Lettres LXXI - CXXIII
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LETTRE LXXI. BOSSUET A SON  NEVEU. A Meaux, le 8 septembre 1696.

 

On a dû publier aujourd'hui la paix, et chanter le Te Deum à Paris. Elle a été publiée à Turin, et le mariage de la princesse de Piémont avec le duc de Bourgogne a été signé : M. de Mansfeld y était encore. M. le maréchal de Catinat et tous les officiers de l'armée ont été trois jours à Turin très-bien régalés, et tout le peuple ravi de les voir.

Les ducs qui vont en otage doivent partir aujourd'hui, pour être à Turin jusqu'à la paix générale. Ils y auront le même traitement qu'on y faisait au marquis de Leganez, grand d'Espagne. Les Dames partent aussi pour aller au-devant de la princesse au Pont-de-Beauvoisin. L'ordre est donné pour mardi.

M. le maréchal de Catinat et M. le duc de Savoie seront toujours à Casai, l'un le 7 et l'autre le 15, comme je vous l'ai mandé ; et ce prince, le jour de son arrivée, dinera chez le maréchal. Le reste est attendu avec impatience.

On est épouvanté de l'empoisonnement de la reine d'Espagne, et de ses terribles circonstances. Trois personnes qui ont mangé du pâté où elle a trouvé la mort, sont mortes avec elle.

La censure contre la Mère d'Agréda tire à sa fin. Elle passera de cinquante voix à l'avis des députés. On dit de très-belles choses, et de temps en temps de grandes pauvretés. Je serai à Paris le 12, s'il plaît à Dieu.

 

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LETTRE LXXII. BOSSUET A SON NEVEU  (a). A Paris, ce 17 septembre 1696.

 

Votre lettre du 28 août m'apprend des choses si agréables pour Madame la princesse des Ursins, qu'on ne peut trop s'en réjouir avec elle. Toute la Cour en témoigne ici de la joie, et je vous prie de ne pas manquer de lui témoigner la mienne.

L'affaire des Pères de l'Oratoire fut consommée vendredi : le jour même que le P. de Sainte-Marthe fit sa démission, le P. de la Tour fut élu par quarante-deux suffrages sur quarante-cinq. Toute la Cour, aussi bien que toute la ville, a applaudi à un si digne choix.

La santé du roi va de mieux en mieux. Il a été purgé ce matin, et le sera encore vendredi. Nous le voyons tous les jours trois fois. Il a très-bon visage : il s'habille et commence à sortir. Il ira samedi à Marly, et on croit le voyage de Fontainebleau pour le 4.

On attend avec impatience les nouvelles d'Italie. M. de Savoie doit être mis à la tête des troupes hier, et a dû dîner chez M. le maréchal de Catinat. Il y a des parieurs pour dire que les Impériaux et les Espagnols accepteront la neutralité, d'autres disent qu'on fera la paix. Il passe pour bien constant que l'argent manque partout en Angleterre.

On parle d'un grand combat près de Thémesvar, où l'on dit que les Allemands ont été défaits et qu'il y a eu bien du sang répandu. La nouvelle en vient de toutes parts; mais on ne sait encore aucune circonstance positive. Après avoir passé la rivière de Teil, le grand seigneur fit rompre le pont de bateaux, et dit qu'il fallait vaincre ou mourir ensemble. Thémesvar est délivré.

Vous lirez ma lettre au tartare, et vous lui parlerez en conformité.

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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Je vous prie de recueillir soigneusement ce qui a été fait contre Molinos, Malaval, Madame Guyon, l’Analysis, de La Combe, Falconi, Bernières, etc.

On commence à imprimer mon ouvrage contre les quiétistes.

L'Ordonnance de M. de Paris est très-bien reçue et très-applaudie.

Je ne manquerai point d'écrire à M. le cardinal Barberin au premier courrier.

M. Marescotti a écrit ici très-avantageusement sur votre sujet; et M. l'abbé Belot, à qui la lettre était adressée, a fort répandu vos louanges.

Nous avons des obligations infinies et au delà de tout à M. le cardinal de Janson. Vous pouvez lui dire sans façon, que je ferai dans le temps ce qu'il faudra pour l'affaire dont il vous a parlé. Le témoignage qu'il rendra de votre conduite pourra vous être utile dans le temps. Mais il a raison de vous dire qu'il faut aller en cela fort naturellement et fort délicatement : en sorte qu'on ne sente pas le moindre dessein ; ce qui oblige à se renfermer dans des termes fort généraux.

Les tableaux des princes sont presque finis; ils seront beaux et fort ressemblants.

L'affaire d'Agréda doit être finie aujourd'hui (a), et a dû passer magno numero à l'avis des députés.

Je salue M. Phelippeaux.

Je m'en retourne jeudi; et vendredi je célébrerai, en attendant mon obit, l'anniversaire de mon sacre.

Soyez bien attentif à nous rendre compte de ce qui se dira de l'Ordonnance.

Les évêques de Flandres ont écrit au Pape sur son bref, où il veut qu'on entende les propositions in sensu obvio; et ils tâchent de faire voir qu'on abuse beaucoup de ce terme, que M. de Paris a suivi.

Les Jansénistes sont consternés, mais il paraît qu'ils se consolent de la première partie par la seconde (6).

 

(a) Elle fut eu effet terminée ce jour-là, par une censure conforme à l'avis des députés, et qui fut confirmée le l" octobre suivant.

(b) La première édition, et par suite toutes les autres, dit : « Plusieurs

 

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Ma sœur et la famille vous embrassent.

Soyez bon Italien et conservez-vous dans ce grand chaud.

 

LETTRE LXXIII.  BOSSUET A  SON NEVEU (a). A Germigny, le 21 septembre 1696.

 

Je n'ai pas encore reçu vos lettres de cet ordinaire.

Nous attendons avec impatience les nouvelles de Rome sur l’Ordonnance. M. le nonce en a parlé froidement, et a dit qu'il n'appartenait qu'au Pape de s'expliquer sur la foi. "Vous savez nos sentiments sur cela, et la pratique de l'antiquité. On s'en est expliqué à Rome même dans l'affaire de Jansénius ; et Innocent X a loué des lettres du clergé, où les évêques s'attribuaient le premier jugement.

Souvenez-vous des bulles et autres décrets sur le quiétisme du temps d'Innocent XI : il y en a sept ou huit, et je prie M. Phelippeaux de vous aider aies bien chercher, sans en omettre aucun.

La censure de la Mère d'Agréda sera relue au 1er octobre, et paraîtra aussitôt après selon l'avis des députés, avec quelques adoucissements.

 

sont mécontents de la première partie de son Ordonnance sur la grâce ; mais il paraît qu'ils se consolent de cette première partie par la seconde. »

Dans l'espoir de rendre impossible la vérification, les premiers manipulateurs des œuvres posthumes ont raturé le texte original : après avoir chargé la ligne de barres croisées et d'une épaisse couche d'encre, ils ont changé les traits des lettres qui dépassaient le corps de l'écriture. Mais la différence d'encre et celle du ton, dévoilant la fraude, après une opération facile, on a pu lire dans les caractères primitifs, non pas « plusieurs sont mécontents, » mais « les Jansénistes sont consternés, » etc. C'est ce que Bossuet répète dans la lettre LXXVII : ce Les Jansénistes en sont consternés. » Il est vrai que les honnêtes éditeurs ont, encore ici, remplacé le mot de consternés par celui de mécontents. Dans la lettre même qu'on lisait tout à l'heure, ils ont supprimé une phrase qui s'accordait mal avec leur altération; cette phrase est celle-ci : « L'Ordonnance de M. de Paris est très-bien reçue et très-applaudie. »

On sait qu'il s'agit, dans tout cela, de l'Ordonnance de Mgr l'archevêque de Paris, portant condamnation du livre intitulé : Exposition de la foi, etc. Bossuet egt l'auteur, non pas de tout cet écrit, comme on l'a dit, mais de la seconde partie, qui expose la doctrine sur la grâce.

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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Nous chantâmes hier le Te Deum pour la paix de Savoie.

On assure que les Espagnols se sont expliqués dans le Milanais sur le sujet de la neutralité, et cela paraît certain. On croit que Mansfeld en fera autant au premier coup de mousquet.

Yos tableaux s'achèvent, et il faudra bientôt nous marquer le moyen de les faire tenir à Florence. Je reverrai vos lettres précédentes pour m'y conformer.

Il y a eu à Meaux des difficultés infinies pour les places et pour les rangs. J'ai tout réglé.

Je célébrai solennellement mes obsèques le 21 (a), jour de saint Matthieu, avec grand concours. M. le théologal (b) fit un beau sermon.

MM. les abbés de Fleury et de Langle sont ici, et vous saluent.

 

LETTRE LXXIV. BOSSUET A SON NEVEU (c). A Paris, 1er octobre 1696.

 

Je suis bien aise de voir que votre accès n'ait rien été. Je vous ai écrit tous les ordinaires, excepté le dernier, que je n'avais pas encore reçu votre paquet. J'arrivai hier de Rosay ou plutôt de La Fortelle, où l'on but fort à votre santé. J'y allai avec M. l'abbé de Fleury, Je pars pour Versailles et jeudi, après le départ du roi, pour la Trappe. Vos tableaux s'achèvent. (La censure de la Mère d'Agréda a été relue ce matin et paraîtra dans peu de jours. ) Ayez soin de votre santé. J'embrasse M. Phelippeaux. Nous attendons M. l'abbé de....

 

(a) Bossuet avait fondé, dans son église cathédrale, un service qui devait être célébré tous les ans après sa mort au jour de son décès ; et pour acquitter cette fondation, on disait pour lui, pendant sa vie, une messe solennelle chaque année. — (b) M. l'abbé Treuvé, auteur d'une instruction fort estimée sur la pénitence. Son sermon fut imprimé. — (c) Inédite.

 

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EPISTOLA LXXV. CARDINALIS CASANATE AD EPISCOPUM MELDENSEM.

 

Iteratis amoris tui significationibus exornas me, illustrissime Prœsul, novissimis scilicet litteris quas nuper ad me reddidit D. abbas Bossuetus fratris tui filius, jam pridem mihi praeclaras ob ejus virtutes charissimus : ex quibus profectò illam prœ caeteris decerpsi jucunditatem, quòd tantoperè ab illustrissimeo D. archiepiscopo Parisiensi intellexi me amari. In cujus rei testimonium exoptavit clarissimus vir Constitutionem suam unà cum epistolâ tuà ad me deferri ; eo fortasse judicio inductus, illam ad me chariorem perventuram, si amantissimi mei litteris comitata accederet. Quod quidem negare non ausim, cùm caeteroquin praestantissimi viri egregiae dotes tôt tantaeque sint, ut iis non modo universo Galliarum regno praeluceat, sed cœterarum etiam Ecclesiarum præsulibus exemplo sit, illosque ad suî imitationem alliciat.

Gratissima insuper ad me accessit ejusmodi Constitutionis editio, tùm quia in eâ optimi pastoris animum recognovi Sedis apostolicae decretis adeò conformera, ut nihil magis; tùm etiam quia planè video maximum gloriæ cumulum viro religiosissimo indè accessurum, ab iis præsertim qui catholicae veritatis studio flagrant.

Te intérim, illustrissime Praesul, summoperè exoratum volo, præfato D. archiepiscopo, quem plurimi merito semper feci semperque faciam, propter hoc ingens erga me animi sui testimonium gratias nomine meo agas innumeras ; tibique persuadeas nihil mihi fore jucundius, quàm tuis tuorumque commodis inservire, et valeas.

Dominationi tuœ illustrissimes deditissimus,

H. card. CASANATE.

 

Romae, 2 octob. 1696.

 

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LETTRE LXXVI. FÉNELON A BOSSUET. A Fontainebleau, jeudi 4 octobre 1696.

 

J'arrivai, Monseigneur, de Paris à Versailles avant-hier au soir fort tard, et je ne sus hier par M. Ledieu que vous étiez à Versailles que dans le temps de l'embarras de mon départ : ainsi je ne fus pas libre d'avoir l'honneur de vous aller voir. J'espère que vous verrez par |toute ma conduite quelle est ma sincérité. Personne, s'il plaît à Dieu, n'ira jamais plus loin que moi en zèle pour l'autorité de l'Eglise, et en attachement inviolable à sa tradition. Je vous suis très-obligé, Monseigneur, des soins avec lesquels vous avez la bonté de vous intéresser à tout ce qui me touche. Mais je crois que vous me devez la justice de compter sur ma candeur, et sur la simplicité avec laquelle je pense des choses dont vous êtes, aussi persuadé que moi. Je n'admettrai ni ne souffrirai jamais ce qui va plus loin. Pour le public, il faut attendre patiemment des occasions qui soient naturelles et sans indécence, pour ne laisser rien d'équivoque dans les esprits : je n'en veux jamais négliger aucune occasion. Je vous supplie, Monseigneur, d'être persuadé que quand je ne serai point arrêté par des raisons essentielles, dont je laisserai juger des gens plus sages que moi, j'irai toujours avec joie et de moi-même au-devant de tout ce qui pourra vous témoigner ma déférence et ma vénération pour vos sentiments. Je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui n'en doive convaincre le public. Conservez, s'il vous plaît, l'honneur de vos bonnes grâces à l'homme du monde qui est attaché à vous, Monseigneur, avec le respect le plus sincère..

Fr. archev. duc de Cambray.

 

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NOUVELLE DÉCLARATION DE MADAME GUYON. A M. L'ARCHEVÊQUE DE PARIS. Ce 9 octobre 1696.

 

Je supplie très-humblement Monseigneur l'archevêque d'être persuadé de ma parfaite obéissance à ses ordres, et de la sincérité de mes paroles à tenir ce que je lui ai déjà promis par mes déclarations et par mes lettres, et que je lui promets encore de nouveau aujourd'hui. Je l'assure que dans l'adoucissement qu'il me fait la grâce de me procurer, je serai fidèlement attachée à la conduite et direction de M. le curé de Saint -Sulpice, tant pour l'extérieur que pour l'intérieur ; que je n'aurai aucun commerce de conversations, de visites, ni de lettres, sous main ou autrement, avec personne sans exception, que de son avis et participation ; que je serai fidèle à me tenir au lieu qui me sera marqué, sans en sortir ni m'en éloigner sous quelque prétexte que ce soit, ni souffrir ou consentir en nulle manière qu'on m'en sépare ou qu'on m'en ôte sans l'ordre exprès de mondit Seigneur ; et qu'enfin je ne donnerai volontairement aucune atteinte à la droiture de ma conduite, qui puisse me faire soupçonner d'aucune intrigue, ni pratique cachée avec personne sans exception. C'est ce que je lui promets et lui jure devant Dieu, et que je signe de tout mon cœur aujourd'hui.

DE LA MOTTE-GUYON.

 

LETTRE LXXVII (a). BOSSUET A SON NEVEU. A Germigny, ce 27 octobre 1696.

 

J'ai reçu vos lettres du 15 et du 26 septembre, et celles du 2. L'affaire de la neutralité est donc dénouée. On attend la princesse (b) à Fontainebleau le 5 au plus tard. Le roi s'avancera à une petite journée et jusqu'à Montargis, qui est

 

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) De Savoie.

 

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à huit lieues, avec Monseigneur et Monsieur, et ira la recevoir. On ne me marque pas que les princes y doivent être. J'espère être à Fontainebleau le 3, et vous aurez de là de mes nouvelles, s'il plaît à Dieu. Les Dames paraissent toujours bien contentes de la princesse. On attend à la Cour M. de Brionne, qui en dira les premières nouvelles de visu.

Tout ce que vous me mandez de l'Ordonnance (a) est su de M. de Reims et à l'archevêché, par le moyen du P. Estiennot et de M. Vivant. J'ai envoyé à M. de Paris ce que le cardinal Casanate et Fabroni pensent. On sait tous les sentiments du cardinal de Janson, par les manières dont écrit celui qui est auprès de lui. Le cardinal Noris fait fort le mystérieux. Le P. Estiennot a écrit à M. de Reims que M. le cardinal Noris avait trouvé du mais dans l'Ordonnance. Vous avez fort bien tourné la chose. M. de Reims a dit que si M. le cardinal de Janson savait où en sont les Jésuites; vous entendez le reste. Je ne dis rien de vous; mais on sait tout par ailleurs.

On m'a donné copie d'une déclaration et supplique de Hennebel (b), Lovanien, qui accepte le sensu obvio, et demande qu'on s'en contente. On a envoyé de Flandres à Rome une grande quantité d'exemplaires de l’Ordonnance, et quoique les Jansénistes de ce pays-là en aient été d'abord consternés, on croit qu'à présent ils s'en veulent aider.

Nous avons ici Madame et Mademoiselle de Mérat. Nous y sommes tous, excepté ma sœur. Toute la bonne compagnie vous salue. M. Chabert fait merveille à la farine. Je suis bien aise de vous savoir à la campagne. La nôtre est plus charmante que jamais. Les fontaines vont jusqu'aux nues. Nous allons commencer un bel ouvrage le long de la rivière, et en noyer les petites îles. Le fonds se prendra sur le prix des routes. Cela embellira la Marne.

On croit la paix générale assurée : on parle de conditions fort douteuses. M. l'abbé de Gomer est dans sa famille jusqu'à la Toussaint.

 

(a) De l'archevêque de Paris sur la grâce. — (b) Docteur de Louvain, que sa Faculté avait envoyé à Rome, au sujet des troubles excités dans les Pays-Bas.

 

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Je n'ose rien dire de Strasbourg ni de Luxembourg. On ne dit mot de tout cela, et on souhaite tant la paix qu'il n'est question que de l'équivalent. Brissac est pour Strasbourg, et quelque chose de semblable pour Luxembourg.

Le P. Estiennot a écrit à M. de Reims que le cardinal Noris me ferait réponse ; mais rien.

Ajoutez au chiffre Chien vivant, Pirot la Cadette.

 

LETTRE LXXVIII.  FÉNELON A M. *** A Fontainebleau, ce 28 octobre 1696.

 

Je suis si touché, Monsieur, de l'amitié dont votre lettre est remplie, que je ne puis m'empêcher d'y répondre avec un véritable épanchement de cœur. Je vous ai toujours aimé, et je vous aimerai toute ma vie : je ne me sens pas capable d'être jamais autrement. Pour votre vivacité, je ne l'ai jamais regardée que comme un effet excessif de votre zèle sincère pour l'Eglise, et de votre délicatesse pour l'intérêt de vos amis. J'aurais seulement souhaité que vous eussiez pris tranquillement, et sans précipitation, des mesures avec eux pour prévenir tous les éclats, puisque vous ne les aviez jamais trouvés ni faux dans leurs paroles, ni insensés dans leur conduite. C'était à vous, Monsieur, cerne semble, à retenir les esprits échauffés, à modérer leurs alarmes, et à tenir tout en suspens. Vos amis auraient eu en vous une confiance sans réserve; vous auriez eu part à toutes leurs délibérations : quand même ils n'eussent pas jugé comme vous sur la personne, ils auraient été sans peine d'accord avec vous, et pour les recherches les plus exactes, et pour les précautions propres à prévenir l'éclat. Enfin s'ils avaient eu ou des sentiments condamnables, ou s'ils avaient opiniâtrement refusé de prendre des précautions nécessaires, vous auriez toujours été reçu à les abandonner ; et le plus tard eût été le meilleur pour vous.

