Lettres Dlle de Metz
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Lettres diverses
Sur la Comédie
Lettres III-VIII
Lettres IX-XVII
Lettres XVIII-XXXVII
Lettres XXXVIII-XL
Lettres XLI-XLIV
Lettres XLV-LV
Lettres LVI-LXI
Lettres LXII-LXX
Lettres LXXI-LXXXII
Lettres LXXXIII-XCV
Lettres Dlle de Metz
Lettre Mme de Maisonfort I
Lettre Mme de Maisonfort II
Lettre Mme de Maisonfort III
Lettres Mme de Maisonfort IX
Lettres Mme de Maisonfort XV
Lettres Mme de Cornuau I
Lettres Mme de Cornuau IX
Lettres Mme de Cornuau XXXVIII
Lettres Mme de Cornuau CXXXI

LETTRES DE PIÉTÉ ET DE DIRECTION

 

LETTRES A UNE DEMOISELLE DE METZ (a). 

 

LETTRE PREMIERE.
Sur le désir de l'amour divin, et ses effets dans un cœur qui en est possédé.  
De la veille  de l'Ascension, 1662.

 

Il faut donc, ma chère Fille, que vous désiriez ardemment d'aimer Jésus-Christ. Je suis pressé de vous écrire quelque chose touchant ce désir, dans lequel je fus occupé tout le jour d'hier.

Le désir d'aimer Jésus-Christ est un commencement du saint amour, qui ouvre et qui dilate le cœur pour s'y abandonner sans réserve, pour se donner tout entier à lui, jusqu'à s'y perdre, pour n'être plus qu'un avec lui.

Quiconque aime Jésus-Christ commence toujours à l'aimer; il compte pour rien tout ce qu'il a fait pour cela : c'est pourquoi il désire toujours, et c'est ce désir qui rend l'amour infini. Quand l'amour aurait fait, s'il se peut, son dernier effort, c'est dans son extrémité qu'il voudrait recommencer tout : et pour cela il ne

(a) Bossuet écrivit ces lettres vers 1662. On verra combien ce jeune prêtre, à peine entré dans le ministère des âmes, avait pénétré profondément, sous la conduite de la grâce, de la science et de la piété, les mystères de la vie spirituelle ; on admirera l'éminente doctrine, la foi vive, la chaleur brûlante, pour ainsi dire le saint enivrement avec lequel il décrit les transports du divin amour, les merveilleux effets qu'il produit dans le fidèle, et l'ineffable unité qu'il établit dans l'Eglise en la constituant comme un seul corps. Les effets dans le fidèle, dis-je, c'est le sujet des trois premières lettres ; l'unité dans l'Eglise, c'est le sujet de la quatrième.

On ne connaît pas le nom de la personne qui reçut ces lettres.

Nous les avons imprimées d'après les éditions; car on ne retrouve point les manuscrits.

 

295

 

cesse jamais d'appeler le désir à son secours ; désir qui commence toujours et qui ne finit jamais, et qui ne peut souffrir aucunes limites.

Désirons donc, ma Fille, d'aimer Jésus-Christ : désirons-le pour toute l'Eglise, tant pour les commençants que pour les parfaits, lesquels dans le mystère de l'amour se considèrent toujours comme commençants.

La première disposition d'un cœur qui désire d'aimer, c'est une certaine admiration de l'objet qu'on aime; c'est la première blessure que le saint amour fait dans le cœur. Un trait vient par le regard, qui fait que le cœur épris est toujours occupé des beautés de Jésus-Christ, et lui dit toujours, sans parler, avec l'Epouse : Ah, que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau et agréable (1) ! Cette admiration de l'Epoux attire l’âme à un certain silence qui fait taire toutes choses, pour s'occuper des beautés de son bien-aimé; silence qui fait tellement taire toutes choses, qu'il fait taire même le saint amour ; c'est-à-dire qu'il ne lui permet pas de dire : J'aime, ni, Je désire d'aimer; de peur qu'il ne s'étourdisse lui-même en parlant de lui-même. De sorte que tout ce qu'il fait dans cette bienheureuse admiration, c'est de se laisser attirer aux charmes de Jésus-Christ, et de ne répondre à l'attrait que par un certain Ah! d'admiration. O Jésus-Christ, ô Jésus-Christ, ô Jésus-Christ ! c'est tout ce que sait dire ce cœur qui admire. Ce cœur pris et épris par cette sainte admiration ne peut plus voir que Jésus-Christ, ne peut plus souffrir que Jésus-Christ : Jésus-Christ seul est grand pour lui ; et cette admiration l'élève si haut dans le cœur, qu'alors on ne peut s'empêcher de dire : Le Seigneur est grand ; Magnus Dominus (2). C'est là que peu à peu tout autre objet s'efface du cœur : si quelque autre objet se présente, ou le cœur le regarde avec dégoût, ou bien il dit : Cela est beau, mais enfin ce n'est pas mon bien-aimé. Là se forme le désir ardent de rompre avec violence tout ce qui engage tant soit peu le cœur, et l'empêche de se perdre en Jésus-Christ; et c'est là proprement le désir d'aimer.

Laissez donc, ma Fille, aller votre cœur à l'admiration des

1 Cant., IV, 1. — 2 Psal. XLVII, 1.

 

296

 

beautés incomparables de Jésus. Les beautés de Jésus, ce sont ses grandeurs et ses faiblesses. « Mon bien-aimé est blanc et vermeil, choisi entre mille (1). » L'éclat de cette blancheur signifie les mystères de sa gloire ; et nous voyons dans le rouge les mystères de ses souffrances. Il est choisi entre mille; il est remarquable entre tous par cet admirable assemblage de gloire et d'opprobre, de force et d'infirmité.

Il est beau dans le sein du Père, il est beau sortant du sein de sa Mère : il est beau égal à Dieu, il est beau égal aux hommes : il est beau dans ses miracles, il est beau dans ses souffrances : il est beau méprisant la mort, il est beau promettant la vie : il est beau descendant aux enfers, il est beau montant aux cieux : partout il est digne d'admiration. O Jésus-Christ, ô Jésus-Christ, ô mon amour !

