de s'éteindre, Sanas
sacrœ Liturgiœ traditiones labescentes confovere.
Dom Guéranger inscrivit ces
paroles comme épigraphe
XXXVI
en tête de ses Institutions
liturgiques, et les rappela souvent, à bon droit, dans le cours de sa
polémique, quand on lui reprocha de soulever sans mission des controverses
inopportunes. Par l'acte apostolique du Ier septembre 1837,Grégoire XVI n'avait
certainement pas eu le dessein de provoquer en France une révolution
liturgique, que personne à Rome n'osait espérer ; mais il donnait réellement à
la Congrégation bénédictine de France et à son chef le mandat de travailler à
la propagation et à la défense des vrais principes de la science liturgique, et
il accordait d'avance à leurs efforts cette bénédiction de saint Pierre dont
l'efficacité dépasse toute prévision humaine, parce qu'elle est la bénédiction
même de Jésus-Christ. Dom Guéranger, de son côté, était un de ces serviteurs
que Dieu aime à employer pour ses grands desseins. « C'était, pouvons-nous dire avec l'évêque de Poitiers,
l'homme de la perfection évangélique,vivant de la vie
de l'Eglise « et tenant toutes les avenues de son âme ouvertes aux vouloirs
divins. Dégagé des souillures du siècle, il était ce vase sanctifié et consacré
dont le Seigneur use selon l'utilité et qui est prêt à toute bonne œuvre : erit
vas sanctificatum, et utile Domino, ad omne opus bonum paratum (1).» C'est
là, c'est-à-dire dans l'ordre mystérieux de la grâce et de la toute-puissance
divine, et non pas dans des vouloirs humains, qu'il faut chercher le principe
de l'heureuse révolution, qui a renouvelé la face de nos églises de France.
Pour répondre à
l'invitation du Souverain Pontife,
XXXVII
Dom Guéranger conçut le plan d'une somme liturgique, dans
laquelle il se proposait de condenser toute la science des rites sacrés. Durand
de Mende et d'autres écrivains du moyen âge ont eu le même dessein ; mais leurs
ouvrages ne sont plus que des ébauches imparfaites. Les travaux de l'érudition
aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ont
tiré de l'obscurité et quelquefois mis en œuvre pour des points particuliers
les matériaux de la science liturgique ; les découvertes de l'archéologie
chrétienne ajoutent sous nos yeux de nouvelles richesses à ces trésors
lentement accumulés ; aucune main n'a su encore bâtir l'édifice. Dom Guéranger
avait l'ambition de le construire et il en était capable. Dans la préface du
premier volume des Institutions, il trace son plan d'une main hardie et
sûre. L'histoire étant le fondement et le cadre de tout enseignement
ecclésiastique, il voulait d'abord exposer les vicissitudes de la Liturgie dans
l'Église en indiquant, à mesure qu'il les rencontrerait sur son chemin,les sources auxquelles on pouvait en puiser la science.
Après cette introduction historique et bibliographique, l'auteur se proposait
de donner les notions nécessaires sur les livres de la Liturgie, sur le
calendrier et les mystérieuses divisions de l'année ecclésiastique. L'étude
complète du sacrifice chrétien, des sacrements et des sacramentaux devait
former comme le corps de l'ouvrage; des commentaires du bréviaire et du missel,
une série de traités spéciaux sur les règles de la symbolique, sur la langue et
le style, le droit et l'autorité de la Liturgie comme moyen d'enseignement dans
l'Église, et enfin une théologie liturgique étaient destinés à couronner ce
vaste ensemble, que l'auteur espérait renfermer dans
XXXVIII
cinq volumes, et qui, dans la
réalité, aurait pu en réclamer quinze ou vingt.
Le premier parut en 1840. Après
quelques notions préliminaires sur la Liturgie et l'importance de son étude,Dom Guéranger en retraçait l'histoire depuis les temps
apostoliques jusqu'à la réforme commencée par saint Pie V et achevée par Urbain
VIII, à laquelle la Liturgie romaine doit sa rédaction définitive. Par la
simple exposition des faits, l'Abbé de Solesmes démontrait que si une certaine
variété avait existé à l'origine dans les usages liturgiques des diverses
églises, les Pontifes romains avaient travaillé au plus tard dès le Ve siècle à
établir l'unité dans tout leur patriarcat d'Occident, et que depuis le XIe
siècle, les livres et les rites de l'Église romaine étaient, sauf quelques
variations de détail, les seuls usités dans la chrétienté latine, à l'exception
de Milan et de son territoire. La France en particulier n'en connaissait pas
d'autres depuis Charlemagne ; et bien loin de contester l'autorité souveraine
des papes en matière de Liturgie, elle avait accueilli avec la plus filiale
obéissance les bulles de saint Pie V pour la réforme liturgique et s'y était
pleinement conformée, en conservant seulement quelques usages particuliers,
dont le Siège apostolique reconnaissait lui-même la légitimité (1).
La conséquence de ces principes
était immédiate et écrasante pour les liturgies gallicanes ; mais,comme l'auteur ne la tirait pas encore, beaucoup de
lecteurs ne l'aperçurent
XXXIX
pas et les applaudissements furent
unanimes. Personne ne sentit et n'exprima mieux la portée et le mérite de
l'ouvrage qu'une femme, dont nous pouvons citer ici les paroles, à cause des
liens particuliers qui l'unirent à Dom Guéranger et surtout du respect que sa
foi généreuse, son zèle pour les intérêts catholiques, son heureuse influence
sur la haute société parisienne ont acquis à sa mémoire : « Il suffirait de ce
livre, écrivait la comtesse Swetchine à l'abbé de
Solesmes, pour conduire à la vérité intégrale un esprit droit, et, quand vous
ne traitez que de la Liturgie, c'est toute la vérité catholique qui apparaît.
Quelle modération puissante et profonde dont l'Église seule vous donnait le
modèle ! quelle courageuse liberté, quelle
indépendance de vous-même ! car je n'y vois pas un trait
que puisse revendiquer la nature. La vérité est toujours forte sots votre plume
sans le secours d'aucune exagération; les propositions les plus neuves et par là même les plus
hardies, y sont démontrées avec tant de raison, de clarté et de précision, qu'on
est amené tout naturellement au point où vous voulez conduire, comme par une
rampe que l'on gravit sans s'en
apercevoir ; c'est vraiment lumineux et jamais l'érudition ne s'est montrée
moins sèche. Les détails les plus insignifiants en apparence sont imprégnés
d'un accent de foi et de piété ; dès la troisième page, je priais avec vous
(1). » Trente-sept ans sont écoulés depuis que Mme Swetchine
écrivait ces lignes ; les passions que Dom Guéranger combattait sont éteintes,
les préjugés
XL
vaincus; les principes qu'il
exposait avec tant de lucidité, acceptés de tous sans contestation, n'ont plus
besoin d'être démontrés ; mais si les temps sont changés, la valeur du livre ne
l'est pas, et nous croyons que le lecteur ne pourra parcourir ce premier
volume, sans ressentir les impressions que la noble et pieuse amie de Dom Guéranger
savait rendre avec tant de précision et de finesse.
Le second volume des Institutions
liturgiques parut un an à peine [après son aîné, et reçut un accueil tout
différent. Les applaudissements redoublèrent, il est vrai, mais ils cessèrent
d'être unanimes, et une opposition formidable et bruyante s'organisa contre le
livre et son auteur. Dès les premières pages, Dom Guéranger était entré dans le
vif de la question. Il montrait une coalition naissant au sein des parlements
et du clergé pour combattre l'influence de Rome et asservir l'Église à l'État,
sous prétexte des libertés gallicanes. La magistrature française commençait par
porter la main sur la Liturgie, au nom d'un droit prétendu de la couronne , bientôt les évêques eux-mêmes, outrepassant les
limites de leur autorité, se laissaient entraîner par les préjugés d'une
critique orgueilleuse et ennemie des plus saintes traditions, altéraient les
livres liturgiques de leurs églises, supprimaient des formules et des usages
vénérables, pour y substituer des nouveautés sans autorité et sans caractère.
La secte janséniste apparaissait ensuite, et prenait sur le clergé de France
une influence dont nous sentons encore les pernicieux effets. Pour tarir la
source principale de la vie catholique, elle s'attaqua avec un art diabolique à
la Liturgie romaine. Profitant des préjugés nationaux
XLI
des gallicans, des prétentions
hautaines des hypercritiques, elle réussit à jeter le discrédit et le ridicule
sur les livres vénérables, qui étaient depuis tant de siècles les instruments
de la prière pour toute la chrétienté latine. Quand l'antique édifice élevé par
les papes et les saints eut été ébranlé, la secte odieuse fournit encore des
ouvriers, tout prêts à refaire, au goût du temps et en un jour, toute la
Liturgie. Avec l'accent de la foi et d'une juste
indignation, Dom Guéranger montrait le crime de ces attentats et le tort
irréparable qu'ils avaient fait à la religion en France. Il peignait, avec une
vivacité de couleurs et une verve entraînante, le progrès rapide de cette
coalition du gallicanisme, du jansénisme et d'une critique à demi rationaliste,
qui gagnait peu à peu toutes les églises de France et
entraînait même quelques-uns des prélats les plus catholiques du XVIIIe
siècle.