Mais il n'y faut plus penser : Dieu a permis que les choses n'aient pas pris un chemin si naturel. J'adore sa providence; et

 

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loin d'avoir aucune peine à votre égard, je vous remercie des biens infinis qui me sont venus par là. Rien n'est bon que la croix de Jésus-Christ, sur laquelle il faut mourir attaché avec lui. La croix n'est véritable qu'autant qu'elle nous vient de nos meilleurs amis, de qui nous l'attendions le moins. Vous êtes tout ensemble mon bon ami et ma bonne croix, que j'embrasse tendrement.

Quand vous voudrez, je vous expliquerai tous mes sentiments; et je suis assuré que, lorsque vous les aurez examinés, vous conviendrez qu'il n'y a point d'inquisition ombrageuse qui puisse contredire ce que je pense. Vous verrez même que personne ne va plus loin que moi pour condamner tout ce qui passe les bornes, et pour prévenir l'illusion. J'ose dire que je sais mieux que ceux qui ont fait tant de bruit, les bornes précises où il faut s'arrêter, et le langage qu'il faut tenir aux mystiques pour les y réduire. Pardonnez-moi cette présomption: elle ne m'empêchera jamais d'être comme un petit enfant dans les mains de l'Eglise, et même dans celles de mes amis.

Je demeure avec vous, Monsieur, dans la règle que vous avez posée vous-même. Nous ne pensons différemment que sur une chose très-peu importante, et dont il n'est plus question : demeurons cordialement unis dans les choses que nous pensons de même ; et s'il nous reste de part ou d'autre à connaître ce que nous ne connaissons pas, l'amour de la vérité, dans cet esprit d'unité, nous attirera la lumière dont nous avons besoin. Craignez tant qu'il vous plaira, de ne craindre pas assez ; accusez-vous de pousser la modération jusqu'à la mollesse : pour moi je ne puis savoir que ce que je sais, ni craindre que d'être injuste : Unusquisque in sensu suo abundet. Quand même vous auriez sujet de craindre quelque chose d'une personne décréditée avec tant d'éclat, que pouvez-vous craindre d'elle seule? Vous ne pourriez la craindre que par l'entêtement de vos amis; mais cet entêtement, si ridicule et si extravagant qu'on puisse se l'imaginer, n'ira jamais à rien contre les décisions dogmatiques, ni même contre les conseils des pasteurs. Ils sont sincères, simples et dociles; ils donneraient leur vie pour obéir à l'Eglise jusque dans les

 

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moindres choses ; ils ne tiennent à aucune personne que par le lien unique de l'Eglise ; il n'y en a aucune qu'ils ne sacrifiassent dès que l'Eglise parlerait : ils sont aussi soumis pour les personnes et pour les livres, que pour le fond de la doctrine.

Pour moi, je vous le déclare devant Dieu, j'aurais horreur de moi-même, si je me surprenais à penser autrement. Quand même j'aurais moi seul dans l'Eglise toute l'autorité des Papes et des conciles généraux, je n'agirais jamais ni en cette matière, ni en aucune autre, que par le conseil de mes confrères et de tous les saints prêtres qui sont instruits de la tradition (a). Ma conduite actuelle dans le diocèse de Cambray, que je veux continuer jusqu'à la mort, est de ne décider rien, depuis les plus grandes choses jusqu'aux plus petites, par mon propre sens. Tout se détermine par la délibération de mon conseil, qu'on appelle le vicariat, et qui est composé de cinq personnes que je consulte. Si j'étais seul d'un sentiment en des matières bien moins importantes que celle dont nous parlons, je ne le suivrais pas, quelque bon qu'il me parût. Je n'ai aucune prétention qui m'empêchât de prendre les partis les plus fermes, dès que je verrais la tradition blessée.

Il est vrai que la lecture des ouvrages des saints autorisés par l'Eglise, m'empêche de m'alarmer trop facilement sur des expressions qui ont été fort innocentes dans leurs écrits, qui ont pu l'être de même dans ceux des autres qui ont parlé sans précaution avant le dernier éclat, et sur lesquelles j'aurais mieux aimé des explications précises pour lever toute ombre

 

(a) Tout ce que dit ici M. de Cambray, est bien démenti par sa conduite dans l'affaire du quiétisme. L'on se rappelle toutes les protestations de déférence et de soumission qu'il faisait à Bossuet dans les commencements , et dont il a si peu tenu compte, lorsqu'il a fallu donner des preuves de leur sincérité. Si ce prélat ne se fût pas entêté à défendre les erreurs d'une femme livrée au plus étrange fanatisme , l'affaire eût été terminée par la rédaction des articles d'Issy, et n'aurait fait aucun éclat. Mais son refus de se rendre aux avis des prélats les plus distingués, fit voir avec combien peu de fondement il pouvait dire : « Quand même j'aurais moi seul dans l'Eglise toute l'autorité des Papes et des conciles généraux, je n'agirais jamais ni en cette matière, ni en aucune autre, que par le conseil de mes confrères. » Et tandis que tout ce qu'il y avait de gens sages et éclairés s'élevaient contre ces systèmes pernicieux, avec quelle confiance osait-il ajouter : « Si j'étais seul d'un sentiment en des matières beaucoup moins importantes, je ne le suivrais pas, quelque bon qu'il me parût? » (Les premiers édit. )

 

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d'équivoques, avec une condamnation expresse de tous les mauvais sens faite par l'auteur même, que des censures générales de supérieurs.

Quand même mon entêtement ou mon ignorance m'empêcheraient de discerner avec assez d'exactitude ce qui serait contraire à la tradition, je déposerais sans peine mon sentiment particulier, pour me conformer à celui de mes confrères et d'un clergé savant et pieux. Avec de telles dispositions, dans lesquelles je veux vivre et mourir, je ne crains ni d'être trompé, ni de tromper les autres. Quand même je me tromperais, avec cette droiture et cette docilité sans réserve pour l'Eglise, mon erreur serait vénielle et ne ferait mal à personne.

Que d'autres personnes, qui n'entendent pas le fond de la doctrine, ou qui ne l'entendent qu'à demi, ou qui y apportent secrètement leurs passions mondaines, s'effarouchent et alarment les autres, je n'en suis pas surpris. Vous le devriez être moins qu'un autre, vous qui avez passé votre vie à croire que beaucoup de gens zélés se font des fantômes pour les combattre. Tu vero, homo Dei : mais pour vous, Monsieur, vous nous connaissez, vous savez ce qui nous arrêtera toujours, et pour la doctrine et pour la conduite. Encore une fois, j'adore Dieu qui a permis que vous ayez cru l'Eglise en péril. Pour cela, il a fallu que vous ayez pris les plus dociles et les plus zélés de ses enfants pour des fanatiques, dignes tout au moins d'une prison perpétuelle. Mais tout ce que Dieu a fait ou permis est bon. Il m'unit à vous plus que jamais ; et je ne puis vous exprimer à quel point je m'attendris en vous écrivant. Je vous offre d'entrer en conversation simple et cordiale, quand vous le voudrez : il ne s'agit point de dispute ni d'éclaircissement humain. Si je vous ai blessé ou scandalisé, je vous en demande pardon.

En tout ceci je n'ai fait que trois choses. La première est de me contenter des éclaircissements dont vous vous êtes contenté ; la seconde, de recueillir des passages des saints pour l'examen de la matière, après quoi j'ai signé les trente-quatre propositions ; la troisième, de ne refuser de croire les accusations contre la personne qu'après que M. de Meaux m'a assuré qu'elles étaient sans

 

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preuve, et que les accusateurs étaient indignes d'être écoutés. Il est vrai que je crois que certaines personnes savantes sont plus en état de condamner ce qui est effectivement faux, dangereux et contraire à la tradition, que de marquer précisément ce qui est bon et de l'expérience des saints, en le réduisant à un langage correct. Vous jugez bien, Monsieur, que cette lettre demande un secret inviolable ; et je connais trop votre cœur pour être en peine là-dessus. Je n'ai pour vous qu'amitié, estime, confiance et vénération.

 

LETTRE LXXIX. BOSSUET  A SON NEVEU   (a). A Fontainebleau, ce 5 novembre 1696.

 

Nous venons de voir arriver Madame la princesse de Savoie. Elle est fort bien faite : d'une physionomie fort vive et fort spirituelle, elle a un sourire fort agréable et un air qui plaît beaucoup. Le roi en écrivit hier ici des merveilles : il est content au dernier point et comblé de joie de l'humeur et du bon esprit de la princesse, qui n'a point paru étonnée, et qui a répondu à Sa Majesté et à tout le monde d'une manière où il a paru beaucoup de raison et de grâce. Le roi fut hier l'attendre à Montargis, où elle devait arriver. Monseigneur était avec lui, avec peu de monde de la Cour et les domestiques seulement. Monsieur avait eu dessein d'aller plus loin, et pour cela était parti devant le roi; mais il s'est arrêté à Montargis. Toutes les Dames qui l'ont vue durant le voyage et ont eu l'honneur de la suivre, en sont charmées. L'entrevue entre Monseigneur le duc de Bourgogne et elle, s'est faite dans le carrosse du roi. Monseigneur de Bourgogne n'a fait que descendre du sien pour entrer dans celui du roi. Ils ont paru contents l'un de l'autre, et voilà tout ce qu'on sait du premier abord. Comme elle appelait toujours le roi Sire, Sa Majesté lui a dit de l'appeler dorénavant Monsieur : ce qui décide le rang et le traitement de duchesse de Bourgogne. On ne croit pourtant pas

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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qu'elle paraisse beaucoup en public. Le roi l'a toujours appelée Madame la princesse de Savoie, ou Madame la princesse tout court.

Nous savons ici que le Pape fait secrètement examiner l’Ordonnance; mais ce qu'on écrit de tous côtés conformément à ce que vous dites, fait espérer que tout tournera en approbation. Soyez bien en repos en votre maison de Frescati : je voudrais que ce fût en la maison de Cicéron.

J'ai reçu une lettre, toujours de plus eu plus obligeante de M. le cardinal de Janson, que je vous prie d'assurer derechef de mes respects.

J'ai oublié de vous marquer que le roi menait la princesse, ce qui la faisait paraître un peu plus petite qu'elle n'est. Sa taille est très-jolie. Le roi à table dans sa place ordinaire fit mettre la princesse entre lui et Monseigneur, à sa droite : Monsieur était à la gauche. Elle était dans le carosse sur le devant avec Monsieur.

 

LETTRE LXXX. L'ABBÉ LEDIEU  A  L'ABBÉ BOSSUET. A Fontainebleau, le lundi 5 novembre 1696.

 

Nous sommes ici seulement de samedi 3 novembre. D'abord chacun a dit, petits et grands, je dis les plus gros bonnets, que M. de Meaux venait prendre possession de la charge de premier aumônier de Madame. Tous les prétendants aux charges inférieures font assiduement leur cour à ce supérieur prétendu. Je remarque l'abbé de Choisy entre eux, qui depuis la mort de son bon ami La Bruyère a repris le commerce de notre Père grec. Cependant il n'y a aucune ouverture, et le bon Père est fort tranquille à son ordinaire sur ses livres, corrigeant ici même, comme ailleurs, les épreuves de son livre sur les Etats d'oraison.

 

LETTRE  LXXXI. BOSSUET A SON NEVEU (a). A Germigny , ce 18 novembre 1696.

 

Après vous avoir marqué la réception de vos lettres du 2 et du 9 octobre, que je vous ai peut-être déjà accusée de Fontainebleau, je vous dirai que le cardinal Casanate m'écrit du 23 octobre une lettre pleine d'amitié et de confiance. Il se déclare pour l'Ordonnance (b), et insinue qu'on l'a lue et approuvée dans le consistoire, du moins dans une assemblée de cardinaux; mais il s'explique en même temps, pour interpréter le sensu obvio du Pape. On écrit de plusieurs côtés de ce pays-là, qu'il en va venir un nouveau bref (c) sur cette interprétation, et sur les propositions de morale déférées au Pape. Les Pays-Bas espagnols, et par contagion les nôtres, sont en trouble sur toutes ces choses.

Je suis ici encore pour quelques jours.

MM. Courtin et de Harlay sont nommés plénipotentiaires pour la paix. M. de Gergit accompagnera M. de Harlay. On n'attend que les passeports. Du reste on ne parle de rien.

La princesse continue à plaire beaucoup. Je crois vous avoir mandé que par le traité elle doit être mariée aussitôt après sa douzième année, qui arrivera l'an prochain, au six de décembre.

 

LETTRE LXXXII.  BOSSUET A SON NEVEU. A Meaux, ce 1er décembre 1696.

 

J'ai reçu vos lettres du 23 et 30 octobre, de Frescati. Je suis bien aise que vous vous y trouviez bien et en bonne compagnie : c'est à vous à prendre garde, si un si long séjour y est convenable. J'entends bien que le vrai objet, dans un voyage de la

(a) Revue sur l'original. — (b) De M. de Paris. — (c) Effectivement il en vint un, sous la date du 24 novembre 1696.

 

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nature du vôtre, est de se faire des connaissances et des amis, surtout parmi les personnes les plus considérables, qui sont les cardinaux : mais il faut bien choisir, et que ce soient les meilleurs, autant qu'il se peut. Des deux que vous me nommez, il y en a un qui n'est pas, ce me semble, en grande estime. Du reste je ne vous parle de cette sorte par aucun avis particulier, ni autrement que par conjecture. Vous êtes sage, et vous saurez bien réfléchir sur les idées que vous donnerez de vous-même. Jusqu'ici on paraît vous distinguer fort : il faut soutenir votre réputation. Vous savez que par toutes sortes de raisons, c'est M. le cardinal de Janson qu'il faut contenter.

Nous attendons ce que l'on fera sur le sensus obvius.

Il n'y a point de nouvelles. Je serai mardi à Paris, s'il plaît à Dieu. Je suis arrêté par le procès qu'on fait ici à l'officialité au curé de Jouarre. Il est question de bien remplir cette place si importante au diocèse.

 

LETTRE LXXXIII.  FÉNELON A M.*** Ce 6 décembre 1696.

 

Souffrez, Monsieur, je vous en conjure, que j'éclaircisse simplement avec vous deux endroits de votre lettre, où vous me paraissez donner à la mienne des sens très-contraires à mon intention. Je supposerai toujours que je me suis mal expliqué, quand vous aurez mal entendu.

Le premier endroit vous regarde. Je ne vous impute nullement de nous avoir pris pour des fanatiques, dignes tout au moins d'une prison perpétuelle: je veux seulement dire que vous n'avez pas dû croire l'Eglise en péril, et voici mon raisonnement. Madame Guyon ne pouvait pas toute seule mettre l'Eglise dans ce péril, elle ne pouvait le faire qu'en nous séduisant ; et vous n'avez pu croire que nous fussions capables d'être séduits contre l'Eglise, tant que vous ne nous avez pas crus des fanatiques, dignes d'être renfermés; donc vous ne deviez pas vous alarmer tant pour

 

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l'Eglise : voilà toute ma pensée. J'ai supposé que vous ne nous preniez pas pour des visionnaires extravagants, puisque vous me témoigniez encore tant d'amitié : j'en ai conclu que vous ne deviez pas être tant alarmé sur la séduction d'une femme, qui ne pouvait être puissante et dangereuse que par nous.

Le second endroit regarde les gens qui peuvent avoir eu dans cette affaire des vues humaines. Vous m'auriez fait grâce et justice de me laisser expliquer moi-même, si vous ne m'entendiez pas : je n'ai voulu parler que de mille gens qui ont discouru avec curiosité et avec malignité. Les évêques, dont il n'est pas question ici et que je révère comme je le dois, vous diront eux-mêmes combien les gens du monde ont voulu pénétrer dans cette affaire pour nous noircir à la Cour, surtout auprès des gens dont ils croyaient que nous avions trop l'amitié. Le monde ne serait plus monde, si de telles choses n'arrivaient pas. Vous devez d'autant plus, Monsieur, croire ce que je dis, que vous le dites vous-même : car vous assurez que vous avez pris notre parti, quand on nous a imputé des choses qui sont certainement très-fausses. Voilà mon intention éclaircie de bonne foi sur les deux endroits de ma lettre que vous preniez dans des sens très-contraires aux miens.

Pour les discussions de faits qui regardent la personne, il ne me convient plus de les faire; et si vous m'aimiez sincèrement, comme je le souhaite et comme je prends plaisir à le croire, vous devez souhaiter que de telles choses se fassent par d'autres sans moi. Pour les passages dont vous me parlez, je ne les ai jamais vus: mais je ne dois pas condamner une personne sur des songes, rapportés simplement par elle sans les donner pour bons. Il y a même trop d'exemples de choses à peu près semblables dans de très-bonnes âmes, pour en devoir conclure rien de décisif contre cette personne. A l'égard des prédictions, je ne les ai jamais lues ni comptées pour quelque chose : j'ai cru même être bien assuré que la personne ne s'y arrêtait pas plus que moi. On peut dire par simplicité ce qui vient dans l'esprit : mais il ne faut pas le donner pour une prophétie ; et alors on ne se trompe point, quoique ce qu'on a dit se trouve faux. C'est la règle du bienheureux

 

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Jean de la Croix, qu'il me paraît capital de suivre toujours pour éviter l'illusion. Si une personne voulait être prophétesse, ce serait un préjugé contre elle qui me mettrait en grand soupçon. Quand je vois une personne qui donne simplement à ses supérieurs ce qui lui passe par la tête, ne comptant pour rien ce qu'elle donne et n'ayant point de honte de le dire par obéissance, alors n'importe que ce qu'elle dit soit vrai ou faux, bon ou mauvais : ce n'est point par là que je juge d'elle. Pour moi, Monsieur, je n'ai point à juger sur cette personne; cela ne regarde que M. l'archevêque de Paris, qui est éclairé, pieux et plein de grâce : je n'ai qu'à me taire et à me renfermer dans mes fonctions.

Ce qui doit, Monsieur, vous mettre l'esprit en repos et pour l'Eglise et pour vos amis, c'est que, comme vous le croyez vous-même, ils ne pensent rien de mauvais; qu'ils donneraient leur vie pour empêcher les moindres nouveautés ; qu'ils ne respirent que soumission à l'Eglise ; qu'ils auraient horreur de tout ce qui serait contraire à cette docilité ingénue ; qu'ils ne seront jamais d'aucune cabale ; qu'ils n'useront jamais de leur autorité pour blesser les règles, ni pour rien faire seuls; qu'ils ne seront jamais attachés à aucun livre, ni à aucune personne, ni à aucun sentiment suspect ; et qu'au contraire ils seraient aussi zélés et aussi fermes que personne pourrait l'être, pour réprimer toute illusion. Ce fondement posé, il ne reste, Monsieur, qu'à conclure ce que vous avez conclu vous-même dans vos premières lettres : nous pensons vous et nous de même dans tout ce qui est important ; nous ne pensons différemment qu'en ce qui n'est d'aucune importance; nous sommes, Dieu merci, dans la vraie unanimité. Je suis ravi d'y être avec vous ; car je ne cesserai jamais de vous aimer avec tendresse et vénération.

