Luynes LXXII
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LETTRE LXXII.  A Meaux, ce 18 avril 1692.

 

Le P. prieur du séminaire a eu tort de dire, ma Fille, que je n'irois point à Jouarre ; car jusques à hier j'étais résolu à y aller. Il faut partir maintenant après les nouvelles que je reçois ; et ce qui m'est assurément fort fâcheux, partir sans vous voir. L'ordre a été donné pour demain : cela peut aller jusqu'à lundi au plus tard. J'espère être ici dans quinze jours. M. le Chantre sera toujours prêt à monter à cheval dans vos besoins ; et si quelque chose presse davantage, j'enverrai de Paris M. le trésorier. Je ne vous répéterai pas ce que vous pouvez apprendre de Madame de Lusanci.

Pour ce qui regarde la nouvelle abbesse, qu'on dit qui est sur les rangs, il n'en faut pas croire le P. des Londes, qui s'imagine toujours pouvoir réussir pour Madame de Croissi. Je ne crois pas non plus que Madame de Jouarre dise sincèrement ce qu'elle pense ; et s'il fallait juger de ses sentiments, je croirais presque que ce qu'elle dit est justement ce qui est le plus loin de son cœur. Quoi qu'il en soit, la nouvelle abbesse, s'il y en a une, quelle qu'elle soit, sera bien farouche si je ne l'apprivoise, et bien indocile si je ne la réduis à la raison. Je n'y oublierai rien ; et c'est tout ce que je puis. Du reste, ma Fille, Dieu se mêlera de cette affaire, et je n'en perdrai jamais l'espérance.

 

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Les personnes mal intentionnées ne font pas toujours tout ce qu'elles veulent. Dieu se montre le moteur des cœurs, et fait tourner à ses fins même les passions injustes ; et je ne vois rien de bon que de s'abandonner à lui en pure perte ; car cette perte, c'est un gain assuré, a Qui perd son âme la gagne, qui la veut gagner le perd (1) ; » qui craint trop, fait tort à la sagesse et à la bonté qui gouverne tout.

On doit faire assigner le couvent en mon nom : je vous prie que nos chères Filles fassent en cette occasion, mais en celle-là seulement, ce qu'il faudra contre moi, et ne se montrent pas les moins zélées pour le bien de la maison : loin de le trouver mauvais, j'en serai bien aise. Je ne m'embarrasse nullement de ce procès : selon les règles, je dois le gagner; selon les préventions que M. Talon a mises dans les esprits, je devrais le perdre : mais mes raisons sont si fortes, qu'il y en a assez pour faire même revenir les entêtés. Quoi qu'il en soit, cela sera court, et c'est ma joie, parce que je reviendrai sur mes pas, et me rendrai aussitôt auprès de vous.

Je ne pouvois m'empêcber d'aller consoler Madame de Farmoutiers (a) sur la mort de M. son père, ni y rester moins d'un jour. Je ne me plaindrai jamais des peines qu'on peut me donner à Jouarre ; mais je plaindrai seulement celles que je ne puis assez soulager, ni assez tôt. Je salue Madame votre sœur, Madame de Fiesque, etc. Votre lettre du jour de Pâques m'a rempli de consolation ; continuez.

 

LETTRE LXXIII (b).  Ce 19 avril 1692.

 

Je suppose, ma Fille, qu'après l'arrivée de ce messager, vous serez en liberté de parler de ma lettre d'hier, et qu'il n'est plus nécessaire que je répète tout ce qu'elle contient. Au lieu de cela je vous envoie copie de celle que j'écris par ce même messager à

1 Math., x, 39.

(a) Madame de Beringhen, abbesse de Farmoutiers. —  (b) Collationnée sur l’original, qui se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux.

 

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Madame de Jouarre : et je vous ajouterai seulement que ce n'est point du tout mon intention de vous faire des affaires, par mes défenses, pour de petites choses, pourvu que l'essentiel de l'autorité subsiste. Vous pouvez donc souscrire aux actes où sera l'immédiation (a) : ils ne me nuiront pas, tant qu'ils ne passeront pas sous mes yeux, comme il faudra qu'ils y passent quand je me ferai représenter les baux dans les comptes. J'écris ce que vous souhaitez à Madame la prieure, avec d'autres choses que vous pourrez savoir d'elle, sur les confesseurs. Vous n'avez que faire de vous mettre en peine des papiers qui regarderaient la redevance, puisque vous n'en avez nulle conséquence : il est vrai que s'il y en avait quelqu'un qui fût décisif en ma faveur et qu'on le sût, on serait obligé de me le déclarer, à peine d'être coupable ; et j'en userais ainsi sans difficulté, si j'en avais qui fussent pour vous. Je ne crois pas qu'on vous parle de rien sur l'affaire de la redevance ; elle est trop prête à juger, et il faudrait déjà l'avoir fait. En tous cas signez sans hésiter, à la réserve des deux cas que je vous ai marqués dans ma lettre d'hier. On ne dira pas à la face du parlement que je suis un usurpateur du spirituel : ce qu'on dira du temporel est cela même qui est en question : et vous pouvez parler conformément à la prétention de votre maison.

Madame ne pourra plus crier sur mon refus, puisque je demeure moi-même : elle ne manquera pas de dire que c'est que je crains d'être condamné en ma présence. Je crois devant Dieu ma cause si bonne, qu'elle ne devrait souffrir aucune difficulté ; mais ce sont des hommes qui jugent, et des hommes prévenus par le plaidoyer de M. Talon. Je ne puis empêcher que M. de Paris ne soit mon supérieur, ni qu'il n'abuse de son pouvoir en cette occasion ; mais ce sera sans conséquence pour les autres. J'ai grand besoin de savoir les mouvements qui se feront à Jouarre pour cela, si on se vante d'avoir un congé, si on est en état d'aller, si on se trémousse : pénétrez, et mandez-moi tout.

Je ne dis rien sur Madame de Matignon, que je ne connais pas.

 

(a) La dépendance immédiate du saint Siège, et par suite l'indépendance épiscopale.

 

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Il ne sert de rien de raisonner sur tout cela, puisqu'on y voit si peu clair. Je discontinue, pour lire une lettre qu'on m'apporte en ce moment de Madame de Lusanci.

Il serait bien plus doux de parler de cette paix qui surmonte tout sentiment, qui se cache, qui se montre, qui se retire, et qui jamais n'est plus parfaite que lorsque rentrée dans le fond, elle y règne sans être sentie. Dieu vous la donne ; je l'en prie.

 

 

LETTRE LXXIV.  A Meaux, ce 23 avril 1692.

 

Puisque vous voulez, ma Fille, que je vous instruise du droit de mon église sur la redevance, je vous dirai, en peu de mots, que la sentence du cardinal romain n'établit pas cette redevance comme une chose qui soit donnée de nouveau, encore moins qui soit donnée pour l'exemption. Il était constitué juge, premièrement de ce qui regardait l'exemption et la juridiction. Mais il est à remarquer qu'après qu'il a spécifié dans l'exposé du droit des parties, dans sa sentence, tout ce qui regardait cette matière de la juridiction jusqu'au dernier détail, sans rien omettre, il ajoute qu'on lui remettait le jugement de toute autre matière quelle qu'elle soit, qui pouvait appartenir au droit de l'évêque en quelque manière que ce fût ; et en conséquence il prononce sur le temporel, à savoir sur deux muids de blé que l'évêque avait en fonds et sur la cire du trésorier. On ne voit pas pourquoi il aurait parlé de ces deux articles, s'il n'y avait rien eu sur le temporel qui eût été remis à son arbitrage. Ce qu'il ajoute, sur les dix-huit muids, est une suite de cette prononciation ; et la différence qu il met entre les deux muids et les autres, n'est pas que l'un fût ancien et les autres nouveaux ; car on ne lui a point accordé le pouvoir de rien donner : mais c'est que le tout était dû, que les deux muids avaient un fonds fixé sur quoi on les prenoit, au lieu que les dix-huit muids dévoient être pris indéfiniment sur tous les fonds et dîmages d'un certain canton. Cela étant, il paraît que les dix-huit muids ne sont point donnés de nouveau, ni pour l'exemption ; et c'est aux religieuses à

 

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prouver que c'est pour cela qu'ils sont donnés, faute de quoi l'évêque demeure dans sa possession. Aussi est-il à remarquer qu'elles ont contesté ce droit par deux fois, en soutenant que c'était un abus de donner du grain pour une exemption, et l'évêque soutenant au contraire que cette redevance était de l'ancien domaine et dotation de l'église; ce qui obligea les religieuses à mettre en fait que ce n'était point de l'ancien domaine et dotation : elles offrirent la preuve, à laquelle étant admises elles succombèrent , et elles ont été condamnées par deux arrêts contradictoires, contre lesquels il n'y a plus lieu de se pourvoir. Voilà, ma Fille, à peu près le droit de mon église, qui, comme vous voyez, est assez clair; et quand il le serait moins, je n'en dois pas moins gagner ma cause, parce que le doute me suffit, attendu que dans le doute on adjuge à celui qui possède. C'est donc au monastère à prouver, et vous voyez qu'il a déjà succombé dans cette preuve. Aussi vous puis-je assurer qu'on revient déjà un peu de la prévention ; et on commence à voir que les conclusions de M. Talon ne sont pas aussi bien fondées qu'on le croyait. Quand mon avocat aura plaidé, on reviendra encore davantage ; et les juges sont bien avertis que c'est une affaire où il faut donner de l'attention. Ainsi je crois toujours que je gagnerai ; et je ne vois pas que j'aie à craindre autre chose que la commisération que la famille de Madame de Jouarre tâche d'inspirer pour elle aux juges, pour les empêcher de lui ôter tout.

Au reste vous avez raison de dire que s'il y a de la simonie dans cette affaire, elle est également des deux côtés. L'argent que voulait donner Simon le Magicien était pour acheter le don de Dieu, et ce n'était pas lui qui le voulait vendre : tellement que si c'était un crime à mes prédécesseurs de se laisser corrompre, les religieuses qui les auraient corrompus ne seraient pas moins criminelles. Et on ne peut pas dire que ce soit un bien donne pour se racheter de la vexation, pour deux raisons : l'une, que c'était les religieuses qui étaient pour ainsi parler les vexatrices, l'évêque étant en possession du droit de visite, comme il paraît par la sentence même du cardinal ; secondement, on pourrait bien par une espèce de compensation abandonner un droit pour

 

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conserver l'autre, si c'étaient des droits de même nature, ou si le droit était litigieux des deux côtés. Mais ce n'est pas ce que prétendent les religieuses ; elles disent au contraire qu'elles ont créé sur elles une redevance nouvelle pour obtenir l'exemption : ce qui n'est pas abandonner un droit litigieux, mais donner un bien temporel certain pour affermir un droit spirituel litigieux; ce qui est toujours constamment dans l'idée de la simonie. Il n'y a donc point de réplique à faire à votre raisonnement; et si vous gagnez ce procès, votre exemption n'en sera que plus ruineuse, puisque le fondement en sera une simonie et une corruption : et quand vous le perdriez, il n'y aurait point d'excuse pour vous, parce que ni moi qui l'attaquais, ni le parlement qui vous l'a fait perdre, ne nous sommes fondés sur cette prétendue simonie ; autrement le procès serait déjà jugé, sans qu'on plaidât davantage ; et la redevance s'en serait allée avec l'exemption, à laquelle elle aurait servi de fondement.

Il y a beaucoup d'apparence que nous ne serons pas jugés jeudi prochain, parce que vous commencez à reculer, et à vous défier un peu plus de votre cause que vous ne faisiez au commencement. Voilà comme sont les affaires de Jouarre : on croit tout assuré d'abord ; on commence à douter, et puis on perd. Voilà ce qui doit arriver selon les règles : mais je ne réponds pas des hommes, surtout ayant contre moi tant de fortes sollicitations, sans aucun secours de ma part, pas même de mes neveux. Je ne sais pas qui sollicite, et on ne m'a encore parlé que de Madame de Marsan. Si Madame de Luynes sollicite avec Mesdames vos Sœurs, il n'y aura qu'à les laisser faire ; car elles auront plus de raison de solliciter à cette fois qu'à l'autre. Le recours est bien vain, d'espérer pouvoir revenir de l'arrêt, sur le fondement qu'il n'est point rendu entre les religieuses, le clergé et le peuple. Car rien ne m'est plus aisé que de le faire déclarer commun, puisqu'il est visible qu'on n'a point d'autres raisons à dire que celles que Madame l'abbesse a dites, et que personne n'est plus recevable à contester après que tout le monde exécute, et que j'ai fait une infinité d'actes de juridiction sans contradiction. Mademoiselle de la Rasturière prétend être fort persuasive, et

 

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qu'elle aurait obtenu le congé de Madame l'abbesse, si elle me l'avait envoyée au lieu de M. de la Madeleine. Elle croit aussi obtenir de moi un congé absolu pour aller aux eaux, sans y ajouter des défenses de passer et repasser par Paris : mais avec toute la politesse que je pus, je lui fis bien voir que cela n'était pas à espérer.

On n'obtiendra jamais de Madame de Jouarre qu'elle vous justifie, parce qu'elle veut avoir de qui se plaindre, et qu'elle croit faire plus de pitié en disant que c'est par des nièces qu'elle a perdu de si beaux droits. Je ne sais plus que faire pour la désabuser.

