Quiétisme XV
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LETTRE XV.  MADAME GUYON A MM. BOSSUET, ÉVÊQUE   DE   MEAUX, DE NOAILLES, ÉVÊQUE DE CHALONS, ET TRONSON, SUPÉRIEUR DU SÉMINAIRE DE SAINT-SULPICE ;  Choisis pour examiner les livres et les états de madame Guyon (a).  Juin 1694.

 

Comment pourrai-je, Messeigneurs, paraître devant vous, si vous me croyez coupable des crimes dont on m'accuse ? Comment pourrez-vous examiner, sans horreur, des livres qui viennent d'une personne qu'on veut faire passer pour exécrable? Mais aussi comment n'y paraîtrai-je pas, puisqu'ayant pris la liberté de vous demander à Sa Majesté pour examiner ma foi et ayant été assez heureuse d'avoir obtenu ce que je désire, ce serait me priver de l'unique ressource qui me reste en cette vie, de pouvoir faire connaître la pureté de ma foi, la droiture de mes intentions et la sincérité de mon cœur devant des personnes qui,

 

(a) Madame Guyon n'ayant pas réussi à obtenir des commissaires pour examiner ses mœurs, et voyant qu'on était résolu de poursuivre l'examen de sa doctrine, fit demander par ses amis qu'on joignit M. de Noailles et M. Tronson à M. de Meaux; ce qui lui fut accordé. Ce fait est rapporté par Bossuet dans sa Relation, sect. III, n. 1, et il est constaté par une lettre de Madame de Maintenon au duc de Beauvilliers, auquel elle dit : « Quant à M. de Chalons et à M. le supérieur de Saint-Sulpice, qu'elle veut associer à M. de Meaux, je ne crois pas que cette demande lui soit refusée. » — Cette note est aussi supprimée dans l'édition de Versailles.

 

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quoique  prévenues, ne me sont nullement suspectes à cause de leurs lumières, de leur droiture et de leur extrême probité.

J'avais pris la liberté de demander à Sa Majesté de joindre des juges laïques, afin qu'ils approfondissent ce qui regarde mes mœurs, parce que je croyais qu'il était impossible qu'on pût juger favorablement des écrits d'une personne qui passe pour coupable. Je me suis offerte d'entrer en prison, ainsi que vous le verrez, Messeigneurs, par la lettre ci-jointe (a), si vous voulez bien vous donner la peine de la lire. J'offre plus ; c'est de faire voir que je n'ai point fait les choses dont on m'accuse. Je n'attends pas que ceux qui m'accusent prouvent ce qu'ils avancent, quoique ce soit l'ordinaire ; mais je m'offre de prouver que cela n'est pas. Si vous voulez bien, Messeigneurs, avoir la charité d'examiner ce qui regarde le criminel avant l'examen des livres, je vous en aurai une obligation infinie. Il est aisé d'informer, à charge et à décharge, de toute ma vie. Je vous dirai, Messeigneurs, avec une entière ingénuité, les choses dont on m'accuse et le caractère des personnes qui m'accusent. Je suis toute prête de soutenir toutes sortes de confrontations, et je crois qu'il vous sera aisé avec la grâce de Dieu de démêler une malignité peu commune. Vous verrez, Messeigneurs, le caractère des personnes qui m'accusent; et peut-être sera-ce un grand bien pour l'Eglise qu'on examine qui sont les coupables, de ceux qui accusent et de celle qui est accusée.

Trois personnes de probité sont animées contre moi : Monseigneur l'évêque de Chartres (b), parce que son zélé est trompé : il me sera aisé de faire voir par qui et comment.

M. le curé de Versailles, qui n'a pas toujours été aussi déchaîné contre moi qu'il l'est, puisqu'il m'écrivit lorsque je sortis de Sainte-Marie, après avoir lu les livres dont il s'agit et les plus forts de mes écrits, qu'il était dans mes mêmes sentiments: j'en ai la lettre. Depuis ce temps, il me faisait l'honneur de se dire de mes amis, me venait voir plus assidûment qu'aucun autre : il

 

(a) La lettre à Madame de Maintenon. — (b) M. Godet des Marais, évêque de Chartres, qui le premier avait découvert le nouveau quiétisme introduit à Saint-Cyr par Madame Guyon et quelques-unes de ses disciples, comme M. de Meaux a soin de l'observer dans l'endroit déjà cité de sa Relation.

 

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a témoigné à beaucoup de mes amis l'estime qu'il faisait de moi; même depuis la dernière fois qu'il m'est venu voir, il a dit mille-biens de moi à Saint-Cyr et ensuite beaucoup de mal.

La raison de cette conduite, c'est que M. le curé de Versailles s'est imaginé que j'avais retiré Madame la comtesse de Guiche et Madame la duchesse de Mortemart de sa conduite, pour les mettre sous celle du P. Alleaume, jésuite.

Il est de fait que Madame la comtesse de Guiche était sous la conduite du R. P. Alleaume, avant que j'eusse l'honneur de la connaître : ce n'est donc pas moi qui l'y ai mise. Pour Madame la duchesse de Mortemart, comme elle se croyait obligée, en se donnant à Dieu, de quitter la Cour qui lui était un écueil, pour se donner à l'éducation de messieurs ses enfants et au soin de sa famille, qu'elle avait négligés jusqu'alors; en quittant Versailles et demeurant à Paris, il lui fallait un directeur à Paris. Cependant M. le curé de Versailles, qui dit avoir présentement l'oreille de Madame de Maintenon et qui l'a en effet, se plaint de deux choses opposées : l'une, de ce que j'ai ôté ces Dames de la direction de leur légitime pasteur pour les mettre sous la conduite d'un P. jésuite; et l'autre, que je les dirigeais. Comment, si je les dirigeais, leur ai-je donné un directeur? Et si je leur ai donné un directeur, je ne les dirigeais donc pas. Dieu ne m'a pas abandonnée au point de me mêler de diriger, quoique je crusse alors qu'il donnait quelquefois des expériences pour en aider les autres. Mais toutes les personnes que j'ai connues avaient leurs directeurs. Lorsque ces Dames aimaient la vanité, qu'elles portaient des mouches, qu'elles mettaient du rouge, que quelques-unes d'elles ruinaient leurs familles par le jeu et la dépense des habits, l'on n'y trouvait point à redire et l'on les laissait faire. Dès qu'elles ont eu quitté tout cela, l'on a crié, comme si je les eusse perdues. Si je leur avais fait quitter la piété pour le luxe, l'on ne ferait pas tant de bruit. J'ai des témoins, des lettres écrites à M. le curé de Versailles, qui feront voir ma justification, si l'on me veut bien faire la grâce de m'écouter.

La troisième personne est M. Boileau (a), suscité par une

 

(a) Jean Jacques Boileau, frère de Nicolas Boileau, le législateur du Parnasse,

 

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dévote (a),  qui  l’assure que Dieu lui a fait connaître que je suis fort mauvaise. Cela est accompagné de choses manifestement fausses, qu'il est aisé d'avérer. Ce sont ces personnes qui par zèle animent tout le monde contre moi. Le reste des accusateurs sont tous gens avec lesquels je n'ai eu de commerce que pour leur donner l'aumône, ou les chasser et indiquer pour ce qu'ils sont.

Je dirai les choses dont on m'accuse. Je ne prétends pas, Messeigneurs, vous cacher la moindre chose, parce que, grâce à Dieu, je ne veux ni tromperies autres, ni me tromper moi-même. Sitôt que je sus qu'on m'accusait de diriger, je me retirai et ne vis plus personne, ainsi que vous le verrez, Messeigneurs, par cette autre lettre.

J'ai toujours cru qu'il fallait être éclairé sur le criminel avant toutes choses. C'est pourquoi je vous conjure, Messeigneurs, par la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont vous êtes pleins, de recevoir les Mémoires qui vous seront donnés contre moi, d'obliger les personnes à donner leurs noms et à vous parler à vous-mêmes. Si je suis coupable, je dois être plus punie qu'une autre, puisque Dieu m'a fait la grâce de le connaître et de l'aimer ; et que je ne suis point assez ignorante pour être excusée, puisque je suis assurée que Jésus-Christ et Bélial ne sont point en même lieu.

J'ai pris la liberté de demander Monseigneur de Meaux dès l'année passée, parce que j'ai toujours eu un très-grand fond de respect pour lui, que je suis persuadée de son zèle pour l'Eglise, de ses lumières et de sa droiture, et que j'ai toujours porté en moi la disposition d'y condamner ce qu'il y condamnera.

J'ai désiré Monseigneur de Chalons, quoique M. l'abbé de Noailles (b) soit ie plus zélé de ceux qui me décrient ; tant parce

 

était docteur de Sorbonne et chanoine de Saint-Honoré. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, lui confia la supériorité de plusieurs Maisons religieuses. Ses lettres spirituelles, deux volumes in-12, prouvent également sa science et sa profonde piété.

(a) La Sœur Rose très-célèbre dans ce temps par les choses extraordinaires qui se passaient en elle, et par les prodiges de grâces dont Dieu la rendit l’instrument. Elle fut une des premières qui connut les égarements des   nouveaux quiétistes. ( Les Bénéd. Des Blancs-Manteaux.)

(b) Frère de l’évêque de Châlons, et depuis son successeur dans ce siège.

 

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qu'il y a longtemps que je sais quel est son discernement et sa piété, que parce qu'y ayant intérêt à cause de Madame sa nièce, j'ai été bien aise qu'il connût la vérité par lui-même.

J'ai souhaité M. Tronson, quoique je susse tous les soins qu'on a pris de me décrier auprès de lui, parce que je sais quelle est sa droiture, sa piété, sa lumière, et qu'il est nécessaire qu'il connaisse par lui-même le sujet que Monseigneur de Chartres a d'animer son zèle contre moi.

Je vous conjure, Messeigneurs, par toute la charité qui règne dans votre cœur, de ne point précipiter cette affaire, d'y mettre tout le temps qu'il est nécessaire pour l'approfondir, et pour me faire la grâce de m'entendra sur les articles qui peuvent vous faire peine. Je vous conjure aussi d'être persuadés que je vous parle sincèrement. Ayez la bonté, s'il vous plaît, de vous informer, non à ceux qui ne me connaissent pas, mais à ceux qui me connaissent, quelle est ma sincérité. Pour ce qui regarde l'article des livres et des écrits, je déclare que je les soumets de tout mon cœur, comme j'ai déjà fait, ainsi que je le déclare au papier ci-joint.

