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LETTRE CCCLXXVII. BOSSUET A   SON  NEVEU. A Fontainebleau, ce 10 novembre 1698.

 

J'ai reçu ici votre lettre du 21 du mois passé. Hier M. le nonce me montra chez le roi deux lettres de même date, de M. le cardinal Spada, dont la première portait que vous l'aviez prié de lui écrire que vous n'aviez jamais demandé de délai. Il déclarait dans les termes les plus clairs et les plus précis que bien loin d'en demander, vous n'aviez pas cessé de presser une décision ; ce que ce cardinal déclarait à ce ministre , afin qu'il se servit de la connaissance qu'il lui en donnait.

(a) Donné tout son vote ou discours.

 

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L'autre lettre de M. le cardinal Spada portait une espèce de reconnaissance envers le roi, de l'assurance que Sa Majesté avait donnée au même nonce, de faire exécuter le jugement du saint Siège ; à quoi il ajoutait que l'on verrait au plus tôt une décision qui couperait la racine du mal, comme le roi le souhaitait.

M. le nonce s'étant présenté au sortir du dîner du roi comme ayant quelque chose à dire, le roi le fit entrer dans son cabinet, où ce ministre rendit compte de la dernière dépêche du cardinal, dont le roi fut très-content. Il pressa plus que jamais M. le nonce d'écrire de sa part tout ce qu'il y a de plus fort.

Après ce compte de la dépêche principale, M. le nonce dit au roi qu'il ne pouvait s'empêcher de dire un mot sur votre sujet, et supplia Sa Majesté d'entendre la lettre de M. le cardinal Spada, qui n'était que de quatre lignes. La lecture en fut écoutée très-agréablement, et le roi répondit qu'il ne doutait pas que vous n'eussiez dit et fait tout ce qu'il fallait; qu'en effet on avait répandu le bruit que vous aviez demandé quelque délai, mais qu'il avait bien entendu que ce bruit était un de ceux que des ennemis répandent pour en tirer avantage.

M. le nonce en dit autant à M. de Pomponne et à M. de Torci, de qui je l'ai su, et qui m'ont ajouté que la chose s'était passée avec le roi comme je viens de vous le raconter. M. le nonce a fait cela avec toute la démonstration possible de bonne volonté, et toute l'attention à nous faire plaisir. Il a souhaité que je vous en informasse. Il en rend compte à M. le cardinal Spada par une lettre de sa main, et lui spécifie tout ce qu'il a dit et tout ce que le roi a répondu.

Je me suis cru obligé d'en faire mes remerciements à M. le cardinal Spada par la lettre ci-jointe (a), que vous rendrez le plus tôt que vous pourrez à cette Eminence, et que vous remercierez tant en votre nom qu'au mien.

Vous ne manquerez pas de bien faire des remerciements à M. le nonce par une lettre expresse pour cela, et de témoigner à tous ses amis comme nous sommes sensibles à ses bonnes manières. Il faut faire en sorte que cela lui revienne par divers endroits. Je

 

(a) Nous n'avons point cette lettre.

 

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vous assure qu'il ne se peut rien de plus honnête, ni de plus obligeant que son procédé.

Vous avez vu par mes précédentes que le roi était bien informé et content de votre conduite, dès le temps du séjour de Compiègne. Il en avait encore été instruit par vos lettres à M. de Paris, qui les avait envoyées à Madame de Maintenon, qui me l'a dit elle-même. Mais ce dernier éclaircissement poussé jusqu'à la dernière preuve, a produit un grand effet.

Je n'ai voulu parler que de ce fait particulier dans ma lettre à M. le cardinal Spada, pour ne point mêler l'affaire générale avec la nôtre. Mais vous pouvez lui dire que je vous ai informé de ce qu'il avait mandé à M. le nonce sur la prompte décision qui doit couper la racine du mal, sur le compte que ce ministre en a rendu au roi et sur la satisfaction que Sa Majesté en a témoignée, qui est devenue publique. Vous pourrez ajouter que le moyen de couper la racine, est de ne laisser aucune ressource au livre des Maximes, ni à la doctrine de l'auteur, qui a révolté toute la France, et qui soulève à présent presque toute la chrétienté ; que pour peu qu'on ait de ménagements sur cela, M. de Cambray, souple et adroit comme il est, ne cherchera qu'à échapper : ce qui tournerait au grand dommage de l'Eglise et de M. de Cambray lui-même ; mais que plus on frappera fort sur la doctrine du livre, plus l'auteur sera soumis , et plus l'affaire sera terminée avantageusement pour la religion ; ce qui n'empêchera pas qu'on ne fasse tout le bon traitement possible à la personne, en la regardant comme soumise et obéissante, ainsi que ce prélat l'a promis dans ses dernières déclarations.

Je suis persuadé que M. le cardinal Spada vous montrera la lettre de M. le nonce, par où vous verrez l'attention qu'il a eue à vous faire plaisir, et qu'il désire que vous le sachiez.

Au reste après une déclaration si authentique faite au roi de la part du Pape, je ne crois pas qu'on puisse reculer, ni s'empêcher de faire quelque chose de fort. Que signifierait une bulle qui ne ferait point mention du livre, quand même il aurait été condamné par un acte séparé du saint Office (a) ? Allez pourtant

 

(a) On a vu dans les lettres précédentes de l'abbé Bossuet, que quelques

 

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au-devant de tout, et prévoyez tous les côtés dont on peut regarder la chose.

Quant à l'amour pur de M. de Cambray, on laisserait la racine du mal en son entier, si l'on ne le condamnait pas. Il est absolument nécessaire de le proscrire, en distinguant l'amour du quatrième degré de l'amour du cinquième degré, qui est celui que M. de Cambray nomme le pur amour. On peut dire avec certitude que sur ce point il n'a aucun auteur pour lui. Vous trouverez dans la Quœstiuncula, et surtout dans ma dernière Réponse, Conclusion, § III, de l'état de la question, n. 3, 4, S, 6, de quoi faire un excellent mémoire latin ou français sur cette matière. Vous l'adapterez, mieux que je ne pourrais le faire ici, aux dispositions présentes de ceux avec qui vous avez à traiter, et M. Phelippeaux saura bien dire ce qu'il faut.

Il sera utile qu'on trouve à Rome de quoi mieux attaquer M. de Cambray qu'on-ne l'a fait ici: nous laisserons aisément cette' gloire à ceux qui regardant de plus haut que nous, verront plus loin. Mais de dire qu'on le défende mieux qu'il ne s'est défendu, c'est dire qu'on l'entend mieux qu'il ne s'est entendu lui-même.

Il me semble que j'ai démontré en peu de mots l'inutilité de ses réponses, dans le Quietismus redivivus, Admonitione prœvià , depuis le n. 1 jusqu'au 21. En général cette admonition va très-nettement au-devant de tout. Quant à ceux qui voudraient avoir égard aux explications de M. de Cambray, du nombre desquels

 

cardinaux projetaient de réduire les trente-huit propositions extraites du livre de M. de Cambray, à sept ou huit, de les qualifier, de mettre au décret un préambule dans lequel on exposerait la doctrine catholique, mais de ne nommer dans le décret ni l'auteur ni le livre. Ces cardinaux se fondaient sur l'exemple du concile de Trente, qui condamne la doctrine de Luther et de Calvin sans nommer ces hérétiques et sans parler de leurs livres. Mais ce projet fut bientôt abandonné, parce que les cardinaux sentirent qu'il était sujet à beaucoup d'inconvénients, et que les partisans de M. de Cambray ne manqueraient pas de publier que sa doctrine n'avait pas été condamnée, mais seulement quelques propositions isolées, auxquelles on avait attribué uu autre sens que celui qu'elles avaient dans le livre. On leur fit d'ailleurs remarquer que le concile de Trente ne pouvait servir de modèle dans l'affaire présente, parce que ce concile a condamné, non la doctrine d'un particulier, mais d'une multitude d'hérétiques ; au lieu que dans le décret que devait prononcer le saint Siège, il ne s'agissait que de la doctrine de M. de Cambray et du seul livre des Maximes des Saints, sur lequel il avait lui-même prié le Pape de donner son jugement. Voyez la Relation du quiétisme par Phelippeaux, part. II, p. 146, 147. (Les premiers édit.)

 

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je crains que le cardinal Noris et le cardinal Ferrari ne soient un peu, il leur faut représenter vivement les variations et les erreurs de ces explications. Consultez la section VII de la Relation. Voyez aussi dans la Réponse aux quatre lettres de M. de Cambray, la section XX, où je prouve que l'explication donnée par l'auteur même à la proposition de son livre sur le trouble involontaire de Jésus-Christ, augmente l'erreur au lieu de la corriger (a).

Faites bien des réflexions, et faites-en faire sur la première lettre de ce prélat à M. de Chartres, et sur la bulle de Jean XXII contre Ekard, rapportée dans Raynaldus.

On attend dans peu de jours M. de Monaco : il ne viendra qu'à Versailles.

Il ne faut point du tout songer, comme je vous l'ai déjà dit, à empêcher M. le cardinal de Bouillon de voter. Personne n'approuve ici ce projet par la raison marquée dans ma lettre précédente. On fera agir M. de Toureil : aucun de vos avis ne tombe à terre.

Je ne crois pas devoir donner d'autre préservatif que mon Admonition contre les expressions exagératives et excessives de quelques pieux auteurs, non plus que contre les spéculations trop abstraites. On doit regarder dans tout cela ce qui est bon in praxi. Vous trouverez mon Admonition parmi mes Mémoires précédents. Au reste il n'est pas possible de donner des règles fixes qu'en revenant aux Articles d'Issy, ce qu'on ne fera pas à Rome; et d'ailleurs il faudrait y ajouter quelque chose contre les nouvelles subtilités de M. de Cambray.

Pour ce qui concerne les Articles, vous trouverez beaucoup de lumière dans le corollaire du Quietismus redivivus (b).