 

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LETTRE LXXXIV. BOSSUET  A   SON  NEVEU (a). A  Paris, ce 9 décembre 1696.

 

Le courrier apparemment n'est pas encore arrivé, et nous ne vous accusons aucune lettre. Nous attendons avec impatience ce que vous aurez résolu pour Naples. M. de Chaulnes dit que c'est un voyage hasardeux; mais vous saurez prendre vos mesures

M. Troye avait enfin habillé les princes : nous ne songions qu'à les envoyer, après avoir fait copier les têtes, quand Troye m'est venu dire qu'il y avait défense par le ministère de M. de Torci de les envoyer sans nouvel ordre. Je m'en vais à Versailles pour savoir ce que c'est. Je pourvoirai incessamment à la somme pour les copies que vous faites faire.

Le Traité du feu cardinal Sfondrate est ici méprisé et condamné de tous les honnêtes gens. Songez à nous l'envoyer, aussi bien que son Innocentia vindicata (b), en sa conception immaculée définie par un concile des apôtres, et dont la fête est d'une institution apostolique.

Mes respects à M. le cardinal.

 

LETTRE LXXXV. BOSSUET  A  SON   NEVEU (c). A Meaux, ce 30 décembre 1696.

 

J'ai reçu votre lettre du 4 par l'ordinaire, et un peu après le paquet où étaient les propositions que vous me promettiez par vos précédentes, dont j'écris à M. Phelippeaux.

J'ai donné des ordres très-exprès pour les quinze cents livres,

 

(a) Revue sur l'original. — (4) Le premier de ses ouvrages a pour titre : Nodus prœdestinationis dissolutus. Cinq évêques de France le dénoncèrent au souverain Pontife; on peut voir leur lettre, vol. XXVI, p. 519. Le second ouvrage, Innocentia vindicata, nous est aussi connu; Bossuet en a parlé dans ce volume. Lettre LXIV, pag. 12. — (c) Revue sur l'original.

 

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et cela bien assurément ne tardera pas. Il n'y a rien de nouveau à vous dire sur les tableaux des princes. J'espère trouver fait celui de la princesse en arrivant à Paris le 4 ou le 5, et on ne perdra point de temps à les envoyer. Je n'entends pas encore parler du départ des plénipotentiaires, qui ont seulement ordre de se tenir prêts. Vous jugez bien de la joie qu'a M. de Harlay de se trouver à la tête.

Nous avons grand intérêt de savoir si l'on persiste toujours à n'accorder aucune pension pour les cures, pour quelque cause que ce soit, et quelque âge ou quelque service qu'aient les curés, et de quelque valeur que soient les cures tant en fonds qu'en casuel. Faites-moi, je vous prie, toutes les distinctions là-dessus, en sorte que cette instruction puisse servir dans l'occasion pour la cure de Saint-Eustache, dont vous savez la nature.

Je vous prie aussi de faire chercher la dispense de ce mémoire, et d'en prendre le transsumptum pour me l'envoyer, s'il ne coûte pas beaucoup. Il s'agit d'une vieille affaire du diocèse, que nous ne saurions finir. Souvenez-vous aussi des décrets sur le quiétisme, surtout de ceux dont j'ai envoyé le mémoire et la date à M. Phelippeaux ; ils me sont de conséquence. Mon impression sur le quiétisme en est au dernier livre, de dix qui sont assez courts.

M. Chasot est ici en bonne santé, et vous manderait les nouvelles s'il y en avait. La seule qui regarde la littérature consiste en deux thèses soutenues à Reims coup sur coup (à), dans l'une desquelles la doctrine de Molina sur la conciliation du libre arbitre avec la prédestination est proposée comme étant sortie toujours plus pure de toutes les épreuves où elle a été mise ; et l'autre se sert de cette doctrine comme tirée de saint Augustin même dans le livre de Bono perseverantiœ, et propre à établir les préfinitions de Suarez et la prédestination gratuite etiam ad gloriam,

 

(a) Toutes les éditions disent : soutenues à Reims coup sur coup par les Jésuites ;  puis la première ajoute en note : « Nous aurons dans la suite occasion de parle'r de l'Ordonnance de M. le Tellier, archevêque de Reims contre ces thèses révoltantes. » Ce qu'il y a de plus révoltant, dans tout cela, c'est l'expression de par les Jésuites, c'est la falsification que se sont permise les Bénédictins jansénistes des Blancs-Manteaux.

 

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qui est proposée comme étant de saint Augustin, qu'il veut suivre en tout.

Nous attendons toujours ce que fera Rome sur le livre du cardinal Sfondrate, contre qui tout est soulevé.

 

LETTRE LXXXVI.  BOSSUET A M. L'ABBÉ DE MAULEVRIER. Janvier 1697.

 

Je sais d'une manière à n'en pouvoir douter, que M. de Cambray veut écrire sur la spiritualité. Premièrement, il me l'a écrit, et j'ai sa lettre ; secondement, j'en suis averti de très-bonne part. Je suis assuré que cet écrit ne peut causer qu'un grand scandale ; 1° parce qu'après ce qu'il m'a fait dire sur le refus d'approuver mon livre, il ne se résoudra jamais à condamner les livres de Madame Guyon, ce qui est introduire une nouvelle distinction du fait et du droit, et faire voir que M. de Paris et moi avons condamné cette Dame sans entendre sa pensée. Cela est d'un si grand scandale, que je ne puis en conscience le supporter, et que Dieu m'oblige à faire voir qu'on veut soutenir des livres dont la doctrine est le renversement de la piété : 2° je vois par les lettres et par les discours de M. de Cambray, qu'il tendra à établir comme possible la perpétuelle passiveté ; ce qui mène à des illusions insupportables. Car si cet état est possible, à moins de le restreindre, comme je le fais après le B. Jean de la Croix, à la sainte Vierge ou à quelque autre âme aussi extraordinaire, telle que celle de saint Jean-Baptiste, on donnera ouverture à conduire les âmes sur ce pied-là; ce qui serait renverser la bonne conduite des âmes, et un des articles que M. de Cambray a signés, qui est le XXIXe : 3° je suis assuré qu'il laissera dans le doute ou dans l'obscurité plusieurs articles, sur lesquels il me sera aisé de taire voir qu'il fallait s'expliquer indispensablement dans la conjoncture présente. Et si cela est, comme il sera, qui peut me dispenser de faire voir à toute l'Eglise combien cette dissimulation est dangereuse? Tout cela démontre qu'à moins de concerter tous ensemble ce

 

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qu'il faut dire, c'est qu'on veut tromper, c'est qu'on veut montrer que M. de Paris et moi l'avons mal condamnée, ce que j'avouerais sans peine s'il était vrai. Mais comme bien assurément cela n'est pas, la vouloir défendre c'est vouloir rétablir et remettre sur l'autel une idole brisée. Voilà la vérité à laquelle il faut que je sacrifie ma vie. Je le répète, on veut rendre la condamnation de Madame Guyon douteuse, par là la remettre en honneur; et on ne m'évite en cette occasion après m'avoir témoigné tant de soumission en paroles, que parce qu'on sent que Dieu en qui je me fie me donnera de la force pour éventer la mine.

Je me réduis à ce dilemme. Ou l'on veut écrire la même doctrine que moi, ou non. Si c'est la même, l'unité de l'Eglise demande qu'on s'entende ; si c'en est une autre, me voilà réduit à écrire contre, ou à renoncer à la vérité.

 

LETTRE LXXXVII.  BOSSUET ASON NEVEU (a). A Versailles, ce 20 janvier 1697.

 

Votre dernière sans date m'apprend que Vous avez enfin reçu vos passeports pour Naples, et qu'apparemment vous devez être à présent parti pour ce pays-là. Je vous souhaite heureux voyage et un prompt retour.

Je croyais vous avoir mandé ce que vous me dites qu'on a écrit de M. de Cambray : apparemment ce sera M. Pirot qui l'aura mandé à M. Vivant, à qui il communique tout (b). J'attendrai les pièces sur le quiétisme, selon les dates que j'ai envoyées à M. Phelippeaux.

Vous aurez vu à présent qu'on a pourvu aux quinze cents livres. Troye a commencé le tableau de la princesse et je le presse de finir.

J'ai reçu le bref qui paraît juridique. On dit que la paix

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) M. L'abbé Bossuet avait appris à Rome les mauvais procédés de M. de Cambray à l'égard de M. de Meaux; et il est clair que ce prélat n'en avait rien écrit à son neveu même, tant il mettait de modération dans tout ce qu'il faisait contre les partisans de la nouvelle spiritualité. (Les premiers édit.)

 

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chemine toujours. Les plénipotentiaires croient partir au commencement du mois prochain et que le lieu du congrès sera Nimègue.

 

LETTRE LXXXVIII. M. DE RANCÉ A M. DE SAINT-ANDRÉ, CURÉ DE VAREDDES. Février 1697.

 

J'ai reçu, Monsieur, le livre que vous m'avez envoyé, et l'Or-donnance de M. l'archevêque : je vous suis bien obligé de ce que vous n'avez pas oublié la prière que je vous avais faite. C'est une chose déplorable, que de voir ces diversités de sentiments qui se forment dans l'Eglise, et particulièrement celle qui a donné lieu au livre de M. de Cambray. On ne saurait trop louer le zèle de M. de Meaux de s'opposer, comme il fait, à des erreurs si pernicieuses. Je ne doute point que tous les gens de bien ne se joignent à lui, et que son parti ne soit celui de l'Eglise. Je n'ajouterai rien à ce billet, si ce n'est pour vous assurer, mon très-cher Monsieur, que je prendrai toute ma vie un intérêt sensible à tout ce qui vous regarde, et qu'il n'est pas possible d'être avec plus d'estime et de sincérité que je suis, etc.

Fr. Armand-Jean, anc. abbé de la Trappe.

 

LETTRE LXXXIX.  BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 3 février 1697.

 

Cette lettre vous trouvera revenu à Rome, et je souhaite que ce soit en bonne santé. Vous aurez su la nouvelle de M. le cardinal de Bouillon qui, sur les instances de M. le cardinal de Janson pour son retour, doit aller à Rome vers la Pentecôte, chargé des affaires dans l'attente du décanat du sacré collège (a). Il est

 

(a) M. de Cambray avait dès lors résolu de porter à Rome l’affaire de son livre en cas qu'il fût attaqué par les évêques de France ; et l’on avait usé de petits stratagèmes pour engager M. le cardinal de Janson à demander son retour,

 

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vrai que M. de Cambray a refusé d'approuver mon livre, en déclarant qu'il ne veut pas improuver Madame Guyon. Il a même depuis deux jours imprimé un livre sur la spiritualité (a), où tout tend à la justifier sans la nommer. Il n'a pris aucune mesure avec personne, et l'on trouve cela un peu hardi. A peine ai-je eu le loisir de parcourir son livre. J'embrasse M. Phelippeaux.

 

LETTRE XC. BOSSUET A SONNEVEU (b).  A Paris, ce 11 février 1697.

 

Vous nous avez fait grand plaisir de nous donner de vos nouvelles de Naples. Nous espérons apprendre bientôt de celles du Vésuve, sans pourtant vous demander une recherche aussi curieuse que celle de Pline pour le mont Gibel. Vous aurez su que M. le cardinal de Bouillon devait aller à Rome après Pâques, chargé des affaires, et que M. le cardinal de Janson devait revenir au mois d'août ou de septembre. J'en ai fait mes compliments à cette Eminence.

Mon frère m'a dit qu'il vous avait mandé quelque chose du procédé de M. de Cambray, et du livre qui a paru de lui depuis peu. Il s'est entièrement rallié avec les Jésuites, et il a dit qu'il n'avait point à la Cour d'ami plus cordial que le P. de la Chaise (c). Il n'a pris aucune mesure qu'avec les Jésuites : aucune

 

et à prier le roi de charger des affaires M. le cardinal de Bouillon. Voyez cette intrigue détaillée dans la Relation du quiétisme de M. Phelippeaux, part. I, p. 228 et suiv. (Les premiers édit. )

(a) C'est le fameux livre : Explication des maximes des Saints sur la vie intérieure. — (b) Revue et complétée sur l'original. — (c) M. Phelippeaux dit dans sa Relation, p. I, p. 214 : « M. de Cambray depuis quelques années s'était lié par intérêt et par politique aux jésuites. Il ne manqua pas de communiquer son dessein (de publier son livre) au P. de la Chaise, et à ceux qui avaient le plus d'autorité. Il leur exagéra l'attachement qu'il avait à la doctrine et à la gloire de la Société, et les raisons qu'ils avaient de le défendre contre des prélats qu'ils savaient leur être peu favorables. Et afin de les engager davantage, il montra son ouvrage aux principaux théologiens du collège de Clermont, qui en approuvèrent la doctrine, et lui promirent de la défendre en cas qu'elle fût attaquée. »

 

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avec Madame de Maintenon, ni avec le roi. Quelle sera la suite de cette affaire? Dieu le sait.

On tient celle de la paix fort avancée, et que tout sera conclu avant l'assemblée, en sorte que les plénipotentiaires ne partiront que pour signer. Il paraît ici un manifeste du roi d'Angleterre, qu'il devait envoyer au Pape pour en faire part par ses nonces aux princes catholiques.

Mon livre sur le quiétisme (a) est achevé d'imprimer, et va paraitre incessamment. M. de Cambray en a publié un, qui a pour titre : Explication des maximes des Saints sur la vie intérieure. Il le prend d'un ton bien haut et bien décisif. Il parle dans l'avertissement de trente-quatre articles (b) de deux grands prélats, qu'il veut expliquer avec plus d'étendue : il ne dit pas qu'il les ait signés. On trouve un peu extraordinaire qu'il ait entrepris de le faire sans concert avec eux, et après avoir vu mon livre (c). Ce procédé étonne tout le monde, et à la Cour et à la ville. On remarque beaucoup qu'il a dit dans l'avertissement : « Les mystiques savent bien que je les entends, et je leur laisse à juger si je n'explique pas leurs maximes avec plus d'exactitude que la plupart d'entre eux n'ont pu jusqu'ici les expliquer. » On dit tout haut que par ces paroles il se veut mettre à la tête du parti. Le livre est fort peu de chose : ce n'est que propositions alambiquées, phrases et verbiage. On est assez déchaîné contre tout cela. Il y aurait des propositions essentielles à relever. Nous garderons toutes les mesures de charité, de prudence et de bienséance. On trouve l'action hardie et sans mesure.

(a) C'est l'Instruction sur les états d'oraison. Cet ouvrage se trouve dans le volume XVIII. — (b) Les articles d'Issy. — (c) Bossuet lui avait communiqué le manuscrit de l'Instruction sur les états d'oraison. « J'attendais, dit le grand évêque dans la Relation sur le quiétisme, sect. III, n° 16, j'attendais ses difficultés pour me corriger sur ses avis; je me sentais pour lui, ce me semble, la même docilité qu'il m'avait témoignée avant son sacre : mais trois semaines après, l'approbation me fut refusée par une raison que j'étais bien éloigné de prévoir. Un ami commun me rendit dans la galerie de Versailles une lettre de créance de M. l'archevêque de Cambray, qui était dans son diocèse. Sur cette créance on m'expliqua que le prélat ne pouvait entrer dans l'approbation de mon livre, parce que j'y condamnais Madame Guyon, qu'il ne pouvait condamner. » M. de Cambray prit dès lors la résolution de donner son livre des Maximes, et il exécuta ce "dessein dans un profond secret, sans en rien communiquer à M. de Meaux.

 

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Je salue M. Phelippeaux. M. de Cambray a pressé et précipité son livre. M. l'archevêque de Paris est irrité de ce procédé (a). Vous n'avez, vous et M. Phelippeaux, qu'à ouvrir les oreilles.

 

LETTRE XCI.  BOSSUET A M. GODET DES MARAIS, ÉVÊQUE DE CHARTRES. Ce 13 février 1697.

 

J'ai vu M. de Paris, j'ai vu M. de Cambray, et je n'ai rien appris de nouveau. Le livre fait grand bruit et je n'ai pas ouï nommer une personne qui l'approuve. Les uns disent qu'il est mal écrit; les autres, qu'il y a des choses très-hardies; les autres, qu'il y en a d'insoutenables ; les autres, qu'il est écrit avec toute la délicatesse et toute la précaution imaginables, mais que le fond n'en est pas bon ; les autres, que dans un temps où le faux mystique fait tant de mal, il ne fallait écrire que pour le condamner, et abandonner le vrai mystique à Dieu; ceux-là ajoutent que le vrai est si rare et si peu nécessaire, et que le faux est si commun et si dangereux, qu'on ne peut trop s'y opposer. Je souhaite de tout mon cœur que Dieu mène tout à sa gloire. On se pare fort de M. Tronson ; et je ne sais si ce que vous appelez sagesse en lui, n'est pas un trop grand ménagement.

 

LETTRE XCII. BOSSUET A M. DE LA BROUE (b). A Paris, ce 16 février 1697.

 

Vous aurez à présent reçu l'exemplaire de mon livre, que M. l'abbé de Catelan vous a envoyé. J'ai eu l'honneur, mon cher

 

(a) M. de Cambray avait promis à M. l'archevêque de Paris, de ne faire paraître son livre qu'après celui de M. de Meaux. Mais s'étant ensuite imaginé qu'il était important pour lui de prévenir ce prélat, il pressa extraordinairement l'impression et la publication de son ouvrage, peu jaloux de tenir la parole qu'il avait donnée. (Les premiers édit.) — (b) Revue sur l'original.

 

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Seigneur, de vous écrire ce que j'attendais de vous. M. de Cambray a imprimé un livre que je souhaite qu'on vous envoie : M. l'abbé de Catelan prendra ce soin ; sans lui je l'aurais fait. On est fort soulevé contre : la manière n'y nuit pas peu; car on a vu qu'il se cachait de M. de Paris, et principalement de moi. On a su pourquoi il me refusait son approbation : on a trouvé malhonnête qu'il voulût expliquer nos Articles sans concert, et écrire sur une matière que nous avons traitée en commun sans prendre aucune mesure. Nous tâcherons d'agir de manière que la vérité soit en sûreté, sans qu'il arrive de scandale de notre côté. Priez Dieu pour l'Eglise, pour M. de Paris, pour M. de Chartres et pour moi. Je voudrais bien pouvoir m'expliquer davantage : tout à vous, mon très-cher Seigneur.

M. de Paris et M. de Chartres m'approuveront; et cela est très-à propos, à cause de la liaison qui a été marquée entre nous dans cette affaire.

Mon neveu est de retour de Naples, où il a reçu toute sorte de civilités, et il est charmé de ce voyage : il vous assure de ses respects; toute la famille vous en dit autant. Ma sœur est toujours de même. Ha ! que vous avez bien prédit beaucoup de choses ! Je vous écrirai ce qui se passera de plus remarquable, autant qu'il sera possible.

 

LETTRE XCIII. BOSSUET A M. DE LA BROUE (a). A Paris, ce 23 février 1697.