Dans la franchise de son langage
monastique, l'auteur ne dissimulait rien et ne craignait pas de signaler les
faiblesses des hommes les plus illustres ; mais, alors même que l'amour de
l'Église et des âmes lui dictait les pages les plus émues, il savait garder le
respect dû à des prélats morts dans la communion du siège apostolique. Attentif
à relever tout ce qui pouvait être à l'honneur de l'ancienne Église de France,
il s'attachait à recueillir soigneusement les protestations que ces nouveautés
liturgiques arrachèrent à des évêques et des prêtres, qui avaient conservé dans
sa plénitude l'esprit de la tradition catholique. En traçant enfin l'histoire
liturgique de la France au XIXe siècle, il voilait sous des formes délicates le
blâme qui ressortait de l'exposé nécessaire
XLII
de certains faits contemporains et
louait au contraire avec une effusion, qu'on trouvera aujourd'hui exagérée, les
moindres actes dans lesquels il pouvait saisir un indice de retour aux saines
traditions. Un argument irrésistible en faveur de la Liturgie romaine résultait
de l'ensemble de ce récit. Quiconque n'était pas aveuglé par des préjugés
d'éducation ou de secte, se disait en fermant le livre : « Il faut revenir
à la Liturgie romaine ; c'est le plus puissant moyen de raviver la foi en
France et de rendre indissolubles les liens trop affaiblis, hélas ! qui nous rattachent au Saint-Siège. »
Dom Guéranger n'avait ni le
dessein ni l'espérance de provoquer une semblable révolution en quelques
années. L'accueil fait à son premier volume lui permettait de penser que le
second porterait coup et arrêterait peut-être le progrès du mal qu'il dénonçait
avec tant de vérité et d'énergie ; mais, à vrai dire, le vaillant écrivain ne
s'arrêta pas à calculer l'effet de sa parole. Il allait où Dieu le portait ; il
avait senti qu'il avait une vérité à faire entendre, et il l'annonçait avec
simplicité. Credidi, pouvait-il dire, propter quod locutus sum (1).
« Je crois, et à cause de cela, je parle ; c'est à Dieu de faire ce qu'il
voudra de ma parole. »
L'effet de cette publication fut
immense, et les vétérans du clergé français se rappelleront longtemps les
controverses passionnées qu'elle excita dans son sein. Tous les hommes qui par
leur âge et leur éducation tenaient aux traditions gallicanes, se déclarèrent
violemment contre les Institutions
liturgiques. Il n'y eut qu'un cri dans leur
XLIII
camp pour dénoncer la conspiration
qui s'ourdissait à Solesmes contre l'autorité des évêques, contre les doctrines
de l'Église de France, contre ses gloires les plus pures. Vainement Dom
Guéranger avait pris soin de réserver formellement la question du droit
liturgique, et avait blâmé toute démonstration imprudente et téméraire du
clergé du second ordre contre les Liturgies diocésaines; vainement il répétait
que le retour à l'unité ne pouvait être accompli que par l'autorité des évêques
: on ne lui tint aucun compte de ces ménagements. Son nom devint dans certaines
bouches le synonyme de fauteur de rébellion, d'écrivain exagéré et paradoxal.
Heureux encore quand on ne lui accolait pas des qualifications théologiques
plus sévères !
Tout autre était le jugement
d'une fraction de l'épiscopat et du clergé français, moins nombreuse peut-être
que la première, mais plus indépendante des préjugés en vogue et plus
solidement instruite. C'était celle qui, ralliée aux véritables doctrines
catholiques, appelées alors ultramontaines, travaillait à arracher la France au
joug funeste du gallicanisme. Pour celle-là, le second volume des Institutions
liturgiques donnait une base inébranlable aux convictions que le premier
avait fait naître , et le rétablissement de la
Liturgie romaine dans les diocèses de France, apparaissait comme la première et
la plus importante étape de ce retour vers Rome, objet de tant de vœux et de
persévérants efforts.
Malgré les récriminations dont
son livre était l'objet, Dom Guéranger avait remporté un premier avantage. Le
coup de mort n'était pas porté aux liturgies, gallicanes
XLIV
déjà subsistantes ; mais, à partir
de la publication du second volume des Institutions liturgiques, on
n'osa plus en fabriquer de nouvelles. Le bréviaire, dont M. le chanoine Quilien avait doté l'Église de Quimper en 1840, fut le
dernier ; le missel, déjà préparé pour lui servir de complément, resta dans les
cartons de l'auteur, et la Liturgie romaine demeura en vigueur dans toutes ou
presque toutes les paroisses du diocèse. Il en fut de même dans les autres
églises, où elle s'était encore maintenue. Nous sommes heureux d'inscrire ici
les noms de deux prélats, honorés aujourd'hui de la pourpre romaine, qui, les
premiers, se prononcèrent en faveur du rite romain. Son Éminence le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, rassura les fidèles, qui
l'avaient toujours possédé et qui le savaient menacé d'une destruction
prochaine ; Son Eminence le cardinal Saint-Marc, archevêque de Rennes, en
attendant l'heure de le rendre à tout son peuple, déclara son intention
formelle d'en conserver les débris, qui subsistaient dans un certain nombre de
paroisses de son diocèse.
Sur ces entrefaites, un prélat
qui, avec Mgr Parisis, avait pris la tête du mouvement ultramontain en France,
Mgr Gousset, archevêque de Reims, consulta le Saint-, Siège sur la situation de
nos Eglises, au point de vue liturgique, et sur la ligne de conduite que
devaient tenir les évêques. Le pape Grégoire XVI répondit par un bref du 6 août 1842, dans lequel, en
déplorant comme un malheur la variété des livres liturgiques et en rappelant
les; bulles de saint Pie V, il déclarait cependant que, par crainte de graves
dissensions, il s'abstiendrait non-seulement
XLV
d'en presser l'exécution, mais même
de répondre aux questions qui lui seraient adressées à ce sujet (1). Ne pouvant
obtenir de Rome une solution officielle à ses difficultés, l'archevêque de
Reims consulta alors l'abbé de Solesmes et lui posa ces trois questions :
1° Quelle est l'autorité d'un
évêque particulier en matière de Liturgie, dans un diocèse où la Liturgie
romaine se trouve être actuellement en usage ?
2° Quelle est l'autorité d'un
évêque particulier en matière de Liturgie, dans un diocèse où la Liturgie
romaine n'est pas actuellement en usage ?
3° Quelle conduite doit garder un
évêque dans un diocèse où la Liturgie romaine a été abolie depuis la réception
de la bulle de saint Pie V dans le même diocèse ?
Dom Guéranger répondit à ces
trois questions par un traité canonique intitulé, Lettre à Monseigneur
l'Archevêque de Reims, sur le droit de la Liturgie. Nous le publions à la
suite des Institutions liturgiques. Si l'on veut se reporter, en lisant
cet écrit, aux circonstances dans lesquelles il fut composé, à la tempête déjà
déchaînée contre l'auteur, aux dangers qui empêchaient le Souverain Pontife de
réclamer l'observation du droit liturgique en France, on trouvera,
croyons-nous, que Dom Guéranger a déployé dans cet ouvrage, plus qu'en aucun
autre, la constance et l'habileté singulière » que N. S. P. le Pape Pie IX, a
louées dans sa conduite pendant la controverse liturgique (2). Il fallait en effet poser avec fermeté les.
XLVI
principes et cependant tenir compte
des difficultés, qui arrêtaient les évêques les mieux intentionnés et
effrayaient Rome elle-même; la moindre exagération eût compromis la cause de la
Liturgie romaine aux yeux de l'épiscopat et provoqué peut-être des
manifestations intempestives au sein du clergé du second ordre. Ce double
écueil fut sagement évité ; la Lettre sur le droit liturgique est un
chef-d'œuvre de tact et de prudence, en même temps que de fermeté dans l'exposé
et l'application des principes. Devons-nous dire ici que, vingt ou trente ans
plus tard, quand le triomphe de la Liturgie romaine était assuré, certains
Français n'ont pas trouvé l'Abbé de Solesmes assez absolu dans l'affirmation
des droits du Pontife romain, en matière de Liturgie. Cette assertion ne mérite
pas une discussion ; nous serions en droit de répondre à ses auteurs, que, sans
Dom Guéranger, ils diraient encore certainement, et fabriqueraient peut-être
des bréviaires gallicans. La vérité est que le vénérable abbé de Solesmes a
fait rentrer le Saint-Siège dans l'exercice plus étendu et plus souverain que
jamais d'un droit que Grégoire XVI n'osait pas réclamer et que ses prédécesseurs,
depuis le XVIIIe siècle, avaient cru perdu pour toujours en France.