Voilà un chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ qui est l'abrégé de tout ce que j'ai écrit : je prends la liberté, de l'attacher ici.

Chapitre XXXVII du livre III de l'Imitation de Jésus-Christ, de l'édition in-12, chez Desprez, libraire à Paris. S'abandonner tout à Dieu, sans vouloir reprendre le soin de soi-même.

Jésus-Christ. Mon fils, quittez-vous vous-même, et vous me trouverez, etc.

 

LETTRE XVI.  MADAME GUYON A BOSSUET. 1694.

J'ai bien de l'obligation à M. de Meaux, de vouloir bien prêter l'oreille à la justification des écrits : mais que je serais contente, s'il voulait bien ouvrir celle du cœur; et que je serais sûre du gain

 

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de la cause de l'oraison ! Pourvu que les droits de celle-ci soient conservés dans toute leur étendue, sans altération ni adoucissement, il ne m'importe ce que je devienne. Je conjure ce saint prélat que tout tombe sur moi. Je suis sûre qu'en me jetant dans la mer, ou m'enfermant dans une prison perpétuelle, la tempête contre l'oraison finira. C'est plutôt moi qu'en veut perdre ; et je le mérite assez par tant d'infidélités et de propriétés secrètes que j'ai commises, si peu de pur amour et de pure souffrance. La seule grâce que je vous demande, est que vous employiez tout votre crédit pour cela auprès de ces Messieurs (a). Que la compassion ne vous arrête point, ni eux aussi ; ces sentiments naturels sont indignes de Dieu : que je sois la victime sacrifiée à sa justice. Mais, hélas ! peut-être rejettera-t-il cette victime à cause de son impureté. Quoi qu'il en soit, je trouverai dans son sang ce grand lavoir qui nettoiera toutes mes taches, et me rendra une victime agréable à ses yeux. Ce sont-là mes sentiments. Je vous prie d'avoir la bonté de leur dire ceci; car peut-être y va-t-il de la gloire de Dieu. J'achèverai, s'il plaît à Dieu, dans dix ou douze jours.

 

LETTRE XVII.  MADAME GUYON A BOSSUET. 1694.

 

J'ai écrit les justifications des écrits avec une entière liberté, parce que M. le duc de Chevreuse me l'a ordonné de votre part. Dieu est témoin de la volonté sincère qu'il m'a lui-même donnée de vous obéir, et de penser sur moi et sur ce qui me regarde tout ce que vous m'ordonnerez d'en penser. Toutes les personnes qui m'ont connue dès mon enfance, et celles qui m'ont conduite dans tous les âges, pourraient vous assurer qu'entre toutes les grâces que Notre-Seigneur m'a faites, celle de la simplicité et de l'ingénuité à ne leur pas cacher une pensée que j'eusse connue et en

 

(a) M. de Noailles et M. Tronson, chargés d'examiner avec Bossuet la doctrine de Madame Guyon.

 

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la manière que je la connaissais, est ce qui les a toujours le plus frappées en moi.

Souffrez donc, Monseigneur, qu'en continuant mes manières simples et peu usitées parmi le monde, je prenne la liberté de vous dire que le cœur seul peut juger des écrits auxquels le cœur seul a part. Ce que j'écris, ne passant point par la tête, ne peut être bien jugé par la tête. Je vous conjure, Monseigneur, par le sang de Jésus-Christ mon cher Maître, que la prévention qu'on vous a donnée contre moi ne vous empêche pas de pénétrer la moelle du cèdre ; que les mauvais habits dont mes expressions peu correctes et mal digérées ont couvert la vérité, ne vous la fassent pas méconnaître. C'est moi, Monseigneur, qu'il faut punir; c'est ma témérité qu'il faut châtier : mais il ne faut rien ôter à la vérité, de l'intérieur, de son tout indivisible ; au contraire il la faut tirer dans sa nudité et dans son éclat. Cela sera, en l'expliquant nettement, comme je crois avoir fait ici. Que si quelque chose vous fait encore de la peine, j'espère de l'expliquer si nettement avec la grâce de Dieu, que votre cœur entrera dans ce que votre esprit même paraît ne pas pénétrer, parce qu'il y a de certaines choses où l'expérience est au-dessus de la raison, sans être contraire à la raison. Pour connaître un ouvrage à fond, il faut entrer en quelque manière dans l'esprit de celui qui l'a fait.

Je vous proteste, comme il est vrai, que je n'écris point par l'esprit et qu'il me semble, lorsque j'écris, que cela vient d'une autre source, qui est le cœur, parce que la foi, par laquelle le Seigneur m'a conduite, semble aveugler l'esprit, afin de donner plus de liberté au cœur ou à la volonté d'aimer et de goûter Dieu (a).

Souffrez, Monseigneur, que pour des moments je récuse votre esprit, et que j'implore la faveur de votre cœur, pour être juge des écrits que le cœur a produits. Pour ma personne, je la livre volontiers à la peine et au châtiment ; et sur cela vous ne sauriez

 

(a) La croyance qui est dans le cœur sans pouvoir entrer dans la tête, cette foi qui aveugle l'esprit, afin de donner plus de liberté à la volonté, c'est tout simplement du fanatisme grossier.

 

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jamais vous méprendre, quelque rigueur que vous exerciez envers elle. Mais pour l'intérieur, ô Monseigneur, c'est un tout auquel toutes les parties sont si nécessaires, qu'on ne peut en retrancher aucune sans le détruire. Il n'en est pas des choses de l'esprit comme de celles du corps, auquel on peut ôter certains membres sans le détruire tout à fait. Songez, Monseigneur, que toutes les parties de l'intérieur sont des parties essentielles, des parties nobles ; et que c'est le détruire, que de l'altérer.

Je vous écris, Monseigneur, avec cette liberté qui ne craint rien, parce qu'elle n'a rien à perdre; mais je vous écris néanmoins avec toute la soumission possible. Démêlez, je vous conjure, en ma faveur la liberté qui naît de la foi et de l'amour, d'avec l'audace qui naît de la présomption. Laissez pour quelque temps toutes les impressions qu'on vous a voulu donner de moi, soit bonnes, soit mauvaises. Je ne suis rien; mais voyez la possibilité et la vérité de l'intérieur dans tous ces saints que j'expose devant vos yeux (a). Ne jetez point la vue sur moi, de peur que l'horreur que vous en auriez ne vous donnât du dégoût. C'est la même eau pure et nette, qui a passé par le canal pur et très-pur de tant de saints, et qui passe aussi par un canal tout sale et impur par lui-même. Remontez à la source, Monseigneur, et

 

(a) Bossuet, dans sa Relation, section III, n. 1, parle des écrits que Madame Guyon composa pendant la durée de l'examen, « pour faire le parallèle de ses livres avec les saints Pères, les théologiens et les auteurs spirituels. » Il est clair qu'elle avait envoyé au prélat, avec cette lettre, un écrit dans lequel elle entreprenait de prouver que ses expériences et toute sa doctrine étaient conformes à celles des saints, et qu'au fond elle avait raison sur tous les points, quoique peut-être elle ne s'exprimât pas en termes assez exacts. C'est aussi ce que M. de Cambray a toujours dit, pour la défense de cette Dame. Delà l'idée que ce prélat conçut de composer son livre des Maximes des Saints, dans lequel il Prétendit tout à la fois, et justifier le fond des sentiments de Madame Guy ou, et rectifier les expressions exagérées et peu correctes, dont elle avait pu se servir avec d'autres mystiques. Et combien Fénelon n'était-il pas inexcusable, puisque après avoir promis dans sa préface du livre des Maximes l'exactitude la plus scrupuleuse dans les termes même, non-seulement il se permettait un langage Plus outré que celui des mystiques les moins éclairés, mais encore il avançait quantité de propositions intolérables?

Cette note est encore des Bénédictins des Blancs-Manteaux. L'édition de Versailles en reproduit la première partie ; mais elle a supprimé la dernière, qui se rapporte à Fénelon : pourquoi cela ? On sait que Fénelon fit ses études théologiques à Saint-Sulpice, et nous disions tout à l'heure que l'édition de Versailles a été dirigée par deux prêtres de cette Maison.

 

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vous verrez que c'est le même principe et la même eau. Brisez le canal, il n'importe ; mais que l'eau ne soit pas répandue sur la poussière. Recueillez-la cette eau, faites-la rentrer dans sa source, ou souffrez qu'elle coule par le canal de tant de saints. Dieu qui veut se servir de vous afin de rassembler ce qui était dispersé, ne le peut qu'autant que vous perdrez toute prévention. Faites donc voir, Monseigneur, que l'intérieur est de lui-même pur et sans tache, que c'est l’âme du christianisme ; et qu'on punisse cette téméraire qui, par son ignorance, a avili ce qu'il y a de plus précieux sur la terre. C'est la grâce que vous demande au nom de Dieu la personne du monde qui vous honore le plus, et qui est avec plus de respect et de soumission, etc.

 

De la Motte Guyon.

 

Permettez-moi d'en dire autant à M. de Châlons.

 

LETTRE XVIII.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. Du mercredi, 14 juillet 1694.

 

Je suppose, Monseigneur, que vous partez pour Paris aujourd'hui (a). Ce qui m'en console est l'espérance que vous reviendrez bientôt, et que je pourrai à votre retour vous entretenir de mon travail. Je crois qu'il est nécessaire que je vous le montre, et que je m'explique avec vous sur toutes les circonstances du système, avant que je le donne aux autres. Je ne puis douter que vous n'ayez la charité et la patience d'écouter tout. Pour moi, je ne souhaite que de régler par vos décisions tout ce que je dois dire aux autres. Je vous dirai tout; et tout ce que vous ne croirez pas bon, ne sera jamais mon sentiment.

 

(a) Bossuet parle des écrits multipliés que Fénelon composa pour justifier Madame Guyon devant ses examinateurs. Voyez Relation sur le quiétisme,  sect. III, n. 1, 8 et 12 ; dans cette édition vol. XX, p. 101 et suiv.

 

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LETTRE XIX. L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. A Versailles, ce 28 juillet 1694.

 

Je vous envoie, Monseigneur, une partie de mon travail, en attendant que le reste soit achevé : il le sera demain, ou après-demain au plus tard. Je fais des extraits des livres, et des espèces d'analyses sur les passages, pour vous éviter de la peine et pour ramasser les preuves.