 

Assurez-vous, Monseigneur, que je ne vous laisserai rien ignorer de ce qui se pourra écrire sur l'affaire dont vous désirez avec tant de raison d'être informé. Le livre de M. de Cambray continue à soulever tout le monde, c'est-à-dire docteurs et autres, et la Cour comme la ville. Nous sommes résolus, M. de Paris, M. de Chartres et moi, après avoir tout pesé, de lui présenter les articles sur lesquels il aura à s'expliquer brièvement et précisément, après les avoir pesés et réduits en termes précis. Nous

(a) Revue sur l'original.

 

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procéderons en esprit de vérité et de charité par les voies les plus prudentes et les plus pressantes, selon que Dieu nous l'inspirera. Nous n'oublierons rien, s'il plaît à Dieu ; et quoique M. de Cambray ait engagé le P. de la Chaise à parler pour son livre, nous espérons que la vérité sera si bien soutenue par tous ceux que vous avez vus engagés à sa défense, que la victoire lui demeurera toute entière. Priez Dieu pour nous : vous nous manquez bien ; suppléez-y par vos prières.

On vous donne avec raison beaucoup de gloire, pour avoir réduit à l'obéissance les ennemis de M. de Saint-Pons (a). Je n'en dirai rien davantage, étant fort pressé; je pars pour Versailles.

On ajoutera quelques chapitres à l'ouvrage que vous avez : on vous enverra tout ce qu'on pourra.

 

LETTRE XCIV. BOSSUET A  SON NEVEU (b). A Versailles, ce 23 février 1697.

 

Je vous envoie ma réponse à Messeigneurs les cardinaux Barberin et Denhoff ; je vous prie de bien faire valoir mes reconnaissances à ces dignes cardinaux. Le livre de M. de Cambray fait ici, et à la Cour et à la ville, le plus mauvais effet du monde pour son auteur, dont le procédé et la doctrine soulèvent tout le monde contre lui. Le roi en est ému au-delà de ce qu'on peut penser : il lui revient de tous côtés que tout le monde en est scandalisé. C'est M. le duc de Beauvilliers qui, le premier, en a porté la nouvelle au roi (c) ; Madame de Maintenon a suivi, et le roi était en impatience de savoir mes sentiments.

Le soulèvement est au-delà de l'imagination. Je dois faire

(a) Les Récollets, avec qui ce prélat avait des démêlés. — (b) Revue sur l'original. — (c) C'est-à-dire que le duc de Beauvilliers, en l'absence de M. de Cambray pour lors retiré dans son diocèse, présenta son livre au roi et en fit les honneurs à toute la Cour. M. de Pontchartrain, alors contrôleur général des finances, fut le premier qui avertit le roi que Madame Guyon avait trouvé un défenseur dans sa Cour, dans sa maison, auprès des princes ses enfants. M. le Tellier, archevêque de Reims, en parla aussi plusieurs fois au roi.

 

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encore avec M. l'archevêque de Paris un extrait des propositions censurantes, que je vous enverrai.

M. le cardinal de Janson recevra par cet ordinaire une lettre de cinq évoques au Pape contre le livre du cardinal Sfondrate. Aussitôt que j'eus vu le livre, j'imaginai ce dessein, qui depuis s'est trouvé conforme à la pensée de M. Phelippeaux. Le roi a fort approuvé la lettre, dont il a demandé la traduction. J'ai fait la lettre, chargé par M. de Reims. Je vous prie de faire sur ce sujet-là, à M. le cardinal de Janson, toutes sortes d'honnêtetés de ma part. M. de Reims s'est chargé de lui adresser la lettre. Le roi l'a fort approuvée, et c'est tout ce que je puis vous en dire quant à présent. Vous ferez part à M. Phelippeaux de ce que je vous en ai dit ci-dessus.

Il y a un article dans la lettre du roi à M. le cardinal de Janson, pour lui ordonner de rendre la lettre en la propre main du Pape. Je suppose qu'il vous la fera voir : qui que ce soit n'en sait rien ici. Vous ne direz pas, si vous le voulez, que c'est moi qui ai fait la lettre.

Le roi sait le bon traitement que vous ont fait les Espagnols, et la manière dont le vice-roi vous a parlé de Sa Majesté, de la famille royale et de la France ; et elle a paru en être contente. M. de Reims lui a lu l'article de votre lettre sur les choses que vous a dites le cardinal Denhoff. J'ai vu ici M. le comte Denhoff, à qui j'ai beaucoup parlé de la religion : il est calviniste opiniâtre.

Nous attendons la suite du livre (a) contre la probabilité (b)

 

(a) Ce livre avait pour auteur le P. Gonzalez, général des Jésuites. — (b) Les premiers éditeurs finissent la lettre par cet alinéa : « Le recueil des Hommes illustres de ce siècle, par M. Perrault, de l'Académie, paraît depuis quelques semaines. Les brigues et la jalousie de certaines gens ont fait mutiler cet ouvrage, et retrancher des hommes qui méritaient bien d'y avoir place. » A quoi se rattache la note qu'on va lire : « M. Ledieu, secrétaire du prélat, nous expliquera dans la lettre suivante, adressée à M. l'abbé Bossuet, quels étaient ces personnages.... » Voici maintenant ce que dit l'abbé Ledieu : « Enfin paraît depuis un mois le recueil des Hommes illustres de ce siècle,... par .M. Perrault, de l'Académie.... Les PP. Jésuites ont fait rayer du nombre des hommes illustres, M. Pascal et M. Arnault, qui étaient gravés, et dont les éloges étaient imprimés à leur rang. Cela a révolté, surtout les gens de lettres. »

Ainsi voilà certaines gens qui, dans des sentiments de jalousie, par brigue,

 

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LETTRE XCV. M. TRONSON A L'ÉVÊQUE DE CHARTRES. Ce 24 février 1697.

 

Je vous suis très-obligé, Monseigneur, des deux lettres que vous m'avez envoyées et qui accompagnaient celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; je remarque en cela votre bonté et votre charité pour moi. Ce m'est une marque obligeante de votre sincère et constante amitié. Si j'ai eu dans l'occasion dont vous me parlez trop de ménagement pour notre ami, comme on vous l'insinue, ce n'a été que pour n'avoir pas eu assez de lumières. Car dans le fond je vous avouerai franchement que j'ai cru, après plusieurs personnes de piété, qu'il était important que le monde fût instruit de ses sentiments. Or il me semble qu'il s'en explique assez, et qu'il les éclaircit d'une manière qui peut avoir deux bons effets. Le premier, de redresser ceux qui abusent des livres des bons mystiques et de leurs expressions, et qui y donnant un sens opposé à la doctrine de l'Eglise et contraire à la foi et aux bonnes mœurs, tombent dans de très-grands égarements. L'autre est de prévenir les soupçons qu'on pourrait former contre lui, en faisant connaître d'une manière claire et précise tout ce qu'il pense sur cette matière. Je ne sais quel sort d'ailleurs aura son ouvrage ; mais toujours, quoi qu'on en dise, il doit empêcher à mon avis qu'on ne soupçonne l'auteur d'avoir des erreurs qu'il condamne avec tant de force. Voilà mes vues, que je

 

enlèvent au mérite la place et l'honneur qui lui appartiennent ; et si vous voulez savoir quels sont ce» hommes injustes, tournez la page ; l'abbé Ledieu vous apprendra que ce sont le» PP. Jésuites. L'échafaudage est habilement dressé, mais un mot va le renverser par terre : c'est que Bossuet n'a rien dit de ce qu'on lui fait dire, c'est que l'alinéa qu'on lui prête est le produit de la fraude. Je viens de dire que la calomnie est tramée d'une main habile, c'est une méprise : car le passage interpolé se présente à tous les gens comme un calque fait, sur la prose malveillante de l'abbé Ledieu, par la plume lourde et plate de Déforis.

Malgré tout cela, qui pourrait le croire 7 le faux s'est soutenu pendant un siècle ; toutes les éditions, celles qui se publient de nos jours comme les autres, reproduisent l'alinéa fabriqué par Us Bénédictins des Blancs-Manteaux.

 

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vous expose simplement, et que je soumets de tout mon cœur à ceux qui en ont de plus étendues. Car je sais que les miennes, quelque bonne intention qui les accompagne, étant fort bornées, me doivent toujours être fort suspectes. Celle dont je puis vous assurer qui m'est plus à cœur et qui ne me trompera pas, est que je serai toute ma vie avec toute la reconnaissance que je dois, et avec un attachement inviolable, entièrement à vous.

 

LETTRE XCVI.  L'ABBÉ LEDIEU  A L'ABBÉ BOSSUET. A Paris, ce lundi soir, 25 février 1697.

 

M. Bossuet n'ayant rien autre chose à vous mander, il n'a pas cru devoir mettre si tard la main à la plume. Puisqu'il me la fait prendre à sa place, je profiterai avec votre permission, Monsieur, de l'occasion pour dire de plus que le livre de M. de Cambray est enfin parvenu à être universellement méprisé. Plusieurs docteurs ont dit qu'il y aurait bien de quoi le proposer en Faculté, pour le censurer comme il le mérite. Aussi M. de Meaux y trouve-t-il des propositions erronées contre la coopération à la grâce et sur d'autres matières : par où il paraît que l'auteur n'est pas bien foncé dans la théologie. Tout cela fait désirer de plus en plus l'ouvrage de notre prélat, qui vient de s'achever aujourd'hui, à la réserve des tables, qui nous tiendront encore cette semaine ; et je ne crois pas que l'on puisse vous l'envoyer par le premier ordinaire. Monseigneur de Paris a donné une magnifique approbation : nous attendons celle de M. de Chartres. J'ai été chargé d'imprimer, pour joindre à cet ouvrage, un recueil des actes de la condamnation des quiétistes, qui comprend la bulle d'Innocent XI contre Molinos, le décret de l'Inquisition aussi contre sa personne, et les autres portant condamnation des livres des nouveaux mystiques. Les Ordonnances des prélats de notre province y sont jointes ; de sorte qu'on aura sur cette matière tout ce qui s'est fait de plus remarquable contre cette secte.

Enfin paraît depuis un mois le recueil des Hommes illustres

 

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de ce siècle, au nombre de trente-quatre ou environ, par M. Perrault, de l'Académie, qui a fait les discours très-succincts qui sont joints aux estampes de chacun. Lulliet Quinaulten sont, M. de Turenne, M. le Prince, M. Colbert, le cardinal de Richelieu, M. le chancelier Seguier, M. Pellisson, Descartes, plusieurs autres, et M. Phelippeaux, grand-père de M. de Pontchartrain. Dans sa généalogie on s'est contenté de dire qu'il vient de la branche des Phelippeaux établie à Blois, dans laquelle il y a eu de suite jusqu'à sept secrétaires d'Etat; et que leur famille est originaire d'Anjou, où un Jean Phelippeaux se trouve avoir occupé une charge importante auprès des anciens comtes d'Anjou, dès l'an 1400 et tant, sans entrer en d'autre détail. Je dis encore ceci, Monsieur, avec votre permission pour le compagnon de votre voyage. Au reste les PP. Jésuites ont fait rayer du nombre des hommes illustres, M. Pascal et M. Arnauld qui étaient gravés, et dont les éloges étaient imprimés à leur rang. Cela a révolté, surtout les gens de lettres; et leur indignation a paru même dans une lettre imprimée qui a couru.

 

LETTRE XCVII. BOSSUET A SON NEVEU (a). A Paris, ce 4 mars 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 12 février. Nous avons déjà parlé de vous ensemble, M. le cardinal de Bouillon et moi : il témoigne de la joie de vous rencontrer à Rome. Je lui ferai bien vos compliments, et votre lettre sur sa mission m'en donnera un grand sujet. Je ne doute pas du regret qu'on aura à Rome d'y perdre M. le cardinal de Janson : ce que vous me dites del grand concetto qu'on a de lui en Italie, m'a fait un grand plaisir. Il est égal ici ; et nous y aurons autant de joie de le voir qu'on aura de regret de le perdre de delà. Assurez-le bien de mes respects : vous ne lui en sauriez trop dire, ni trop l'assurer d'un sincère attachement

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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et d'une parfaite reconnaissance de toutes les bontés qu'il nous témoigne par des effets si agréables.

Je fais réponse à M. Phelippeaux sur les décrets du quiétisme. Mon livre achève de s'imprimer ; je vous l'enverrai aussitôt avec une lettre au Pape, pour le présenter à Sa Sainteté. Celui de M. de Cambray a excité un soulèvement si universel et qui, au lieu de diminuer, s'augmente si fort, que jamais il ne s'en est vu un pareil. Il y faudra apporter quelque remède: je vous en parlerai quand on aura pris un parti. Le mien, en attendant, est de parler le moins que je puis. Nous garderons toutes les mesures que la charité et la paix demandent.

Soyez attentif à notre lettre sur le cardinal Sfondrate. Je vous ai mandé que M. le cardinal de Janson, à qui on l'a adressée, a ordre de la rendre lui-même à Sa Sainteté. Je vous en enverrais une copie, si je ne croyais pas que M. le cardinal de Janson vous la fera voir.

Le portrait de la princesse est presque achevé, et on travaille sans relâche à mettre notre présent en état. Faites-nous faire de votre côté des originaux et autant d'antiques que vous pourrez, du moins en estampes. Vous aurez su la mort de Madame la chancelière. Les princes ont rendu à M. le chancelier les visites accoutumées, à commencer par Monsieur. Les plénipotentiaires sont partis. Je vais à Versailles à l'instant. On mande du bien de vous de tous côtés : soutenez.

Je ferai vos compliments à M. Phelippeaux sur son mariage avec Mademoiselle de Cheboutanne, que vous avez vue à Soissons. Ecrivez-lui-en un mot. Ce mariage est fort approuvé.

 

LETTRE XCVIII. BOSSUET A M. DE  LA BROUE (a). A Meaux , ce 9 mars 1697.

 

Je vous ai déjà fait mes compliments, mon cher Seigneur, sur la grande part que vous avez eue à la satisfaction qui a été faite et

 

(a) Revue sur l'original.

 

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donnée à M. de Saint-Pons. Quand vous aurez occasion de faire savoir à ce prélat la joie que j'en ai par le respect particulier que j'ai pour lui, aussi bien que pour l'intérêt commun, vous me ferez plaisir.

M. de Cambray ne donne point d'autre cause du refus de l'approbation (a) sinon qu'il ne pouvait pas consentir, comme il eût fait par cet acte, à condamner Madame Guyon.

Je ferai une attention nouvelle à la huitième proposition des bégards : il m'a paru que c'eût été trop tirer les choses par les cheveux, que de l'attribuer aux nouveaux mystiques. Je suis bien heureux en effet d'avoir eu saint Chrysostome pour moi (b) dans le trente-troisième article : car sans cela vous m'écrasiez avec saint François de Sales et toutes les Saintes, même avec les plus excellents commentateurs ; mais, Dieu merci, je suis sauvé. J'ai bien su que Cassien était de même avis; mais je ne le cite qu'à regret dans de telles choses, où le plus souvent il est outré dans ce qu'il dit le mieux.

Si l'on n'est pas content de la raison que j'ai donnée dans la préface du soin que je prenois pour certains mystiques, j'aurai du moins fait connaître que ce n'est pas par la grande estime que je fais de leur autorité. J'ai un peu corrigé les six dernières lignes que vous avez vues : mais quand on pensera que j'ai un peu regardé, quoique obliquement, M. de Cambray, je ne m'en offenserai pas : et il était difficile de laisser passer l'affectation de défendre, Madame Guyon sans en dire quelque mot en général.

Si vous avez de l'impatience de voir le livre de M. de Cambray, j'en ai encore plus pour en savoir votre sentiment, maintenant que vous le devez avoir reçu de M. l'abbé de Catelan. Ce que je vous puis dire en attendant, c'est que le soulèvement est universel, et augmente à mesure que le livre se répand. La Cour s'est d'abord soulevée autant et plus que la ville. Quelques Jésuites s'y sont déclarés, entre autres le P. de Valois et, à ce qu'on dit, le P. de la Chaise; mais cela n'apaise pas les esprits : vous aurez appris tout le reste par ma lettre précédente.

(a) A l’lnstruction sur les étals d'oraison. — (b) Sur les demandes et désirs excessifs d'un amour sans règle. (Les édit.)

 

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Je compte que mon livre sera présenté dans la semaine prochaine, et que de lundi en huit je l'enverrai au Pape avec une lettre pour Sa Sainteté. Vous saurez tout exactement. Je suis avec le respect que vous savez, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

+ J. Bénigne , év. de Meaux.

 

LETTRE XCIX. BOSSUET A SON NEVEU  (a). A Paris, ce 11 mars 1697.

 

Voilà quatre exemplaires de mon livre, dont j'en destine un à Sa Sainteté, l'autre à M. le cardinal de Janson, le troisième au cardinal Spada et le quatrième pour vous. Vous pouvez toujours faire relier ces livres. Je joindrai une lettre pour Sa Sainteté et pour M. le cardinal Spada, par l'ordinaire prochain. J'en parlerai au roi entre ci et là, qui le trouvera très-bon. Je présenterai le livre à Sa Majesté. Vous ne sauriez croire l'expectation du public: on s'attend de trouver la consolation et l'instruction, que M. de Cambray a ôtées au peuple par sa sécheresse. Le soulèvement continue avec indignation et mépris. On ne voit paraître de défenseurs déclarés que les Jésuites. M. le cardinal de Bouillon se mêle dans la chose pour soulager ce prélat. On est engagé dans une autre route avec le roi, par M. de Paris et Madame de Maintenon. Je ne vous puis rien dire du P. de la Chaise, qui ne s'explique pas. Par parenthèse, il n'est point dans notre chiffre ; nous le nommerons Théocrite et  67.

Il y a un grand mouvement à la Cour sur un démêlé pour la place au sermon, entre M. d'Orléans (b) et M. de la Rochefoucauld : je vous en manderai le détail de Versailles, où je vais (c).

Nous vous enverrons des livres pour nos amis par une autre voie.

(a) Revue et complétée sur l'original.— (b) M. du Cambout de Coislin, qui était alors premier aumônier, et fut dans la suite grand aumônier. Bossuet explique à la fin de cette lettre le sujet de la dispute. — (c) L’Instruction sur les états d'oraison.

 

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Vous savez que le chambellan, le gentilhomme de la chambre et le capitaine des gardes occupaient au sermon le dos de la chaise du roi. Le premier aumônier avait une quatrième place, à la droite du premier gentilhomme. C'est celle-là que M. de la Rochefoucauld a demandée et obtenue pendant l'absence de M. d'Orléans, et de M. l'abbé de Coislin. M. d'Orléans est revenu d'Orléans pour cette affaire.

 

LETTRE C. BOSSUET A SON NEVEU (a). A Paris, ce 18 mars 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 26 février. Nous approuvons beaucoup la résolution que vous prenez de revenir aussitôt que vous aurez vu à Rome M. le cardinal de Bouillon. Il vous prépare toute sorte de bon accueil, et m'a même dit qu'il prétendait bien que vous n'auriez point d'autre logis que le sien. Mais il faut demeurer dans votre train ordinaire, et seulement lui rendre fort assidûment vos respects. C'est bien fait aussi de faire votre voyage comme vous l'avez projeté, et de ne donner point de fatigue à M. le cardinal de Janson.

