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LETTRE CLXXXI.
DOM FRANÇOIS LAMI A BOSSUET.

 

Voici de nouveaux éclaircissements (a) à la Démonstration par rapport aux nuages que vous y avez trouvés. Comme je ne me suis d'abord embarqué à les faire que pour ma satisfaction, et si je l'ose dire pour ma propre satisfaction, et que je n'ai songé que tard à les envoyer à Votre Grandeur, vous trouverez rarement que je m'y donne l'honneur de vous adresser la parole; et je crains même que mes manières ne vous y paraissent un peu trop libres. Cela aurait peut-être du m'obliger à les recommencer pour leur donner un autre tour : mais j'ai pensé que vous m'avez ordonné tout fraîchement d'éviter les tours et les insinuations dans ces sortes d'écrits, et d'en user avec une liberté philosophique. Je vous les envoie donc tels qu'ils m'ont d'abord échappé, persuadé qu'au travers de cette liberté vous vous souviendrez toujours de la profonde vénération que j'ai pour Votre Grandeur.

Vous verrez au reste, Monseigneur, dans ces éclaircissements, que je suis fort éloigné d'être attaché au mot de supplément, et plus éloigné encore de dire que Jésus-Christ ait satisfait en faveur des démons : de mes jours cela ne m'est tombé dans l'esprit. Plus je pense à cette petite contestation, plus il me paraît qu'on a besoin de, s'entr'éclaircir dans les disputes. Il y arrive presque toujours que tous les deux partis ont raison et tort à divers égards. Ils ont raison à ne regarder le sujet de la dispute que du côté qu'ils l'envisagent : mais ils ont tort de se condamner mutuellement, parce qu'ils approuveraient à leur tour ce qu'ils condamnent dans leur adversaire, s'ils voyaient ce qu'il voit, et s'ils envisageaient la chose par le côté qu'il la regarde.

 

(a) Ces éclaircissements sont à la suite de cette lettre, avec l'écrit de Bossuet.

 

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Le malentendu vient donc, la plupart du temps, de ce qu'on s'imagine ne voir tous deux que le même côté : car dans cette supposition il faudrait bien que l'un des deux se trompât, puisque l'un nie ce que l'autre affirme. Ainsi celui qui voit étant fort sur de ce qu'il voit, et ne pouvant pas même se tromper à ne juger que de ce qu'il voit, condamne hardiment son adversaire, persuadé que cet adversaire ne regarde la chose que du côté qu'il la voit lui-même. Mais on devrait se faire mutuellement la justice de croire qu'on regarde la chose différemment, puisqu'on en juge diversement; et tout l'usage des disputes ne devrait tendre qu'à s'étudier l'un l'autre, qu'à se tâter pour ainsi dire, et qu'à observer par quel endroit celui à qui on a affaire envisage le sujet de la contestation. C'est une réflexion, Monseigneur, que m’a fait faire le progrès de notre contestation, ce que vous m'accordez et ce que vous me disputez : car enfin ce dernier n'est presque plus réduit qu'à des termes et à des expressions. Mais comme je vous en ai déjà fait un sacrifice, j'espère que rien ne me séparera jamais de Votre Grandeur, et surtout du profond respect avec lequel je suis, etc.

 

SENTIMENT DE M. L'ÉVÊQUE DE MEAUX
Sur la démonstration de dom François Lami, au sujet de la satisfaction de Jésus-Christ (a).

 

Pour décider sur la démonstration de l'auteur, il n'y a qu'à lire la lettre qui l'accompagnait. Par cette lettre il paraît qu'on veut exclure les démons (b) du nombre des damnés, pour lesquels on s'efforce de prouver par la démonstration que Jésus-Christ a satisfait (c) . Mais si la démonstration est concluante, elle doit valoir

 

(a) Collationné sur le manuscrit, qui se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux. — (b) On a seulement dit que dans la proposition de la question, on n’entendait parler que des hommes damnés. — (c) Loin de s'efforcer de prouver que Jésus-Christ a satisfait pour les démons, on l’a formellement nié dans les propositions préambulaires à la démonstration ; et l’on s’est seulement efforcé, dans celle-ci, de prouver que Jésus-Christ fait à sa justice, de l’insuffisance de la satisfaction des damnés. »

 

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pour les démons (a) comme pour les autres damnés. Ce n'est donc pas une bonne et valable démonstration.

Pour en trouver le défaut, il n'y a qu'à considérer le second axiome : « La grandeur et l’énormité du péché se mesurent par la dignité de la personne offensée. » Si l'auteur entend qu'elle se tire de là en partie, j'en conviens : s'il entend qu'elle s'en tire toute entière, je le nie; car il s'ensuivrait que tous les péchés seraient égaux (b).

Je conviens des trois premières propositions, conformément aux définitions que vous avez données de l'ordre essentiel, de la loi éternelle et de la justice. La quatrième proposition a deux parties. Sur la première, qui porte « qu'il est de l'ordre de punir le péché, » je distingue : si vous entendez seulement que cela est conforme à l'ordre, c'est-à-dire que Dieu peut avec justice punir le péché, j'en conviens : Si vous entendez que cela est essentiel (c), en sorte que Dieu ne puisse pas ne le pas punir, c'est détruire l'idée du pardon, de la miséricorde et de la clémence.

Je dis donc qu'il est de l'idée de l'Etre parfait de pouvoir pardonner gratuitement (d), et d'exercer sa bonté quand il lui plaît, même sur des sujets indignes, pourvu qu'ils reconnaissent et détestent leur indignité (e) : car une bonté infinie n'a besoin d'autre raison que d'elle-même pour faire du bien à sa créature (f), parce qu'elle doit trouver en elle-même tout le motif de son action.

 

(a) Ou fera voir tantôt que cela n'est pas : mais quand cela serait, la démonstration n'en serait que plus forte.

(b) On verra tantôt que cela ne s'ensuivrait point, et que cette distinction nuira plus à l'illustre prélat qu'elle ne lui servira. — (c) L'auteur s'est nettement expliqué : il paraît par ses définitions et par la suite des propositions qu'il parle de l'ordre essentiel, immuable, inviolable à Dieu même; de l’ordre que Dieu ne peut pas se dispenser de suivre, et de satisfaire à ce qu'il demande : il ne le peut pas, dis-je, de cette heureuse impuissance qui naît de la plénitude, de l'abondance et de la nécessité de l'amour dont il s'aime lui-même. Or cet ordre ne demande rien plus absolument, plus instamment, plus essentiellement que sa conservation, ni par conséquent rien plus indispensablement que la punition de ce qui le blesse, et que la réparation de ce qui l'offense et l'outrage. Toute idée de clémence qui va à renverser cela, est une idée de clémence toute humaine : mais il y a moyen, sans blesser les droits de l'ordre, de faire voir en Dieu une extrême clémence. — (d) Toujours sauf les droits de l’ordre. — (e) Ils ne le peuvent comme il faut sans médiateur. — (f) D'accord, s'il ne s'agit que de lui faire simplement du bien : mais s'il s'agit de lui faire miséricorde, ou ne voit pas qu'il le puisse qu'en Jésus-Christ, et que satisfait par ses satisfactions.