Il ne faut pas laisser croire à Madame de Lusanci que j'aie usé de tout mon pouvoir : à mesure que la conduite paraîtra mauvaise, mon pouvoir augmentera ; ou plutôt ce ne sera pas mon pouvoir qui augmentera, mais ce sera l'application qui s'en étendra plus loin et se fera mieux sentir.

Pour vos peines particulières, il n'est pas vrai que la tristesse ne puisse pas venir de Dieu : témoin celle de l’âme sainte de Notre-Seigneur. L'ennui où l'Evangéliste confesse qu'elle fut plongée, ne différait point en substance de ce qu'on appelle chagrin. N'alla-t-il pas jusqu'à l'angoisse, jusqu'à l'abattement? Et n'était-ce pas une agitation, que de dire : « Mon âme est troublée, et que ferai-je? dirais-je à mon Père : Mon Père, sauvez-moi de cette heure (1) ? » N'y avait-il pas même une espèce d'inquiétude, d'aller par trois fois à ses apôtres, et de revenir par trois fois à son Père ? Il est vrai qu'il n'y a point de défiance ; car cela ne convenait pas à l'état du Fils de Dieu : mais n'en a-t-il pas pris tout ce qu'il en pouvait prendre sans dégénérer de la qualité de Fils, lorsqu'il a dit : L'esprit est prompt, mais la chair est faible (2)? et encore lorsqu'il a dit : Mon père, s'il est possible (3) ; et selon l'autre Evangéliste : Mon père, si vous le voulez (4), comme s'il doutait du pouvoir et de la volonté de son Père ?

Tout cela fait voir que notre Chef a transporté en lui toutes les faiblesses que dévoient éprouver ses membres, autant que la dignité de sa perfection et de son état le pouvait souffrir. Mais la

 

1 Joan.,  XII, 27. — 2 Matth., XXVI, 41. — 3 Ibid., 39 —  4 Luc , XXII, 42.

 

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chose a été poussée bien plus loin dans ses serviteurs, puisque Job a été poussé jusqu'à dire : Je suis au désespoir; et ailleurs : J'en suis réduit au cordeau (1). Et saint Paul n'a-t-il pas été poussé jusqu'à n'avoir de repos ni jour ni nuit, jusqu'à être accablé au delà de toutes bornes et au-dessus de ses forces, jusqu'à porter dans son cœur une réponse de mort (2), et n'avoir besoin de rien de moins que d'une résurrection ?

Ne pensons donc point à donner des bornes aux exercices que Dieu peut envoyer à ses serviteurs ; mais livrons-nous entre ses mains pour recevoir tel caractère qu'il lui plaira de la croix de notre Sauveur : et il ne faut point se tourmenter en examinant si c'est là ou un effet de notre faiblesse, ou un exercice divin ; car en s'en tenant au premier, qui est le plus sûr, il ne laisse pas d'être véritable que Dieu s'en peut servir pour nous conduire à ses fins, autant que ce qui viendrait immédiatement de lui-même , ayant tout en sa main et même notre faiblesse et nos inclinations vicieuses, tout enfin jusqu'à nos péchés pour les faire servir à notre salut.

Au milieu de ces opérations et de ces états, s'éloigner du pain des forts, c'est renoncer à la force dont on a besoin ; et c'est une illusion de croire qu'on se porte mieux en se privant de la communion : car c'est le cas alors de s'en approcher en espérance contre l'espérance, qui est cette plénitude de foi que nous devons imiter d'Abraham, pour être justifiés à son exemple.

Je ne connais du livre intitulé : l'Esprit de Gerson, que le nom de l'auteur (a), qui est un très-malhonnête homme et très-ignorant en théologie : mais après tout il peut avoir pris quelque chose de fort bon de l'auteur qu'il cite, à quoi mon sermon du clergé pourrait être conforme.

L'oraison méthodique et régulière ne convient ni aux dispositions de voire corps, ni à celles de votre âme. Marchez en foi, ma Fille; c'est là tout. Je n'ai le loisir d'écrire qu'à vous seule.

 

1 Job., VII, 15, 16. —  2  II Cor., I, 8, 9.

(a) Eustache le Noble.

 

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LETTRE LXXV.  A Meaux, ce 8 mai 1692.

 

Monsieur Eudes m'a rendu votre lettre, ma Fille. Sur l'accident qui est arrivé, on a bien fait. En cas qu'il eût fallu transporter le saint Sacrement, il eût été indifférent où on l'eût mis, pourvu que c'eût été dans un lieu sacré et décent.

Je prie Notre-Seigneur qu'il bénisse ma Sœur de Saint-Ignace, que j'offre tous les jours à Dieu de tout mon cœur. Patience, persévérance, et au terme la couronne d'immortalité. Il n'y a nulle difficulté de redonner le saint viatique au bout de neuf ou dix jours, pourvu qu'on soit en état ; mais on dit que notre chère Sœur malade ne saurait pas avaler. Qu'elle y supplée par sa foi et par de pieux désirs. On pourrait aussi en cas de besoin faire l'office, et dire la messe au dedans, si le cas échéait de le faire.

Il semblait hier au soir que nous ne pourrions pas être jugés, à cause que le parlement était mandé pour aller prendre congé du roi ; et M. l'avocat-général avait dit qu'il ne pouvait pas s'engager à conclure. Nous saurons demain s'il n'y aura rien eu de changé : je ne le crois pas. Nos avocats auront conclu, et le jugement sera le lendemain de l'Ascension. Je ne raisonne plus du tout sur l'événement, que j'abandonne tout à fait à Dieu.

Demain j'espère aller coucher à Chantilly, où le roi arrivera samedi, y séjournera dimanche, et en partira lundi, et moi le même jour ou le mardi au plus tard, pour retourner ici. J'enverrai aussitôt après quérir votre lettre. Je crois l'avoir bien entendue, sans la voir, par celle que vous m'écrivez. Redoublez vos prières dans ce saint temps des Rogations. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, et je vous offre à lui tous les jours.

 

LETTRE LXXVI.  A Meaux, ce 12 mai 1692.

 

J'arrive de mon petit voyage : j'ai vu partir le roi et toute la Cour. Si les vents étaient favorables, il y a beaucoup d'apparence

 

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qu'on verrait bientôt éclore quelque grand dessein, et qui pourrait décider. Il faut beaucoup prier pour le roi et pour les prospérités de l'Etat.

J'ai reçu, ma Fille, en arrivant, votre lettre du 9 et celle du 12. Je n'ai point vu le P. Soanen, ni rien ouï de sa part. M. le théologal ira avec tous les pouvoirs, s'il peut aller ; mais il est malade. Il écrira ou fera écrire à Madame de Jouarre, et vous ne l'aurez pas pour cette fois. Vous pouvez me dire tous vos doutes, et ce que vous m'en avez dit en général ne m'a nullement importuné. Je souhaite de tout mon cœur que la ferveur se soutienne à Jouarre, principalement dans celles qui me sont unies, et je n'oublierai rien pour les y porter.

Je suis fâché de la perte de ma Sœur de Saint-Ignace, qui assurément était une de nos plus saintes religieuses. Dieu sait ce qu'il veut faire, et il ne faut qu'attendre ses volontés avec une foi courageuse et persévérante. Il faut mettre en lui sa confiance : il donne l'humilité, comme il donne les autres vertus, et même plus que les autres, puisque le premier effet de sa grâce est de faire rentrer l'homme dans son néant.

Vous manderez ce qu'il vous plaira à cette bonne Fille. Je serai ici, s'il plaît à Dieu, jusques après l'octave. M. Phélipeaux pourra revenir quand notre affaire sera jugée : elle le doit être vendredi prochain.

Je loue le sentiment que Dieu vous donne, qu'on est bien heureux d'avoir à souffrir pour la justice, Madame avance sans y penser l'œuvre de Dieu, quand elle vous donne lieu d'exercer la patience. Je songerai à la prière.

Il est bien vrai que Madame de Jouarre donne le dernier coup à l'exemption par l'arrêt qu'elle poursuit. J'ai appris pourtant à la Cour qu'elle se donnait encore beaucoup de inouvemens du côté de Rome pour la faire revivre. Elle a écrit au roi en faveur de M. de la Vallée, et n'a reçu aucune réponse. Vous le pouvez dire à nos chères Filles, en recommandant qu'on n'en parle point : il ne sera peut-être pas hors de propos que Madame la prieure le sache.

J'ai vu en passant M. et Madame de Chevreuse, qui se

 

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portaient bien. Votre famille sollicite à cor et à cri pour Madame de Jouarre : on devrait donc du moins obtenir par là qu'on vous traitât mieux. Pour moi, cela ne me fâche point du tout. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE LXXVII.  A Meaux, ce 13 mai 1692.

 

J'envoie plutôt pour quérir vos lettres, ma Fille, que pour vous donner de mes nouvelles, puisque vous en reçûtes hier. Ce n'est pas que je me lasse de vous en donner, où que je soupçonne que vous vous lassiez d'en recevoir : une amitié aussi cordiale et aussi vive que la vôtre est bien éloignée de cette disposition. Celle que forme le christianisme est un effet du Saint-Esprit : celle qui est fondée sur la subordination ecclésiastique a son fond dans le caractère du baptême ; et quand on y joint la confiance absolue, c'est un soutien; c'est quelquefois un martyre et une croix, et toutes les grâces chrétiennes y sont renfermées.

Dieu me garde de vous faire des réprimandes de commande. Il en faut faire quand il le faut, quand la charité le demande, quand le Saint-Esprit le donne.

Il ne faut jamais signer de protestation qui regarde la conservation des privilèges : pour le temporel, tant qu'on voudra, pourvu que ce ne soit pas un moyen pour parler du spirituel dans le même acte. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

LETTRE LXXVIII.  A Meaux, ce 17 mai 1692.

 

Votre lettre du 17 que je viens de recevoir, ma Fille, ne m'apprend rien de nouveau, en me marquant les sentiments que vous avez pour moi. Je les sais et je les ressens.

Pour ce qui est du procès, je vous ai souvent marqué l'extrême prévention des juges. Je ne sache d'autre cause de l'arrêt qui me l'a fait perdre : du reste il importe peu de le savoir, et je ne m'en informe pas. M. Phélipeaux, qui revient lundi et pourra

 

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aller à Jouarre durant le jubilé, nous en dira davantage. Ce qui est bien constant, c'est que cet arrêt donne le dernier coup au privilège, et que les juges les plus favorables qu'on pourrait choisir ne pourraient plus le relever quand ils le voudraient.

J'ai été fâché de cette perte par rapport à mon église et à mes successeurs : mais comme j'ai fait ce que je devois, je n'ai senti le coup qu'un seul moment ; et du reste, de très-bonne foi, je ne sens pas seulement que j'aie perdu. Assurez-en bien nos chères Filles, et que très-assurément je ne souffrirai plus le titre d'indépendance dans aucun acte. J'ai donné le coup mortel à l'exemption : Madame de Jouarre a voulu l'ensevelir, et il ne faut plus qu'il en soit parlé.

Il n'y a pas moyen de vous aller voir pendant le jubilé, ni durant le reste de la mission. On ne peut non plus vous envoyer le P. Claude, qui est un des principaux prédicateurs. Celles qui souhaitent de s'y confesser le pourront avoir après la mission, et on leur pourra différer leur jubilé, si elles le souhaitent.

Quelle pensée vous avez sur mes visites ! tenez pour assuré que j'y serai plus attaché, et que j'y agirai plus hautement que jamais : mais chaque chose a son temps, et tout doit être réglé par la prudence. Je salue nos chères Sœurs, et en particulier Madame de Luynes. Jésus-Christ a bien fait toutes choses, Amen, amen : il est ainsi. Tout à vous, ma chère Fille.

 

LETTRE LXXIX.  A Meaux, ce 21 mai 1692.

 

J'envoie, ma chère Fille, pour apprendre de vos nouvelles et de celles de nos chères Filles  : on vous porte aussi une lettre de M. l'abbé de la Trappe. J'ai reçu la vôtre du 19. Je me dispose pour le jubilé dans cette semaine, et je m'en vais commencer mes stations. La prière que je vous ai promise ne sera prête que vers la fin de cette semaine : je n'ai pas eu le loisir d'y travailler plus tôt; et il me semble aussi que vous me mandiez qu'il suffisait qu'on l'eût dans la semaine prochaine, qui était celle qu'il paraissait qu'on destinait au jubilé.

 

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M. Phélipeaux pourra aller la semaine prochaine à Jouarre : pour le P. Claude, il ne pourra pas y aller sitôt, à cause qu'il a des engagements précédents dont nous ne sommes pas tout à fait les maîtres.

La part que vous prenez à mes intérêts me touche fort : mais je vous assure en vérité que je ne le suis de la perte que par la part que vous et vos chères Sœurs y voulez bien prendre. La soumission est le seul bien ; et quand Dieu donne des occasions de la pratiquer, il lui en faut rendre grâces. Vous aurez su ce qui m'empêcha de faire réponse à Madame votre sœur et au cher chapitre soumis ; je répare cela à cette fois.

J'entre beaucoup en matière sur les indulgences, dans la méditation que je vous prépare à Madame de Luynes et à vous. Je loue vos sentiments généreux de ne vouloir pas profiter des sollicitations de votre famille contre moi : vous méritez par cet endroit-là beaucoup de reconnaissance de ma part, aussi bien que par beaucoup d'autres qui me marquent la sincérité et droiture de votre cœur. Je fais mettre au net un sermon dont j'espère que vous pourrez être édifiée; c'est celui de l'ouverture de la mission.

