Lettres CCCV-CCCXXI
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LETTRE CCCV. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. Conflans , 14 juillet 1698.

 

Votre lettre du 24, Monsieur, ne me fait pas espérer une aussi prompte décision que je le souhaite: ceux qui la retardent se rendent coupables devant Dieu de grands maux. Je le vois parce que nous découvrons tous les jours des mauvaises suites de ces nouvelles maximes. Je continue à vous dire qu'il faut commencer à faire peur, en assurant que nous nous ferons bien justice nous-mêmes, puisqu'on ne veut pas la faire.

Quel mauvais air peut-on donner au changement que le roi a fait dans la maison des princes? Il est de sa sagesse de ne laisser personne auprès d'eux qui soit suspect, ni pour la doctrine ni pour les mœurs.

Le projet que vous avez donné à M. le cardinal Spada pour abréger est fort bon ; il n'y a qu'à souhaiter qu'on le suive. M. le cardinal de Bouillon s'opposera toujours à ce qui pourra avancer le jugement : mais à la fin il faudra bien qu'il se rende, pourvu que le Pape ne soit point attendri contre nous : c'est à quoi vous devez bien prendre garde. M. Giori le soutient fort, et peut vous aider plus qu'un autre : ainsi continuez, s'il vous plaît, à le consulter, et ne vous ouvrez pas tant au cardinal de Bouillon. Vous voyez bien qu'on ne s'y doit pas fier : il est plus attaché aux Jésuites qu'au roi; et jamais ces Pères ne reviendront, quoi qu'en disent ceux de ce pays.

Je ne manquerai pas de faire bien valoir les bons offices de M. le prince Vaïni : je ferai de mon mieux sa cour au roi, à ma première audience.

Seriez-vous d'avis qu'on fit signer plusieurs docteurs de notre Faculté, pour opposer leurs avis à ceux que la cabale arrachera peut-être aux universités étrangères? Conférez-en, je vous prie, avec le Père procureur général des Minimes, et mandez-moi le sentiment que vous prendrez l'un et l'autre. Ne vous lassez point

 

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de défendre la bonne cause, Dieu la fera triompher à la fin ; et croyez-moi toujours, je vous conjure, Monsieur, entièrement à vous.

 

LETTRE CCCVI. BOSSUET  A  SON NEVEU. A Germigny, ce 14 juillet 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 24, avec celle de M. Phelippeaux de même date et le nouveau projet pour abréger, en réduisant la matière à sept chefs, au lieu de cinq que marquait votre lettre du 10 à M. de Paris. L'un et l'autre étaient bon : le dernier est le meilleur, et je le suivrai dans mes qualifications (a). Je ne puis encore vous les envoyer : car il faut du temps pour digérer de pareilles choses. Vous avez déjà des qualifications de moi, auxquelles il y a très-peu à ajouter.

Le cardinal Ferrari doit recevoir par cet ordinaire une lettre et une censure très-bien faite, du P. Alexandre, à qui j'ai parlé. Tout est bon, et va en droiture.

Selon ce que diront vos lettres, nous pourrons bien envoyer nos avis par un courrier exprès. Souvenez-vous d'en user de même selon les instructions de ma précédente, et encore en cas qu'il paroisse quelque chose de M. de Cambray contre M. de Paris ou contre moi. Nous avons avis qu'il a fait un écrit latin, dont il a retiré tous les exemplaires, jusqu'aux épreuves et maculatures, et dont on n'a pu même savoir le titre. C'est signe qu'il veut nous le cacher (b).

(a) On n'a pas conservé ces qualifications, probablement parce que les propositions erronées du nouveau quiétisme se trouvent suffisamment qualifiées dans les écrits de Bossuet — (b) C'était la Réponse de M. l'archevêque de Cambray à la lettre de M. l'archevêque de Paris. Imprimée clandestinement sans nom de lieu ni d'éditeur, cette Réponse ne parut point en France, mais elle fut répandue secrètement à Rome. Comme nous le voyons dans la Relation de M. Phelippeaux, part. II, p. 2, M. de Chanterac la communiquait sous deux conditions; l'une qu'on ne la montrerait point aux amis de Bossuet; l'autre qu'on la rendrait si l'auteur jugeait à propos de la supprimer. C'est ce qui arriva. Dans un moment où il espérait plus que jamais un accommodement avec l'archevêque de Paris, toujours chancelant, flottant toujours entre les deux partis, M. de Cambray fit retirer son écrit. Cependant M. Phelippeaux en reçut un exemplaire pour quelques heures, et le transcrivit dans une nuit avec l'abbé Bossuet. L'abbé Bossuet l'envoya tout de suite à M. de Meaux par un courrier extraordinaire.

 

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Nous attendons l'effet de ma Relation, que je fais mettre en latin et en italien. Si elle faisait à Rome un aussi prompt effet qu'en France, elle changerait tout le monde, et jusqu'aux plus zélés partisans de M. de Cambray. Tout tourne ici contre lui ; et l'on s'étonne, non-seulement des longueurs de Rome, mais encore de ce que nous ne parlons pas. Il faudra voir aussi ce que produiront les lettres de M. l'archevêque de Paris, dans lesquelles il déclare qu'il parlera, si Rome tarde trop.

Le P. Estiennot écrit à M. l'archevêque de Reims, de manière à faire entendre que Rome ne sait plus où elle en est, que tout y est ignorance ou politique. Selon lui, le cardinal Casauate même n'est pas exempt de ce mal : il dit que les Jésuites lui cassent la tête, et qu'une proposition mauvaise trouve aussitôt sa contradictoire; ce qui paraît l'embarrasser. L'ignorance pourrait bien obliger à une censure in globo : en tout cas, on vous enverra un modèle.

Si l'on ne change point la manière dont on se conduit dans les examens, on croira ici qu'il n'y a rien à espérer qu'une longueur affectée et sans fin; et je crains qu'on ne prenne d'autres mesures : car on ne peut pas supporter un livre qui fait tous les mauvais effets qu'on peut craindre, et qui rallie tous les disciples de Madame Guyon et de Molinos.

Il n'est pas vrai que M. de Fleury soit précepteur en titre : il fait la charge de sous-précepteur auprès de Monseigneur de Bourgogne. Il y a apparence que ce prince étant marié et bientôt tiré du gouvernement, on ne lui nommera point de précepteur. Quoi qu'il en soit, le roi a bien déclaré que M. de Cambray ne reviendrait jamais.

Il me semble que ma lettre au cardinal Spada, à l'occasion de l'envoi de ma Préface, fait assez voir la nécessité d'écrire pour éclaircir la matière.

Je vous envoie, à toutes fins, copie des attestations que Madame Guyon a eues de moi. Je n'ai pas jugé nécessaire de vous envoyer les autres actes, où elle condamne ses livres comme

 

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contenant une mauvaise doctrine. Vous verrez bien que par les abominations de Molinos, nous avons entendu les impuretés et les ordures qu'en effet Madame Guyon a toujours détestées devant moi, et où il est vrai que je ne l'ai point trouvée impliquée ; ce qui ne la justifie qu'à mon égard, et encore parce que je n'en ai fait aucune information.

J'ai aussi déclaré sans difficulté que je n'ai pas eu dessein de la comprendre dans ce qui est dit contre ces abominations, à la fin de ma censure du 16 avril 1695, ses livres étant suffisamment condamnés dans la même censure, comme contenant une mauvaise doctrine. Voyez dans mon Ordonnance sur les états d'oraison les pages LXXIV, LXXV ; et la censure de M. de Châlons, p. LXXXVII, lesquelles censures elle a souscrites.

 

LETTRE CCCVII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, 15 juillet 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 23 juin. Je n'ai pas reçu par ce dernier courrier les dernières feuilles de votre Relation, je ne sais pourquoi. J'en ai été fâché ; je les attends le prochain ordinaire.

La Lettre pastorale de M. de Chartres est arrivée : nous nous sommes chargés de la distribution, le P. Roslet et moi. On n'en a reçu que dix-huit exemplaires ; c'est bien peu : mais apparemment le prochain courrier nous en apportera encore.

Vous ne pouvez nous envoyer trop d'exemplaires de votre Relation, qu'il faut donner ici à tout le monde, tout le monde étant capable des faits. La traduction latine et italienne fera des merveilles. Il faudrait ne pas perdre de temps ; car ce qui est en français ne fait pas ici tout l'effet qu'on pourrait désirer ; il me semble vous l'avoir mandé positivement, il y a bien longtemps ; et c'est ce qui a le plus retardé ici l'instruction. Sans les copies latines de vos premières observations, que j'ai distribuées et que vous n'avez pas jugé à propos de faire imprimer, on aurait été

 

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ici très-embarrassé de donner les instructions nécessaires. Le Mystici et le Schola in tuto ont fait un effet admirable. Le Quietismus redivivus n'en fera pas moins.