 

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Je m'arrête encore sur cette parole : Punir le péché : car tous les théologiens sont d'accord que Jésus-Christ pouvait mériter le pardon de tous les hommes, seulement en le demandant, tant à cause de sa dignité qu'à cause de l'éternelle et. inviolable conformité de sa volonté avec celle de son Père : or en demander le pardon (a), ce n'est pas en porter la peine : Dieu donc pouvait pardonner le péché, sans en imposer la peine à Jésus-Christ.

Quant à la preuve qu'on apporte de votre proposition : « Qu'il est de l'ordre de, s'opposer à tout ce qui le blesse, et de punir tout ce qui l'offense, » en entendant comme vous faites qu'on ne peut pas ne le pas punir, cela n'est pas universellement vrai, parce qu'il n'est pas de l'ordre de punir un violentent de l'ordre dont le coupable se repent (b). Or le coupable se peut repentir d'avoir blesse l'ordre (c) : il n'est donc pas toujours de l'ordre de le punir.

Il est vrai que celui qui transgresse l'ordre ne s'en peut repentir que par la grâce de Dieu : mais il est vrai aussi qu'il n'y a nulle répugnance que Dieu lui accorde cette grâce (d), et que pour la lui accorder il n'a besoin que de sa bonté toute seule ; d'où je forme ce raisonnement : Celui qui peut accorder un vrai repentir du péché n'est pas obligé de le punir : or Dieu peut accorder par sa bonté un vrai repentir du péché : il n'est donc pas obligé de le punir, et il n'est pas même possible qu'il le punisse en toute rigueur: autrement il punirait en toute rigueur un péché dont on se repent, et un pécheur qui implore sa miséricorde et qui met sa confiance en elle seule; ce qui est contraire à sa bonté (e).

 

(a) En matière de satisfaction , c'est souvent la plus grande de toutes les peines que de demander pardon, surtout si la personne qui le doit demander est d’une dignité fort éminente ; à plus forte raison si elle est d'une dignité infinie, comme est Jésus-Christ : et ainsi la conséquence est nulle.

(b) Le repentir, s’il est véritable et proportionné à l'offense, est la meilleure de toutes les punitions : un homme pénétré d'une vive et amère contrition ne sent ni les roues, ni les chevalets, ni les flammes.

(c) Il ne le peut sans la grâce : et l’on ne peut pas violer plus visiblement l’ordre que de lui donner cette grâce avant son repentir, puisque c'est récompenser ou favoriser ce qui devrait être puni.

(d) On vient de faire voir cette répugnance ; et l’on ne peut douter que pour accorder cette grâce, il serait besoin d’un médiateur pour réconcilier le pécheur avec Dieu.

(e) Tout ce raisonnement tombe de lui-même, après les trois dernières remarques qu’on vient de faire.

 

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Il ne sert de rien de dire que ce pécheur, qui implore sa miséricorde, demeure toujours pécheur ; car il ne le demeure qu'en présupposant que Dieu ne lui pardonne pas : or il est convenable que Dieu lui pardonne, et il ne peut pas ne lui pas pardonner (a).

Je viens à la seconde partie de la proposition: « L'ordre demande que le péché soit puni à proportion de sa grandeur. » La vérité de cette partie dépend de la première : or la première partie n'est pas véritable (b) ; et je soutiens au contraire que Dieu peut trouver sa gloire à faire surabonder sa grâce où l'iniquité a abondé (c), selon la parole de saint Paul (1). Il ne sert de lien de répondre que saint Paul parle en ce lieu en présupposant la satisfaction de Jésus-Christ (d) : car je maintiens que c'est une chose digne de Dieu par elle-même, de donner sans avoir rien qui le provoque à donner (e), au contraire ayant quelque chose qui le provoque à ne donner pas, parce que c'est en cela que paraît l'infinité de sa clémence. Et la preuve en est bien constante, en ce que gratuitement, et sans être provoqué par aucun bien dans l'homme pécheur, il lui adonné Jésus-Christ (f). Or ce n'est pas à

 

1 Rom., V, 20.

 

(a) Et ainsi tout ce raisonnement se réduit à dire que Dieu ne peut pas punir un péché pardonné, ou un pécheur réconcilié. Il n'y a pas là grand mystère; et assurément il se trouvera peu de gens d'humeur à contester cela : mais un soutiendra toujours que, pour obtenir le pardon de son péché, la créature a besoin d'un médiateur infiniment élevé au-dessus d'elle, et qu'enfin ce n'est qu'en Jésus-Christ que Dieu lui pardonne.

(b) Il est évident par les remarques précédentes, que la première partie est véritable : la seconde Test donc aussi, puisqu'on avoue ici qu'elle dépend de la première.

(c) Il faut toujours ajouter : Sans préjudice de l'ordre, sauf les droits de la justice, sans violer ce qu'il doit à l'ordre de la justice, à la loi éternelle.

(d) Cela sert infiniment : car c'est ce qui fait voir que ce n'est qu'en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que Dieu fait miséricorde, et qu'il sait allier la plus étroite justice avec l'extrême clémence.

(e) Ou conviendra de cela en général : mais de donner et de récompenser ce qui mérite punition, de laisser le crime et le désordre impuni, de laisser blesser, violer, renverser l'ordre de la justice, sans lui faire faire nulle satisfaction lorsqu'on le peut : c'est une clémence malentendue, c'est une bonté de femmelette, c'est ce qui est absolument indigne de Dieu ; c'est enfin ce qui lui est même absolument impossible, étant essentiellement juste comme il est, et aimant comme il fuit invinciblement l’ordre : Impunitum non potest esse peccatum, impunitum esse non decet, non oportet, non est justum, dit saint Augustin en plusieurs endroits. (In Psal. XLIV, n. 18; in Psal. LVIII, n. 13; Serm. XIX, n. 2; Serm. XX, n. 2. )

(f) Dieu n'a donné Jésus-Christ aux hommes, qu'en se le donnant préalablement

 

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cause de Jésus-Christ satisfaisant qu'il lui a donné Jésus - Christ satisfaisant : Dieu donc peut faire du bien, et le plus grand de tous les biens, au pécheur, sans y être invité par d'autres motifs que par celui de sa boute.

De là je tire encore une autre preuve : c'est que le même ordre qui demande que le pécheur soit puni, demande aussi qu'il le soit en la personne du coupable (a) : car c'est là ce qui s'appelle faire justice ; c'est là ce qui s'appelle réparer le désordre du péché, que de le punir où il est et dans celui qui l'a commis. Or Dieu se peut relâcher de la punition du pécheur en sa personne : (b) donc l'ordre qui demande que le péché soit puni, n'est pas un ordre essentiel et indispensable.