En terminant sa Lettre sur le
droit liturgique, Dom Guéranger répondait sommairement aux incriminations
dont les Institutions liturgiques avaient été l'objet; dès lors, il
pouvait prévoir que cette première défense ne suffirait pas. Dans les préfaces
de ses deux volumes, il s'était engagé à reproduire loyalement les objections
qui lui seraient faites et à y répondre dans
la suite de
XLVII
son ouvrage. Sûr de sa cause, il
désirait la discussion au lieu de la craindre ; mais il ne se serait jamais
attendu à l'éclat que prit tout à coup la polémique, ni surtout à voir devant
lui les champions qui descendirent dans la lice.
Nous ne parlons pas ici de Mr
l'abbé Tresvaux du Fraval,
chanoine de l'Église métropolitaine de Paris, ami et ancien auxiliaire de M.
Picot, dans la première rencontre de celui-ci avec l'abbé Guéranger. Les
opinions gallicanes de ce prêtre respectable et instruit, mais imprégné de tous
les préjugés d'un autre âge, étaient bien connues de l'abbé de Solesmes ; la
lutte qu'ils eurent ensemble dans l’Ami de la Religion était prévue et
inévitable ; c'était un de ces combats d'avant-garde qu'amène toujours le
commencement d'une campagne et qui n'ont aucune influence sur son résultat.
L'intervention soudaine de Mgr d'Astros, archevêque
de Toulouse, eut une tout autre portée sur le débat. Le rang que ce prélat
occupait dans l'Église, le souvenir de sa courageuse résistance aux volontés
tyranniques de Napoléon et de sa détention à Vincennes, sa réputation de piété
donnaient une grande autorité à sa parole sur la masse du clergé et des
fidèles, qui ignoraient l'attachement du vieil archevêque aux doctrines
gallicanes. Grande fut l'émotion quand parut un livre signé par Mgr d'Astros et portant ce titre solennel : L'Église de France
injustement flétrie dans un ouvrage ayant pour titre : — Institutions
liturgiques, par le R. P. Dom Prosper Guéranger, abbé de Solesmes, —par Mgr
l'archevêque de Toulouse (1).
XLVIII
Après l'apparition
d'un tel livre, pour les laïques la cause était jugée sans
examen. Le titre de l'ouvrage et le nom de l'auteur suffisaient, sur la
foi de Mgr d'Astros,
on eut une conviction toute faite.
Jusque dans la tribu sacerdotale, on était si mal préparé à cette controverse,
que de bons esprits furent troublés par la publication et même par la lecture
de cet étrange écrit. Le droit
canonique, la liturgie, l'histoire
ecclésiastique elle-même et surtout les études d'érudition proprement
dite,étaient tellement négligés à cette époque, que tous ne saisissaient pas du premier coup
d'oeil la faiblesse des arguments du prélat. Ressuscitant les procédés des
vieux polémistes du XVIe et du XVIIe siècle, Mgr d'Astros
ne ménageait pas les termes : son premier chapitre était une démonstration de
l'imprudence et de la témérité de
l'auteur des Institutions
liturgiques ; le second mettait au jour son injustice et ses
dispositions hostiles envers l'Église
de France. Quarante pages
étaient consacrées à cette
réfutation d'ensemble ; la
seconde partie de l'ouvrage contenait un examen détaillé des reproches faits par Dom
Guéranger aux bréviaires et aux missels de Paris, et se terminait par un
examen des beautés de la Liturgie
en usage depuis le xvnf siècle dans
cette Église et dans
une grande partie des diocèses de France. Chemin faisant, le vénérable
auteur infligeait aux Institutions
liturgiques les notes d'imprudence, de témérité, d'injustice, d'absurdité, de
calomnie, de fureur, de blasphème, d'indécence, d'obscénité; il traitait
l'auteur déjeune impie,et allait jusqu'à lui prédire la chute lamentable de M.
de Lamennais. Gomment n'être pas impressionné par un pareil langage
XLIX
sortant d'une bouche justement
révérée ? La brochure de Mgr d'Astros, rapidement
épuisée, eut bientôt une seconde édition ; et dans la préface, l'auteur
annonçait que près de cinquante évêques lui avaient écrit pour le remercier
d'avoir pris la défense de l'Église de France et qu'ils partageaient son
jugement sur les écrits et|les doctrines de Dom Guéranger.
Dès le 14 août 1843, Mgr Affre, archevêque de
Paris, s'était prononcé avec éclat, en adressant à son clergé une circulaire
pour protester, comme gardien de l'honneur' de son Église, contre les
appréciations des Institutions liturgiques sur la Liturgie parisienne,
et recommander à l'attention de ses prêtres l'ouvrage de Mgr d'Astros. Soixante évêques adhéraient, disait-on, à cet acte
épiscopal qui, par sa forme officielle et la modération apparente de sa
rédaction, donnait une autorité inattendue au livre de l'archevêque de
Toulouse. Les défenseurs des Liturgies gallicanes,et
NN. SS. Affre et d'Astros les premiers, triomphaient
même du bref de Grégoire XVI à l'archevêque de Reims et du silence absolu que
Rome était déterminée à garder dans cette polémique; et on tirait de la
paternelle discrétion du Souverain Pontife, les conclusions les plus
inattendues contre Dom Guéranger et l'importance du retour à l'unité
liturgique.
Dès que l'abbé de Solesmes avait
eu connaissance de l'écrit de Mgr, d'Astros, il avait annoncé qu'il y répondrait. Descendant
dans l'arène de la polémique, le vénérable prélat s'était
dépouillé pour ainsi dire de son
caractère sacré et avait pris les armes ordinaires des publicistes pour
attaquer les Institutions liturgiques! Au même titre
L
Dom Guéranger croyait pouvoir répondre. Mgr Affre, au
contraire, avait donné à sa lettre la forme d'un acte d'autorité épiscopale.
L'abbé de Solesmes garda un humble silence et ne se départit jamais de cette
attitude dans tout le cours de cette polémique, quoique plus d'un mandement
publié à cette époque autorisât de sa part une apologie. Même à l'égard de Mgr
d'Astros, voulant pousser les ménagements jusqu'aux
dernières limites, Dom Guéranger laissa passer plusieurs mois avant de livrer
au public sa Défense des Institutions liturgiques, en réponse au livre
du vénérable prélat. Il espérait que la première effervescence de la discussion
passée, la question serait jugée avec plus de calme et de raison ; il craignait
aussi d'opérer une diversion funeste aux efforts des catholiques, alors
concentrés sur la revendication de la liberté d'enseignement; mais ces
ménagements devaient avoir nécessairement un terme.
La réplique de Dom Guéranger
parut en 1844; nous la donnerons dans le quatrième volume de cette édition.
Elle est divisée en deux parties: dans la première, l'auteur établit de nouveau
l'importance de l'unité liturgique, sa nécessité, son obligation dans tout le
patriarcat d'Occident ; il montre ensuite qu'en racontant la révolution qui
avait privé la France du bienfait de cette unité, il n'a ni excédé les droits
d'un historien catholique, ni injurié l'épiscopat ; qu'en paraissant enfin
souhaiter et prédire le rétablissement de la Liturgie romaine, il n'a point
attenté aux droits de la hiérarchie ni fomenté des troubles dans le clergé.
Cette réponse générale est suivie d'un examen de toutes les accusations
de détail portées par
LI
l'archevêque de Toulouse contre les
Institutions liturgiques. Suivant page à page le livre de son vénérable
contradicteur, Dom Guéranger reproduit le texte même des principaux passages et
place en regard ses explications et ses réponses,toujours respectueuses dans la
forme, mais nettes et péremptoires sur le fond. En parcourant ces pages, on ne
s'étonne pas que l'abbé de Solesmes ait dit en commençant sa défense : « Il me
serait doux de m'avouer vaincu dans le combat, si j'avais la conscience de ma
défaite ; malheureusement je ne l'ai pas, cette conscience. Je pourrais, il est
vrai, garderie silence et ne pas entreprendre ma justification ; mais, d'autre
part, il me semble qu'un devoir impérieux, celui de défendre la vérité, me presse
de prendre la parole et de présenter des explications nécessaires : je dirai
plus (car je m'en flatte), une
justification complète. »
La partie sérieuse et
désintéressée du public jugea que l'abbé de Solesmes avait tenu ce qu'il
annonçait au début de son apologie, et qu'il ne restait rien des accusations de
son adversaire. Dès lors la cause de la Liturgie romaine, fut gagnée et le
mouvement de retour à l'unité, qui devait d s'étendre peu à peu à toutes nos
Eglises, commença pour ne plus s'arrêter. Un pieux prélat, dont la mémoire est
restée en bénédiction dans son diocèse, Mgr Georges-Maçonnais,
évêque de Périgueux, en prit l'initiative par un mandement daté du 1er
décembre 1844. Huit jours après, le chapitre de Gap, par une délibération
unanime» demandait à son évêque, Mgr Depéry, le
rétablissement de la Liturgie romaine; et le prélat, accédant avec empressement
à ces vœux, annonçait sa résolution son
LII
diocèse par une lettre pastorale,
en tête de laquelle il insérait un extrait de la Défense des Institutions
liturgiques.