J'ai oublié de remercier ma Sœur de la Guillaumie du soin qu'elle a de transcrire mes écrits. Je la bénis de tout mon cœur, et je vous souhaite, ma Fille, la consolation du Saint-Esprit. Je serai bien aise que vous remettiez votre jubilé à la semaine prochaine, afin que vous ayez la prière, que je tâcherai d'envoyer mardi ou mercredi au plus tard. A vous, ma Fille, de tout mon cœur.

 

LETTRE LXXX.  A Meaux, ce 23 mai 1692.

 

Voilà, ma Fille, la prière du jubilé : je souhaite qu'elle vous prépare à une si grande grâce. Je n'ai pas besoin de vous dire que vous pouvez en faire part à Madame votre sœur, et à celles de nos chères Filles que vous trouverez à propos. C'est l'extrait d'une plus longue méditation qui n'est pas encore achevée : et comme il faudra du temps pour l'achever et la décrire, je vous

 

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envoie toujours cet extrait, qui en comprend toute la substance et toute la force. Le reste viendra en son temps : mais je ne puis me-presser, étant d'ailleurs très-occupé durant ce saint temps.

J'ai promis une copie de cette prière à ma Sœur Cornuau : elle viendra faire ici son jubilé pendant l'octave, et il suffira que je l'aie pour ce temps-là. Vous pouvez aussi, sans vous presser, m'envoyer la copie de la prière de la mort. Comme je suis souvent consulté sur des choses semblables, vous voulez bien, pour me soulager, que ce qui est pour vous par destination et par préciput, vous soit commun avec d'autres par charité.

Portez vos maux et ces noirs chagrins en soumission : c'est là jusqu'à ce que Dieu vous en délivre, ce qui doit faire la principale partie de votre pénitence. Amen, amen, ma chère Fille.

 

LETTRE LXXXI.  A Meaux, ce 27 mai 1692.

 

Je suis fâché, ma chère Fille, de n'avoir pas la même liberté de vous aller voir, qu'a M. le trésorier. Pour votre cas de conscience, qui saurait bien distinctement les sentences d'excommunications portées contre celles qui entrent dans les monastères de Filles, en encourrait la peine. Ceux qui ne sont pas instruits et ne le veulent pas croire, mais se persuadent que ce sont des discours de religieuses sans fondement, sont excusés par leur ignorance : et en tout cas, il n'y aurait obligation de les éviter qu'après que l'excommunication serait déclarée par sentence. Je suis tout à vous, ma Fille, sans réserve.

 

LETTRE LXXXII.  A Meaux, ce 30 mai 1692.

 

J'ai vu votre lettre du 19, qui ne me paraît point demander de réponse. Sur les premiers articles, il suffit, ma Fille, que j'aie été averti. Il n'y a plus à me consulter sur le sujet de ces peines : il ne les faudrait pas même confesser à l'heure de la mort. Il n'y a qu'à se tenir aux règles que je vous ai données. La diversité des

 

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sentiments des confesseurs est un des maux que vous éviterez par là. Les peines sur la foi, en cela sont de même nature que les autres. Vous pouvez dire en général qu'il vous a passé dans l'esprit des doutes contre la foi, sans rien spécifier davantage et en disant que vous n'avez pas remarqué que vous y ayez adhéré : car vous devez, selon vos règles, présupposer que vous n'y adhérez pas quand vous n'êtes pas assurée de l'avoir fait. Il ne faut point recommencer vos confessions.

On peut écouter les raisons de douter pour consulter, mais toujours avec soumission. Vos peines ne doivent pas vous empêcher de communier deux fois la semaine, mais au contraire vous y engager.

Sur votre lettre du 22, je vous dispense des jeûnes absolument et des abstinences que vous ne croirez pas pouvoir faire. Votre confesseur les changera en quelques autres œuvres : vous ne pouviez mieux choisir que M. le curé.

Le P. Claude est malade; on ne peut l'envoyer de longtemps. Il n'y a point d'apparence qu'il soit en état d'aller à la mission d'Aci.

L'arrêt porte restitution de fonds (a), depuis la demande, c'est-à-dire rien. Quand je voudrai faire payer les dépens du premier procès, ce sera quelque chose. Tout cela ne mérite pas qu'on en parle. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE LXXXIII.  A Meaux, ce 31 mai 1692.

 

Vous ferez fort bien, ma Fille, de mettre ces impatiences avec les autres peines dont il ne faut pas ordinairement vous confesser. Il faut choisir des personnes qui sachent les faire servir aux desseins de Dieu, c'est-à-dire à humilier sans décourager ; et au contraire à faire jeter son venin à la concupiscence, et à purifier le cœur par la contrariété. Ceux qui ne sont pas assez exercés à ces dispositions se scandalisent et s'embarrassent beaucoup, en

 

(a) Annule la redevance en blé que le monastère de Jouarre devait aux évoques de Meaux.

 

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embarrassant leurs pénitentes par des pénitences qui ne leur tournent à aucun bon usage. Ainsi mettez cela avec tout le reste. Acceptez ce que M. le curé a substitué à la place du jeune.

Il est vrai que nous ne pouvons rien sans la grâce, et nous ne pouvons non plus faire les autres actions de piété que celles que vous me priez de demander pour vous ; mais il ne faut pas pour cela cesser de vous exciter à celle-là comme aux autres, et bien croire en attendant que cette même excitation est encore un don de la grâce.

Sans hésiter, je prends votre parti sur les ouvrages : je n'aime point ce qui coûte trop de temps, et de l'argent par-dessus. Je suis pour Marie contre Marthe, et pour la pauvreté contre ces petites libéralités. Je suis très-mortiflé quand on m'en fait de cette nature, et encore plus mortifié quand on croit que je m'y plais, cela étant éloigné de mon esprit autant que le levant l'est du couchant.

Quant aux entrées, je n'ai pu refuser dans la conjoncture à la femme delà Madeleine : j'ai eu tort de n'avoir pas expliqué que ce n'était que pour une fois. On est accoutumé dans le reste du diocèse à le restreindre ainsi, à moins que le contraire ne soit spécifié. Je serai fort réservé pour Jouarre par toutes sortes de raisons, et en particulier par celle que vous me marquez : vous m'avez fait grand plaisir. Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes et Madame de Fiesque. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

J. BÉNIGNE, évêque de Meaux.

 

Ne dites rien, de peur de contrister nos chères Filles.

J'ai reçu la prière de la mort ; je vous enverrai bientôt celle du jubilé entière ; on la met au net. J'écris si vite que j'ai souvent peine à me déchiffrer moi-même.

 

LETTRE LXXXIV.  A Meaux, ce 6 juin 1692.

 

Vous me ferez plaisir de m'envoyer la sentence dont vous me parlez. Pour moi je n'aime point à donner des sentences de ma

 

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façon ; mais en voici deux bien courtes, et que j'aime fort : Tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu (1), et encore : Espérance contre espérance (2).

Vous recevrez le Mandement pour les prières de quarante heures par M. le curé de la Ferté-sous-Jouarre : le Mandement  instruit de tout. On vous en porte un pour vous, et un pour Madame la prieure. Régulièrement on ne doit point prier publiquement pour personne sans ordre ; mais on n'y prend pas garde de si près. Ce n'est pas non plus la coutume de prier pour un autre roi, à moins qu'il ne soit ordonné, si ce n'est par des prières particulières, comme on fait dans les sacristies.

J'ai bien expliqué que je ne voulais point de pareils présents; et en effet s'il en venait je refuserai et renverrai. Ce que je vous écris est la vérité , et non une complaisance. Vos lettres me font plaisir, loin de me fatiguer ; donnez-vous une liberté toute entière.

Ma Sœur Cornuau est aux Ursulines, en grande paix; je la mande quelquefois.

Le Mandement porte expressément que les prières de quarante heures ne se feront qu'après l'octave.

Les décisions du Pape ont la souveraine et infaillible autorité, de l'aveu de tout le monde, quand elles sont acceptées de toute l'Eglise. Vous avez très-bien fait de communier malgré vos peines. Je suis à vous de tout mon cœur.

 

LETTRE LXXXV.  A Meaux, ce 7 juin 1692.

 

J'allais envoyer à Jouarre quand votre paquet est venu, ma chère Fille, et on a donné à la messagère les lettres que j'avais écrites dès hier. J'approuve fort la prière que vous m'avez envoyée, et ma Sœur Cornuau sera bien aise de voir des extraits faits de si bonne main et avec un si bon goût. C'est en effet ma Sœur de Saint-Antoine Subtil qui a l'original que vous souhaitez. Quand je serai à Coulommiers, où l'on a la mission et le jubilé,

 

1 Rom., VIII, 28.  — 2 Ibid., IV, 18.

 

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je verrai ce que je pourrai obtenir d'elle; car je sais qu'elle a de la peine à se dessaisir de l'original : du reste je ne me suis point du tout mêlé de la distribution que M. Ledieu fait de ces écrits ; mais je me prêterai fort volontiers à vous les faire avoir tous, puisque vous en êtes touchée.

J'avais déjà séparé votre relation pour la porter à Germigny, où j'irai me reposer quelques jours après l'octave. Je ne vous oublie jamais, soyez-en bien assurée. Je prie Notre-Seigneur qu'il diminue vos peines, et qu'il augmente votre patience.

Le sacrement de Confirmation est en effet réservé aux évêques, pour en être les ministres ordinaires. L'Eglise grecque le fait donner maintenant par les prêtres, avec la permission de l'évêque ; et cet usage était ancien dans quelques églises, sans même qu'il y fallût une dispense particulière du Pape. Il n'est pas bien constant que les papes en aient donné ; et quoi qu'il en soit, la principale dispensation de ce sacrement demeure toujours à l'évêque, parce qu'on ne le donne que par l'onction qu'il a consacrée. Vous avez ma réponse sur le reste. Voici une lettre de Madame de Harlay, à laquelle je ne ferai de réponse qu'après avoir su vos sentiments.

Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes.

 

LETTRE LXXXVI.  A Germigny, ce 14 juin 1692

 

Je me sers de la commodité de ma Sœur Cornuau, pour vous dire, ma chère Fille, que je suis arrivé ici en bonne santé : j'y serai le reste de la semaine, ensuite à Coulommiers, et à Jouarre au commencement du mois de juillet. J'espère avant ce temps-là d'avoir de vos nouvelles par ma Sœur de Sainte-Pélagie, et peut-être par ma Sœur de Lusanci. Je crois que vous aurez fort approuvé ma conduite sur le congé à son égard. Depuis que je suis ici, je commence à me trouver l'esprit en repos.

L'Epoux et l'Epouse me ravissent : c'est une matière sur laquelle on ne tarirait jamais, mais qui n'est pas propre à tout le monde. C'est une amante et c'est une amie, et en un mot c'est l'Epouse

 

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qui dit: « Je l'ai cherché, et je ne l'ai pas trouvé; je l'ai appelé, et il ne m'a pas répondu (1). » C'est cette Epouse qui est frappée, blessée, dépouillée par les gardes de la ville. Tout le secret qu'elle y sait, c'est, malgré l'éloignement de l'Epoux, de retourner toujours à lui avec la même familiarité et liberté.

Vous voyez bien que ce que j'ai dit des rigueurs de la pénitence, suppose un sujet capable de les porter. Acceptez vos maux en pénitence, et tout vous tournera à bien. Les maux que Dieu nous envoie sont en quelque sorte imposés par son Eglise, lorsqu'elle nous ordonne de les accepter volontairement et humblement en satisfaction.

Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous. Je salue Madame de Luynes, Mesdames de Fiesque, de Lusanci, Fouré, Renard, Courtin, etc.

 

LETTRE LXXXVII.  A Germigny, ce 19 juin 1692.

 

J'espère, ma Fille, qu'on sera content de la résolution que j'ai prise sur les confesseurs. Il y a longtemps que j'y pense; et le peu de profit qu'ils ont fait des avis que je leur ai fait donner, m'oblige à venir enfin à un remède plus efficace.

Je vous renvoie les sentences, afin que vous fermiez vous-même le paquet et que vous me le renvoyiez. Il n'y a rien de plus aisé que de reconnaître les fermetures à cachet volant. Les sentences sont très-bien choisies, la lettre n'est pas moins bonne; mais vous avez voulu m'en priver.

Ma santé est parfaite par vos prières. C'est samedi que je pars pour la mission d'Aci, et lundi j'espère être de retour ici. J'ai achevé ce matin la révision des Cantiques.

Il n'y a que pour les crimes certains et marqués que je voulusse empêcher une âme de reprendre avec Dieu sa première familiarité : encore aurais-je peine à l'en exclure, si l'attrait y était. Autre est la conduite régulière, autre celle de miséricorde et de grâce que Dieu choisit quelquefois.

 

1 Cant., III, 1 ;  V, 6.

 

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Je trouve très-bon l'avis sur la nécessité de recevoir des Filles, et je ne m'y épargnerai pas.

 

LETTRE LXXXVIII.  A Germigny, ce 8 juillet 1692.

 

Je vous pardonne vos exagérations, qui assurément ne me trompent pas, et Dieu vous les pardonne aussi. Ne vous en inquiétez pas, ma Fille ; mais apprenez par votre peine à ne vous servir jamais de pareils moyens.