L'écrit de M. de Chartres est très-bien fait, et est venu très-à propos pour faire voir clairement la mauvaise foi de M. de Cambray. Il donne un tour nouveau à tout, et l'exclusion de l'espérance par M. de Cambray est poussée à la démonstration dans le droit et dans le fait.

M. le cardinal Spada m'a dit avoir reçu pour lui et pour le Pape, par M. le nonce, des exemplaires de la lettre de M. de Chartres, avec des lettres de l'auteur à l'un et à l'autre. Je rends compte de ce que j'ai fait là-dessus à M. de Chartres, et lui envoie une lettre de M. le cardinal Panciatici en réponse à la sienne.

Je croyais qu'en exécution de l'ordre donné il y a huit jours aux qualificateurs, qu'ils conviendraient entre eux de la réduction des propositions sous de certains chefs, et en même temps des matières sur lesquelles on parlerait successivement. Mais on n'a rien fait là-dessus, personne n'ayant pris le soin de faire assembler les examinateurs, et ne leur ayant donné aucun ordre précis touchant les propositions sur lesquelles on aurait à voter. Cela ne pouvait pas manquer de produire de la confusion, et on courait risque de perdre encore une quinzaine de jours. Comme les moments me paraissent précieux pour bien des raisons, j'ai revu MM. les cardinaux, afin de les avertir de cette inaction, et me plaindre à eux du peu d'ordre qu'on observait. J'ai conféré en particulier avec M. le cardinal Spada, à qui j'ai dit que j'irais informer Sa Sainteté de ce qui se passait. Le cardinal Casanate et le cardinal Noris, les mieux intentionnés assurément, m'ont assez fait connaître que la faiblesse du Pape et la crainte qu'on avait du cardinal de Bouillon faisaient tout le mal. Néanmoins ils me promirent d'agir efficacement sur ce point.

Il arriva hier, jour de congrégation, ce qu'on avait prévu : les uns étaient préparés sur un point, les autres sur un autre. Le jésuite Alfaro, qui ouvrit la séance, parla sur le propre effort et sur les propositions qui y reviennent : il fallut que les autres suivissent cette matière ; la plupart s'étaient préparés sur l'indifférence.

 

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Cela fit un bon effet en ce que l'on fut très-court, et sept parlèrent et volèrent ; de sorte que dans les congrégations du mercredi et du jeudi de cette semaine, cette matière sera finie. On loua fort les qualificateurs de leur brièveté, et on les exhorta à continuer. Dorénavant les matières, à ce qu'on dit, seront plus réglées. Si cela continue, les qualificateurs finiront au commencement de septembre. Il a fallu, pour qu'ils eussent leur travail tout digéré, que je donnasse à l'assesseur et à plusieurs cardinaux les propositions réduites sous certains chefs, comme je vous les envoie. C'est l'ouvrage d'une demi-heure, qui aurait peut-être arrêté quinze jours ; car ils ne font rien : cela fait pitié, mais n'est que trop vrai.

L'archevêque de Chieti a déjà fini ce qui le regarde, il a voté en un demi-quart d'heure sur tous les points. Il n'a trouvé aucune proposition digne de censure en particulier, parce, dit-il, qu'à chaque page on peut citer des propositions catholiques qui déterminent le sens de celles qui pourraient faire de la peine. Mais néanmoins il juge à propos qu'on défende le livre, à cause du danger et des circonstances. Il a cru se tirer d'affaire parla, et c'est tout ce qu'on en a pu arracher. Si l'on parvient à faire parler ainsi les autres qui favorisent M. de Cambray, cela ne laissera pas d'être un grand argument contre eux-mêmes. Je tâcherai de faire en sorte que le Pape et la Congrégation, après qu'ils auront donné leur vœu sur les propositions en particulier, leur demandent leur sentiment sur le livre en général.

Je puis vous assurer que les choses sont dans un état, qu'il ne faut que tendre à la fin de l'examen. La disposition des cardinaux ne peut être meilleure intérieurement, quant au fond de la doctrine.

Il faut encore avoir l'œil aux coups fourrés. Les efforts de la cabale se réduisent à affaiblir la censure. Les Jésuites font ici courir le bruit que M. le nonce a dit au roi, que ces Pères sont les seuls à Paris qui ne lui ont jamais fait instance pour écrire à Rome en faveur de M. de Cambray, pendant que toutes les autres communautés l'en ont sollicité (a). Je doute du fait : quand il se-

 

(a) M. l’abbe Phelippeaux explique ainsi ce fait dans sa Relation : « Les Jésuites, dit-il, répandirent dans Rome que le cardinal de Bouillon avait écrit au nonce, et lui avait demandé s'il était vrai que les Jésuites l'avaient prié d'écrire à Rome en faveur de M. de Cambray : et que le nonce avait répondu que toutes les communautés de Paris, hors les Jésuites, l'en étaient venues solliciter. Ces Pères avaient en cela deux vues : la première, de se disculper ; et la seconde, de faire croire que M. de Cambray avait un gros parti en France, qui devait empêcher ou suspendre la condamnation de son livre. » Relat., II part., p. 113, 114.

 

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serait vrai, cela ferait voir seulement que les Jésuites sont assez habiles pour n'avoir pas voulu parler en personne au nonce sur une matière aussi délicate, mais qu'ils ont fait agir sous main et parler tous les autres. Il faut toujours, s'il vous plaît, que M. le nonce continue à demander une bonne et forte censure.

On dit que l'abbé de la Trémouille demande Besançon, et que le cardinal de Bouillon le sert pour faire donner la rote à l'abbé de Polignac. Cela ferait un mauvais effet pour la nation et pour le roi, après ce qui s'est passé.

On croit que le Pape fera bientôt les deux cardinaux qu'il a in petto. Sa santé est bonne; mais vingt-trois heures sont sonnées (a). L'ambassadeur de l'empereur est de retour et continue à faire ici des siennes sur les fiefs qui relèvent de l'Empire, à ce qu'il prétend, dans l'Etat ecclésiastique.

 

LETTRE CCCVIII. BOSSUET A M. DE LA BROUE (b). A Germigny, 18 juillet 1698.

 

Il me tarde beaucoup, Monseigneur, que j'aie votre sentiment sur la Relation. Il est vrai qu'elle a eu ici tout l'effet qu'on en pouvait attendre, et au delà. A la Cour et à la ville, tous les partisans secrets ou déclarés se sont rendus ; et deux ou trois qui restaient ont été si visiblement consternés et désolés, que tout le monde s'en est aperçu. J'attends avec quelque impatience ce qu'elle aura opéré à Rome ; et vous serez le premier à qui j'en écrirai la nouvelle.

Il me semble que vous n'avez pas trop sujet de vous plaindre

 

(a) C'est-à-dire qu'il avait quatre-vingt-trois ans. — (b) Revue et complétée sur l'original.

 

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de mon silence. Je vous écrirais plus souvent, si je pouvais me résoudre à vous mander des incertitudes et des conjectures. Les longueurs de Rome sont insupportables. On fait ce qu'on peut pour les presser : le zèle du roi ne se ralentit pas. On voudrait bien avoir à concerter avec vous tant ce qui regarde le dogme que ce qui regarde la conduite.

Au reste vous n'avez pas oublié votre......, et l'aigle vous est fort obligé.

Je n'empêcherai pas qu'on imprime en vos quartiers la Réponse à quatre lettres et la Relation, pourvu que je n'y paraisse pas. Pour cela on vous enverra les secondes éditions, qui sont plus correctes ; et je marquerai quelques fautes qu'on n'y a pas corrigées.

Il n'y a rien de nouveau. M. l'abbé de Catelan est fort estimé ; et il doit imputer à sa modestie de ce qu'on ne lui a pas fait faire une fonction de précepteur. Il n'y a point apparence qu'on change rien à présent, ni même qu'on donne la place de M. de Cambray, le prince étant si proche de sortir d'entre les mains des gouverneurs et des précepteurs. Mon témoignage au reste n'a pas manqué à M. l'abbé de Catelan, et ne lui manquera jamais.

J'ai reçu la copie de votre lettre à M. de Montpellier : je ne sais encore quel tour prendra cette affaire. J'attends vos remarques avec un esprit de docilité. Je suis avec le respect que vous savez, avec toute la confiance et toute la cordialité, Monseigneur, votre, etc.