Cependant la polémique n'était
pas terminée. Nous ne parlerons pas ici de la réplique essayée par Mgr d'Astros sous ce titre : Examen de la Défense de Dom Guéranger,
et courte réfutation de sa Lettre à Monseigneur l'Archevêque de Reims (1).
L'accueil que lui fit le public dispensa Dom Guéranger de toute réponse. Le
vénérable archevêque de Toulouse avait essayé d'arrêter par une autre barrière
les progrès de la Liturgie romaine : à l'unité liturgique de tout l'Occident
latin, il voulut opposer l'unité métropolitaine ; et usant de l'autorité qu'il
avait sur l'esprit d'un de ses suffragants, Mgr de Saint-Rome-Gualy,
évêque de Carcassonne, il l'avait décidé à prendre la Liturgie toulousaine ;
mais les autres évêques de la province n'acceptèrent point le système de leur
métropolitain. Dès 1847, Mgr Doney, évêque de Mon-tauban,promulguait dans son
diocèse la Liturgie romaine; et après moins de dix années de règne, la Liturgie
toulousaine devait disparaître de Carcassonne, à la voix de Son Éminence le
cardinal de Bonnechose, aujourd'hui archevêque de
Rouen (1854).
En 1845, un nouveau défenseur des
Liturgies gallicanes s'était révélé dans la personne de Mgr Fayet, évêque d'Orléans. L'ouvrage de ce prélat intitulé
: Des Institutions liturgiques de Dom Guéranger et de sa Lettre à Mgr l'Archevêque
de Reims, écrit dans un style
tout
LIII
différent de celui de Mgr d'Astros, n'était pas moins sévère pour l'abbé de Solesmes et
ses doctrines (1). « Presque tout, disait l'auteur, m'a paru faux ou dangereux dans le livre de Dom Guéranger : les
principes, les raisonnements et même les faits. » Mgr Fayet attribuait en outre
à son adversaire, les plus dangereuses visées. « Ce n'est pas, disait-il, en
simple écrivain ou en simple docteur que Dom Guéranger attaque l'Eglise de
France, c'est comme pouvoir réformateur qu'il se pose en face des évêques
chargés de la gouverner ; et sous ce point de vue, l'épiscopat doit à ses
entreprises plus d'attention qu'on n'en donne ordinairement à de simples
productions littéraires (2). »
Réfuter l'abbé de Solesmes
paraissait du reste à l'évêque d'Orléans chose facile. « Dans un temps,
disait-il, où il suffit de déployer un certain appareil de science et
d'érudition pour entraîner les esprits hors de l'orthodoxie, nous nous
proposons de montrer combien la science et l'érudition ont peu de profondeur
parmi nous, et à quelles étranges nouveautés elles peuvent conduire quand elles
sortent des routes battues, et qu'elles se mettent en voyage pour faire des
découvertes en théologie. Nous allons tout simplement les mettre
LIV
« aux prises avec le catéchisme :
car notre science à nous « ne va pas plus loin (1). »
Le spirituel prélat se faisait donc fort de prouver que le
système liturgique du P. abbé de Solesmes reposait sur une erreur fondamentale
en théologie, et sur une fausse notion de la foi, delà prière et du culte
divin. Les premières pages de son livre étaient consacrées à démontrer que la «
Liturgie proprement dite n'a aucun rapport « nécessaire avec la vertu de la
religion, qui ne -produit « par elle-même que des actes intérieurs d'adoration,
de « louange, de sacrifice, etc. ; qu'il faut laisser la Liturgie « dans son
domaine, et le culte divin dans le sien ; enfin « que par l'exercice public de
la Liturgie, l'Église se met « plutôt en communication avec les hommes qu'avec
a Dieu (2). » Mgr Fayet entreprenait ensuite de discuter les principales
autorités sur lesquelles Dom Guéranger appuyait son système ; et de là, passant
aux faits liturgiques qui regardaient la France, il entreprenait de prouver
qu'ils étaient, pour la plupart, altérés ou puisés à des sources suspectes, et
qu'ils n'avaient point eu sur l'affaiblissement de la religion la funeste
influence qu'on se plaisait à leur attribuer.
Si l'évêque d'Orléans avait été réellement en mesure de
remplir un tel programme, après la publication de son livre, c'en eût été fait
des Institutions liturgiques et de leur auteur; mais le prélat,plus spirituel que savant, avait écrit avec assez de verve
et d'éclat un volume de près de six cents
pages, sans se défier que les bases
LV
mêmes de son argumentation étaient
fausses,et qu'il faisait à chaque page ce qu'il reprochait à Dom Guéranger, les
découvertes les plus surprenantes en érudition et surtout en théologie. Le
nouveau champion des Liturgies gallicanes ne devait pas les sauver delà ruine;
mais tant qu'une réfutation ne lui était pas opposée, il restait maître du
terrain. Des voix nombreuses s'élevaient du côté des
gallicans pour proclamer qu'il était sans contestation vainqueur, et leurs
journalistes annonçaient que plus de trente évêques avaient écrit à Mgr Fayet
pour adhérer à son livre.
Dom Guéranger commença donc une
série de lettres sous le titre de Nouvelle Défense des Institutions
liturgiques (1846). La première était consacrée à établir que la religion
n'est pas complète sans le culte extérieur, et que la Liturgie n'est autre
chose que le culte extérieur rendu à Dieu par l'Église, principes élémentaires
qu'un évêque catholique n'aurait jamais pu nier, s'il n'eût pas été sous
l'empire de la préoccupation la plus étrange. La seconde lettre, admirable
dissertation, prouvait, par la doctrine de saint Augustin, de Bossuet et de
tous les théologiens, que la Liturgie était le principal instrument de la
tradition de l'Église. Mgr Fayet avait été jusqu'à lui refuser tout caractère
dogmatique et à soutenir qu'une erreur liturgique ne pouvait violer que les
lois de la discipline.
La troisième lettre parut en
1847. Après ses deux théories surprenantes sur la vertu de religion et l'autorité
doctrinale de la Liturgie, Mgr Fayet avait cherché encore avec non moins de
désinvolture, à montrer que la. question liturgique n'avait point une si grande importance.
LVI
« Les changements opérés dans nos églises au XVIIIe siècle
n'intéressaient, tout au plus, disait-il, que les règlements généraux ou
particuliers que l'Église a faits sur cette matière, » et il se jugeait fondé à
conclure « que le meilleur bréviaire était celui que l'on disait le mieux (1).
» L'abbé de Solesmes répondait avec raison que toute subordination était
désormais abolie dans l'Église, du moment que l'on pouvait regarder comme
légitime un ordre de choses qui avait contre lui les règles de la discipline
ecclésiastique. Dans sa troisième lettre, il s'attacha donc à faire voir le
lien intime qui relie la discipline à la foi ; à rappeler les droits de la
discipline générale contre laquelle les tentatives isolées sont toujours nulles
; à prouver enfin l'existence d'une réserve apostolique qui fait de la Liturgie
que chose papale et non une chose diocésaine.
Dom Guéranger se proposait de
compléter son apologie par deux autres lettres, dont la première aurait exposé
sa doctrine sur l'hérésie antiliturgique et démontré
que son enseignement à cet égard ne ressemblait en rien à celui que son
adversaire lui imputait ; la deuxième devait être consacrée à la réfutation
d'une foule d'accusations de détail que Mgr Fayet avait multipliées sur un ton
de plaisanterie dégagée, assez étrange dans une pareille controverse sur les
lèvres d'un évêque. Dom Guéranger, qui, dans ses lettres, discutait avec la
gravité d'un savant et d'un homme d'Église, même les objections les plus
bizarres,aurait peut-être laissé en terminant le champ
LVII
plus libre à son esprit finement caustique, sans oublier
cependant les égards dus à un caractère sacré ; mais un coup soudain vint
interrompre la polémique, Mgr Fayet mourut à Paris, le 4 avril 1849, emporté en quelques heures
par le choléra. Dom Guéranger renonça aussitôt à continuer sa défense des Institutions
liturgiques. Il se borna seulement à donner, dans la préface de son
troisième volume, une réponse sommaire à certaines attaques, que de nouveaux
adversaires répétaient après l'évêque d'Orléans en cherchant à mettre en doute
l'orthodoxie de l'abbé de Solesmes ou la probité de ses intentions.
Des écrivains, héritiers de tous
les préjugés et même quelquefois des plus dangereuses erreurs du XVIIe et du XVIIIe
siècle, essayèrent en effet de continuer la lutte après Mgr Fayet. De ce nombre
furent, en 1847, M. l'abbé Bernier, vicaire général d'Angers, homme d'esprit et
d'érudition, mais dont le jugement avait été absolument gâté par les livres de
l'école française du XVIIe siècle ; et, en 185o, M. l'abbé Prompsault,
qu'on peut justement appeler le dernier écrivain janséniste de notre pays.