Après avoir pensé ces choses, il m'est venu dans l'esprit que c'est principalement au jour de l'Ascension glorieuse que l'Eglise doit à son Epoux ce silence d'admiration. L'Ascension est un jour d'entrée : et que veut un roi, dans la pompe de son entrée, sinon de se faire admirer? De là ce cri d'admiration dont retentit aujourd'hui tout le ciel, quand on le presse d'ouvrir ses portes : Quis est iste rex gloriae (2)? « Qui est ce roi de gloire » ? De là cette auguste cérémonie qui s'accomplit dans le ciel et achève l'entrée triomphante de Jésus-Christ, lorsque « le Seigneur dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite : Dixit Dominus Domino meo: Sede a dextris meis (3). Il le met dans un lieu si éminent, afin que tous les esprits bienheureux le voyant dans l'égalité avec son Père, lé contemplent et l'admirent dans un éternel silence.

C'est donc en ce jour, ma Fille, qu'il faut honorer Jésus-Christ par une sainte admiration, et lui dire ce que l'Eglise lui chante aujourd'hui avec le Psalmiste : « O Seigneur, ô notre Seigneur, que votre nom est admirable par toute la terre, parce que votre magnificence est élevée par-dessus les cieux ! » Domine, Dominus noster, quàm admirabile est nomen tuum in universa terra, quoniam elevata est magnificentia tua super cœlos (4) ! Puisse votre cœur se pâmer dans l'admiration de Jésus.

 

1 Cant., V, 10. — 2 Psal. XXIII, 9. — 3 Psal. CIX, 1. — 4 Psal. VIII, I.

 

297

 

Après y avoir bien pensé, je trouve que la première touche de l'amour dans le cœur, c'est une admiration des perfections de l'objet aimé, qui sans cesse nous rappelle à lui : c'est ce qui suit immédiatement le regard. C'est ce sentiment qui fait voir qu'on n'a pas assez de cœur pour aimer un objet si beau ; de sorte qu'on s'épuise dans le désir de l'aimer : ô Jésus-Christ, ô Jésus Christ! Laissez-vous donc gagner à cette admiration jusqu'à mon retour, qui sera vendredi, s'il plaît à Dieu. Ah, qu'il est bien d'admirer Jésus-Christ, et Jésus montant aux cieux, et Jésus s'asseyant auprès de son Père à la droite de sa Majesté, et Jésus y portant comme une marque de sa gloire les cicatrices sacrées des plaies dont son amour l'a percé, et Jésus qui dans l'infinité de sa gloire, par laquelle il est présent aux esprits célestes, pense à être présent pour nous sur la terre par ses ministres dans sa sainte Eglise! O Jésus-Christ, ô mon amour, ô sainte admiration, ô saint commencement d'amour ! mais dans ce commencement on y peut trouver l'infinité même. Chaque disposition du saint amour à une profondeur infinie, dans laquelle il faut que le cœur s'épuise : quand Dieu nous veut élever plus haut, il nous donne une nouvelle capacité jusqu'à l'infini. O la belle, ô la grande chose qu'un cœur admirant Jésus, et qu'il s'ouvre par là une belle porte à tous les transports de l'amour!

 

LETTRE II. Effets que produit dans l’âme l'admiration des beautés de Jésus-Christ.

 

L'âme donc s'étant prise et éprise de cette admiration pour Jésus-Christ, qui efface toute autre idée pour ne laisser dans le fond qu'un je ne sais quoi qui dit et redit sans cesse, sans aucune multiplicité de paroles : Le Seigneur est grand, le Seigneur est grand ; elle sort insensiblement de ce repos et de ce silence pour chercher le bien-aimé de son cœur, disant mille et mille fois au bien-aimé : Eh, mon bien-aimé, où êtes-vous? et à soi-même : Où suis-je? Quoi, loin de ce bien-aimé, puis-je: vivre, puis-je respirer, puis-je être un moment sans lui être unie? Là s'élève un

 

298

 

cri à ce bien-aimé : O venez, ô venez, ô venez; je me meurs, je languis, je n'en puis plus. En attendant qu'il vienne et pour adoucir en quelque sorte l'amertume de ne le posséder pas, on rappelle toutes ses puissances et tout ce qui est en l'homme, pour s'occuper des beautés infinies de Jésus-Christ; on ne veut plus rien voir dans la créature que les traits qu'elle porte imprimés sur elle des beautés du Verbe divin : après, on ne peut plus supporter ces traits, comme étant trop défectueux. Par une sainte impatience, tantôt on semble presser toutes les créatures pour parler hautement de ce bien-aimé. Et parlez donc, et parlez donc, et dites encore; et on impose silence à tout ce qui ne parle pas de lui. Après, on ne peut souffrir qu'on parle de lui, parce que toutes les créatures converties en langue et en voix n'en peuvent parler comme il faut ; et il devient insupportable à l'âme d'en parler faiblement. Elle demande donc qu'on se taise, et prie Jésus de parler lui seul de ce qu'il est, et d'en parler hautement dans ce silence de l’âme ; et puis elle le prie de ne plus parler : car que peut-il dire qui soit digne de lui, si ce qu'il dit n'est pas lui-même? Elle le prie donc de se taire, mais seulement de s'imprimer lui-même dans le fond du cœur, afin d'attirer à lui toutes les puissances de l’âme pour le contempler en silence, adorer son secret, et se perdre devant lui et en lui dans l'impuissance de l'entendre, et de rien faire qui soit digne de sa grandeur. O Jésus-Christ, ô Jésus-Christ! O que le Seigneur est grand, ô que le Seigneur est aimable ! 0 mon amour, ô mon cher amour, vivez et régnez dans mon cœur !

C'est alors qu'il naît dans l'intérieur, non plus un transport d'admiration, mais une certaine estime de ce bien-aimé et de ses perfections. L’âme méprise toutes choses, et ne daigne regarder que lui : elle se méprise elle-même, né paraissant rien à ses yeux. Aussitôt sentant en elle-même cette estime du bien-aimé et l'amour qui la porte à lui, elle commence à s'estimer par la capacité qu'elle a de l'aimer, et n'estime rien en son être que cette capacité : elle se voit quelque chose de grand, d'avoir été créée pour l'aimer; et elle découvre par la même vue ce que le péché fait en elle, et combien il la défigure, ou plutôt combien il l'anéantit en lui

 

299

 

ôtant cet amour. Elle souffre donc incroyablement, que cette capacité d'aimer Jésus-Christ soit demeurée sans effet par le péché, et comme n'étant pas : elle se voit moins que rien par le péché ; et non-seulement elle se méprise, mais encore elle se hait et ne se peut supporter. Puis se sentant encore attirée à aimer, elle recommence à s'estimer elle-même par l'estime qu'elle a pour son bien-aimé, lorsqu'elle le voit croître dans son cœur, où elle ne peut plus souffrir que lui.