(a) M. de Cambray avait écrit dans les Maximes des Saints, p. 122, cette proposition : « La partie inférieure (en Jésus Christ) ne communiquait pas à la partie supérieure son trouble involontaire. » Bossuet lui prouva que cette proposition renfermait une impiété manifeste. Sous la première impression de ces preuves, M. de Cambray répondit que le mot involontaire ne venait pas de lui, mais d'une main étrangère qui l'avait introduit dans son livre. Plus tard, oubliant cette réponse, il s'efforça de justifier le mot involontaire ; on peut voir ses misérables arguments dans la quatrième Lettre à M. de Meaux, object. XI, p. 21 et suiv. — (b) Vol. XX, p. 1.

 

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Je rends tous les bons offices possibles au sieur Poussin : vous pouvez l'en assurer.

M. l'abbé Régnier nous promet au premier jour la traduction de mon dernier livre (a).

 

LETTRE CCCLXVIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, ce 11 novembre 1698.

 

J'ai reçu les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Meaux, du 12 octobre et du 18. J'ai reçu en même temps le Mandatum que vous m'adressez, dont j'ai fait l'usage que je vous dirai dans la suite de cette lettre.

Pour commencer à vous rendre compte de ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre du A, je vous dirai que le lendemain je me rendis chez le Pape, à l'heure que Monseigneur Aquaviva m'avait marquée. Sa Sainteté avait déjà fait demander deux ou trois fois si je n'étais pas dans l'antichambre, et avait plus d'impatience de me donner audience que moi d'y être admis. J'entrai d'abord : à peine étais-je à la porte qu'il me demanda de vos nouvelles, del caro nostro Vescovo; ce sont ses paroles. Il serait trop long de vous rapporter tout ce qu'il me dit d'obligeant pour vous. Je lui expliquai ce qui me faisait venir à ses pieds, et je lui rendis compte de mon mieux des raisons importantes qui vous avaient forcé à faire cette dernière réponse. Il me parut content de toutes, et les approuver. Il se récria sur l'accusation de la confession révélée (b), mais d'une manière très-forte. Ce ne peut être qu'une calomnie, me dit-il ; et il ajouta que votre réputation était trop établie, pour que cela put faire la moindre impression sur l'esprit de personne. Il insista dans les termes les plus forts, ajoutant que tout retombait sur l'archevêque de Cambray, qui surtout depuis quelque temps Si prejudicava assai, se faisait

 

(a) Les Remarques sur la Réponse de M. de Cambray à la Relation du quiétisme. — (b) On sait que Fénelon ne craignit pas d'accuser Bossuet d'avoir révélé le secret de sa confession.

 

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grand tort à Rome comme en France. Pendant tout ce temps-là Sa Sainteté tendait la main pour recevoir le livre que je faisais semblant de n'oser lui donner, sachant la peine que lui faisaient les écritures nouvelles. Enfin je me fis en quelque sorte contraindre de le lui remettre entre les mains : elle parut me savoir bon gré de la peine que j'avais là-dessus. Sa Sainteté eut la bonté de me promettre de s'en faire lire tous les jours quelque chose. Je lui fis plaisir quand je lui dis qu'on le traduisait en italien exprès pour elle.

Je profitai de cette occasion pour la presser de faire recommencer les congrégations : elle me promit de le faire incessamment.

Je lui parlai sur l'amour pur de M. de Cambray. Sa Sainteté s'en expliqua avec indignation, me disant expressément que ce n'était qu'une illusion. Pour la confirmer, je lui rapportai les paroles du Deutéronome sur le précepte d'aimer Dieu, ut bene sit tibi, lui faisant observer que c'était précisément ce que M. de Cambray appelait intéressé. Je la suppliai de demander aux défenseurs du livre un seul texte de l'Ecriture sainte, etc.

Je me plaignis du sacriste, qui n'avait pas achevé de donner son vœu. Le Pape me répondit en plaisantant et en riant, qu'on se passerait fort bien de son vœu; qu'il avait tant ennuyé par ses longs discours, que l'on pouvait bien le tenir quitte de ce qu'il mettrait par écrit. En vérité toutes les réponses qu'il me fit ne sont pas d'un homme de son âge, et que M. le cardinal de Bouillon veut faire passer ici pour imbécile. Enfin je finis en lui marquant la joie que toute la France, et en particulier le clergé, avait reçue des grâces que Sa Sainteté avait faites à M. le nonce, qui était respecté, aimé et honoré de tous ; cela lui fit un grand plaisir. Au reste Sa Sainteté me parla du roi avec une tendresse et un respect que ses grandes qualités méritent : elle me le représenta comme le seul protecteur de la religion, ajoutant que tout le monde voulait s'unir contre lui, mais qu'il serait toujours le plus fort. Elle avait tenu le même discours la veille au Père procureur général des Minimes. Cela se passa mercredi 5 du mois.

Samedi je reçus par le courrier votre écrit latin (a) : je le fis

 

(a) Le Mandatum, que nous avons donné après la lettre CCCLXV, p. 49.

 

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aussitôt copier pour les cardinaux et le Pape. J'eus le tout le dimanche au soir. Lundi, qui était hier, je le fis distribuer à tous les cardinaux. J'allai chez tous; et pour ceux que je ne pouvais voir, j'avais préparé un billet avec votre écrit cacheté que je laissais : ainsi tous l'ont eu. J'allai l'après-dînée chez le Pape. Je sus que M. de Chanterac y était, mais que Sa Sainteté n'avait pas eu le temps ou la volonté de le recevoir. Monseigneur Aquaviva me dit qu'il l'avait remis à ce matin. Comme j'étais bien aise de savoir avant que de parler au Pape ce que M. de Chanterac lui aurait dit, et que je me doutais de quelque manœuvre, je convins avec Monseigneur Aquaviva que je retournerais cette après-dînée. Je m'y suis donc rendu. J'ai commencé par savoir des camériers secrets italiens, qui sont de mes amis, que M. de Chanterac admis chez le Pape n'avait fait qu'entrer et sortir ; Monseigneur Aquaviva m'a confirmé la même chose. Sa Sainteté m'a fait appeler, et a commencé par me dire avec indignation que l'homme de M. de Cambray l'était venu importuner ce matin, et avait eu la hardiesse de lui demander un délai pour répondre à votre dernière écriture, mais qu'elle ne voulait pas en entendre parler : elle était vraiment en colère. J'ai pris la liberté de lui dire que la réponse que voulait entreprendre M. de Cambray, et que j'étais sûr qu'il ne pourrait faire, ne devait pas la mettre en peine, pourvu qu'elle fût dans la résolution de ne point donner de délai, qui dans les circonstances présentes était inutile et injuste; que les évêques n'avaient jamais prétendu en demander pour répondre à M. de Cambray ; qu'il était uniquement question d'un petit livre, sur lequel on demandait depuis un an et demi la décision de Sa Sainteté. J'avais un grand champ pour m'étendre sur tout ce que vous pouvez vous imaginer ; ce que j'ai fait, et Sa Sainteté m'a paru être contente. Après quoi je lui ai présenté votre écrit, qu'elle a fort bien reçu. Elle a voulu que je lui en disse la substance : je l'ai suppliée de vouloir bien se le faire lire ; elle me l'a bien promis, et je l'ai laissée dans la résolution de n'avoir aucun égard aux injustes demandes de M. de Cambray.

Je viens d'apprendre dans le moment par le sieur Feydé, agent du grand-duc, qui s'est trouvé chez le Pape quand, M. de Chanterac

 

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y était, et qui a parlé au Pape après lui, que Sa Sainteté était hors d'elle, et avait renvoyé promptement ce pauvre homme avec indignation ; que Sa Sainteté lui avait parlé avec colère de M. de Cambray et du livre, du scandale qu'il causait, mais que bientôt on lui donnerait une bonne leçon. M. Feydé ne savait pas que M. de Chanterac eût demandé un délai pour répondre ; mais le Pape me l'a dit en termes formels.

Au sortir de chez le Pape, j'ai été chez le cardinal Casanate l'avertir de tout, et chez plusieurs de nos amis pour confirmer Sa Sainteté dans sa résolution.

Tout cela est un jeu joué par les protecteurs de M. de Cambray pour tâcher d'allonger; mais le sort est jeté. Messieurs les cardinaux s'assemblent demain matin par ordre de Sa Sainteté, exprès pour déterminer de modo procedendi, la manière de procéder dans cette affaire. Là on verra l'ordre qu'on tiendra dans l'examen des propositions, qu'on réduira apparemment sous des chefs principaux ; et les cardinaux pourront dans chaque congrégation se fixer sur un chef. J'espère qu'on fera deux congrégations par semaine; ainsi en quatre semaines ils auront fini. Ils me paraissent tous résolus de ne pas perdre de temps, et de tâcher de sortir promptement d'affaire. Quant au cardinal de Bouillon, je ne réponds de rien, ou plutôt je réponds de tout. Avec cela j'avoue que son personnage est difficile à soutenir. Nous ne pouvons savoir avant demain ce qui sera réglé. Je vais toujours m'assurant de plus en plus des cardinaux. J'ose vous dire en confidence que je serai bien trompé s'il en manque un seul, mais avec cela je ne prétends rien assurer. Je crains toujours qu'on ne fourre quelque petit mot ; c'est à quoi il faut être très-attentif.

Hier je fus deux heures avec le cardinal Carpegna ; j'en suis content, très-content. Ce matin le cardinal Ottoboni a eu une explication avec moi, et m'a fait entendre ce qu'il faut. Je ne me fierois naturellement ni à l'un ni à l'autre, si je n'étais sûr par moi-même de leurs théologiens. Le cardinal Albane me promet monts et merveilles, et au P. Boslet. S'il nous trompe, il se trompe lui-même le premier. Ce qui me donne une certaine

 

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confiance dans les discours de ces Emmenées, c'est que le cardinal Casanate me dit que tout va bien, que les cardinaux sont bien disposés, et surtout les cardinaux papables : vous voyez ce qui les remue.

Nous sommes parvenus à engager le Pape à consulter le P. Serrani; cela a fait un bon effet. Je travaille à lui faire aussi consulter le P. Latenai; mais je crois que son parti est déjà pris là-dessus.