Après son éclatante victoire sur ses deux premiers adversaires, Dom Guéranger
n'avait pas besoin de se préoccuper de ses nouveaux ennemis. Le mouvement de
retour à la Liturgie romaine se propageait avec une force irrésistible; chaque
année, deux ou trois diocèses rejetaient leurs bréviaires et leurs missels
gallicans, pour reprendre les livres grégoriens ; MM. Bernier et Prompsault, même renforcés de M. Laborde (de Lectoure), ne
pouvaient arrêter un pareil triomphe. Quelques notes d'explication suffisaient
pour répondre à des critiques aussi mal fondées que véhémentes.
LVIII
On les trouvera encore dans la préface du troisième volume
des Institutions liturgiques, publié pour la première fois en 185i (i).
Dom Guéranger y commençait la
partie didactique de son œuvre, et traitait des livres liturgiques en général,
de leur importance, de leur antiquité, de leur langue, de leur traduction, de
leur publication et de leur correction, de leur forme avant et après
l'invention de l'imprimerie et enfin de leurs ornements. En donnant ce volume,
l'auteur annonçait qu'il allait s'occuper immédiatement d'un commentaire
complet du Bréviaire et du Missel romains, qu'on lui réclamait de tous côtés.
Il promettait aussi à bref délai sa théologie liturgique et ne doutait pas, du
reste, qu'il ne lui fût donné d'exécuter dans sa totalité le plan immense tracé
en tête de ses Institutions. Familiarisé avec les moindres détails de la
science liturgique, Dom Guéranger trouvait sur-le-champ dans sa mémoire et son
génie, la notion exacte de toute chose, la solution précise des difficultés et
la réponse à toutes les questions ; mais quand il s'agissait de composer un
livre, malgré sa vaste érudition et sa merveilleuse facilité, il ne pouvait ni
abréger les recherches, ni allonger les heures, ni se débarrasser surtout des
sollicitudes de sa charge pastorale. S'il avait continué ses Institutions
liturgiques, sa vie entière aurait dû être consacrée à ce travail
exclusivement à tout autre, et il n'en aurait probablement pas vu le terme. Il
en rêva la continuation jusqu'au dernier jour de sa vie ; mais d'autres
labeurs, plus urgents, l'en détournèrent
LIX
toujours. « Plusieurs vies
patriarcales ajoutées les unes aux autres, a dit l'évêque de Poitiers,
n'auraient pas suffi à Dom Guéranger pour produire tout ce qu'il avait en projet.
Ses projets pourtant n'étaient pas des rêves et des chimères, parce qu'à la
façon des patriarches, il devait agir encore dans la survivance des siens (1).
» Espérons que cette parole du grand évêque sera réalisée un jour pour les Institutions
liturgiques et que Dieu suscitera dans la postérité spirituelle de Dom
Guéranger des hommes capables d'élever peu à peu l'œuvre gigantesque dont le
savant abbé a posé les fondements. Continuer, dans la mesure de leurs forces,
les traditions et les œuvres d'un père tel que Dom Guéranger, est le plus grand
honneur que puissent ambitionner ses fils.
L'abbé de Solesmes n'a point
achevé ses Institutions liturgiques ; mais il en a écrit assez pour que
sa mission de restaurateur de la Liturgie romaine en France ait été accomplie
dans sa plénitude. Après la publication des trois lettres à Mgr Fayet, la
polémique vraiment sérieuse fut close pour toujours; les clameurs d'une
ignorance obstinée et de préjugés aussi étroits qu'invincibles trouvèrent
encore quelques échos dans des articles de journaux et des brochures sans
portée ; Dom Guéranger, toujours pris à partie dans ces tristes publications,
dédaigna d'y répondre. Plein de respect et de réserve à l'égard de l'autorité
épiscopale, il n'essaya pas non plus de presser le rétablissement de la
Liturgie romaine dans les diocèses dont les
LX
prélats cherchaient à temporiser,
trop longtemps, au gré de certaines impatiences. Chaque année, quelqu'une des
Églises de France reprenait possession de la Liturgie romaine ; Dom Guéranger
gardait toujours le silence ; et jamais on ne surprit sur ses lèvres une seule
parole indiquant qu'il s'attribuât à lui-même l'honneur de ces merveilleux
changements. Dieu lui réservait la consolation d'assister au triomphe définitif
de la cause qu'il avait servie avec tant de vaillance. L'abbé de Solesmes vit
la Liturgie romaine remplacer à Paris l'œuvre des Vigier
et des Mézenguy ; et quelques mois avant sa mort,
Orléans, le dernier diocèse qui conservât le Bréviaire parisien, le rejeta pour
reprendre enfin possession de cet héritage des Gélase, des Grégoire le Grand,
des Pie V, dont la perte avait été si funeste au clergé et au peuple de France.
Après sa victoire, Dom Guéranger
ne négligea pas ses études liturgiques. S'il n'écrivit plus sur ces matières
sous une forme polémique ou purement didactique, il fut en revanche appliqué
jusqu'à son dernier jour à un travail, qui a été l'œuvre de prédilection de sa
vie et qui renferme la moelle exquise et nourrissante de presque toute la
science des rites sacrés. L'Année liturgique, commencée en 1841 par la
publication de l’Avent, et poussée jusqu'à son neuvième volume, consacré
aux fêtes de l'Ascension et de la Pentecôte, présente l'explication des rites
et des mystères principaux de la Liturgie durant la partie la plus longue et la
plus importante du cycle ecclésiastique. Le fidèle y trouve le commentaire de
tous les offices auxquels il est appelé
dans sa paroisse, et le
LXI
prêtre la clef de son missel et de
son bréviaire (1). Aucun des monuments d'érudition, qui font l'ornement de nos
bibliothèques, ne peut tenir lieu de cet ouvrage si modeste en apparence ; et
nous ne craignons pas d'être abusé par notre tendresse filiale, en disant que les
deux] œuvres inachevées de Dom Guéranger sont deux manuels indispensables pour
former un liturgiste digne de ce nom. Les Institutions renferment, avec
l'histoire de la Liturgie, un immense amas de notions fondamentales et
d'indications bibliographiques qu'aucun autre livre ne présente ; elles sont
ainsi une introduction à peu près complète à la science des rites sacrés, dont
l'Année liturgique, de son côté, dévoile en grande partie les mystères.
En étudiant à fond ces deux ouvrages, on acquiert le sens des études
liturgiques ; on apprend de quel côté il faut attaquer les questions et à
quelles sources on doit recourir ; dès le premier pas, on entrevoit la
solution, quand on ne la possède pas déjà complète ; on se pénètre surtout de
ce respect pour les choses saintes, de cette piété à la fois ardente et
intelligente, de cet enthousiasme pour le culte divin, sans lesquels on n'aura
jamais le secret de la science liturgique.
Depuis le rétablissement du rite
romain en France, des
LXII
travaux estimables ont été exécutés
sur la partie purement matérielle des rubriques et du cérémonial. Ces études préliminaires étaient
indispensables, puisqu'il fallait renouer une tradition pratique,
brisée depuis plus d'un siècle ; mais il serait temps de comprendre que pour
être liturgiste, ce n'est pas assez de posséder à fond les cérémoniaux
accrédités présentement à Rome, de
connaître Gavanti et quelques autres rubricistes, de consulter enfin avec un soin minutieux les
moindres décrets de la Congrégation des Rites, C'est là sans doute
le premier pas ; ce travail donne le squelette de la science, mais non la science elle-même, et un rubriciste
consommé arrive quelquefois à n'en pas
avoir l'idée. On n'est liturgiste qu'à la condition de faire pour les
rites sacrés ce que l'interprète des
livres saints fait pour l'Écriture, d'appeler à son secours toutes les
ressources de l'érudition pour expliquer
le sens du texte, de briser l'écorce de
la lettre pour saisir l'esprit. La
moindre des cérémonies a un sens et une histoire qu'il faut rechercher dans la tradition. De la Liturgie
de saint Pie V, on doit remonter
aux commentateurs et aux monuments liturgiques
du moyen âge pour arriver aux sources grégoriennes et atteindre jusqu'aux premiers écrits des
Pères et à l'Ecriture sainte elle-même. La théologie, l'histoire, l'archéologie doivent être sans cesse mises à
contribution ; et alors la science des rites
sacrés apparaît sur les lèvres ou
la plume de son interprète ce qu'elle
est en réalité, la noble sœur et l'indispensable auxiliaire de l'exégèse
biblique et de la théologie.