J'ai vu partir le roi pour Marly en très-bonne disposition, à un peu de goutte près qui ne l'empêche pas de marcher. On tient pour assuré que l'empereur a donné son consentement pour Delft (b) et quoi qu'il en soit, tous les autres alliés y persistant, il faudra bien qu'il y vienne. On croit aussi les affaires de la paix fort avancées, et on ne doute plus qu'elle ne se conclue avant la campagne.

Voilà ma lettre au Pape (c) : je n'ai rien fait, comme vous pouvez croire, qu'avec l'agrément du roi. Recevez les ordres de M. le cardinal de Janson pour votre audience ; résolvez avec lui les pas qu'il faudra faire du côté du cardinal Spada, ne perdez point de temps à mettre ma lettre aux pieds du Pape.

 

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) Ville de Hollande. — (c) Cette lettre se trouve en tête de l'Instruction sur les états d'oraison, vol. XVIII, p. 380.

 

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Tout le monde est ici si déclaré contre M. de Cambray, et pour le procédé et pour le fond de la doctrine, qu'il ne s'y peut rien ajouter.

Vous verrez bien que j'ai évité de parler contre M. de Cambray, quoique tous les principes soient contraires.

Je vous envoie son livre, et au premier ordinaire vous pourrez avoir mes remarques : faites les vôtres, en attendant, avec M. Phelippeaux.

On presse les portraits autant qu'on peut.

Prenez bien garde à ajuster les cartons qu'on vous envoie (a) : ils sont de conséquence (b).

 

LETTRE CI. M. TRONSON A L'ÉVÊQUE DE CHARTRES. Ce 21 mars 1697.

 

Je profite du peu de relâche que me donne mon rhumatisme, pour vous mander les dispositions où se trouve notre ami. Il est prêt à profiter des remarques que Monseigneur de Meaux et d'autres feront sur son livre, et de déférer absolument à ce que Monseigneur de Paris, M. Pirot et quelque autre personne croiront qu'il doit expliquer ou corriger dans son ouvrage. Il me semble qu'après cette démarche on ne pourra plus douter de ses sentiments, qu'on n'aura plus sujet de le soupçonner de quiétisme, ni de craindre ce que l'on en appréhendait pour l'avenir. Je ne sais si on ne soupçonnera point que ce que je dis ici vient encore

(a) Pour l'Instruction sur les états d'oraison.

(b) La première édition termine la lettre par l'alinéa que voici : « Nous avons pour la vérité et pour nous, Madame de Maintenon. Le roi est presque autant déclaré et indigné contre M. de Cambray. Le P. de la Chaise a écrit à M. le cardinal de Janson en faveur de ce prélat; mais le roi y a pourvu. Vous devez vous expliquer fort sobrement. Le P. de la Chaise est venu me voir bien humblement. »

Ce passage révèle toute une autre plume que celle de Bossuet; aussi ne se trouve-t-il point dans la lettre originale. Et pourquoi les Bénédictins des Blancs-Manteaux font-ils fabriqué ? Pour y rattacher, en forme de note, un long réquisitoire contre le P. de la Chaise et contre les Jésuites. Inutile d'ajouter que toutes les éditions reproduisent et la diatribe et l'interpolation.

 

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d'un trop grand ménagement; mais j'ai cru qu'en parlant d'un ami à un ami, je pouvais simplement écrire ce qui me venait en pensée. J'espère que vous le recevrez avec votre bonté ordinaire pour celui qui est entièrement à vous.

 

LETTRE CII. BOSSUET A SON NEVEU  (a). A Meaux, ce 24 mars 1697.

 

J'ai reçu à Paris votre lettre du 5. J'attends avec impatience vos sentiments et l'effet de la lettre que nous avons écrite sur le cardinal Sfondrate. On aura vu du moins que nous sommes entrés de nous-mêmes dans les sentiments des bien intentionnés de Rome.

Je viens d'écrire au grand duc, en lui envoyant mon livre. Nous en ferons passer le plus tôt que nous pourrons, à Rome pour nos amis.

Nous sommes convenus M. de Paris et moi, par ordre du roi, de travailler incessamment à l'extrait des propositions du nouveau livre et à leur qualification. Il faut un peu de temps pour mettre cela en état. Le livre est insoutenable et abandonné. Les Jésuites, qui le soutenaient d'abord, ne parlent plus que des moyens de le corriger, et ceux qu'on a proposés jusqu'ici sont faibles. Le P. de la Chaise a dit au roi qu'un de leurs Pères, qu'il dit être grand théologien, y trouvait quarante-trois propositions à réformer. Il m'a dit à moi-même la même chose, à la réserve du compte. Il y a plusieurs propositions directement contraires aux trente-quatre Articles que l'auteur a signés, entre autres contre le VIIIe et le XIe. Ce qui est répandu dans tout le livre contre le désir du salut et l'indifférence à cet égard, le trouble involontaire de la partie inférieure en Jésus-Christ, page 122, est erroné et plein d'ignorance. Le sacrifice absolu de son salut et l'acquiescement simple à sa perte et à sa damnation, page 90 et 91, est une impiété manifeste, réprouvée à l'article xxxi

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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signé par l'auteur. La page 92 contredit les autres, et n'est qu'une vaine palliation de l'erreur. Un amour qui, page 3 et 17, est appelé impie et sacrilège, est marqué en la même page 17 comme une préparation à la justification. Autour delà page 97, vous trouverez le quiétisme tout pur, c'est-à-dire l'attente oisive de la grâce sous prétexte qu'il ne la faut pas prévenir. Plusieurs passages cités pages 55 et 126, de saint François de Sales, ne se trouvent pas, et les autres sont pris à contre-sens, et même manifestement tronqués. Vous en trouverez de marqués dans mon livre, pages8et9. Les premières définitions, sur lesquelles roule le système, sont fausses et erronées. L'avertissement et tout le style du livre a paru d'une arrogance infinie ; et tout est tellement alambiqué depuis le commencement jusqu'à la fin, que la plupart n'y entendent rien, et il reste seulement la douleur de voir la piété dans des phrases, dans des subtilités, dans des abstractions. Je n'ai pas le temps d'en dire davantage; et en voilà plus qu'il n'en faut, pour vous faire voir les causes du soulèvement et de l'indignation universelle.

J'écris tout ceci avec douleur, à cause du scandale de l'Eglise et de l'horrible décri où tombe un homme dont j'avais cru faire le meilleur de mes amis, et que j'aime encore très-sincèrement malgré l'irrégularité de sa conduite envers moi. Je ne suis point dans la liberté de me taire après l'avertissement où il dit qu'il expose notre doctrine, de M. de Paris et de moi, dans les trente-quatre Articles. Nous serions prévaricateurs, si nous nous taisions, et on nous imputerait la doctrine du nouveau livre.

Au reste il a assuré le roi et tout le monde, qu'il aurait la docilité d'un enfant et se rétracteroit hautement, si on lui montrait de l'erreur. Nous le mettrons à l'épreuve ; car ce sera par lui-même que nous commencerons. En voilà assez sur ce sujet, et trop; mais il n'est pas inutile que vous soyez instruits, vous et M. Phelippeaux. J'ajouterai seulement que tout l'écrit est plein de contradictions, et que le faux et le vrai conviennent souvent.

M. de Paris, ni M. de Reims et moi n'avons aucune part à la lettre du roi, pour désavouer ce que le P. de la Chaise a écrit à

 

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M. le cardinal de Janson en faveur de M. de Cambray. M. le cardinal d'Estrées est déclaré contre ce prélat assez ouvertement. M. le cardinal de Bouillon tortille (a).

 

LETTRE CIII. M. DE RANCÉ A BOSSUET (b). Mars 1697.

 

Je vous avoue, Monseigneur, que je ne puis me taire. Le livre de M. de Cambray m'est tombé entre les mains : je n'ai pu comprendre qu'un homme de sa sorte put être capable de se laisser aller à des imaginations si contraires à ce que l'Evangile nous enseigne, aussi bien que la tradition sainte de l'Eglise. Je pensais que toutes les impressions qu'avait pu faire sur lui cette opinion fantastique étaient entièrement effacées, et qu'il ne lui restait que la douleur de l'avoir écoutée; mais je me suis bien trompé.

On sait que vous avez écrit contre ce système monstrueux, c'est-à-dire que vous l'avez détruit; car tout ce que vous écrivez, Monseigneur, sont des décisions. Je prie Dieu qu'il bénisse votre plume, comme il a fait en quantité d'autres occasions, et qu'il lui donne la force nécessaire ; en sorte qu'il n'y en ait pas un trait qui ne porte coup. Pendant que je ne puis penser à ce bel ouvrage de M. de Cambray sans indignation, je demande à Notre-Seigneur qu'il lui fasse la grâce de reconnaître ses égarements. Dieu, Monseigneur, vous a choisi dans nos temps entre les autres hommes pour soutenir la vérité ; et vous l'avez fait jusqu'ici en toutes rencontres et avec tant de succès, que je ne doute point que vous ne le fassiez encore dans celle-ci avec le même bonheur.

(a) Cette lettre, qui contient une censure abrégée et très-juste du livre des Maximes des Saints de M. de Cambray, manifeste les vrais motifs du zèle de Bosquet contre l'ouvrage de ce prélat; et il n'est personne, tant soit peu équitable, qui n'ajoute une foi entière aux déclarations que l'Evêque de Meaux faisait sans gêne à son neveu, dans une lettre qu'il ne pouvait soupçonner devoir être un jour imprimée, et où les hommes décèlent ordinairement les véritables dispositions de leur cœur. — (b) Cette lettre est rapportée dans la Vie de M. de Rance, par l'abbé de Marsollier, liv. VI, ch. XI.

 

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Je n'ai pas besoin de vous dire, Monseigneur, l'intérêt que je prends dans tout ce qui vous regarde; car je m'assure que vous en êtes bien persuadé, aussi bien que de la reconnaissance, de l'attachement et de tout le respect avec lesquels je suis, etc.

 

Fr. Armand-Jean, ancien abbé de la Trappe.

 

LETTRE CIV. BOSSUET A M. DE LA BROUE (a). A Meaux, ce 29 mars 1697.

 

J'ai reçu, Monseigneur, votre lettre du 13 : j'ai donné ordre qu'on vous adressât un paquet de livres pour vous, et pour Messeigneurs de votre voisinage. Je vous envoie en attendant les derniers cahiers qui, joints avec ce que vous avez, feront l'ouvrage complet.

Vous avez raison sur l'article 8 des bégards : je n'y avais pas regardé d'assez près; je tâcherai de réparer le tort que j'ai.

Quant à M. de Cambray, le soulèvement et l'indignation augmentent de jour en jour contre son livre ; et on se déclare à mesure qu'on lit le mien. Il est consterné ; mais je ne vois pas encore qu'il soit humilié, puisqu'il ne songe qu'à pallier. Les Jésuites sont ses seuls partisans : encore disent-ils eux-mêmes que leurs plus habiles théologiens trouvent jusqu'à quarante-trois propositions à corriger. J'attends avec impatience vos sentiments, sans les vouloir prévenir en rien par les miens. Je pardonne à M. l'abbé de Catelan d'être politique avec tout autre que vous. M. de Cambray a endormi M. de Fleury comme beaucoup d'autres. Je reçus hier une lettre de M. l'ancien abbé de la Trappe, d'une force incomparable contre M. de Cambray : prions pour lui, car il est à plaindre et à déplorer. Je suis avec le respect que vous savez, etc.

 

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CV.  LE CARDINAL DE BOUILLON A BOSSUET. Ce 30 mars 1697.

 

J'ai différé, Monsieur, jusqu'à présent à vous faire mes remerciements du livre que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, par la raison qu'avant de vous les faire , je voulais en avoir pris la lecture : ce que j'ai fait, en l'accompagnant de mon admiration ordinaire pour toutes les productions de votre profonde érudition et de votre génie sublime. Mais après, Monsieur, vous avoir remercié de cette première grâce, je vous en demande une seconde avant mon départ et avant que je prenne congé du roi ; ce qui sera le samedi saint, après la communion pascale de Sa Majesté.

Cette seconde grâce, Monsieur, est de vouloir m'envoyer confidemment vos remarques sur le livre de M. de Cambray, vous donnant ma parole de ne les mettre entre les mains de personne, ni d'en donner aucune copie. Si cette affaire par malheur ne s'accommodait pas, avant mon arrivée à Rome, par les voies de la douceur et de la charité chrétienne et épiscopale, qui doivent vous porter à interpréter le plus bénignement que faire se pourra toutes les expressions qui peuvent choquer d'abord, et M. de Cambray à vouloir donner tous les éclaircissements nécessaires, pour que la droiture et la pureté de sa conduite et de sa doctrine ne laissent aucun doute dans l'esprit de ceux qui ne cherchent que la vérité ; si cette affaire ne s'accommodait pas par cette voie avant mon arrivée à Rome, il est comme inévitable que j'en entendrai parler à Rome dans le tribunal où ces matières sont portées, à la tête duquel apparemment je me trouverai, les infirmités de MM. les cardinaux Cibo et Altieri qui en sont aussi ne leur permettant plus de s'y trouver.

Par cette raison, Monsieur, je dois désirer que vous me confiiez vos remarques, quoique encore imparfaites. Je vous avouerai, Monsieur, que j'ai toujours désiré de les avoir avant que de

 

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lire avec attention le livre de M. de Cambray, que je n'ai lu que rapidement, parce que j'ai regardé vos remarques comme nécessaires, pour que la tendresse et l'estime que vous savez que j'ai pour lui, aussi bien que vous, ne séduisît sans ce secours mes lumières, beaucoup inférieures aux vôtres en toutes choses, et principalement dans cette théologie mystique fort différente de celle de l'Ecole. Encore une fois, Monsieur, faites-moi l'amitié de m'envoyer confidemment les remarques qui me sont nécessaires ; voulant durant le chemin lire et relire le livre de M. de Cambray avec le secours de ces remarques, dans lesquelles je vous supplie de ne rien omettre de ce qui vous aura pu paraître d'abord blâmable, quoique votre charité épiscopale, indépendamment des sentiments que vous m'avez toujours fait paraître pour un prélat aussi distingué par son mérite qu'est M. de Cambray, vous ait fait trouver un bon sens à ses propositions.

Je crois, Monsieur, que la droiture de mon cœur, mon amour pour la vérité, mon estime remplie d'une si ancienne, permettez-moi ce mot, amitié pour vous, sont assez connues, pour que vous ne soupçonniez pas que mon estime et ma tendresse pour M. de Cambray me puissent porter à faire l'usage de vos remarques qui pût être le moins du monde désavantageux à la vérité et à vous. Au moins vous puis-je assurer avec sincérité que ni M. de Cambray, ni aucune personne de celles que vous avez lieu de croire être plus dans ses intérêts et ses sentiments que dans les vôtres, n'ont et n'auront aucune connaissance, qu'autant que vous le voudrez , de la prière que je vous fais par cette lettre , que je vous envoie par un homme exprès, pour qu'elle ne puisse pas tomber en d'autres mains que les vôtres, non plus que de la réponse dont vous m'honorerez. Croyez, s'il vous plaît, Monsieur, qu'on ne peut vous être acquis plus absolument et plus cordialement que je vous le suis.

Le card. de Bouillon.

 

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LETTRE CVI. BOSSUET  A SON  NEVEU  (a). A Meaux, ce 31 mars 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 12, et mon frère m'en envoie une de même date. Je suis bien aise que M. le cardinal d'Estrées ait eu la sincérité d'expliquer à M. le cardinal de Janson ses sentiments qu'il n'a pas cachés en ce pays. Vous faites bien de parler modestement avec votre compagnon : la chose ne parlera que trop par elle-même.

Les Jésuites font le plongeon, comme je vous l'ai mandé. Personne ici ne peut comprendre pourquoi on y veut voir le cardinal de Janson. J'apprends avec plaisir ce que vous me mandez de l'estime universelle où est à Rome M. le cardinal de Janson.

Troye m'a dit que le portrait de la princesse ne pouvait être séché ni en état de partir qu'incontinent après Pâques. Je serai alors à Paris, faisant état de m'y rendre la seconde fête et là j'avancerai tout.

Pour vous dire des nouvelles des livres, le mien paraît bien reçu ; et la doctrine que j'y propose a augmenté le soulèvement contre l'autre, qui en est consterné. Il devait aller passer les fêtes à Cambray ; il est demeuré et ne paraît point à la Cour. M. de Malézieu lui a prêté sa petite maison que vous connaissez, et il y est dans un état dont on écrit avec compassion. Il sera question de s'expliquer ; et quelque envie qu'on ait de le soulager, on ne veut point que la vérité en souffre.

M. le nonce me parla avant mon départ du bon témoignage qu'il me rendait à Rome ; je l'ai su depuis par d'autres personnes, à qui il l'a dit.

Voici le temps où il faudra que vous retourniez : un plus long séjour serait interprété à oisiveté. Jusqu'ici tout va bien ; mais il ne le faut pas gâter. J'ai besoin de vous et de M. Phelippeaux; et je compte que l'arrivée de M. le cardinal de Bouillon vous déterminera,

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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sans attendre M. le cardinal de Janson. Vous aurez encore quelque chose à voir en Italie, et vous saurez bien prendre votre tour.

Si vous vous portez bien, nous nous portons bien aussi, moyennant les huîtres en écailles, le Volney et le Laurent. Mon frère se porte à merveille, et jamais sa santé n'a été meilleure.

J'envoie à M. Pirot la lettre qui était dans votre paquet.

Souvenez-vous, dans quelque occasion, de m'écrire quelque chose d'obligeant pour M. l'abbé Renaudot, qui dit en toute occasion mille biens de vous.

 

LETTRE CVII. LE CARDINAL LE CAMUS AU CURÉ DE SAINT-JACQUES DU HAUT-PAS. A Grenoble, ce 1er avril 1697.

 

Je vous rends grâces, Monsieur, du soin que vous avez pris d'envoyer pour moi chez mon frère les Ordonnances de Monseigneur l'archevêque de Paris : je vous serai obligé, si vous voulez bien y joindre celle qui regarde la retraite des ordinands.

Je lis présentement le livre de M. de Cambray : je n'ai pas encore celui de M. de Meaux. Je trouve qu'on subtilise beaucoup, et qu'on met au jour quantité de cas métaphysiques qui scandalisent les foibles, dont les théologiens méthodiques et exacts ne peuvent s'accommoder, et dont les libertins se raillent. Si un mot a échappé à quelque pieux auteur, on prétend autoriser par là un langage fort différent de celui dont les saints Pères se sont servis communément dans l'Eglise. Mais comme ces nouveautés de langage et de sentiments sont entièrement bannies do ce diocèse, je n'ai rien à dire là-dessus. On ne peut être à vous, Monsieur, avec plus d'estime et de cordialité que j'y suis.

Le card. Le Camus.

 

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LETTRE CVIII. BOSSUET A SON NEVEU. A Meaux, le jour de Pâques, ce 7 avril 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 19 mars : vous en recevrez deux de moi par cet ordinaire, parce que celle que j'écrivis dimanche dernier arriva trop tard d'un jour à Paris. Nous attendons l'effet de notre lettre à Sa Sainteté sur le livre du cardinal Sfondrate, et nous prions Dieu qu'il conduise l'esprit du Pape. Il serait triste pour l'Eglise et pour son pontificat qu'on épargnât un livre plein de si grandes erreurs, et le déshonneur en demeurerait au saint Siège.