Ne soyez point en peine de moi : je suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis vous assurer que ma doctrine n'est pas ma doctrine : elle passe par moi, sans être à moi et sans rien y laisser. Je ne tiens à rien, et tout cela m'est comme étranger. Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints. C'est à vous à bien examiner le fait, et à me dire si je me trompe. J'aime autant croire d'une façon que d'une autre. Dès que vous aurez parlé, tout sera effacé chez moi. Comptez, Monseigneur, qu'il ne s'agit que de la chose en elle-même, et nullement de moi.

Vous avez la charité de me dire que vous souhaitez que nous soyons d'accord ; et moi je dois vous dire bien davantage : Nous sommes par avance d'accord, de quelque manière que vous décidiez. Ce ne sera point une soumission extérieure ; ce sera une sincère conviction (a). Quand même ce que je crois avoir lu me paraîtrait plus clair que deux et deux font quatre, je le croirais encore moins clair que mon obligation de me défier de mes lumières, et de leur préférer celles d'un évêque tel que vous (b). Ne prenez point ceci pour un compliment : c'est une chose aussi sérieuse et aussi vraie à la lettre qu'un serment.

Au reste je ne vous demande en tout ceci aucune des marques de cette bonté paternelle que j'ai si souvent éprouvée en vous. Je

 

(a) La décision d’un homme faillible n’a jamais produit une conviction sincère.

(b) Aimer autant croire d'une manière que d'une autre, croire plus à la parole d’un homme qu’à la vérité d'une proposition mathématique : cela est absurde, ou cela n’est pas sérieux.

 

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vous demande par l'amour que vous avez pour l'Eglise, la rigueur d'un juge et l'autorité d'un évêque jaloux de conserver l'intégrité du dépôt. Je tiens trop à la tradition, pour vouloir en arracher celui qui en doit être la principale colonne en nos jours.

Ce qu'il y a de bon dans le fond de la matière, c'est qu'elle se réduit toute à trois chefs. Le premier est la question de ce qu'on nomme l'amour pur et sans intérêt propre. Quoiqu'il ne soit pas conforme à votre opinion particulière, vous ne laissez pas de permettre un sentiment qui est devenu le plus commun dans toutes les écoles, et qui est manifestement celui des auteurs que je cite. La seconde question regarde la contemplation ou oraison passive par état. Vous verrez si je me suis trompé, en croyant que plusieurs saints en ont fait tout un système très-bien suivi et très-beau. Pour la troisième question, qui regarde les tentations et les épreuves de l'état passif, je crois être sûr d'une entière conformité de mes sentiments aux vôtres. Il ne reste donc que la seule difficulté de la contemplation par état : c'est un fait bien facile à éclaircir.

Quand vous serez revenu ici, j'achèverai de vous donner mes extraits et mes notes. Je ne vous demande qu'un peu d'attention et de patience. Je suis infiniment édifié des dispositions où Dieu vous a mis pour cet examen.

 

LETTRE XX.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. A Versailles, ce 12 décembre 1694.

 

J'ai oublié, Monseigneur, de vous demander si vous avez parlé de M. le Blanc pour M. le comte de Toulouse (a).

J'ai oublié aussi de vous dire que M. de la Salle convient qu'il ne m'a jamais parlé pour vous parler, ni pour me faire entrer dans l'affaire  (b). Si vous continuez, Monseigneur, à vouloir,

 

(a) Bossuet a inséré une partie de cette lettre dans la Relation sur le quiétisme, sect. III, n. 6, pag. 105.

(b) Il s'agit ici de l'affaire de la juridiction sur les paroisses de Rebais, dont jouissait l'abbaye de ce lieu, possédée par M. de la Salle, évêque de Tournay,

 

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comme vous me l'avez fait entendre, rentrer dans le commerce ordinaire d'honnêteté avec lui, j'aurai l'honneur de vous donner un petit diner, où il sera fort aise de se trouver, et je crois que vous serez content de lui dans ce repas. Il faudra attendre votre retour au commencement de l’année prochaine.

Je ne puis m'empêcher de vous demander avec une pleine soumission, si vous avez dès à présent quelque chose à exiger de moi. Je vous conjure, au nom de Dieu, de ne me ménager en rien ; et sans attendre les conversations que vous me promettez, si vous croyez maintenant que je doive quelque chose à la vérité et à l'Eglise dans laquelle je suis prêtre, un mot sans raisonnement me suffira. Je ne tiens qu'à une seule chose, qui est l'obéissance simple. Ma conscience est donc dans la vôtre. Si je manque, c'est vous qui me faites manquer, faute de m'avertir. C'est à vous à répondre de moi, si je suis un moment dans l'erreur. Je suis prêt à me taire, à me rétracter, à m'accuser, et même à me retirer, si j'ai manqué à ce que je dois à l'Eglise. En un mot, réglez-moi tout ce que vous voudrez ; et si vous ne me croyez pas, prenez-moi au mot pour m'embarrasser. Après une telle déclaration, je ne crois pas, Monseigneur, devoir finir par des compliments.

 

LETTRE XXI.  L'ABBÉ DE   FÉNELON  A   BOSSUET. A Versailles, ce 16 décembre 1694.

 

Je reçois, Monseigneur, avec beaucoup de reconnaissance les bontés que vous me témoignez (a). Je vois bien même que vous voulez charitablement mettre mon cœur en paix. Mais j'avoue qu’il me paraît que vous craignez un peu de me donner une vraie et entière sûreté dans mon état. Quand vous le voudrez, je vous dirai comme à un confesseur tout ce qui peut être compris dans

 

et que M., l’évêque de Meaux voulait finir à l’amiable. C’est pourquoi l’abbé de Fénelon s’offrait d’aboucher chez lui M. l’évêque de Meaux avec le marquis de la Salle, frère de M. de Tournay. (Les édit.)

(a) Bossuet a fait imprimer cette lettre dans sa Relation, sect. III, n. 4, Vol. XX, p. 103.

 

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une confession générale de toute ma vie et tout ce qui regarde mon intérieur (a). Quand je vous ai supplié de me dire la vérité sans m'épargner, ce n'a été ni un langage de cérémonie, ni un art pour vous faire expliquer. Si je voulais avoir de l'art, je le tournerais à d'autres choses, et nous n'en serions pas où nous sommes. Je n'ai voulu que ce que je voudrai toujours, s'il plaît à Dieu, qui est de connaître la vérité. Je suis prêtre ; je dois tout à l'Eglise, et rien à moi, ni à ma réputation personnelle.

Je vous déclare encore, Monseigneur, que je ne veux pas demeurer un seul instant dans l'erreur par ma faute. Si je n'en sors point au plus tôt, je vous déclare que c'est vous qui en êtes cause, en ne me décidant rien. Je ne tiens point à ma place ; et je suis prêt à la quitter, si je m'en suis rendu indigne par mes erreurs. Je vous somme au nom de Dieu, et par l'amour que vous avez pour la vérité, de me la dire en toute rigueur. J'irai me cacher et faire pénitence le reste de mes jours, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui m'a séduit : mais si ma doctrine est innocente, ne me tenez point en suspens par des respects humains. C'est à vous à instruire avec autorité ceux qui se scandalisent, faute de connaître les opérations de Dieu dans les âmes.

Vous savez avec quelle confiance je me suis livré à vous, et appliqué sans relâche à ne vous laisser rien ignorer de mes sentiments les plus forts. Il ne me reste toujours qu'à obéir. Car ce n'est pas l'homme ou le très-grand docteur que je regarde en vous, c'est Dieu. Quand même vous vous tromperiez, mon obéissance simple et droite ne se tromperait pas ; et je compté pour rien de me tromper, en le faisant avec droiture et petitesse sous la main de ceux qui ont l'autorité dans l'Eglise. Encore une fois, Monseigneur, si peu que vous doutiez de ma docilité sans réserve, essayez-la sans m'épargner. Quoique vous ayez l'esprit plus

 

(a) Quant à la confession générale que Fénelon offrait ici de faire à Bossuet, le prélat n'y consentit jamais, et il le déclare formellement dans sa Relation, sect. III, n. 13. « On a vu, dit-il dans une de ses lettres (c'est celle-ci), qu'il s'était offert à me faire une confession générale ; il sait bien que je n'ai jamais accepté cette offre. » Voilà ce que remarquent tous les éditeurs. Cependant Fénelon s'est servi de cette proposition faite, mais non acceptée, pour accuser Bossuet d'avoir violé le secret de la confession.

 

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éclairé qu'un autre, je prie Dieu qu'il vous ôte tout votre propre esprit, et qu'il ne vous laisse que le sien. Je serai toute ma vie, Monseigneur, plein du respect que je vous dois.

 

LETTRE XXII.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 23 décembre 1694.

 

Je n'ai garde de partir, Monseigneur, devant le temps que vous m'avez prescrit : j'ai laissé les places retenues. Je veux vous obéir en tout, Monseigneur; mais dans les choses qui ne seront pas en mon pouvoir, je vous les dirai simplement, pour ne pas tromper Votre Grandeur. Je prends la liberté de vous envoyer la Vie de sainte Catherine de Gênes. Il y a bien des choses qui ont rapport à certaines difficultés : j'ai cru que vous seriez bien aise de les voir.

Je vous ai dit, Monseigneur, que je ne priais point pour moi, et il est vrai : mais je suis souvent portée à prier pour les autres; et lorsque l'instinct m'en est donné, la facilité m'en est aussi donnée. Je n'ai cessé depuis hier de prier pour Votre Grandeur ; et je sens dans mon sens quelque chose qui fait que je donnerais mille vies, si je les avais, pour l'entier accomplissement des desseins de Dieu sur Votre Grandeur. J'attendrai vos ordres pour toutes choses, Monseigneur, ne voulant que vous obéir, et vous donner des marques du profond respect avec lequel je veux être toute ma vie, etc.

 

LETTRE XXIII.  MADAME GUYON A BOSSUET. A la fin de décembre 1694.