Il me semble que l'attrait qui a suivi ce que je vous ai dit sur le silence, vous est une marque que c'était Dieu qui me mettait à la bouche ce que je vous disais sur cela : mais je n'ai pourtant pas prétendu vous en faire une loi si étroite, que vous ne puissiez quelquefois vous en dispenser lorsque ce mal vous pressera. J'espère pourtant que Dieu vous soutiendra sans cela, et je l'en prie. Ce que vous me marquez de vos peines n'est point du tout une rétractation de votre acte d'abandon. Notre-Seigneur a dit lui-même : Mon Père, si vous voulez; si cela se peut; et le reste que vous savez. Il faut porter cet état comme les autres du Sauveur.

A Dieu ne plaise que vous et moi jugions de la vérité que je vous propose, par les dispositions où je pourrais être en la proposant. La vérité, c'est la vérité, et elle ne dépend point des dispositions de ceux qui l'annoncent. Je n'ai aussi accoutumé de sentir aucune disposition, sinon que dans ce qui regarde mon ministère, et surtout dans la conduite des âmes, ma conscience me rend témoignage que je ne parle pas selon l'homme, et je crus sentir distinctement ce témoignage la dernière fois : mais ne vous arrêtez à cela, non plus que je m'y arrête moi-même. Encore un coup, la vérité est la vérité, et c'est Dieu même, c'est Jésus-Christ même.

Laissez-vous aller à l'abandon, à l'attrait qui vous presse, quoi quil en puisse arriver : ne laissez pas dominer la peine, et attachez-vous aux règles que je vous ai données; c'est la vérité. Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai écrit ce matin sur le confesseur et

 

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sur mon voyage. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous, ma Fille.

J. Bénigne, év. de Meaux. « L'amour est fort comme la mort, sa jalousie est dure comme l'enfer » Ce qu'un Dieu jaloux fait souffrir à un cœur qu'il veut posséder, est inouï : ce que le cœur jaloux pour Dieu de ses moindres mouvements, dont il ne veut réserver aucun, se fait souffrir à lui-même, est inexplicable. Pour vous, ma Fille, assurez-vous que Dieu vous regarde dans vos peines.

 

LETTRE LXXXIX.  Ce 16 août 1692.

 

Ma plus grande joie, ma Fille, est que nos chères Sœurs soient contentes ; et vous avez raison de dire que la vraie reconnaissance qu'on doit, non pas à moi, mais à Dieu, pour les instructions qu'on reçoit, c'est d'en profiter.

Ne faites point ce vœu : mais ne doutez jamais que. je ne me charge devant Dieu de tout le péché qui pourrait être dans l'obéissance que vous me rendez. Cela vous doit mettre dans un parfait repos : mettez tout sur moi, comme je mets tout sur Jésus-Christ.

Si vous prenez la peine, à votre loisir, de mettre mon exhortation sur le papier en grandes marges, j'y écrirai ce qui me reviendra de plus ou de moins que vous n'en aurez extrait.

Je n'ai nulle nouvelle de Madame de Jouarre, et je n'aurais point le loisir d'entendre le sieur de la Madeleine quand il viendrait aujourd'hui. Je pars après-midi pour Juilly, et demain à Paris, s'il plaît à Dieu. Notre-Seigneur soit avec vous à jamais.

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

Je ne crois point pouvoir cette année aller à la Trappe: j'y enverrai votre lettre. Abandonnez-vous à celui auquel seul on se peut livrer sans crainte : il ne peut jamais délaisser ceux qui se donnent à lui en cette sorte.

 

1 Cant., VIII, 6.

 

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LETTRE XC.  A Germigny, ce 17 septembre 1692.

 

J'ai reçu, ma Fille, votre lettre du 15 : cette réponse ira par un exprès qu'on m'a envoyé de la Ferté-sous-Jouarre. Dieu conduise et daigne inspirer Madame l'abbesse : nous saurons ce qu'elle fera. Ne craignez point de m'interrompre, et instruisez-moi de tout. Ce qu'il y aura à dire sur ces professions, c'est qu'après avoir fait l'examen des Filles, porté par le concile de Trente, j'allai le jour de ces professions à la Ferté-sous-Jouarre y donner quelques ordres nécessaires ; et qu'on crut que ce fut un prétexte que je pris pour n'assister point à cette cérémonie, ne voulant point donner prétexte à la retarder, comme il aurait pu arriver, si j'avais voulu insister à faire ôter de la profession la dépendance immédiate. Vous savez le reste. Je vous renvoie votre relation, afin que vous l'acheviez: je sais qu'il faut tout avoir devant les yeux.

Vous avez bien décidé; et quand il n'y a qu'une messe à laquelle on puisse assister, on peut l'entendre en touchant de l'orgue. On peut satisfaire au devoir d'entendre la messe en faisant quelques lectures, et disant quelque heure dans l'intervalle que vous marquez (a).

Les péchés que vous n'aurez point confessés pour obéir à la règle que je vous ai donnée, vous seront remis comme les autres : l'obéissance tient lieu de tout en cette occasion.

Notre-Seigneur soit avec vous, ma chère Fille.

 

LETTRE XCI.  A Germigny, ce 25 septembre 1692.

 

Vous ne me mandez pas si d'autres que vous se sont aperçues du tremblement de terre : il a fait de grands fracas. Ne craignez

 

(a) Comme par exemple lorsque l'orgue joue un temps considérable, ou pendant le chant du chœur, aux endroits où le prêtre s'arrête, si l'on n'est pas en état de s'unir à ce chant. (Les édit.)

 

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point les signes du ciel ; ne craignez non plus ceux de la terre. Quoique ces tremblements aient des causes naturelles, on y doit toujours remarquer que Dieu, pour se faire craindre, a laissé de l'instabilité dans les corps à qui d'ailleurs il a donné le plus de consistance.

Quant au pur amour, je suis tout à fait de votre sentiment; et tout ce que vous dites de l'amour de Dieu est très-véritable. Ceux qui font les abstractions dont vous me parlez, ne songent pas assez à ce commandement de l'Apôtre : « Réjouissez-vous ; je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous (1); » ni à celui de Jésus-Christ même : « Réjouissez-vous, et soyez transportés de joie, de ce que vos noms sont écrits dans le ciel (2). » Ce n'est donc pas une imperfection de l'amour, mais une pratique commandée. Ce mot de saint Augustin décide tout : « Qu'est-ce, dit-il, que la béatitude ? Une joie qui naît de la jouissance de la vérité : Gaudium de veritate (3). » Jésus-Christ veut qu'on souhaite d'être heureux ; il donne partout ce goût ; partout il inspire ce désir ; et l'amour est pur quand on est heureux du bonheur de Dieu, qu'on aime plus que soi-même.

Il ne laisse pas d'être véritable que l'homme, comme fait à son image, voudrait s'anéantir, si c'était sa volonté ou sa gloire. L'amour peut faire quelquefois de ces précisions ; mais la charité ne consiste pas dans ces sentiments abstraits, quoiqu'on s'en serve quelquefois pour en exprimer la force.

Je ne crois pas que M. le grand-vicaire ni M. Ledieu puissent aller à Jouarre pour la Saint-Michel ; ainsi je ne me suis pas pressé de travailler au sermon : je l'aurais fait, et je m'étais ravisé pour vous satisfaire. Permettez-moi de laisser sortir d'autres choses qui me pressent dans le cœur : je vous assure que tout ira mieux quand je suivrai ces mouvements. J'espère qu'il m'en viendra quelques jours qui me feront parler de ce pur amour ; mais il n'en faudrait parler qu'avec transport. A vous, ma chère Fille, de bien bon cœur.

 

1 Philip., IV, 4. —  2 Luc, X, 20. — 3  Confess., lib. X, cap. XXIII.

 

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LETTRE XCII.  A Germigny, ce 30 septembre 1692.

 

Je me suis avisé trop tard que c'est demain Saint-Remi ; car si j'y avais pensé plus tôt, je vous aurais demandé une communion à ce jour-là pour le roi et le royaume. C'est le père des François et de leurs rois. Saint Denis est l'apôtre de l'ancienne Gaule ; saint Remi l'est en particulier de la France. Sa mission pour la conversion de nos rois et de leur peuple est toute divine : il les a consacrés à Dieu pour être les défenseurs de son Eglise. Il faut employer son intercession pour obtenir de Dieu la conservation du royaume ; et pour nos rois et tous les François, la grâce d'accomplir l'ouvrage auquel Dieu semble les avoir dévoués et destinés par le ministère de saint Remi, qui est de maintenir la foi et l'Eglise catholique. Quoique la fête soit passée quand vous recevrez cette lettre, ne laissez pas de communier à cette intention.

Gardez-vous bien d'avoir du scrupule de désirer de goûter à la communion combien le Seigneur est doux : ce n'est pas chercher sa propre satisfaction, quand on ne veut goûter que Jésus-Christ. Du reste si c'était là de l'amour-propre, le Saint-Esprit ne nous en aurait pas fait un précepte par la bouche de David. Ce que je vous ai écrit d'éviter de communier pour votre propre satisfaction, doit avoir quelque relation à quelque chose que vous m'avez écrit, dont je ne me souviens que fort confusément. Quoi qu'il en soit, cela ne regarde point ce goût spirituel de Jésus-Christ, qui assurément n'est autre chose que le pur amour, quand on ne goûte que lui et qu'on l'aime mieux que tous ses dons, mais non pas mieux que lui-même, puisque lui-même c'est lui-même, et que c'est lui purement qu'on veut goûter.

J'ai bien envie, il y a longtemps, de dire quelque chose sur le pur amour et sur l'oraison; et j'ai dans l'esprit un sermon que j'ai fait autrefois sur ces paroles de saint Jacques : Approchez de Dieu, et il approchera de vous  (1). Mais je ne me souviens plus de ce que je dis alors, et après je n'ose entamer une matière dont il

 

1 Jacob., IV, 8.

 

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faut moins parler par son propre esprit que de toutes les autres de la vie spirituelle.

 

LETTRE XCIII.  A Germigny, ce 17 octobre 1692. 

 

Je vous mets, ma Fille, de tout mon cœur, sous la protection spéciale du saint ange qui est chargé de vous garder. C'est aujourd'hui dans le diocèse la fête des saints anges gardiens.

J'ai reçu ce matin votre lettre du 16. Je ne vous dirai rien sur le silence dont vous vous plaignez : il est bon quelquefois d'accoutumer les âmes à se tourner uniquement vers Dieu, et à respirer pour ainsi dire de ce côté-là ; et on peut les laisser à cette épreuve principalement en deux cas; l'un, quand on ne voit point de nouvelles difficultés ; l'autre, quand Dieu aussi ne donne rien de particulier. Ce n'est pourtant pas de dessein que je me suis tu : c'est d'un côté par occupation, et de l'autre par un peu de paresse : j'avoue ma faute, et je vous prie non-seulement de me pardonner, mais encore d'obtenir de Dieu qu'il me pardonne.

Vous avez bien fait de ne rien dire à personne de la peine qui est expliquée dans votre billet du 8 ; il n'y a rien dans cette peine qui vous ait dû obliger d'aller à confesse, ni de vous priver de la communion. Je vous défends de nouveau de faire, sur cette matière principalement, aucune consultation à d'autre qu'à moi. Voilà la réponse à la lettre du 8.

Pour vous calmer l'esprit sur celle du 3, ou plutôt sur une lettre sans date, que je crois être venue avec celle-là, je vous dirai que les illusions que les spirituels font tant craindre, et avec raison, sur la dévotion sensible, ne conviennent pas à vos dispositions. Vous ne devez rien faire qui vous en tire : ainsi les actes suivis que vous voudriez faire à la messe, ne vous sont pas nécessaires. Il y a des actes très-simples qui en réunissent beaucoup dans leur simplicité : ceux-là ne veulent point être changés. C'est à ceux-là que vous êtes attirée : soyez fidèle, et suivez. Ne craignez point d'illusion, tant que vous m'exposerez simplement vos dispositions. Je veille, et ce vous doit être assez. Livrez-vous à

 

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Dieu, et confiez-vous en sa bonté, et à l'esprit de conduite qu'il a mis dans les pasteurs de son Eglise. A vous, ma Fille, de tout mon cœur.

 

LETTRE XCIV.  A Germigny, ce 3 novembre 1692.

 

Vous ne devez point avoir de peine, ma Fille, du temps que vous m'avez occupé à la dernière visite, non plus que de celui que vos lettres me peuvent ôter. Je prends mon temps pour les considérer et pour y répondre, de manière que cela ne me cause aucun embarras, et ne vous doit causer ni scrupule ni inquiétude.

Je ne vous dirai rien, ma Fille, sur le sujet de ce chagrin : quelque noir qu'il soit, il ne peut point empêcher les touches du ciel, ni en offusquer les lumières. Vous savez ce que dit saint Paul au sujet de l'ange de Satan qui l'affligeait : il pria trois fois, c'est-à-dire souvent et instamment, et il lui fut dit : « Ma grâce te suffit, et ma force se perfectionne dans l'infirmité1 : » le contraire par son contraire. Qui sait si la lumière ne doit point sortir de ces ténèbres, et la joie du Saint-Esprit de cette tristesse? Priez trois fois, et croyez que Dieu ne vous laissera pas tenter pardessus vos forces.