Aucun écrit ne fera mieux comprendre l'importance et la sublimité de ces études
que les Institutions
LXIII
liturgiques de Dom Guéranger
: et à ce titre, c'est une des meilleures lectures que l'on puisse conseiller
aux jeunes clercs. En étudiant cet ouvrage, ils apprendront ce que c'est qu'un
travail d'érudition, et en voyant des horizons tout nouveaux s'ouvrir devant
eux, ils entendront le cri éloquent d'une âme généreuse et sainte, dévorée de
l'amour de l'Église et transportée d'enthousiasme pour le culte divin. On
trouverait difficilement un livre plus propre à communiquer ces deux grandes
passions, sans lesquelles il n'y a pas d'âme vraiment sacerdotale ; et nous
oserons dire que les Institutions liturgiques peuvent être à ce point de
vue plus utiles aux élèves du sanctuaire, que certains livres ascétiques,
accrédités par des usages séculaires.
On s'étonnera peut-être que Dom
Guéranger n'ait pas réimprimé lui-même un ouvrage qui eut un si éclatant
succès. Chacun des trois volumes des Institutions, tiré à trois mille
exemplaires, fut presque immédiatement épuisé ; les brochures, que nous
réunissons dans un quatrième volume, sont depuis longtemps introuvables.
Quoiqu'il en fût souvent sollicité, Dom Guéranger ne réédita pas. cet ouvrage,
parce qu'il voulait le refaire, Comme tous les auteurs qui marchent les
premiers dans une voie inexplorée, l'abbé de Solesmes avait été nécessairement
incomplet. Dans la préface de son troisième volume, il déclarait déjà qu'il
était en mesure de remplir les lacunes de son histoire de la révolution liturgique
en France au XVIIIe siècle (1); presque toutes les autres parties de son travail
devaient être augmentées de même, dans une proportion
LXIV
plus ou moins considérable; et ce
que le vénérable abbé disait en 1851, il le répétait à plus forte raison en
1874, dans les derniers jours de sa laborieuse carrière. Il parlait alors
quelquefois de la refonte de ses Institutions liturgiques comme de
l'œuvre qu'il réservait pour les heures paisibles de l'extrême vieillesse. Dieu
ne lui a pas donné la longévité que rêvait la tendresse de ses fils et que tant
de travaux commencés réclamaient pour être menés à terme ; les Institutions
liturgiques sont restées telles qu'il les a composées en premier jet, et
c'est ainsi que nous les publions de nouveau. C'est un ouvrage qui est encore
unique en son genre et qui a sa place marquée dans la bibliothèque de tout
homme voué aux études ecclésiastiques et même simplement historiques.
On pourrait sans doute, après Dom
Guéranger et en suivant ses traces, refaire l'histoire de la Liturgie,
spécialement pour la France du XVIIIe siècle ; ce serait l'œuvre d'une vie
entière. Les Institutions liturgiques n'en resteront pas moins à leur
place parmi les travaux les plus considérables de l'érudition ecclésiastique. Non-seulement on les consultera, mais on les relira comme
un modèle de polémique incisive et souvent éloquente, toujours exacte et grave.
'Elles resteront comme le monument de cette révolution liturgique, qui est un
des principaux événements de l'histoire religieuse de notre siècle. La
restauration de la Liturgie romaine en France a été le prélude du concile du
Vatican et de la ruine définitive du gallicanisme ; or, de l'aveu de tous, amis
et ennemis, cette restauration est l'œuvre de Dom Guéranger, et c'est par les Institutions
liturgiques qu'il l'a opérée. L'avenir
LXV
seul dévoilera toute l'étendue du
[service que l'abbé de Solesmes a rendu à l'Église et spécialement à notre
patrie ; mais, témoins des épreuves qui accablent le Souverain Pontife,
inquiets des menaces que l'avenir fait peser sur nos têtes, nous sentons déjà que
le rétablissement d'un des liens les plus étroits qui rattachent nos Églises au
centre de l'unité catholique, est pour elles un principe de force et un gage de
sécurité.
Pour conclure cette préface, nous
n'avons plus qu'à dire un mot de notre propre rôle dans cette publication. Il
s'est réduit à celui d'un simple éditeur. Nous ne pouvions nous substituer à
l'auteur, et surtout à un auteur tel que celui des Institutions liturgiques,
pour des remaniements qui auraient altéré le caractère de son œuvre. Notre
dessein a été de maintenir partout le texte primitif, même dans les passages où
nous savions ce qu'aurait voulu y ajouter l'auteur. Nous venons de raconter
l'accueil fait aux Institutions liturgiques ; rarement un travail
d'érudition a été soumis à une critique aussi malveillante et aussi prolongée ;
telle était là solidité de l'édifice, que pas une pierre de ses murailles n'a
été ébranlée. Notre devoir était donc de le conserver intact. Secondé par le
dévouement de nos frères en religion, nous avons veillé avec soin à la
correction du texte et placé sur les marges un résumé de chaque alinéa,
emprunté le plus souvent aux propres paroles de l'auteur. Nous avons inséré
dans le corps de l'ouvrage quelques additions placées dans le troisième volume,
et se rapportant aux deux premiers ; en résumé, l'œuvre de Dora Guéranger resté
dans son intégrité et garde par là même toute son autorité.
LXVI
Le lecteur retrouvera même, religieusement conservées en
tête de ce volume, la préface de l'auteur et l'épître dédicatoire, par laquelle
il faisait hommage de son oeuvre au cardinal Lambruschini,
secrétaire d'État de S. S. Grégoire XVI, qui lui avait témoigné une grande
bienveillance au moment de l'érection canonique de la congrégation bénédictine
de France.
De son côté, notre intelligent
éditeur n'a rien épargné pour donner à l'exécution matérielle de ces volumes la
forme élégante et noble dont il a su revêtir déjà les grandes publications
auxquelles il doit sa renommée. Nous espérons donc que cette édition sera un
service rendu à l'Église en même temps qu'un hommage à l'un de ses plus grands
serviteurs.
Dom Alphonse GUÉPIN, M. B.
Abbaye de Solesmes, 1er novembre 1877.
SECRÉTAIRE
D'ÉTAT DE SA SAINTETÉ
ÉMINENTISSIME SEIGNEUR,
Les Institutions
liturgiques dont Votre Éminence a daigné agréer la dédicace, viennent enfin réclamer son haut patronage.
Ce livre, où sont racontées
les mystérieuses beautés et les harmonies célestes que l'Esprit-Saint
a répandues sur les formes du culte divin, tel que l'exerce la sainte Église
romaine, Mère et Maîtresse de toutes les autres, se recommandait, par son objet
même, à Votre Seigneurie Éminentissime, chez laquelle l’auguste qualité
de Prince de cette sainte Église est relevée encore, aux yeux du monde entier,
par les éclatantes marques de la confiance apostolique du Successeur de saint
Pierre.
Avant d'être élevée par son
mérite supérieur aux premiers honneurs de Rome chrétienne, Votre Éminence passa
de longues années dans les exercices de la vie régulière, et dans les labeurs
de la science, au sein de cette illustre famille religieuse qui a donné à la
chrétienté le grand
LXVIII
Barthélemi Gavanti, et à la Sacrée Congrégation des Rites, des
consulteurs si renommés par le zèle et la science du culte divin. Puisse Votre
Eminence reconnaître dans ce faible ouvrage les saines doctrines liturgiques
dans lesquelles Elle a été nourrie, et dont Elle professe si hautement la
pureté !
J'ose, Éminentissime Seigneur,
chercher un heureux présage du sort réservé à ce livre, dans la bienveillante
faveur dont Votre Eminence a daigné jusqu'ici environner et son obscur auteur,
et cette famille naissante qui, non-seulement
considère avec admiration dans votre Seigneurie Éminentissime, l'émule
et le collègue des Gerdil et des Fontana, mais y
révère, en même temps, avec une gratitude sans bornes, le puissant protecteur
dont le nom lui sera cher à jamais.
Daigne le Dieu de miséricorde
conserver longtemps Votre Eminence pour le bien de son Église et pour la
consolation de celui qui a l'honneur de se protester, avec le plus profond
respect et la plus entière reconnaissance,
De Votre Seigneurie
Éminentissime,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur,
Fr. Prosper-Louis-Paschal GUÉRANGER,
ABBÉ DE
SOLESMES.
Notre intention, en publiant cet
ouvrage, a été de satisfaire, du moins en quelque chose, à un des premiers besoins
de la science ecclésiastique chez nous. Dans toutes les écoles catholiques des
différents pays de l'Europe, la Liturgie fait partie de l'enseignement ; elle a
ses cours, ses professeurs spéciaux. Pourquoi, en France, partage-t-elle
l'oubli dans lequel est tombée momentanément la science du Droit canonique ? Il
faut bien en convenir : c'est que l'objet d'une science a besoin, avant tout,
d'être fixe et déterminé, et que tandis que les diverses Églises de l'Europe
sont en possession d'une Liturgie immuable et antique, nos Églises ne sont pas
encore arrêtées sur leur bréviaire et leur missel. Comment bâtir sur ce sable? quelle harmonie faire ressortir dans ces règles qui
n'étaient pas hier, et seront demain modifiées, ou peut-être remplacées par des
règles toutes contraires ? Comment montrer la tradition, cette nécessité
première de toutes les institutions catholiques, dans des formules et des
usages tout nouveaux ?