 

Je ne saurais assez vous exprimer et ma joie et ma reconnaissance sur la bonté que vous avez d'accepter la demande que j'ai pris la liberté de vous faire : je vous obéirai, Monseigneur, avec

 

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une extrême exactitude. J'accepte les conditions; et j'espère avec la grâce de Dieu que vous serez content, Monseigneur, de mon obéissance, s'il plaît à Dieu. Si j'osais, je vous demanderais une grâce, pour éviter toutes sortes d'inconvénients ; qui serait, Monseigneur, que vous eussiez la bonté de me confesser lorsque vous serez à Meaux (a) : vous verriez par là tout mon cœur, et je ne serais point exposée à un confesseur qui peut être gagné. C'est une pensée qui m'est venue, que je soumets néanmoins à tout ce qu'il vous plaira d'en ordonner. Pour le nom, ce sera, s'il vous plaît, celui de la Houssaye. J'attends l'obédience incessamment, et je partirai sans retarder sitôt que je l'aurai reçue (b); n'ayant point de plus forte inclination que de vous marquer et mon profond respect et ma parfaite soumission. Je suis, de Votre Grandeur, la très-humble et très-obéissante servante.

 

De la Motte Guyon.

 

J'attendrai aussi vos ordres, Monseigneur, pour la communion : je ne communierai qu'autant qu'il vous plaira.

 

LETTRE XXIV.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. Ce 26 janvier 1695.

 

Je vous ai déjà supplié très-humblement (c), Monseigneur, de ne retarder pas d'un seul moment, par considération pour moi, la décision qu'on vous demande. Si vous êtes déterminé à

 

(a) Bossuet ne voulut pas plus confesser la prophétesse que le disciple. « Je ne me suis, dit-il, jamais voulu charger ni de confesser, ni de diriger cette Dame, quoiqu'elle me l'ait proposé, mais seulement de lui déclarer mon sentiment sur son oraison et sur la doctrine de ses livres. » Relat. sect. II, n. 2; dans cette édition, Vol. XX, p. 91.

(b) Cette lettre, comme on voit, fut écrite vers le temps où Madame Guyon partit de Paris pour Meaux. Elle entra aux Filles de la Visitation de cette ville, le 13 de janvier 1695, et elle en sortit le 12 de juillet suivant. Elle ne fut connue dans ce couvent que sous le nom de Madame de la Houssaye. Voyez la Relation, sect. III, n. 18, pag. 113.

(c) Bossuet a inséré dans sa Relation, sect. III, n. 7 et 8, pag. 106, la majeure partie de cette lettre;

 

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condamner quelque partie de la doctrine que je vous ai exposée par obéissance, je vous conjure de le faire aussi promptement qu'on vous en priera. J'aime autant me rétracter aujourd'hui que demain, et même beaucoup mieux ; car le plus tôt reconnaître la vérité et obéir, est le meilleur. Je prends même la liberté de vous supplier de ne retarder point à me corriger, par une trop grande précaution. Je n'ai point besoin de longue discussion pour me convaincre. Vous n'avez qu'à me donner ma leçon par écrit : pourvu que vous m'écriviez précisément ce qui est la doctrine de l'Eglise et les articles dans lesquels je m'en suis écarté, je me tiendrai inviolablement à cette règle.

Pour les difficultés sur l'intelligence exacte des passages des auteurs, épargnez-vous la peine d'entrer dans cette discussion. Prenez la chose par le gros, et commencez par supposer que je me suis trompé dans mes citations. Je les abandonne toutes. Je ne me pique ni de savoir le grec, ni de bien raisonner sur les passages : je ne m'arrête qu'à ceux qui vous paraîtront mériter quelque attention. Jugez-moi sur ceux-là; et décidez sur les points essentiels, après lesquels tout le reste n'est presque plus rien, et ne mérite pas l'inquiétude où l'on se trouve. Si vous étiez capable de quelque égard humain (ce que je n'ai garde de vous imputer), ce ne serait pas de vouloir me flatter contre le penchant de ceux qui ont la plus grande autorité. Au contraire il serait naturel de craindre que vous auriez quelque peine à me justifier contre la prévention de tout ce qu'il y a en ce monde de plus considérable. Bien loin de craindre cet inconvénient, je crains celui de votre charité pour moi. Au nom de Dieu, ne m'épargnez point; traitez-moi comme un petit écolier, sans penser ni à ma place, ni à vos anciennes bontés pour moi. Je serai toute ma vie plein de reconnaissance et de docilité, si vous me tirez au plus tôt de l'erreur. Je n'ai garde de vous proposer tout ceci pour vous engager à une décision précipitée aux dépens de la vérité. A Dieu ne plaise : je souhaite seulement que vous ne retardiez rien pour me ménager.

 

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LETTRE XXV.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. Dimanche, 6 mars 1695.

 

Je prends la liberté, Monseigneur, de vous supplier de ne mettre point dans les copies ce que vous aviez mis d'abord sur un état où l'on ne s'excite plus, qui est que les auteurs de la vie spirituelle n'en ont jamais parlé. Je me soumettrai là-dessus comme sur tout le reste; mais je vous supplie de considérer que je ne puis, dans ma situation présente, souscrire par persuasion à cet endroit (a). Car je me souviens trop bien que Madame de Chantal consultant saint François de Sales sur tous les actes les plus essentiels à la religion chrétienne et au salut, qu'elle assure ne pouvoir faire en la manière dont on les fait dans la grâce commune, il lui répond décisivement de ne les plus faire « qu'à mesure que Dieu l'y excitera, et de se tenir active ou passive suivant que Dieu la fera être. » Il est, ce me semble, évident que ces dernières paroles ne peuvent signifier qu'elle soit tantôt dans l'état passif et tantôt dans l'actif; mais seulement qu'elle fasse des actes distincts ou n'en fasse pas, et demeure en quiétude, suivant que Dieu l'y portera. Voilà sa dernière décision, pour elle et pour ses semblables; il finit en disant : « Ne vous en divertissez jamais. » Vous jugez peut-être, Monseigneur, que cette règle ne regarde que l'oraison : c'est ce qui me paraît se réduire à une question de nom.

Pour le bienheureux Jean de la Croix, il me semble clair qu'il ne veut point qu'on mélange la voie active avec la passive, quoiqu'il admette des actes distincts en tout état. Voilà ce qui me fait penser que vous ne devez pas dire positivement, que les saints n'ont jamais rien dit d'un état où l'on ne s'excite plus. Qui dit une excitation, dit un effort pour se vaincre, et pour entrer dans

 

(a) Fénelon disait plus haut dans la lettre XIX : « Nous sommes par avance d'accord, de quelque manière que vous décidiez. Ce ne sera point une soumission intérieure ; ce sera une sincère conviction. »

 

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une disposition dont on est éloigné. L’âme habituellement unie à Dieu, et détachée de tout ce qui résiste à la grâce, doit avoir de plus en plus une facilité ou à demeurer unie, ou à se réunir sans effort. La grâce est plus forte, l'habitude plus grande, les obstacles bien moindres dans toute âme qui avance. Que sera-ce de celles qui sont en petit nombre dans un état si éminent ? Je ne demande pas qu'on décide pour cet état, ni qu'on explique l'oraison passive, puisque vous ne le voulez pas. Je conviens même que Dieu peut obliger en quelque occasion une belle âme à s'exciter, pour la tenir plus dépendante; car je ne donne point de règles à Dieu. Mais je voudrais qu'on ne décidât rien là-dessus. Je veux encore plus que tout le reste, me soumettre.

 

LETTRE XXVI.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. Mardi 8 mars 1695.

 

Je croyais, Monseigneur, aller hier au soir chez vous, et recevoir vos ordres pour aujourd'hui ; mais je ne fus pas libre. Je comprends par votre dernier billet, que vous ne comptez pas que j'aille aujourd'hui à Issy, et que vous ne souhaitez que j'y aille que jeudi pour la conclusion. Mandez-moi, s'il vous plaît, si j'ai bien compris. Je ferai tout ce que vous voudrez, sans réserve à l'extérieur et à l'intérieur. Pour le bienheureux Jean de la Croix et pour saint François de Sales, j'écouterai avec docilité les endroits dont vous me voulez instruire ; mais il faut observer bien des circonstances. Si vous aviez la bonté de m'indiquer ces endroits par avance, je les examinerais à loisir, sans envie de les éluder ni de disputer.

Pour l'excitation que j'exclus, elle ne regarde qu'un nombre d'âmes, plus petit qu'on ne saurait s'imaginer. Je n'exclus qu'un effort qui interromprait l'occupation paisible. Je ne l'exclus qu'en supposant dans l'entière passiveté une inclination presque imperceptible de la grâce, qui est seulement plus parfaite que celle que vous admettez à tout moment dans la grâce commune. Je

 

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ne l'exclus qu'en supposant que cette libre quiétude est accompagnée de fréquents actes distincts qui sont non excités ; c'est-à-dire auxquels l'âme se sent doucement inclinée, sans avoir besoin d'effort contre elle-même. Faute de ces signes, la quiétude me serait d'abord suspecte d'oisiveté et d'illusion. Quand ces signes y sont, ne font-ils pas la sûreté? Et que demandez-vous davantage ? Pourvu que les actes distincts se fassent toujours par la pente du cœur, qui est celle d'une habitude très-forte de grâce, à quoi servirait de s'exciter et de troubler cet état ? Enfin il ne faut, ni donner pour règle à Paine de ne s'exciter jamais, ni supposer absolument qu'elle ne le doit pas. Je crois bien que Dieu ne manquant jamais le premier, il ne cesse point d'agir de plus en plus, à mesure que l’âme se délaisse plus purement à lui, et s'enfonce davantage dans l'habitude de son amour. Mais la moindre hésitation, qui est une infidélité dans cet état, peut suspendre l'opération divine, et réduire l’âme à s'exciter. De plus Dieu, pour l'éprouver, ou pour elle ou pour les autres, peut la mettre dans la nécessité de quelque excitation passagère. Ainsi je ne voudrais jamais faire une règle absolue d'exclure toute excitation : mais aussi je ne voudrais pas rejeter un état où l’âme, dans sa situation ordinaire, n'a plus besoin de s'exciter, les actes distincts venant sans excitation. Donnez-moi une meilleure idée de l'état passif, j'en serai ravi. Quoi qu'il en soit, j'obéirai de la plénitude du cœur.

 

LETTRE XXVII.  L'ABBÉ DE FÉNELON A BOSSUET. A Versailles, ce 27 mars 1695.

 

Je profiterai, Monseigneur, des derniers avis que vous avez la bonté de me donner sur mon Mémoire (a). Ma docilité et ma

 

(a) Cette lettre fut écrite après la signature des XXXIV articles dressés à Issy ; et la profession de foi dont il y est parlé, est relative aux bulles pour l'archevêché de Cambray, auquel M. l'abbé de Fénelon avait été nommé dans le commencement du mois de février de cette année. Il fut sacré à Saint-Cyr par Bossuet, assisté des évêques de Châlons et d'Amiens, le 10 juin de la même année. (Les premiers Édit.)