Là naît, dans ce cœur épris de l'estime de Jésus-Christ, un désir ardent de lui plaire, qui fait aussitôt dans l’âme une attention sur elle-même, puis un oubli d'elle-même, un empressement de se parer de toutes sortes d'ornements pour plaire à ses yeux, un regard continuel sur son miroir intérieur, c'est-à-dire sur sa conscience, pour se composer et s'ajuster avec soin, etc.; aussitôt après, une vue qu'on lui plaira davantage par une certaine simplicité d'abandon, qui fait succéder à l'empressement de se parer une certaine négligence; comme si l’âme disait au bien-aimé : Pourvu que j'aime, je suis trop belle; et elle ne désire plus qu'un amour très-simple qui naisse au fond de son cœur sans affectation, mais par la seule impression que le bien-aimé y fera de ce qu'il est.

Ici l’âme voudrait se perdre dans la vue des beautés infinies de son cher et de son unique Jésus : elle le voit admirable en tout, orné richement et proprement, tout parfumé comme un époux au jour de ses noces ; et elle entend une voix secrète qui lui dit dans l'intime : « Venez, ô filles de Jérusalem, venez voir le roi Salomon avec le diadème dont sa Mère l'a couronné (1). » Sa Mère est la sainte Vierge, qui lui a donné son humanité sacrée, diadème qui environne sa divinité, laquelle, comme dit l'Apôtre (2), est la tête de Jésus-Christ. Sa Mère est la Synagogue qui l'a engendré selon la chair, de la race de ses patriarches, de ses rois et de ses prophètes ; or cette Mère lui a donné pour diadème une couronne d'épines. Sa Mère c'est la sainte Eglise qui l'engendre spirituellement dans les cœurs ; et cette Mère lui a donné pour diadème les âmes rachetées. Car saint Paul disant aux fidèles

1 Cant., III, 11. — 2 I Cor., XI, 3.

 

300

 

qu'il a convertis à l'Evangile : « Vous êtes ma joie et ma couronne (1), » à plus forte raison toutes les âmes que Jésus a rachetées sont-elles sa couronne et son diadème. L’âme donc contemple le roi Salomon, roi par sa naissance éternelle, que sa Mère a couronné dans le temps comme d'un triple diadème. La sainte Vierge sa Mère lui a donné son humanité ; la Synagogue aussi sa Mère lui a donné des souffrances et une couronne d'épines ; enfin l'Eglise sa Mère, qu'il a engendrée par son sang, et qui l'engendre lui-même par son esprit, lui a donné pour couronne les âmes qu'elle incorpore à son unité; et c'est là le véritable diadème dont il veut être couronné : de sorte que l’âme fidèle le regardant en cet état tout couronné d’âmes qu'il a conquises par son Eglise, elle veut être consumée d'amour et pour lui et pour toutes les âmes. Elle regarde celles qui se perdent comme autant de pierres précieuses qu'on arrache de la couronne de Jésus-Christ : elle le prie sans cesse que sa couronne soit complète, et qu'aucune âme ne périsse ; et la sienne lui devient chère par la sainte société qu'elle doit avoir avec toutes les autres, pour faire la couronne de Jésus-Christ. Elle lui demande donc son amour, non-seulement comme un trait pour gagner son cœur, mais comme un torrent rapide qui se déborde sur toutes les âmes, et qui les entraîne après elle pour s'aller perdre en Jésus-Christ. Elle lui dit en cet état : « Tirez-moi après vous, nous courrons après l'odeur de vos parfums; ceux qui sont droits vous aiment (2). » Tirez-moi, et nous courrons : ne me tirez pas tellement, que j'aille à vous toute seule; mais tirez-moi de sorte que j'entraîne avec moi toutes les âmes. Ceux qui sont droits vous aiment : faites-nous donc rentrer, ô Jésus, dans cette voie droite et simple dont nous nous sommes éloignés, et où vous ne cessez de rappeler toutes les âmes égarées, par la simplicité de votre Evangile. O Jésus-Christ! ô mon amour ! ô Eglise ! ô Jésus couronné des âmes ! ô âmes couronne auguste de Jésus-Christ, faut-il que vous vous perdiez, faut-il qu'aucune se perde ?

Là, dans l'amour de Jésus, on conçoit un amour infini pour toutes les âmes, et on ne veut penser à la sienne que par l'amour

 

1 Philip., IV, 1. — 2 Cant., I, 3.

 

301

 

sans bornes que l'on désire d'avoir pour toutes en général et pour chacune en particulier. O Jésus, par la soif ardente que vous avez eue sur la croix, donnez-moi d'avoir soif de toutes les âmes, et de n'estimer la mienne que par la sainte obligation qui m'est imposée de n'en négliger aucune. Je les veux aimer toutes, parce qu'elles sont toutes capables de vous aimer, que c'est vous qui les avez faites avec cette bienheureuse capacité, et que c'est vous qui les appelez pour tourner vers vous et absorber tout à fait en vous toute la capacité qu'elles ont d'aimer. C'est donc pour cela, ô Jésus, que je ne puis consentir qu'aucune âme soit privée de votre amour ; non aucune, ni même la mienne, la plus indigne de toutes de vous aimer, parce qu'elle a été la plus hardie à rejeter vos attraits. Non, je ne puis consentir que je ne vous aime pas; et tout ce qui me semblera être quelque chose de votre amour, je veux m'y laisser aller sans réserve, en quelque abîme où il me conduise. O Jésus, je veux vous aimer : ô Jésus, il n'est pas possible que je ne vous aime un jour. O Eglise, ô ministre de la vérité qu'elle a choisi pour moi, venez, venez, venez promptement, afin d'aider à aimer mon âme languissante et défaillante.

 

LETTRE III.
Sur les caractères que doit avoir l'amour divin dans nos cœurs, et les excès de l'amour profane.

