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LETTRE CDLIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (b). Rome, 10 mars 1699.

Je crois que vous attendez avec impatience les nouvelles de ce

 

(a) Revue sur l'original. — (b) Revue sur l'original.

 

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pays-ci dans les conjonctures présentes ; et après avoir su par ma lettre du 6, adressée à M. de Paris, les brouilleries que la cabale avait non-seulement voulu mettre, mais avait mises effectivement dans notre affaire, vous ne serez pas fâché d'apprendre par celle-ci que Dieu y a mis la main ; que Sa Sainteté paraît revenue des impressions qu'on lui avait données, et qui étaient profondément gravées dans son esprit ; qu'il y a lieu d'espérer dans peu de jours la certitude d'une décision bonne et honorable au saint Siège. Avec cela je n'ose rien assurer ; et après ce qui s'est passé, on ne doit répondre de rien que la chose faite et bien faite.

Vous aurez su le projet nouveau, et tout ce qui s'est passé jusqu'au samedi, 7 de ce mois, que j'écrivis encore un mot à M. de Paris. En voici la suite.

Suivant ce que je m'étais proposé, je fis arriver jusqu'aux oreilles de Sa Sainteté, que j'étais informé de tout ce qui s'était passé, de tous les efforts de la cabale auprès de sa personne, des ordres que Sa Sainteté avait donnés touchant le nouveau projet de nouveautés qui se passaient : et que tout cela avait fait une telle impression sur mon esprit et me donnait une telle appréhension qu'on ne prît quelque résolution contraire à l'honneur du saint Siège et au repos de la France, que j'en étais tout troublé; et étais dans le doute, supposé que je ne visse point de changement prompt dans les dispositions de l'esprit de Sa Sainteté, si je ne devais pas aller promptement informer Sa Majesté moi-même de tout ee qui se passait, afin qu'elle put prendre là-dessus les résolutions convenables au bien de son royaume, dont ses ennemis voulaient la ruine, et faire connaître à Sa Sainteté le déshonneur qu'on voulait faire à sa personne et à son pontificat.

Le P. Roslet alla tout bonnement parler de cette façon au cardinal Albani, lequel vint aussitôt en rendre compte à Sa Sainteté. Je ne sais si ce fut l'impression que fit ce discours sur le Pape, ou son impatience naturelle, qui lui ût prendre la résolution samedi à midi de faire assembler les cardinaux le dimanche entre eux, pour dire leur sentiment sur le projet proposé. Les cardinaux ne surent cette congrégation qu'à la nuit. J'en fus averti en même temps, et que le cardinal de Bouillon avait été surpris et étonné

 

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de cette nouveauté, à laquelle il était vraisemblable qu'il n'avait aucune part. J'avais déjà commencé à porter à quelques cardinaux le mémoire italien (a) que vous aurez vu, et dès le soir même tous les cardinaux en eurent. Cette congrégation imprévue à tout le monde et dans un jour extraordinaire, me donna d'abord quelque appréhension ; je craignis quelque nouveau tour de la cabale. Je sus l'épouvantable machine que le carme, le sacriste, Fabroni et les Jésuites faisaient remuer, qu'il n'y avait rien qu'ils n'eussent tenté auprès des cardinaux. Je compris bien d'abord que la chose dont la cabale se souciait le moins, était qu'on fît des canons (b) ; mais que leur but était de renverser les délibérations prises, la publication des propositions condamnées sans distinction de sens et sans qu'on eût égard aux explications : voulant qu'on se contentât de condamner le livre et la doctrine en général ; et pour y parvenir, ils avaient bien vu qu'il fallait donner atteinte aux délibérations prises par les cardinaux avant Sa Sainteté même, et arrêter le décret par un nouveau projet pour après parvenir à leurs fins. Et il y avait à craindre que la cabale ne gagnât quelques cardinaux. Chieti s'était promis d'attirer le cardinal Nerli, qui penchait déjà à une condamnation générale. Le cardinal de Bouillon était prêt à se jeter à tout le moins fâcheux pour sauver son ami; le cardinal Albani le suivait infailliblement. Les Jésuites s'étaient repromis de nouveau Ottoboni. Ce que j'appris de plus fâcheux en même temps et ce qui m'étonna, je l'avoue, c'est que le cardinal Ferrari, gagné il y a longtemps par le carme, était entré plus avant qu'aucun dans le nouveau projet ; et que c'était lui qui l'avait proposé au Pape et

 

(a) Ce mémoire avait été composé le jour même par M. Phelippeaux. Voir sa Relation, part. II, p. 218 et suiv. — (b) L'abbé Bossuet parlait de ces canons dans la lettre, que le temps ne nous a pas transmise, à l'archevêque de Paris. Fabroni s'était enfermé, sous prétexte de pieux exercices, au Gésu de Rome, dans la compagnie du sacriste, du carme, des Jésuites, des plus zélés défenseurs de M. de Cambray. Là, tous ensemble ils rédigèrent douze canons sur les matières de spiritualité ; puis ils montèrent les uns après les autres aux pieds du souverain Pontife, faisant à l'envi l'apologie de leur œuvre. Les douze canons renfermaient la pure doctrine de l'Eglise à rencontre des erreurs de Molinos et de tous les quiétistes ; ils allaient mettre la vérité à l'abri de tout danger, sans flétrir le nom du grand archevêque, etc. Les meneurs voulaient soustraire le cambrésisme à la censure imminente de l'Eglise : voilà tout. On peut voir sur cette manœuvre la Relation de Phelippeaux, partie II, p. 214 et suiv.

 

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qui lui avait fait faire tout ce qu'il avait fait. On n'avait pas de temps à perdre ; et dans le soir du samedi et la matinée du dimanche on fit représenter aux cardinaux Nerli, Ottoboni, Albani et Ferrari tout ce qu'on put. Le matin du dimanche je vis l'assesseur et le commissaire. L'assesseur, quoique assurément à présent un des premiers à épargner M. de Cambray, intime ami des Jésuites et de Fabroni, fut obligé de convenir de l'inutilité, de l'impossibilité du nouveau projet. Pour le commissaire, il en était bien persuadé. L'après-dînée j'allai aux pieds de Sa Sainteté: cette audience fut assurément très-curieuse ; je vais vous en faire un détail le plus brièvement qu'il me sera possible.

Le cardinal Spada sortait d'avec lui ; le cardinal Albani y avait été le matin, et je n'ai pas lieu de douter qu'ils ne lui eussent parlé tous deux du Mémoire italien qu'ils avaient tous reçu de ma part. Le Pape se mit à rire aussitôt qu'il me vit. A la première génuflexion que je fis, il me demanda ce que je voulais de lui. Je lui dis que je ne pouvais m'empêcher de lui avouer que cette fois-ci je venais en tremblant à ses pieds. Et pourquoi, me dit-il? Parce que, lui dis-je, saint Père, Rome retentit d'une nouveauté. Il ne me laissa pas achever, il me dit d'un ton fort affirmatif : Sono ciarle, sono chiacchiere, chiacchiere; et me répéta dix fois de suite ce terme, qui veut dire : Ce sont des contes, des bruits ridicules. Quand je vins au détail de ces bruits de ce nouveau projet, il trouva à propos de me dire que ce n'avait jamais été son intention; que j'étais mal informé; qu'il voulait finir, et qu'absolument il me promettait que tout serait déterminé dans cette semaine. Cela étant, lui dis-je, saint Père, on ne doit point craindre les canons, les canonnades qu'on nous avait fait appréhender, étant sûr qu'en huit jours on ne pouvait les dresser, puisque peut-être des années n'étaient pas trop longues pour un pareil dessein ; et je pris occasion de là de lui faire voir la difficulté qu'il y avait de faire des canons, dans lesquels il ne fallait aller ni trop loin ni pas assez, peser jusqu'aux moindres syllabes, etc. Et puis pour revenir au fait, je dis qu'il n'en était pas question ici, puisqu'il s'agissait de décider sur la doctrine bonne ou mauvaise des propositions tirées du livre de M. de Cambray ;

 

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que c'était sur ces propositions qu'on travaillait ici depuis deux ans que c'étaient les propositions que MM. les cardinaux avaient qualifiées, censurées en sa présence.