La seule chose sur laquelle il y aura plus de difficulté, sera la condamnation des propositions qui concernent l'amour pur : mais il faudra que ce cinquième amour soit proscrit malgré les efforts de la cabale.

Au reste nos amis du saint Office ont trouvé dans les pièces secrètes du saint Office des choses admirables contre M. de Cambray, apparemment dans les abjurations de Molinos, de Petrucci et d'autres quiétistes. Dans l'interrogatoire de Molinos sur la douzième de ses propositions, on a vu qu'il donnait la même solution, et avait le même système que M. de Cambray quant à l'intérêt propre ou l'amour intéressé, et ce qu'il appelait propriété, dont il disait qu'on se purifiait en purgatoire. Malgré ses explications, les qualificateurs persistèrent dans leurs qualifications. Ce que je vous mande est sûr : je tâcherai d'en avoir la preuve. Doit-on douter après cela de la condamnation? Voilà ce qui m'assure plus que toutes les paroles du monde, dont je fais à peu près le cas dans ce pays-ci que faisait le pape Ottoboni de celles qu'il donnait (a).

Le P. Roslet a reçu, et vous en êtes informé à cette heure, la censure de douze propositions signée par soixante docteurs de Paris. Nous gardons le secret là-dessus, pour porter notre coup à propos. Le cardinal Casanate en est seul informé : il a en main la censure. M. le cardinal de Bouillon en a eu vent ; mais il sera le dernier que nous en instruirons. Demain j'en parlerai au cardinal Spada, et lui dirai que cette censure a été dressée pour faire voir la fausseté de ce qu'ont ici avancé les cambraisiens, que la

 

(a) On sait que ce pape, Alexambe VIII, publia une bulle contre les IV articles de l'assemblée de 1682. Indè irœ.

 

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Sorbonne approuvait leur amour pur. Nous ferons valoir la modération de cette compagnie et le secret. Je crois que cela sera bien reçu : nous y donnerons le bon tour qui convient, et nos amis nous appuieront. Les qualifications pourraient être plus fortes; mais cela est toujours bon : je n'ai eu que le temps de la lire en courant.

Je connais M. de Paris, et m'imagine voir tout : il faut que vous ayez patience, et que l'union paroisse jusqu'au bout. Je suis fâché que vous n'ayez pas eu part à ce que ces docteurs ont fait : je crois que vous n'y auriez rien gâté, quoique je voie bien que la censure est dans votre esprit.

Ne perdez point de temps pour la traduction italienne.

Je souhaiterais fort avoir une bonne copie de votre portrait, et quelques estampes petites et grandes de la gravure.

Ayez la bouté de nous envoyer, tous les ordinaires, quelques exemplaires de vos livres, des premiers et derniers, Relations françaises, italiennes, et surtout les écrits latins dont nous avons eu très-peu.

M. le cardinal de Bouillon loue fort votre dernier ouvrage, et avoue qu'il n'y a rien de plus fort, et qu'il ne croyait pas qu'on pût répondre si bien à ce que M. de Cambray avait dit.

 

LETTRE CCCLXXIX.  BOSSUET   A   SON  NEVEU. A Germigny, 16 novembre 1698.

 

Quoique l'ordinaire de Rome ne soit pas venu, je vous écris au hasard, sans pourtant rien ajouter de considérable à mes précédentes lettres.

J'ai reçu deux lettres françaises de M. de Cambray sur les in tuto. J'ai bien envie d'y répondre sous ce titre (a) : Le dernier livre, où l'on montre à M. de Cambray qu'il n'a répondu à rien. Je me contenterai de relever les difficultés faites contre son livre, sur lesquelles il ne dit mot. Cela le ferait paraître bien ridicule ; et

 

(a) Bossuet n'exécuta pas ce projet.

 

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montrerait que comme bon chef de parti, il n'a d'autre vue que d'entretenir sa réputation parmi ses partisans, en leur faisant accroire qu'il répond à tout.

Je vois par diverses lettres qu'on pense toujours à Rome à faire une exposition doctrinale : cela sera fort difficile ; néanmoins on en voit un crayon dans les trente-six propositions de Schola in tuto, quœst. I, art. I.

Si l'on ne condamne le pur amour de M. de Cambray, qui est celui du cinquième degré, on laissera renaître le mal. Vous en trouverez la preuve en divers endroits marqués par mes lettres précédentes, et surtout dans le Quietismus redivivus, sect. IV, cap. V, n. 1, 2, 3, 4. Cela n'est nulle part plus nettement.

Depuis mes lettres précédentes, j'ai reçu une lettre très-honnête de M. l'archevêque de Séville (a), avec un exemplaire de sa Lettre pastorale. Il ne faudra pas laisser de lui envoyer par son agent le double de ma lettre, que j'ai adressée à M. Phelippeaux.

 

LETTRE CCCLXXX. LE P. MAUDUIT, DE L'ORATOIRE, A BOSSUET. 16 novembre 1698.

 

Je ne sais si Votre Grandeur se souvient qu'un jour étant allé vous rendre de très-humbles remerciements du livre latin des trois Traités, dont vous aviez eu la bonté de me faire présent, il m'échappa de vous dire qu'il m'était venu dans l'esprit quelques pensées sur cette dispute; que vous eûtes la complaisance de m'exciter à les écrire, et que vous ajoutâtes avec une extrême humilité que vous en profiteriez. Cette parole fut un poids violent pour me déterminer à m'en décharger sur le papier. Je l'ai fait, et je vous les envoie, Monseigneur, comme un compte que je vous rends de la lecture de vos excellents ouvrages, et du profit que j'ai tâché d'en faire. Elles ne tenaient pas, ce me semble, tant de place en mon

(a) On a pu remarquer, dans les lettres précédentes, que l'archevêque de Séville était très-opposé au quiétisme. Nous n'avons pas la Lettre pastorale dont il est ici question, non plus que sa lettre à Bossuet, ni celle que Bossuet avait adressée à l'abbé Phelippeaux pour être envoyée à cet archevêque, (Les édit. )

 

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esprit : la matière s'est, je ne sais comment, développée jusqu'à faire à peu près un juste volume ; et l'ouvrage a crû et s'est grossi insensiblement sous la plume. Vous êtes, Monseigneur, le maître absolu de son sort, pour le faire paraître au jour ou pour le supprimer. Si Votre Grandeur y trouve quelque chose d'utile, comme je crois qu'il y a des endroits capables de faire quelque impression sur les esprits, vous le pourrez traiter comme un enfant trouvé, qu'on élève sans connaître ou sans découvrir ses parents. Que si vous n'y trouvez rien qui mérite d'entretenir le public, vous aurez toujours la bonté de le garder dans votre cabinet (a), comme un acte de ma déclaration pour votre sentiment dans cette controverse, ou plutôt si je l'ose dire, comme une profession de foi que je fais par avance en attendant la décision du saint Siège.

Mais, Monseigneur, de quelque manière que Votre Grandeur en use, toute la grâce que je lui demande pour des raisons qu'il lui est aisé de pénétrer, est de laisser l'auteur jouir de ses ténèbres, et de ne marquer en aucune manière ni son nom, ni celui de sa communauté. Il n'a fait confidence à personne de son dessein, il lui suffit d'être connu de vous ; et il se croira trop payé de sa peine, si vous jugez à cette marque qu'il est plus qu'aucun autre, Monseigneur, de Votre Grandeur, le très-humble et très-obéissant serviteur,

 

M. Mauduit, prêtre de l'Oratoire.

 

LETTRE CCCLXXXI. BOSSUET  A  SON NEVEU. A Germigny, 17 novembre 1698.

 

Depuis ma lettre d'hier, j'ai reçu la vôtre du 28 octobre, dont j'ai rendu compte où il fallait.

M. de Paris a eu quelques accès assez légers de fièvre tierce : il en a été quitte, Dieu merci, pour quelques prises de quinquina.

 

(a) Cet ouvrage ne fut pas imprimé. On croyait l'affaire près de sa solution.

 

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Tous les jours il se présente de nouveaux docteurs pour signer après les soixante, et le nombre passe la centaine ; mais on n'a pas voulu multiplier les signatures.

C'est M. Pirot qui a dressé le fond de l'acte et les qualifications : ainsi s'il n'a pas signé, c'est seulement à cause qu'il avait déjà trop témoigné son sentiment en travaillant avec nous.

Il n'y a rien à souhaiter du roi et de M. le nonce, qui font tout ce qu'il faut, et aussi bien qu'il se peut.

J'ai fait à merveille la cour de M. Poussin auprès de MM. de Pomponne et de Torci, et je continuerai sans l'oublier dans l'occasion auprès de M. Noblet.

Il y a longtemps que je n'ai vu M. le cardinal de Janson, qui depuis le départ de Compiègne et durant tout Fontainebleau a travaillé à Beauvais aux affaires de son diocèse.

Vous avez bien fait d'avoir supprimé les remarques de M. de Paris, qui donnoient à M. de Cambray ce qu'il demande.

 

LETTRE CCCLXXXII. L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET. A Rome, mardi 18 novembre 1698.

 

Vos Remarques sur la Réponse à la Relation, sont fort estimées et goûtées ici. Elles sont accablantes, et elles étaient nécessaires pour faire connaître les souplesses et les calomnies de M. de Cambray : il ne cesse pas cependant d'écrire. On vient de m'avertir qu'il était arrivé ce soir deux lettres en réponse à Mystici in tuto et à Schola in tuto; mais cela ne fera point d'effet, et ne retardera pas le jugement.

Vous savez que l'abbé de Chanterac ayant demandé du délai pour répondre à vos Remarques, le Pape le refusa, et deux jours après intima les congrégations pour la décision de l'affaire.

Hier se tint la première congrégation extraordinaire, où parla M. le cardinal de Bouillon; du moins il me dit qu'il avait beaucoup parlé, et qu'il était fatigué. Mercredi on continuera, et jeudi se fera devant le Pape le rapport de ce qui aura été fait ou résolu

 

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dans les deux congrégations précédentes; ce qui continuera jusqu'à la fin.