Germigny vous baise les mains, et rend ses hommages à Maoserettes (a).

 

LETTRE CCCIX. BOSSUET A M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS. A Meaux, 19 juillet 1698.

 

Quoique je doive être à Paris lundi au soir au plus tard, je ne laisse pas, mon cher Seigneur, de vous écrire aujourd'hui sur la

 

(a) Germigny et Maoserettes, maisons de campagne, l'une de Bossuet et l'autre de M. de la Broue.

 

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proposition qu'on dit être faite au Pape par le général de la Minerve, de défendre le livre par provision, en attendant que l'examen soit achevé, et les qualifications particulières résolues (a). Mon neveu me renvoie à vous pour apprendre les raisons de part et d'autre : quoiqu'il ne me les explique pas, je crois les voir. D'un côté Rome, contente de cette prohibition, s'en tiendrait là et croirait apaiser, ou du moins amuser le roi et la France par cette expédition palliative, et en même temps éluder tout ce qu'on dirait sur les longueurs de l'examen. D'autre côté Rome préviendrait le mal de laisser le livre en autorité pendant l'examen, et s'engagerait à une expresse qualification de la doctrine. Sur cela je vous avoue, mon cher Seigneur, que je voudrais bien vous écouter pour me déterminer par votre avis. Mais, pour vous dire le mien en attendant, j'accepterais le parti à deux conditions : l'une, que dans la prohibition fût apposée la condition ci-jointe ; et l'autre, qu'on déterminât en même temps une voie courte de finir l'examen, en réduisant les propositions à six chefs, sur lesquels les examinateurs ne pussent parler que demi-heure, ainsi qu'on l'a proposé de notre part.

Des six chefs, il y en a cinq dans la lettre que mon neveu vous écrivit sur ce sujet, et dont vous me donnâtes la lecture le dernier jour que j'eus l'honneur de vous voir. Le sixième serait sur la tradition secrète, et sur ce que l'état d'amour pur est inaccessible aux saints, et leur doit être caché.

Le tour de persécution qu'on donne à l'exil des quatre exclus de la maison des princes, est le plus malin qu'on y pouvait donner; mais après tout il est bien faible.

 

(a) Voici le projet de cette prohibition : « Cùm ex occasione libri gallici cui titulus, Explication, etc. ab archiepiscopo Cameracensi editi, grave scandalum ac perturbatio animarum exorta sint, et incrementum capere non cessent, Sanctissimus decrevit ut ejusdem libri examen , quod jamdiù incœptum est quàm diligentissimè ad optatum et debitum fine m perducatur. Atque intérim, né periculosissimi ac damnosissimi libri lectio in grave detrimentum vertat animarum, idem Sanctissimus eumdem librum, et omnes libros ad ejusdem defensionem pertinentes, sub excommunicationis latse sententia: pœnà prohibuit ac prohibet. Omnibus locorum ordinariis auctoriiate apostolicâ districtè prœcipiens, ut hujus Decreti executioni, pro suà quisque parte, diligenter intendant. » On reconnut à Rome les inconvériiens de ce projet, et l'on a vu dans les lettres précédentes qu'il ne fut pas adopté.

 

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Après ce que nous avons écrit vous et moi sur le jugement qu'on pourra prononcer ici, si l'on ne prend des expédients pour abréger les longueurs, il semble qu'il va être temps que le roi s'explique d'un ton ferme à M. le nonce. Mais comme on nous fait espérer qu'on aura pris sur cela un parti à Rome le jeudi qui devait suivre les lettres du premier juillet, la prudence voudra peut-être qu'on attende encore jusqu'à la réception des lettres de l'ordinaire prochain, afin qu'on puisse parler plus précisément.

Quant à la menace qu'on nous fait d'émouvoir l'université de Salamanque, il me semble, mon cher Seigneur, qu'il est bon d'en avertir Sa Majesté, afin qu'elle ordonne à son ambassadeur d'Espagne de veiller à cette affaire; et cependant pour son instruction et pour celle des docteurs de delà, on pourrait lui envoyer la Déclaration des évêques en latin, le Summa doctrinœ, votre Instruction pastorale en français et en latin, votre Réponse aux quatre lettres, la Lettre pastorale de M. de Chartres, ma Réponse et ma Relation. Anisson vous enverra tout ce que vous lui ordonnerez par rapport à moi. Tout à vous, mon cher Seigneur, avec le respect que vous savez.

 

+ J. Bénigne, év. de Meaux.

P. S. Vous voyez à la colère de qui s'expose l'abbé Bossuet, par les vives remontrances qu'il fait au Pape et aux cardinaux. Je vous supplie, mon cher Seigneur, de l'encourager et de l'assurer que vous veillerez aux mauvais offices qu'on lui pourrait rendre ici, comme je vous en supplie et je l'attends de votre amitié.

 

LETTRE CCCX. M. LE TEL LIER, ARCHEVÊQUE DE REIMS A L'ABBÉ BOSSUET. De Donchery, 19 juillet 1698.

 

J'avoue que je ne comprends pas les longueurs de la Cour de Rome dans l'affaire de M. de Cambray. Je vous exhorte à ne point perdre courage, et je vous prie de croire qu'on ne peut être à vous plus que j'y suis.

L'archev. duc de Reims.

 

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LETTRE CCCXI. BOSSUET A   SON  NEVEU. A Meaux, ce 20 juillet 1698.

 

Votre lettre du premier m'apprend que malgré les saintes intentions du Pape, l'on n'a point encore pris de parti sur les expédients proposés pour avancer la délibération. Il faut encore attendre ce qu'auront fait la Relation et les autres choses que nous avons écrites, ou que le roi pourra avoir dites à M. le nonce. Pour moi, je ne vois pas d'autre moyen d'abréger que d'obliger les examinateurs à donner leurs vœux par écrit, qu'ensuite les cardinaux donnent leurs avis, et que le Pape prononce.

Je ne crois pas que vous puissiez venir à bout d'une qualification particulière, à cause de la quantité de propositions que l'ignorance ou la politique ne voudront pas ou même ne pourront déterminer, à moins que quelque habile homme, comme le cardinal Noris, ne prenne sur lui de mettre la main à la plume ; mais je n'y vois guère d'apparence.

Je conclus pour une censure in globo, dont vous trouverez ici un modèle qui serait plus que suffisant, ou à quelque chose d'approchant, si l'on y voulait passer. Je ne m'éloignerois pas d'un jugement provisoire, tel que serait celui dont je vous envoie aussi une formule.

Je travaille à une censure qualifiée; mais je doute que je puisse l'achever pour partir demain. Quoique cette lettre soit écrite à Meaux, elle partira demain de Paris, où j'arriverai sans manquer le même jour.

J'ai écrit afin qu'on prît des mesures du côté d'Espagne. Si l'on fait parler Salamanque, nous ferons parler la Sorbonne et les autres universités du royaume ; et ceci deviendra une affaire de docteurs; ce qui ne convient à personne.

Toutes les lettres qu'on écrirait d'ici, ne feraient rien sur la proposition du général de la Minerve. Mais si l'on faisait ce que je propose, vous pourriez la laisser passer sans en être auteur et

 

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sans vous charger de rien, à moins que vous ne vissiez jour à faire passer l'autre modèle.

Il y a longtemps que nous prêchons à la Cour qu'il faut rendre le ministre garant des événements : mais il y a là dedans un mystère que je ne conçois pas.

J'ai fait des remerciements au grand duc sur ses offices puissants : on lui en fera parler de la Cour. Ce prince a voulu avoir mon portrait. Nous ne saurions trop estimer ses bontés, ni trop faire valoir ce qu'il fait.

Ne manquez pas, aussitôt qu'il paraîtra quelque chose à Rome de la part de M. de Cambray, surtout à l'égard des faits contre M. de Paris ou contre moi, de me l'envoyer par un courrier.

J'achèverai le vœu dont je vous envoie le commencement, quoique je ne pense pas qu'il faille s'attendre à une censure qualifiée, et qu'il ne faille pas même la désirer à cause de sa longueur. On en viendra toujours à un respective : cependant l'avis servira à faire entendre la matière.

Pour la censure provisoire, vous entendez bien qu'elle n'est bonne qu'en cas que l'affaire dût traîner excessivement en longueur; car sans cela elle la ralentirait: Rome croirait avoir frappé son coup, et en demeurerait là.

Au reste je ne vois pas qu'on puisse faire aucun bon usage des trente-huit propositions en l'état où elles sont, par la chicane que ne manqueraient pas de faire les partisans du livre : ce sera une affaire inextricable d'en démêler les contradictions.