 

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reconnaissance à votre égard, s'étendront toujours à d'autres choses plus importantes. J'ai été obligé de demeurer ici pour mon affaire (a) ; et j'ai cru même devoir suspendre ma profession de foi, jusqu'à ce que toutes choses fussent bien démêlées : c'est ce qui m'a empêché d'aller à Paris, et de vous demander votre témoignage chez M. le nonce. J'entrevois qu'on prend le chemin de terminer promptement l'affaire, sans aller à Rome. Je serai ravi que M. l'archevêque de Reims soit content, et qu'il fasse le bien de son Eglise.

Il n'y a rien de nouveau ici, sinon que vous n'y êtes plus, et que ce changement se fait sentir aux philosophes. Je m'imagine qu'après les fêtes, s'il vient de beaux jours, vous irez revoir Germigny paré de toutes les grâces du printemps. Dites-lui, je vous supplie, que je ne saurais l'oublier, et que j'espère me retrouver dans ses bocages avant que d'aller chez nos Belges, qui sont extremi hominum.

 

DÉCLARATION DE MADAME GUYON.

 

Je supplie Monseigneur l'évêque de Meaux (b), qui a bien voulu me recevoir dans son diocèse et dans un si saint monastère, de recevoir pareillement la déclaration sincère que je lui fais, que je n'ai dit ou fait aucune des choses qu'on m'impute sur les abominations qu'on m'accuse d'approuver comme innocentes à titre d'épreuves. Si je ne me suis pas autant expliquée contre ces horribles excès que la chose le demandait, dans mes deux petits livres, c'est que dans le temps qu'ils ont été écrits on ne parloit point de ces détestables choses, et que je ne savais pas qu'on eût enseigné ou enseignât de si damnables doctrines. Je n'ai non plus jamais cru que Dieu pût être directement ou indirectement auteur d'aucun péché ou défaut vicieux : à Dieu ne Plaise qu'un tel blasphème me fût jamais entré dans l'esprit. Je

 

(a) Il parle de celle qu’il avait à traiter avec l'archevêque de Reims, qui demandait qu’on remit à Cambray sous sa métropole, d’où cette église avait été tirée par l’autorité des rois d'Espagne pour être érigée en archevêché, malgré l’opposition de nos rois et des archevêques de Reims. ( Les premiers Edit.)

(b) Voyez la Relation de Bossuet la Relation de Bossuet, sect III, n. 18.

 

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déclare en particulier que les lettres qui courent sous le nom d'un grand prélat (a), ne peuvent être vraies, puisque je ne l'ai jamais vu avec le prieur de Saint-Robert qui y est nommé ; et je suis prête de jurer sur le saint Evangile que je ne les ai jamais vus en un même lieu, et d'affirmer sous pareil serment les autres choses contenues dans la présente déclaration. Fait à Meaux, audit monastère de Sainte-Marie.

Ce 15 avril 1695.

J. M. B. DE LA MOTTE-GUYON.

 

LETTRE XXVIII.  EXTRAIT D'UNE LETTRE DU CARDINAL LE CAMUS.

 

M. l'évêque de Genève (b) avait mis Madame Guyon chez les nouvelles catholiques de Gex, espérant qu'elle leur ferait du bien dans leurs affaires temporelles. Mais ayant appris qu'elle et son P. La Combe dogmatisaient, il les obligea de quitter son diocèse. Ils vinrent à Grenoble, où ils ne furent pas plutôt arrivés, que le P. La Combe employa tous mes amis pour obtenir la permission de confesser, de diriger et de faire des conférences ; mais cela lui fut refusé.

En ce temps j'allai faire ma visite, qui dura quatre mois. Madame Guyon profita de mon absence ; elle dogmatisa, elle fit des conférences de jour et de nuit, où bien des gens de piété se trou-voient ; et surtout les novices des Capucins, à qui elle faisait des aumônes, y assistaient conduits par un frère quêteur. Par son éloquence naturelle et par le talent qu'elle a de parler de la piété d'une manière à gagner les cœurs, elle avait effectivement fait beaucoup de progrès, elle s'était attiré beaucoup de gens de distinction, des ecclésiastiques, des religieux, des conseillers du

 

(a) Le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble.

(b) Nous ignorons à qui cette lettre tut adressée. Dom Déforis a publié cet extrait, sans date, parmi les lettres de l'année 1696. Elle est certainement antérieure ; c'est pourquoi nous la plaçons après la Déclaration de Madame Guyon où il en est fait mention. (Edit. de Vers.)

 

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parlement : elle fit même imprimer sa méthode d'oraison. A mon retour, ce progrès me surprit, et je m'appliquai à y remédier. La Dame me demanda la permission de continuer ses conférences : je la lui refusai, et lui fis dire qu'il lui serait avantageux de se retirer du diocèse. De là elle s'en alla dans des monastères de Chartreuses, où elle se fit des disciples.

Elle était toujours accompagnée d'une jeune fille qu'elle avait gagnée, et qu'elle faisait coucher avec elle : cette fille est très-bien faite et pleine d'esprit. Elle l'a menée à Turin, à Gênes, à Marseille et ailleurs. Ses parents s'étant venus plaindre à moi de l'enlèvement de leur fille, j'écrivis qu'on la renvoyât ; et cela fut exécuté. Par cette fille on a découvert d'affreux mystères ; on s'est convaincu que Madame Guyon a deux manières de s'expliquer. Aux uns elle ne débite que des maximes d'une piété solide; mais aux autres elle dit tout ce qu'il y a de plus pernicieux dans son livre des Torrens, ainsi qu'elle en a usé à l'égard de Cateau-Barbe ; c'est le nom de cette fille, dont l'esprit et l'agrément lui plaisaient.

Repassant par Grenoble elle me fit tant solliciter, que je ne pus lui refuser une lettre de recommandation, qu'elle me demandait pour M. le lieutenant civil, sous prétexte d'un procès par-devant ce magistrat. Il n'y avait rien que de commun dans cette lettre : je disais seulement que c'était une Dame qui faisait profession de piété. J'ai su depuis qu'elle n'avait aucun procès, et qu'elle n'avait pas rendu la lettre à M. le lieutenant civil : mais elle prit grand soin de la montrer, croyant que cela pourrait lui donner quelque réputation et quelque appui.....

Si le P. Bénédictin (a) ne s'était pas rétracté, c'eût été une

 

(a) Ce religieux se nommait dom Richebraque, et avait été prieur de Saint-Robert de Cornillon, monastère de Bénédictins situé près de Grenoble. Il était résident à Blois, quand Madame Guyon lui écrivit au mois d'avril 1695, pour le prier «de rendre témoignage à la vérité sur ce qu'il savait d'elle, au sujet d'une maxime détestable (touchant l'impureté) qu'on prétendait qu'il soutenait qu'elle avait dite, et en le faisant souvenir d'une ancienne fausse accusation contre elle dont il avait eu connaissance, aussi bien que de la rétractation publique de la personne qui l’avait calomniée. » C'est ce que nous trouvons écrit de la propre main du duc de Chevreuse, à qui Madame Guyon avait remis sa lettre toute ouverte, pour la faire passer à ce religieux. « J'accompagnai, ajoute-t-il, la lettre de Madame Guyon au R. P. Richebraque, d'un billet où je ne m'expliquais

 

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nouvelle preuve contre cette Dame : mais ce Père se trouva engagé à se dédire par une personne de grande qualité dont il faut taire le nom. Il y avait déjà de quoi se convaincre assez des erreurs et de la conduite de cette femme, qu'on voyait courir de province en province avec son directeur, au lieu de s'appliquer à sa famille et à ses devoirs. L'inquisition de Verceil voulait faire des informations contre elle et le P. La Combe; mais son Altesse Royale les fit sortir de ses Etats sans beaucoup de cérémonie.

 

Le général des Chartreux a écrit une très-grande lettre à M.... sur tout ce qu'il a découvert de la conduite de cette Dame et de Cateau-Barbe. Ce général, homme très-savant et très-sage, a été obligé de sortir de sa solitude, pour réparer les désordres que cette Dame avait faits dans quelques couvents de Chartreuses, où elle avait fait la prophétesse comme partout ailleurs.

 

LETTRE XXIX.  DOM RICHEBRAQUE, BÉNÉDICTIN, AU DUC DE CHEVREUSE. Blois, 14 avril 1695.

 

Je réponds autant précisément que je puis à la lettre (a) ; en voici la réponse, que je ne prendrais pas la liberté de vous faire remettre, Monseigneur, sans l'ordre exprès que vous m'en donnez. Dans la disposition où la miséricorde de Dieu me conserve encore, je ne me trouve pas capable de parler de la manière qu'on veut que j'aie fait ; et j'ose dire que c'est me faire justice, de me croire sincère et entièrement éloigné de ce qui s'appelle fausseté, et beaucoup plus de ce qui s'appelle calomnie. C'en serait une insigne si j'avais parlé de la sorte. Je déclare au contraire, Monseigneur, que je n'ai jamais rien entendu de la bouche

 

ni pour ni contre, et lui demandais seulement (sans le connaître) une réponse prompte et précise à celle démette Dame. Voici mot à mot ce qu'il me manda en m'envoyant cette réponse. » Ce sont les lettres XXIX et XXX, qui suivent immédiatement. Nous les transcrivons fidèlement sur les originaux, ainsi que les deux qui viennent après, et qui achèvent d'éclaircir les faits dont parle le cardinal le Camus. Toutes ces pièces paraissent pour la première fois. (Edit de Vers.)

(a) La lettre de madame Guyon, que le duc lui avait envoyée, comme on l'a vu dans la note précédente. (Edit de Vers)

 

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de cette Dame que de très-chrétien et de très-honnête. C'est un témoignage que j'ai déjà rendu plusieurs fois, que je rendrai encore toutes les fois que j'en serai requis, parce que je le dois tel à la vérité, et que je m'estime heureux de rendre à présent, puisque c'est en exécution de vos ordres, et en vous y marquant la respectueuse soumission avec laquelle je suis, etc.

 

LETTRE XXX.  DOM RICHEBRAQUE A MADAME GUYON. Blois, 14 avril 1695.