A ces discours, je vis Sa Sainteté prête et dans la disposition de me nier tout, jusqu'à me vouloir faire douter qu'il y eût jamais eu des propositions extraites. Je pris la liberté de l'en faire souvenir comme d'une chose connue de tout l'univers. Je connus de là sûrement que les insinuations et les impressions qu'on lui avait données, allaient à lui faire peur de la censure et de la publication des propositions. J'insistai fort là-dessus, le faisant souvenir de ce qu'il m'avait dit le jeudi d'auparavant, que le livre de M. de Cambray était plein d'erreurs. Je lui fis voir que cela ne pouvait être, si ces erreurs n'étaient contenues dans quelques propositions qu'on pût montrer; que c'était précisément cela dont il avait été tant question parmi les qualificateurs et les cardinaux, et qu'enfin c'étaient ces propositions que les cardinaux avaient qualifiées et censurées. Sur cela il me dit : Que veut dire cela, censurées par les cardinaux? Tocca à noi, tocca à noi, siamo padroni. Je lui accordai aisément que c'était sans doute à lui à faire la bulle, que c'était à lui qu'il fallait croire, que l'assistance du Saint-Esprit ne manquerait pas ; mais je le fis convenir néanmoins qu'il fallait que cela se fit ex consilio fratrum; que les cardinaux choisis par Sa Sainteté à cet effet étaient ses frères, ses véritables conseillers, qui faisaient partie de l'Eglise romaine, et appelés in partem sollicitudinis pastoralis (a). J'appuyai beaucoup là-dessus, m'apercevant que Fabroni et la cabale lui avaient mis dans la tête qu'il fallait compter les vœux et les censures des cardinaux pour rien, que le Pape seul devait tout faire ; et sous ce prétexte lui avaient mis dans la tête de ne suivre en rien leur avis ; à quoi il est très-incliné naturellement. Je lui fis voir avec respect qu'il y allait du repos de sa conscience de s'en rapporter aux cardinaux commis pour juger de la foi, et non à ce que des brouillons, ennemis particuliers de la France, des évêques et du roi, pouvaient lui faire inspirer. J'insistai sur la censure des propositions qu'il fallait qu'on publiât, sans quoi il ne satisfaisait

 

(a) Heureuse l'Eglise, encore une fois, d'avoir un pareil conseiller !

 

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point, ni à la demande du roi, des évêques, ni à celle de M. de Cambray, ni à ses promesses. Il m'assura qu'il était dans la disposition de faire ce qui serait de mieux, et me dit qu'on ne devait pas douter de ses bonnes intentions : de quoi assurément je n'eus pas de peine de convenir avec lui; et effectivement on ne peut douter de ses bonnes intentions, mais sa bonté et sa facilité lui font faire quelquefois de terribles à genoux. Enfin je finis; et en prenant sa bénédiction, je crus lui devoir répéter que pour contenter le roi et les évêques, et l'honneur du saint Siège, il fallait une censure de la doctrine et des propositions.

Je remarquai en général dans ses discours une grande honte d'avoir donné dans ce beau projet des canons; néanmoins une grande prévention pour ne point mettre au jour les propositions, une grande envie de sauver la réputation de M. de Cambray, beaucoup de crainte de s'engager trop, et le génie napolitain surtout au souverain degré.

La congrégation se tenait pendant ce temps-là, dans laquelle unanimi consensu, même du cardinal Albani et du cardinal Ferrari, hors le cardinal de Bouillon qui parla le premier et ne croyait pas être abandonné, le projet fut rejeté : on conclut à stare in decretis. La congrégation finit à la nuit. M. le cardinal de Bouillon, qui déjà ne se portait pas bien, se trouva si faible, qu'il ne pouvait se soutenir : il fit pitié à tous les cardinaux, à la lettre; il se fit porter dans son carrosse, et étant arrivé chez lui, il ne put monter les degrés ; on fut obligé de le monter en chaise. Ce que je vous dis là est vrai à la lettre.

L'assesseur alla au sortir de là porter à Sa Sainteté la relation de la congrégation ; et je sais que l'assesseur a dit que cela lui fit quelque peine de voir rejeter aussi unanimement un projet dont on lui avait donné une si belle idée.

Hier le saint Père appela le cardinal Ferrari ; ce qui a l'ait croire qu'il l'avait chargé de nouveau de réformer le décret arrêté ; et comme on savait que Sa Sainteté voulait finir incessamment, et que la congrégation de demain et celle de jeudi seraient en ce cas les dernières, ces allées et venues du cardinal Ferrari chez le Pape faisaient appréhender les gens bien intentionnés

 

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qu'on ne machinât quelque mauvais dessein. Les cardinaux Casanate et Nerli m'en ont fait avertir ce soir; et j'ai un peu appréhendé, sachant que toute la cabale ne tend à présent qu'à faire ajouter au décret quelque chose d'ambigu sur les explications postérieures de M. de Cambray, comme si dans la condamnation des propositions on ne les prétendait pas condamner, ou au moins marquer qu'on ne les avait pas examinées. Mais je viens d'apprendre dans le moment où je vous écris ce qui s'est passé, d'une personne par qui la minute du décret a passé depuis une heure.

Le Pape a envoyé quérir l'assesseur cette après-dinée, et cela je l'ai vu de mes yeux, étant alors à parler à M. le cardinal Spada chez Sa Sainteté, pour le prier de la faire souvenir de la promesse qu'elle m'a fait l'honneur de me faire définir cette semaine; et l'assesseur a eu ordre d'envoyer ce soir le décret minuté à MM. les cardinaux, pour demain matin le déterminer entre eux, et puis finir jeudi, le tout en sa présence.

Ce décret minuté n'a été porté au saint Office, pour en faire des copies, qu'à une demi-heure de nuit il y a environ ; et les copies n'ont pu être faites et envoyées chez les cardinaux que sur deux heures, c'est-à-dire les dix heures de France. La plupart auront déjà été endormis. Cela est un peu précipité; mais j'espère que s'il y a quelque clause d'ajoutée contre la détermination des cardinaux, qu'elle n'en sera pas rejetée avec moins de force ; car le corps est sain, et bien nous en a pris d'y veiller.

Je n'ai pu avoir copie de ce décret à cause de la hâte et de la précipitation avec laquelle il a été rédigé ; mais on m'a assuré que les vingt-trois propositions y sont tout de leur long, et leurs censures respectives. Je me suis toujours bien douté qu'on ne trouverait pas lieu de faire davantage, à cause de la difficulté de s'accorder sur chaque qualification particulière, et le cardinal de Bouillon et les autres, comme Albani, chicanant sur tout. On m'assure que le titre du livre y est tout du long, et on n'a remarqué rien qui tendit à excuser les explications de M. de Cambray : on ne parle que du livre, ce sera sans doute l'exécution de ce qui a été résolu entre les cardinaux.

 

 

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Au reste, il est mis dans cette minute qu'elle est étendue par le cardinal Albani, qui n'aura jamais osé altérer ce que les cardinaux ont arrêté entre les députés, puis tous ensemble. Il n'y a pas même d'apparence que le cardinal Ferrari en ait eu la direction, le cardinal Albani étant très-jaloux de ce qui vient de lui.

Demain, au sortir de la congrégation, nous en aurons le cœur net, et plus encore jeudi. On m'a dit une chose qui me fâcherait, qui est qu'on n'avait pas remarqué que la qualification d'hérétique y fût, et j'en ai peur; mais ce sera toujours beaucoup, si nous avons à cela près, dans les circonstances présentes, un décret net sur les propositions du livre, qualifiées assurément de toutes les autres qualifications les plus fortes.