L'affaire paraît en bon état : les cardinaux sont instruits et bien intentionnés. Je crois qu'on suivra dans la discussion des propositions le projet de réduction à sept chefs principaux : chacun contient plusieurs propositions, qu'ils pourront réduire selon qu'ils le trouveront à propos.

Le vœu des docteurs de Paris aura son effet. On a voulu exciter la jalousie de cette Cour : mais les cardinaux les plus sensés ont vu que ce jugement n'était que préparatoire, et que la Faculté de Paris s'était expliquée dans presque toutes les affaires importantes avant que Rome décidât. On a instruit le Pape, et les lettres de M. le nonce feront impression. Cela cependant les rassurera contre les faux bruits qu'on avait répandus que les docteurs de Paris favorisaient le livre, et leur fera voir la nécessité de qualifier les propositions. Il aurait été à souhaiter qu'ils eussent eu vos qualifications, qui sont plus fortes et plus pressées. Ils n'ont point mis la qualification d'hérétique : il est vrai qu'il y a des termes équivalents ; mais les équivalents ne sont pas de saison en ces sortes d'affaires, et ils devaient qualifier les propositions extraites qui ont été discutées : autrement on embrouille tout, et on fatigue les cardinaux par la diversité des propositions.

L'archevêque de Chieti voudrait bien pouvoir changer son vœu, voyant qu'il a été surpris : il en devait conférer avec Monseigneur Giori. Le sacriste dit qu'il voudrait que le livre n'eût jamais paru : il s'est entièrement déshonoré dans l'esprit des honnêtes gens.

M. le cardinal de Bouillon paraît vouloir revenir au bon parti : il voit combien il serait ridicule d'aller contre le torrent. Je crois que le roi lui a écrit fortement par le dernier courrier, et le rend responsable du succès. Ainsi il sera forcé de prendre le bon parti ; et s'il ne le prend pas, il sera abandonné de ses confrères. M. le cardinal de Bouillon ayant vu qu'il était mention dans vos Remarques de trois écrits, me dit qu'il ne les avait pas vus, et me pria de les lui faire voir. Il en parut étonné, en demanda des extraits, que je lui ai donnés. Il me dit que les choses n'étaient plus

 

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dans l'état où elles se trouvaient auparavant, et qu'à la fin de l'affaire on verroit ce qu'il avait fait ; mais qu'il m'en disait trop pour le présent; que quand l'affaire serait finie, il souhaitoit avoir une conversation avec moi, et qu'il me dirait des choses qu'il ne pou voit me communiquer aujourd'hui. Je reçus cette marque de confiance comme je devais. Il avança qu'on n'avait jamais vu un tel différend entre des évêques. Je lui citai saint Augustin et Julien : la comparaison lui parut un peu forte.

Vous nous avez envoyé une grande quantité de Remarques : j'aurais souhaité plutôt les écrits latins fort estimés des savants, et dont nous n'avons pas eu soixante exemplaires ; mais la chose présent est trop avancée. Monsieur l'abbé vous dira les autres nouvelles. Je suis avec un profond respect, etc.

 

LETTRE CCCLXXXIII. L'ABBÉ BOSSUET  A SON  ONCLE  (a).  Rome ,  ce 18 novembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Fontainebleau le 27 octobre.

Vous avez vu par ma dernière que je sa vois la signature des soixante docteurs, et que nous avions la pièce en main : sur quoi nous avons pris toutes les mesures imaginables pour empêcher le mal que j'ai su qu'on nous voulait faire sur cela : le mal consistait à tourner mal la chose. Le lendemain je sus que M. le nonce avait écrit ici, un peu alarmé; et cela, parce qu'il se trouvait à Fontainebleau sans vous, et sans pouvoir s'éclaircir avec M. de Pans. Il écrivait néanmoins très-modérément de tout, mais avec quelque doute. Il n'en fallait pas davantage ici auprès de certaines gens toujours ombrageux et aidés par certaines taupes noires, qui ne cessent de travailler sous terre contre la France pour alarmer. Je n'en fus pas plutôt averti par un cardinal ami qui n'entra dans aucun particulier, que j'en avertis le P. Roslet

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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afin qu'il se tint sur ses gardes, et qu'il ne communiquât la pièce à qui que ce soit qu'à ceux qui la souhaiteraient : le parti a été trouvé très-sage, et exécuté ainsi. Nous avions aisément deviné les bonnes raisons et les causes de cette signature. Je vis le cardinal Spada à qui je les expliquai, et qui les a depuis trouvées conformes avec ce que lui a mandé M. le nonce : il n'a pu les désapprouver; MM. les cardinaux Panciatici et Albani de même, aussi bien que le cardinal Ferrari. Mais surtout ils n'ont rien eu à dire aux exemples que nous leur avons apportés, d'actes semblables faits en pareil cas, non-seulement de consultations secrètes de docteurs, mais de décrets des Facultés dans les affaires de Luther et Baius pendant la congrégation de auxiliis; ce qui non-seulement fut jugé dans ces temps très-utile, mais même en quelque manière nécessaire, pour rendre témoignage à la vérité, et servir de préparation au jugement de l'Eglise universelle ou de l'Eglise romaine, qui doit désirer de voir passer devant elle le plus de témoins qu'il est possible de la Tradition sur les dogmes en question. Ces raisons puissantes ont fermé la bouche à ceux qui voulaient faire trouver mauvais ce qu'on venait de faire. Les lettres du nonce au Pape sont arrivées là-dessus, et ont confirmé tout ce que nous avions dit. Je vis le cardinal Spada aussitôt que j'eus reçu votre lettre et celle de M. de Paris. Le cardinal Spada venait de chez le Pape, et il m'assura qu'il n'y avait rien à dire à tout ce qui s'était fait, et qu'on voyait que c'était seulement une préparation au jugement du saint Siège. Ces paroles-là signifient beaucoup, ce me semble. Il me parut content lorsque je lui représentai qu'on n'avait pu imaginer seulement que la plus grande malignité pût tourner mal un procédé aussi simple et aussi naturel que celui-là; que les docteurs avaient autant de respect pour le saint Siège et pour la personne do Sa Sainteté que les évêques, que la patience qu'on avait en France en était une marque bien sûre.

Je vois bien que le petit chagrin que quelques-uns ont pu avoir de cet événement, a été de s'imaginer qu'on leur veut faire leur leçon. Ils sont bien aises de marquer que cela ne leur est pas nécessaire. Je leur ai parlé aussi sur ce ton-là, en les assurant,

 

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que je m'attendais à quelque chose de plus fort, s'il est possible, et de plus précis. Ce que j'ai cru qu'on devait éviter, c'est de se faire de fête ici, comme si l'on avait gagné la victoire. La pièce fera, s'il plaît à Dieu, son effet d'elle-même, parce qu'elle est bonne et à propos, et fait voir en échantillon le sentiment des habiles gens et l'impuissance de la cabale. Je sais que l'abbé de Chanterac a voulu faire croire que la signature a été forcée. Il l'a dit à l'assesseur, mais on n'en croit rien.

J'ai bien fait valoir les efforts inutiles de M. de Cambray pour avoir quelque chose en sa faveur de la part des universités d'Espagne, et tout nouvellement de Louvain, où il avait envoyé un de ses chanoines, nommé Le Comte ; mais la réponse n'a pas été favorable, et la plupart ont répondu que si M. de Cambray les forçoit à parler sur son livre, ce ne pourrait être à son avantage. Vous devez être informé de tout cela avant nous. Ce que je vous mande est très-vrai, c'est leur député à Rome qui me l'a assuré. On m'a dit qu'à Alcala en Espagne, quatre ou cinq docteurs avaient signé quelque chose sur l'amour pur, et entre autres un jésuite, qui avait admis le cinquième état de M. de Cambray comme possible absolument, mais en même temps comme non nécessaire : ce qui est le condamner. On prétend que cela a été envoyé ici aux confidents, qui n'ont pas jugé à propos d'en faire aucun usage jusqu'à présent. Ce sera apparemment quelque chose qui ne signifiera rien. M. le cardinal de Bouillon fit semblant d'être bien aise de ce que ces docteurs avaient fait, et envoya quérir le P. Roslet qui ne put lui refuser la pièce. J'ai bien fait remarquer à tout le monde comme elle est modérée, et peut-être un peu trop sur les qualifications, n'ayant jamais mis celle d'hérétique, que j'espère qu'on mettra à plus d'une.

Mercredi, 12 du mois, MM. les cardinaux s'assemblèrent pour délibérer de modo tenendi. Us résolurent de parler et de voter sur toutes les propositions l'une après l'autre, mais réduites sous de certains chefs principaux. On prétend que M. le cardinal de Bouillon proposa quelque expédient qui ne plut pas. On résolut aussi le jour préfix qu'on s'assemblerait extraordinairement pour cette affaire ; le lundi fut pris dans la résolution que

 

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si l'on ne terminait pas dans le lundi de voter sur le chapitre convenu, qu'on le ferait le mercredi, et cela pour dépêcher. Le cardinal Casanate prétend que, les premières propositions examinées, les autres iront vite. Mais d'abord je m'imagine que chacun voudra parler un peu de temps, après quoi on accourcira ; car le Pape et eux ont assez dans la tête de finir, et, si je ne me trompe, de finir bien. Le point a été de les y réduire, et de n'avoir pas eu peur. Vous savez toujours bien ce que je vous ai mandé quand l'affaire serait entre les mains des cardinaux, quand ils auront le temps d'être un peu instruits.

La cabale est toute étonnée, et ne sait comment on a fait pour empêcher la division qu'on n'avait cessé de fomenter parmi les cardinaux, mais qui, Dieu merci, je l'ose assurer présentement, ne se trouvera pas quand au fond de la chose. J'avoue que je n'ai pas eu un moment de repos, que je ne me fusse assuré, à n'en pouvoir douter, qu'on condamnerait l'amour pur et le cinquième état du livre. Si je me trompe, il faudra dire que les cardinaux les uns après les autres m'ont manqué de parole. Je vous parle ainsi à vous : vous en ferez l'usage que vous jugerez à propos. Ce que je puis vous dire encore, c'est que le caractère de M. de Cambray est bien connu à présent, malgré les éloges que lui a donnés dans toutes les occasions M. le cardinal de Bouillon.