 

Est-il possible qu'il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu'on m'en fasse l'instrument? Je ne pensai jamais à ce qu'on me fait dire, ni à faire ces plaintes dont on veut que je sois auteur. Je déclare au contraire, et je l'ai déjà déclaré plusieurs fois, que je n'ai jamais rien entendu de vous que de très-chrétien et de très-honnête. Je me serais bien gardé de vous voir, Madame, si je vous avais crue capable de dire ce que je n'oserais pas écrire et que l'Apôtre défend dénommer. S'il est pourtant nécessaire que je le nomme à votre décharge, je le ferai au premier avis, et je dirai nettement qu'il n'en est absolument rien ; c'est-à-dire que je ne vous ai jamais ouï dire rien de semblable, ni rien qui en approche le moins du monde, et que de ma part je n'ai rien dit qui puisse faire croire que je l'aie entendu de vous. On m'a déjà écrit là-dessus, et j'ai déjà répondu de même. Je le ferais encore mille fois si j'en étais mille fois requis. On confond deux histoires qu'il ne faudrait pas confondre. Je sais celle de la fille qui se rétracta; et vous savez de votre part, Madame, le personnage que j'y fis auprès du prélat par le seul zèle de la vérité, et pour ne pas blesser ma conscience en me taisant lâchement. Je parlai pour lors librement, et je suis prêt à le faire de même, si Dieu le demande à présent  de moi, comme pour lors. Je croirai qu'il le demande si j'en suis requis. Mais que dirais-Je de plus précis que ce que je dis ici ? S’il faut néanmoins quelque chose de plus, prenez la peine de me

 

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le mander, et je rendrai témoignage à la vérité. C'est dans cette disposition que je suis très-sincèrement en Notre-Seigneur, en vous demandant auprès de lui vos prières, Madame, votre, etc.

 

LETTRE XXXI.  LE DUC DE CHEVREUSE A DOM RICHEBRAQUE. A Versailles, le 18 avril 1693.

 

J'ai reçu, mon R. P., l'éclaircissement que je vous avais demandé, avec la lettre pour Madame Guyon. Je vous rends grâces de votre exactitude. Mais il me reste encore quelque chose à savoir sur cette matière : ce serait 1° si vous étiez prieur de Saint-Robert en 1686 et 1687, et si cette maison de votre congrégation n'est pas dans Grenoble ou auprès ; 2° si (laissant désormais à part la calomnie contre cette Dame, qu'on vous avait faussement attribuée) vous avez reconnu quelque chose dans sa doctrine touchant l'intérieur, qui ne soit pas orthodoxe et conforme aux sentiments des saints et des auteurs mystiques approuvés; 3° s'il s'est fait chez elle ou ailleurs par elle, pendant son séjour à Grenoble, quelques assemblées scandaleuses dont vous ayez eu connaissance; 4° enfin ce que vous savez de la fille qui se rétracta, et s'il ne vous est rien revenu de certain d'ailleurs sur les moeurs de cette Dame qui soit mauvais. Je vous demande sur cela, mon R. P., le témoignage que la vérité vous obligera de rendre sans acception de personnes, et ne puis trop louer votre droiture, aussi bien que le zèle pour cette même vérité, que vous marquez dans votre lettre d'une manière si chrétienne et si éloignée de tout intérêt humain. Accordez-moi, s'il vous plaît, quelque part à vos prières devant le Seigneur, que vous servez si purement; et me croyez toujours, mon R. P., très-sincèrement à vous.

 

LE DUC DE CHEVREUSE.

 

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LETTRE XXXII.  DOM RICHEBRAQUE AU DUC DE CHEVREUSE. A Blois, 23 avril 1695.

 

Un petit voyage que j'ai été obligé de faire, m'a empêché de répondre plus tôt à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je le fais, quoique je ne commisse pas de quelle utilité puisse être ma réponse, ni pourquoi vous m'ordonnez de la faire. Je ne le veux savoir qu'autant qu'il vous plaira, Monseigneur. Vous le voulez : j'obéis, et je réponds à chaque chef en particulier.

Au premier, qu'en 1686 et 1687, j'étais prieur de Saint-Robert, et que ce monastère n'est pas dans Grenoble, mais à trois grands quarts de lieue de ce pays-là.

Au deuxième, que je n'ai ni assez de lumière ni assez d'expérience pour juger de la doctrine de la Dame; mais elle a écrit, et il paraît naturel que sur ses écrits, elle soit ou condamnée ou justifiée par des personnes plus éclairées et plus expérimentées que moi.

Au troisième, qu'il ne m'est jamais revenu qu'il se soit tenu chez la Dame ou en sa présence des assemblées nocturnes. Il s'en tint une (et c'est peut-être ce qui fait l'équivoque), non pas dans Grenoble, mais dans le petit bourg où notre monastère est situé, de laquelle je me crus pour lors obligé de donner avis à Monseigneur l'évêque, et sur laquelle je ne pourrais pas ici m'expliquer. Mais Madame Guyon n'y avait nulle part, et je ne crois pas même qu'elle fût actuellement à Grenoble. Cette assemblée n'eut aucune suite, et peut-être le hasard y eut-il sa part, au moins à l'égard de certaines personnes qui s'y rencontrèrent.

Au quatrième enfin, que j'ai su en effet l'histoire de la fille qui se retracta, mais que ce n'a été que sur des ouï-dire et par des Droits Publics. Ces bruits étaient, autant que ma mémoire peut encore fournir, que cette fille (a), après le départ pour Verceil de Madame Guyon, avec laquelle elle avait demeuré, avait dit de a

 

(a) Cateau-Barbe, dont il est parlé dans la lettre du cardinal le Camus.

 

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Dame à un P. Siméon, augustin déchaussé, bien des choses qui ressentaient la turpitude, et desquelles on crut devoir avertir le Seigneur évêque ; ce qui fit grand bruit dans Grenoble, et principalement au palais épiscopal où je l'appris ; mais le bruit s'apaisa bientôt, parce, disait-on, que la fille s'était rétractée, ayant par les remords de sa conscience reconnu que le seul dépit de n'avoir pas fait le voyage l'avait fait parler si mal à propos. On disait aussi que cette fille avait eu quelque temps l'esprit égaré. C'est ce qu'on disait.

Vous voulez, Monseigneur, que j'ajoute s'il ne m'est rien revenu d'ailleurs de mauvais des mœurs de la dame. Je le fais, en vous assurant que non. On disait au contraire beaucoup de bien de sa grande retraite, de ses charités, de son édifiante conversation, etc. Un M. Giraud entre les autres, conseiller et, si j'ose le dire d'un si saint homme, mon ami, homme d'une probité reconnue, et que l'on m'a mandé être mort depuis quelques mois en odeur de sainteté, ne pouvait s'en taire, et prenait généreusement son parti quand la prudence ou la charité l'exigeaient de lui. Un P. Odile, récollet, ne parlait pas si favorablement d'elle; mais, c'était contre sa doctrine, et non pas contre ses mœurs qu'il parlait. Je ne me souviendrais pas aisément de ce qu'il disait.

C'est' devant Dieu, en la présence duquel j'ai la confiance que je suis en écrivant cette lettre, tout ce que je crois pouvoir dire sur ces quatre ou cinq chefs. Vous me ferez mander quand il vous plaira, Monseigneur (si pourtant il n'y a pas d'inconvénient que je le sache), pourquoi vous avez voulu que je me sois expliqué là-dessus. Je ne le saurais deviner ; mais j'ai obéi simplement. Je suis dans la même  simplicité et avec le plus profond respect, etc.

 

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LETTRE XXXIII.  BOSSUET A M.TRONSON, SUPÉRIEUR DU SÉMINAIRE DE SAINT-SULPICE. A Paris, lundi soir (mai 1695).

 

Je m'acquitte, Monsieur, de ce que je dois en vous envoyant cette Ordonnance, qui fut seulement publiée hier à Meaux. Je vous supplie de la voir. Elle est faite selon les règles dont nous sommes convenus. Vous trouverez trois mots ajoutés dans nos Articles, dans le XII, dans le XX et dans le XXXIV ; ils ne sont d'aucune conséquence, et rendent seulement le discours plus net. Je n'ai rien encore conclu avec la Dame qui est à Meaux, à cause de sa maladie. Elle paraît fort soumise. Je m'en retourne samedi. Je souhaiterais avoir l'honneur de vous voir auparavant. Je doute que j'en puisse trouver le loisir. Conservez-moi l'honneur de votre précieuse amitié, et soyez persuadé de l'estime et de la vénération avec laquelle, je suis, Monsieur, etc.

 

+ J. Bénigne, év. de Meaux.

 

Je me recommande de tout mon cœur aux prières de M. Bourbon (a).

 

LETTRE XXXIV.  BOSSUET A M. DE LA BROUE. ÉVÊQUE DE MIREPOIX. A Meaux, le 24 mai 1695.

 

Je me suis fort réjoui, Monseigneur, de votre heureuse arrivée : c’est beaucoup se déclarer à M. de Paris (b), que de vous avoir parlé comme il a fait. Je crois malgré tout cela, jusqu’à ce qu’il éclate davantage, qu’il n’y a qu’à le laisser faire, sans se soucier

 

(a) Secrétaire de M. Tronson. (Edit. de Vers.) —  (b) M. de Harlay.

 

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ni de lui ni de ses mémoires. J'ai bien voulu lui rendre compte de ma conduite dans cette affaire, et il avait hautement témoigné qu'il en était content. J'ai bien prévu qu'il serait fâché qu'on osât mieux faire que lui, et condamner les propositions fondamentales du quiétisme, qu'il n'a pas seulement connues. Après tout il en sera, s'il plaît à Dieu, comme de l’Exposition, qu'il a voulu condamner et qu'après il a approuvée.

Je continue cependant à travailler à mon Instruction. Une grande partie de vos remarques viendront mieux là, ce me semble, que dans une ordonnance, où l'on ne pourrait s'expliquer que sommairement et substantiellement.

J'ai bien pensé à l'article XXXIII, et je le trouve en tant de livres approuvés que je n'ai pas cru qu'on le pût révoquer en doute. L'exemple de faire des actes sur des suppositions fausses, est venu de Moïse et de saint Paul. Les interprétations de saint Chrysostome et de Théodoret sont formelles pour ce genre d'actes ; et il m'a paru que la chose n'a besoin que de limitation, comme j'ai fait ; mais c'est de quoi nous parlerons plus amplement. Pour ce qui est du P. Valois, jésuite, puisqu'il s'explique à vous si franchement, je voudrais bien dans l'occasion que vous lui demandassiez s'il improuve cet acte, ou par l'abus qu'on en peut faire et par les illusions qu'on y peut mêler, ou en soi-même. Si c'est en la première manière, il ne dit que ce que je dis, et ce que je dirai plus amplement dans mon Instruction. Si c'est en la seconde, je voudrais lui demander premièrement, s'il n'est pas vrai que cet acte est de plusieurs auteurs très-approuvés, et notamment de saint François de Sales en plusieurs endroits, mais en particulier marqué comme un acte d'une grande perfection dans sa Vie par M. d'Evreux, Henri de Maupas, pag. 26.