Vous croyez bien que si j'avais pu être sûr que les cardinaux rejetassent si fortement le nouveau projet, et que Sa Sainteté s'y fût rendue et eût voulu finir si promptement, et qu'on eût autant de mépris pour le cardinal de Bouillon, j'aurais pu ne pas dépêcher le courrier. Mais en vérité, dans le doute où j'avais raison d'être, où le cardinal Casanate et nos amis étaient sur l'entêtement effroyable du Pape, du cardinal de Bouillon, des Jésuites, des cinq qualificateurs, dans la certitude de la rage de la cabale, j'aurais cru avoir à me reprocher toute ma vie de n'avoir pas été au plus sûr. Car enfin je sais que ce qui arrêtoit le plus le Pape, a été la certitude avec laquelle le cardinal de Bouillon l'a assuré qu'on contente roit le roi en ménageant en tout ce qu'on pourrait la personne et les intentions de M. de Cambray. Ainsi il était nécessaire que le roi s'expliquât là-dessus ; et quand le décret sur le livre passerait jeudi, il sera toujours très-bon que cette Cour connaisse au vrai les intentions de Sa Majesté; et cela pourra aider à faire prendre la résolution de condamner dans la suite les livres faits par M. de Cambray en défense de son premier livre ; mais le cardinal de Bouillon l'empêchera apparemment tant qu'il sera à Rome. Cette Eminence est dans le dernier abattement et dans le dernier désespoir, et sa santé est très-languissante. Il dit au sortir de la congrégation que l'on ne pouvait pas lui reprocher d'avoir voulu retarder, mais seulement d'avoir

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tout hasardé pour servir ses amis ; croyant se donner par là une grande louange, et ne songeant pas que pour ses amis prétendus il a trahi la vérité, la religion et son roi.

Le cardinal Casanate me fit avertir le lendemain du courrier, qu'il serait bon que la Cour prît des mesures auprès du Pape, en cas qu'il restât obstiné, et qu'on ne pouvait avertir trop tôt le roi ; et que cependant s'il y avait quelque péril, il trouverait bien le moyen d'enclouer l'affaire pour quelques semaines. C'était tout ce qu'on pouvait prévoir. On peut et on doit dire qu'on lui doit tout.

Le général des Jésuites fut encore hier chez le Pape. C'est assurément un engagement du corps. Le P. Roslet eut le matin du dimanche audience du Pape, qui lui nia tout, comme à moi.

La cabale ne croyait jamais qu'on pût venir à bout de faire condamner les propositions, le cardinal de Bouillon, Albani et Ferrari gagnés. Ce dernier a trompé tout le monde ; car il a d'abord condamné les propositions, puis il a tourné tout à coup par faiblesse et gagné par le carme, que vous savez que j'ai toujours appréhendé auprès de lui. Zeccadoro a été l'entremetteur entre le cardinal de Bouillon et le cardinal Ferrari.

Il faut attendre à jeudi pour parler sûrement des suites, mais il y a lieu de bien espérer. Je ne crains que Fabroni auprès de Sa Sainteté. Cet homme lui a fait voir les enfers ouverts, si elle consentait à la censure des propositions, dont les semblables se trouvent dans tous les mystiques, sans compter la sainteté personnelle de M. de Cambray.

J'ai reçu votre lettre du 16 février. Nous attendons M. de Monaco à la fin de ce mois. La rétractation de M. de Cambray viendra tard, si elle vient. J'en doute, et le courrier sera parti pour l'avertir seulement de ce qui se passe. Je n'ai pas eu un moment de repos tous ces jours-ci, et à peine ai-je pu rester quatre heures dans mon lit; mais ma santé ne laisse pas d'être bonne, Dieu merci : j'aurai le temps de me reposer, l'affaire finie. Je ne crois pas que je me puisse jamais consoler de la perte que nous avons faite, je la sentirai toute ma vie.

 

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Je n'écris qu'un mot à M. de Paris ; je le renvoie cette fois-ci à vous, la poste allant partir.

Il est nécessaire que vous répondiez au parallèle de M. de Cambray (a).

 

LETTRE CDLIV. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (b). 13 Mars 1699.

 

Dieu est plus fort que tout : la vérité enfin a triomphé. Hier le décret fut arrêté en présence de Sa Sainteté qui le signa. La bulle est déjà faite en conformité, et on l'imprime à l'heure qu'il est : elle sera affichée et publiée demain. Dieu soit loué.

Avant que de vous dire tout ce qui s'est passé depuis huit jours, de la manière efficace avec laquelle on a remédié au mal qu'on voulait faire et qu'on s'est opposé à l'enfer déchaîné, je vous dirai en substance d'abord ce que contient de principal et d'important la constitution, dont je doute que je puisse avoir un exemplaire avant le départ de ce courrier, quoique je n'oublie rien pour y parvenir. Mais je sais que M. le cardinal de Bouillon veut l'avoir seul ce soir, et empêchera peut-être de l'avoir le P. Roslet et moi.

C'est une bulle (c) dans toutes les formes, où l'on ne parle point de l'Inquisition : on y met motu proprio, mais on y ajoute ex consilio theologorum, cardinalium, etc., deliberatione maturâ et diligenti examine habito. Le cardinal de Bouillon ne s'est mis en peine de rien sur cela. Il aurait même laissé parler de l’Inquisition. Pour peu qu'il eût voulu, on n'aurait pas mis l'expression motu proprio. J'en ai parlé, mais le cardinal Albani et le cardinal Casanate même m'ont assuré que cette clause était reçue en France de la manière dont elle était mise. C'est le cardinal Casanate qui fit hier ôter tout ce qui regarde l'Inquisition, le

(a) C'est l'ouvrage intitulé : Les principales propositions du livre des Maximes justifiées, etc.; auquel Bossuet a répondu flans les Passages éclaircis, etc. Voyez vol. XX, p. 371. — (b) Revue sur l'original. — (c) On verra que l'abbé Bossuet n'était pas exactement informé sous ce rapport.

 

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cardinal de Bouillon étant sorti de la congrégation des premiers ; mais on le représenta au Pape, qui consentit d'abord. On n'y parle, ni du roi, ni des évêques.

On y met tout du long le titre du livre des Maximes et le nom de l'auteur.

Il y a vingt-trois propositions principales énoncées et mises tout du long, lesquelles on condamne sive ex sensu obvio, sive ex contextu sententiarum et libri, tanquàm respective erroneas, temerarias, scandalosas, piarum aurium offensivas, inducentes in errores ab apostolicâ Sede damnatas ; et, je pense, quelques autres qualifications très-fortes. La qualification d'hérétique n'y est pas, quoique la proposition de l'involontaire y soit tout du long, sans restriction ni modification, comme étant du livre et de l'auteur par conséquent. Je vous dirai dans la suite comme le tout s'est fait. On ne condamne pas seulement le livre d'une telle édition : on condamne toutes les éditions et toutes les traductions. Toutes les autres clauses, en pareil cas, n'y sont pas oubliées. On a ôté seulement celle de iqne comburantur, qui n'est pas essentielle. Il n'est pas dit un mot qui tende à excuser en rien le sens de l'auteur, ni ses explications. Ce qu'on a mis : sive ex sensu obvio, sive ex contextu libri et sententiarum, paraît aller au-devant de la chicane du sens de l'auteur et encore des explications, puisqu'il est manifeste que ces explications contraires au sens condamné, obvio, ne sont pas bonnes ni recevables, puisqu'elles seraient encore contraires au texte du livre et à toute la suite, et n'y conviennent pas.

Les propositions en particulier se verront dans la bulle : je n'en puis savoir le détail au juste. Vous voyez par là que l'essentiel est fait. La doctrine du livre de M. de Cambray n'a plus aucune ressource : elle est condamnée et exprimée. Pour rendre tout complet, je conviens qu'il fallait la qualification d'hérétique; et il aurait été à souhaiter que la qualification eût été à chaque proposition, comme dans la bulle contre Baius; mais sans que je m'arrête longtemps sur les raisons qui ont contraint à ne pas insister plus longtemps à l'une et à l'autre, je m'imagine que vous vous les figurez bien.

 

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La qualification particulière de chaque proposition a paru ici trop difficile pour la faire dans la dernière exactitude : on avait peine à convenir. Il aurait fallu livrer autant de batailles contre les amis de M. de Cambray. C'était ce qu'ils demandaient uniquement pour embrouiller et pour éterniser cette affaire, sous prétexte d'une décision plus exacte : ce qu'on aurait pourtant fait assurément, si M. le cardinal de Bouillon n'avait pas été dans les congrégations ; mais les personnes les mieux intentionnées, qui le souhaitaient le plus, ont jugé la chose trop difficile, trop hasardeuse; et ont cru dans ces circonstances malheureuses pour l'Eglise et pour la France, qu'il fallait se contenter d'une qualification respectivè, dont la plupart convenaient (sans compter que c'est le style ) et moins sujette à être contredite, et qui nous laisse la liberté d'appliquer aux propositions les qualifications qu'il nous plaît.