Il est bon de vous dire que Sa Sainteté mardi au soir, il de ce mois, veille de cette assemblée, envoya ordre à l'assesseur de déclarer à MM. les cardinaux qu'elle ne voulait plus entendre parler de délai, et qu'elle voulait qu'on procédât à la décision. Par là je crois que les espérances de délais sont ôtées à M. de Chanterac. Aussi le billet de M. l'assesseur à MM. les cardinaux pour indiquer l'assemblée d'hier, porte précisément que c'est pour la décision de l'affaire de l'archevêque de Cambray. Ainsi c'est tout de bon, comme vous voyez. On tint donc hier la première séance, et MM. les cardinaux commencèrent à voter sur les premières propositions. M. le cardinal de Bouillon commença. Le secret inviolable du saint Office fait que l'on ne peut savoir ce qui s'est passé. M. le cardinal Casanate m'a dit ce matin qu'il avait la bouche cousue, et ne m'a voulu rien dire ; mais son air dégagé

 

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m'a fait faire un bon jugement. Il faut deviner à peu près. Dans ces séances, outre les cardinaux, il n'y a que l'assesseur qui assiste et le commissaire. J'ai été chez Monseigneur Sperelli et chez le commissaire du saint Office. J'ai tant tourné et retourné ce dernier, que je n'ai pas lieu de douter raisonnablement de ce que je vais vous dire. Que les choses tournent fort bien; qu'on tient les premières propositions comme le fondement du système de M. de Cambray, c'est-à-dire son prétendu amour pur, et son cinquième état distingué du quatrième qu'on regarde comme l'état de la charité des plus parfaits; que votre doctrine paraît celle qu'on prend pour règle; que le motif de la béatitude, quoique secondaire de la charité, est inséparable du motif premier et spécifique; que le cinquième état est une illusion et la doctrine de Molinos. Que voulez-vous davantage? Cela me paraît très-raisonnable. Par le discours du commissaire du saint Office, je juge que tous les cardinaux ne purent tous parler hier ; ils parleront demain, et achèveront peut-être. Comme le cardinal Casanate m'a dit qu'il était retourné bien fatigué, je m'imagine qu'il a parlé. Si cela est, au moins quatre ou cinq auront parlé, Nerli, Car-pegna, Casanate, Bouillon et Marescotti. Le cardinal Nerli aura été long. Le commissaire du saint Office avait sur le visage la joie peinte, et m'a assuré d'une décision solennelle qui couperait la racine du mal : ce qu'il ne ferait pas assurément si les choses lui avaient paru douteuses; car il est très-zélé pour vous et la bonne doctrine, et me témoigne une amitié particulière.

Il entre dans le moment un ami qui a vu le cardinal Carpegna, et qui est très-content de la censure des docteurs, et il dit qu'il serait à souhaiter que tous les docteurs de Paris eussent signé : je la lui avais portée avant-hier.

M. le cardinal de Bouillon revint hier très-fatigué, d'avoir parlé très-longtemps, dit-il. Depuis huit jours ce cardinal ne sait où il en est. Il veut faire croire qu'il fera mieux qu'on n'a pensé jusqu'à cette heure. Je crois qu'il voit qu'il serait seul pour M. de Cambray. De la manière dont le commissaire du saint Office m'a parlé, M. le cardinal de Bouillon veut nager entre deux eaux. Je ne sais point encore ce qu'il fit hier.

 

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M. le cardinal de Bouillon a vu ces jours passés deux fois le P. Roslet et M. Phelippeaux. Il croit en avoir meilleure composition que de moi, et leur faire plus aisément croire ce qu'il voudra : ils sont bien avertis. Le personnage est difficile à jouer.

Quand j'ai parlé de l'empêcher de voter, je n'ai pas prétendu qu'on le lui défendît précisément; mais qu'on lui expliquât si nettement les intentions du roi, qu'il fût obligé ou de changer, ou de ne pas voter. L'impossibilité de réussir dans ses projets lui aura peut-être fait ouvrir les yeux plus que tout le reste. Les Jésuites et M. le cardinal de Bouillon ont joué de leur reste depuis un mois.

J'eus une assez longue conversation hier avec M. le cardinal de Bouillon, qui n'a jamais tant tortillé. Il me dit qu'il avait à jouer un personnage très-embarrassant; comme ministre, qu'il ne pouvait douter des intentions du roi; comme cardinal, qu'il avait sa conscience ; et qu'il était bien malheureux de ne pouvoir pas être simple spectateur comme tant d'autres, voulant pourtant faire entendre tout ce que je n'entendais point. Je puis vous répondre qu'il ne sait où il en est.

Ce qui est de certain, c'est que l'abbé de Chanterac sait à plain et à clair; par M. le cardinal de Bouillon, ce qui s'est passé au saint Office, tandis que je me tue l’âme et le corps pour le deviner. C'est un furieux avantage qu'il a toujours eu et qu'il a encore; mais je crois à présent la cabale à bout. Jeudi dernier le sacriste, l'abbé de Chanterac, l'assesseur et Alfaro s'assemblèrent pour consulter.

M. le cardinal de Bouillon m'a dit qu'il n'estimait que les vœux du sacriste et de Massoulié. Tous les autres méprisent infiniment le travail du sacriste. M. Poussin fait tout de son mieux : les intentions du roi sont avec raison pour lui des lois : le cardinal de Bouillon le hait souverainement. Je vous prie de le faire valoir comme il mérite.

M. de Chartres fera toujours bien de répondre : mais ici tout le monde répond pour lui, et M. de Cambray a achevé de se perdre par sa Réponse à ce prélat, aussi bien que par votre dernier ouvrage. Pour vous, vous pouvez répondre, si vous voulez,

 

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aux dernières lettres de M. de Cambray. Mais à moins que les choses ne changent ici, et par rapport à ce pays, cela ne servira de rien, même je ne crois pas qu'il soit nécessaire de faire paraître ici d'autre ouvrage. Pour la France où il faut éclaircir la vérité, cela sera fort bien. Ici on en a assez. Vous croyez bien néanmoins que j'exécuterai vos ordres comme vous le souhaiterez. Je vous dirai seulement que je me suis comme engagé à Sa Sainteté que vous n'écririez plus, à moins qu'il n'arrive quelque chose de bien nouveau. Avec cela, je suis assuré que ce que vous ferez sera si bon, qu'on sera ravi de le voir. La traduction italienne est la seule nécessaire ici.

Il faut que M. de Chartres prenne un peu garde à ne pas donner lieu ici de penser que le motif secondaire soit séparable du motif spécifique dans l'acte propre de la charité : cela pourrait ici faire du mal. Ce qu'il a dit là-dessus dans son Instruction, mérite une explication, à ce qu'il a paru ici à beaucoup de gens qui sont dans vos principes.

L'abbé de Chanterac a tenté, samedi et dimanche, d'avoir audience du Pape, qui n'a pas voulu : je ne sais s'il y sera parvenu aujourd'hui.

Monseigneur Giori est le même, et fait toujours très-bien auprès du Pape qui fera ce que les cardinaux feront. Je ne sais si je ne vous ai pas mandé que M. Phelippeaux avait fait un vœu sur les trente-huit propositions, tout tiré de vous, et que nous avons fait donner à tous les cardinaux.

Je crois que le cardinal d'Aguirre ne se trouva pas hier à la congrégation : on m'a dit qu'il n'avait pas été averti.

J'espère que vous avez eu la bonté de faire tenir à sien ce dont je vous écrivis l'ordinaire dernier.

J'ai oublié de vous écrire que M. le cardinal de Bouillon m'a fait extrêmement valoir une audience qu'il prétend avoir eue du Pape, dans laquelle il a parlé contre M. de Cambray et pour vous, mieux que je n'aurais pu faire. Il croit avoir fait grande impression sur le Pape. Si ce qu'il m'a dit est vrai, il a fort bien fait ; n'en parlez qu'à son frère. Je fais semblant de tout croire.

J'apprends par M. Phelippeaux qu'il était arrivé une Réponse

 

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de M. de Cambray au Mystici et au Schola in tuto. Je ne sais si cela est au fond : mais cela ne fera rien assurément.

 

LETTRE CCCLXXXIV.  L'ABBÉ DE GONDI A L'ABBÉ BOSSUET. Florence, 18 novembre 1698.

 

Son Altesse sérénissime le grand-duc mon maître, faisant avec justice un prix infini de tous les savans ouvrages de M. de Meaux, a reçu avec une extrême joie l'exemplaire de la traduction en italien que M. l'abbé Régnier a faite de la Relation du quiétisme, que ce digne prélat avait mise au jour peu de mois avant. Son Altesse n'a point manqué de comprendre incontinent le bon effet que cette traduction produirait dans Rome et par toute l'Italie, attendu la facilité qu'on y aurait par ce moyen de mieux approfondir la vérité, que mondit Sieur votre oncle découvre à merveille dans sadite Relation, et que mondit Sieur l'abbé Régnier, de qui je suis ancien serviteur et dont je connais à fond le rare mérite, fait goûter par sa version fidèlement faite en italien à tous nos connationaux qui n'entendent pas le français. Après ce que je viens de vous dire, je ne doute point que vous ne soyez entièrement persuadé que sadite Altesse estimant, comme elle fait, le don que vous lui avez fait dudit exemplaire, ne vous en remercie avec une cordialité qui y réponde ; et comme elle m'a chargé de vous en rendre de sa part ce témoignage, elle vous prie de lui faire la justice d'en être tout à fait convaincu.

M. de Meaux, aussi bien que les autres évêques de France, au nom desquels vous témoignez leur satisfaction du soin assidu de Son Altesse sérénissime à contribuer dans Rome par tout ce qu'elle a pu à la condamnation d'une erreur qui peut causer tant de désordres dans notre sainte religion, obligent dans cette rencontre sadite Altesse d'une manière dont elle n'en saurait assez faire d'estime, ni leur en avoir plus de reconnaissance. Vous lui

 

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ferez une grâce toute singulière de les assurer tous de la vérité de ses sentiments, et du vrai désir qu'elle a de répondre en tout temps aux bontés qu'ils ont pour elle, par la sincérité de son affection et de son amitié pour eux. Au reste Son Altesse ne se lassera jamais de poursuivre la bonne cause contre les fauteurs de la mauvaise; et elle espère, aussi bien que vous, que dans peu le Pape prononcera conformément à nos souhaits, à ceux de la France et de tous ceux qui aiment la paix dans l'Eglise et l'honneur du saint Siège.