 

L'Epouse parle ainsi au saint Cantique : « Je vous conjure, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon bien-aimé, de lui rapporter que je languis d'amour (1). »

Faut-il des ambassades à ce bien-aimé, pour lui apprendre qu'on languit d'amour ? Est-il un homme mortel, auquel il faut écrire et lui faire faire des messages pour s'expliquer avec lui quand il est loin ; auquel il faut du moins parler, du moins faire quelque signe des yeux pour se faire entendre quand il est près ? Ah, gêne et enfer de l'amour, d'être contraint de s'expliquer par autre chose que par soi-même et par son propre transport : car

 

1 Cant., V, 8.

 

302

 

tout ce qui n'est pas l'amour même, combien froidement et languissamment exprime-t-il les traits de l'amour ! Eh donc ce bien-aimé pourrait-il souffrir qu'un autre que l'amour même lui parlât d'amour ? Et faut-il qu'on l'instruise par des organes étrangers, des sentiments d'un cœur qui l'aime ? Ne voit-il pas tout, ne sait-il pas tout? L'amour ne lui parle-t-il pas immédiatement? Non-seulement l'amour, mais le désir de l'amour; non-seulement le désir, mais la première pensée de cœur lorsqu'il va penser un désir. N'est-il pas écrit de lui qu'il connaît, non-seulement le désir du cœur, mais la préparation du cœur (1) ? Il la connaît par sa science ; mais disons encore qu'il la connaît par la correspondance de son amour : car il est si naturel au cœur de ce bien-aimé d'aimer et de s'abandonner à qui l'aime, que quand il n'aurait pas, s'il se pouvait, la plénitude de la science, il sentirait la moindre atteinte de l'amour que le cœur ressent pour lui par la correspondance qu'elle excite nécessairement dans le sien. Son cœur est toujours veillant, dit-il (2), c'est-à-dire toujours attentif pour sentir si quelque âme ne le perce pas par quelque trait du pur amour.

Pourquoi donc, ô sainte Epouse, conjurez-vous avec tant d'empressement les fidèles de Jérusalem, les âmes aimantes, filles de l'Eglise, de rapporter votre amour à votre bien-aimé qui le sait mieux qu'elles ? Elle voudrait que tout parlât de son amour : elle voudrait animer toutes les créatures, et faire que tout fût langue pour parler de son amour, ou plutôt que tout fût cœur pour parler de l'amour par l'amour même : car appartient-il à la langue, qui n'aime pas elle-même, de parler d'amour ? Elle cherche donc de tous côtés quelqu'un qui parle de son amour à son bien-aimé : elle ne trouve que les filles de Jérusalem, les âmes aimantes comme elle. Elle s'unit à leur amour, elle aime en elles, elle les pousse autant qu'elle peut à aimer, elle se sent aussi excitée par elles ; et l'amour d'une seule parle au bien-aimé de l'amour de toutes les autres ; et l'amour de toutes ensemble parle de l'amour de chacune en particulier ; et le bien-aimé, qui est dans toutes comme dans ses membres, se parle en elles toutes à lui-même,

 

1 Psal. IX, 38. — 2 Cant., V, 2.

 

303

 

et rend compte à son amour de l'amour de toutes. Ainsi dans une très-intime unité de cœur, on aime pour soi en aimant pour toutes ; on parle pour soi, on parle pour toutes, et point davantage pour soi que pour toutes; et le bien-aimé entend ce langage : car il ne veut pas une âme seule, ou plutôt il ne reçoit qu'une seule âme, parce que toutes les âmes doivent être une, pour l'aimer en unité ; sans cela point d'amour.

O pauvreté de l'amour de la créature ! O cœur qui aimes la créature, tu dois souhaiter que ce ne soit pas toi seulement, mais tout l'univers qui devienne tout amour pour toi. Quel monstre que le tout se transforme en la partie! Il le faut néanmoins, ou tu n'aimes pas. Il faut que tu te répandes dans tout ce qui est et qui peut aimer, pour le faire si tu pouvais, tout amour pour ce que tu aimes : oui, il faut que tu arraches le cœur de Dieu, même, pour le donner à ce que tu aimes, pour le transformer en ce que tu aimes, avec toute l'immensité de son amour ; autrement tu n'aimes pas, si tu peux consentir qu'aucun être aimant, et bien plus le seul être et le seul aimant puisse n'être pas tout amour pour l'objet pour lequel tu te veux changer en amour toi-même. O monstre, encore une fois, et prodige de l'amour profane, qui veut rappeler et concentrer le tout dans la partie, ou plutôt le tout dans le néant ! Sors du néant, ô cœur qui aimes, prends avec toi tout ce qu'il y a dans la nature capable d'aimer, et ne le transforme en ton cœur que pour le porter avec ton cœur, pour le perdre avec ton cœur dans l'abîme de l'être et de l'amour incréé : exhorte toutes les âmes à en faire autant, afin que tous les cœurs qui aiment rapportent au bien-aimé qu'on languit pour lui.

O cœur, peux-tu languir pour la créature? Car qu'est-ce que la langueur, sinon une défaillance d'un cœur qui va mourir et se perdre dans l'amour de son bien-aimé? La créature n'est rien, et ne peut pas même recevoir la perte de notre être en elle : et pourrait-elle donc recevoir la perte d'un cœur défaillant pour mourir en elle? Venez, ô Jésus, venez, et que je languisse après vous ; soutenez par votre être défaillant pour moi la langueur de mon être défaillant pour vous. Ah ! je ne veux pas seulement languir, je veux encore mourir pour vous. Mais que me servirait

 

304

 

de mourir pour vous? Non, je veux encore mourir en vous, m'abîmer en vous, me perdre en vous, sans quoi je compte pour rien tout ce qu'on souffre et qu'on fait pour vous.

Ma Fille, faites vivre Jésus dans toutes les créatures. O Dieu, quelle trahison à l'amour, de faire vivre dans la créature l'amour de la créature ! C'est une plus grande infidélité que de le faire vivre en soi-même : car chacun est maître de son cœur : mais avoir empire, sur le cœur des autres pour y faire vivre un autre que Dieu, ô amour, ne le souffre pas. Mais ce cœur aime déjà : ah ! n'y ajoute pas la moindre étincelle. Mais je ne ferai rien pour cela : ah ! c'est trop que de faire un trait, c'est trop que de laisser aller un soupir, c'est trop que de faire un clin d'œil, c'est trop même de se montrer. Ah! fendons-nous le cœur de regret d'avoir été un moment sans aimer, et beaucoup plus d'avoir perdu un seul moment et une seule occasion pour faire vivre dans un cœur le saint amour. Mais, hélas! que serait-ce donc, si nous voulions y faire vivre un amour contraire ? O Jésus, vous êtes le seul que je veux qu'on aime ; et c'est aussi pour cela que je ne veux aimer que vous seul. Quiconque sera celui que j'aimerai, je veux que tout soit amour pour lui ; et pour cela il faut qu'il soit le tout même.