Plus j'y pense, moins je trouve qu'on puisse suivre d'autre expédient que celui de prescrire un temps précis et court aux examinateurs pour donner leur vœu par écrit, sans plus parler, et après cela laisser faire les cardinaux et le Pape.

 

A Paris, le 21 juillet 1698.

 

J'arrive, et je n'apprends rien de nouveau qui soit certain. On parle de plusieurs ducs et duchesses, qui depuis ma Relation ont abjuré, non-seulement Madame Guyon, mais encore M. de Cambray. Cela était en branle avant mon départ pour Meaux, et il est vrai que tous les amis de ce prélat ont honte de lui.

 

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Il a fait une réponse latine à M. de Paris, que nous ne pouvons avoir (a). On croit qu'il ne lui sera pas si aisé de me répondre.

Je vous envoie un avis in globo, composé par M. Pirot. Le mien est meilleur; mais vous choisirez dans le sien ce qui pourra être utile.

 

LETTRE CCCXII. L'ABBÉ PHEL1PPEAUX A BOSSUET. Rome, 22 juillet 1698.

 

Dans la congrégation qui se tint mercredi, le maître du sacré Palais et le sacriste votèrent. Le dernier affecta de ne voter que sur la sixième proposition, quoique les nôtres eussent voté sur les autres propositions qui appartenaient à la même matière. Jeudi, devant le Pape, tous votèrent sur deux propositions seulement, la sixième et la dixième, excepté le sacriste qui ne voulut voter que sur la sixième; c'est une affectation qui ne tend qu'à différer. Jusqu'ici il n'y a point eu d'ordre précis pour ordonner aux qualificateurs sur quel nombre de propositions ils devaient voter. Les cardinaux, sur la fin d'un pontificat, ne veulent rien prendre sur eux : ils croient que c'est à celui qui préside à avoir ce soin, et à le faire régler par le Pape. Hier lundi on vota sur les quatre propositions suivantes, qui regardent l'indifférence. Il n'y eut qu'Alfaro, Gabrieli, Miro et le procureur général des Augustins qui votèrent. Alfaro affecta de parler une heure et demie, et de dire selon sa louable coutume beaucoup de choses sur le péché véniel, qui étaient hors de propos. Ainsi on sera quinze jours à voter sur ces quatre propositions. Demain deux pourront voter, et jeudi les six qui auront voté parleront devant le Pape.

On a publié ici que le roi avait demandé au nonce s'il était vrai que les Jésuites l'eussent sollicité d'écrire en faveur du livre; qu'il avait répondu qu'il était vrai que les religieux de tous les

 

(a) On voit, par la correspondance de Fénelon avec l'abbé de Chanterac, que cette Réponse fut imprimée à très-petit nombre ; et que Fénelon en retira presque tous les exemplaires, parce que , dans le temps de la publication de cet écrit, il fut question d'un rapprochement entre lui et l'archevêque de Paris. ( Edit. de Vers. )

 

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ordres l'en avaient prié, mais que les Jésuites n'avaient fait sur cela aucune démarche. Il est bon d'éclaircir ce fait, qui tend à persuader qu'il y a un gros parti en France en faveur du livre. Les Jésuites voudraient maintenant faire croire qu'ils n'ont point sollicité, voyant la condamnation inévitable.

Les plus éminents protecteurs ont été effrayés de la Relation, que nous avons distribuée entière, et qui fait ici un merveilleux effet : cela seul les couvre de confusion. Elle a jeté l'abbé de Chanterac et ses amis dans la dernière consternation. Après tant de faussetés publiées, il dit à présent pour toute excuse qu'on l'a trompé lui-même, et qu'on lui a caché la vérité de tous les faits énoncés. C'était cependant sur les faits et sur le procédé que M. de Cambray devait le plus triompher. Les partisans voient bien qu'il faut abandonner la doctrine du livre, et qu'il ne faut plus s'attacher qu'à sauver la personne. On sent bien qu'un roi aussi zélé que le nôtre, aura peine à laisser un grand diocèse à un homme qui a soutenu si longtemps, et avec tant d'opiniâtreté, des erreurs si capitales. Le lundi 14 juillet, partit en poste un valet de pied. Ne serait-ce point pour avertir M. de Cambray de ce qu'il doit faire dans la conjoncture présente? M. Daurat a lu la première partie de la Relation au Pape, et lui a persuadé de prendre des mesures séparément avec les cardinaux Casanate, Ferrari, Nofis et d'Aguirre. Il m'a fait demander s'il parlerait du cardinal Albani, et on a trouvé à propos qu'il fût adjoint aux autres. En effet le Pape à fait venir le cardinal Casanate, et lui a parlé de l'affaire. Il est à croire qu'il en aura autant fait à l'égard des autres.

Je vous ai mandé qu'on avait mis à l'Inquisition deux religieux capucins noirs, accusés de quiétisme ; ils ont été jugés. Le frère Bénigne qui passait pour un saint, qui disait avoir été guéri miraculeusement par saint Cajétan, qui avait eu des apparitions de la Vierge, dont la chambre avait été convertie en une chapelle magnifique après un procès-verbal fait par ordre d'Innocent XI, et pour lequel il se faisait tous les ans une fête solennelle avec de grandes illuminations, a été condamné à une prison perpétuelle; son confrère, aux galères. Ce dernier était intime ami de

 

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Monseigneur Marciani, qui ne s'est sauvé que par une accusation volontaire. Ces gens faisaient des retraites et des exercices spirituels où il se commettait beaucoup d'impuretés. On dit que le prêtre sicilien dont je vous ai parlé fera abjuration publique : par là on apprendra en détail ses erreurs. Le quiétisme n'est pas moins répandu à Madrid qu'en France et en Italie. L'inquisition de Madrid a fait arrêter plusieurs personnes qui, sous prétexte de perfection, tombaient dans les derniers excès.

Hier il y eut consistoire, où le cardinal Carpegna proposa le cardinal de Bouillon pour l'évêché de Porto. On ne proposa point le cardinal d'Estrées, ni pour Albano, ni pour Palestrine, à cause du différend survenu sur la dispense du cardinal Porto-Carrero. On prétend qu'il a consommé son droit dans l'option de Palestrine, la dispense ne lui donnant faculté que d'opter une des églises épiscopales : cette contestation sera jugée pour le premier consistoire.

On m'a dit que M. le cardinal de Bouillon avait demandé permission de passer trais mois à Frescati, et qu'on attendait incessamment la réponse. Je souhaite que cela soit vrai : les affaires n'en auront qu'un succès plus prompt.

L'empereur renouvelle ses prétentions sur les fiefs situés dans l'Etat ecclésiastique. L'ambassadeur a cité le prince Chigi, pour prendre dans deux mois l'investiture, et faire hommage du fief de Farnèse situé dans l'évêché de Castro. Le cardinal Chigi acheta ce fief en 1658 du cardinal Hiérome et de Pierre, duc de Farnèse. Alexandre VII mit dans son chirographe : Salvis juribus Imperii, si quœ fuerint; et dans la suite il mit sa famille sous la protection de l'empereur, en obtenant un titre honoraire de prince du saint Empire, pour la mettre à couvert contre les ressentiments de la France, brouillée alors avec Rome pour l'affaire de M. de Créqui. Le dimanche 13, il y eut sur cela une congrégation d'Etat; et dès le lundi au soir on afficha à la porte de l'église de Lanima un placard en allemand, injurieux aux cardinaux qui y avaient assisté. On a expédié un courrier à la Cour de Vienne, et cette affaire pourra avoir des suites.

On avait publié que M. de Chanterac avait une réponse aux

 

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faits, manuscrite, qu'on n'imprimerait pas pour ne pas commettre des personnes intéressées. Je lui ai envoyé secrètement un ami pour s'en informer, il a nié le fait. On est bien aise de répandre ces bruits pour arrêter l'impression que fait la Relation : mais tous ces artifices retombent à la fin sur les auteurs. On a traduit en italien la Relation : on tâchera de la faire imprimer. Nous attendons la traduction latine que vous promettez, et le Quietismus redivivus; après quoi je ne crois pas qu'il faille produire aucune écriture. Je suis avec un profond respect, etc.

 

LETTRE CCCXIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). A Rome, ce 22 juillet 1698.

 

J'ai une fluxion dans la tête, qui m'a pris ce matin, et qui ne me permet pas de m'appliquer un moment à écrire de ma main : je me contenterai de dicter en peu de mots ce que je sais de nouveau, qui se réduira à peu de chose, d'autant plus que M. Phelippeaux vous écrit au long. Ce que j'ai est moins que rien : je sens bien que demain je serai dans mon état naturel. Le chaud extrême, joint à l'application et aux mouvemens qu'il faut se donner, m'ont causé cette très-légère incommodité.