Il n'y a que l’hérétique qui manque. Quatre des forts cardinaux, Panciatici, Carpegna, Casanate et Marescotti le voulaient mettre, et soutenaient que c'était la qualification que méritait la proposition de l'involontaire, et peut-être quelques autres; mais les autres cardinaux ont molli, surtout Noris et Ferrari, qui joints au cardinal de Bouillon et au cardinal Albani, l'ont emporté. Le Pape en est cause plus que pas un : le terme hérétique lui a fait peur. Le reste lui faisait bien peur encore, mais il a été obligé de le passer.

C'est le Pape qui a encore demandé à l'instigation de Fabroni, qu'on ne mît pas igne comburantur. Voilà l'idée générale de la constitution.

Voici ce qui s'est passé depuis mes dernières nouvelles, portées par le courrier extraordinaire. Je vous dirai ce qui s'est passé en abrégé, vous l'ayant mandé déjà très-au long par ma lettre de mardi.

Pour ce qui concerne le nouveau projet des douze canons, aussitôt donc que le courrier fut parti, je crus qu'il n'y aurait point de mal de faire un peu de bruit, et de faire porter jusqu'au Pape mes plaintes sur une pareille conduite. Le P. Roslet alla chez le cardinal Albani, et lui parla fortement, et lui dit qu'il m'avait vu très-troublé, et en doute de partir en poste pour aller avertir le

 

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roi de tout ce que faisait une cabale enragée à la tête de laquelle on le mettait, pour faire anéantir les bonnes et saintes intentions de Sa Sainteté, et éterniser ou gâter une affaire déjà terminée entre les cardinaux. Cela fit l'effet que nous pouvions souhaiter. Le cardinal fut étonné et alla rendre compte de tout au Pape ; ce qui joint à la précipitation naturelle de son génie et les angoisses que la durée de cette affaire lui donne depuis un mois, le fit se déterminer le samedi 7 du mois à envoyer quérir l'assesseur, et à faire intimer pour le lendemain dimanche la congrégation des cardinaux entre eux, pour dire leur avis sur le projet proposé qui lui tenait toujours fort au cœur. Les cardinaux, qui ne s'y attendaient guère, en furent surpris, et plus que tous le cardinal de Bouillon, qui ne le put cacher, et qui s'enferma aussitôt avec le P. Cbaronnier jusqu'à minuit.

On ne s'endormit pas pendant ce temps-là. J'allai dès le samedi porter chez les cardinaux le Mémoire en italien que vous avez en français, et nos amis travaillèrent.

Ce qui me fit extrêmement dépêcher, c'est que j'appris que c'était le cardinal Ferrari, gagné par le cardinal de Bouillon et en particulier par le carme, son ami intime et son compatriote, que j'avais toujours appréhendé près de lui, lequel avait mis au jour ce nouveau projet, et l'avait proposé et fait goûter à Sa Sainteté, lui faisant peur de tout autre expédient, et par rapport aux mystiques, et par rapport à la personne de M. de Cambray, qu'on devait ménager, insistant surtout à ne mettre point au jour les propositions.

Je vis le lendemain l'assesseur et le commissaire, de qui j'appris beaucoup de choses. J'ose dire que le midi du dimanche, j'étais comme assuré que le projet serait rejeté, et qu'on s'en tiendrait aux délibérations prises ; au moins les forts cardinaux s'unirent pour cet effet; il n'y avait plus à appréhender que les, cardinaux de Bouillon, Ferrari et Albani, et plus que tous le Pape.

Le matin du dimanche nous demeurâmes d'accord avec le P. Roslet qu'il irait le matin chez le Pape, et moi après lui l'après-dinée. Cela fut ainsi exécuté. Le P. Roslet rend compte exact

 

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à M. de Paris de son audience : il parla fortement au Pape, entra dans un grand détail avec lui. Le Pape lui parut fort embarrassé, fort irrésolu, fort porté à épargner M. de Cambray et très-trou-hlé. J'allai donc après dîné chez Sa Sainteté : il serait trop long de vous dire le détail exact de ce qu'il me dit, je n'ai pas le temps, et je vous l'ai écrit tout du long dans ma lettre de mardi dernier, tu de ce mois. Je vous dirai seulement que Sa Sainteté jugea à propos de me nier le nouveau projet, me disant par plusieurs reprises que c'étaient de faux bruits. Je vis bien que le Pape commençait à être honteux de ce qu'il avait fait ; mais je m'aperçus bien en même temps d'une prévention furieuse pour épargner en tout M. de Cambray et sa doctrine. On lui avait fait une si furieuse peur de mettre au jour les propositions, que Sa Sainteté n'a voulu jamais convenir avec moi qu'il y eût eu des propositions extraites et censurées par les cardinaux. Je pris la liberté de lui rappeler avec assurance ce que le public sa voit, et sur la fin de cette affaire .ce qui convenait à sa gloire, à la paix de la France, et au repos de sa conscience, en suivant le sentiment de son conseil sur cette matière. Je vous remets là-dessus à ma lettre de mardi qui vous étonnera, mais qui contient la pure vérité. J'insistai fortement sur les propositions sur lesquelles il était question de prononcer ; et sans quoi ni le roi, ni les évêques, ni toute l'Europe n'auraient pas sujet d'être contents, et qui donnerait lieu à M. de Cambray et à ses adhérents de soutenir qu'on n'a pu condamner ses propositions, ni prononcer sur le particulier de sa doctrine ; ce qui ferait recommencer toutes les disputes. Je le lui fis voir clairement, et en prenant sa bénédiction à genoux, je le lui répétai encore.

Je n'ai jamais vu une personne si troublée, agitée qu'il était. Il me promit néanmoins, sur ce que je lui dis que les amis de M. de Cambray triomphaient, et disaient plus hautement que jamais qu'on ne verrait pas de décision, et que le saint Siège n'oserait condamner des propositions d'un si grand archevêque ; il me promit, dis-je, que tout finirait cette semaine, et qu'il n'en pouvait plus. Je lui dis, si cela était, qu'il n'y avait pas à craindre qu'il voulût faire des canons ; ce qui demanderait une discussion

 

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exacte et scrupuleuse des moindres syllabes, et des années entières.

Pendant ce temps, la congrégation des cardinaux se tenait à la Minerve : elle dura près de quatre heures. Toujours pour son malheur, le cardinal de Bouillon parla le premier, et donna tête baissée dans le nouveau projet, comme plus digne du saint Siège, moins sujet à contradiction, moins flétrissant pour M. de Cambray, ce qui est le tout pour lui. On ne le pourrait croire ; il resta seul de son avis. Les premiers et anciens cardinaux parlèrent si fortement contre, que le cardinal Ferrari, quoique promoteur de cette nouveauté, et le cardinal Albani abandonnèrent le cardinal de Bouillon, et il passa ainsi à rejeter les canons et la suite du projet, et l'on résolut de s'en tenir in decisis. Le cardinal de Bouillon sortit, à la lettre, plus mort que vif; il ne put descendre les degrés, ni remonter les siens qu'en chaise à porteur.

Malgré tout cela, la cabale ne se tint pas pour vaincue. Le Pape toujours prévenu et comme résolu à prendre, disait-il, le parti le plus doux, envoya quérir les cardinaux Ferrari et Albani, et leur ordonna le lundi matin de dresser le décret et de le tenir prêt pour le mercredi matin ; qu'il voulait qu'on déterminât tout par les cardinaux, pour jeudi finir devant lui absolument ; qu'il l'a-voit promis.

Le cardinal Ferrari, et principalement le cardinal Albani furent gagnés très-certainement par la cabale, travaillèrent toujours dans l'esprit de douceur, et furent cause qu'on n'a pas traité M. de Cambray dans la dernière rigueur, comme on convient qu'il le méritait. Le tout ne fut achevé que le mardi au soir à la nuit, et ne put être copié et envoyé chez les cardinaux per manus qu'après de minuit. Ils furent étonnés le lendemain, à la pointe du jour, de trouver cette pièce sur laquelle ils auraient à parler sur-le-champ. Les biens intentionnés prirent le parti sur-le-champ de faire de leur mieux.