Je n'ai rien davantage à vous dire sur le livre de M. de Cambray. Je vous ai mandé où il était : on dit qu'il y est avec des docteurs. Nous tâcherons de mettre fin à cette affaire, aussitôt que je serai à Paris.

Il est difficile que le cardinal d'Estrées ait fait voir aux Jésuites ce que vous soupçonnez (a) ; car je ne crois pas qu'il l'ait eu en son pouvoir.

Je ne doute point que ce que vous pensez du P. de la Chaise (b) ne soit véritable : il est jésuite autant que les autres.

Faites bien mes amitiés au P. Dez : vous savez qu'il est de mes amis particuliers. Assurément c'est une tête et un homme bien intentionné et droit (c).

Je n'ajoute rien à ce que je vous ai mandé de votre retour. Tous nos amis sont ici d'accord qu'il est temps d'y penser, et qu'un plus long séjour ne ferait pas bien ici.

Je vous aurais envoyé la lettre des cinq évêques au Pape, si je n'avais tenu pour certain que M. le cardinal de Janson vous en ferait part. On n'en a donné ici aucune copie qu'au roi en français et aux évêques souscrivants.

 

(a) La lettre des cinq évêques contre le livre du cardinal Sfondrate. — (b) Qu'il protégeait le livre de M. de Cambray. — (c) Le P. Dez était jésuite, et l'on verra qu'il défendit à Rome la cause de Fénélon.

 

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Je ne sais si je vous ai mandé que M. de Cambray fait ce qu'il peut pour nous détacher M. de Paris et moi : ses efforts ont été très-inutiles jusqu'ici. Je ne puis me dispenser de parler, puisqu'il dit dans son avertissement qu'il ne veut qu'expliquer nos Articles : mais j'ai agi et continuerai d'agir avec toute la modération possible.

 

LETTRE CIX. L'ABBÉ BOSSUET A L'ÊVÈQUE DE MEAUX, SON ONCLE (a). Ce 9 avril 1697.

 

Hier après dîner, j'eus l'honneur de présenter à Sa Sainteté votre livre et votre lettre. Il serait trop long de vous mander tout ce qu'elle m'ordonna de vous faire savoir de sa part. Elle me répéta tout ce qu'elle avait dit à M. le cardinal de Janson, que vous étiez le premier évêque de l'Eglise et le soutien de la religion en toute occasion, qu'il n'ignorait pas l'estime que tout le monde faisait de vous. Il me répéta cinq ou six fois : Nous le portons dans notre cœur. C'est la même expression dont il se servit après avec moi, en me parlant de moi. Enfin on ne peut rien ajouter au bien qu'il me dit de vous, et à l'obligation qu'il assure vous avoir, de ce crue vous soutenez ainsi la bonne doctrine de l'Eglise. Je lui rapportai en peu de mots à quelle occasion vous aviez donné ce livre, et quelle en était la nécessité. Il me fit connaître qu'il était instruit de ce qui se passait en France à ce sujet. Je fus très-aise de ce qu'il ne me parla pas de M. de Cambray, ne voulant en aucune façon m'en entretenir. Après avoir tenu longtemps la conversation sur votre sujet, il me demanda des nouvelles de Naples, comment j'avais trouvé cette grande ville : il m'entretint de Rome et de mille autres choses. Je tâchai de le

 

(a) C'est le seul fragment que nous ayons de toutes les lettres que l'abbé Bossuet écrivit à l'évêque de Meaux son oncle, depuis son départ pour l'Italie jusqu'au moment où l'affaire de M. de Cambray fut portée devant le saint Siège. Ces lettres, ou n'ont pas été conservées dans le temps, ou ont été égarées depuis; en sorte qu'il ne reste, pour tout ce commencement de la correspondance, que les lettres de l'oncle au neveu. (Les édit.)

 

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contenter sur tout, le mieux qu'il me fut possible. Il m'a reçu avec un air si humain, que je ne me trouvai en aucune façon embarrassé devant lui. Vous croyez bien que cela ne se passa pas sans lui marquer, non-seulement le respect et l'amour que vous avez pour sa personne, mais encore celui de toute la nation. Je lui dis une chose qui lui fit plaisir ; c'est qu'il était plus heureux qu'aucun de ses prédécesseurs, puisqu'il avait le bonheur de réussir en tout ce qu'il désirait; qu'il venait de voir réussir la paix d'Italie, qu'on pouvait dire son ouvrage ; et qu'il aurait encore le bonheur de mettre la paix dans toute l'Europe, ce qui était l'ouvrage du Ciel et l'effet de ses prières et de ses souhaits. Le saint Père me parut très-touché de ce discours : il me répéta plusieurs fois qu'il désirait ardemment cette paix, et à cette occasion il me parla du roi comme un père qui aime tendrement son fils. Je lui dis : Saint Père, il n'a pas seulement l'avantage d'être votre fils aîné, il a celui d'être le seul qui soutienne la religion, et par conséquent le saint Siège. Ce fut là-dessus qu'il s'étendit sur les louanges du roi, m'assurant que ce que je disais était vrai; que le roi était la colonne de l'Eglise et du saint Siège; que sans lui tout serait ébranlé ; qu'il priait Dieu tous les jours pour la conservation d'une vie si précieuse, qui est, dit-il, plus précieuse à l'Eglise que la nôtre propre. Oui, ajouta-t-il, sans lui, sans lui seul tout serait perdu, et nous ne saurions trop lui marquer notre reconnaissance. Ce bon Pape ne pouvait finir sur une si ample matière. Je suis sensiblement touché de ses manières naturelles, et de cette bonté qui fait son véritable caractère.

 

LETTRE CX. M. DE RANCÉ A BOSSUET. Ce 14 avril 1697.

 

Je n'ai reçu que depuis deux jours le livre que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Je ne vous dirai point, Monseigneur, qu'il ait surpassé mon attente, mais bien que j'y ai trouvé, dans le peu que j'en ai déjà lu, tout ce qu'on pouvait désirer pour

 

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l'établissement de la vérité, et pour la destruction de l'erreur ; et que rien ne peut être plus capable de désabuser ceux qui se sont laissés aller à leurs folles imaginations, et de prévenir les esprits qui pourraient écouter les mêmes extravagances.

Vous traitez la chose avec une profondeur et une étendue digne de vous, Monseigneur ; et quoique Dieu donne à tout ce qui sort de votre plume une bénédiction particulière, il me semble que ce dernier ouvrage en a encore été plus favorisé que les autres.

Il est vrai, Monseigneur, que rien n'a jamais été plus important pour l'honneur de l'Eglise, pour le salut des fidèles et pour la gloire de Jésus-Christ, que la cause que vous soutenez : car en vérité, si les chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait fermer le livre des divines Ecritures, laisser l'Evangile, quelque saintes et quelque nécessaires qu'en soient les pratiques, comme si elles ne nous étaient d'aucune utilité ; il faudrait, dis-je, compter pour rien la vie et la conduite de Jésus-Christ, toute adorable qu'elle est, si les opinions de ces insensés trouvaient quelque créance dans les esprits, et si l'autorité n'en était entièrement exterminée. Enfin, c'est une impiété consommée, cachée sous des termes extraordinaires, des expressions affectées, sous des phrases toutes nouvelles, qui n'ont été imaginées que pour imposer aux âmes et pour les séduire.

Nous ne manquerons point de prier Dieu, Monseigneur, qu'il touche les cœurs, qu'il éclaire les esprits, et qu'il s'en rende tellement le maître, qu'ils profitent des instructions que vous leur donnez; les uns, en abjurant avec sincérité l'erreur qu'ils ont embrassée ; et les autres, en la regardant comme le renversement de toute la piété chrétienne. Je suis, Monseigneur, avec tout l'attachement, la reconnaissance et le respect possible,

 

Fr. Armand-Jean, anc. abbé de la Trappe.

 

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LETTRE CXI. UN AMI DE L'ABBÉ DE LA TRAPPE.

 

Vous m'ordonnez, Monsieur, de vous apprendre ce que l'on dit ici des deux lettres que M. l'abbé de la Trappe a écrites à M. l'évêque de Meaux : la première, sur le livre de M. l'archevêque de Cambray, et la seconde, à l'occasion du livre de M. de Meaux. Vous paraissez même désirer savoir ce que je pense de ces lettres : je m'en vais répondre à vos deux questions ; soyez persuadé, s'il vous plaît, que je le ferai sincèrement et sans aucune prévention, ni sur la matière, ni sur les personnes.

Je commencerai donc par vous dire que beaucoup de gens condamnent M. l'abbé de la Trappe, et ménagent aussi peu les termes en parlant de lui qu'il les a lui-même peu ménagés en parlant de M. l'archevêque de Cambray. On demande d'où vient que M. l'abbé de la Trappe s'ingère de dire son avis en une occasion de cette nature, où personne ne le consulte. On dit qu'il lui conviendrait beaucoup mieux de garder le silence, et d'attendre avec respect le sentiment des évêques qui travaillent sur cette matière, et celui du Pape qui selon toutes les apparences ne manquera pas de s'expliquer là-dessus. On dit que toute sa juridiction n'ayant jamais dù s'étendre au-delà des bornes de la maison que Dieu avait confiée à sa conduite, toutes les fois qu'il a voulu sortir de cette sphère il n'a pas répondu à sa vocation.

De la thèse générale, on passe aux circonstances particulières sur le sujet des lettres dont il est question ; on prétend que par les termes dont il se sert, il oublie entièrement le respect qu'il doit au caractère de M. l'archevêque de Cambray et à son mérite personnel, qu'il n'appartient pas à un moine de parler ainsi d'un grand archevêque, que ses expressions marquent plus son tempérament et son humeur que son zèle et sa charité. Et pour confirmer ce sentiment, on rappelle tout ce qu'il a écrit contre M. l'abbé le Roi et le P. Mabillon, dans les contestations qu'il a eues avec eux. Car vous savez, Monsieur, que le monde ne pardonne rien aux saints : il examine tout à la rigueur, lorsqu'il

 

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s'agit de les condamner. Plus ils sont élevés par leurs vertus et leur sainteté, plus on prend plaisir de les rabaisser, et de les rapprocher des autres hommes par quelque trait de foiblesse que l'on croit découvrir en eux. Jamais cette malignité n'a paru plus grande qu'à l'égard du saint abbé dont il est question. On a donné souvent de très-fausses interprétations à des actions très-saintes : on lui a fait des crimes de plusieurs choses qui pourront peut-être servir un jour à sa canonisation : car il y a bien de la différence, selon l'Apôtre, entre le jugement de l'homme spirituel et de l'homme charnel; c'est-à-dire de celui qui juge par les lumières de la foi et de celui qui juge par caprice, par fantaisie et suivant sa malignité ou sa passion.

Vous voyez, Monsieur, que je commence à me découvrir, et qu'après vous avoir informé de ce que j'ai entendu dire des lettres de M. l'abbé de la Trappe, je vous ai déjà fait connaître mes sentiments.

En effet il n'est pas difficile de trouver pourquoi la plupart des hommes se trompent dans les jugements qu'ils font des actions des autres. Ils prennent presque toujours pour règle de leurs jugements leur propre disposition, sans examiner celle des personnes dont ils jugent. Pour appliquer ce principe au cas présent, voici ce que je demanderais à ceux qui condamnent si fortement les lettres de M. l'abbé de la Trappe, et le préalable que je croirais nécessaire pour les mettre en état d'en bien juger : je souhaiterais, dis-je, qu'ils voulussent se transporter d'esprit et par réflexion dans la cellule de M. l'abbé de la Trappe, et se le représenter ensuite faisant la lecture du livre de M. l'archevêque de Cambray. Il voit qu'il y est traité des voies intérieures, de la vie mystique, de la sublime oraison, de la parfaite contemplation : il ne peut croire que ce livre ne soit pas de sa compétence. Un solitaire qui a passé près de quarante ans dans son désert, qui pendant tout ce temps a conduit de saints religieux, dont il a connu les sentiments les plus intimes et les plus secrets, doit avoir quelque connaissance des voies intérieures et entendre le langage mystique. Cependant il croit trouver dans ce livre des routes marquées pour arriver au pur amour, inconnues jusqu'ici aux

 

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saints habitans de sa maison et à lui-même : cela commence à lui rendre ce livre suspect. Il le lit, il le relit avec attention : le nom, le caractère, la réputation de l'auteur le tient en suspens ; il souhaiterait trouver par une seconde lecture, qu'il s'est trompé dans la première. Mais enfin, après un long et solide examen, il croit trouver dans ce livre un système qui lui paraît n'être pas conforme à celui de l'Evangile et de la morale de Jésus-Christ : il croit y voir de fausses idées de la charité et du pur amour de Dieu; je dis, il croit. Plein de ces réflexions, qu'il se persuade être fondées sur les plus solides principes de la religion, son zèle s'allume, et il s'y livre entièrement et sans mesure dans une lettre qu'il écrit à M. l'évêque de Meaux, avec lequel il est lié depuis longtemps d'une amitié très-étroite. Il lui écrit comme il lui aurait parlé. Il n'a point prétendu parler au public : il n'a pas même dû s'attendre que le monde aurait la moindre connaissance de ses sentiments sur cette matière. Si quelque événement imprévu a rendu ses lettres publiques, ce n'est point sa faute : si M. l'évêque de Meaux y avait contribué, il ne faudrait pas douter qu'il n'eût eu quelque raison très-solide pour le faire.

Mais pour revenir à M. l'abbé de la Trappe, est-ce de son zèle ou de l'indiscrétion de son zèle qu'on le condamne ? On ne peut passer pour indiscret, quand on parle à son ami comme on se parlerait à soi-même, et à un ami tel que M. l'évêque de Meaux. Pour son zèle, en le regardant en lui-même, comment peut-on le condamner avec raison, surtout dans la seconde lettre où il ne parle point de M. l'archevêque de Cambray? M. l'abbé de la Trappe, en lisant son livre, croit voir une secte très-dangereuse, toute prête à s'établir et à répandre de grandes erreurs parmi les fidèles : il est confirmé dans ce sentiment par le livre de M. l'évêque de Meaux, qui lui paraît ne pouvoir trouver de termes assez forts pour condamner cette pernicieuse doctrine.

Parler ainsi, dit-il en combattant les faux mystiques de nos jours, c'est anéantir la loi et les prophètes, c'est parler le langage des démons : parler ainsi, dit-il ailleurs, c'est contredire l'Evangile, c'est mettre la pierre de scandale dans la voie des enfants de l'Eglise : parler ainsi, dit-il encore, c'est tomber dans l'hérésie et

 

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dans une impiété qui renverse toutes les mœurs chrétiennes. Son livre est rempli de semblables expressions : il dit même dans la lettre qu'il a écrite au saint Père, qu'il y aurait quelque indécence qu'un évêque montrât au public ces erreurs monstrueuses, sans témoigner aussitôt son indignation et l'horreur qu'inspire le zèle de la maison de Dieu : ce sont ses propres termes. Pourquoi le même zèle ne pourra-t-il point avoir inspiré à M. l'abbé de la Trappe les expressions dont il s'est servi, et que l'on condamne parce qu'on les trouve trop fortes ?

Il y a bien de la différence, dit-on, entre un prélat à qui il appartient de décider et de prononcer sur les matières de doctrine et de morale chrétienne, et un moine qui doit se renfermer dans son cloître et ne s'occuper que de ce qui se passe dans sa maison. Mais aussi il y a bien de la différence entre faire imprimer un livre et le donner au public, et écrire une lettre à son ami. Mais je veux bien encore porter la chose plus loin, et soutenir hardiment que si M. l'abbé de la Trappe voulait écrire sur cette matière, et instruire le public de ses sentiments sur les voies intérieures , en établir les règles, en découvrir les illusions, en combattre les abus, il n'y aurait rien dans tout cela qui ne fût dans l'ordre. Qui peut sur un tel sujet nous donner plus de lumière qu'un homme qui doit en être instruit, non-seulement par sa profonde doctrine, mais par sa propre expérience, et par celle de tant de saints religieux qu'il gouverne depuis si longtemps? Quand on demande de quoi il se mêle de dire son avis dans cette occasion, je répondrais volontiers: De quoi se mêlait saint Bernard, quand il combattait les erreurs d'un Pierre de Bruys, d'un Abailard, et de certains hérétiques qui avaient pris de son temps le nom d'Apostoliques ? De quoi se mêlait-il, quand il travaillait à étouffer les schismes qui partageaient l'Eglise, quand il écrivait au pape Eugène, et qu'animé d'un saint zèle il osait prendre la liberté de lui représenter tous ses devoirs ?

Il y a de certains intérêts de l'Eglise qui engagent le zèle de tous les chrétiens, et surtout celui de tous les ecclésiastiques séculiers et réguliers, qui ont quelque lumière pour pouvoir défendre la vérité qui est attaquée.

 

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J'aurais encore beaucoup de choses à dire pour justifier M. l'abbé de la Trappe, quand même il aurait dit publiquement ce qu'il a dit en secret; mais cela m'obligerait à faire une dissertation, et à sortir des bornes que je crois être obligé de me prescrire dans cette lettre. Je la finis par une réflexion qui seule devrait suffire pour imposer silence aux gens du monde qui, en cette occasion, se déchaînent impitoyablement contre M. l'abbé de la Trappe. Que ceux qui savent ce que c'est que l'amour de la vérité, que ceux qui ont senti la vive impression que fait dans un cœur véritablement chrétien le désir de la défendre contre l'erreur ; que ceux-là, dis-je, parlent tant qu'ils voudront du zèle de M. l'abbé de la Trappe, qu'ils jugent s'il est indiscret et s'il a passé les bornes. Mais pour ceux qui parlent de zèle, et qui n'en ont jamais eu le moindre sentiment; qui dans leurs réflexions et dans leurs discours ne consultent que la prudence humaine,, règle toujours trompeuse quand il s'agit de juger de la conduite des saints : qu'ils ne soient point surpris si je leur dis sincèrement qu'il doit être bien plus permis à M. l'abbé de la Trappe de juger du livre de M. l'archevêque de Cambray; qu'il ne leur est permis de juger M. l'abbé de la Trappe et de condamner son zèle.

Voilà, Monsieur, ce que j'ai cru devoir répondre aux deux questions que vous m'avez faites. Si vous désirez encore quelque nouvel éclaircissement, je suis tout prêt de vous le donner, s'il est à mon pouvoir de le faire.

On peut ajouter aux raisons ci-dessus que M. l'abbé de la Trappe, en se faisant moine, n'a pas cessé d'être docteur; et qu'en cette qualité ayant juré de défendre l'Eglise contre ceux qui entreprendraient de donner atteinte aux vérités fondamentales, il a dû dans cette occasion où elles sont le plus dangereusement attaquées, témoigner tout le zèle qu'on lui reproche fort injustement; puisque pour parler, il a pris celle de toutes les voies la plus simple, la plus ordinaire et la plus permise, en un mot la plus conforme à son état, qui est celle de la confiance en son ami, qui était actuellement occupé à défendre la même cause. Mais on ne doit pas être surpris aujourd'hui de voir des gens s'animer par un faux zèle de religion contre ceux qui en

 

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soutiennent les véritables principes : c'est presque toujours le penchant des critiques de profession, parce que vivant dans le monde et de son esprit, pleins d'eux-mêmes, de leurs sentiments, et vides de Dieu, ils jugent pour l'ordinaire avec autant d'autorité et de certitude que d'insuffisance et de fausseté de lumières.