Secondement je demande en quoi cette proposition diffère de celle-ci : Il vaudrait' mieux souffrir toutes les peines d'enfer dans toute l'éternité, que de faire un pécbé mortel ou véniel : celle-ci est pourtant incontestable ; donc l'autre, qui ne fait que s'y conformer, le doit être aussi.

Je voudrais en troisième lieu demander à ce Père ce qu'il pense de la doctrine qu'on introduit dans l'Ecole, et qui fait consister

 

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la charité dans la volonté d'aimer Dieu, quand on ne devrait jamais parvenir par là à aucune sorte de béatitude. Or celle-là visiblement enferme l'autre ; donc, etc.

J'espère rendre cette matière si claire, qu'il n'y restera aucune difficulté, ni aucun moyen de rejeter mon article ut jacet. Faites-en l'analyse, et vous en serez convaincu.

Pour ce qui est de la perfection, il n'est pas nécessaire de s'en expliquer davantage après les articles VI et VII.

Quant à l'indifférence, c'est tout le contraire : car dès qu'on regarde la supposition comme fausse, il n'y a plus de moyen de soutenir l'indifférence ; outre que n'y ayant point d'indifférence pour aimer dans la supposition, il n'y a point d'indifférence pour le salut ni pour la béatitude, qui est essentiellement dans l'amour même.

Au surplus je répète que j'y ai bien pensé et que j'y pense encore, et que jusqu'ici je ne puis apercevoir aucune raison de douter. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que ces actes sont très-inutiles, et que les esprits les plus solides, comme saint Augustin, ont atteint la perfection sans les faire ; mais comme d'autres saints les ont faits, il faut les réduire à une explication légitime, qui n'est autre que d'exprimer que l'amour de Dieu est désirable de soi, plus que tous les tourments possibles ne sont à haïr.

M. de Chalons m'a répondu sur ce passage de saint Bernard, qu'il ne l'entend qu'en supposant que les mouvements intérieurs qu'on donne pour divins, soient conformes à la tradition, desquels les évêques sont juges.

Pour le bienheureux Jean de la Croix, je n'ai rien à dire, sinon que je ne le crois pas assez autorisé, pour faire de ses sentiments un motif pour approuver une doctrine dans une ordonnance.

Je suis après à conclure avec Madame Guyon : elle a souscrit es Articles avec toutes les soumissions que l'on pouvait exiger ; elle est prête à se soumettre à nos Ordonnances et à la condamnation de ses livres y contenue, s'y conformant en tous points. Mon sentiment est que cela suffit : d'autres voudraient qu'on entrât dans le détail, ce qui serait infini et pourrait tomber dans des altercations sur les explications, indignes de nous. Je suis

 

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donc assez porté à me contenter de ce que j'ai dit le premier, en lui défendant d'écrire et dogmatiser, etc., et de plus de débiter des livres si justement flétris. Il faut remarquer que jusqu'à présent il n'a paru que soumission, et qu'on n'a aucune preuve de révolte ou de désobéissance dans sa conduite.

 

LETTRE XXXV.  BOSSUET A M. DE LA BROUE.  A Germigny, ce 29 mai 1695.

 

Je voudrais bien, Monseigneur, avoir une heure de conversation avec vous, et au plus tôt; et je crois que l'affaire est assez importante pour vous inviter à un petit tour. Car pour moi, je ne puis quitter pendant cette octave, ni de quelque temps après; cependant la chose presse. Il n'est pas question d'absoudre Madame Guyon : elle est toute absoute, puisque je l'ai trouvée communiant, et que je la laisse communier sur sa soumission. Il est donc question de savoir de quelle soumission l'on peut et l'on doit se contenter, pour lui continuer l'usage des sacrements ; s'il faut descendre aux minuties avec une femme, ou exiger seulement avec la profession dans le détail d'une bonne et saine doctrine, la condamnation en termes généraux, mais précis, de ses livres. Je ne doute pas que ses partisans ne soient toujours également entêtés d'elle ; et rien ne peut les désabuser ou leur fermer la bouche sur leur bonne opinion. Tant qu'en effet elle sera soumise il faut laisser à part tout ce qu'on dit de part et d'autre de M. le cardinal le Camus, ou pour ou contre. Venons au fait : que doit-on faire pour la mettre en voie de salut et édifier l'Eglise, sans avoir égard à autre chose qu'à la vérité et à la charité?

Pour la proposition (a), j'ai cru deux choses: l'une, qu'elle était incontestable ; l'autre, que je ne devais pas la dissimuler.

 

(a) C'est la proposition, qu'on peut désirer ou demander d'être éternellement séparé de Dieu par excès de charité. M. de la Broue rejetait cette proposition parce qu'elle est impossible ; car on ne peut être séparé de Dieu par charité, et l'homme ne saurait désirer le plus grand des maux : Bossuet combattait la même proposition, parce que les nouveaux mystiques en abusaient.

 

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Car voulant parler à fond, je ne devais pas éviter la difficulté, ce que j'eusse fait en me taisant d'une chose qu'on trouve dans tous les livres de dévotion, et dans les plus approuvés depuis plusieurs siècles, et à remonter jusqu'aux sources, dans saint Chrysostome, etc. Les nouveaux mystiques en abusent; c'est pour cela qu'il fallait marquer l'abus qu'ils en font. J'ai bien cru qu'on y trouverait de la difficulté; mais j'ai cru en même temps qu'elle tomberait quand la matière serait éclaircie, et je le crois encore. Au surplus pour l'indifférence, j'avouerai ce que vous voudrez, quand vous voudrez aussi qu'on compare ensemble une, velléité et encore une velléité de choses impossibles et connues pour telles, avec une volonté efficace et absolue. C'est ce que j'aurai à dire aux faux mystiques, qui concluent leur indifférence, que je crois hérétique, d'une proposition qui bien assurément ne l'est pas, puisqu'elle passe dans tous les livres sans être reprise.

Ne croyez pas que je parle ainsi par attachement à mon sens; mais c'est qu'ayant bien pensé et repensé à cette affaire et à cette proposition plus qu'à toute autre, je ne crois pas devoir aisément céder, qu'à des raisons claires ou à des autorités plus grandes que celles qui m'ont déterminé. J'aurais pu éviter la difficulté, et j'en ai été tenté; mais en même temps il fallait abandonner le dessein que Dieu me mettait, ce me semblait, dans le cœur, de démêler le bon d'avec le mauvais dans les mystiques. J'éclaircirai tout cela dans mon Instruction, à laquelle je travaille sans relâche. Mais comme il ne faut rien précipiter, la question est de savoir s'il ne faudrait point prévenir sur cette difficulté ceux qui pourraient en mal juger. Car pour la proposition en elle-même, je vous prie de n'en être pas en peine. Dérobez-vous donc un jour ou deux pendant cette octave ; nous viderons cette affaire ensemble en très-peu de temps. Donnez-moi du moins de vos nouvelles, et de celles de l'assemblée  (a). Je suis, etc.

 

(a) De l'assemblée du clergé.

 

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LETTRE XXXVI.  BOSSUET A M. DE LA BROUE. A Meaux, le 3 juin 1695.

 

Vous savez, Monseigneur, que je n'ai nul dessein de favoriser Madame Guyon. Je ne me presserai pas de la renvoyer, tant qu'elle me sera obéissante. Au surplus je recevrai les preuves; mais j'ai à vous dire que, selon mes connaissances, elles sont fort faibles : elle nie qu'on lui ait fait aucunes défenses à l'archevêché de Paris. M. l'archevêque, qui m'avait dit qu'il m'enverrait ce qui avait été fait, ne m'a rien envoyé du tout : on ne lui a fait souscrire tout au plus qu'un désaveu général et conditionnel de toute erreur ; et moi je ne crois pas cela suffisant.

Quant à la déclaration d'un certain prélat éloigné, que vous avez vue, c'est moins que rien. Je vois dans certaines gens, et je vous nomme sans hésiter M. R., un grand zèle, mais faux, et une très-grande ignorance de la matière.

Je n'accorderai jamais au P. de la Tour la tolérance pour un sentiment que saint Chrysostome, sur de très-solides fondements, a trouvé et admiré dans saint Paul. Il est suivi de Théodoret, de saint Isidore de Damiette, d'Ecuménius; et dans nos jours d'Estius et de Fromont, sans avoir encore examiné les autres : saint François de Sales, sainte Thérèse et beaucoup d'autres âmes saintes, dont je ne dois point souffrir qu'on condamne les sentiments, sont de même avis. Quand je dis qu'on peut inspirer, j'explique assez que ce n'est pas à tout venant, positis ponendis; et en tout cas il faudra expliquer ou déterminer un terme général, dont je ne me suis servi que faute d'en avoir un plus propre. Au surplus c'est à moi à m'humilier, si Dieu le veut; mais non pas à mollir ni à condamner, sans qu'on me produise aucune autorité, ce que j'ai avancé sur les autorités que je viens de dire, et sur beaucoup d'autres que je n'ai pas encore eu le temps de rappeler en ma mémoire. Dieu, que je regarde seul, me donnera ses lumières, si les miennes sont trop courtes.

 

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LETTRE XXXVII.  MADAME GUYON A BOSSUET. Juillet 1695.

 

Je prends la liberté de vous offrir ce tableau (a), qui passe parmi ceux qui s'y connaissent pour être assez bon. Il y a longtemps que j'aurais pris la confiance de le présenter à Votre Grandeur ; mais je voulais que toutes ces affaires fussent terminées auparavant. Faites-moi la grâce de l'agréer comme un témoignage de mon respect et de ma reconnaissance : je vous envoie aussi deux petites boîtes pour vous récréer par leur nouveauté. La plus petite est l'emblème de la confiance que je veux avoir toute ma vie en Votre Grandeur ; étant avec une parfaite soumission, Monseigneur, de Votre Grandeur, très-humble et très-obéissante servante,

 

De la Motte-Guyon.