On retrancha, on rétablit des petits mots glissés par-ci par-là. Il n'y eut pas moyen de faire mettre la qualification d'hérétique. La pluralité des voix l'emporta. On crut que le reste était assez fort et produirait le même effet. La soumission de M. de Cambray

 

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au saint Siège servit de motif. Enfin le décret passa, comme vous le voyez, après des efforts infinis du cardinal de Bouillon pour renouveler les disputes, faire parler des explications, rayer le sive in sensu obvio, sive ex connexione sententiarum, faire peur à son ordinaire, soutenir que les tempéraments par lui proposés seraient du goût du roi et de la France, et tout le reste enfin, qu'il avait déjà répété cent et cent fois. Mais on crut n'en avoir que trop fait, et on passa outre.

Le Pape fut instruit dès le moment de la dernière délibération des cardinaux, et envoya l'assesseur chez le cardinal Casanate, pour convenir de tout, afin qu'il n'y eût plus rien à faire pour le lendemain.

Je fus averti dans le moment que l'essentiel était fait et assuré : jugez de ma joie ; car la précipitation avec laquelle on faisait tout depuis un certain temps, me faisait tout appréhender.

Hier enfin jeudi, en une demi-heure tout fut fini devant Sa Sainteté, qui ne permit pas au cardinal de Bouillon de parler en l'air, comme il allait commencer. Il commença par dire qu'il voulait exécuter ce qui avait été déterminé dans la congrégation, fit lire le décret, le signa, et finit cette grande affaire à la honte éternelle de M. de Cambray et de ses protecteurs. Après Dieu on doit tout, mais je dis tout au cardinal Casanate. Il s'est ouvert avec moi plus que jamais, m'a dit qu'il avait reçu pour cette affaire toute sorte d'outrages de la part du cardinal de Bouillon ; qu'il n'avait pas été le seul, qu'il les a tous attaqués hors un, m'a-t-il dit, qui a fait plus de mal que lui, parce qu'il est plus adroit.

Du reste, il m'a confirmé tout ce que je savais, et ce que je vous ai mandé du vœu du cardinal de Bouillon. Il n'a jamais rien laissé par écrit à la congrégation; on n'a pu tirer de lui que des qualifications équivoques, comme je vous l'ai mandé, avec la distinction des sens et l'excuse de l'auteur. Il a entravé tous les projets qui aboient à justifier les intentions et le livre de M. de Cambray ; et en certain sens, il a tourmenté le Pape et les cardinaux à un point qui ne se peut imaginer. Enfin après les délibérations arrêtées, il a cru ne pouvoir gagner du terrain qu'en

 

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surprenant, qu'en précipitant, et il fera bien valoir à ses amis la note d'hérétique qu'il a empêchée.

Il est plus que sûr que s'il n'avait pas assisté aux congrégations, tout d'une voix, sans la moindre contradiction, ce livre aurait été condamné et noté de toutes les notes les plus infamantes. Lui seul a fait tout le mal, et ce serait se tromper que de croire qu'il ne le fera pas toute sa vie; il est trop engagé.

Je sais qu'il dit à présent qu'on n'en demeurera pas là, que le saint Siège n'a rien fait qui vaille, qu'il fallait aller plus au fond.

Il est certain qu'il a proposé d'examiner tous les mystiques avec M. de Cambray, et de donner une décision sur le tout ensemble; et il a traité d'ennemis personnels de M. de Cambray ceux qui ont rejeté cette proposition, qui n'était faite que pour éluder et prolonger la condamnation du livre. Tout le reste qu'il a proposé a été dans cette vue. Il n'y a personne qui ne le sache.

Jugez de la désolation du parti.

Vous saurez bientôt ce que vous aurez à faire sur tout cela. Je n'ai pas de conseil à vous donner. Ce n'est pas faute de l'avoir dit et redit cent fois, si l'on n'a pas fait une bulle comme celle de.....par Innocent X. Je l'ai dit cent fois au cardinal de Bouillon, et j'ai cru qu'il avait ses ordres sur cela. Je me doute que c'est qu'il ne se soucie guère que cette pièce soit universellement reçue en France ; il suppose que le motu proprio le pourra empêcher. De plus, pour déterminer le Pape a en donner le principal soin au cardinal Albani, qui a la direction des bulles proprio motu, et non des autres, le cardinal de Bouillon aura fait prendre cette voie.

Si l'on avait eu le temps de se reconnaître depuis avant-hier, je crois que j'aurais fait entendre raison à tous. Je fis avertir de tout cela le cardinal Albani, qui me fit répondre que je ne me misse pas en peine, que tout serait authentique et tel qu'il le faut pour la France. Aujourd'hui le cardinal Casanate m'a dit que cette forme de bulle était des plus authentiques; et qu'il fit hier ôter ce qui regarde l'inquisition; sur quoi le cardinal de Bouillon n'avait sonné mot, mais qu'il s'était souvenu de ce que je lui en avais dit.

 

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Le cardinal Casanate m'a dit que si à présent M. de Cambray ne faisait une rétractation nette, soumise, qu'il méritait toute sorte de châtiment. Je verrai et remercierai demain Sa Sainteté, qui n'a jamais eu assurément que des intentions droites et justes, mais qu'une cabale trop puissante troublait et démontait à chaque moment.

Le P. procureur général des Minimes vient de le voir. Le Pape lui a avoué toute la violence de la cabale ; qu'on ne l'avait pas laissé un moment en repos ; que ce qu'il a souffert est inouï ; mais qu'enfin il était en repos et qu'il souhaitait que le roi fût content et les évêques. Le P. Roslet l'écrit tout du long à M. de Paris.

J'ai su certainement que le Pape, le jeudi même qu'il proposa le projet aux cardinaux, que le Pape parla durement au cardinal de Bouillon, qui voulait forcer le Pape à ordonner qu'on l'approuvât. Vous verrez dans huit jours, par toutes les lettres de Rome, la fureur avec laquelle le cardinal de Bouillon s'est conduit ; cela est public ici, et lui a attiré le mépris et l'indignation universelle.

Le Pape a demandé au P. Boslet si je n'enverrais pas un courrier, outre celui que le cardinal de Bouillon enverrait; que cela était nécessaire, et qu'il me le conseillait. On lui a répondu que j'écrivais actuellement pour cela; et que cela m'empêchait d'aller à ses pieds dès aujourd'hui. Faites bien, je vous prie, pour moi auprès de M. le nonce, afin que cela puisse revenir ici.

Peut-être serait-on fâché ici, si le roi s'est résolu sur le dernier courrier, à écrire quelque chose de dur au Pape; mais j'ai fait mon devoir. Le cardinal Casanate me fit dire le lendemain que j'ai dépêché, qu'il me conseillait de le faire, qu'on ne pouvait répondre de la personne du Pape dans le trouble et la prévention où il était; et que si je le faisais, il prendrait ses mesures pour éviter le coup s'il y avait du danger jusqu'à la réponse. Je lui ai avoué ce que j'avais fait, et il l'a jugé fort à propos. Je verrai s'il est à propos que je prévienne là-dessus le cardinal Spada à présent. Je suis toujours bien aise de ce que le roi pourra écrire : cela confirmera le Pape dans ce qu'il a fait et le précautionnera

 

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sur ce qu'on ne manquera pas de vouloir extorquer de lui en faveur de M. de Cambray.

Au reste, que la France ne revienne plus, s'il y a moyen, ici, au moins tant qu'il y aura ici un cardinal de Bouillon; qu'elle fasse tout par elle-même, toujours avec respect pour le saint Siège, et fondant tout sur ses décrets (a).

Si les évêques et les parlements trouvaient la moindre difficulté à rendre authentique cette constitution, à cause de quelques formalités contraires aux usages du royaume, je ne crois pas qu'il faille rien faire de nouveau, ni rien qui préjudicie aux usages de la France, qu'on ne saurait trop conserver. Je suis persuadé qu'à la première réquisition du roi, le Pape fera la constitution en une autre forme. En tout cas, voilà les évêques en droit à présent de faire ce qui conviendra le mieux au bien de leur peuple, et de faire faire à M. de Cambray ce qu'il faut.

Je crois vous avoir mandé que le général des Jésuites a été solliciter publiquement tous les cardinaux depuis ;un mois, et qu'il a été traité assez durement par quelques-uns qui lui ont reproché, entre autres le cardinal Nerli, que sa Compagnie ne soutenait que les mauvaises doctrines en tout. Les Carmes ne se sont pas oubliés ; mais les Dominicains ont fait leur devoir, le général à leur tête quoique avec prudence.