O Jésus, vous êtes le tout comme Dieu; mais tout qui, pour donner prise au néant en vous, vous êtes fait vous-même néant, et avez ouvert la voie au néant, non-seulement de se perdre dans le tout, mais d'être le tout pur transformation. Ah! vous êtes donc le seul désirable : mon bien-aimé, dit l'Epouse est tout désirable. Jésus soit en vous : je vous donne à lui, et lui à vous. Gémissez sur la pauvreté de l'amour de la créature, et languissez après l'immensité de l'amour divin et transformant ; Amen, amen.

Priez Dieu pour moi, et souvenez-vous que ce que je vous dis jeudi est la vérité : je le mettrai par écrit ; mais assurément c'est la vérité : et sur ce principe, aimez, aimez, aimez; et si vous pouvez, mourez d'amour. Je vous livre de tout mon cœur à cette aimable illusion. O amour, pardonnez-moi de vous appeler de la

 

1 Cant., V, 16.

 

305

 

sorte : non, vous êtes la vérité même ; et par votre vérité vous dissiperez tout ce qui se pourrait mêler avec vous qui ne serait pas vous-même.

 

LETTRE IV.  Sur le mystère de l'unité de l'Eglise, et les merveilles qu'il renferme.

 

Je me suis trouvé ce matin avec le loisir et une disposition de cœur plus prochaine, pour tâcher de vous satisfaire touchant les articles que vous m'avez envoyés. J'y ai pensé devant Dieu, et voici ce qu'il m'a donné : il sait pourquoi, et le fruit qu'il en veut tirer pour vous soutenir ; sa volonté soit faite.

I. L'unité de l'Eglise : son modèle est l'unité des trois divines Personnes. Jésus a dit : Qu'ils soient un comme nous (1). Trois sont un dans leur essence, et par conséquent un entre eux.

II. Tous les fidèles un en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ un entre eux ; et celte unité, c'est la gloire de Dieu par Jésus-Christ, et le fruit de son sacrifice.

III. Jésus-Christ est un avec l'Eglise, portant ses péchés : l'Eglise est une avec  Jésus-Christ, portant sa croix.

IV. L'Eglise, dit le Saint-Esprit dans les Actes (2), n'a qu'un cœur et qu'une âme : c'est un grand mystère que cette unité du cœur chrétien. En cette unité de cœur, la charité ne trouve plus de distinction : elle embrasse également tous les membres quant à la disposition intérieure, ne les voyant qu'en Jésus-Christ, quoique l'application soit différente, selon la mesure des besoins.

V. Jésus-Christ sera tout en tous dans le ciel, et il paraîtra davantage où il y aura plus de gloire : ici Jésus-Christ est tout en tous, et il paraît davantage où il y a plus d'infirmité. C'est le mystère de la croix : Amen à Dieu qui nous l'a révélé.

VI. Il faut regarder Jésus-Christ dans toutes les faiblesses, parce qu'il les a toutes ressenties ; et même dans tous les péchés et de nous et de nos frères, parce qu'il les a tous portés.

VII. En l'unité de l'Eglise paraît la Trinité en unité : le Père, comme le principe auquel on se réunit ; le Fils, comme le milieu

 

1 Joan., XVII, 11. —  2 Act., IV, 32.

 

306

 

dans lequel on se réunit ; le Saint-Esprit, comme le nœud par lequel on se réunit; et tout est un. Amen à Dieu, ainsi soit-il.

VIII. Dans l'unité de l'Eglise toutes les créatures se réunissent. Toutes les créatures visibles et invisibles sont quelque chose à l'Eglise. Les anges sont ministres de son salut : et par l'Eglise se fait la recrue de leurs légions désolées par la désertion de Satan et de ses complices : mais dans cette recrue, ce n'est pas tant nous qui sommes incorporés aux anges, que les anges qui viennent à notre unité ; à cause de Jésus notre commun Chef, et plus le nôtre que le leur.

IX. Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par leur propre égarement et par leur propre malice dont Dieu se sert malgré eux, sont appliquées au service, aux utilités et à la sanctification de l'Eglise ; Dieu voulant que tout concoure à l'unité, et même le schisme, la rupture et la révolte. Louange à Dieu pour l'efficace de sa puissance, et tremblement de cœur pour ses jugements.

X. Les créatures inanimées parlent à l'Eglise des merveilles de Dieu; et ne pouvant le louer par elles-mêmes, elles le louent en l'Eglise comme étant le temple universel où se rend à Dieu le sacrifice d'un juste hommage pour tout l'être créé, qui est délivré par l'Eglise du malheur de servir au péché, étant employé à de saints usages.

XI. Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très-intime à l'Eglise, tous lui étant ou incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un.

XII. Les infidèles sont quelque chose à l'Eglise, qui voit en eux l'abîme d'ignorance et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée par grâce. Ils exercent son espérance, dans l'attente des promesses qui les doivent rappeler à l'unité de la bénédiction en Jésus-Christ; et ils font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les attirer.

XIII. Les hérétiques sont quelque chose à l'unité de l'Eglise : ils sortent et ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité qui est le baptême, conviction visible de leur désertion : en déchirant ses entrailles, ils redoublent son amour

 

307

 

maternel pour ses enfants qui persévèrent; en s'écartant, ils donnent l'exemple d'un juste jugement de Dieu à ceux qui demeurent.

XIV. Contempteurs et profanateurs du sacerdoce de l'Eglise, ils pressent par une sainte émulation les véritables lévites à purifier l'autel de Dieu : ils font éclater la foi de l'Eglise, et l'autorité de sa chaire pour affermir la foi des infirmes et des forts : leur clairvoyance qui les aveugle montre aux forts et aux infirmes de l'Eglise que l'on ne voit clair qu'en son unité, et que c'est du centre de cette unité que sort la lumière, la doctrine de vérité. Amen à Dieu.