L'affaire de question ne va ni si vite, ni avec l'ordre qu'il serait à désirer, par les mêmes raisons que vous aurez vues dans mes précédentes lettres. M. le sacriste n'a voulu voter dans les dernières congrégations que sur une proposition, qui est la sixième, et on l'a souffert. J'ai pris la liberté de m'en plaindre à M. le cardinal de Bouillon qui ne m'a pas dit mot à son ordinaire, et au cardinal Spada qui m'a promis d'y mettre ordre à l'avenir.

J'ai quelques espérances que le Pape se résoudra enfin à prendre le conseil de quatre ou cinq personnes, dont je vous ai parlé. Il a déjà envoyé quérir le cardinal Casanate, avec lequel il eut sur ce sujet jeudi dernier une grande conférence. On lui parla comme il

 

(a) Revue et complétée sur l'origiual.

 

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faut; j'espère que cela aura quelque suite. Le cardinal Casanate me dit, au sortir de là, qu'à la fin d'août les examinateurs pourraient avoir fini leurs relations, et cela me paraît difficile.

On commença hier lundi la matière de l'indifférence. Les quatre premiers votèrent sur quatre propositions : ceux qui restent ne pourront finir demain, ni jeudi devant le Pape.

Votre Relation, que j'ai reçue par le dernier courrier, est déjà toute distribuée : elle achève de couvrir de honte les partisans de M. de Cambray. Ils n'ont plus rien à dire sur les faits, au moins ceux à qui il reste un peu de bonne foi. Pour les autres, ils répandent, autant qu'ils peuvent, que M. de Cambray a de quoi répondre à tout, même que M. de Chanterac a reçu quelques manuscrits qu'il n'ose rendre publics encore, parce qu'ils intéressent des personnes de la première considération. Mais je suis assuré que c'est une gasconnade. On ne se retranche plus qu'en disant qu'il n'est pas question de faits, mais de la doctrine du livre. On ne laisse pas de sentir la conséquence de pareils faits.

M. le cardinal de Bouillon fait semblant, et dit hautement n'avoir jamais rien su de ces faits ; ne voulant pas se souvenir de ce que vous lui en avez dit en France, de ce que je lui en ai dit ici, et de ce qui est contenu dans votre Relation latine, que je lui ai lue il y a plus de six mois.

M. le cardinal de Bouillon me dit hier qu'il avait demandé au roi la permission de sortir de Rome, et d'aller à Frescati jusqu'à la rinfrescate, et qu'il espérait l'obtenir. Il ne s'est jamais mieux porté. Selon moi, cela montre la corde dans les dispositions des choses et celles du cardinal de Bouillon. Dans le fond cela n'est que bon.

J'ai reçu votre lettre de Marly du 30 juin, et e ardon insolent, et le projet d'admonition dont on fera usage dans le temps. Je n'ai jamais douté de l'effet de la Relation en France et partout. Vous savez combien il y a de temps que nous demandons ici des faits qui frappent tout le monde, jusqu'aux plus ignorans dont ce pays-ci est plein. On traduit votre Relation en italien : peut-être la ferons-nous imprimer. Quant au public, elle contient la condamnation du livre et de l'auteur. Les Jésuites et le

 

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cardinal de Bouillon sont consternés. Je pense que le P. Dez se repentira un peu de n'avoir pas voulu me croire. On lui rendra justice, si on l'en fait apercevoir.

Ce que j'ai c'est moins que rien, et demain je sortirai assurément. Au mal de tête près, je me porte à merveille. M. le grand-duc continue à faire des merveilles : on m'assura hier qu'il avait envoyé ici au cardinal Noris des écrits contre le livre ; je ne sais encore ce que c'est.

Envoyez-nous des Relations françaises : la traduction latine fera aussi bien.

 

LETTRE CCCXIV. BOSSUET A M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS. A Versailles, ce 27 juillet 1698.

 

Je vous renvoie, mon cher Seigneur, la lettre de mon neveu, du 1er juillet, déchiffrée. Encore qu'on soit entré dans les expédients d'abréger, les instances du roi seront toujours nécessaires.

Mes lettres du 8 juillet semblent marquer un dessein d'accélérer les affaires. Nous en sommes à dépendre de la vie du Pape. Mais s'il venait à mourir, et qu'aussitôt vous fissiez une censure, comme vous me le dites dernièrement, plusieurs évêques vous suivraient et la vérité n'y perdrait rien (a).

L'expédient de la censure provisoire et interlocutoire est tombé tout seul, et il n'en est plus question. Il avait été proposé à bonne intention, du moins il l'avait été par des personnes bien intentionnées ; mais il était dangereux, et je suis bien aise qu'on n'en parle plus.

Le P. Roslet vous aura sans doute rendu compte d'une vive conversation qu'il a eue avec M. le cardinal de Bouillon.

Je ne manquerai point de vous envoyer ce qui peut être utile pour Salamanque, dès que je serai à Paris. A vous, mon cher Seigneur, comme vous savez.

 

(a) Sans la décision du juge irréfragable, malgré les évêques ou plutôt avec les évêques mêmes, la France se fût divisée en gallicans jansénistes et en quié-tisles orduriers.

 

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LETTRE CCCXV. BOSSUET A SON  NEVEU. A Versailles, 28 juillet 1698.

 

Je suis bien aise de voir, par votre lettre du 8, qu'on ait pris l'expédient que vous aviez proposé pour abréger. C'était le meilleur dans l'état des choses, encore qu'il nous mène à une excessive longueur. On l'abrégerait beaucoup en faisant donner aux examinateurs leurs avis par écrit, sur lesquels les cardinaux formel aient le leur ; mais comme ce n'est pas la méthode du pays, il faut se contenter de presser le plus qu'on pourra. Vous ferez de votre mieux de votre côté, et nous du nôtre, pour parvenir à une heureuse fin.

J'ai rendu compte à l'ordinaire de votre lettre. On souhaiterait bien qu'on allât plus vite ; mais quelque las qu'on soit de Rome et de ses longueurs, on est obligé d'en prendre ce qu'on peut.

Vous recevrez bientôt le Quietismus redivivus ; après quoi je n'écrirai plus rien, ni en latin ni en français pour le public, à moins qu'il ne vienne quelque chose de nouveau qui m'y oblige.

Je vous envoie par avance une préface du Quietismus redivivus (a), qui me semble toucher vivement l'état présent de la défense du livre. Comme elle est fort courte, on la pourra donner à part aux cardinaux et aux examinateurs. Vous ferez à cet égard ce que vous jugerez à propos.

La version italienne de ma Relation est fort avancée : c'est M. l'abbé Régnier (b) qui l'a préparée, mais il ne veut pas être nommé. Il sait parfaitement l'italien, et est de l'académie della Crusca.

J'avoue que j'ai quelque impatience de savoir l'effet de ma

 

(a) Elle est à la tête de cet ouvrage, sous le titre d’Admonitio prœvia, De summâ qœstionis, ac de variis libri defensoribus. Dans celte édition, vol. XX, au commencement. — (b) L'abbé Régnier des Marais, de l’Académie Française, auteur d’un grand nombre d’ouvrages qui furent accueillis favorablement par ses contemporains.

 

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Relation : vous m'en instruirez quand vous l'aurez reçue toute entière.

On cherchera les moyens de vous envoyer les livres que vous avez demandés.

Nous faisons connaître ici l'utilité des offices que rend M. le grand-duc, et l'on en est fort content.

Nous ne pouvons trouver ici la réponse latine de M. de Cambray à M. de Paris (a). Ne manquez pas de nous faire passer ce qui vous viendra et contre lui et contre moi, et ne vous contentez pas d'en envoyer un seul exemplaire.

Si vous pouvez faire usage de mon écrit secret en latin (b), ne le manquez pas sans égard aux vues politiques.

 

LETTRE CCCXVI. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rouie, ce 29 juillet 1698.

 

Je suppose que vous avez reçu ma lettre de même date, que j'ai fait aller par le moyen d'un courrier extraordinaire, dépêché par M. le cardinal de Bouillon, qui doit arriver huit jours avant celle-ci : je crois que la voie est sûre. J'ai écrit de même à M. l'archevêque de Paris; et à tout événement je lui envoie encore par l'ordinaire une lettre abrégée, qui contient tout en substance, et qu'il vous montrera en cas qu'il arrive quelque accident à celle du courrier extraordinaire, qui, je pense, ne manquera pas.