 

LETTRE CXII. BOSSUET  A SON NEVEU   (a). A Versailles, ce 15 avril 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 26, où vous accusez la réception des paquets du 23 février et du 9 mars, venus ensemble.

De peur d'oublier encore de vous parler de l'affaire avec M. le cardinal de Janson, au sujet de mon abbaye de Beauvais, j'ai dit il y a longtemps à ses gens d'affaires, qu'il n'y avait qu'à me donner un mémoire, et qu'assurément je n'aurais point de procès avec Son Eminence.

Je suis ravi des commencements de l'effet que devait avoir la lettre des cinq évêques (b). Il ne se peut rien ajouter à ce qu'a dit en la présentant M. le cardinal de Janson : j'en ai rendu compte en bon lieu ; et quoique la dépêche de Son Eminence doive mieux faire connaître toutes choses que je ne le puis, j'ose dire que ce que j'en ai rapporté ne nuira pas à faire connaître combien Son Eminence a servi et sert l'Eglise en cette occasion.

Tant mieux si l'on a ajouté au livre du cardinal Sfondrate (c). Ce n'est qu'au livre que nous en voulons et à sa mauvaise doctrine,

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

(b) Le souverain Pontife chargea, le 7 mai 1097, une commission d'examiner le livre, incriminé par ces prélats, du cardinal Sfondrate; mais aucune censure ne fut ni proposée par la commission, ni portée par le saint Siège. Ainsi tomba la plainte des cinq évêques français.

Les annotateurs des Lettres de Bossuet disent que « Sfondrate avait été fait cardinal par Innocent XII, pour le récompenser de ses écrits contre la Régale et contre les quatre articles de l'assemblée du clergé de France de 1682. » Ne serait-ce pas plutôt pour le punir de ces écrits, que les amis de la Régale et les promoteurs des libertés gallicanes le dénoncèrent devant l'Eglise ?

(c) On publia à Rome que les éditeurs du livre de Sfondrate, le P. Jean Damascène et le P. Gabrieli, avaient ajouté bien des choses erronées dans le livre. (Les édit.)

 

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et non pas à la personne, dont nous respectons la vertu et la dignité, et en elle le choix du Pape.

Je suis bien aise que cette lettre ait paru devant les yeux éclairés et favorables du R. P. général des Jacobins (a). Tout ce que j'entends dire de ce Père me donne de la vénération pour lui, et je vous prie de lui demander son amitié pour moi.

Je n'ai point encore reçu de lettre du cardinal d'Aguirre sur Sfondrate, si ce n'est une vieille lettre où il me parlait avec douleur de la mort de ce cardinal, son intime ami.

Je ne doute pas que le P. de la Chaise n'ait bon ordre de se rendre attentif à cette affaire, et à celle de M. de Cambray. Les Jésuites le favorisent ici ouvertement; mais on ne s'en émeut guère, et leur crédit n'est pas si grand que leur intrigue.

Je loue la discrétion qui vous fait ménager sur l'auteur de la lettre des cinq évêques. M. de Reims a dit au roi que c'était moi, et tout le monde le sait ici. On l'a mis dans les gazettes de Hollande et des Pays-Bas.

Aussitôt que je serai à Paris, c'est-à-dire dès demain, on pourvoira à l'envoi des tableaux, qui sont en état.

Il ne faut pas vous cacher ce que m'a dit ici un homme de considération sur le sujet du livre de M. de Cambray. Il dit qu'il y a à craindre une nouvelle hérésie ; qu'il en est né de plus grandes de moindres commencements; que je devais me tirer de cette affaire ; qu'il fallait plâtrer, et laisser dire à M. de Cambray ce qu'il voudrait. Vous pouvez juger de ce que j'ai répondu : ce que vous pouvez le moins deviner, je vous le dirai ; c'est que M. de Cambray nous a appelés comme en garantie de son Avertissement, en disant qu'il ne voulait qu'expliquer les principes de deux grands prélats et de leurs XXXIV Articles.

Pour vous dire maintenant l'état des choses, M. de Paris, M. de Chartres et moi nous sommes réunis pour examiner le livre, en extraire les propositions, les qualifier, les donner au roi et par le roi à M. de Cambray. Nous ne voulons pas prévoir le cas qu'il refuse de satisfaire à l'Eglise. Quoi qu'il en soit, nous mettrons les choses dans la dernière évidence. Le roi est bien intentionné

 

(b) Le P. Cloche, qui fut très-lié dans la suite avec Bossuet.

 

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pour la religion, plus que prince qui soit au monde, et nous tâcherons de faire en sorte que l'affaire finisse ici à l'amiable. Après cela nouvelles choses, nouveaux conseils.

Je n'écrirai pas par cet ordinaire à M. Phelippeaux, n'en ayant pas le loisir.

L'auteur du discours que je vous ai rapporté, est le cardinal de Bouillon. C'est Madame de Maintenon qui a raconté tous ses discours, conformes à ceux qu'il m'a tenus.

Il n'y a point de nouvelles. On croit que la campagne pourra commencer. On espère bien de la paix. Le roi se porte très-bien, quoiqu'il ait pris aujourd'hui médecine.

M. l'abbé de Chavigny est nommé à l'évêché de Troyes sur la démission de M. son oncle, qui se retire dans son séminaire et renonce au monde et à Paris, sans lever d'étendard.

Madame de Pons est à Paris plus agréable que jamais.

J'ai fait vos compliments à M. Phelippeaux, que le roi a nommé M. le comte de Maurepas.

MM. les abbés de Fleury, le précepteur, et de Catelan, ici présents, vous saluent.

 

LETTRE CXIII. BOSSUET A  SON  NEVEU  (a). A Paris, ce 22 avril 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 2. J'attends des nouvelles de la présentation de mon livre et de ma lettre. Vous aurez pris garde au carton, et à le faire insérer dans l'exemplaire du Pape, qui sera mis entre les mains de quelque personne importante, qui sera sans doute M. le cardinal Casanate. Je vous prie de bien remercier Son Eminence de toutes les bontés qu'il me fait témoigner par vous. Sa profonde intelligence et son grand zèle pour la vérité paraissent assez par le peu que vous me dites de sa part.

Il n'y a rien à ajouter à ce que vous avez dit sur le sujet du cardinal Sfondrate. Nous serons très-aises non-seulement qu'on

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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mette à couvert la personne, mais encore qu'on l'honore et qu'on la recommande. Il faut avouer pourtant que son Innocentia vindicata (a), dont nous avons parlé autrefois, laissant à part le fond du sujet, ne fait guère d'honneur à son savoir.

C'est une chose surprenante de voir jusqu'à quel point va le soulèvement contre M. de Cambray, et comment il augmente tous les jours. M. de Paris, M. de Chartres et moi continuons l'examen de son livre avec toute la diligence et toute la modération possibles, sans aucun égard à la personne, encore qu'elle nous soit chère; mais la vérité est la plus forte.

On fera partir au premier jour les quatre portraits. De Troye demande encore quelques jours pour laisser sécher celui de la princesse. Ils sont forts beaux, et le sien particulièrement.

M. le cardinal de Bouillon s'est ici fort déclaré pour le livre de M. de Cambray. Je lui ai parlé sur cela en vrai ami de l'un et de l'autre.

La Cour est à Marly jusqu'à samedi. J'aurai soin de votre lettre à M. de Phelippeaux, qu'on appelle le comte de Maurepas. Le roi l'a nommé.

Le roi, M. de Paris, M. de Reims et Madame de Maintenon paraissent toujours dans la même situation. Toute la famille se porte bien.

Songez au retour : un plus long séjour serait mal interprété ici, et deviendrait une affaire. Jusqu'ici tout se prend bien.

Vos entretiens avec le cardinal Denhoff et les cardinaux Casanate et Noris nous font bien voir l'état des choses.

Nous croyons que vous aurez reçu une vingtaine d'exemplaires de mon livre par les correspondants d'Anisson.

 

(a) L'auteur s'efforçait de prouver dans ce livre, comme nous l'avons déjà dit, qu'un concile tenu par les apôtres avait défini l'Immaculée conception de la sainte Vierge.

 

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LETTRE CXIV. BOSSUET A SON NEVEU (a).  A Paris, ce 29 avril 1697.

 

J'ai appris par votre lettre du 9 les préparations de M. le cardinal de Janson et la bonne réception dont elles ont été suivies. J'avoue que j'ai vivement senti les témoignages de la bonté paternelle de Sa Sainteté, et que ce m'est une grande consolation de voir les petits travaux que j'ai entrepris pour l'Eglise si approuvés de son Chef. Vous ne sauriez assez marquer ma reconnaissance à toute cette Cour : faites-la retentir si haut qu'elle vienne aux oreilles du Pape, et priez M. le cardinal de Janson de vouloir bien joindre à toutes ses grâces celle de la faire entendre à Sa Sainteté. J'attends la suite ; et il est important au bien de l'Eglise dans la conjoncture présente, que je sois honoré de quelque réponse.

Vous avez bien fait d'éviter d'avoir à parler sur le sujet de M. de Cambray : continuez à en parler avec la modération que vous avez l'ait.

Ma lettre à Sa Sainteté a été envoyée à M. de Reims par M. Vivant, qui y a même remarqué quelque chose du style des lettres qui ont été écrites à Rome dans l'affaire de Jansénius par les évêques de France. Il se fonde sur cette parole : In qua fides non potest sentire defectum. Mais outre qu'elles sont de saint Bernard, je crois qu'il sait bien la haute profession que j'ai toujours faite de soutenir l'indéfectibilité du saint Siège, de l'Eglise et de la foi romaine. Au surplus on ne trouve pas ici que je me sois trop avancé ; et ma lettre, que M. Vivant a comme rendue publique, y est bien reçue.

M. de Cambray a écrit au Pape en lui envoyant son livre traduit en latin (b), pour le soumettre à sa censure. La lettre doit être à

 

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) Bossuet avait été mal instruit : la traduction du livre n'était pas encore achevée, et M. de Cambray promettait seulement au Pape de lui envoyer cette traduction.

 

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présent arrivée à Rome. Cependant nous avons ici continué de nous assembler, M. de Paris, M. de Chartres et moi ; nous avons arrêté les propositions, qui ne sont pas en petit nombre, que nous trouvons dignes de censure, pour en envoyer au premier jour, et dès qu'elles seront rédigées, les qualifications précises à ce prélat. Nous ferons ensuite tout ce qu'il faudra en charité, pour défendre la vérité. Les bonnes intentions de M. de Cambray nous étant connues, nous ne doutons pas qu'il ne satisfasse l'Eglise, et ce nous serait une grande douleur d'avoir à envoyer des instructions à Rome contre des erreurs qui tendent à la subversion de la religion. Cela est pour vous seulement et pour M. Phelippeaux : je remets à votre discrétion d'en dire ce que vous jugerez à propos à M. le cardinal de Janson. Notre examen étant connu, il n'y a point à en faire de mystère.

M. le cardinal de Bouillon ayant voulu savoir mon sentiment avant son départ, je lui ai parlé en ami, comme il l'exi-geoit de moi. Cela ne l'empêchera pas de se déclarer ouvertement protecteur de M. de Cambray, et indirect défenseur de son livre.

Nous attendons la réponse sur le cardinal Sfondrate. On mande ici publiquement que le Père général des Jésuites a offert toutes les plumes de sa compagnie pour le défendre ; qu'il est pourtant un des commissaires nommés pour l'examen; que le P. Diaz, cordelier, est aussi fort zélé pour lui et irrité contre les évêques de France à cause de la Mère d'Agréda. Nous avons vu agréablement parmi ces commissaires, le Père général des Jacobins et les cardinaux d'Aguirre et Noris à la tête. C'est la cause de Dieu, et non pas la nôtre.

Les portraits sont prêts à partir. M. Anisson m'a assuré que vous deviez avoir à présent une vingtaine de mes livres pour faire vos présens.

J'attends de vos nouvelles au sujet de la préparation de votre retour, à peu près dans le temps de celui de M. le cardinal de Janson. Vous pouvez aller jusque-là, mais pas plus loin. Celui qui fit les réflexions que je vous ai mandées par ma précédente en faveur du pauvre défunt La Bruyère, est le cardinal de Bouillon.

 

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Vous aurez beaucoup à vous en donner garde : vous savez combien il est de mes amis.

Tout est ici pour la santé en même état.

J'ai rendu compte à la Cour de votre réception (a) ; et ne pouvant y aller que dans quelques jours, j'ai envoyé un grand extrait de votre lettre à Madame de Maintenon que j'ai suppliée de le faire voir au roi.

Je vous prie, en rendant ma lettre à M. le cardinal de Janson, d'y joindre toutes les marques de ma reconnaissance. J'embrasse M. Phelippeaux. Vous aurez été tous les deux bien aises que nous ayons fait M. Ledieu chancelier de notre Eglise.

M. le maréchal de Villeroy part jeudi. Vous aurez su que les ennemis ont occupé le poste qui nous avait été si avantageux l'année passée.

 

LETTRE CXV. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 6 mai 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 16 avril. Nous attendons la réponse de Sa Sainteté (b) avec respect. Nous ne craignons le P. Diaz, ni même le P. Tyrso (c) encore que nous le respections beaucoup, ni les plumes de ses confrères ; et nous savons que la vérité sera maîtresse dans l'Eglise romaine.

Pour l'affaire de M. de Cambray, il n'y a plus de mystère à en faire. Nous avons tenu huit ou dix conférences, M. de Paris, M. de Chartres et moi, pour arrêter les propositions que nous croyons condamnables dans son livre, les lui communiquer et l'inviter à les rétracter. Il a trouvé à propos d'en écrire au Pape et il a bien fait, si c'est avec la soumission et la sincérité qu'il doit. Mais comme nous avons sujet de craindre qu'il ne biaise, et.

 

(a) Par le pape. — (b) A la lettre des cinq évêques contre le cardinal Sfondrate. — (c) Tyrso Gonzales, général des Jésuites. Les premiers éditeurs, et par suite tous les autres, ont supprimé la phrase incidente qui le concerne : Encore que nous le respections beaucoup: On voit que les Bénédictins des Blancs-Manteaux voulaient absolument brouiller Bossuet avec les Jésuites.

 

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que nous ne croyons pas devoir laisser courir son livre, que nous croyons tendre à la subversion de la religion, nous nous sentons obligés d'instruire le Pape de l'importance de la chose et des raisons que nous avons d'en éclaircir Sa Sainteté.

Nous voyons M. de Cambray toujours très-attaché à défendre Madame Guyon, que nous croyons toute molinosiste et dont nous ne pouvons souffrir que les livres demeurent en leur entier sans mettre au hasard toute la piété. Nous avons eu toute la patience possible, et fait toute sorte d'efforts pour finir l'affaire par les voies de la charité. Puisqu'on la pousse jusqu'à Rome, il faudra éclater malgré nous, et montrer que nous ne sommes pas disposés à épargner notre confrère, qui met la religion et la vérité en péril. Vous pouvez dire avec discrétion et avec choix ce que vous trouverez à propos de ce que je vous écris, sans vous déclarer. Je prie M. Phelippeaux d'en faire autant, et cette lettre vous sera commune.

Je ne vous dissimulerai pas que M. le cardinal de Bouillon, qui a de grandes liaisons politiques avec M. de Cambray et ses amis, n'aille à Rome avec dessein de le défendre plus ou moins ouvertement, selon les occasions et dispositions qu'il trouvera. Mais entre nous, je vous dirai bien que cela ne nous étonne guère, et que nous ne doutons pas que la religion ne prévale. Je parlerai fort modestement, en vous assurant que le roi ne nous sera pas contraire : tout le monde est pour nous, et surtout le clergé : on craint tout pour la piété, si M. de Cambray évite la censure. Encore un coup, parlez prudemment, comme vous avez fait jusqu'ici. Dites ce qu'il faut, où il faut, quand il faut. Assurez bien que nous ne laisserons pas la vérité captive : c'est tout ce que je vous puis dire. J'ai parlé à M. le cardinal de Bouillon avec la sincérité que je devais.

L'explication que nous avons vue (a) est pire que le texte, et ne peut passer.

(a) L'explication donnée à l'évêque de Chartres par M. de Cambray.

 

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LETTRE CXVI. BOSSUET A  M. D E LA  BR0UE.  A Paris , ce 18 mai 1697.

 

Je n'ai reçu, Monseigneur, que depuis trois jours votre lettre du 18 avril, où vous me dites votre sentiment sur le livre de M. de Cambray. Je ne sais par quelle aventure il est arrivé qu'une lettre de date postérieure et qui m'annonçait celle-là, l'a précédée. Quoi qu'il en soit, je suis très-aise d'apprendre votre sentiment. Mais il me semble qu'il faut aller plus avant, et me dire encore si vous y trouvez quelque autre chose, et en particulier si vous trouvez que sa doctrine soit fort conforme aux articles qu'il a signés avec nous.

Le livre que vous souhaitez que je donne était, comme vous l'avez vu, presque en état avant votre départ; et en moins d'un mois je pourrais y mettre la dernière main : mais celui de M. de Cambray oblige à bien d'autres choses qu'à montrer la fausse idée qu'il a de l'amour. Le passage de saint Ignace est vraiment admirable et, comme vous le dites, très-convaincant. Tous les martyrs ont parlé dans ce même sens. Je souhaite que les dispositions de ce prélat soient aussi bonnes que M. de Béziers vous l'a écrit ; mais je ne sais ce qu'il faut attendre d'un prélat qui, sentant un soulèvement si universel et si étrange contre son livre, bien loin de s'humilier, veut encore faire la loi et ne songe qu'à le défendre. Priez Dieu qu'il le change, et qu'il lui inspire un remède plus efficace dans une sincère humilité.

Je suis bien persuadé que M. de Rieux, quand il se serait laissé éblouir d'abord au beau style de ce livre et à des paroles spécieuses, ne persistera pas quand il en aura pénétré le fond. J'attends ce que vous me manderez du sentiment de M. de Saint-Pons. J'ai été ravi de voir celui de M. de Béziers expliqué en si beaux termes et si obligeants pour moi : je vous prie de lui en marquer ma reconnaissance. Mon livre réussit à Rome, comme il

 

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a fait ici ; il en faut louer Dieu : l'autre est improuvé aussi hautement.

M. de Cambray met sa confiance dans le cardinal de Bouillon et dans les Jésuites. Il emploie ici toute son adresse; mais la vérité y est jusqu'ici la plus forte, et la sera s'il plaît à Dieu. Il y aura des choses à vous écrire sur cela, qui jusqu'ici doivent être encore secrètes : j'aurai peut-être la bouche ouverte par le prochain ordinaire. Pour moi, je ferai mon devoir avec la grâce de Dieu. Je voudrais bien vous avoir à mon secours ; et si vous aviez quelque honnête prétexte de venir ici, ce me serait une singulière consolation.