Ce qu'on peut encore tourner d'une autre manière. Dieu peut se relâcher par sa bonté du droit qu'il a d'exiger la peine du péché du pécheur même, en acceptant volontairement pour lui la satisfaction d'un autre, comme il a fait celle de Jésus-Christ pour nous; et il pourrait à la rigueur n'accepter pas cette satisfaction étrangère, et exercer tout son droit sur la personne du coupable (c). Donc tout ce qu'on dit ici de l'ordre, ne se peut point entendre d'un ordre absolu et essentiel ; et il est du genre des choses que Dieu peut faire et ne faire pas, selon les diverses fins qu'il se sera proposées,

Sur la cinquième proposition : « La grandeur du péché est infinie, » et sur la preuve qui en est tirée du second axiome, je l'admets avec la restriction que j'ai apportée à cet axiome.

Sur l'éclaircissement où il est dit que « le péché est un néant infiniment opposé à Dieu, et que l'homme, quoiqu'incapable de l'infini qui vient de l'être, ne l'est pas de l'infini qui vient du néant, n j'admets la distinction, en remarquant seulement que le

 

à lui-même et à sa justice : content de la satisfaction que son Fils lui fait, il le donne aux hommes pour leur être favorable, et comme une hostie de propitiation.

(a) Ou de quelqu’un qui satisfasse pour lui.

(b) Pourvu qu’une victime plus digne de la grandeur et de la justice de Dieu, reçoive cette punition : et comme c’est ce que Jésus-Christ a fait, la conséquence qui suit est encore parfaitement nulle.

 

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péché est un néant à la vérité, mais un néant dans un sujet qui, lorsqu'il pèche, a un objet et une manière d'y tendre: nous verrons tantôt quelle conséquence on tire de cette vérité.

Sur la sixième proposition : « Dieu ne peut pas se, dispenser de punir le péché dune peine infinie, ou du moins selon la capacité de souffrir qui se trouve dans le coupable : » je dis que cette proposition, qui dépend nécessairement de la quatrième , ne subsiste plus après qu'elle est détruite (a); et je dis encore que, tant la quatrième proposition que celle-ci, en prenant comme l'on fait dans toutes les deux la peine du péché pour la souffrance, enferme une contradiction manifeste dans l'alternative qu'on met en disant que « Dieu doit punir le péché ou infiniment, ou du moins selon toute la capacité du sujet : » car ou le principe ne conclut rien, ou il conclut absolument pour l’infinité sans l'alternative (b). On n'a osé dire néanmoins que Dieu doit, punir le péché infiniment (c), parce qu'on sait que le pécheur n'est pas capable d'une souffrance infinie, et que la justice ne permet pas qu'on lui demande plus qu'il ne peut avoir. Il a donc fallu apporter l'alternative (d), de le punir du moins selon toute sa capacité. Mais cette alternative n'est pas moins impossible que l'autre (e) ; puisque Dieu ne pouvant jamais épuiser sa puissance, il peut toujours faire souffrir le pécheur de plus en plus jusqu'à l'infini (f). Donc

 

(a) Comme la quatrième proposition n'a pas souffert le moindre petit effort, ainsi qu'il paraît par les remarques précédentes, il est aise de juger que la sixième ne se porte pas mal, puisqu'elle dépend de la quatrième.

(b) Le principe, par lui-même et considéré en général, conclut pour l'infinité : mais comme l'application ne peut s'en faire que sur une créature en particulier, et que toute créature est finie, il conclut nécessairement pour toute la souffrance dont la créature est capable.

(c) C'est une retenue bien forcée que celle-là, et dont l'auteur ne, se fait guère d'honneur. Il faudrait être bien extravagant pour oser dire qu'il y a dix mille écus dans une bourse où l’on sait qu'il n'y en a pas mille.

(d) Assurément cette nécessité n'a rien en de fâcheux pour l'auteur.

(e) On ne sait pas de quelle autre alternative ou veut parler eu cet endroit (1).

(f) Si ce n'est pas là une contradiction, on n'entend rien à tout ceci. On vient de dire que la capacité du pécheur est finie, qu'il ne peut pas souffrir à l'infini ; et l'on ajoute ici que « Dieu le peut faire souffrir jusqu'à l'infini : » pouvoir souffrir à l'infini et ne pouvoir souffrir à l'infini, rien peut-il se contredire plus

 

1 Bossuet veut parler d'une peine du péché actuellement infinie, dont il s'agit dans le premier membre de la sixième proposition qu'il réfute.

 

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il n'est pas possible qu'il le punisse selon toute sa capacité : et ainsi cette alternative est autant impossible que la première, et l'on le tombe dans l'absurdité que l'on avait voulu éviter.

Sur la septième proposition : « Le péché n'est puni dans les hommes damnés, ni infiniment, ni selon toute la capacité qu'ils ont de souffrir (a). » L'auteur tombe ici dans une erreur manifeste faute d'avoir pris garde que la difformité du pèche se tire de deux endroits : l'une du côté de Dieu, dont elle nous prive ; l'autre, du côté de son objet, qu'on appelle spécificatif, et de la manière de s'y porter (b). C'est dans le premier égard qu'il est infini ; et à cet égard aussi il est puni infiniment : car l'auteur a mis l'infinité du péché dans son infini néant. Le pécheur sera donc de ce côté puni infiniment, si on le laisse dans ce néant infini, et qu'on le prive éternellement et nécessairement de Dieu, dont il s'est privé volontairement. Mais du côté de l'objet spécificatif, et de la manière de s'y porter, il n'est point vrai que le péché ait une difformité infinie; autrement tous les péchés seraient égaux (c) : et il n'est point vrai par conséquent que Dieu le doive punir infiniment à cet égard; autrement Dieu serait injuste en punissant les péchés inégalement : d'où il s'ensuit encore que l'auteur se trompe, en disant que Dieu doit punir le péché par une souffrance

 

Formellement (1) ? Il faut donc, dire que, quoique la puissance de Dieu soit infinie, elle se trouve quelquefois bornée dans ses effets par les limites du sujet sur lequel elle agit. En voilà assez pour juger de la justesse des deux conséquences qui suivent ici, dont la première fait encore une évidente contradiction avec ce qui a été dit de la capacité finie du pécheur.

(a) Cela effraie d'abord, mais il faut suspendre son jugement.

(b) On se rassure en cet endroit : car enfin toute l'erreur ne serait donc que de n’avoir pas pris garde à cet objet spécificatif; erreur qui assurément ne serait pas contre la foi. Mais d'où sait-on qu'il n’y a pas pris garde? C'est qu'il n’a parlé que de l’énormité qui se tire de la dignité de la personne. Quelle conséquence ! Si cette seule énormité lui suffisait, a-t-il dû parler d'une seconde ?  si de cette seule difformité, il pouvait inférer la nécessité d’une peine infinie, a-t-il été obligé d’en chercher encore une seconde ? Mais enfin qu'on en cherche tant qu’on en voudra, plus l’on en trouvera, plus le péché méritera d’être qui, et par conséquent plus l'auteur aura ce qu'il prétend.

(c) On ne voit pas la raison de cette conséquence ; car entre deux infinis il peut y avoir une forte inégalité. Entre une infinité d'hommes et l'infinité conclut de l'infinité des cheveux de ces hommes, il y a une extrême différence. On voit que l'auteur conclut de l’infini potentiel à l’infini actuel. Pure chicane !

 

1 Bossuet n’a pas dit que le pécheur ne peut souffrir à l’infini ; mais qu’il n’est pas capable d’une souffrance actuellement infinie ; ce qui est bien différent.