Le P. Roslet a fait au delà de tout ce qu'on pouvait désirer, et a bien secondé les ordres et les intentions de M. de Paris : j'ai toute sorte de sujet de me louer de lui.

Je vous recommande, aussi bien qu'à M. de Paris, le courrier qui veut bien me faire l'amitié de porter cette dépêche. C'est M. Madot lui-même, qui vous voudra compléter tout, ayant tout vu et m'ayant servi ici en mille choses. Il a vu par lui-même ce qu'a fait le cardinal de Bouillon, et le connaît dans le fond de l'âme. Il a été bien aise de rendre ce dernier service aux évêques de son pays : il fera une grande diligence. Il n'est pas fort bien

(a) Cette sorte de respect pour le saint Siège vaut, tout le monde le voit, le coup de chapeau que les libres penseurs donnent à la religion. Les Bénédictins des Blancs-Manteaux voulaient, décidément, s'en tenir à ce respect car ils ont retranché les derniers mots de la phrase : Et fondant tout sur ses décrets. Il va sans dire que l'intégrité du texte n'a jamais été rétablie.

 

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dans ses affaires: je vous prie de vouloir bien entrer avec lui sur la dépense pour son retour, qu'il fera à loisir. Il est généreux et ne voudra peut-être pas y entrer: mais comme il fait cette course pour me faire plaisir uniquement, et pour rendre compte à vous et à M. de Paris de tout, car il sait presque tout ce qui regarde M. le cardinal de Bouillon, il est juste de n'en pas abuser. J'écris à mon frère d'entrer aussi dans ce détail. Je lui donne ici, en partant, deux cents écus romains avec un ordre pour Lyon ; cela lui suffira pour aller. Il verra, en passant, M. le grand-duc, et vous en rendra compte.

J'ai reçu avant-hier les lettres du 23 février; j'attends avec impatience des nouvelles de la réception de ce jugement.

Le cardinal Casanate m'a dit ce matin qu'il n'a pas tenu à lui qu'on n'eût mieux fait et plus fortement ; mais qu'il a eu peur, si l'on retardait, qu'il ne naquît des inconvénients qu'il n'aurait pas été le maître de surmonter. Il m'a dit franchement qu'on devait mettre hœretica et que c'était son avis ; mais que le Pape avait conclu in mitiorem. Il ne faut rien dire de tout cela qu'au roi, à Madame de Maintenon et à M. de Paris, et se contenter de ce qu'on a, qui au fond est suffisant.

Le jubilé n'a eu aucune suite, et on n'en a plus parlé.

Les plus faibles de tous ont été les théologiens : la scholastique perd tout ici (a).

Je n'ai osé aller voir le cardinal de Bouillon depuis l'arrêt prononcé. Il a envoyé quérir le P. Roslet, pour lui dire les plus belles choses du monde.

Il va à présent faire tous ses efforts pour persuader à la cour, ou qu'il a fait tout le bien, ou qu'il voulut mieux faire ; mais que la cabale l'a empêché, ne cherchant qu'à faire du mal à M. de Cambray, suivant en cela votre chaîne. Il a parlé ici en conformité.

A rendre justice à tout le monde, et surtout aux François qui sont ici, il n'y a eu qui aient fait leur devoir sans respect humain en faveur des évêques, que le P. Roslet, M. Phelippeaux et moi, et les amis de M. de Toureil. Le Père général de la Minerve a

 

(a) Arrêt prononcé par l'ignorance même.

 

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été bien, mais avec politique. Je ne parle pas des qualificateurs et du P. Latenai et du P. Cambolas, à qui on a obligation. Orsino a fait bien, mais en moine. Je ne prétends au reste faire tort à personne, c'est seulement pour vous montrer le peu de secours que nous avons eu.

M. Madot vous dira le reste : il faut toujours se réjouir de la fin bonne d'une pareille affaire. J'en rends grâces à Dieu ; et n'ai de douleur que de ne pas partager cette joie avec mon pauvre père.

Voilà la bulle et les exemplaires que j'ai pu avoir : j'ai cru le courrier nécessaire pour informer de la vérité, qui sera bien déguisée par M. le cardinal de Bouillon. Si la Cour pouvait donner quelque gratification au courrier, qui a ses raisons de n'être pas nommé.

Le cardinal Casanate voulait qu'on n'omît pas la proposition de la contemplation négative : mais les théologiens et le cardinal Albani ont faibli.

 

LETTRE CDLV. BOSSUET  A SON NEVEU   (a). A Paris, 16 mars 1699.

 

Vous verrez par le prompt départ de ce courrier, dépêché extraordinairement, comme le roi a pris la chose (b). Je vous envoie le Mémoire que nous avons dressé, par où vous verrez les raisons dont il a été touché. Il lui a été donné ce matin. Nous lui avons parlé M. de Paris et moi dans les mêmes sentiments, à diverses heures, pour ne point donner une scène sans nécessité au courtisan attentif à cette affaire plus qu'on ne peut vous le dire. Le Mémoire est excellent ; M. de Paris me l'a donné.

Vous voyez que j'ai reçu non-seulement vos lettres du 24 par

 

(a) Revue sur l'original. — (b) L'invention des canons forgés par les défenseurs de M. de Cambray. Le mémoire dirigé contre cette batterie fut composé par Bossuet.

 

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l'ordinaire, mais encore celle du 1er, du 3, où était la lettre de change de Chubéré, et du 5 à moi, et que j'ai vu celle du 6 et du 7. J'espère que les cardinaux auront mis fin à cet incident, et auront bien su empêcher qu'on ne commette à de telles choses l'autorité du saint Siège. C'est en vérité tout pousser à bout et à toute outrance, et s'égarer au-delà de toute mesure. Dieu sera le protecteur de sa cause.

Vous ne devez pas vous repentir de nous avoir averti ; et si nous pouvions encore avoir ce projet de canons, nous n'en plaindrions pas l'argent ni la peine. J'ai offert à satisfaire Lantivaux, qui a fait une diligence extraordinaire, étant arrivé le 14 au soir : M. de Paris a voulu y pourvoir. Nous nous portons bien, Dieu merci. Le courrier a ordre de prendre nos lettres, de les rendre à leur adresse, et aussi de nous rapporter les réponses. J'ai peur qu'à la fin le cardinal de Bouillon ne se fasse tort : c'est à lui à se garder.

Quand les choses seront décidées, vous aurez encore à attendre les démarches de M. de Cambray et l'effet de la réception. Il ne faut point se commettre à demander la prohibition des livres en explication. Voici la lettre ostensible (a) ; vous en ferez l'usage que vous voudrez.

 

LETTRE CDLVI. BOSSUET  A SON  NEVEU (a). A Paris, ce 16 mars 1699.

 

Un bruit se répand ici d'un nouveau projet qu'on a donné aux cardinaux, de la part du Pape : la source en vient de Cambray. On publie que ces Eminences sont partagées, comme l'ont été les qualificateurs. On compte quatorze voix, y compris M. l'assesseur et M. le commissaire ; et de ces quatorze, on en donne sept à M. de Cambray. Ce bruit remplissait hier toute la Cour. On dit qu'il s'agit de certains canons sur la vie spirituelle, dressés il y a

 

(a) La lettre qu'on vient de lire était pour l'abbé Bossuet seul ; celle qu'on va lire était pour tout le monde. — (b) Revue sur l'original.

 

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longtemps par M. de Cambray lui-même, limés par le P. Cha-ronnier et proposés par M. le cardinal de Bouillon avec, dit-on, une ardeur et une hauteur inouïe (a). Par ce moyen, plus de censure précise du livre ; il deviendra une règle à toute épreuve après un si long examen. On donnera pareille autorité aux explications qui l'auront sauvé ; et les défenseurs de la vérité demeureront accablés par une cabale de mystiques, composée malgré les évêques et les docteurs de fanatiques ralliés sous un nom autorisé, parmi lesquels les femmes dominent : voilà l'état où sera l'Eglise, si ce projet prévaut.

Pour moi je ne comprends pas les ménagements qu'on cherche à M. de Cambray, qu'on veut trouver si terrible ou si considérable, qu'on aime mieux hasarder tout que de le noter comme il le mérite. Nous voyons son livre jugé mauvais et rempli d'erreurs, sans qu'on veuille les marquer. Quand tout est fait, rien n'est fait, et c'est toujours à recommencer. Je parle ainsi selon les bruits qu'on répand; mais au reste je n'en puis rien croire.