XV. Les élus et les réprouvés sont dans le corps de l'Eglise : les élus comme la partie haute et spirituelle ; les réprouvés comme la partie inférieure et sensuelle, comme la chair qui convoite contre l'esprit, comme l'homme animal qui n'entend pas les voies de Dieu et qui les combat. Comme dans l'homme particulier la force est épurée par ce combat de faiblesse ; ainsi dans cet homme universel, qui est l'Eglise, la partie spirituelle est épurée par l'exercice que lui donnent les réprouvés. L'Eglise souffre dans les réprouvés une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l'enfantement, parce que les sentant dans l'unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l'unité de son esprit ; et nulle persécution ne lui est plus dure que leur résistance opiniâtre.

XVI. Elle gémit donc sans cesse dans les justes, qui sont la partie céleste, pour les pécheurs qui sont la partie terrestre et, animale; et la conversion des pécheurs est le fruit de ce gémissement intérieur et perpétuel. Dieu ne se laisse fléchir que par le gémissement de cette colombe; je veux dire, que par les prières mêlées de soupirs que fait l'Eglise dans les justes pour les pécheurs : mais Dieu exauce l'Eglise, parce qu'il écoute en elle la voix de son Fils. Tout ce qui se fait par l'Eglise, c'est Jésus-Christ qui le fait : tout ce que fait Jésus-Christ dans les fidèles, il le fait par sa sainte Eglise. Amen à Dieu, cela est vrai. Vous avez eu quelque vue de cette vérité; elle est sainte et apostolique.

XVII. L'Eglise soupire dans ces mêmes justes pour toutes les

 

308

 

âmes souffrantes, ou plutôt elle soupire dans toutes les âmes souffrantes et exercées, pour toutes les âmes souffrantes et exercées : leurs souffrances, leur accablement porte grâce, soutien et consolation les unes pour les autres.

XVIII. Jésus-Christ est en son Eglise faisant tout par son Eglise : l'Eglise est en Jésus-Christ faisant tout avec Jésus-Christ. Cela est vrai et très-vrai; celui qui l'a vu en a rendu témoignage : gloire au témoin fidèle qui est Jésus-Christ Fils du Père !

XIX. Telle est donc la composition de l'Eglise, mélangée de forts et d'infirmes, de bons et de médians, de pécheurs hypocrites et de pécheurs scandaleux : l'unité de l'Eglise enferme tout et profite de tout. Les fidèles voient dans les uns tout ce qu'il faut imiter, et dans tous les autres ce qu'il faut surpasser avec courage, reprendre avec vigueur, supporter avec patience, aider avec charité, écouter avec condescendance, regarder avec tremblement. Et ceux qui demeurent, et ceux qui tombent, servent également à l'Eglise : ses fidèles voyant dans ceux-ci l'exemple de leur lâcheté et en voyant dans les autres la conviction, tout les étonne, tout les édifie, tout les confond, tout les encourage, autant les coups de grâce que les coups de rigueur et de justice. Adoration à Dieu sur ses voies impénétrables. Tout concourt au salut de ceux qui aiment, et même les froideurs, et même les défauts, et même les lâchetés de l'amour. Qui le peut entendre, l'entende ; qui a des oreilles pour ouïr, qu'il écoute : Dieu les ouvre à qui il lui plaît ; mais il lui faut être fidèle : malheur à qui ne l'est pas!

XX. Cette Eglise ainsi composée, dans un si horrible mélange, se démêle néanmoins peu à peu et se défait de la paille. Le jour lui est marqué, où il ne lui restera plus que son bon grain ; toute la paille sera mise au feu. Une partie de cette séparation se fait visiblement dans le siècle par les schismes et les hérésies : l'autre se fait dans le cœur, et se confirme au jour de la mort, chacun allant en son lieu. La grande, universelle et publique séparation se fera à la fin des siècles par la sentence du Juge. Toute l'Eglise soupire après cette séparation, où il ne restera plus à Jésus-Christ que des membres vivants ; les autres étant retranchés par ce terrible

 

309

 

Discedite (1), que Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour consommer toutes choses aussi bien qu'il les a commencées par son Eglise, prononcera en elle et avec elle et par elle ; les apôtres tenant leur séance avec tous les élus de Dieu, et condamnant au feu éternel tous les anges rebelles, et tous ceux qui auront pris leur parti et imité leur orgueil. Alors l'Eglise ira au lieu de son règne, n'ayant plus avec elle que ses membres spirituels, démêlés et séparés pour jamais de tout ce qu'il y a d'impur : cité vraiment sainte, vraiment triomphante, royaume de Jésus-Christ, et régnante avec Jésus-Christ.

XXI En attendant ce jour, elle gémit ici-bas comme une exilée : Assise, dit le saint Psalmiste (2), sur les fleuves de Babylone, elle pleure et gémit en se souvenant de Sion : assise sur les fleuves, stable parmi les changements; non emportée par les fleuves, mais soupirant sur leurs bords; voyant que tout s'écoule, et soupirant après Sion où toutes choses sont permanentes ; pleurant de se trouver au milieu de ce qui passe et qui n'est pas, par le souvenir qu'elle a au cœur de ce qui subsiste et qui est : tels sont les gémissements de cette exilée.

XXII. Elle chante cependant pour se consoler, et elle chante le même cantique de la céleste Jérusalem : Alléluia, louange à Dieu; Amen, ainsi soit-il : cela est écrit dans l'Apocalypse (3). Louange à Dieu pour sa grande gloire; ainsi soit-il dans la créature par une complaisance immuable à la volonté de Dieu : c'est le cantique de l'Eglise. Cette partie d'elle-même, qui est déjà vivante avec Dieu, le chante dans la plénitude, et l'autre, fidèle écho, le répète dans l'impatience et dans l'avidité d'un saint désir.

Alléluia pour l'Eglise, louange à Dieu pour l'Eglise : louange à Dieu quand il frappe, louange à Dieu quand il donne : Amen, ainsi soit-il par l'Eglise qui dit sans cesse, ma Sœur, et vous le savez : Il a bien fait toutes choses (4).

XXIII. L'Eglise est persécutée, louange à Dieu, ainsi soit-il: l'Eglise est dans le calme, louange à Dieu, ainsi soit-il. Disons-le pour tout le corps de l'Eglise ; disons-le pour toutes les âmes

1 Matth., XXV, 41. — 2 Psal. CXXXVI, 1. — 3 Apoc., XIX. — 4 Marc., VII, 37.

 

310

 

qui souffrent ou de pareils exercices, ou de pareilles vicissitudes.