Je ne crois pas qu'il faille faire usage de votre lettre latine de Marly. On sait ici les dispositions de la France. M. le nonce les a expliquées, et on les a fait savoir d'ailleurs au Pape et aux principaux.

On croit ici ne point perdre de temps : c'est quelque chose de les faire marcher, et ils marchent. Je puis dire que les qualificateurs finiront avant la mi-septembre.

 

(a) Voir plus haut la deuxième note de la lettre CCCV. — (b) Il s'agit probablement de la Relation qui se trouve en tête des Lettres sur le quiétisme, vers la fin du volume précédent.

 

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On attend ici avec grande impatience ce que M. de Bouillon exécutera de son projet de Frescati. Il nous a déclaré, à M. de Chanterac et à moi, qu'il faisait ce voyage pour ne pas assister aux congrégations, par conséquent au jugement, et pour ne pas condamner ses amis.

Ma lettre à M. de Paris, et celle que je vous envoie par l'extraordinaire, parlent à fond de tout; elles sont très-importantes.

On finit hier l'indifférence. Enfin le Pape fait exécuter mon projet, à la demi-heure près. Demain on commence la matière des épreuves : on votera sur six propositions.

J'userai dans la nécessité de la liberté qu'on me donne d'un courrier extraordinaire ; ce ne sera que dans la nécessité, et point, s'il se peut.

 

LETTRE CCCXVII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. A Rome, ce 29 juillet 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Versailles le 7 de ce mois. Ma fluxion ne m'a duré que vingt-quatre heures, et dès le lendemain j'ai été en état de sortir.

J'ai gardé votre lettre latine de Marly, les affaires ici allant aussi vite à présent qu'on est capable de les pousser dans les circonstances actuelles. Le Pape ordonna hier à M. le cardinal de Bouillon et au cardinal Spada, de dire aux examinateurs qu'il voulait absolument qu'on exécutât ce qu'il avait déjà fait ordonner, qui est de réduire à de certains chefs les propositions qui regardent la même matière ; et il faut espérer qu'on le fera dorénavant. Hier le cardinal de Bouillon et le cardinal Spada le dirent aux examinateurs en pleine congrégation.

On finit hier la matière de l'indifférence. Le carme, le maître du sacré Palais et le sacriste parlèrent; le carme et le sacriste chacun pendant une heure et demie. Pour les nôtres, ils ne parlèrent qu'un quart d'heure, ou demi-heure tout au plus. Ils ont eu beau vouloir trouver un autre expédient que celui que je vous

 

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ai envoyé il y a déjà six semaines, ils n'y ont pas réussi. Le cardinal de Bouillon a fait ce qu'il a pu sous main pour empêcher qu'on n'exécutât mon projet; mais à la fin, à la demi-heure près, on l'a suivi. On le devait adopter il y a six semaines ; et si on leur avait dès ce temps-là fixé une demi-heure, dans huit jours les qualificateurs auraient fini. Mais quoi qu'il puisse arriver, à la mi-septembre au plus tard leur rapport sera fini. Combien de temps tiendront les cardinaux? Voilà ce que l'on ne peut savoir.

Sur les plaintes publiques que j'ai faites de ce que, sans en dire de raison et sans en avoir, on n'exécutait qu'avec mollesse et sans ordre ce que le Pape avait ordonné ; sur ce que j'en ai dit aux amis du cardinal de Bouillon qui le lui ont rapporté, et sur ce que je lui en ai dit moi-même, me plaignant de la manière d'agir de la Congrégation dont il est le chef, il a pensé aux moyens de donner le change, voyant bien que cela le regardait. En conséquence il a voulu et jugé à propos ad pompam, car il n'était plus temps et cela n'aboutissait à rien, d'assembler samedi chez lui M. de Chanterac et moi, en présence de M. de la Trémouille, pour nous exhorter par un discours bien préparé à n'apporter de notre part aucun retardement à la décision de cette affaire, que le roi souhaitait ardemment qu'il finît promptement. Il ajouta qu'il nous priait de faire entrer dans ces sentiments les qualificateurs de chaque parti. Il nous dit en même temps comme ministre du roi, que Sa Majesté, par tout ce qui lui revenait du livre en question et par ce qu'elle en entendait dire aux gens en qui elle avait confiance, était persuadée qu'il contenait une mauvaise doctrine ; et après nous avoir exagéré la douleur que cette affaire lui avait donnée, il ajouta qu'au reste pour ce qui le regardait, voyant qu'elle ne pouvait finir comme il l'avait désiré, il partait pour Frescati; qu'il en avait par un homme exprès demandé la permission au roi, pour ne plus être obligé d'assister aux congrégations, par conséquent au jugement, et pour n'avoir aucune part à la condamnation de ses amis. Il finit en nous disant qu'il ne nous demandait à l'un et à l'autre aucune réponse. Il fut obéi ; pas un de nous ne lui dit une seule parole : on dîna, et chacun se retira chez soi.

 

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J'avoue que ce fut une comédie pour moi qui lisais dans son cœur. Ce qui m'a le plus étonné de ces discours, c'est cette déclaration de vouloir aller à Frescati pour ne plus se mêler de cette affaire, ne plus assister aux congrégations, et ne point condamner son ami. Je ne sais ce qu'il exécutera de ce projet, ni si le roi le lui permettra. Je sais bien que c'est le plus grand bonheur qui nous puisse arriver : mais enfin on aperçoit clairement qu'il est engagé, autant que M. de Cambray même, dans sa défense, et qu'il ne le peut abandonner. Il voit la mauvaise fin, le mauvais succès de cette affaire. De plus ayant agi comme il a fait auprès du Pape et des cardinaux, il croit ne pouvoir plus rien faire avec honneur. Mais ce que je sais, c'est que dans le cœur il favorise les sentiments de M. de Cambray, et tout ce qui a l'air de nouveauté lui plaît. Il a déjà, depuis huit jours, fait part de son dessein à tous les cardinaux, qui en sont bien aises. Personne ne comprend la hardiesse qu'il a eue de le demander au roi : tous les gens sensés craignent pour lui une disgrâce, et ne comprennent pas la patience de Sa Majesté.

Si le cardinal de Bouillon ne part pas, je crains son vœu : il est capable de tout, il est incorrigible et homme à tout hasarder par vanité et par esprit de parti. Il est le premier à voter. Qui osera le contredire dans une affaire qui regarde la France? Les cardinaux ne seront-ils pas disculpés de suivre les impressions d'un ministre à qui le roi confie tous ses intérêts? On ne peut s'imaginer que le cardinal de Bouillon aille directement contre les intentions du roi, et l'on croit toujours qu'il a des ordres secrets. D'ailleurs on craint bien plus ici le ministre que le roi. Cela n'est que trop vrai, et c'est tout le péril.

La cabale continue sourdement; et son but, auquel elle tend toujours, c'est d'empêcher une condamnation particulière. Le cardinal Nerli, que j'ai vu ce matin, a pendant une demi-heure enchéri sur ce que je lui disais contre le livre : on ne peut se déclarer plus fortement qu'il l'a fait. Cependant au bout de ce beau discours, il m'a dit aussi fortement que le saint Siège ne devait et ne pouvait s'engager dans le détail des propositions, ni les qualifier, ni donner là-dessus qu'une décision générale, surtout

 

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étant question d'un livre fait par une personne qui n'était pas hérésiarque ; qu'il croyait en agissant ainsi satisfaire le roi, les évêques et sa conscience.

J'ai tâché de lui faire voir combien il se trompait, ou plutôt combien on le trompoit sur tous ces points : je lui ai cité la conduite de l'Eglise dans tous les temps contre les erreurs et ceux qui les soutenaient, qui n'étaient hérésiarques que par leur obstination. Je lui ai rappelé la condamnation des évêques des plus grands sièges, parcourant l'histoire ecclésiastique, les décrets des papes Victor et Etienne, etc. Je lui ai fait sentir l'obligation où était le saint Siège, consulté par le roi et les évêques, de s'expliquer autrement, lui alléguant la parole solennelle que le Pape en avait donnée. Je lui ai représenté la honte dont se cou-vrirait le saint Siège par un pareil jugement, la nécessité où seraient les évêques de France de faire ce que le saint Siège déclarerait par là ne pouvoir ou ne vouloir pas exécuter. Je l'ai accablé pour ainsi dire par la multitude des raisons que je lui ai exposées pour le tirer de son idée : il n'a rien eu à me répondre, sinon que cela était difficile. Sur quoi je lui ai fait avouer qu'un respective, comme à Molinos, aplanirait toute difficulté; que c'était le moins que Rome pût faire. Il m'a paru étonné de mes fortes raisons. Mais je crois ses engagemens pris de longue main, et qu'on lui a fait entendre qu'il contenterait tout le monde en suivant ce plan. Je l'ai au contraire bien assuré qu'il ne contenterait que la cabale de M. de Cambray : cela l'a surpris ; je redoublerai dans l'occasion.