Soyons sincères, notre désir de
perfectibilité liturgique ne nous a-t-il pas insensiblement réduits à
l'état que saint Pie V reprochait à nos pères,
au XVIe siècle ? Qu'est devenue
cette unité de culte que Pépin et
LXX
Charlemagne, de concert avec les pontifes romains, avaient établie dans nos Eglises ; que nos évêques et nos conciles
du XVIe siècle promulguèrent de nouveau avec tant de zèle et de succès ? Vingt
bréviaires et vingt missels se partagent nos Églises, et le plus antique de ces
livres n'existait pas à l'ouverture du XVIIIe siècle ; il en est même qui ont
vu le jour dans le cours des quarante, premières années du siècle où nous
vivons.
Si nos Églises célébraient le
service divin suivant les règles du rite ambrosien, ou encore du rite gothique
pu mozarabe ; si, au lieu de fabriquer, de fond en comble, des Liturgies
inconnues aux siècles précédents, on nous eût remis en possession de cette
antique et vénérable Liturgie gallicane, qui fut en usage chez nous jusqu'à la
moitié du vin0 siècle, la science des rites sacrés eût trouvé ample matière à
se nourrir dans l'étude d'aussi précieux monuments. Mais, par un étrange
renversement des habitudes catholiques, on est devenu indifférent à ces
changements, à ces substitutions de bréviaires et de missels qui, il y a
quelques siècles, eussent mis en révolution le clergé et le peuple. Il n'est
même pas rare de rencontrer des hommes, instruits d'ailleurs, totalement
dépourvus des plus simples notions sur l'histoire des formes liturgiques, et
qui s'imaginent naïvement que toutes les prières dont retentissent nos églises,
remontent aux âges les plus reculés. Il en est même qui, lorsqu'on leur fait
remarquer l'isolement dans lequel ces usages particuliers placent nos Églises à
l'égard du Siège apostolique, vous objectent les paroles de saint Augustin, sur
l'harmonieuse variété que produisent au sein de l'unité les coutumes
LXXI
locales, et qui sont tout étonnés
quand on leur fait voir que nos coutumes n'ont point pour elles l'antiquité qui
seule les rendrait sacrées au point de vue de saint Augustin, et que
d'ailleurs, depuis ce Père, l'Église a expressément manifesté l'intention de
réunir tout l'Occident sous la loi d'une seule et même Liturgie. Mais leur
surprise est à son comble, lorsqu'on leur raconte en quel temps, sous quels
auspices, par quelles mains une si importante révolution s'est accomplie.
On nous demandera peut-être si,
venant aujourd'hui soulever des questions délicates, notre intention est de
produire un mouvement en sens inverse, et de troubler les consciences]qui, jusqu'ici, sont demeurées dans la paix. A cela nous
répondrons d'abord que nous ne pensons pas que notre faible parole puisse avoir
un tel retentissement. Nous essayons de traiter une matière grave et épineuse
de la science ecclésiastique, en nous appuyant sur la nombreuse et imposante
école liturgiste qui nous a frayé la route, et nous n'entendons rien dire que
de conforme aux traditions et aux règlements du Siège apostolique. On jugera si
nous avons innové quelque chose ; peut-être même s'apercevra-t-on que nous
avons quelque peu étudié et médité avant de parler ; mais, après tout, quand
notre livre appelant l'attention de ceux qui ont la mission de veiller sur les
Églises, contribuerait, pour la plus légère part, à arrêter de grands abus, à
préparer, en quelque chose, un retour aux principes de tous les siècles sur les
matières liturgiques, notre crime serait-il si grand ?
Quant au reproche que l'on
nous ferait de chercher à
LXXII
troubler les consciences, il n'a
rien de sérieux, En effet, ou nous parviendrions à éveiller des scrupules mal
fondés, et dans ce cas, les gens éclairés feraient justice de nos assertions ;
ou nous proposerions à l'examen des lecteurs de justes raisons de s'alarmer, et
alors, loin de mériter des reproches, il nous semble que nous aurions rendu un
service. Mais nous le déclarons tout d'abord, notre zèle n'a rien d'exagéré ;
la question du Droit de la Liturgie est loin d'occuper la place
principale dans cet ouvrage, et dans tous les cas, elle n'est pas si facile à
trancher que l'on doive craindre si facilement que nous ayons envie de la
dirimer à la légère. Une décision absolue, affirmative ou négative, pour ce qui
intéresse la France, n'est même pas possible. Il se rencontre, pour ainsi dire,
autant de questions qu'il y a de diocèses. Dans les uns, les usages romains
sont abolis depuis dix ans, dans d'autres depuis quatre-vingts ou cent ans : ce
qui est fort différent ; d'autres enfin, et celui que nous habitons est du
nombre, ont, depuis quatre ou cinq siècles, des livres sous le titre diocésain
et soumis de temps immémorial à la correction de l'ordinaire. La question,
comme Ton voit, est donc très-complexe, et, nous le
répétons, le désir de la résoudre n'est point le motif qui nous a fait
entreprendre un ouvrage où elle ne sera traitée qu'accidentellement.
Nous avons voulu, dans ce livre,
donner, comme l'indique son titre, un enseignement général de toutes les
matières qui concernent la science liturgique, et voici les objets que nous
nous sommes proposé de traiter. D'abord, l'histoire étant le fondement et le
cadre de tout
LXXIII
enseignement ecclésiastique, nous
avons pris la tâche difficile, et non encore tentée avant nous, de donner
l'histoire générale de la Liturgie. Nous la conduisons dans ce premier volume
jusqu'à l'ouverture du XVIIe siècle. Dans ce récit, nous avons fait entrer un
grand nombre de détails qu'il nous eût été impossible de placer ailleurs, et
dont la connaissance et l'appréciation étaient
indispensables pour l'intelligence de la Liturgie considérée tant en général
qu'en particulier.
En rédigeant cette importante
partie de notre travail, nous n'avons pas tardé à reconnaître que ce coup
d'oeil historique serait insuffisant, si nous n'y faisions pas entrer une
notice chronologique et bibliographique des auteurs qui ont traité de la
Liturgie, ou composé les formules liturgiques. Nous avons, pour cette partie,
profité de l'excellente Bibliotheca ritualis
de l'illustre Zaccaria, à laquelle, du reste, nous avons ajouté plus de
quatre-vingts auteurs, pour les seize premiers siècles seulement (1). Nous
avons réduit ces sortes de notices à la plus petite dimension possible, pour ne
pas trop grossir le volume, et dans les articles qui nous sont communs avec
Zaccaria, de même que nous n'avons pas toujours inséré les livres qu'il cite,
ainsi nous en avons plus d'une fois produit qui lui étaient échappés.
LXXIV
L'histoire liturgique de l'Église
que nous devons conduire jusqu'au XIXe siècle étant terminée, nous commençons à
traiter les matières spéciales. A la suite des notions nécessaires sur les
livres de la Liturgie, sur le calendrier, sur le partage du temps et ses
mystères dans la Liturgie, nous passons à l'explication des traditions et des
symboles contenus tant dans la partie mobile de l'année ecclésiastique que dans
la partie immobile de ce cycle merveilleux.
Le sacrifice chrétien est ensuite
traité avec tous les détails qui peuvent contribuer à bien faire connaître ce
centre divin de toute la Liturgie. Nous venons, après cela, aux traditions qui
concernent les Sacrements, ces sept sources de grâce desquelles émane sans
cesse le salut du peuple chrétien. L'ensemble imposant des Sacramentaux attire
ensuite notre attention, et nous fournit l'occasion de montrer la réhabilitation
universelle de l'œuvre de Dieu par la vertu de la Croix, d'où découle le divin
pouvoir de l'Eglise. Une dernière partie comprend les Actes et Fonctions
liturgiques qui ne se rangent pas sous les divisions que nous venons
d'indiquer.
Après avoir développé en détail
toutes les parties de cette Somme, nous la faisons suivre de plusieurs
traités spéciaux dans lesquels nous examinons : 1° les règles de la symbolique
en matière de Liturgie ; 2° la langue et le style de la Liturgie ; 3° le droit
de la Liturgie ; 4° l'autorité de la Liturgie, comme moyen d'enseignement dans
l'Église, et nous terminons cette dernière subdivision de notre sujet par un
petit travail dans lequel, sous le titre de Theologia liturgica,
nous avons rangé par
ordre de
LXXV
matières tout ce que la Liturgie,
telle que Rome la promulgue aujourd'hui, renferme de secours pour
l'éclaircissement du dogme et de la morale catholiques.
Telle est la tâche que nous nous
sommes imposée : que Dieu nous donne de la remplir d'une manière suffisante !