On dirait que M. de Cambray est le seul évêque dans l'Eglise dont l'esprit et la piété doivent être considérés. Il semble que l'on compte pour rien un archevêque de Paris, aussi saint, aussi habile, aussi autorisé, aussi zélé pour le saint Siège que celui-ci, qui a sous sa charge plus de savants hommes qu'il n'y en a peut-être dans tout le reste de la chrétienté. Il est vrai qu'il ne veut pas se faire craindre à l'Eglise, à Dieu ne plaise. On ne peut pas lui donner des airs menaçants, si contraires à sa modestie et à sa douceur; mais lui doit-on pour cela préférer M. de Cambray avec son caractère hautain, qui croit éblouir le monde par l'adresse qu'il a pour excuser tout ?

On parle des grands services qu'il est capable de rendre, et j'en conviens, s'il s'était tourné d'une autre sorte, et si jusqu'ici on lui voyait d'autre service que celui de bien défendre Madame Guyon ; et si pour premier ouvrage de réputation il n'avait pas composé

 

(a) Il est certain que ces canons furent produits par les défenseurs de M. de Cambray, mais il n'est pas également constant que M. de Cambray les ait dressés de sa propre main. Phelippeaux dit, comme on l'a vu dans la note de la page 295, que ces canons furent rédigés à Rome.

 

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un livre qu'on met en toutes les langues, même depuis peu en espagnol, afin de porter par tous les autres pays le feu qu'il a mis dans le sien.

On vante ici le beau dessein de donner des règles à toute l'Eglise sur la spiritualité. C'est un ouvrage encore de cinq ou six mois, et l'on veut cependant que toute la chrétienté attentive à Rome, la voie elle-même détruire son propre travail et les délibérations de tant de grands cardinaux commencées depuis quatre mois, et se jeter dans un abîme de difficultés, dans une source d'équivoques inévitables avec un esprit si fécond en interprétations nouvelles, et qui tâche d'accoutumer le monde à faire dire aux paroles tout ce qu'il lui plaît ; et cela sans nécessité, seulement pour sauver un livre du moins inutile, équivoque et dangereux, quand on voudrait l'exempter des autres notes plus graves, dont on le reconnaît digne.

On est étonné en France que M. le cardinal de Bouillon ose se donner cette autorité. Vous savez combien je suis de ses serviteurs ; mais où il s'agit de la foi, tout doit céder. Ici on ne s'est pas encore avisé de le suivre, en matière de doctrine spirituelle du moins; et quelque respect qu'on ait pour le rang qu'il tient dans le sacré Collège, on n'en est pas moins surpris d'entendre publier par les amis de M. de Cambray, qu'il maîtrise Rome ; et que tant de gens aiment mieux le croire sur ce qu'on veut présumer des sentiments du roi que le roi lui-même, qu'il s'explique si clairement et avec autant de respect pour le saint Siège qu'aucun roi ait jamais fait.

Je vous envoie une douzaine d'exemplaires de la Lettre du théologien avoué par M. de Chartres, qui convainc M. de Cambray d'avoir altéré manifestement le sens du concile de Trente, et d'avoir varié jusqu'au point de changer une explication qu'il avait donnée sous les yeux de Dieu comme celle qu'il avait eue toujours en vue.

Je vous envoie aussi ma réponse aux Propositions principales de M. de Cambray, avec un Avertissement sur les signatures des docteurs, que ce prélat m'attribue, quoiqu'il soit notoire que je n'y ai aucune part, pour continuer à m'imputer tout ce qu'il lui plaît.

 

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Après cela, il n'y a plus qu'à prier Dieu qu'il inspire au vicaire de Jésus-Christ une décision digne de la chaire de saint Pierre, et à mettre sa confiance en Jésus-Christ qui ne manquera jamais à son Eglise, quoiqu'on tâche de jeter Rome dans des adoucissements, je l'ose dire, qui mettraient tout en feu, et son autorité en compromis.

Je vous confirme qu'on remplit tout Paris du bruit du nouveau partage de la Congrégation. Actuellement on me le rapporte de tous côtés. Je vous laisse à penser ce que cela fait dire sur ce qui nous reste à faire, si Rome ne veut pas prendre un parti. Ces discours qu'on ne peut empêcher me percent le cœur, Dieu le sait. On croit ce qui vient de ce côté-là, parce qu'on voit M. de Cambray mieux averti que qui que ce soit de ce qui se passe à Rome. Il est bien certain qu'on lui rend compte de tout, et il est vrai que nous n'apprenons la plupart des choses que par les bruits que répandent ses partisans. On ne saurait trop tôt faire taire une cabale remuante et hardie, mais faible au fond, puisqu'elle a contre elle tout l'épiscopat et tous les docteurs appuyés d'un roi comme le nôtre, qu'il semble ici à tout le monde qu'on veut amuser. Je ne dis rien davantage ; et content de gémir devant Dieu du péril de la chrétienté, j'en reviens à la confiance et à la prière.

Il nous avait toujours semblé que M. de Cambray recevrait de Rome tout le bon traitement possible, si en excusant sa personne à cause de la soumission qu'il a témoignée, on condamnait son livre selon ses mérites avec la doctrine qu'il contient ; c'est ce qu'on attend ici, et l'on n'y peut attendre autre chose.

 

LETTRE CDLVTI. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 16 mars 1699.

 

Vous avez très-bien fait, Monsieur, de nous avertir si promptement du nouveau piège qu'on vous tend à Rome. Lantivaux a

 

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fait une fort grande diligence ; car il me rendit avant-hier 14, sur les sept heures du soir, vos lettres du 6 et du 7. Nous n'avons pas perdu de temps de notre côté, car je fus dès hier coucher à Versailles, et ce matin j'ai rendu compte au roi de tout ce que vous me mandez. Sa Majesté a compris aisément les inconvénients de ce beau projet, et a pris sur-le-champ le parti de dépêcher un courrier extraordinaire, pour porter encore une lettre de Sa Majesté au Pape et des ordres très-pressants, et durs même, au cardinal de Bouillon. M. de Meaux a parlé aussi ce matin au roi, et a vu comme moi son zèle sur cette affaire. Nous vous écrivons par l'extraordinaire, voyant bien qu'il ne se faut pas fier à l'ordinaire. J'ai fait des plaintes de ce qu'on supprime nos paquets ; cela n'est pas permis.

Rien n'est à mon avis plus mal imaginé que le nouveau projet qu'on propose : il mettrait un nouveau trouble dans l'Eglise au lieu de lui rendre la paix ; car chacun raisonnerait sur ces canons suivant ses préventions et son intérêt. L'auteur prétendrait y trouver la justification de son livre, et les mystiques les plus outrés se croiraient en liberté de soutenir toutes leurs maximes. Le roi n'aurait pas ce qu'il a demandé et qu'on lui a promis tant de fois ; et il aurait la douleur de voir augmenter le mal qu'il a voulu guérir. Il presse depuis près de deux ans pour avoir une décision nette et précise ; et il n'aurait que des règles générales, qu'il est toujours aisé d'éluder, et qui n'attaqueraient pas plus le livre dont est question que les plus anciens ouvrages de mysticité. Je trouve d'ailleurs que ce parti ne convient pas mieux pour la gloire du Pape et l'honneur du saint Siège : car il ne peut être honorable qu'après avoir fait un examen aussi long et aussi solennel d'un livre qui peut être lu en trois heures, il paroisse à toute l'Eglise qu'on n'ose le juger. Et n'est-ce pas beaucoup commettre l'autorité que de faire des canons qui ne pourront être reçus qu'avec beaucoup de peine, et seront rejetés apparemment en plusieurs endroits? Les magistrats pourront même s'y opposer, sous prétexte que les formes n'auront pas été gardées : ainsi en toutes manières, novissimus error pejor erit priore. Vous ne sauriez par conséquent trop combattre ce mauvais parti :

 

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on vous envoie des forces nouvelles de ce pays-ci pour vous y aider ; c'est pourquoi j'espère que vous en viendrez à bout heureusement.