Je ne saurais finir cette lettre sans y joindre encore mes très-humbles remerciements pour l'autre exemplaire de cette même traduction, que je garde auprès de moi comme une chose précieuse, aussi bien que son original en françois, avec tout ce que M. de Meaux a mis au jour sur cette matière : vous suppliant de croire que rien ne m'est si cher que la continuation de vos bonnes grâces, je m'étudierai toujours à les mériter par mes services les plus passionnés, étant aussi respectueusement que je le suis, etc..

 

LETTRE CCCLXXXV. BOSSUET A  SON NEVEU. A Meaux, ce 24 novembre 1698.

 

Je viens de recevoir votre lettre du A, qui m'apprend l'arrivée de notre courrier extraordinaire, avec les Remarques. Elles sont ici jugées accablantes pour M. de Cambray. La version italienne est faite ; mais Anisson fait difficulté de l'imprimer, parce qu'elle n’aura, dit-il, nul débit ici. Je verrai à Paris, où je serai demain, ce qu'il faudra faire.

L’ in praxi est le mot sacramental sur lequel il faut insister (a), et l'on doit être attentif à bien avertir de l'abus du langage des bons mystiques. Il y a trois cents ans,  c'est-à-dire depuis le temps

 

(a) C'est-à-dire qu'il ne faut jamais séparer, dans la pratique, in praxi, les motifs de la chanté. C’est le principe qu'établit Bossuet dans l’Admonitio generalis ad animarum directores. Voir après la lettre CCXCII, vol. XXIX, p. 467.

 

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des bégards, que le langage se mêle et s'embrouille : si l'on n'y met fin, le mal augmentera. Le pur amour et tout ce qui est au-dessus du quatrième degré, est la source du mal. Je l'ai démontré dans la Conclusion des Remarques.

Je ne puis vous envoyer la sainte Thérèse du P. de la Rue (a) : voici les extraits qu'on m'en communiqua dans le temps.

On continue à interroger Madame Guyon; et M. de Cambray y est impliqué du côté du commerce spirituel. Le P. Roslet aura par M. de Paris le secret de tout cela.

Vous aurez reçu un Mémoire latin par l'ordinaire qui partit un peu après le départ de notre courrier, dans lequel est renfermée une instruction pour vous (b). Vous y ferez les remarques convenables. Je laisse le tout à votre discrétion.

Nous avons perdu M. de Simoni, c'est-à-dire chacun de nous un second frère. Mon frère a bien besoin d'être consolé.

Je salue de bon cœur M. Phelippeaux. Il faut avoir patience jusqu'au bout. On a reçu les livres dont il m'avait donné avis. A entendre les nouveaux-venus de Rome, M. le cardinal de Bouillon est un favori du Pape. Ce n'est pas ce qu'on écrit ici de tous les côtés. Pour moi, je me réjouis des mesures respectueuses que vous gardez avec cette Eminence. On parle ici de vous très-avantageusement.

(a) Nos Mémoires ne nous instruisent point assez sur le fond du discours dont il s'agit ici. Mais nous savons que le P. de la Rue prêcha le jour de saint Bernard de la même année, dans l'église des Feuillans, à Paris, un sermon dans lequel il combattit le prétendu amour pur du nouveau quiétisme, dont il fit voir l'illusion et les funestes conséquences. Il ne fut pas difficile à l'auditoire de reconnaître M. de Cambray et Madame Guyon dans le portrait que le prédicateur fît d'Abailard et d'Hétoïse. Aussi les partisans de Fénelon furent-ils très choqués de ce sermon. Le cardinal de Bouillon, qui en eut à Rome communication, dit hautement à la lecture qu'on lui en fit, que le P. de la Rue était un insolent, un téméraire, un imprudent qui méritoit une punition exemplaire. Voyez la Relation de M. Phelippeaux , part. II, p. 139 et suiv. (Les premiers édit. ) — (b) C'est l'instruction ou Mandatum donné à l'abbé Bossuet par M. de Meaux. Cette pièce se trouve après la lettre CCCLXV, p. 49.

 

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LETTRE CCCLXXXVI. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 24 novembre 1698.

 

Je crois que vous aurez su, Monsieur, que c'est une petite fièvre tierce qui m'empêcha de vous écrire par le dernier courrier : comme je suis, Dieu merci, guéri, je ne veux pas manquer de vous remercier de vos deux dernières lettres.

J'y vois avec plaisir l'espérance que vous avez d'une bonne condamnation, malgré les efforts de la cabale. Il faut présentement redoubler les vôtres, pour faire connaître la vérité ; car les partisans du livre ne manqueront pas sans doute de travailler avec une nouvelle ardeur à couvrir la mauvaise doctrine.

J'espère que les autres congrégations feront plus d'ouvrage que celle du mercredi n'en fit : je suis bien aise néanmoins qu'elle ait été rompue par la sortie du Pape, puisque cela marque que Sa Sainteté est en parfaite santé.

M. de Monaco s'en ira bientôt; vous pouvez l'assurer : l'intention du roi est de le faire partir le plus tôt qu'il se pourra.

Comme nous voici à la crise de l'affaire, je vous prie de ne nous laisser rien ignorer de tout ce qui se passera, afin que nous prenions nos mesures de ce côté-ci, et que nous vous soutenions fortement. Je suis toujours, Monsieur, à vous comme vous savez.

 

LETTRE CCCLXXXVII. LE P. BRION, RELIGIEUX CARME, A BOSSUET, 24 novembre 1698.

 

Quelque soin que j'aie pris d'envoyer chez vous pour savoir les jours où vous pourriez venir à Paris, je n'ai point été assez heureux pour vous y rencontrer, et pour vous présenter les remarques que vous m'aviez chargé de faire sur les constitutions

 

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des Filles du Saint-Sacrement. Tout ce que j'aurais à désirer, Monseigneur, ce serait d'avoir bien rempli la tâche que vous m'avez donnée, en vous faisant trouver dans ces remarques quelque chose qui fût digne de votre attention, et qui ne vous fît pas perdre le temps que vous employez si utilement pour la défense de l'Eglise. J'espère au moins que vous connaîtrez par ce petit écrit que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on se prépare à répandre le quiétisme en France, et qu'il y a déjà longtemps qu'on jette la semence d'une si mauvaise doctrine. Il faut espérer que Rome, après une longue discussion, tâchera d'en arrêter le cours par la condamnation du livre de M. de Cambray ; et c'est, ce semble, ce qui devrait déjà être fait, après tous les éclaircissements que vous avez donnés avec tant de lumière sur cette matière.

Quoique je sois très-persuadé, Monseigneur, qu'on ne peut rien ajouter à tout ce que vous avez écrit sur ce sujet, je vous avouerai cependant que je ne puis m'empêcher d'avoir quelque regret que vous n'ayez pas aussi fait paraître ce que j'avais écrit, parce qu'il me semble qu'on découvre et fait bien mieux voir l'erreur d'un livre, lorsqu'on l'examine d'un bout à l'autre et qu'on montre que ce n'est partout qu'un enchaînement de faux principes et de mauvaises maximes, que quand on se contente d'en extraire quelques propositions, et qu'on le combat, s'il faut ainsi dire, par parties. Comme c'est l'esprit qui anime un auteur et la fin qu'il se propose, qui fait connaître la bonté ou la dépravation de son livre, je crois qu'on ne connaît jamais mieux ces choses qu'en l'examinant d'un bout à l'autre. C'est là, Monseigneur, ce qui m'a toujours fait penser qu'il serait bon qu'il parût un examen suivi du livre de M. de Cambray. Mais comme je n'aurai jamais de peine, Monseigneur, à soumettre mes lumières aux vôtres, c'est ce qui fait qu'après avoir pris la liberté de vous marquer mon sentiment, il ne me reste qu'à vous assurer que je serai toujours très-content de tout ce que vous ferez, puisque personne ne vous honore plus que moi, et n'est avec un plus grand respect,

 

Monseigneur, Votre très-humble , etc.

BRION , des Carmes des Billettes de Paris.

 

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Je pars pour m'en retourner dans ma retraite ; c'est ce qui me fait recourir à la plume, désespérant de pouvoir avoir l'honneur de vous voir avant mon départ.

 

LETTRE (extrait) CCCLXXXVIII. M. LE TELL1ER, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A L'ABBÉ BOSSUET. A Paris, ce 25 novembre 1698.

 

Vous m'assurez par votre dernière lettre que vers la fin de la présente année, l'affaire de M. de Cambray finira glorieusement pour le saint Siège et pour l'Eglise de France. Dieu le veuille ! C'est une honte qu'elle ait duré si longtemps.

 

LETTRE CCCLXXXIX. DE L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET A Rome, ce 25 novembre 1698.

 

Les choses paraissent aller de mieux en mieux. Le Pape est immobile dans la résolution qu'il a prise de finir bientôt, et de couper toutes les racines, s'il se peut, du quiétisme. Les cardinaux achevèrent hier de parler sur l'amour pur. Le jugement doctrinal des docteurs de Paris a produit ici un bon effet, et les efforts qu'on a faits pour exciter la jalousie de cette Cour ont été inutiles. Les cardinaux ont vu que c'était un jugement préparatoire, usité en semblables occasions ; et on leur avait tant de fois dit que la Sorbonne était favorable au livre, qu'il était bon qu'on sût au vrai son sentiment. J'aurais souhaité qu'on eût qualifié plus de propositions, et que les qualifications eussent été plus précises et plus fortes : on aurait mieux fait de se servir des vôtres, qui sont beaucoup plus justes, et de suivre l'ordre des propositions extraites et examinées en cette Cour.