Vous donneriez gain de cause à la tentation, si lorsqu'elle vous envoie cette peine que vous ne pouvez bien exprimer, et que j'entends pourtant bien, vous descendiez du ciel où Dieu vous attire. Laissez être cette peine; ne vous en confessez pas. Humiliez-vous, comme je vous l'ai expliqué; mais ne vous troublez pas, ou ne cédez point au trouble. Recevez l'attrait de Dieu sans hésiter et sans examiner les suites; recevez les larmes. Les spirituels qui les décrient tant, ne songent pas assez qu'elles ne sont pas toutes si superficielles et si sensibles qu'ils pensent. Il y en a qui viennent du fond, comme celles de saint Pierre qui étaient accompagnées de tant d'amertume ; comme celles de David, qui étaient accompagnées d'un gémissement semblable au rugissement

 

1 II Cor., XII, 8, 9.

 

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du lion. Il y en a de plus douces, comme celles de la pénitente qui en arrosait les pieds de Jésus. Recevez celles que Dieu vous envoie ; quoiqu'elles soient d'une autre nature que celles-là, elles viennent du fond également. Qu'est-ce que ce trait de feu qui fait fondre le cœur comme la cire ?

Vous ne pouvez pas pratiquer plus d'observances que vous en faites : je vous donne le mérite de l'obéissance dans toutes celles dont vous vous privez par mon ordre.

Ce que j'ai dit sur cette parole : Qui persévérera sera sauvé, est entièrement de saint Augustin.

Vous prenez bien mon intention sur la pénitence que je vous ai imposée : tâchez une autre fois de vous faire bien expliquer mes intentions ; car ordinairement au sortir du confessionnal ce que j'ordonne me sort de l'esprit, et cela pourrait vous causer des embarras. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE XCV.  A Paris, ce 5 novembre 1692.

 

J'envoie faire la signification : il est trop de conséquence de primer, pour hasarder plus longtemps cet avantage. Il n'est pas nécessaire de se presser pour Paris : c'est ce que je vous prie de dire à Madame votre sœur et à Madame de Lusanci, à qui je n'écrirai pas.

Je vous dirai, ma Fille, de bonne foi que dans une histoire à laquelle on veut donner de la croyance, il ne faut point de louanges. Ce qu'on peut faire, c'est de faire voir par les actions et autres choses de fait, les bonnes qualités qu'on veut qui paraissent : en quoi il y a beaucoup plus d'adresse et de peine qu'à donner des louanges manifestes.

Vous pouvez faire ce que vous voudrez sur mon dernier discours, et il n'y a point de permission à me demander sur cela. Le fond fera partie des réflexions sur la cène ; mais les tours et l'application sont fort différents. Je vous offre à Dieu de tout mon cœur, ma Fille.

 

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LETTRE XCVI (a).

 

A Germigny, ce 7 novembre 1692.

Pour réponse à votre lettre du 5, qui est venue avec celle du 6, il n'y a point à hésiter à demeurer dans la voie où vous êtes : elle n'a rien de suspect; mais j'avoue qu'il y faut être conduit de la main de Dieu, et affermi par un conseil ordonné de Dieu; avec cela tout est sûr.

N'étourdissez jamais cette touche intime, sous quelque prétexte que ce soit. Recevez les ardeurs ; les lumières eu sortiront quand Dieu voudra : elles ne sont nécessaires qu'aux docteurs, qui doivent conduire et enseigner.

Puisque vous souhaitez qu'on vous désigne un chapitre à lire, divisez le cinquième en autant de jours que Dieu vous inspirera, et marquez-moi les endroits qui auront rapport à vos états. Ne vous confessez point du tout de ces impatiences, ni de ces peines contre Dieu, non plus que des autres.

Je ne crois point que la Clémentine oblige sous peine de péché mortel, le concile de Trente l'ayant ou interprétée ou réduite à une admonition (b). A vous de tout mon cœur, ma Fille.

J. Bénigne, Ev. de Meaux.

Les ardeurs ne sont jamais sans quelques lumières sombres et confuses, mais néanmoins pénétrantes, qui soutiennent, excitent et nourrissent les ardeurs. Il s'y faut donc abandonner; je dis aux ardeurs, sans rien désirer davantage, mais en recevant ce que Dieu donne.

 

(a) Revue sur l'original. — (b) L'article de la Clémentine, qui prescrivait aux religieuses de se confesser tous les mois, a été interprété par le concile de Trente, sess., XXV, de Regular., cap. X.

 

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LETTRE XCVII. A Germigny, ce 14 novembre 1692.

 

Le Père gardien de Coulommiers me rendit hier vos lettres à Farmoutiers. J'en suis revenu plus précipitamment que je ne pensais, pressé par beaucoup d'affaires de différente nature, qui m'obligent d'être demain à Paris. Je dirai bien à M. le duc de Chevreuse ; mais rien n'empêchera Madame de Luynes de solliciter : elle s'en fait un point d'honneur.

Quant au surplus de votre lettre et à celle d'hier, je n'ai de loisir que pour vous dire que si vous ne vous tenez rigoureusement à la règle que je vous ai donnée, et que vous vous laissiez entraîner, comme vous avez fait cette fois, à vous confesser de cette peine et des autres, vous serez le jouet de la peine, et vous perdrez des communions qui vous soutiendraient beaucoup. Vous ne recevrez plus de lettres que de Paris.

 

LETTRE XCVIII.  A Paris, ce 17 novembre 1692.

 

J'arrivai samedi en cette ville. Je vais aujourd'hui à Versailles, où je porte toutes les lettres et tous les papiers concernant Jouarre, pour y prendre les résolutions que je viendrai ici exécuter. Il me semble qu'on a trop d'inquiétude. Il faudrait une fois être content de faire ce qu'on peut, et au reste s'abandonner à la divine Providence. C'est ce que je fais ; et bien résolu de ne manquer pas de ma part à ses moments, j'attends et je suis toutes les ouvertures qu'il me donne. On retarde autant l'œuvre de Dieu, qu'on tarde à se mettre dans cette disposition. J'en dirai davantage quand j'aurai eu le loisir de réfléchir sur tout : je n'ai pas encore eu le temps de me tourner.

Pour vous, ma Fille, laissez-vous conduire; ne succombez point à la peine : jusqu'ici je la vois toujours la même, quelque différente que vous en paraisse la forme. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous.

 

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LETTRE XCIX.  A Paris, ce 16 décembre 1692.

 

Que la nature humaine est dépravée! L'Eglise n'ose décider que la sainte Vierge, Mère de Dieu, ait été exemptée de cette tache. Que la nature humaine est dépravée ! que le mal est profond ! qu'il est général ! que nous avons besoin d'être purgés pour être capables de voir Dieu ! « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. » Soumettez-vous à l'ordre caché par lequel Dieu purifie les cœurs, pour les rendre dignes de le voir. O pureté ! ô vision ! ô lumière ! ô vérité ! ô vie ! quand vous verrai-je ? O Dieu ! quand vous verrai-je ?

J'ai reçu hier une visite de Madame la duchesse de Luynes, dont je fus fort satisfait : Mademoiselle de Luynes y était. Mais Madame de Jouarre est toujours en même état, et ne songe point du tout à sa conscience ; ce qui inquiète beaucoup Madame de Luynes, dont les intentions sont très-pures. On parle toujours de départ : Madame de Lusanci vous dira le reste, s'il vous plaît. Je salue Madame votre sœur et nos chères Filles.

 

LETTRE C.  A Meaux, ce 20 décembre 1692.

 

Ce que dit M. de la Trappe, de l'attention continuelle qu'on doit avoir aux jugements de Dieu, est vrai pour l'ordinaire, mais non pas universellement ; et il ne l'entend pas autrement lui-même. D'ailleurs qui désire de voir Dieu craint de le perdre : mais cette crainte ne l'abat, ni ne le décourage, parce qu'il sait qu'il est bon, et il s'abandonne à lui.

Croyez-moi, vous donnez trop dans ces peines : je vous assure qu'elles ne doivent point vous empêcher de communier sans que vous les confessiez. Je n'ai pas besoin de décider s'il y a du péché ou non : à parler franchement, je crois pouvoir assurer qu'il n'y en a point ; mais en tout cas je vous assure qu'il n'y a point d'obligation de s'en confesser, et que vous feriez mieux de ne le pas

 

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faire. Vous ne savez pas combien Dieu est bon, et ce que peut l'abandonnement qu'on lui fait de tout.

J'approuve fort le sentiment de M. de Sainte-Beuve, et vous pouvez vous reposer dessus ; mais je crois la voie que je vous montre plus conforme à votre état présent. Son sentiment et le mien ne sont qu'un dans le fond, et nous allons à la même fin.

Je vois à peu près ce qu'a voulu dire le prédicateur, et je voudrais bien qu'on ne fût pas si affirmatif en choses où l'Eglise n'a pas parlé (a).

Celui qui a enseigné à saint Paul que la force se perfectionne dans la faiblesse, et que la tentation donne occasion à notre avancement, peut seul vous faire entendre que les peines que vous déplorez peuvent aider à purifier le cœur.

Tout ce qu'on dit de vous à Paris, au sujet de l'obéissance que vous me rendez, augmente la couronne que vous devez attendre pour cette action de justice. Le monde parle et juge sans savoir ; mais Jésus-Christ l'a jugé, et a cassé par avance tous ses jugements.

Encouragez Madame la prieure à ne point quitter, quoi qu'il arrive. Le soldat de Jésus-Christ ne doit jamais poser les armes : le temps viendra de se délasser. Je suis à vous de tout mon cœur.

 

LETTRE CI.  A Meaux, ce 21 décembre 1692.

 

Ma Sœur Cornuau s'est volontiers chargée de ce paquet : elle porte aussi une lettre à Madame la prieure, où est une permission pour les capucins ; aussi bien j'aurais de la peine à en donner pour des gens qui passent, à moins que je ne les connusse. Souvent ils laissent des impressions auxquelles ils ne peuvent plus remédier, parce qu'ils s'en vont, et qu'on n'entend plus parler d'eux. Au contraire ceux qui sont stables songent aux reproches qu'ils pourraient s'attirer s'ils faisaient mal, et sont en état de réparer ce qu'ils pourraient avoir fait par mégarde.

(a) Il s'agit de la conception de la sainte Vierge. Maintenant l'Eglise a parlé.

 

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Madame de Baradat a parfaitement bien répondu, et il n'y a qu'à parler toujours sur le même ton.

On me mande, ma Fille, que Madame de Luynes dit qu'il n'y a pas un mot pour elle dans toutes mes lettres. Souvenez-vous que j'ai répondu à celle que vous m'écriviez sur ce qu'on disait de vous deux : ainsi elle était comprise dans cette réponse, et vous m'étiez toutes deux également présentes.

Voici un très-petit exercice pour Noël : vous en pouvez faire part à ma Sœur Cornuau, à qui je n'en parle point.

Pour vous, ma Fille, assurez-vous que Dieu regarde dans vos peines. Je suis à vous de tout mon cœur.

J. Bénigne, Ev. de Meaux.

« Abraham a vu mon jour, et il s'en est réjoui (1). » Il a vu mon jour, le jour auquel j'ai paru au monde. Isaïe a aussi vu ce jour, et voici ce qu'il en a vu :  « Un petit enfant nous est né, un fils nous est donné, et sa principauté est sur ses épaules ; et son nom sera l'Admirable, le Conseiller, le Dieu fort, le Père du siècle futur, le Prince de paix (2). »

De toutes ces qualités, je choisis pour vous celle d'Admirable, que je vous donne à méditer. Songez bien à cette belle qualité, et donnez-vous à Dieu, afin qu'il daigne vous faire sentir en quoi principalement ce divin Enfant est admirable. Donnez la même chose à méditer à Madame de Luynes et à ma Sœur Cornuau.

Donnez à Madame de Lusanci à méditer la qualité de Conseiller, et qu'elle songe bien aux conseils de ce divin Enfant : qu'elle lui demande conseil sur tout ce qu'elle a à faire, et qu'elle songe en même temps que tout faible qu'il paraît dans son berceau, c'est un Dieu fort : qu'elle donne la même chose à méditer à sa nièce.

Donnez à Mesdames de Rodon et du Mans, à considérer cette aimable qualité de Prince de Paix; et à Madame de Baradat celle de Père du siècle à venir.

Toutes ensemble méditez ces mots : « Un petit enfant nous est donné, un fils nous est né : » prenez-le toutes, puisqu'il vous est

 

1 Joan., VIII, 56. —  2 Isa., IX, 6.

 

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donné à la sainte table ; prenez-le comme un petit enfant, puisque c'est pour vous qu'il est né en cette qualité.

Associez à cette pratique celles que vous croirez qui y entreront.

Je ne parle point exprès de la principauté sur les épaules, qui regarde selon les Pères un autre mystère, qui est celui de la croix.

Ce sera le sujet de mon sermon de Noël que je vous donne à méditer. Priez Dieu qu'il m'ouvre l'intelligence de cette admirable prophétie, la plus capable que je sache de faire connaître et aimer ce divin Enfant. Puisse-t-il être aimé de toute la terre!

 

LETTRE CII.  A Meaux, ce 22 décembre 1692.

 

Vous pouvez vous dispenser de l'abstinence de Noël. Il n'y a point d'obligation d'entendre trois messes le jour de Noël.

Vous pouvez les jours de dimanche et fêtes, après vos prières et lectures, employer le reste du temps, quelque long qu'il soit, à transcrire mes écrits, à votre relation et autres choses.

Songez bien à cet Enfant admirable, et songez particulièrement en quoi il l'est pour vous : j'en suis pénétré.