Vous apprendrez mieux l'affaire du cardinal Sfondrate par la lettre que nous avons écrite au Pape contre son livre, que par le récit que je pourrais vous en faire. J'espère être bientôt en état et en liberté de vous l'envoyer avec la réponse du Pape, que nous savons être résolue et devoir être fort honnête : mais Rome a bien de la peine à noter un cardinal, et le Pape une créature dont il a cru que la promotion lui ferait honneur. Nous avons écrit comme dévoient faire des évêques.

On espère recevoir bientôt de Rome un bref à M. de Paris, confirmatif de son Ordonnance sur la grâce.

Vous avez bien fait de préparer le peuple sur le quiétisme : nous avons su la bénédiction que Dieu a donnée à vos sermons.

La seconde édition de mon livre s'achève : il y aura un petit supplément que vous ne jugerez pas inutile. Il faut combattre pour la foi jusqu'au dernier soupir. Dieu me donne beaucoup de courage et de santé dans un grand travail et dans un grand âge : je ne m'en sens point par sa grâce. Prions les uns pour les autres. Vous savez mon respect.

M. de Metz est mort (a) : on donne son évêché à M. l'abbé d'Auvergne, le cordon à M. de Paris, la charge de conseiller d'Etat à qui vous voudrez : je ne demanderai rien. Retribuetur tibi in resurrectione Justorum.

 

(a) Georges d'Aubusson de la Feuillade, nommé eu 1668, et mort le 12 mai 1697, âgé de quatre-vingt-huit ans. (Les édit.)

 

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LETTRE CXVII. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 19 mai 1697.

 

Nous avons reçu votre lettre du 30. Je parlerai à M. de Torci ce soir, pour le faire agir en votre faveur (a), comme vous le désirez, auprès du nonce. Je ferai aussi ma batterie de ce côté-là. J'écrirai aux cardinaux ce que vous souhaitez; mais ce ne peut être par cet ordinaire. Vous me ferez grand plaisir de tâcher d'avoir l'écrit pour Sfondrate, et de me l'envoyer au plus tôt.

Je m'étonne que les exemplaires de mon livre , qu'Anisson a envoyés pour Rome, n'y soient pas encore arrivés. La traduction en latin ne se peut faire qu'avec beaucoup de temps.

Il est de la dernière conséquence pour vous et pour moi, que vous partiez à peu près en même temps que M. le cardinal de Janson avec M. Phelippeaux. Des deux difficultés que vous apportez pour différer votre départ, mon frère en lève une, qui est celle de l'argent ; vous surmonterez celle du temps, comme M. le cardinal de Janson (b).

On a chassé trois religieuses de Saint-Cyr pour le quiétisme, et une entre autres qui a été au commencement une des meilleures amies de Madame de Maintenon, et que vous pouvez avoir souvent ouï appeler Madame la chanoinesse ; elle s'appelle Madame de Maisonfort (c). Elle a demandé en grâce de venir dans le diocèse de Meaux, et on l'envoie à Jouarre. Cette affaire a fait grand bruit : on a cru voir dans cet événement la disposition de la Cour contre cette secte, dont la petite cabale a été fort alarmée.

L'affaire de M. de Cambray semble être à sa crise. Il n'a de

 

(a) L'abbé Bossuet sollicitoit à Rome un induit pour l'abbaye de Savigni, qu'il avait obtenue on ne sait à quel titre. — (b) L'abbé Bossuet ne pouvait s'arracher à l'Italie. La réputation qu'il en rapporta nuisit longtemps à son avancement. Il ne put obtenir un évêché que sous la régence. — (c) Nous avons parlé de cette Dame, et donné les lettres qu'elle reçut de Bossuet, dans le volume XXVII, p. 316 et suiv.

 

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confiance que dans sa traduction latine, par où il espère de surprendre Rome, à ce que l'on dit. Car pour moi, il ne me voit plus et voudrait me faire regarder comme sa partie. A la Cour on dit qu'il attend tout de la protection de M. le cardinal de Bouillon et des Jésuites. Soyez attentif à ce qui se passera, sans vous ouvrir autrement que comme je vous l'ai marqué par ma précédente.

Le pauvre M. de Cambray est fort abattu, et n'en fait pas moins le fier. Je suis sa bête. On croit ici que M. le cardinal de Bouillon trouvera à Rome de quoi ralentir son ardeur pour ce prélat. Ce dernier croirait venir à bout de tout, s'il n'avait pas en tête M. l'archevêque de Paris aussi bien que moi.

Nous attendons le bref sur Sfondrate et la réponse à M. de Paris. J'espère aussi qu'on ne m'oubliera pas.

On trouve ici assez étrange le déguisement du livre de M. de Cambray ; et l'on croit que Rome s'apercevra aisément du change, et de l'affectation de défendre un livre français par une traduction latine du même livre.

Ménagez-vous avant de partir quelque bonne correspondance.

 

LETTRE CXVIII. BOSSUET A SON NEVEU (a). A Meaux, le jour de la Pentecôte, ce 26 mai 1697.

 

J'ai reçu ici, avec votre lettre du 7, le bref du Pape (b). J'en ai envoyé aussitôt une copie à mon frère, pour vous la faire passer. Nous avons sujet d'être très-contents. Je serai mercredi à Paris, où je verrai M. le nonce tant sur cela que sur votre induit, et ferai toutes les diligences nécessaires.

Par la lettre très-obligeante de M. le cardinal de Janson, la réponse aux cinq évêques devait venir par cet ordinaire. Apparemment

 

(a) Revue sur l'original. — (b) Ce bref formait la réponse à la lettre que Bossuet avait envoyée au souverain Pontife avec l’Instruction sur les états d'oraison.

 

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elle aura été portée à M. de Reims, qui est à Reims : ainsi je ne sais rien encore.

M. le cardinal de Janson ne me parle point du bref pour moi. Vous ne sauriez lui trop marquer de reconnaissance de toutes ses bontés.

Je pourrai vous mander par l'ordinaire prochain, la résolution qu'on prendra sur le livre de M. de Cambray. Il est bien certain que ceux qu'il a appelés en garantie, ne peuvent pas se taire.

Je vous ai parlé, en retournant, d'établir quelque correspondance. Il me paraît que M. le cardinal Denhoff (a) peut être mis à quelque usage à sa façon.

Anisson n'a pas encore avis que les livres qu'il a envoyés par Marseille soient arrivés.

La seconde édition va se distribuer.

 

LETTRE CXIX. BOSSUET A   SON  NEVEU. A Paris , ce 3 juin 1697.

 

J'ai reçu votre lettre du 14 mai. Je vous enverrai bientôt un imprimé où sera notre lettre sur Sfondrate et le bref du Pape (b), qui est ici trouvé fort bon, très-honorable pour nous, et du côté du Pape plein de dignité et de sagesse.

Toutes les lettres de Rome parlent des menaces de certaines gens qui veulent défendre Sfondrate; nous verrons.

On prendra ici demain une résolution finale sur le livre de M. de Cambray, et vous ne la pourrez apprendre que dans huit jours.

Ajoutez à ce que je vous ai mandé du discours du roi à Saint -Cyr, qu'il parla avec étonnement de ceux qui pouvaient estimer

 

(a) Ce cardinal, natif de Prusse, d'une illustre famille, était venu à Rome sans autre dessein que de voyager. Le pape Innocent XI, qui le goûta beaucoup, le fit prélat domestique et peu après cardinal. Il mourut à Rome le 20 juin 1697, âgé de quarante-huit ans. — (b) La Lettre sur Sfondrate et le bref du Pape se trouvent vol. XXVI, p. 519 et suiv.

 

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la plus grande folle de son royaume. Cela a fait beaucoup penser aux amis de Madame Guyon.

Je pars mercredi pour Meaux dès le matin : je ne tarderai pas à revenir; et je ne crois pas y passer l'octave. Dimanche je donnerai l'habit à la fille aînée de M. le Premier à Farmoutiers.

Je chercherai les moyens de faire savoir au cardinal Casanate que le livre de M. de Cambray est ici fort odieux, et que le roi en est indigné.

J'oubliois de vous dire que M. de Cambray se tourmente à donner des explications aussi mauvaises que le texte. Les prélats croient qu'il y a beaucoup de propositions à qualifier durement; et qu'outre cela il faut abandonner le livre, qui n'est qu'un quiétisme pallié. Il a refusé de conférer à l'amiable avec moi, en présence de MM. de Paris et de Chartres. Il tourne son esprit et ses artifices à diviser, ou à amuser les prélats ; mais il ne viendra à bout ni de l'un, ni de l'autre. On croit qu'il éclatera bientôt quelque chose.

Je vous envoie copie de la lettre de M. de Cambray (a). Nous sommes résolus de répondre, et peut-être de le dénoncer dans les formes : c'est le seul parti que je vois, et le livre fait trop de mal pour être souffert.

Disposez-vous au retour le plus tôt que vous pourrez : vous en voyez toutes les raisons qui augmentent de jour en jour. Si vous avez des raisons nécessaires de prolonger pendant quelque temps votre séjour à Rome sans affectation, j'ai prié M. Phelippeaux de ne vous pas quitter, et je l'en prie encore (b).

M. de Cambray est superbe et consterné : on ne saurait croire jusqu'à quel point il est devenu odieux à toute la Cour.

Songez à votre santé. M. le cardinal de Bouillon vous observera fort, et rendra bon compte de vous. Cette Eminence croit tout devoir à la cabale ; je dis tout : le roi est averti.

Je ne doute pas que vous n'ayez été bien aise de la promotion de M. l'abbé de Coislin à l'évêché de Metz.

 

(a) C'est celle qu'il écrivit au Pape, le 27 avril 1697. — (b) L'abbé Ledieu fait connaître, sinon dans l'imprimé, du moins dans le manuscrit de son journal, une des causes qui retenaient si fortement l'abbé Bossuet en Italie.

 

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Assurez bien de mes très-humbles respects M. le cardinal de Janson.

J'avoue que je suis inquiet du retardement des exemplaires de mon livre, envoyés par Anisson.

Considérez bien cette lettre de M. de Cambray : tout y est captieux et artificieux. L'auteur s'y déclare pour les ascètes : mais M. l'abbé de la Trappe, le plus saint de tous les ascètes, le rejette et a écrit contre lui de terribles lettres, qu'on dit ici que M. le nonce a envoyées au Pape.

J'ai reçu une lettre très-obligeante de M. le cardinal Spada sur mon livre.

 

LETTRE CXX. BOSSUET A SON NEVEU. A Arminvilliers, ce 10 juin 1697.

 

J'ai reçu à Meaux votre lettre du 21 avril : j'y étais allé pour la fête, d'où je suis venu à Farmoutiers pour y donner l'habit à la fille aînée de M. le Premier. Cela fut fait hier, et je vins coucher ici pour me rendre ce soir à Paris, d'où cette lettre partira. J'aurai soin de vos lettres pour Madame de Pons et pour le nouvel évêque de Troyes (a).

La veille de mon départ de Paris, nous avions pris une résolution finale, qui devait être portée au roi par M. de Paris. Elle allait à dire que le livre dans son tout et dans ses parties était plein d'erreurs, un renouvellement pallié du quiétisme et une apologie secrète de Madame Guyon ; que le seul remède était de l'abandonner purement et simplement, et de condamner les livres de Madame Guyon et de Molinos, sinon d'instruire Rome et d'en attendre la décision, sans rien faire que donner les instructions nécessaires au peuple pour empêcher l'effet de la cabale qui se remue. Je ne sais pas comment cela aura été exécuté, et je

 

(a) Denis-François Bouthillier de Chavigny, nommé évêque de Troyes le 22 avril 1697. Il fut fait archevêque de Sens eu 1716, et mourut le 9 novembre 1730, âgé de soixante- cinq ans. ( Les édit. )

 

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tourne à Paris pour m’instruire du succès. Ceci est pour vous seul.

Quant au cardinal de Bouillon, vous devez vous attendre qu'il rendra votre séjour à Rome fort curieux: vous m'entendez.

Je n'ai rien à attendre du roi ni de Madame de Maintenon, que des choses générales dans l'occasion.

M. de Paris craint M. de Cambray, et me craint également. Je le contrains; car sans moi tout irait à l'abandon, et M. de Cambray l'emporterait (a). On a de bonnes raisons de ne pas mêler M. de Reims dans cette affaire qu'indirectement. Les avis que vous me donnez par rapport à M. le nonce, sont les seuls dont je puisse profiter, et je le ferai. Si la Cour s'apercevait qu'il y eût le moindre dessein, elle gâterait tout ; et c'est la principale raison de Madame de Maintenon, qui n'a de bonne volonté que par rapport à M. de Paris. Du reste MM. de Paris et de Chartres sont faibles, et n'agiront qu'autant qu'ils seront poussés.

On commence à dire ici que Rome et le Pape ont quelque estime pour moi. Je ne dis sur cela que ce qu'il faut ; vous en voyez les conséquences. Je suis seul en butte à la cabale.

Vous devez bien prendre garde à qui vous parlerez. Je crois M. l'abbé de la Trémouille (b) et les siens gens d'honneur, mais faire sa cour est une grande tentation. Vous saurez connaître votre monde.

 

(a) On voit ici au vrai le caractère de M. de Noailles. Ce prélat naturellement faible. toujours porté à prendre les tempéraments les plus doux, ou à se prêter aux accommodements qu'on lui proposait, a souvent été la dupe de sa trop grande facilité. Ennemi de toutes contestations et craignant d'exciter des disputes, il se contentait aisément des palliatifs dont on voulait couvrir les erreurs ; de sorte qu'il se laissait souvent entraîner dans de fausses démarches, et avait dans les affaires importantes grand besoin d'être animé, (Les premiers édit.) — (b) Depuis cardinal.

 

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LETTRE CXXI.  LE CARDINAL LE CAMUS A BOSSUET. A Grenoble, ce 17 juin 1697.

 

Je fais, Monsieur, depuis si longtemps une profession si ouverte de vous honorer et de m'intéresser à tout ce qui vous touche, que je ne peux différer d'un moment de vous témoigner la joie que je ressens de la place du conseil que le roi vient de vous donner. Il n'y a point de place, pour élevée qu'elle soit, qui ne soit au-dessous de votre mérite et des grands services que vous rendez à l'Eglise. Le dernier de vos ouvrages sur l'oraison, que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer, est un ouvrage très-solide, et pour tout dire en un mot, digne de son auteur. On l'a si fort approuvé à Rome, que j'ai su par M. le cardinal Casanate qu'on souhaitait qu'il fût tourné en latin et en italien pour l'instruction des pays étrangers. Il ne vous arrivera jamais, Monsieur, tant d'honneur et d'élévation que vous en méritez et que je vous en souhaite.

 

LETTRE CXXII. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris , ce 17 juin 1697.

 

J'ai reçu la lettre de M. de Cambray (a), que vous m'avez envoyée, pendant que de mon côté je vous en envoyais un exemplaire : que cela ne fasse point ralentir votre zèle à m'envoyer tout ce que vous pourrez avoir de lui. Il enverra son livre traduit, sa tradition, et surtout des explications de sa doctrine. Il nous cache tout ici autant qu'il peut ; mais vous pouvez tenir pour assuré que ses explications ne seront ni bonnes en elles-mêmes , ni conformes à son livre.

Nous en avons fait au roi notre rapport ; et M. de Paris lui a porté notre avis commun, qui était que le livre était rempli,

 

(a) Sa lettre au Pape, dont on a déjà parlé.

 

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puis le commencement jusqu'à la fin, dans son tout et dans ses parties, d'erreurs sur la foi et de quiétisme pallié ; en sorte qu'on ne pouvait ni le soutenir ni le corriger. On attend là-dessus sa dernière résolution. Jusqu'ici il persiste à ne vouloir point abandonner son livre, et à refuser obstinément de conférer avec nous de vive voix. Nous avons pris encore huit jours pour faire les derniers efforts ; et si nous ne pouvons le réduire à la raison, nous écrirons à Rome sans hésiter par l'ordinaire prochain.

Toute la finesse de M. de Cambray consiste à donner des explications telles quelles à son livre. Ses amis croient tout sauver, pourvu qu'ils le sauvent ; et nous sommes résolus à ne recevoir aucune explication que celles qui s'y trouveront véritablement conformes. Et quand la doctrine de ses explications serait bonne, si elle n'est conforme au livre, nous demeurerons fermes à poursuivre sa condamnation, parce que nous voyons clairement que tant que le livre subsistera, tout le quiétisme demeurera en honneur.

Je vis hier le roi et Madame de Maintenon, de la part de M. de Paris et de M. de Chartres, pour leur dire que notre parti est pris d'écrire au Pape, si M. de Cambray ne fait pas ce qu'il doit. J'ai porté la même parole à M. le nonce, du consentement du roi. Je pense que si M. de Cambray s'opiniâtre, il ne restera plus guère à la Cour (a).

Vous direz à M. le cardinal de Janson ce que vous voudrez du commencement de cette lettre, et s'il sait quelque chose de ce qu'on a dit à M. le nonce, vous ferez semblant de l'ignorer.

Vous n'oublierez pas de faire votre compliment à M. de Metz (b).

 

LETTRE CXXIII.  M.   DE  RANCÉ  A   BOSSUET.

 

Vous voulez bien, Monseigneur, que je vous dise que je prends trop de part à ce qui vous regarde pour être sans envie d'en

 

(a) Il n'y resta plus guère en effet : il reçut du roi, le 1er août suivant, l'ordre de se retirer dans son diocèse. — (b) Henri-Charles du Cainbout de Coislin né le 13 septembre 1664, nommé évêque de Metz le 26 mai 1697, moitié 28 novembre 1732.

 

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prendre quelque chose dans les conjonctures présentes. J'ai ouï dire que le Pape vous avait écrit : je ne doute point que ce ne soit pour vous témoigner combien il approuve le zèle que vous avez fait paraître dans l'ouvrage que vous venez de donner à l'Eglise pour la défense de la vérité, et pour la réfutation d'une erreur dont il se peut dire que les suites sont infinies. Je ne doute point que l'affaire ne tourne à votre consolation et à celle de tous les gens de bien. Il est certain qu'il n'y en a pas à laquelle ils doivent prendre plus d'intérêt.

Permettez-moi, Monseigneur, de vous faire une prière. Comme j'ai ouï parler, de plusieurs endroits, de la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire sur le quiétisme, et que je ne me souviens point de ce que je vous ai mandé, vous me feriez un extrême plaisir de m'en envoyer une copie, au cas que vous l'ayez encore. Car le monde, comme vous savez, parle des choses comme il lui plaît : souvent il ne fait point de scrupule d'attribuer aux gens celles auxquelles ils n'ont point pensé, et on est bien aise de pouvoir répondre avec certitude.

Nous ne cessons point, Monseigneur, de recommander à Dieu tout ce qui vous touche, pour ce monde comme pour l'autre. Je puis vous assurer que vous tenez dans nos cœurs toutes les places que vous y devez avoir, et qu'on ne peut être avec plus d'attachement , de sincérité et de respect que je suis, etc.

Fr. Armand-Jean , anc. abbé de la Trappe.

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