 

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infinie, ou du moins par une souffrance qui égale la capacité du sujet. Car l'infinité du péché, comme néant, est suffisamment punie par la perte du bien infini qui est Dieu : et pour ce qui est de l'autre partie de son énormité. ni on ne la doit punir par une peine infinie, puisque en ce sens elle n'a point d'infinité ; ni on ne la doit punir selon la capacité, mais selon l'indignité du sujet.

A la forme, je réponds donc que du côté que le péché est infini, il est aussi puni infiniment (a) ; et du côté qu'il est fini, il est vrai qu'il n'est pas puni infiniment, ni même selon toute la capacité du sujet, parce qu'il ne le doit pas être, et que ce n'est pas la capacité, mais l'indignité du sujet qui est la règle de la peine.

Je tourne ma réponse en démonstration contre l'auteur, en cette sorte : Celui qui peut punir le péché dans le pécheur même, selon tout ce, qu'il a de malice, en peut tirer une parfaite satisfaction : or est-il que Dieu peut punir le péché dans le pécheur même selon tout ce qu'il a de malice, en le punissant du côté qu'il est infini par la soustraction du bien infini qui est lui-même, et du côté qu'il est fini par divers degrés de souffrances proportionnées aux divers péchés (b) selon les règles que Dieu sait : par

 

(a) Si du côté que le péché est infini il est puni infiniment, pourquoi l'auteur, qui le regarde principalement de ce côté-là, se trompe-t-il, en disant que Dieu doit punir le péché par une souffrance infinie ? Est-ce que Dieu punit le péché plus qu'il ne doit? Il est malaisé de sauver ceci de contradiction; à moins qu'on ne prétende qu'être puni infiniment, c'est ne rien souffrir. Ce serait certes une étrange punition.

 

(b) Je me doutais bien qu'on regardait ce qu'on appelle ici punition infinie, c'est-à-dire la soustraction du bien infini qui est Dieu même, comme n'étant ni douloureuse ni pénible : cela paraît assez de ce qu'on l'oppose aux souffrances. C'est l'idée vulgaire que les hommes grossiers se forment de l'enfer : ils regardent le feu matériel comme terrible et la privation de Dieu comme un rien, ou du moins comme quelque chose qui ne leur sera pas fort incommode, ne se trouvant pas fort incommodés d'être privés de Dieu dans cette vie an milieu de leur- désordres. De sorte que si avec cela on vient à regarder le feu de l'enfer comme fabuleux. ainsi que font quelques prétendus esprits forts, la privation de Dieu n'ayant rien de pénible-, tout l'enfer ne passera plus que comme un vain fantôme, dont il n'y a que les enfants qui se laissent effrayer. Mais en vérité, il serait bien étrange qu'un prêtai infiniment éclairé ne regardât pas la privation de Dieu comme la dernière de toutes les souffrances ; qu'il ne la regardât que comme une pure privation de plaisir, et non pas comme causant une insupportable douleur. Quoi ! l'absence et la privation d'une misérable créature sera quelquefois si pénible et si douloureuse à un homme, qu'il en

 

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conséquent il peut tirer du pécheur même une entière et parfaite satisfaction. Donc le recours à la satisfaction de Jésus-Christ n'est pas nécessaire, et toute la machine est en pièces.

 

 

séchera sur les pieds; et la privation du bien infini, qui est Dieu, n'aura rien de pareil ? Que les saints ont eu bien d'autres sentiments de cette privation de Dieu ! Sainte Catherine de Gènes, si éclairée sur l'état des âmes après la mort, ne regarde les feux terribles de l'enfer et du purgatoire que comme un rafraîchissement, que comme un pur rien, en comparaison de ces amertumes insupportables, de ces douleurs cuisantes, de ces flammes intérieures et dévorantes, dont lame des pécheurs est pénétrée et tourmentée par la seule privation de Dieu.

Et il ne faut pas s'imaginer que ces peine-, qui reviennent de la privation de Dieu, soient égales dans tous les damnés. Il est vrai que la privation est égale ; mais la peine de la privation est plus ou moins grande, à proportion des divers degrés d'éloignement de Dieu renfermés dans le péché. Et c'est apparemment à quoi l'illustre prélat ne prend pas garde, lorsqu'il m'objecte si souvent que si l'énormité du péché se mesurait par la dignité de la personne offensée, tous les péchés seraient égaux (1).

Mais enfin, pour trancher eu deux mots toute cette contestation , je me sers d'un dilemme que je puis opposer comme une démonstration à la prétendue démonstration de l'illustre prélat.

Ou la privation de Dieu, dont on punit le pécheur, est pénible et douloureuse à ce pécheur, ou non : si elle ne lui est pas douloureuse, quelle espèce de punition e.-l celle qui ne cause nulle peine et nulle douleur? et quelle apparence que l'ordre puisse être satisfait, si un homme qui par son péché mérite une peine infinie, ne souffre nulle peine?

Mais, dira-t-on, s'il ne souffre nulle peine, du moins est-il privé d'un grand bien. D'accord ; mais c'est un bien qu'il a si fort négligé, qu'il s'en est privé volontairement; c'est un bien dont il y a mille gens assez brutaux pour vouloir se passer pendant toute l'éternité, pourvu qu'ils puissent jouir des misérables créatures. Etrange punition que celle qui ne consiste qu'à priver les hommes d'un bien qu’ils ont été assez brutaux pour mépriser, et dont ils se sont fait un plaisir de s'éloigner! Plaisante satisfaction que celle qui n'offre et qui ne sacrifie que ce dont on a bien voulu se passer ! Un homme ne serait-il pas bien puni, qui plein d'aversion pour son prince , après avoir refusé avec insulte sa bienveillance et ses faveurs, et s'être retiré de la Cour avec mépris, ne serait châtié que par une lettre de cachet qui lui défendrait simplement de paraître jamais devant le Roi?

Mais, dira-ton encore, cette privation de Dieu à une âme séparée du corps, lui sera bien autrement pénible et douloureuse qu'elle n'est en cette vie; et est en cela que consiste leur punition. Voilà donc où il en faut venir : il faut convenir que cette privation est pénible et douloureuse aux damnés, et qu'elle n’est même punition qu’autant qu'elle est pénible : car assurément, qu'on en dise ce qu’on voudra, une privation dont on ne ressent nulle peine, n'est pas une punition.

Cela donc supposé comme la première partie de notre dilemme, voici de quelle manière je raisonne.

L’ordre demande que la punition soit proportionnée à l'énormité de l'offense :

 

(1) Dom Lami pour pouvoir raisonner à son aise, prête ici à Bossuet des sentiments bien opposés à ceux qu’il soutient, puisque plus la privation de Dieu sera une peine grande , douloureuse, insupportable, plus la justice de Dieu tirera du pécheur une satisfaction pleine et entière, sans avoir besoin de chercher un supplément dans celle de Jésus-Christ.