 

LETTRE CIII.  A Paris, ce 13 janvier 1693.

 

J'approuve fort, ma Fille, l'avis que vous avez inspiré pour le règlement. Il faut mener les choses avec douceur et prudence, et plutôt faire qu'ordonner. Il faut même ne faire que ce qui sera nécessaire, et le moins qu'on pourra de changement : car il faut entrer dans tous les ménagements que M. de Soubise est obligé d'avoir. Pour le fond, lui et Madame de Soubise sont dans toutes les dispositions que nous pouvions souhaiter. Je dois voir après dîner la nouvelle abbesse, et j'ajouterai un article à cette lettre quand je l'aurai vue.

Je commence à croire plus que jamais que tout le bien se fera

 

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à Jouarre, et que Madame votre sœur et vous y aurez la plus grande part : heureuses d'y coopérer sans y paraître. Je vous dirai une parole qu'un religieux (à) très-saint, très-humble et très-pénitent , de l'ordre de saint Dominique, me dit une fois avant que je fusse évêque : Que Dieu m'avait destiné à avoir part à beaucoup de bien sans que je le susse. Sans examiner par quel esprit il parlait, je vous avoue que j'ai toujours été fort touché de cette manière de coopérer aux desseins de Dieu, et que je souhaite une pareille grâce à ceux que j'aime.

J'ai vu le P. Moret et le P. Toquet : le premier m'a dit que les infirmités de Madame de Lavardin ne permettraient pas qu'elle suivît Madame de Rohan. Je la demanderai ; nous verrons. On a envoyé à Rome pour les bulles : ne le dites qu'à très-peu de personnes, et commandez de ma part un grand secret. Madame de Jouarre (b) ne sait où elle en est : il lui prend quelquefois des envies de retour. Je ne l'ai pas vue encore. Madame de Lusanci vous dira ce que je lui mande, et Madame la prieure aussi.

 

LETTRE CIV.  A Versailles, ce 25 janvier 1693.

 

J'ai envoyé votre lettre à la Trappe. Sur votre lettre du 17, vous n'avez, ma Fille, qu'à vous tenir à la règle que je vous ai donnée. Tous les raisonnements que vous faites sont bons : mais je dois agir par d'autres principes, qui sont encore meilleurs par rapport à vous ; et je persiste à vous dire que vous n'avez point à vous confesser des choses dont vous me parlez.

Rien ne vous oblige à rester dans l'église ni au lieu de l'oraison, encore que vos attraits continuent lorsque le temps est passé. Suivez sans crainte l'attrait durant la messe : ce sacrifice comprend tout, et convient à tout.

Vous avez raison de dire qu'il ne faut pas aller vite ; mais il faut aller, et faire ce qui sera jugé nécessaire. Ne craignez point

 

(a) On a quelques lettres de ce religieux à Bossuet : il se nommait le Père Antoine, et il est célèbre dans son ordre par la réforme qu'il a établie dans plusieurs des maisons de la Provence et du Comtat (Les édit.) - (b) L'ancienne abbesse qui avait donné sa démission.

 

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de proposer vos sentiments, et après abandonnez tout à Dieu. Il faut bien se garder de faire beaucoup de bruit pour un petit bien.

Le sieur de la Vallée ne paraît pas, et je ne le crois pas de retour. Assurez-vous que ni lui ni son frère n'approcheront de Jouarre tant que Dieu me conservera la vie.

J'ai été ravi d'entendre parler le P. Toquet sur la pauvreté : rien ne me touche plus que cette vertu, et le silence. Il le faut rompre sans crainte, pour dire votre avis sans hésiter : vous n'en aurez jamais d'occasions plus pressantes. Dieu qui a tiré la lumière du sein des ténèbres, tire les bons avis d'où il lui plaît. Il faut même redire plusieurs fois les mêmes choses, jusqu'à ce qu'on entre. Quand on trouve tout bouché, et qu'on a assez frappé sans qu'on ouvre, alors il se faut retirer aussi content que si on avait réussi, parce qu'on a réussi à contenter Dieu, qui est ce qu'il faut chercher.

Pourquoi ne voulez-vous pas que le Trahe me, et le reste, soit dans la Vulgate? Il y est, tout au commencement du Cantique (1). J'aime beaucoup cette parole à cause du rapport qu'elle a avec celle du Fils de Dieu : Nisi Pater meus traxerit eum (2) ; et à celle-ci, Omnia traham (3). Il tire en bien des manières ; quelquefois il se cache, et alors il tire par le fond.

Que j'aime ce bon P. Toquet ! j'entre dans toutes ses pensées. Prenez bien garde comme je parle, je veux dire dans toutes celles de sa lettre, et j'espère que le temps approche d'accomplir le reste : bientôt vous le verrez. Dieu est avec vous.

 

LETTRE CV.  A Versailles, ce 9 février 1693. .

 

Au lieu de vous unir à ce que je fais pendant le carême, unissez-vous , ma Fille, à mes intentions, et surtout à celles que j'ai pour vous, et que j'offre à Dieu tous les jours en votre nom.

Le volume des notes sur Salomon tire à sa fm, et vous en aurez des premières.

 

1 Cant. , I, 3. — 2 Joan., VI, 44.  — 3 Ibid., XII, 32.

 

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Pour gagner les indulgences, le plus sûr est de se confesser, encore qu'on ne sente pas en avoir besoin.

Dans le changement d'un office pour un autre par mégarde, il n'est pas d'obligation de recommencer, quand même l'office omis serait plus long.

Je n'entends point encore parler de la bénédiction de la nouvelle abbesse. Quand elle sera à Jouarre, nous aviserons aux livres qu'on lui pourra proposer.

Je pense sérieusement aux confesseurs.

Je donne de tout mon cœur ma bénédiction à Madame la prieure. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CVI.  A Versailles, ce 12 février 1693.

 

Je veillerai à tout, s'il plaît à Dieu. Il y a une permission aux deux la Vallée d'aller où ils voudront, à l'exclusion du diocèse de Meaux. Je presse fort qu'on me tienne parole sur leurs bénéfices ; mais on n'a pas pu mettre cela en condition.

Je suis très-en peine de Madame votre sœur : je m'en vais dire la messe à son intention et à celle de Madame la prieure.

Quand les médecins jugent le gras nécessaire, et que la supérieure l'ordonne, la plus prompte obéissance est la meilleure, et il ne faut point se laisser forcer. J'approuve fort la pratique de se priver de boire hors des repas, quand il n'y a aucune sorte de nécessité.

Dans les grâces qu'on reçoit de Dieu, ce serait une fausse humilité et une vraie ingratitude de ne les pas reconnaître : mais dès qu'on les reconnaît comme grâces, l'humilité est contente. Il ne faut point décider si Dieu ne les donne qu'aux âmes pures ; car il les donne à qui il lui plaît, et il est au-dessus de toutes les règles, outre encore qu'un grand attrait se peut rencontrer avec une grande infidélité. Dieu n'en est pas moins bon, et la grâce n’en est pas moins grâce, encore qu'on n'y réponde pas autant qu on devrait ; et c'est de quoi pousser l’âme jusqu'à son néant. Il ne faut pas pour cela recevoir le don de Dieu avec inquiétude ;

 

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mais dilater son cœur par la confiance, sur cette parole de saint Paul : « Où le péché a abondé, la grâce a surabondé (1). »

N'hésitez point à communier trois fois la semaine, sans même attendre cette impression, qui assurément est de Dieu : de quoi néanmoins je ne vous fais pas une règle ; mais quand cette faim spirituelle se fait sentir, il faut l'assouvir et se livrer à l'amour de Jésus-Christ.

Vous aurez part au sacrifice, et la même que les deux malades.

 

LETTRE CVII.  A Versailles, ce 21 février 1693.

 

Pour réponse à votre lettre du 16, je n'ai point encore parlé de la bénédiction de la nouvelle abbesse : je m'expliquerai sur tout cela avant mon départ. Le cérémonial me touche peu, et je ne m'attacherai qu'à l'obéissance.

J'ai été fort surpris d'apprendre que Madame de Thou n'était pas partie. Il y a près d'un mois qu'elle a ordre de moi de s'en retourner, et qu'on m'avait assuré qu'elle partait le lendemain. J'ai écrit pour avancer son départ, et j'ai fait dire à M. l'abbé de Thou que je ne recevais pas l'excuse des mauvais chemins. J'attends l'effet de ma lettre , et ne donnerai aucun relâche.

Il n'est pas possible à mon avis que la Burie soit de retour, et c'est tout ce qu'il pourra faire d'en avoir la permission. Mon déplaisir serait extrême, s'il avait trouvé Madame de Thou encore à Paris. J'ai dit ce qu'il fallait dire sur ces deux frères.

Il est certain qu'on peut être infidèle à un grand attrait de la grâce, et c'est ce qui concilie la reconnaissance avec l'humilité. Il faut prier l'auteur de la grâce de nous donner cet attrait auquel on ne sait pas résister.

Vous feriez mal de vous retirer souvent de la communion. Je ne vous le permets que très-rarement, et lorsque vous sentirez que la faim de cette viande céleste pourra être excitée par cette espèce déjeune spirituel.

J'instruirai M. votre frère des choses que vous me mandez sur

 

1 Rom., V, 20.

 

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la religieuse étrangère, qui pourrait accompagner Madame de Rohan. Je ferai ce qu'il faudra sur tout cela. Je salue de tout mon cœur Madame de Luynes, et me réjouis de sa convalescence. Tout à vous, ma Fille.

 

LETTRE CVIII.  A Versailles, ce 5 mars 1693.

 

Vous devez savoir à présent, ma Fille, que j'ai reçu toutes vos lettres précédentes. Celles du samedi 28 février et du 2 mars me furent rendues hier en même temps. N'hésitez point à communier malgré cette peine : gagnez sur vous de ne la confesser pas. Suivez votre attrait dans l'oraison. Si Dieu vous le continue, malgré toutes les infidélités, où vous pouvez tomber, c'est un effet de sa bonté, à laquelle vous ne pouvez ni ne devez donner des bornes. Vous auriez à craindre l'illusion, si vous agissiez sans conduite et hors de l'ordre de l'obéissance : ne craignez rien en obéissant. Vous êtes précisément dans le cas où il faut suivre Jésus-Christ qui dit : Qui vous écoute m'écoute (1). Vous ne m'avez pas assez expliqué votre peine sur la passion de Jésus-Christ et sur celle des saints, pour que je puisse vous y donner une décision précise. Quelle qu'elle soit, elle ne doit point vous empêcher de vous appliquer à ces objets quand vous y serez attirée : mais aussi suivez votre attrait, et ne forcez pas votre esprit à s'y attacher. Dites à votre loisir le psaume Super flumina, et Te decet hymnus Deus in Sion.

Quant à Madame de Rohan, il est vrai qu'elle ne croit pas pouvoir se passer de quelque religieuse, et il serait dur de l'y obliger. Celle qu'elle mènera est la personne du monde dont il y a le moins à craindre, et qui paraît me devoir être la plus soumise : elle n'aura point du tout un air de gouvernante ni de conseillère: ce ne sera que pour un temps, etnous en serons le maître. L'autre Sœur est une converse, qui prend soin de Mademoiselle de Rohan. On n'a pas encore de nouvelle de la signature des bulles : on ne les aura que pour Pâques ou environ. Laissez dire au P. Toquet

 

1 Luc. X, 16.

 

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ce que Dieu lui inspirera; mais ne paraissez en rien. Je serai, s'il plaît à Dieu, lundi à Meaux. Je vous verrai bientôt après, s'il plaît à Dieu, et nous dirons ce qui ne se peut écrire.

 

LETTRE CIX.  A Meaux, le jour de Pâques 1693.

 

J'ai su, ma Fille , ce qui s'est passé à la prise de possession : vous avez bien fait, Madame votre sœur et vous; au reste la chose n'était pas d'une extrême conséquence. Le procureur de Madame de Rohan est fort satisfait ; il a dù retourner hier par la faute du notaire apostolique. Les privilèges sont ensevelis par cet acte, et le monastère est qualifié comme étant in diœcesi Meldensi, sans aucune mention d'exemption, même prétendue. Je manderai de Paris ce qu'il faudra faire pour l'installation, après avoir conféré avec les intéressés. La pension se doit expédier par un autre acte, et la communauté n'a plus rien à faire.

Il est vrai que la lettre de Madame de Soubise a quelque chose d'un peu vif : mais aussi vous m'avouerez qu'il y avait quelque chose d'assez fort à dire qu'elle amenoit des religieuses pour servir de conseil, et son père semblait accuser la nouvelle abbesse de quelque sorte d'incapacité. Au fond tout cela n'est rien, et on n'en traitera pas moins bien Madame la prieure : elle a bien fait de son côté de parler franchement.

Quant à votre lettre du jeudi saint, marchez en repos sur ma décision. Je vous ai déjà distingué la différence qu'il y avait entre s'humilier devant Dieu pour un péché, et l'obligation de le porter à la confession : cela est certain et vous n'avez qu'à vous y soumettre sans raisonner davantage. C'est qu'on ne doit confesser en certains états que des choses très-assurées : ce qui n'empêche pas qu'on ne s'en humilie devant Dieu dans toute l'étendue qu'on peut donner à cet acte : abandonnant tout à la bonté de Dieu.