XXIV. L'Eglise est persécutée : elle est fortifiée au dedans par les coups qu'on lui donne au dehors ; l'Eglise est dans le calme ; c'est pour être exercée de la main de Dieu d'une manière plus intime.

XXV. L'Eglise est comme inondée par le déluge des mauvaises mœurs : l'Eglise semble quelquefois être donnée en proie à l'erreur qui menace de la couvrir toute ; cependant sa sainteté demeure entière; sa foi éclate toujours avec tant de force, que même ses ennemis sentent bien par une céleste vigueur qu'ils ne peuvent point l'abattre; mais parla elle-même sent bien qu'il n'y a que Dieu qui la soutienne.

XXVI. Alléluia pour l'Eglise : Amen à Dieu pour l'Eglise, et le même pour toutes les âmes que Dieu fait participer à cette conduite. Jésus-Christ est fort et fidèle, et jusqu'aux portes de l'enfer il faut espérer en lui, et que tout notre cœur, toutes nos entrailles, toute la moelle de nos os crient après lui : Venez, Seigneur Jésus, venez.

XXVII. Je crie et je crierais sans fin ; mais il faut conclure : « Que tes tabernacles sont beaux, ô Jacob ! que tes tentes sont admirables, ô Israël (1) ! Que mon âme meurt de la mort des justes «! » C'est l'Eglise qui est sous ces tentes, toujours en guerre, toujours en marche, toujours prête à demeurer ou à partir, suivant l'ordre de la milice spirituelle, au premier clin d'œil de son Chef.

XXVIII. Vous me demandez ce que c'est que l'Eglise : l'Eglise, c'est Jésus-Christ répandu et communiqué, c'est Jésus-Christ tout entier, c'est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude.

XXIX. Comment l'Eglise est-elle son corps et en même temps son Epouse? Il faut adorer l'économie sacrée avec laquelle le Saint-Esprit nous montre l'unité simple de la vérité, par la diversité des expressions et des figures.

XXX. C'est l'ordre de la créature de ne pouvoir représenter

 

1 Numer., XXIV, 5. —  2 Ibid., XXIII, 10.

 

311

 

que par la pluralité ramassée l'unité immense d'où elle est sortie : ainsi dans les ressemblances sacrées que le Saint-Esprit nous donne, il faut remarquer en chacune le trait particulier qu'elle porte, pour contempler dans le tout réuni le visage entier de la vérité révélée : après, il faut passer toutes les figures pour connaitre qu'il y a dans la vérité quelque chose de plus intime que les figures ni unies ni séparées ne nous montrent pas ; et c'est là qu'il se faut perdre dans la profondeur du secret de Dieu, où l'on ne voit plus rien, si ce n'est qu'on ne voit pas les choses comme elles sont. Telle est notre connaissance, tandis que nous sommes conduits par la foi. Entendez par cette règle générale les vérités particulières que nous méditons devant Dieu. Seigneur, donnez-nous l'entrée, puisque vous nous avez mis la clef à la main.

XXXI. L'Eglise est l'Epouse, l'Eglise est le corps : tout cela dit quelque chose de particulier, et néanmoins ne dit au fond que la même chose. C'est l'unité de l'Eglise avec Jésus-Christ, proposée par une manière et dans des vues différentes. La porte s'ouvre, entrons et voyons, et adorons avec foi, et publions avec joie la sainte vérité de Dieu.

XXXII. L'homme se choisit son épouse ; mais il est formé avec ses membres : Jésus, Homme particulier, a choisi l'Eglise; Jésus-Christ, Homme parfait, a été formé et achève de se former tous les jours en l'Eglise et avec l'Eglise. L'Eglise comme Epouse est à Jésus-Christ par son choix; l'Eglise comme corps est à Jésus-Christ par une opération très-intime du Saint-Esprit de Dieu. Le mystère de l'élection par l'engagement des promesses, paraît dans le nom d'Epouse; et le mystère de l'unité consommé par l'infusion de l'Esprit, se voit dans le nom de corps. Le nom de corps nous fait voir combien l'Eglise est à Jésus-Christ : le titre d'Epouse nous fait voir qu'elle lui a été étrangère, et que c'est volontairement qu'il l'a recherchée. Ainsi le nom d'Epouse nous fait voir unité par amour et par volonté; et le nom de corps nous porte à entendre unité comme naturelle : de sorte que dans l'unité du corps il paraît quelque chose de plus intime, et dans l'unité de l'Epouse quelque chose de plus sensible et de plus tendre. Au fond ce n'est que la même chose : Jésus-Christ a aimé l'Eglise et

 

312

 

il l'a faite son Epouse; Jésus-Christ a accompli son mariage avec l'Eglise, et il l'a faite son corps. Voilà la vérité : Deux dans une chair, os de mes os et chair de ma chair (1) : c'est ce qui a été dit d'Adam et d'Eve ; Et c'est, dit l'Apôtre, un grand sacrement en Jésus-Christ et son Eglise (2). Ainsi l'unité de corps est le dernier sceau qui confirme le titre d'Epouse. Louange à Dieu pour l'enchaînement do ces vérités toujours adorables.

XXXIII. Il était de la sagesse de Dieu que l'Eglise nous parût tantôt comme distinguée de Jésus-Christ, lui rendant tes devoirs et ses hommages; tantôt comme n'étant qu'une avec Jésus-Christ, vivant de son Esprit et de sa grâce.

XXXIV. Le nom d’épouse distingue pour réunir ; le nom de corps unit sans confondre, et découvre au contraire la diversité des ministères : unité dans la pluralité, image de la Trinité, c'est l'Eglise.

XXXV. Outre cela, je vois dans le nom à d’épouse la marque de la dignité de l'Eglise. L'Eglise comme corps est subordonnée à son Chef : l'Eglise comme Epouse participe à sa majesté, exerce son autorité, honore sa fécondité. Ainsi le titre d'épouse était nécessaire pour faire regarder l'Eglise comme la compagne fidèle de Jésus-Christ, la dispensatrice de ses grâces, la directrice de sa famille, la mère toujours féconde et la nourrice toujours charitable de tous ses enfants.