 

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Qu'ainsi ne soit, je le démontre ex concessis. L'auteur accorde dans sa lettre que sa proposition ni sa démonstration ne comprend pas le démon (a) : or est-il que le péché du démon n'est pas moins infini que celui de l'homme, et il n'est pas plus infiniment puni que celui de l'homme (b) : par conséquent de deux choses l'une, ou Dieu ne reçoit aucune satisfaction suffisante poulie péché du démon, et tous les principes de l'auteur s'en vont en fumée; ou il est vrai que Dieu peut tirer une satisfaction suffisante du pécheur même, sans aucun rapport à Jésus-Christ; et la démonstration tombe encore.

L'auteur n'a maintenant qu'à considérer d'où vient qu'il n'a osé comprendre le démon dans sa proposition. C'est qu'il a vu

 

or le péché est d'une énormité infinie du côté qu'il regarde Dieu, ainsi que le reconnaît l'illustre prélat : donc l’ordre demande que la peine qui revient au pécheur, de la privation de Dieu, soit infinie. Mais le pécheur n'est pas capable dune peine infinie, comme je le suppose : il ne sera donc jamais puni autant qu'il le mérite, ni selon toute l'énormité de son péché : il ne peut donc par lui-même faire à Dieu une entière satisfaction : Dieu ne peut donc tirer une pleine satisfaction pour le péché, si Jésus-Christ ne s'en mêle : et par conséquent il est faux que le recours à la satisfaction de Jésus-Christ ne soit pas nécessaire et il faut avouer qu'il l'est d'autant plus en cette rencontre, que si les damnés ne sont pas punis selon toute la capacité qu'ils ont de souffrir, ce ne peut être que parce que Dieu trouve en Jésus-Christ une pleine et entière satisfaction. Ainsi toute la Démonstration avec la permission de l'illustre prélat, subsiste mieux que, jamais.

(a) L'auteur dit seulement que dans la proposition de question, il n'a voulu parler que des hommes damnés : mais cela n'empêche pas que sa démonstration ne puisse prouver quelque chose de plus. Un homme qui entreprend de prouver qu'on lui doit dix louis, ne sera point trompé si sa preuve va à lui eu assurer vingt.

(b) Il y aurait quelque chose à redire à la forme de cet argument, si l'on voulait chicaner; mais rien n'est plus éloigné de mon esprit. Je m'arrête seulement à cette seconde partie de la mineure, dans laquelle on dit « que le péché du démon n'est pas plus infiniment puni que celui de l'homme ; » car il est vrai qu'il ne l'est pas plus infiniment, parce que ni l'un ni l'autre ne le sont infiniment, l'homme ni le démon n'étant pas capables d'une peine infinie.

Mais premièrement, ne pourrait-on point soutenir que le démon est plus puni que l'homme, c'est-à-dire qu'il est puni selon toute sa capacité de souffrir? C'en serait assez pour faire voir que la Démonstration n'est pas aussi concluante, pour les démons comme pour les hommes damnés, contre ce que l'illustre prélat a prétendu au commencement.

Secondement, je veux néanmoins que le démon ne soit pas plus puni que l'homme : qu'eu conclura-t on? Que Dieu ne reçoit aucune satisfaction suffisante pour le péché du démon. D'accord : il ne la recevra pas du démon : mais qui empêche que conformément aux principes de la Démonstration, ou ne dise que Dieu se dédommage sur Jésus-Christ de ce qui manque au démon pour satisfaire à la justice divine? C'est, réplique-t-on, qu'il faudrait dire que Jésus-Christ est le Sauveur du diable et de ses anges, et qu'il satisfait pour eux.

 

 

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qu'en l'y comprenant, il faudrait dire que Jésus-Christ est Le Sauveur du diable et de ses anges, et qu'il satisfait pour eux (a) : or cette doctrine lui a fait trop de peine. Il doit donc détruire lui-même sa démonstration qui le mène là.

Et certainement, si Jésus-Christ avait offert pour les démons sa satisfaction infinie, il faudrait qu'ils pussent être sauvés : car la satisfaction se fait à celui à qui on doit, à la décharge du débiteur. Tout ce donc qu'on supposerait que Jésus-Christ aurait payé pour les démons, devrait être à leur décharge : et s'il avait pave jusqu'à l'infini, ils pourraient être déchargés jusqu'à l'infini, et par conséquent être sauvés; ce qui étant une erreur manifeste, toute proposition où celle-là es! renfermée est digne de censure (b).

 

(a) Mais premièrement, si cette conséquence avait quelque solidité, ce serait à l'illustre prélat qui me l'objecte beaucoup plus qu'à moi à s'en défendre, puisqu'il déclare, comme nous le verrons plus bas, « qu'on peut dire que la satisfaction de Jésus-Christ apporte quelque soulagement aux damnés, et mène aux démons; et que Dieu pour l'amour de Jésus-Christ, punit les damnés et même les démons au-dessous de leurs mérites, et qu'ils doivent cet adoucissement aux mérites infinis de Jésus-Christ. » Pour moi je n'en voudrais pas tant dire : je ne voudrais pas dire, sans quelque adoucissement, que ce soit pour l'amour de Jésus-Christ que Dieu punisse les démons au-dessous de leurs mérites, ni que les démons doivent cet adoucissement aux mérites infinis de Jésus Christ; mais seulement que Jésus-Christ ayant satisfait à la justice divine; dans la seule vue des intérêts de son Père, et sans nulle bonne volonté pour les démons Dieu pleinement satisfait prend occasion de la satisfaction infinie de Jésus-Christ, de mêler quelque adoucissement dans les peines des démons, à peu près comme j’ai dit des hommes damnés sur la fin de la Démonstration.

Et par là, secondement, l'on voit que je suis bien éloigné de dire « que Jésus-Christ soit le sauveur des démons, et qu'il ait satisfait pour eux, » puisque je soutiens qu'il n'a eu nulle bonne volonté pour eux. S’il n'y a donc que cela qui me fasse de la peine, ou qui m'oblige à détruire ma Démonstration, je n'ai qu'à demeurer tranquille, et qu'à penser à édifier de pareilles démonstrations plutôt qu’à les détruire.

(b) C’est à l’illustre prélat à se sauver et de cette erreur et de sa censure , puisque assurément si cette erreur est renfermée dans quelqu'une de ses propositions ou des miennes, il est facile de juger par le parallèle que j'en viens de faire, que c’est beaucoup plutôt dans les siennes. Car enfin je ne dis point que Jésus-Christ ait offert pour les démons sa satisfaction infinie : je nie même dans la Démonstration, qu’il l’ait offerte pour les hommes damnés ; et je dis seulement, comme on l’a vu plus haut, que « Jésus-Christ ayant satisfait à la justice divine dans la seule vue des intérêts de son Père et sans nulle bonne volonté pour les démons, Dieu  pleinement satisfait en prend occasion de modérer leurs peines. » Si c’est là sauver les démons et rendre Jésus-Christ leur sauveur, sûrement l’illustre prélat peut se tenir certain qu’il a fait ce grand mal beaucoup plus formellement que moi.

 

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Je conclus que la doctrine de la quatrième, cinquième, sixième et septième proposition, avec celle des deux corollaires, ne peuvent pas être reçues dans la saine théologie (a).