Bonsoir, ma Fille ; « Jésus-Christ est hier et aujourd'hui, et il est aux siècles des siècles (1). » Sa résurrection est une extension de sa génération éternelle : et saint Paul applique à ce mystère cette

 

1 Hebr., XIII, 8.

 

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parole de David : Ego hodie genui te (1). « Je vous ai engendré aujourd'hui. » Renaissons avec lui, et (vivons éternellement dans son amour.

 

LETTRE CX.  A Meaux, ce 28 mars 1693.

 

J'ai cru, ma Fille, avoir satisfait par mes lettres précédentes aux difficultés de celle à laquelle vous me demandiez une réponse. Il n'y a rien de nouveau ; et tout était résolu, en vous ordonnant de communier tous les jours que vous me marquiez.

Il est vrai que M. le Chantre est mort (a). Voilà la lettre de M. l'abbé qui m'en donne avis. Vous pouvez la faire voir, la copier, et me la renvoyer ensuite. Je pars mercredi ou jeudi sans remise, s'il plaît à Dieu.

La copie de la lettre que vous m'envoyez est bien remarquable : je vous garderai le secret.

Madame de Lusanci m'écrit le voyage du sieur de la Burie à Torci, et les assurances qu'il donne d'elle à Jouarre : d'où j'ai pris occasion de lui envoyer la défense en question ; et cela m'a paru plus naturel que de vous l'adresser, étant en toutes façons plus convenable que vous ne paraissiez en rien.

Vous me faites plaisir de me circonstancier tout le cérémonial : je répondrai sur tout, s'il plaît à Dieu. Il me paraît que les chanoines ne veulent pas s'en tenir au passé.

J'accepterai demain de très-bon cœur au saint autel le renouvellement de vos vœux, et l'acceptation que vous faites, comme pour votre devise, des mots du Psalmiste que je vous ai appliqués : Elegi abjectus esse in domo Dei mei (2). C'est là cette meilleure part qui ne vous sera pas ôtée.

J'aurai soin de faire décrire le sermon de la cène, et de vous en faire part.

Je salue Madame votre sœur de tout mon cœur. Notre-Seigneur vous bénisse : je vous bénis en son nom.

 

1 Psal., II, 7. — 2 Psal., LXXXIII, 11.

(a) Le grand chantre de l'église de Meaux, retiré à la Trappe.

 

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LETTRE CXI (a).  A Meaux, ce 31 mars 1693.

 

Je conseillerai fort à Madame de Jouarre d'en user sobrement et modérément, et selon vos remarques pour les lettres et les assistances. C'est en effet un style de bulle, que cette obligation de ne rien faire sans l'ancienne : je crois néanmoins qu'il s'y faut conformer autant qu'on peut. Sur ce qui regarde Jouarre, je ne vous dirai plus rien que de Paris, et après avoir vu les gens.

A votre égard, la disposition fâcheuse dont vous me parlez, loin d'être une marque que celle du matin n'était pas de Dieu, en est plutôt une qu'elle en était, puisque l'ennemi l'a imitée à contresens. Vous avez bien fait de communier; et ces fâcheuses dispositions vous y doivent plutôt déterminer que vous en détourner.

Quand les entrées sont permises, et comme publiques, il n'y a point de mal de prendre part à quelques-unes. Je veux bien que vous en usiez pour les lettres, comme vous avez fait jusqu'à présent; et cette permission durera jusqu'à ce que je l'aie révoquée. Prenez garde néanmoins qu'il n'en revienne rien, à cause des conséquences et de l'exemple.

Ce que vous écrivez du 30 et qui regarde l'étoffe du voile, sera remis pour Paris.

M. l'archidiacre vous est bien obligé, et vous rend grâces très-humbles. Je ne crois pas qu'il ait vu Madame de Jouarre. Il a vu M. de Soubise sur la redevance ; et on est convenu que tout se traiterait à l'amiable. J'aurai soin de la lettre de la Trappe. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous et avec Madame votre sœur.

Que je suis aise de ce que tout ce qui se passe de bien en vous, unit votre cœur à cet aimable verset : Elegi abjectus esse. C'est là le fond de la vocation religieuse.

Je permets cette demande de la vue du Seigneur, comme une saillie, et comme un transport du saint amour : mais au reste ce

 

(a) Revue sur l'original de Meaux.

 

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n'est pas chose à faire autrement, puisqu'on ne la doit point espérer, après ce que Dieu a dit : Nul vivant ne me verra (1).

La disposition dont vous me parlez n'est pas un empêchement à la communion. Courez-y avec ardeur, et mettez en Dieu tout votre appui par Jésus-Christ.

J'ai permis l'entrée de M. *** pour une fois seulement, et dans la pensée que j'ai eue qu'il était bon qu'il vit les dedans.

 

LETTRE CXII.  A Meaux, ce 29 mai 1693.

 

J'arrivai hier; je me dispose, s'il plaît à Dieu, à commencer l'office cette après-dînée, à chanter les Matines demain à quatre heures, et à prêcher l'après-dînée. Mardi je retournerai pour prendre congé du roi, et achever mes affaires. Vendredi je retournerai, s'il plaît a Dieu, pour l'ordination de samedi; et le jour de la Trinité, sans manquer et au plus tard, à Jouarre jusqu'au mercredi malin : je prendrai le temps qu'il faudra pour vous entretenir.

Ma Sœur Cornuau a tout sujet d'être contente de vous. Je n'entrerai là-dedans (a) qu'avec mesure et précaution; et quoique je lui souhaite un bon succès, et que je sois disposé à lui prêter la main, je doute fort qu'on puisse réussir.

Adorez le Saint-Esprit sous le titre d'esprit de vérité, qui est celui que lui donne Jésus-Christ en le promettant (2). Que tout soit vrai en vous : c'est tout dire, et je vous laisse à méditer cette parole, ou plutôt je prie cet esprit de vérité de vous introduire dans ce secret.

Vous pouvez, Madame votre sœur et vous, suivre Madame votre abbesse, si elle désire que vous la suiviez, après lui avoir dit humblement qu'elle vous ferait plaisir de choisir des personnes plus grandes observatrices que vous de ce qui est du dehors ; mais néanmoins que vous obéissez sans peine. Je ne crois pas

 

1 Exod., XXXIII, 20. — 2 Joan., XIV, 17; XV, 26; XVI, 13.

(a) Dans le désir qu'elle avait d'être reçue religieuse à Jouarre. Malgré l'appui de Bossuet, ce désir ne fut point réalisé.

 

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qu'elle sorte avant que je l'aie vue, parce quela permission qu'elle a de sortir n'est que pour les dehors de la maison : si néanmoins elle l'interprète avec plus d'étendue, suivez sans scrupule. Je prie Dieu, ma Fille, qu'il soit avec vous.

 

LETTRE CXIII.  A Germigny, ce 14 juin 1693.

 

L'obligation où j'étais, ma Fille, de renvoyer promptement le nouveau confesseur, ne me laissa de loisir que ce qu'il en fallair pour faire réponse à Madame votre abbesse. Il me paraît que confesseur est fort capable; et je le trouve, à en juger par le peu de temps que je l'ai vu, autant et plus capable qu'aucun de ceux qu'on m'a adressés pour Jouarre. J'ai conseillé à Madame l'abbesse de bien éprouver si la communauté en sera contente, et si lui de son côté sera content de la condition, avant que de renvoyer M. d'Ajou, dont on paraît content; et c'était là aussi sa pensée.

Je n'ai jamais été de sentiment qu'il fallût juger de l'état de celles qu'on a à conduire : il suffit de les mettre en repos sur les voies qu'elles suivent, en les assurant qu'il n'y a rien de suspect, et en leur faisant suivre l'attrait de la grâce. Pour ce qui est de l'état, il dépend non pas des attraits, mais de la fidélité qu'on apporte à y correspondre ; et c'est sur quoi non-seulement je ne trouve pas nécessaire de prononcer aucun jugement, mais je le trouve très-dangereux.

Dieu veut qu'on marche en obscurité sur son état durant cette vie. J'avoue bien qu'on sent quelquefois, comme dit saint Jean (1), une certaine confiance, lorsque notre cœur ne nous reprend pas: mais toutes les âmes ne sont pas appelées à ce genre de confiance. Il y en a qui ne trouvent dans leur cœur que des ténèbres par rapport à leur état. Leur confiance doit être fondée sur la pure bonté de Dieu ; et si Dieu veut qu'elles aient quelque sorte d'assurance, il faut que Dieu la donne par ce secret langage que lui seul peut faire entendre, et non pas les hommes. J'improuve

 

1 I Joan., III, 21.

 

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donc absolument la curiosité sur son état, et encore plus sur le passé que sur le présent : tout cela n'étant nullement nécessaire, et étant sujet d'ailleurs à beaucoup de témérité et d'illusion.

Vous voyez bien par ce discours, que le silence que je vous ai prescrit n'est point par rapport à ceux qui sont chargés de la conduite : car au contraire il leur faut tout dire, parce que c'est de là que vient l'assurance que la voie est sûre, ce qui est absolument nécessaire, parce qu'autrement on marcherait toujours dans la crainte, et jamais dans la confiance. Distinguez toujours entre la voie où l'on marche, et l'état où l'on parvient par cette voie. La première doit être sûre, parce qu'elle dépend de l'attrait; et la seconde non, parce que, comme je viens de vous le dire, elle dépend de la fidélité et de la correspondance.

Voilà tout ce que je sais dans les voies spirituelles : s'il était nécessaire d'avancer plus ou moins, je me confie que Dieu me le révélerait dans l'occasion.

On ne m'a rien dit du tout sur les communications que vous pouvez avoir eues avec une personne que vous me désignez confusément : il n'importe pas non plus que je le sache : il suffit que vous soyez assurée des règles que je vous donne, sans que rien vous puisse ébranler là-dessus ; et comme je vous y crois bien affermie, vous n'avez qu'à marcher en confiance.

J'approuve fort que vous ayez communié en mémoire des grâces que vous reçûtes dans votre première communion. Dieu posa là le fondement de la crainte, parce qu'il voulait construire dessus l'édifice de l'amour. Je trouve très-bon que vous communiez tous les jours des quarante heures, si Dieu vous en inspire le désir, et que Madame votre abbesse le trouve bon. Ce désir est en effet une des meilleures raisons de communier; et le faire dans l'obéissance est encore un nouveau degré de grâce dans la fréquentation de ce divin sacrement, où nous célébrons la mémoire de l'obéissance de Jésus-Christ jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. Par la même raison je trouve très-bon que vous demandiez, et que vous fassiez des communions extraordinaires quand vous en serez pressée, et que vous disiez à Madame votre abbesse que je l'approuve. Je prie Notre-Seigneur qu'il soit avec vous.

 

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LETTRE CXIV.  A Meaux, ce 27 juin 1693.

 

Monsieur le grand-vicaire vous ayant instruite de ma marche, je commencerai d'abord, ma Fille, par répondre à toutes vos lettres.

Les assurances morales qu'on cherche de son état ne sont nullement nécessaires : on n'en doit chercher aucune par réflexion. Si Dieu inspire un certain repos dans la conscience, et que par cette secrète réponse il semble vouloir garantir à une âme humble et fidèle qu'il la regarde avec bonté, il faut recevoir ce témoignage ; et au surplus, sans examiner son état et marchant en simplicité, il faut toujours recevoir le pain de vie et les consolations du Saint-Esprit, avec un entier abandon, sans même, s'il se peut, songer à soi, mais à la seule bonté de Dieu.

Vous avez bien fait de communier sans vous confesser de cette peine, et vous devez toujours agir de cette manière, par foi et obéissance. Ces dispositions données ou soustraites ne sont point la marque que l'Epoux vienne à contre-coeur : mais c'est qu'il va et qu'il vient, et que son Esprit souffle où il veut, comme bientôt vous le verrez expliqué dans le saint Cantique.

Je n'empêche point du tout que vous ne parliez de bonnes choses avec celles qui auront de l'ouverture pour vous, et pour qui vous en ressentirez; et ce n'a jamais été mon intention de l'empêcher. Pour ce qui est de ses dispositions particulières, celles-là en peuvent parler à qui Dieu en donne le mouvement, et on les peut écouter : mais on doit être fort réservé là-dessus, non par estime de son état, comme si c'était quelque chose de rare, mais en s'oubliant soi-même et se laissant telle qu'on est.

Je suis très-aise de la réception de ma Sœur Griffine : vous pouvez l'assurer de mon amitié. Encouragez Madame de Saint-Louis, et assurez-la aussi que les soins qu'elle prend d'elle et du noviciat me sont très-agréables.

Je suis toujours dans les mêmes sentiments pour les affaires de Madame de Luynes, et je ne me relâcherai de rien : j'aurai égard

 

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à tout ce que vous me mandez. J'ai peur que Madame de Luynes ne façonne un peu trop avec moi.

 

LETTRE CXV.   A Meaux, ce 3 juillet 1693.

 

Je crois, ma Fille, pouvoir vous assurer que j'ai reçu toutes vos lettres, quoique je ne puisse pas à présent vous les accuser par dates, non plus que vous répondre sur toutes vos demandes : je répondrai seulement à la plus importante, qui est celle où vous demandez d'être instruite sur ce qu'on appelle la voie de la foi.