XXXVI. Mais comment est-elle Mère des fidèles, si elle n'est que l'union de tous les fidèles? Nous l'avons déjà dit : tout se fait par l'Eglise; c'est-à-dire tout se fait par l'unité. L'Eglise dans son unité et par son esprit d'unité catholique et universelle, est la Mère de tous les particuliers qui composent le corps de l'Eglise : elle les engendre à Jésus-Christ, non en la façon des autres mères, en les produisant de ses entrailles, mais en les tirant de dehors pour les recevoir dans ses entrailles, en se les incorporant à elle-même, et en elle au Saint-Esprit qui l'anime, et par le Saint-Esprit au Fils qui nous l'a donné par son souffle, et par le Fils au Père qui l'a envoyé ; afin que notre société soit en Dieu et avec Dieu Père, Fils et Saint-Esprit (3), qui vit et règne aux siècles

 

1 Genes., II, 23. — 2 Ephes., V, 32. — 3 I Joan., I, 3.

 

313

 

des siècles en unité parfaite et indivisible, Amen. De là vous pouvez entendre comment les évêques et comment le Pape sont les Epoux féconds de l'Eglise, chacun selon sa mesure.

XXXVII. L'Eglise, ainsi que nous avons dit, est féconde par son unité. Le mystère de l'unité de l'Eglise est dans les évêques comme chef du peuple fidèle; et par conséquent l'ordre épiscopal enferme en soi avec plénitude l'esprit de fécondité de l'Eglise. L'épiscopat est un, comme toute l'Eglise est une : les évêques n'ont ensemble qu'un même troupeau, dont chacun conduit une partie inséparable du tout; de sorte qu'en vérité ils sont au tout, et Dieu ne les a partagés que pour la facilité de l'application. Mais pour consommer ce tout en unité, il a donné un pasteur qui est pour le tout, c'est-à-dire, l'apôtre saint Pierre, et en lui tous ses successeurs.

XXXVIII. Ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ, voulant former le mystère de l'unité, choisit les apôtres parmi tout le nombre des disciples ; et voulant consommer le mystère de l'unité, il a choisi l'apôtre saint Pierre pour le préposer seul non-seulement à tout le troupeau, mais encore à tous les pasteurs; afin que l'Eglise, qui est une dans son état invisible avec son chef invisible, fût une dans l'ordre visible de sa dispensation et de sa conduite, avec son chef visible qui est saint Pierre, et celui qui dans la suite des temps doit remplir sa place. Ainsi le mystère de l'unité universelle de l'Eglise est dans l'Eglise romaine et dans le Siège de saint Pierre : et comme il faut juger de la fécondité par l'unité, il se voit avec quelle prérogative d'honneur et de charité le saint Pontife est le Père commun de tous les enfants de l'Eglise. C'est donc pour consommer le mystère de cette unité que saint Pierre a fondé, par son sang et par sa prédication, l'Eglise romaine, comme toute l'antiquité l'a reconnu. Il établit premièrement l'Eglise de Jérusalem pour les Juifs, à qui le royaume de Dieu devait être premièrement annoncé, pour honorer la foi de leurs pères, auxquels Dieu avait fait les promesses : le même saint Pierre l'ayant établie, quitte Jérusalem pour aller à Rome, afin d'honorer la prédestination de Dieu, qui préférait, les gentils aux Juifs dans la grâce de son Evangile; et il établit Rome, qui était chef de la

 

314

 

gentilité, le chef de l'Eglise chrétienne, qui devait être principalement ramassée de la gentilité dispersée, afin que cette même ville, sous l'empire de laquelle étaient réunis tant de peuples et tant de monarchies différentes, fût le siège de l'empire spirituel qui devait unir tous les peuples, depuis le levant jusqu'au couchant, sous l'obéissance de Jésus-Christ, dont à cette ville maîtresse du monde a été portée par saint Pierre la vérité évangélique, afin qu'elle lut servante de Jésus-Christ et Mère de tous ses enfants par sa fidèle servitude. Car avec la vérité de l'Evangile, saint Pierre a porté à cette Eglise la prérogative de son apostolat, c'est-à-dire la proclamation de la foi et l'autorité de la discipline.

XXXIX. Pierre confessant hautement la foi, entend de Jésus-Christ cet oracle (1) : Tu es Pierre, et sur cette Pierre je bâtirai mon Enlise. Saint Pierre déclarant son amour à son Maître, reçoit de lui ce commandement (2) : Pais mes brebis, pais mes agneaux : pais les mères, pais les petits ; pais les forts, pais les infirmes; pais tout le troupeau. Pais, c'est-à-dire conduis. Toi donc, qui es Pierre, publie la foi et pose le fondement : toi qui m'aimes, pais le troupeau et gouverne la discipline.

XL. Ainsi éternellement, tant que l'Eglise sera Eglise, vivra dans le siège de saint Pierre la pureté de la foi et l'ordre de la discipline, avec cette différence que la foi ne recevra jamais aucune tache et que la discipline sera souvent chancelante ; ayant plu à Jésus-Christ, qui a établi son Eglise comme un édifice sacré, qu'il y eût toujours quelque réfection à faire dans le corps du bâtiment, mais que le fondement fût si ferme que jamais il ne pût être ébranlé, parce que les hommes par sa grâce peuvent bien contribuer à l'entretenir, mais ils ne pourraient jamais le rétablir de nouveau; il faudrait que Jésus-Christ vînt encore au monde. Et par là paraît l'effronterie de nos derniers hérétiques, qui n'ont pas rougi de dire dans leur confession de foi, que Dieu avait envoyé Luther et Calvin pour dresser de nouveau l'Eglise. C'est l'affaire de Jésus-Christ : il n'appartenait qu'à lui seul d'ériger cet édifice ; et il fallait pour cela qu'il vînt au monde. Mais

 

1  Matth., XVI, 18. — 2 Joan., XXI, 15 et seq.

 

315

 

comme il avait résolu de n'y venir qu'une fois, il a établi son temple si solidement, qu'il n'aura jamais besoin qu'on le rétablisse, et il suffira seulement qu'on l'entretienne.

XLI. Vous pouvez connaître par tout ceci ce que le Pape et les évêques sont à l'Eglise de Dieu, et je n'ai que ce mot à ajouter, qui me semble une conséquence de ce que j'ai dit, que la grâce du saint Siège apostolique, quoiqu'elle soit pour tous les fidèles, est particulièrement pour les évêques; et cela est si conforme à la discipline de l'Eglise, que je ne puis douter que cela ne soit équitable. J'avais d'autres choses à vous dire : mais peut-être Dieu permettra que je puisse les expliquer mieux de vive voix.

Précédente Accueil Suivante