Je ne trouve pas moins d'absurdité dans la huitième proposition, que voici : « Dieu ne peut retrouver qu'en Jésus-Christ et dans ses satisfactions, ce qui manque à la satisfaction des damnés. » Je, dis que cette proposition est insoutenable dans le dessein de l'auteur : car encore qu'il ait trouvé à propos de nous le cacher par sa prudence, on voit bien qu'il en veut venir à la nécessité absolue de l'incarnation (b), pour suppléer à l’impossibilité où Dieu serait sans cela de satisfaire à sa justice. Or cette doctrine est insoutenable, puisqu'elle suppose qu'il était absolument impossible que Dieu laissât tous les hommes dans la niasse d'Adam ; ce qui est combattu par saint Augustin et par toute la tradition.

Savoir maintenant si l'on peut dire que la satisfaction de Jésus-Christ apporte quelque soulagement aux damnés et même aux démons, je crois qu'on le peut résoudre par une opinion très-commune dans l'Ecole. On y dit que Dieu récompense au-dessus, et punit au-dessous des mérites : on apporte pour le prouver ce

 

(a) S'il n'y a que ce que l'illustre prélat m'a objecté jusqu'ici qui s'oppose à cette réception, il me permettra, après tout ce que je lui ai répondu, de conclure que ces propositions doivent être reçues dans la saine théologie.

(b) Assurément l'illustre prélat voit plus clair dans mon cœur que je n'y vois moi-même : car j'avoue que je n'y avais nullement aperçu ce dessein en aucun endroit de la Démonstration.

Mais enfin je veux que mon dessein ait été d'établir également la nécessité des satisfactions de Jésus-Christ et la nécessité de l'incarnation. Ces propositions sont-elles absurdes et insoutenables ? Oui, dit-on, parce qu'il s'ensuit qu'il était absolument impossible que Dieu laissât tous les hommes dans la masse d'Adam. Mais je nie absolument cette conséquence. Il est aisé de faire voir qu'elle n'a nulle liaison avec les propositions dont on la tire. Il y a une fort grande différence entre satisfaire à Dieu pour les péchés des hommes, et vouloir que cette satisfaction soit favorable aux hommes. Les magistrats d'une ville peuvent fort bien satisfaire au roi pour la révolte de quelques séditieux, sans prétendre par là les exempter du supplice. Ainsi Jésus-Christ a pu satisfaite à sou Père pour le péché des hommes, sans prétendre par là les délivrer de la punition, ni les tirer de la masse de perdition. Et l'on voit assez souvent que, lorsqu'il est arrivé quelque profanation au Saint-Sacrement de nos autels, l'on fait à la justice divine toutes les réparations et toutes les satisfactions dont on est capable, sans prétendre par là décharger les criminels des peines qu'ils ont encourues par cette profanation.

 

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texte du psaume : Cùm iratus fueris, misericordiœ recordaberis (1), et quelques autres.

Je ne vois pas, dans cette opinion, qu'il soit mal de dire que les damnés doivent cet adoucissement aux mérites infinis de Jésus-Christ, auxquels Dieu a plus d'égard que ne méritait leur ingratitude ; et si l'auteur n'eût voulu dire que cela, j'aurais peut-être laissé passer sa proposition (a) avec quelques adoucissements dans les termes. Mais si c'était là ce qu'il voulait dire, il n'aurait pas fallu nous parler de l'indispensable besoin d'une satisfaction infinie (b), puisque cet adoucissement de la divine miséricorde envers les damnés n'allant nullement à ôter ce qu'il y a d'infini dans leurs peines (c), une infinie satisfaction n'y était pas nécessaire.

On voit donc bien où l'auteur en voulait venir : c'était à la prétendue démonstration de la nécessité de l'incarnation (d), pour procurer à la justice de Dieu une satisfaction dont il n'était pas possible qu'elle se passât; et c'est là que je trouve trois erreurs (e) : la première, que Dieu ne puisse pas laisser les hommes dans la masse de perdition (f) ; la seconde, qu'il ait besoin de la satisfaction infinie de Jésus-Christ pour les damnés, sans qu'on en puisse excepter les démons (g); en sorte qu'il ne put pas ne

 

1 Habac., III, 2.

 

(a) Laissez-la donc passer, Monseigneur; car assurément je n'en ai de mes jours tant prétendu.

(b) C'était une nécessité d'en parler pour soutenir les intérêts de l'ordre et de la justice : car Dieu les aimant invinciblement, comme on l'a démontré, ne peut pas  abandonner leurs intérêts : et ce principe , au reste , établit incomparablement mieux que celui que l'illustre prélat a emprunté de l'Ecole, l'indulgence qui revient aux damnés des mérites de Jésus-Christ.

(c) Ce n'est nullement pour diminuer les peines des damnés, ni pour en ôter ce qu'il y a d'infini, puisqu'on ne les croit pas infinies, qu'on admet la nécessité de la satisfaction infinie de Jésus-Christ : c'est uniquement pour satisfaire à l’ordre et à la justice divine. Il faut voir ce qu'on a dit, dans la remarque sur cette prétendue  infinité de peines.

(d) J’ai déjà dit que ce n'était point là mon dessein. Mais enfin je veux que ce le soit : est-il si criminel?

(e) Oui, dit l’illustre prélat : « C'est là que je trouve trois erreurs. » C'est être bien libéral d’erreurs : mais encore voyons donc quelles elles sont.

(f) Mais j’ai déjà fait voir que cette proposition n'est nullement comprise dans la nécessité de l’incarnation.

(g) Est-il possible qu’on ne veuille pas voir qu'il y a une extrême différence entre satisfaire pour la faute d'un criminel et satisfaire en faveur et à la décharge du criminel, entre satisfaire pour l’amour de la personne offensée et satisfaire

 

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pas satisfaire infiniment pour ceux à qui positivement il ne voulait pas appliquer sa satisfaction infinie : et la troisième, où l'on veut venir par les deux autres, que supposé le péché ou des démons ou des hommes, Dieu soit autant nécessité d'incarner son Fils (a) que de s'aimer lui-même ; en sorte que l'œuvre de la plus grande miséricorde et de l'amour le plus gratuit, soit en même temps l'œuvre de la plus grande et de la plus inévitable nécessité.

Je condamne hardiment ces trois propositions (b) comme inouïes dans l'Eglise, et comme contraires à la tradition et à la théologie de nos pères.

Quand l'auteur se voudra réduire à soutenir seulement que Dieu, pour l'amour de Jésus-Christ, punit les damnés, et même si l'on veut les démons, au-dessous de leurs mérites (c), selon mes lumières présentes je ne m'y opposerai pas. Mais j'espère aussi qu'il voudra bien corriger cette proposition, « que les satisfactions de Jésus-Christ soient un supplément de celle des

 

 

pour l'amour du coupable, entre offrir à Dieu une satisfaction par un pur zèle de la justice et vouloir que cette satisfaction soit encore favorable aux criminels ? Cette différence saute aux yeux ; et il est, ce me semble, très-aisé à comprendre qu'il se peut très-bien faire que Dieu ait besoin de la satisfaction infinie de Jésus-Christ pour les péchés des damnés, sans que pour cela on puisse dire que Jésus-Christ ait satisfait en leur faveur, et sans qu'il ait eu nulle bonne volonté pour eux.