Je vous dirai que celles qui disent que c'est la seule à désirer, ne parlent pas juste ; car il n'y a rien à désirer que l'accomplissement de la volonté de Dieu. J'avoue qu'il peut arriver qu'on soit quelquefois plus touché du goût sensible qu'on a de Dieu, que de Dieu même. Dieu se sert aussi quelquefois des sécheresses pour nous détacher de ce goût ; mais c'est à lui à le faire, et non pas à nous à rien désirer. Il faut tâcher seulement d'aller si droitement à Dieu, que les réflexions sur nous-mêmes ne nous y donnent point de retour. Dieu seul peut opérer un si grand effet, en tirant à lui le cœur par son fond : c'est à quoi porte le Cantique des Cantiques ; et c'est pourquoi vous ferez fort bien de continuer vos oraisons dessus.

Il y a un état où Dieu met les âmes, au-dessus des privations et des grâces, au-dessus des sécheresses et des goûts ; ou plutôt il les met au-dessous de tout cela, par l'abandon à sa volonté : c'est la voie où il faut entrer ; car pour s'ôter à soi-même les attraits ou demander à Dieu qu'il les ôte, il y aurait en cela trop de péril. Ne changez rien; allez devant vous, et Dieu ne vous quittera jamais.

J'ai offert à Dieu de tout mon cœur Madame de Lavardin et M. le duc de Montfort, dans des vues bien différentes.

 

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LETTRE CXVI.  A Germigny, ce 15 juillet 1693.

 

Nous arrivâmes dimanche avec le tonnerre et le déluge, mais heureusement, Dieu merci, par vos prières. Sur cette peine humiliez-vous, et continuez sans vous arrêter, recevant l'attrait de Dieu comme il le donne. Ne faites point de nouvelles épreuves : contentez-vous de ce que votre abbesse vous ordonnera. Vous pouvez faire la lecture du Cantique à tel moment que vous voudrez, avant ou après l'oraison journalière, et je ne vous astreins à rien sur cela.

J'approuve fort vos vues sur le lieu de repos du Fils et du Père : ajoutez-y le sein de l'Eglise et celui des âmes pures, et tout y sera. Faites part de ces vues et des autres sur le Cantique, à ma Sœur Cornuau, et lisez-lui-en quelquefois. Vivez dans la dépendance intime et perpétuelle de la grâce, sans laquelle à chaque moment votre volonté vous échapperait : mais il faut retenir la grâce en s'abandonnant sans cesse à elle ; car elle vous fera veiller par ce moyen.

Je pars samedi pour Paris : si je puis avoir lu votre papier avant cela, je vous en rendrai compte. Je prie Notre-Seigneur, ma Fille, qu'il soit avec vous et avec Madame de Luynes. Voilà la lettre pour ma Sœur de Saint-Antoine, que je vous prie de lui envoyer : je lui ai écrit ce que vous avez souhaité.

Dieu est avec vous : j'admire ses infinies miséricordes. « Louez le Seigneur, parce qu'il est bon, parce que ses miséricordes sont éternelles. »

 

LETTRE CXVII.  A Germigny, ce 5 août 1693.

 

Vous avez tout dit, ma Fille, par ces mots : Ce n'est pas le plaisir d'aimer, c'est aimer que je veux. Tenez-vous-en là: relisez ma lettre; et si vous ne l'entendez pas d'abord, priez Dieu qu'il vous la fasse entendre. Tout consiste à pénétrer cette vérité, qu'il faut aller à Dieu pour ainsi parler en droiture, et s'en remplir

 

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tellement qu'il n'y ait plus de retour sur nous. Joignez cela avec les paroles que je viens de marquer de votre lettre; tout s'accomplira en vous par ce moyen.

Je vous répète vos paroles : « Je ne sais point distinguer le goût de Dieu, de Dieu même: il me semble que le goût de Dieu que j'éprouve, n'est qu'un amour de Dieu qui unit à lui et qui le fait posséder : car je ne veux de douceurs que par rapport à lui; et ce n'est, ce me semble, que parce que je l'aime, que je prends du plaisir à l'aimer; et enfin ce n'est point le plaisir que je veux, je veux seulement aimer. » Vous distinguez, en disant cela, tout ce qu'il faut distinguer; et tout ce qu'on diroit au-delà ne serait pas vrai ni solide.

Je vous assure qu'au premier moment de loisir je reverrai le Porrò unum (a). Je repasserai aussi sur l'écrit que vous m'avez donné à Jouarre la dernière fois, pour voir s'il plaît à Dieu de me donner quelque chose.

Mettez votre peine sur le jugement téméraire avec les autres, et ne vous détournez de la communion ni de l'oraison qu'aux mêmes cas. Dilatez-vous; possédez votre ame; ne vous laissez point atterrer, ni assujettir à la peine.

Il ne faut pas vous étonner si je ne dis rien sur tous les bruits qu'on répand sur l'archevêché de Lyon. Dans mon âme, quoi qu'on m'en dise, je sens qu'on n'y pense pas, et qu'il n'en sera rien : mais je crois devoir garder la fidélité à Dieu, de ne penser rien sur tout ce qui me touche, que quand il faut y penser. A chaque jour suffit sa malice. J'approuve tous les sentiments de mes Filles, parce qu'ils sont bons pour elles, et non point par rapport à moi. J'approuve les vôtres en particulier, et je vous permets d'employer tout auprès de Dieu.

(a) Sermon pour la vêture de Henriette de la Vieuville , ayant pour texte : Martha, Martha, sollicita es et turbaris circa plurima : porrò unum est necessarium. Voir vol. XI, p. 455.

 

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LETTRE CXVIII.  A Germigny, ce 7 août 1693.

 

 

J'ai prié M. Phelippeaux de vous aller voir, quoique je ne sache pas bien, ma Fille, ce qu'on souhaite de lui : mais sa présence est toujours bonne à Jouarre, et on pourra m'écrire avec liberté.

Je crois que vous devez être contente sur le sujet de l'attachement que quelques-uns craignent pour le goût qu'on ressent de Dieu. Il est vrai que Dieu le cache quelquefois aux âmes qu'il veut attirer, et qu'il a mille moyens de le faire. Ce qui l'y oblige, c'est entre autres choses le dessein de prévenir la présomption qui pourrait suivre, si une âme se connaissait elle-même : et je ne puis ni ne dois vous dissimuler que vos peines pourraient être une couverture des grâces que Dieu vous fait, qui ne serait pas inutile si vous étiez fidèle au divin attrait. Soyez-le donc, et sachez que cette fidélité consiste principalement à s'abandonner à cet attrait indépendamment de toute autre vue, et avec le moins de retour qu'il se pourra sur soi-même, parce que l'effet de cet attrait n'est pas tant à faire que l’âme cherche à s'humilier, mais qu'elle cherche à s'oublier tout à fait par un céleste enivrement, qui la sépare d'elle-même beaucoup plus que ne feraient toutes les réflexions qu'elle pourrait faire pour s'humilier ; et c'est là le vrai fond de l'humilité, puisqu'on apprend par ce moyen à se compter pour rien, et en quelque sorte à n'être plus. Notre-Seigneur soit avec vous, ma Fille.

 

LETTRE CXIX.  A Germigny, ce 13 août 1693.

 

J'approuve fort, ma Fille, que vous entriez dans cet esprit de séquestration particulière où vous croyez que Dieu vous pousse ; je le crois aussi bien que vous. L'amour-propre, qui y peut trouver son compte, ne vous doit pas empêcher de vous rendre à cet attrait. Nos faiblesses n'empêchent point la vérité ; et elle n'en est pas moins souveraine, encore qu'il s'y mêle quelque chose du

 

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nôtre. Au contraire c'est une manière d'honorer la vérité, que de a démêler de tout ce qui l'accompagne et de la suivre. Faites-le donc ; mais prenez bien garde de le faire de manière qu'on ne s'aperçoive pas de votre dessein. Retirez-vous peu à peu: je prie Diru qu'il vous couvre de ses ailes.

Je trouve très-dangereux le commencement d'attache que vous savez : n'oubliez rien pour le rompre, mais sans faire rien paraître. N'hésitez point à retenir Madame de Maubourg; elle manquerait à la vocation et à l'œuvre de Dieu en se retirant : mais il faut l'exhorter à mener la chose doucement, sans trop peiner la personne ; cela ferait un effet contraire : il faut aider la faiblesse avec un peu de condescendance.

Sacrifiez à Dieu la tendresse de votre cœur, qui vous a tiré des larmes des yeux. N'ayez de cœur que pour Dieu, ni de larmes que pour vos péchés, et pour le bannissement de sa Cité sainte. Dieu vous donnera ce saint loisir, où désoccupée de la créature, vous serez toute à vous pour être toute à lui. Votre confiance redouble l'estime que j'ai pour votre personne, et le désir d'avancer votre perfection.

Ce sont ces peines dont vous vous plaignez si souvent à moi, qui peuvent servir de couverture à cet attrait et à ce goût de l'amour divin. L'enveloppe est faite; priez Dieu d'y mettre, et d'y cacher son trésor. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

LETTRE CXX.  Vendredi matin.

 

Ma santé est fort bonne, Dieu merci, et je ne mérite pas qu'on s'en mette en peine. J'aurai soin du sermon de Maria optimam partem elegit (a) : mais il faut prier Dieu qu'il m'en donne le loisir comme j'en ai la volonté. Il vient tous les jours tant de choses, que je ne puis pas toujours tout ce que je veux; le plus pressé l'emporte.

Je vous ai dit, ma Fille, sur le sujet de cette peine, que vous ne devez point du tout vous en inquiéter, ni interrompre votre

 

(a) Voir lettre CXVIII.

 

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sommeil.  Je voudrais que vous pussiez communier tous les jours durant cette octave. Le P. de la Pause est assurément un digne prédicateur, et je n'ai pas douté qu'il ne fût goûté. J'ai lu ce que vous m'avez donné du P. Toquet : je révère ses sentiments comme ceux d'un saint. Exhortez-le à prier pour le roi et pour l'Etat, et à ne m'oublier pas. Tout ce qu'on a dit de l'archevêché de Lyon (a) n'est que chimère. J'ai fort prié M. le cardinal de Bouillon de nous laisser le P. Toquet.

Generationem ejus quis enarrabit (1)? « Qui entendra sa nativité? » celle par laquelle il sort du sein de son Père ; celle par laquelle il sort du sein d'une Vierge ; celle par laquelle il sort du sein du tombeau ; celle par laquelle il sort des paroles sacramen-tales, et comme de la bouche de ses ministres pour venir à tous ses fidèles, et leur porter dans le sein la vie et la grâce ? Qui entendra ces nativités de Jésus-Christ? Mais puisqu'on ne peut pas les entendre sur la terre, qui ne désirera d'en sortir, pour voir ce qu'on n'entend pas de ces admirables naissances du Dieu-Homme?

Je salue Madame de Luynes et nos chères Sœurs.

 

LETTRE CXXI (b).  A Meaux, ce 17 août 1693.

 

Ma Sœur Cornuau m'a rendu, ma Fille, votre lettre du 13. Ne vous embarrassez point de la confession générale que vous m'avez faite. Les questions que je puis vous avoir faites n'ont aucun rapport à cela, et je vous défends de vous en inquiéter, non plus que de ce que vous m'avez dit sur l'agrément: je vous ai très-bien entendue, et ma réponse vous doit entièrement calmer.

Si je n'ai pas répondu sur cette dissimulation dans les bonnes œuvres, c'est assurément que je n'y ai rien trouvé d'obscur. Il est vrai que souvent on ne sait pourquoi on agit ; et si on pouvait se connaître parfaitement soi-même et tous les motifs qui nous font agir, on aurait cette certitude dt sa justice que le concile de

 

1 Isa., LIII, 8.

(a) On avait, comme on l'a vu plus haut, parlé de Bossuet pour ce siège. — . (b) Revue sur l'original.

 

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Trente ne veut pas qu'on puisse avoir en cette vie. Le tout est d'agir autant qu'on peut en simplicité, en droiture et en sincérité devant Dieu ; en reconnaissant que Dieu peut voir du péché où nous n'en voyons pas, et en nous abandonnant à sa miséricorde pour en avoir le pardon, sans pourtant discontinuer ses exercices ou se laisser abattre par la défiance.

Vous pouvez assurer le P. Toquet que je recevrai avec joie son présent, et y joindre l'estime sincère que je fais de ce saint religieux.

J'espère pouvoir travailler au premier jour au sermon de Marthe et de Marie. J'aurais pu commencer dès aujourd'hui, s'il n'était à Germigny ; et vous pouvez assurer Madame l'abbesse qu'elle aura part à la révision que j'en ferai.

Ma Sœur Cornuau s'en retourne à la Ferté-sous-Jouarre, bien fâchée que ce ne soit pas droit à Jouarre, où tout ce qu'elle a vu l'édifie de telle sorte, qu'elle en est toute occupée et n'en parle qu'avec effusion de cœur. Cependant la conjoncture où elle est ne lui permet d'y rentrer si vite, et elle souhaite seulement qu'on lui conserve sa place. Je reconnais en effet qu'elle a profité de ce séjour, et qu'elle en peut profiter encore pour s'avancer à la perfection à laquelle elle paraît appelée d'une façon particulière: mais il y a encore beaucoup à travailler, surtout à rompre cette activité et vivacité prodigieuse qui la prévient presque en toutes choses. Cherchez des occasions naturelles de lui parler sur cela, sans qu'il paraisse que je vous en écris : elle vous rendra ce billet. J'apprends avec joie que M. le prince de Bournonville est hors de péril. Je salue Madame de Luynes et mes chères Filles. Notre-Seigneur soit avec vous.

 

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