Je me suis toujours attendu en mon particulier à tous les efforts et les artifices imaginables de la part de la cabale : je compte qu'ils dureront et augmenteront même, s'il est possible, jusqu'à la fin de l'affaire. Il n'y a qu'un jugement définitif, bien clair et bien direct contre le livre, qui puisse les arrêter entièrement : ne cessez donc point de le presser ; nous vous aiderons toujours de ce côté-ci de notre mieux, et j'espère que Dieu soutiendra sa cause.

Vous avez fait un grand coup, d'avoir remis le cardinal Casanate dans la députation dont on l'avait exclus ; cela me fait espérer que ce courrier trouvera le mal réparé.

M. de Meaux vous envoie la réponse de M. de Chartres. Le courrier va partir, ainsi je finis aujourd'hui 17, et je suis toujours, Monsieur, à vous, de tout mon cœur.

Il faut vous dire encore que le retranchement qu'on dit que j'ai fait aux litanies est entièrement faux, il n'y a pas le plus petit fondement du monde.

 

MÉMOIRE ENVOYÉ A ROME PAR LE ROI. Contre le projet des canons qu'on voulait substituer à la condamnation du livre de M. de Cambray.

 

Sa Majesté apprend avec étonnement et avec douleur, qu'après toutes ses instances et après tant de promesses de Sa Sainteté réitérées par son nonce, de couper promptement jusqu'à la racine, par une décision précise, le mal que fait dans tout son royaume le livre de l'archevêque de Cambray, lorsque tout semblait terminé, et que ce livre était reconnu rempli d'erreurs par tant de congrégations des cardinaux et par le Pape lui-même, les partisans de ce livre proposaient un nouveau projet qui tendait à rendre inutiles toutes les délibérations, et à renouveler toutes les disputes.

Le bruit répandu dans Rome de ce projet le fait consister dans

 

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un certain nombre de canons qu'on donnerait à examiner aux cardinaux, dans lesquels l'on établirait la saine doctrine sur la spiritualité, en laissant le livre en son entier.

Cette discussion plus difficile que toutes celles qui ont précédé sur la censure des propositions, ou se ferait précipitamment et sans l'exactitude requise dans un ouvrage si délicat, ou rejetterait cette affaire dans de nouvelles longueurs dont on ne sortirait jamais : et cependant le mal, qui demande les remèdes les plus efficaces et les plus prompts, irait toujours en augmentant, comme il a fait, jusqu'à l'infini. On verrait naître tous les jours de nouvelles difficultés et de nouveaux incidents par les subtiles interprétations d'un esprit fécond en inventions captieuses, comme il paraît par tous ses écrits.

Ainsi loin de terminer par un seul coup en prononçant sur le livre et sur sa doctrine, comme il a été tant de fois promis, les disputes qui mettent le feu dans son royaume, Sa Majesté les verrait croître sous ses yeux, sans que le Pape, à qui il a eu recours avec une révérence et confiance filiale, daignât y apporter le remède.

Ce qui étonne le plus, c'est qu'on ait ce ménagement pour un livre reconnu mauvais et pour un auteur qui voudrait se faire craindre, encore qu'il ait contre lui tous les évêques du royaume et la Sorbonne, dont deux cent cinquante docteurs viennent encore d'expliquer leurs sentiments.

Sa Majesté ne peut croire que sous un pontificat comme celui-ci, on tombe dans un si fâcheux affaiblissement; et l'on voit bien que Sa Majesté ne pourra recevoir ni autoriser dans son royaume que ce qu'elle a demandé et ce qu'on lui a promis, savoir un jugement net et précis sur un livre qui met son royaume en combustion, et sur une doctrine qui le divise : toute autre décision étant inutile pour finir une affaire de cette importance, et qui tient depuis si longtemps toute la chrétienté en attente. Il est visible que ceux qui proposent ce nouveau projet à la fin d'une affaire tant examinée, ne songent pas à l'honneur du saint Siège, dont ils ne craignent point de commettre l'autorité dans un abîme de difficultés, mais seulement à sauver un livre déjà reconnu digne de censure.

 

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Il serait trop douloureux à Sa Majesté de voir naître parmi ses sujets un nouveau schisme, dans le temps qu'elle s'applique de toutes ses forces à éteindre celui de Calvin. Et si elle voit prolonger par des ménagements qu'on ne comprend pas une affaire qui paraissait être à sa fin, elle saura ce qu'elle aura à faire, et prendra des résolutions convenables, espérant toujours néanmoins que Sa Sainteté ne voudra pas la réduire à de si fâcheuses extrémités.

 

EPISTOLA CDLVIII. D. FRANCISCUS CAMPIONUS AD EPISCOPUM MELDENSEM. Romae, 17 Martii 1699.

 

Quos Cyrillo, aliisque christianis heroibus ab errorum strage revertentibus, ohm plausus occinuit Ecclesiœ, necesse esset in unam hanc meam epistolam congerere, ut vobiscum, Prœsul amplissime, gratularer pro exantlatis ad biennium hic in Urbe laboribus, quo exscinderentur aliéna prorsùs à verà charitate dogmata in Mysticam invecta. Rescripta prodierunt ab apostolicâ Sede, contra quam prœvalere nunquàm poterunt portœ inferi. Impium est, iniquum est quod illa rejicit : pium est, sanctum est quod illa suscipit. Omnem porrô pietatem omnemque sanctitatem debebit Ecclesia per omne sœculum vestrœ illustrissimœ Dominationi. Vestrum est, quod deinceps Mystica erit non ampliùs Paralogia, sed theologia : vestrum est, quod tuti in posterum Agent pedem ascetœ : vestrum est, si non ultra se separabunt à Deo. qui, quia credebant magis uniri Deo, arcebant se à consecutione Dei, sive œternâ per indifferentiam ad beatitudinem, sive temporali per indifferentiam ad virtutes, quœ sunt unica via ad beatitudinem.

Quod theologi et philosophi morales imperfectam constanter asserant amicitiam ulilem, credebatur, ut perfecta esset amicitia hominis ad Deum, excludendam fore omnem utilitatem, etiam quœ est honestas ipsa : vobis doctrinà prœeuntibus, Ecclesia Romana, Mater et Magistra omnium Ecclesiarum, suà auctoritate

 

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declaravit non esse perfectiorem amicitiam, quàm si Deus ametur uti perpétua possidendus.

Sanè amoris est, quô vehementior est, vehementiùs desiderare praesentiam amati, eoque frui, et in eo quiescere. Dicatur imperfecta charitas, ubi homo ex desiderio remunerationis œternse, quod est actus secundarius charitatis, movetur ad amandum pro-pter se Deum, qui est actus primarius ; ubi tamen intentio actûs primarii intendit secundarium, perfectio secundarii tune ostendit perfectionem primarii. In omni statu vel naturœ, vel gratiae, quô plus potest forma in actum primarium, plus etiam posse débet in secundarium. Cùm haec indita sint naturis rerum, ignorabantur tamen vel sub ipso lumine gratiae. Porrô vestrum est, quôd haec veluti lucerna fulgoris illuminet totum corpus Ecclesiae : vestrum, quia vos istic in Galliis, hic in Urbe curastis accendi lucernam et poni super candelabrum, ut luceret omnibus qui in domo sunt. Fuistis enim et hic in Urbe per vestri omninô similem illustrissimum nepotem, cujus attentioni, zelo, vigilantiae et doctrinae post vos acceptant Ecclesia referet omnem lueem, quam ab apos-tolico candelabro in totam Ecclesiam suà constitutione sanctis-simà diffudit Pétri successor Innocentius XII, féliciter regnans.

Vobis igitur de tantis in Ecclesiam meritis gratulor ; et spero, quam verae charitatis nolionem apostolicà curastis auctoritate firmari, confirmandam quamprimùm vestri de Statibus orationis libri, à me in italicum translati elucubratione, quam pro suà prudentià ante totius causae terminationem censebat reverendissimus Pater sacri apostolici Palatii magister, non conferre ut evulgaretur. Si tanta porrô vobis est seges exultationis et laetitiae ob rem christianam viriliter assertam, colligere posant ego spicam gaudii, quod summum mihi erit si semper agnoscar, humillimus, obsequentissimus et adductissimus famuhts, Franciscus M. CAMPIONUS, Congreg. Mont. Dei, apostolicus in Urbe cleri examinator.

 

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