 

(a) Mais ce n'est pas là une troisième erreur comprise dans la proposition : ce n'est que la proposition même en question. Voici néanmoins quelque chose de différent qu'on y oppose.

C'est, dit l’illustre prélat, qu'à ce compte il faudra que « l'œuvre de la plus grande miséricorde et de l'amour le plus gratuit, soit en même temps l'œuvre de la plus grande et de la plus inévitable nécessité. »

Mais ce qu'on regarde là comme une contradiction, loin d'être une erreur est ce qui fait une partie de la grandeur du mystère : en voici le dénouement! Le mystère de l'Incarnation regardé par rapport à Dieu, est dans cette supposition d'une inévitable nécessité, parce que la justice, la loi éternelle, Tordre inviolable le demandent : nais il est en même temps l'œuvre de la plus grande miséricorde et de l'amour le plus gratuit, parce que Dieu a bien voulu que les hommes y eussent part; et que Jésus-Christ a bien voulu répandre son sang, pour retirer ,de la damnation de misérables et d'indignes pécheurs, pouvant justement les y laisser.

(b) On espère que l'illustre prélat voudra bien lever ces censures, lorsqu'il se sera donné la peine de lire nos éclaircissements.

(c) Je vous ai déjà dit, Monseigneur, que bien loin d'avoir peine à me réduire à cette proposition, je n'en demande pas tant; et que toute ma peine en m'y réduisant, serait d'en dire peut-être trop et toujours plus que je ne voudrais.

 

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damnés : » car ce terme de supplément est dur et odieux, pour deux raisons : l'une, à cause que c'est mal parler de la satisfaction de Jésus-Christ, qui pourrait acquitter la dette entière, de la faire considérer comme un supplément : l'autre est, mon révérend Père, que, quoi que vous puissiez dire, ce qui est regardé comme un supplément ne fait qu'un seul et même paiement total avec la somme, dont il supplée le défaut. Avec ces deux correctifs, j'accorde sur ce sujet tout ce qu'il vous plaira (a). Mais si je devine bien, vous ne vous soucierez guère en cela de ma complaisance, puisque vous n'y trouverez pas votre incarnation démontrée, qui est le but où vous tendez avec votre ami, et où je puis bien vous assurer que vous ne ferez jamais venir les orthodoxes (b).

Que si vous me demandez maintenant d'où vient donc que Dieu a pris cette voie de la satisfaction de Jésus-Christ : quand je dirai que je n'en sais rien, et que j'aime mieux demeurer court sur cette demande que d'y chercher des réponses contraires à l'analogie de la foi (c), il faudra en demeurer là. Je crois néanmoins pouvoir trouver dans les Ecritures et dans la doctrine des

 

(a) Nous voilà donc, Monseigneur, parfaitement d'accord sur cette proposition, qui semblait d'abord m'éloigner de Votre Grandeur par de si prodigieux espaces. Car assurément le mot de supplément ne me tient nullement au cœur : et quoique après les explications que je lui ai données dans la Démonstration et dans la lettre qui l'accompagnait, il ne doive faire nulle difficulté, néanmoins je vous l'abandonne, n'étant nullement d'humeur à disputer d'un mot.

(b) Je me suis déjà expliqué là-dessus; et assurément les orthodoxes ne devraient avoir nulle peine à se rendre à un sentiment qui paraît si avantageux à la religion, et d'une si grande force contre les libertins et les sociniens.

(c) Est-il possible qu'il raille regarder comme contraire à l'analogie de la loi, de dire qu'il n'y a eu qu'un Homme-Dieu qui ait pu satisfaire en rigueur à la justice divine, et nous réconcilier avec Dieu? Et n'est-ce pas ce que saint Paul insinue en tant d'endroits de son Epître aux Hébreux, et ce qu'il marque surtout par ces paroles : Talis enim decebat ut nobis Pontifex, sanctus, innoncens, impollutus, segragatus à peccatoribus, et excelsior caelis factus, etc. (Hébr., VII, 26.)

Le malentendu de tout cela, c'est que dans l'incarnation on ne veut songer qu’à l’intérêt de l'homme, et point du tout aux intérêts de Dieu, ni de sa justice. Si cependant on voulait examiner les saintes Ecritures sous ces deux regards, on trouverait que quelques soin qu'elles aient eu de nous rendre l'incarnation aimable du côté de notre intérêt, elles n'en ont pas moins eu de nous la rendre vénérable du côté de la gloire de Dieu et de l’intérêt de sa justice. Gloria in excelsis Deo, et in terrà pax hominibus bonae voluntatis : voilà les deux fins de la nouvelle aux hommes : premièrement, la réparation de la gloire de Dieu avant toutes choses, Gloria Deo ;

 et puis la réconciliation des hommes, Pax

 

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saints, un dénouement plus solide et plus simple de toutes les questions de la satisfaction de Jésus-Christ. Mais ce n'est pas de quoi il s'agit, et je ne veux pas m'engager dans cette matière : tout ce que j'en puis dire en trois mots, c'est que quiconque croira trouver dans les satisfactions de Jésus-Christ les règles d'une justice étroite, demeurera court en deux endroits essentiels : l'un, quand il faudra expliquer comment Jésus-Christ a satisfait à la seconde Personne de la Trinité (a), c'est-à-dire à lui-même; et l'autre, comment on sauve la justice étroite dans une satisfaction où ce n'est point le coupable même qui est puni en sa personne  (b).

 

(a) On ne voit pas qu'il y ait là une fort grande difficulté, ni que rien de cela empêche que la satisfaction de Jésus-Christ ne soit parfaitement étroite. Car premièrement, comme le péché est opposé à la sainteté de Dieu et à l'ordre qui, comme nous l'avons dit dans la Démonstration, consiste dans les rapports qui se trouvent entre les perfections comprises dans l'essence divine, il est visible que le péché regarde Dieu comme Dieu, et non pas comme Trinité : et qu'ainsi il suffit que la satisfaction regarde Dieu selon ce qu'il a d'absolu, et non pas selon ce qu'il a de relatif, sans qu'il soit besoin que la seconde personne se satisfasse à elle-même comme personne. Secondement, ou ne peut pas imaginer une plus étroite justice que celle où l’on paie un prix infini, et que celle où c'est un Dieu qui satisfait.

(b) Mais, dit-on, ce n'est pas le coupable même. Non , Dieu a jugé à propos de l'épargner dans la vue de sou grand dessein : mais c'est une personne divine, chargée de toutes les livrées du coupable, c'est à-dire revêtue de sa nature, de ses faiblesses, de ses infirmités et enfin de tout ce qui lui appartient, le péché excepté : peut-il y avoir une plus terrible justice ?

On peut encore ajouter que Jésus-Christ a satisfait à la seconde Personne de la Trinité, c'est-à-dire à lui-même. Il est vrai qu'on ne conçoit pas qu'une personne «lui ne subsiste qu'en une nature et qui ne termine qu'une nature, puisse se satisfaire à soi-même Mais si elle subsiste eu deux natures, et qu'elle termine deux natures, comme la Personne du Verbe termine la nature divine et la nature humaine, il est aisé de concevoir que cette adorable Personne, en tant que terminant In nature humaine , se satisfasse à soi-même en tant que terminant la nature divine.