Il est arrivé par un courrier extraordinaire , une lettre en

 

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réponse à vos Remarques : on la méprise, et elle ne retardera nullement le jugement. Je n'ai jamais vu tant d'aigreur et de hauteur que dans cet écrit, et si peu de bonne foi. Je crois devoir vous avertir qu'il y a plus d'un an que M. de Chanterac avait dit, à qui voulait l'entendre, que M. de Cambray s'était confessé à vous, C'était alors une véritable confession sacramentelle (a). Il suffit de vous nommer pour témoins, le P. Estiennot procureur général des Bénédictins, le P. Prinslet procureur général de Cîteaux , et le P. Cambolas procureur général des Carmes. Je ne sais comment il peut dire qu'il n'a pas eu connaissance des trois écrits que les Jésuites ont ici publiés pour sa défense. Je sais qu'ils ont été décrits et copiés chez M. de Chanterac, qu'il les a distribués à tous les examinateurs qui étaient pour lors. Quand j'ai dit à Granelli que M. le cardinal de Bouillon, n'avait point vu ces écrits, il m'a répondu qu'il avait souffert que les partisans du livre disent en sa présence et celle du Pape des choses très-désavantageuses au royaume ; et il ajouta : Si vedeva bene ch' egli era piu attento a defendere le falsità dei suo amico, che al decoro délia Francia : « Mais il était plus attentif à défendre les erreurs de son ami qu'à soutenir l'honneur de la France. »

M. de Cambray a tort de dire que les examinateurs qui ont été pour lui, sont admirés à Rome : ils y sont entièrement décrédités. On est étonné de leur engagement et de la puissance de la cabale , et on dit publiquement qu'on ne trouverait pas encore dans toute l'Italie cinq théologiens qui eussent osé prendre un tel parti. L'archevêque de Chieti a avoué à l'abbé Pequigni qu'il avait été trompé par Bernini, ci-devant assesseur et entièrement attaché à M. le cardinal de Bouillon; qu'on lui avait persuadé que le roi, le clergé, la Sorbonne défendaient unanimement la doctrine de M. de Cambray, et que cela lui était dit et confirmé par des gens à qui il devait ajouter foi ; mais que dans toutes les audiences qu'il avait du Pape, il ne cessoit de lui dire qu'il fallait condamner le livre et finir au plus tôt cette affaire. On m'a assuré que le sacriste disait aussi qu'il avait été trompé par les Jésuites. Ces

 

(a) Lors donc que Fénelon accusait Bossuet d'avoir violé pour le perdre le secret de la confession, il entendait bien le secret de la confession sacramentale.

 

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Messieurs à la fin découvriront ceux qui les ont engagés dans un si mauvais pas. Je vois bien cependant que M. de Cambray commence à se prévaloir de la scandaleuse partialité, et que ce sera pour lui un moyen de chicaner ou même de persister dans l'erreur.

Nous aurons demain au saint Office l'abjuration du Frère Bénigne et d'un autre augustin déchaussé, dont je vous ai déjà mandé l'histoire lorsqu'ils furent arrêtés. Il y a dans leur fait du quiétisme : nous entendrons demain leur procès.

Le courrier extraordinaire qui a apporté la lettre de M. de Cambray repartit samedi en diligence, apparemment pour informer le prélat de l'état présent des affaires. Il doit venir par un nouveau courrier des réponses au Schola et Mystici in tuto : on avait cru qu'elles étaient déjà arrivées ; mais on s'était trompé.

On fait espérer la fin de l'affaire vers Noël ; je ne le puis croire : si cela est fini vers le carême, je serai content.

Je vous remercie de la bonté que vous avez eue d'écrire à Messieurs du Chapitre pour me tenir présent : M. Ledieu m'a mandé qu'ils l'avaient accordé. Je suis avec un profond respect, etc.

 

LETTRE CCCXC. L'ABBÉ  BOSSUET  A  SON  ONCLE  (a). Rome, 25 novembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Meaux le 2 de ce mois. Vous aurez su que notre courrier est arrivé ici avec votre Réponse, cinq jours plus tard qu'il ne devait. Il était parti de Paris le 18 octobre au matin, et il n'est arrivé à Rome que le 31 du même mois au matin. Les prétextes qu'il m'a apportés sont tous d'un homme de mauvaise foi : il n'en faut plus parler.

M. de Cambray a été mieux servi. Sa Réponse à vos Remarques

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

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est arrivée ici en dix jours, et serait venue en huit sans une rivière débordée. L'ouvrage a été composé aussi vite et, je l'avoue, avec une diligence incroyable : je ne doute pas que vous ne l'ayez eu à Paris aussitôt ou plus tôt que nous. Il y a apparence qu'on lui a envoyé vos Remarques feuille à feuille de chez Anisson. Cet ouvrage arriva ici mercredi dernier, c'est-à-dire le 19 de ce mois. Le vôtre n'a été achevé d'imprimer que vers le 17 d'octobre. La diligence de la composition, de l'impression et de l'envoi est assurément extraordinaire. C'est aussi ce qu'il y a de plus glorieux pour l'auteur dans cette pièce : car il me semble qu'il n'a jamais donné plus beau contre lui surtout. Il y soutient, il y défend Madame Guyon et le sens inconnu de son livre, plus scandaleusement que jamais. Il y parle avec une insolence outrée de toutes les personnes qui ne suivent pas aveuglément sa cabale. Personne ne doute qu'il n'ait voulu laisser entendre en plusieurs endroits le roi et Madame de Maintenon, surtout pages 6 et 8. Sa hardiesse, son arrogance et ses impostures s'y découvrent plus que jamais. M. le cardinal de Bouillon, en m'en parlant la première fois, quoique admirant cet ouvrage et disant que c'était le plus grand effort de l'esprit humain, il fut obligé de m'avouer que M. de Cambray était hors des gonds, et qu'il défendait plus que jamais Madame Guyon. Pour moi, je n'y trouve que le caractère d'un charlatan, d'un déclamateur et du plus dangereux de tous les hommes.

Je sais que la plupart des cardinaux ont déclaré à M. de Chanterac qu'ils ne liraient pas cet ouvrage. MM. les cardinaux Spada, Casanate, Marescotti, Carpegna et Ferrari, me l'ont dit à moi. Ils ont lu le vôtre avec plaisir; ainsi ils m'en ont parlé. Les partisans ne laissent pas de faire valoir extrêmement cet ouvrage contre vous. J'avoue que la manière dont il est écrit, le caractère de l'auteur et la cabale horrible qu'il a m'ont fait changer de sentiment sur ce que je crus vous devoir témoigner dans ma dernière lettre, qu'il serait peut-être à propos de ne plus écrire. A présent je suis convaincu que vous ne devez rien laisser sans réponse, et qu'il convient qu'il vous trouve toujours prêt à faire triompher la vérité, et à dévoiler l'imposture et le mensonge. Il faut le suivre

 

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dans tous ses retranchements, et ne lui laisser aucun moyen de pouvoir échapper. C'est une bête féroce qu'il faut poursuivre, pour l'honneur de l'épiscopat et de la vérité, jusqu'à ce qu'on l'ait désarmée et mise hors d'état de ne plus faire aucun mal. Il donne plus que jamais prise sur lui dans ce dernier ouvrage. Si j'étais à votre place, je ferais une réponse sous le titre d'éclaircissements, et je l'accablerais. Saint Augustin n'a-1-il pas poursuivi Julien jusqu'à la mort? Il faut toujours continuer à parler avec autorité, avec force, d'un style sérieux et accablant. MM. de Paris et de Chartres voient l'avantage que M. de Cambray tire de leur silence sur les faits les plus faux, qu'il présente comme avoués par eux. Il est vrai, et je le répète encore, qu'il n'y a plus rien à faire qui soit nécessaire d'écrire par rapport au jugement de l'affaire, et même par rapport à cette Cour-ci; c'est ce que j'ai déclaré ici hautement au Pape et aux cardinaux, encore tout nouvellement: mais par rapport à la France, par rapport à la cabale et pour délivrer l'Eglise du plus grand ennemi qu'elle ait jamais eu, je crois qu'en conscience, ni les évêques ni le roi ne peuvent laisser M. de Cambray en repos. Le coup accablant pour lui, sera la condamnation de son livre et de sa doctrine par le saint Siège, qui ne tardera pas longtemps. Si vous écrivez sur ce dernier ouvrage, comme je crois que vous le devez faire, il sera bon que ce ne soit pas par lettre : il me semble qu'il n'est pas décent de se traiter mal par lettre. Au reste plus il est enragé et outré contre vous, plus il faut que vous paraissiez le mépriser, et sans injures l'accabler par les choses mêmes. Il ne veut plus payer que d'esprit.

N'ayant pu aller aux pieds de Sa Sainteté, j'ai vu M. le cardinal Spada et M. l'assesseur, à qui j'ai fait plaisir de leur renouveler mes protestations qu'il n'y avait rien de nécessaire dans tout ce qui s'écrivait de part et d'autre sur le jugement de l'affaire, qui dépendait du seul texte du livre, déféré devant le saint Siège. C'est ce qu'on entend fort bien à présent.

Il me semble qu'on embarrasserait fort M. de Cambray, si on lui demandait quel est donc le sens caché et bon qu'a eu en vue Madame Guyon dans ses livres, et qu'il dit qu'il s'est fait expliquer

 

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terme par terme, parole par parole. Il le doit savoir, pour l'excuser si positivement : et il se trouve que c'est ce qu'il a voulu exprimer dans son livre des Maximes, s'il ose jamais le dire. Vous voyez les conséquences de ce raisonnement.

M. le cardinal de Bouillon me parla sur le chapitre de la confession, peu avantageusement pour vous et pour M. de Cambray en même temps, donnant tort à l'un et à l'autre. Je lui répondis si fortement là-dessus, qu'il n'eut pas un mot à me répliquer. Son fond est d'excuser tout autant qu'il le peut.