Cet ouvrage, fruit de douze années d'études, touche un nombre immense de
questions ; sa manière est totalement neuve ; ses principes généraux et ses
règles d'application sont pris, et devaient l'être, dans un ensemble positif
qui, de fait et de droit, est souvent en désaccord avec les idées reçues dans
le pays où nous écrivons. Faut-il le
dire ? nous sommes tout Romain. On ne nous en
fera sans doute pas un crime. Depuis
assez longtemps il est d'usage
de dire en France que les livres liturgiques de Rome ne sont point à la hauteur
de notre civilisation religieuse. Il y a un siècle que nous en avons fait la
critique la plus sanglante en les
répudiant en masse et bâtissant à priori
des offices nouveaux, qui sont en désaccord complet avec ceux de la Mère des Églises, jusque dans
les fêtes mêmes de Pâques et de la Pentecôte. Qu'il soit donc permis de relever
le gant, de se faire un instant Je champion de l'Église romaine et de toutes
celles de l'Occident (1), qui chantent encore et sans doute chanteront
jusqu'à la fin des temps les offices que saint Grégoire
le Grand recueillit, il y a douze siècles, entre ceux que les pontifes ses
prédécesseurs avaient composés. Après tout, n'est-ce pas une chose louable que
de faire l'apologie de l'unité dans les choses delà religion ? Est-il donc des
points sur lesquels
LXXVI
elle deviendrait dangereuse ?
N'a-t-elle pas existé, n'existait-elle pas, cette unité liturgique, en France,
encore au XVIIe siècle ? Depuis que nous l'avons rompue, notre Eglise a-t-elle
éprouvé tant de prospérités ?
Qu'on ne soit donc pas surpris
si, dans cet ouvrage, nous abondons dans le sens de la Liturgie romaine ; que
si quelqu'un le trouvait mauvais, qu'il nous attaque. Nous tâcherons de le
satisfaire, et afin que le public demeure juge de la controverse, nous nous
engageons à placer et les objections et les]réponses
en tête du volume qui suivra celui dont on aura combattu les faits ou les
principes.
Maintenant, c'est la grande mode
de se porter défenseur de toute sorte d'antiquités ; une nuée innombrable
d'archéologues s'est levée sur le pays, et nos monuments, religieux surtout,
sont désormais à l'abri non-seulement de la
destruction, mais de toute mutilation, de toute réparation indiscrète. Le plus
bel accord règne sur ce point entre nos autorités civiles et ecclésiastiques,
et grâce à une révolution si subite et si inespérée, la France jouira, de longs
siècles encore, des trophées de son antique gloire dans les arts catholiques.
Il y a là, sans doute, de quoi rendre à Dieu de vives actions de grâces. Quand,
en1832, nous autres, pauvres prêtres inconnus, arrachions aux mains des
démolisseurs l'admirable monument de Solesmes, qui demandait grâce au pays
depuis tant d'années, nous étions loin de penser que nous étions à la veille
d'une réaction universelle dont le résultat devait être la conservation
passionnée de tous les débris de notre ancienne architecture religieuse et
nationale.
LXXVII
Aujourd'hui donc que les pierres
du sanctuaire, devenues l'objet d'une étude et d'une admiration ardentes, ne
courent plus le risque d'être dispersées par des mains vandales ou malhabiles ;
que tous les efforts sont concentrés pour produire des restaurations complètes,
et, au besoin, des imitations exactes dans les cintres, les ogives, les
rosaces, les vitraux, les boiseries ; n'est-il pas temps de se souvenir que nos
églises n'ont pas seulement souffert dans leurs murailles, leurs voûtes et leur
mobilier séculaire, mais qu'elles sont veuves surtout de ces anciens et
vénérables cantiques dont elles aimaient tant à retentir ; qu'elles sont lasses
de ne plus répéter, depuis un siècle, que des accents nouveaux et inconnus aux
âges de foi qui les élevèrent. Après tout, les paroles de la Liturgie sont plus
saintes, plus précieuses encore que les pierres qu'elle sanctifie.
La Liturgie n'est-elle pas l'âme
de vos cathédrales ? sans elle, que sont-elles, sinon
d'immenses cadavres dans lesquels est éteinte la parole de vie ? Or donc,
songez à leur rendre ce qu'elles ont perdu. Si elles sont romanes, elles vous
redemandent ce rite romain que Pépin et Charlemagne leur firent connaître ; si
leurs arcs s'élancent en ogives, elles réclament ces chants que saint Louis se
plaisait tant à entendre redire à leurs échos ; si la Renaissance les a
couronnées de ses guirlandes fleuries, n'ont-elles pas vu les évêques du XVIe
siècle inaugurer sous leurs jeunes voûtes les livres nouveaux que Rome venait
de donner aux Églises ? Toute notre poésie nationale, nos mœurs, nos
institutions anciennes» religieuses ou civiles, sont mêlées aux souvenirs de
l'ancienne Liturgie
LXXVIII
que nous pleurons. C'est ce que
nous ferons voir dans ce livre, tout insuffisant qu'il soit : nous oserions
même penser que, malgré sa destination cléricale, le poëte,
l'artiste, l'archéologue, l'historien, auraient quelque chose à y puiser.
Quoi qu'il en soit, nous lui
avons laissé le modeste titre d?Institutions
liturgiques, comme à un ouvrage spécialement destiné à l'enseignement. Son
but principal est d'initier les plus jeunes de nos frères à l'étude de ces
mystères du culte divin et de la prière, qui doivent faire la principale
nourriture de leur vie. Une entreprise de librairie ecclésiastique, dont les directeurs
connaissaient notre projet, nous avait demandé d'insérer cet ouvrage au rang de
ses publications. Il a donc été annoncé comme devant paraître en 1838. Nous
avons reçu à ce sujet les plus précieux encouragements, et nous savons, à
l'avance, que l'objet de ce livre, s'il doit déplaire à quelques-uns, a déjà
pour lui de nombreuses sympathies. Nos forces physiques n'ayant pas répondu à
notre attente, nous nous sommes trouvé obligé de différer la publication de ce
premier volume jusqu'au moment présent, où nous le faisons paraître sous notre
seule responsabilité.
L'ouvrage entier formera cinq
volumes : le second paraîtra dans le courant de l'année présente, et les autres
suivront à des intervalles très-rapprochés. Ayant
fait de longues et sérieuses études sur la Liturgie, nous avons le projet de publier,
en dehors de ces Institutions, plusieurs traités spéciaux. Nous
indiquerons seulement ici le projet d'une Année liturgique, travail
destiné à mettre les fidèles en état de profiter des secours immenses qu'offre
à la piété
LXXIX
chrétienne la compréhension des
mystères de la Liturgie, dans les différentes saisons de l'année
ecclésiastique. Cet ouvrage n'aura rien de commun avec les diverses Années
chrétiennes qui ont été publiées jusqu'ici. Il sera destiné à aider les fidèles
dans l'assistance aux offices divins ; on pourra le porter à l'église, et il y
tiendra lieu de tout autre livre de prières. La première division de l'Année
liturgique paraîtra, de format in-12, sous le titre d'Avent liturgique,
dans le courant de l'automne de l'année prochaine 1841.
Quant aux Institutions
liturgiques elles-mêmes, nous espérons les faire suivre d'un autre ouvrage
de même dimension, et d'un genre analogue, qui portera le titre d'Institutions
canoniques. On commence pourtant à sentir, de toutes parts, la nécessité de
connaître et d'étudier le Droit ecclésiastique. L'indifférence dans laquelle a
vécu la France, depuis quarante ans, sur la discipline générale et particulière
de l'Église, est un fait sans exemple dans les annales du christianisme. Les
conséquences de cette longue indifférence se sont aggravées par le temps, et ne
peuvent se guérir qu'en recourant aux véritables sources de la législation
ecclésiastique, aux graves et doctes écrits des canonistes irréprochables. Nous
n'avons plus de parlements aujourd'hui pour fausser les notions du Droit, pour
entraver la juridiction ecclésiastique ; plus de gallicanisme pour paralyser
l'action vivifiante du chef de l'Église sur tous ses membres.
Nos Institutions canoniques,
destinées, comme la Liturgique, à l'instruction de nos jeunes confrères,
nous avaient été demandées par les directeurs de la même entreprise
LXXX
de librairie ecclésiastique, dont
nous avons parlé, et ont été annoncées au public, il y a trois ans. Les raisons
que nous avons exposées nous ayant forcé à différer cette publication, nous
serons en mesure de l'effectuer après la publication totale de la Liturgique.
Nous nous abstiendrons donc d'entretenir plus
longtemps le lecteur sur un ouvrage qui s'élabore, il est vrai, dès maintenant,
mais dont l'apparition doit encore attendre plusieurs années.
Nous terminerons cette préface en
soumettant d'esprit et de cœur au jugement et à la correction du Siège
apostolique le présent ouvrage, que nous n'avons entrepris que dans le but de
servir l'Église, suivant nos faibles moyens, attendant le succès de Celui-là
seul qui, Prêtre et Victime, est à la fois le moyen et le terme
de toute LITURGIE.