 

LETTRE XXXVIII.  BOSSUET A MADAME GUYON. A Paris, ce 16 juillet 1695.

 

Vous pouvez, Madame, aller aux eaux. Vous ferez fort bien d'éviter Paris, ou en tout cas de n'y point paraître. Ne faites de bruit nulle part. Donnez-nous une adresse pour vous écrire ce qui sera nécessaire. On dit ici que Madame de Mortemart et Madame de Morstein (b) sont allées vous voir à Meaux. On les a trouvées toutes deux sur ce chemin vendredi que j'arrivai ici; et je crois même avoir vu leur livrée et leur équipage en passant. Cela vous fera des affaires, s'il est véritable; et on ne trouvera

 

(a) L’abbé Ledieu nous apprend que ce tableau représentent une Vierge tenant l’Enfant Jésus dans ses bras.

(b) Marie Thérèse d’Albert, fille du duc de Luynes, fut mariée, le 12 avril 1693, à Michel Adelbert, comte de Morstein et de Château-Villain, colonel du régiment de Hainaut, qui mourut au siège de Namur le 18 juillet 1695.

 

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pas bon que vous ramassiez autour de vous des personnes qu'on croit que vous dirigez. Si vous voulez hors du monastère être en sûreté, vous devez agir avec beaucoup de précaution et demeurer partout fort retirée. Donnez-nous une adresse pour vous écrire ce qui sera nécessaire. Je suis très-sincèrement, etc.

 

+ J. Bénigne, évêque de Meaux.

 

Je suis un peu étonné de n'apprendre aucune nouvelle de Madame la duchesse de Charost sur ce que vous m'avez promis.

 

LETTRE XXXIX.  MADAME GUYON A BOSSUET. Juillet 1095.

 

J'ai satisfait durant six mois à la parole que j'avais donnée de me mettre quelque temps entre vos mains, afin qu'on pût juger de ma conduite; et je ne suis sortie ensuite de Sainte-Marie de Meaux (a) que sur ce que vous me fîtes l'honneur de me dire que je pouvais (b) me retirer. Vous me demandâtes seulement que je fisse peu de séjour à Paris, et qu'ensuite j'allasse à Bourbon le plus secrètement que je pourrais ; et vous ne me donnâtes, Monseigneur, pour raison de cette demande que celle de Monseigneur l'archevêque de Paris, qui pourrait me faire de la peine à cause de vous. J'ai exécuté exactement ces choses : je n'ai vu qu'un moment, en passant, ma famille à Paris. Je me suis retirée à la campagne (c), afin d'aller à Bourbon avec le plus de secret que

 

(a) Elle était entrée aux Filles de Sainte-Marie de Meaux, le 13 janvier 1695, et elle en sortit le 12 juillet suivant. Madame la duchesse de Mortemart la vint prendre à Meaux dans son carrosse, et la conduisit à Paris.

(b) « Je ne raconterai pas, dit Bossuet dans sa Relation, section III, n. 18, comment elle prévint le jour que j'avais arrêté pour son départ, ni comme depuis elle se cacha, comment elle fut reprise et convaincue de beaucoup de contraventions aux choses qu'elle avait signées. Ce que je ne puis dissimuler, c'est qu'elle fait toujours la prophétesse. » Elle voulut si bien se cacher qu'elle ne donna ni à Bossuet, ni a la supérieure du monastère qu'elle venait de quitter, aucune adresse pour lui faire parvenir la réponse à ses lettres. Toute sa conduite montra clairement que ses protestations n'avaient pas été sincères, et qu'elle persistait dans ses erreurs.

(c) Elle ne s'était pas retirée à la campagne, comme elle dit ici, mais dans une petite maison du faubourg Saint-Germain.

 

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je pourrais. J'ai même caché à tout le monde le lieu où je me retire, afin de n'avoir commerce avec personne ; et cependant aujourd'hui j'apprends d'une fille que j'avais laissée à Paris pour quelques commissions, que vous publiez, Monseigneur, que je me cache, que vous voulez me poursuivre avec rigueur, et que vous avez pris criminellement et tourné de même à la Cour le voyage de deux Dames qui me sont venues quérir à Meaux. La révérende Mère supérieure vous a pu dire sur ce voyage, que ces Dames ayant appris que j'avais demandé une voiture pour me ramener, et sachant que Madame de Vaux était à Vaux et Madame de Charost à Forges, non-seulement elles voulurent à leur défaut m'envoyer un carrosse, mais venir elles-mêmes : comptant tout ce qui me regarde fini, après le certificat et la permission de sortir que vous m'aviez donnée. Comment pouvais-je, Monseigneur, les refuser dans cette conjoncture, où je ne devais être que cinq heures avec elles et me retirer ensuite ?

En vérité, Monseigneur, permettez-moi de vous le dire avec respect, et en vous demandant pardon de ma liberté : il me semble qu'avant de faire aucun bruit, vous pouviez avoir la bonté d'examiner la conduite que je tiendrais à Bourbon; et au retour des eaux, si je verrais en effet ces Dames, ou si je me retirais dans mon ancienne solitude.

Vous savez, Monseigneur, quelle a été ma bonne foi ; et que je vous demandai, après que vous m'eûtes permis de me retirer, si vous agréiez que je retournasse passer l'hiver à Sainte-Marie, en cas que l'envie m'en prît ; sur quoi vous me fîtes la grâce de me répondre que je vous ferais plaisir. Je l'eusse fait sans doute, et je le ferais encore, si la calomnie, que vous m'avez dit souvent que vous n'écoutiez pas et dont vous avez tant de preuves, ne paraissait pas faire néanmoins beaucoup d'impression sur votre esprit. Vous ne pouvez ignorer ma franchise, ma soumission, mes sentiments : qui ont toujours été et sont véritablement conformes a la foi catholique et aux trente-quatre articles de votre Lettre pastorale, mon attachement pour l'Eglise d'une manière particulière, mon désir sincère de vivre retirée et sans me mêler ce qui ne me regarde pas. Vous le savez, Monseigneur, je

 

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vous l'ai assez dit, et ne vous ai jamais parlé autrement : je l'ai même signé entre vos mains; et, si je l'ose dire, vous en devez témoignage à la vérité, quand il en sera question. Combien de fois me l'avez-vous promis, Monseigneur? La bonne foi et la confiance avec laquelle je me suis livrée à vous, ne me le doivent-elles pas faire attendre de votre droiture? Souffrez, s'il vous plaît, qu'après mes plaintes respectueuses et soumises, je vous demande ici votre bénédiction et vos prières devant le Seigneur, et que je vous assure du profond respect avec lequel je suis et serai toute ma vie, etc.

 

LETTRE XL.  LA MÈRE LE PICART, SUPÉRIEURE DE LA VISITATION DE MEAUX, A BOSSUET.

 

Vive Jésus!

 

Juillet 1695.

 

Venant de recevoir cette lettre de Madame Guyon toute ouverte, je vous l'envoie, Monseigneur. Elle me prie de vous la faire tenir, sans me dire où elle est ni par où je lui pourrai récrire : ainsi je ne suis pas plus savante de son séjour que quand nous eûmes l'honneur de vous voir.

Madame de Pont-Saint-Pierre de Lyon, soeur d'une de nos Sœurs, me prie de vous demander permission qu'elle puisse entrer dimanche. Il y a longtemps que nous ne l'avons vue, et elle s'en retourne à Lyon; ce sera encore pour du temps. Je supplie Votre Grandeur, Monseigneur, de nous mander si vous le trouverez bon : c'est une Dame fort sage, et que nous avons eue pour pensionnaire. Après vous avoir demandé votre sainte bénédiction, je me dis d'un profond respect de Votre Grandeur illustrissime, Monseigneur, votre très-humble et obéissante Fille et servante en Notre-Seigneur,

 

Sœur Franç.-Elisab. Le Picart, de la Visit. Sainte-Marie.

 

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LETTRE XLI.  BOSSUET A M. TRONSON. A Germigny, 30 septembre 1695.

 

On m'a mandé qu'on avait vu entre vos mains une attestation de moi où je déchargeais Madame Guyon de toutes choses, et pour la doctrine et pour les mœurs. Je vous prie, si cela est, de vouloir bien me l'envoyer, parce qu'apparemment elle sera fausse. Pour la doctrine, 1° elle a souscrit nos Articles, où nous avons compris la condamnation de toute la sienne; 2° elle a souscrit la censure de M. de Chalons et la mienne, et a condamné elle-même ses propres livres au sens que nous les avons condamnés, c'est-à-dire comme contenant une mauvaise doctrine ; 3° je lui ai ordonné de l'aire les actes intérieurs marqués dans nos Articles, à quoi elle s'est soumise ; 4° elle a pareillement souscrit à la défense que je lui ai faite de dogmatiser, écrire, répandre ses livres imprimés ou manuscrits, diriger, etc. Partout cela vous voyez bien que la doctrine est flétrie; et je me réserve à publier ces actes souscrits par elle, quand on le trouvera à propos. En attendant, je lui ai donné une attestation relative à ces actes, où à raison de sa soumission je lui continue les sacrements dans la réception desquels je l'ai trouvée. Pour ses mœurs, je déclare que je n'ai rien trouvé contre elle sur les abominations de Molinos, qu'elle m'a toujours paru détester. Au reste elle s'est mal séparée d'avec moi, puisque m'ayant demandé une permission seulement d'aller aux eaux avec parole de revenir, 1° elle a prévenu mon congé, en supposant à la supérieure de Sainte-Marie que je l'avais accordé ; et secondement aussitôt qu'elle a été sortie, elle m'a cherché une querelle pour ne revenir plus. Tout cela est un procédé où je ne veux point entrer, et qui n'en vaut pas la peine avec une femme. Je n'ai point promis de la garder, ni de l’empêcher de sortir; et on ne me l'a jamais proposé. Mais elle ne peut pas soutenir que s'étant d'elle-même engagée à revenir couvent où elle était, aussitôt qu'elle en est sortie elle ait

 

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rompu tout commerce sans aucune raison. Quant à moi, j'ai fait à son égard tout ce qui dépendait de mon ministère; et si elle veut me désobéir et manquer à ses paroles, elle se trompera elle-même, et non pas moi. Je l'ai très-bien connue; mais autre chose est de connaître, autre chose de convaincre par actes. Je suis de tout mon cœur et avec l'estime que vous savez, etc.

 

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