Les dispositions de ce cardinal me font manifestement connaître ce que produit encore la cabale. J'écris tout ce détail à M. l'archevêque de Paris, et je lui mande qu'il faut que M. le nonce renouvelle de la part du roi ses instances ici pour une décision vigoureuse; que c'est dans ce moment qu'il faut dire tout haut, que les évêques suppléeront immanquablement à ce que Rome ne fera pas. Il faudrait aussi trouver quelque moyen de faire écrire là-dessus au cardinal Nerli par quelque ministre., ou par les cardinaux de Janson et d'Estrées, en lui marquant les intentions des évêques de France, et lui insinuer qu'il se peut

 

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fier à ce que je lui dirai. En tout cas ce qui me console, ce sont les bonnes intentions de nos amis, qui, j'espère, n'abandonneront pas l'honneur et l'intérêt véritable du saint Siège.

Le cardinal de Bouillon s'imagine que tout lui est permis, et qu'il persuadera au roi ce qu'il voudra.

On doit commencer demain les épreuves; on votera sur six propositions.

Le faux bruit répandu à Paris sur le silence imposé aux deux partis, vient de ce que le cardinal de Bouillon a tenté sous main de le faire ordonner par le Pape, pour éviter, s'il pouvait par là, le coup qu'il craignoit de votre Relation; mais on n'a eu garde d'entrer dans ses vues. Le Pape a été bien instruit à propos de la nécessité de vos écritures.

M. de Chanterac montre secrètement une espèce de réponse manuscrite à M. de Paris, qu'il dit ne pouvoir faire imprimer à cause de certaines personnes qui y sont nommées : on m'a dit qu'elle ne contenait rien de considérable.

L'abjuration des ducs et duchesses est ici publique. Il n'est pas à propos que la France fasse aucune censure ; il est trop tard, et cela gâterait tout ; mais il est bon de le faire craindre.

Quand il sera nécessaire pour quelque chose de la dernière importance, et qui demandera grande diligence et prompte réponse, je n'hésiterai pas d'envoyer un courrier extraordinaire; si je puis, on s'en passera.

Le cardinal Spada m'a avoué dans ma dernière visite, que c'était le diable qui avait fait ajouter les derniers examinateurs (a).

Cette lettre part par un courrier extraordinaire, qu'envoie M. le cardinal de Bouillon ; mais il ne sait point que j'en profite pour faire passer mes lettres, qui sont remises par une voie sûre.

Quelle était la duchesse qui délaçait Madame Guyon (b)? M. le cardinal de Bouillon m'a dit qu'il croyait que c'était Madame de Mortemart.

 

(a) L'archevêque de Chieli et le sacriste du Pape. — (b) Il avait deviné juste. Au reste, tous les éditeurs depuis Déforis ont écrit délassait au lieu de délaçait, sans doute parce qu'ils avaient oublié le lait que Bossuet raconte dans sa Relation, sect. II, n. 4, 5, etc. Dans cette édition, vol. XX, p. 92 et 93.

 

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LETTRE CCCXVIII. M. LE TELLIER, ARCHEVÊQUE DE REIMS A M. L'ABBÉ BOSSUET. A Dun, ce 31 juillet 1698, jeudi au soir.

 

On me mande de Paris que M. l'archevêque de Cambray a fait imprimer une réponse latine à la lettre que M. de Paris lui a écrite; et qu'il a fait aussi imprimer, sous le nom d'un docteur de Louvain, une réponse aux cinq écrits de Monsieur votre oncle, contenus dans un seul volume. On m'ajoute qu'il a envoyé tous les exemplaires de cette impression, et qu'on n'en peut trouver à Paris. Je vous prie de tout mon cœur de m'adresser par la poste, le plus tôt que vous le pourrez, un exemplaire de chacun de ces deux écrits.

Je vois comme vous que les partisans de M. de Cambray n'espèrent plus que dans la vieillesse du Pape : je prie Dieu de tout mon cœur qu'il conserve Sa Sainteté.

 

LETTRE CCCXIX. BOSSUET  A  SON  NEVEU. A Meaux, 4 août 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 15 juillet : c'est bien peu, d'avoir seulement dix-huit exemplaires de la Lettre pastorale de M. de Chartres. Je suis pourtant bien aise que vous les ayez reçus, et du bon effet que cet ouvrage produit à Rome. Je le ferai savoir à ce prélat, afin qu'il en envoie un plus grand nombre d'exemplaires.

Vous aurez bientôt la traduction italienne de ma Relation : j'en enverrai du moins cent exemplaires.

Les amis de M. de Cambray sont consternés ; mais ils ne laissent point de répandre mille écrits secrets, où ils assurent que ce prélat répond à ma Relation, et qu'au reste quoi qu'il arrive, et quand même il serait condamné à Rome, ce prélat reviendra à la

 

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Cour plus glorieux que jamais. Ils osent compter sur la mort de trois ou quatre personnes, parmi lesquelles ils me mettent. C'est une chose inouïe que l'audace de ce parti, que des vérités si déshonorantes pour leur chef et pour eux-mêmes ne peuvent abattre. Tout ce que je vous marque est en termes formels dans leurs libelles manuscrits, qui se répandent sans nombre.

Vous pouvez tenir pour chose certaine que les prétendues intercessions des communautés pour M. de Cambray, et ce qu'on fait dire là-dessus au roi par M. le nonce, est chose inventée depuis le commencement jusqu'à la fin.

Si vous pouvez obtenir qu'on achève l'examen au commencement de septembre, on sera fort content de vous. En cas qu'il arrive quelque chose qui vise un peu droit à quelque accélération ou à quelque retardement, soyez-y bien attentif et faites-le-moi savoir par courrier exprès : ayez aussi l'attention de m'envoyer les réponses de M. de Cambray aux faits, comme je vous l'ai déjà mandé.

La réduction des trente-huit propositions aux sept chapitres (a) est fort bien. Il sera aisé d'y réduire celles qui ont été omises, et qu'il faudra ajouter.

Il est certain que la Relation a eu un effet si prodigieux, que ceux qui s'intéressent à M. de Cambray, ont été forcés de renoncer non-seulement à Madame Guyon, mais encore à lui-même, pour contenter le roi qui eût fait un coup d'éclat. Il y a sur cela jalousie contre moi (b).

Le P. Dez a eu audience.

On a écrit ici que le Pape a parlé fortement dans la congrégation, en disant : ch’ era una vergogna, qu'on devait avoir honte de parler si longtemps ; qu'il avait été interrompu par le cardinal de Bouillon, qui voulait lui faire donner audience au P. Philippe, lequel attendait son ordre à ses pieds; et qu'il avait repris son

 

(a) On peut voir cette réduction dans le Projet présenté aux consulteurs pour abréger l'examen du livre de M. de Cambray; projet que nous avons donné comme note à la lettre CCXCI, p. 457. — (b) La jalousie dévorait avant tous les autres M. de Noailles. M. de Noailles, archevêque de Paris, cardinal, etc., etc. aurait voulu l'emporter sur Bossuet par le talent comme il l'emportait par la naissance, par les richesses, par les honneurs, par l'autorité, etc.

 

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discours contre le cardinal avec aigreur. C'est Monseigneur Giori qui l'écrit ici à M. le cardinal d'Estrées (a).

J'ai vu entre les mains de M. le cardinal de Janson une longue et admirable lettre de M. l'abbé Péquigni, qui définit M. de Cambray par ces mots : Un quietismo soprafîno, un fanatismo stravagante, un pedantismo cicanoso. Je juge par une lettre du P. Estiennot à M. l'archevêque de Reims, que ce Père prend mal l'affaire et ma Relation, dont il a vu la moitié. Ainsi, sans lui montrer de défiance, il faut ou le redresser, ou marcher avec lui bride en main. Peut-être aussi n'ose-t-il pas parler ouvertement par lettres ; mais tout ce qu'il écrit est faible. Il ne faut pas qu'il sache que M. de Reims me communique toutes les lettres qu'il reçoit de lui. Ce prélat est en visite et va à Metz, dont il s'approche d'une journée en visitant.

 

LETTRE CCCXX. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSDET. Ce 4 août 1698.