Il est de la dernière conséquence que vous fassiez bien entendre à M. le nonce et au roi, de quelle nécessité il est qu'on ne laisse pas écrire le dernier M. de Cambray, c'est-à-dire qu'on le poursuive toujours. Il s'agit de défendre la vérité, les décrets du saint Siège, et l'honneur des saints évêques. De ce côté-ci je n'oublie rien pour faire voir l'obligation que l'Eglise catholique doit vous avoir, et aux évêques, d'éclaircir et soutenir la vérité. Si vous composez quelque ouvrage, faites-le court, et sur ce qui mérite réponse, ou des éclaircissements.

Venons à ce qui se passe. Il y eut hier la seconde congrégation, où je pense que le reste des cardinaux, qui n'avaient pas parlé dans la première, parlèrent. Les cardinaux Noris et Ferrari devaient parler. Je n'ai pu encore savoir précisément ce qui s'est passé; mais je puis assurer que tout aura été bien. Le cinquième état sera traité d'illusoire, d'erroné, de faux, peut-être d'impie et d'hérétique. Sans M. le cardinal de Bouillon, qu'on ne veut pas choquer ouvertement, on aurait fort maltraité la personne de l'auteur; mais on se contente de parler fortement contre la doctrine.

J'ai su que M. le cardinal de Bouillon avait eu quelque dessein de se retirer : mais les Jésuites et les amis de M. de Cambray par Paris, l'ont engagé à aller jusqu'au bout, pour sauver quelques coups, et au moins tenir en respect les cardinaux et le Pape. Je sais, à n'en pouvoir douter, que M. le cardinal de Bouillon a loué extrêmement le personnel de M. de Cambray et ses bonnes intentions, et il a biaisé sur le reste, ne pouvant néanmoins approuver le sens rigoureux des propositions. On n'a pas encore su quelle a été a qualification du cardinal de Bouillon ; on croit qu'il ne la donnera

 

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qu'au Pape, quand tous auront parlé. C'est là le point, le reste n'est rien. Le cardinal Carpegna a parlé dans la première congrégation très-fortement et très-brièvement ; le cardinal Nerli, comme il m'avait promis; le cardinal Casanate, divinement, et son discours fit grande impression ; le cardinal Marescotti avec vigueur et rigueur. Voilà tout ce qui parla la première fois, et M. le cardinal de Bouillon le fit très-longuement. Le mercredi 19, à l'assemblée de la Minerve, on ne put parler de cette affaire : on jugea deux quiétistes, qui doivent demain faire abjuration semi-publique, où je ne manquerai pas d'assister. C'est le fameux P. Bénigne, qu'on consultait ici comme un saint, et un P. Paul, de la religion des Petits-Pères, tels que ceux de la place des Victoires. On leur devait faire faire abjuration à la Minerve, comme à Molinos; mais en considération de leur religion, on la fait au palais du saint Office.

Hier se fit notre congrégation, dont je ne sais pas le détail; mais encore une fois, la queue aura suivi la tête. Le cardinal Noris assurément ne l'a pas épargné ; c'est l'amour pur dont je parle, qui est selon moi la seule chose qui pouvait faire quelque difficulté, et sur laquelle la cabale infernale a fait le plus d'effort pour en empêcher la condamnation. Aussi, comme vous l'avez vu par mes précédentes, n'ai-je eu aucun repos, que je ne fusse comme assuré que cette doctrine serait expressément condamnée. Je leur ai parlé si fortement sur ce chapitre, qu'ils ont bien vu que nous ne serions pas contents d'eux, s'ils passaient légèrement sur cet article, et que nous compterions qu'ils donneraient gain de cause à M. de Cambray. La vérité leur a paru clairement dans votre doctrine et dans vos ouvrages, et l'illusion et la fausseté dans les ouvrages de M. de Cambray. Ils sont convaincus de la mauvaise foi de cet auteur, et du péril de la religion : enfin les impressions de la cabale se sont dissipées, et je ne vois plus aucune ressource pour M. de Cambray. J'ose dire à présent la victoire assurée, si Sa Sainteté vit encore deux mois, peut-être plus tôt. Sa Sainteté est plus résolue que jamais, et M. le cardinal de Bouillon ne prend plus d'autre parti avec lui que de parler doucement ; car Sa Sainteté le prévient sur tout.

 

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Le personnage de M. le cardinal de Bouillon fait pitié. Sa faiblesse, sa malice, son impuissance le jettent dans une mélancolie dont tout le monde s'aperçoit.

M. le cardinal Casanate parla hier au Pape, et le Pape lui dit qu'il voulait l'entretenir in camera sur cette affaire. C'est un digne homme : on ne lui rend pas justice en France, si l'on s'oppose à le faire Pape. Nos cardinaux ne sont guère pour lui ; car ils sont tous jésuites, plus ou moins. Il faut que vous vous ménagiez beaucoup là-dessus : néanmoins il est bon auprès du roi et de Madame de Maintenon, de leur faire connaître la nécessité d'avoir un Pape de mérite, qui aime l'Eglise, qui soit savant, et qui puisse abattre les Jésuites qui perdront tout un jour. Ce qui fait apercevoir plus clairement à tout le inonde que les affaires du livre vont mal, c'est la rage de tous les partisans, et ce qu'ils disent qu'on ne peut résister au roi. Oui assurément, l'on ne peut résister au roi, quand il a la vérité pour lui ; et c'est la plus grande gloire qu'il puisse jamais avoir, le plus beau fleuron de sa couronne, d'être le défenseur de la religion et le protecteur des bons évêques.

Venons à la censure. La manière dont l'affairé a été conduite ici de notre part, a remédié à toutes les impressions mauvaises qu'on a voulu donner d'abord. Il est vrai que dans les circonstances présentes, et surtout depuis un mois ou deux, cette pièce n'était pas nécessaire, vous l'aurez vu par mes précédentes lettres : mais elle ne laisse pas d'avoir son effet, de confirmer, et de les faire marcher ici avec plus de confiance. Nous avons affecté ici de publier que l'on ne regardait cette pièce que comme une justification de docteurs particuliers, qui ne pouvaient souffrir l'idée que M. de Cambray avait voulu donner de leurs sentiments; mais que rien n'était nécessaire, et que nous ne doutions pas que le saint Siège ne frappât encore plus fortement.

Je vous l'ai toujours bien dit, qu'il fallait les laisser commencer, et que quand une fois ils seraient échauffés, ils n'épargneraient pas M. de Cambray. Il était question de les laisser insanguinari, et vous verrez que la fin sera plus forte qu'ils ne l'ont cru eux-mêmes. C'est à quoi il faut avoir l'œil. Le Pape voit à présent que tout le mal vient d'avoir ajouté ses

 

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évêques. M. de Chieti avait comme témoigné vouloir se rétracter: mais les amis do M. de Cambray l'en ont empêché, à ce qu'on prétend. J'eus hier un entretien avec lui assez vigoureux, dans lequel je lui parlai avec sincérité et avec respect : jamais homme n'a été si embarrassé ; je ne sais ce que cela produira.

On dit que l'université de Louvain a refusé net à M. de Cambray; qu'il avait néanmoins arraché de quelques docteurs de Flandres inconnus, quelque chose d'ambigu.

On sait ici Ekard dominicain, et l'on en a fait bon usage.

On insinuera tout ce qu'il faut pour prévenir tout, s'il y a moyen.

M. Madot, pour qui vous voulez bien vous intéresser, n'est pas aimé de M. le cardinal de Bouillon, à cause qu'il paraît être de mes amis ; mais il s'en moque.

M. de Villeroi est extrêmement plaint ici de tous ceux qui le connaissent, de moi en particulier, qu'il a toujours honoré d'une bienveillance particulière; je vous supplie de lui vouloir faire un peu ma cour.

La Réponse aux écrits latins n'est pas encore arrivée ; mais on la promet incessamment : elle viendra tard.

On ne peut trop à la Cour presser l'ambassadeur de venir : tout est ici sens dessus dessous. Sur l'article de l'écrit de la confession, vous avez pour témoins que cela est faux M. de Paris et M. Tronson. Qu'y a-t-il à dire à cela?

Pour le trente-quatrième article ajouté, c'est une bagatelle en soi, mais il me semble que M. de Paris convint dans ses apostilles qu'il fut ajouté ; tout dépend des circonstances. Ses apostilles n'ont été montrées ici à personne.

Pour les intentions personnelles de Madame Guyon, cela peut bien donner lieu à ne les pas condamner formellement, mais non pas à les excuser précisément contre la teneur du texte et le sens propre et unique qui règne partout. En un mot, on peut bien supposer, quand une personne est docile et ignorante surtout, qu'elle n'est pas hérétique formellement, mais non pas qu'elle n'ait pas cru les erreurs qu'elle a expressément enseignées et imprimées.

 

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Au reste il me semble avoir ouï dire que cette femme avait eu l'insolence d'ajouter quelque chose à ce que vous lui aviez donné, et de falsifier ainsi l'acte. Ne serait-ce pas sur quoi M. de Cambray voudrait excuser l'acte faux qu'il avait avancé? Je n'ai parlé à personne de ce que je vous dis là, et n'en ai qu'une idée très-confuse.

Le Pape, tous les cardinaux, tout Rome est témoin de ce que M. l'abbé de Chanterac a assuré ici publiquement, que M. de Cambray n'avait vu Madame Guyon que trois fois en sa vie. Cet abbé a avoué depuis qu'il avait été trompé par M. de Cambray ; le fait est notoire ici, vous pouvez l'avancer hardiment. Sa Sainteté et tous les cardinaux me l'ont dit ainsi, et cent autres personnes, M. de la Trémouille, Madame des Ursins, enfin tout le monde.

Pour les écrits (a), ils ne sont que trop certains : on trouverait ici, si l'on voulait, plusieurs témoins qui les ont vu écrire chez M. de Chanterac. Les Jésuites les distribuaient et M. de Chanterac les a donnés à tous les examinateurs et à bien d'autres.

Je suis persuadé que Messieurs les cardinaux auront fini vers Noël les qualifications des propositions : après cela on fera la Bulle. Je suis encore persuadé qu'on ne veut plus perdre de temps.

C'est le P. Charonnier qui fait le vœu de M. le cardinal de Bouillon, jugez ce que ce peut être. Ma santé est bonne, Dieu merci.

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