 

Je ne pus vous écrire la semaine passée, Monsieur, parce que j'étais en visite : je priai le P. Roslet de vous en faire mes excuses. J'ai reçu votre lettre du 15 : j'y vois avec plaisir que les choses commencent à aller un peu plus vite, et qu'on est résolu à suivre votre projet. C'est le meilleur en toutes façons; et j'ai

 

(a) Voici comment l'abbé Phelippeaux raconte ce fait dans sa Relation part. II, p. 107 : « Le jeudi 26 juin se tint la quatorzième congrégation... Le cardinal de Bouillon reçut une terrible mortification. Le P. Philippe étant à genoux devant le Pape pour commencer son discours, Sa Sainteté dit qu'il était honteux de perdre le temps à des contestations et des disputes inutiles; qu'il voulait que chaque consulteur se contentât de dire les choses essentielles, et votât d'une manière courte et précise, sans chercher tant de détours. Le cardinal de Bouillon qui voulait empêcher l'impression que pouvait faire le discours du Pape, l'interrompit en disant : Padre santo, ecco Padre Philippo chi aspetta per votar ; « Saint Père, voici le P. Philippe qui attend pour voter, » c'est-à-dire pour parler. Le Pape ne faisant pas semblant d'entendre , le cardinal réitéra la même chose. Alors le Pape lui dit tout en colère: « C'est à Nous à parler; ce n'est ni à vous ni au Père : Nous voulons parler, et Nous voulons que cette affaire soit bientôt finie. » La plupart des cardinaux ne furent pas fâchés de voir le cardinal de Bouillon mortifié. »

 

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toujours proposé, pour éviter la longueur qui était inévitable autrement, de prendre ce parti. Il faut s'attendre que la cabale le troublera encore, si elle peut. Comme elle n'a rien à espérer que par le retardement, elle ne manquera pas d'y travailler toujours avec la même force ; mais j'espère que vous ne travaillerez pas moins à l'empêcher, et que vous en viendrez à bout à la fin.

L'opinion de l'archevêque de Chieti est trop douce ; mais comme elle est différente de celle des gens qui justifient absolument le livre, elle pourra vider le partage. Ceux qui veulent qualifier les propositions étant uniformes, ils l'emporteront; du moins c'est la règle.

J'ai envoyé votre paquet à M. de Chartres. Son ouvrage est très-bon : je suis bien aise qu'il soit approuvé à Rome. Il a tort de ne vous avoir pas envoyé un plus grand nombre d'exemplaires, et M. de Meaux de vous faire tant attendre les dernières feuilles de sa Relation; je ne doute pas que vous n'ayez tout reçu présentement.

C'est beaucoup que la disposition intérieure des cardinaux soit bonne. Continuez à la bien cultiver, et prenez garde aux coups fourrés : vous pourrez bien en essuyer quelqu'un avant que l'affaire finisse.

J'engagerai encore le roi à parler au nonce comme il faut : nous sommes sûrs de l'un et de l'autre. Nous n'avons rien à craindre que de votre Cour, et du cardinal de Bouillon plus que de personne.

La nouvelle des Jésuites est fausse : il n'est point vrai que les communautés de Paris aient sollicité M. le nonce en faveur de M. de Cambray ; mais il est bien certain que si elles l'avaient fait, on les aurait fait agir.

Je ne vous dis plus, Monsieur, combien je suis à vous : je vous en crois bien persuadé; vous me feriez tort si vous en doutiez.

 

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LETTRE CCCXXI. L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET. Rome, ce lundi 4 août 1698.

 

Ce n'est pas sans difficulté qu'on a recouvré un exemplaire de la réponse de M. de Cambray à la lettre de M. de Paris, qu'on a pris soin de tenir secrète. On ne l'a distribuée qu'à quelques cardinaux, et on les a priés de ne pas la communiquer. M. de Chanterac en a refusé à plusieurs personnes de ses amis, et s'est contenté de leur en promettre dans la suite du temps. La lettre est imprimée sans nom de ville et de libraire. Nous l'avons écrite dans une nuit, étant obligés de rendre le lendemain l'exemplaire.

Il serait bon de nous envoyer copie de tous les actes qui regardent Madame Guyon ; car M. de Cambray brouillera tout, et confondra les dates : il pourra même avancer des faussetés qu'on ne serait pas en état de détruire, si on n'avait pas des copies fidèles. Je serais bien aise d'avoir le Cantique des Cantiques de Madame Guyon, et le livre du P. Malebranche sur l'amour de Dieu: ce courrier pourrait les apporter.

Mercredi dernier on commença à voter sur les six propositions qui regardent les épreuves. Alfaro parla une heure et demie, quoiqu'on eût donné ordre d'être court. Monsieur l'abbé vous mandera toutes les démarches qu'on fait pour sauver la personne de M. de Cambray, et n'en venir qu'à la prohibition du livre : mais les plus sensés n'entreront jamais dans ce sentiment.

Je vous envoie une relation de ce qui s'est passé en Espagne, qui vous fera horreur. Il court ici une lettre de M. le cardinal le Camus au sujet de Madame Guyon, qui prétendait se prévaloir d'une lettre de recommandation qu'il lui avait donnée pour M. le lieutenant civil, sous prétexte d'un procès qu'elle disait avoir. Il y parle d'une fille, nommée Cateau Barbe, qu'il dit avoir révélé d'étranges mystères. Si j'avais eu le temps, je vous l'aurais transcrite; mais apparemment vous l'avez. Ni vous, ni M. de Chartres n'avez révélé le fait de Saint-Cyr, qui serait pourtant très-important.

 

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Vous serez sans doute surpris de tout ce que M. de Cambray dit dans sa réponse à M. de Paris : on n'a jamais avancé des faussetés avec tant de hardiesse. Mandez-nous précisément si on imprimera à Paris la Relation en italien : on me la traduit ici. Nous n'en avons plus de française. On a besoin du Quietismus redivivus. Je suis avec un profond respect, etc.

 

PHELIPPEAUX.

 

Sur la relation d'un de mes amis qui a assisté au panégyrique de saint Ignace, nous avons dressé sept propositions. On y a prêché l'amour pur et l'indifférence du salut, égalant saint Ignace à Jésus-Christ, qui, a-t-on dit, avait abandonné la béatitude pour venir sauver les hommes. Je ne puis vous les envoyer par cet ordinaire : elles sont entre les mains de gens qui en pourront profiter (a).

 

(a) M. Phelippeaux donne de plus longs détails sur cette affaire dans sa Relation du quiétisme, part. II, p. 124; «un Jésuite, dit-il, prêchant le panégyrique de saint Ignace dans l'église du Gesù, tâcha de justifier la doctrine de M. de Cambray. Il prit pour texte : De excelso misit Deus ignem in ossibus meis, et erudivit me. L'Eglise, dit-il, se voyant prête de périr, pria Dieu de la secourir; et Dieu touché de ses prières, envoya un feu dans les os de saint Ignace, c'est-à-dire un coup de mousquet, afin qu'il devint le soutien et l'ornement de l'Eglise. Instruit par cette blessure, non-seulement il méprisa les honneurs du monde, mais même son salut éternel, pour convertir les aines à Dieu. Il réforma l'Eglise qu'il avait trouvée corrompue , comme un autre Vuirtembergt : il donna l'idée de la solide piété et du parfait amour. Il avait coutume de s'écrier : Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur, parce que vous êtes très-aimable et très-parfait : Je ne vous aime pas pour jouir de vous, ni de votre béatitude; je suis prêt à y renoncer pour votre plus grande gloire. Dans ce degré d'amour et dans cette indifférence pour la félicité éternelle, il s'est égalé au Verbe divin, qui a renoncé à la béatitude pour racheter le monde. Mais il a beaucoup surpassé le prince des apôtres, qui ayant vu un rayon de la béatitude sur la montagne du Thabor, s'écria : « Faisons ici trois tabernacles ; il nous est avantageux de demeurer ici. » Pierre abandonna les fonctions de l'apostolat pour jouir de la béatitude ; mais Ignace plus parfait que Pierre, renonce à la béatitude pour gagner des âmes à Dieu : c'est en cela que consiste l'abnégation chrétienne.

On fut scandalisé de ce discours. J'en fis des plaintes au cardinal Casanate, et je lui donnai une censure sur ces propositions; mais comme on n'avait pas le manuscrit du prédicateur, on ne put procéder juridiquement contre lui.» Nous avons cité les lignes précédentes pour mieux éclaircir le texte que nous avons la mission de reproduire ; mais qu'un jésuite ait prêché des choses absurdes ou exagérées dans une église de Rome, qu'est-ce que cela prouve ?

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