Il ne faut pas une plus grande distinction pour une satisfaction étroite que pour une vraie obéissance. Or Jésus-Christ, quoique vraiment Dieu, a véritablement obéi à Dieu, et conséquemment à soi-même : il a donc pu aussi se faire satisfaction à soi-même.

 

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APPENDICE. Objections contre la démonstration (a).

 

J’ai lu et relu avec bien du plaisir votre Démonstration, non pas à la vérité avec ce plaisir qu'on a quand on sent son esprit enlevé et emporté par une entière conviction, car franchement la Démonstration n'a point eu sur le mien cet effet ; mais avec ce plaisir et cette satisfaction qu'on ressent quand on voit une preuve autant bien suivie, et une opinion autant bien soutenue qu'elles le peuvent être. Vous aurez beaucoup avancé quand vous m'aurez bien prouvé la quatrième proposition, et qu'on n'y doit pas mettre la limitation que je crois y devoir entrer.

« Il est de l'ordre de punir le péché, » dites-vous; et j'en conviens, si la personne offensée ne se relâche pas de son droit. « L'ordre demande, ajoutez-vous, que le péché soit puni à proportion de sa grandeur : » cela est encore vrai, à moins que la personne offensée ne veuille bien diminuer quelque chose en faveur du coupable. Or je ne vois point qu'il soit contre l'ordre que Dieu se relâche de son droit, et qu'il ne punisse pas le coupable dans toute la rigueur. Cela, ce me semble, doit être considéré comme très-libre en Dieu ; et la réparation de sa justice en toute rigueur ne doit être regardée que comme un bien borné et limité, qu'il lui est entièrement libre de prendre ou de ne prendre pas.

 

(a) Les premiers éditeurs disent : « Le recueil d'où nous avons tiré toutes ces lettres, contenant encore d'autres pièces relatives à la même contestation, nous avons cm faire plaisir au lecteur en lui dormant ici l'extrait des témoignages qui confirment le jugement que Bossuet a porté de cette question. »

Parmi les témoignages qui confirment le jugement de Bossuet, comme on s'exprime, se trouvent les objections contre la Démonstration. Qui en est l'auteur? Nous soupçonnerions que ce pourrait être Nicole, répondent les bénédictins des Blancs-Manteaux; mais nous ne pouvons que le conjecturer; parce que le manuscrit ne s'explique point assez clairement. La manière dont le père Lami lui répond, nous donne à entendre que celui à qui il écrivait était un homme d’un mérite distingué. « Il paraît, lui dit-il, que vous n’avez pas jugé la Démonstration indigne de votre application, puisque vous l'avez même honorée de votre critique. Je l’en aime mieux, de s’être attiré cet honneur; et ce n'est que pour la mettre en état de le mieux soutenir, que je vais tâcher de l’appuyer un peu contre vos attaques. »

 

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Quant à ce que l'on dit, « qu'il aime invinciblement sa justice ; » je crois que la proposition est véritable en ce sens, qu'il aime invinciblement sa justice comme un attribut inséparable de lui-même, mais non pas en ce sens qu'il aime invinciblement la réparation de sa justice en toute rigueur. Car encore bien que cette réparation en toute rigueur doive être quelque chose d'infini, c'est pourtant quelque chose hors de Dieu qui ne lui est point essentiel, et qui par conséquent doit lui être très-libre : et c'est en ce sens que j'ai dit que c'est un bien limité et borné, à peu près comme les théologiens disent du mystère de l'Incarnation.

 

Instance contre la Démonstration (a).

Je tiens que l'ordre est en effet immuable, et je suis fort éloigné de croire qu'il soit arbitraire en Dieu. Mais encore que l'ordre soit immuable, et que le péché blesse l'ordre, il ne s'ensuit pas que le péché doive être absolument puni, sans qu'il soit permis à la personne offensée de se relâcher en faveur du coupable. Si j'avais laissé passer cette quatrième démonstration, il eût fallu nécessairement avouer tout le reste; car il se suit parfaitement bien. Je suis, etc.

 

Réponse de l'auteur de la Démonstration à de nouvelles objections (b).

Je viens aux véritables motifs qui vous ont engagé au combat, et que vous ne pouvez exposer sans m'attaquer tout de nouveau.

Le premier de ces motifs est, dites-vous, que « la proposition raisonnée, touchant la satisfaction de Jésus-Christ, tend à établir la nécessité absolue du mystère de l'Incarnation, qui est si universellement désavouée par tout ce que nous avons d'habiles théologiens. »

Le second a quelque chose de plus spécieux, le voici: C'est, dites-vous, « que cette démonstration va à détruire une opinion non moins universellement reçue par ces théologiens, qui est

 

(a) Cette Instance fut faite, par l'auteur des Objections, après une première réponse du P. Lami.

(b) Ce titre indique assez que le P. Lami ne répond pas aux objections qu'on vient de lire, mais à de nouvelles difficultés que lui avait adressées son adversaire.

 

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que Jésus-Christ par une seule action, sans rien souffrir, en demandant seulement le pardon des péchés des hommes, en a pu mériter la rémission. »

Je l'avoue, Monsieur ; si la Démonstration allait à détruire un sentiment si raisonnable, je l'abandonnerais à l'instant. Mais il est plus évident que le jour qu'elle n'y donne nulle atteinte ; et vous le verriez comme je le vois, si le grand nom et l'autorité de M. de Meaux ne vous avait ébloui, et empêché d'apercevoir la solidité de la réponse que je lui fais. Il faut donc tâcher de vous mettre dans le point de vue : je vous demande seulement un moment de suspension d'esprit.

Sur ce que j'ai dit dans la Démonstration, « qu'il est de l'ordre que le péché soit puni, » l'illustre prélat m'a objecté « que tous les théologiens conviennent que Jésus-Christ pouvait mériter le pardon de tous les hommes seulement en le demandant, et qu'ainsi Dieu pouvait pardonner le péché sans en imposer la peine à Jésus-Christ. »

A cela j'ai répondu qu'en matière de satisfaction, c'est souvent la plus grande de toutes les peines que de demander pardon, surtout si la personne qui le doit demander est d'une dignité fort éminente.

Réponse qui marque assez que je conviens que Jésus-Christ a pu satisfaire à Dieu par une simple demande du pardon, mais qui fait voir aussi que cette demande de pardon serait toujours une grande satisfaction et une grande punition du péché.

Cependant, Monsieur, cette réponse n'a pas eu l'honneur de vous plaire : « Elle vous semble faible; et si jamais le prélat me presse là-dessus, vous ne voyez pas par où je pourrai parer ce coup. »

Je le parerai, Monsieur, comme j'espère que je vas parer le vôtre : le voici.

« La peine, dites-vous, qu'on ressent à demander pardon à son égal où à son supérieur, n’est qu’un mal d'imagination, qui ne peut naître que de l’orgueil d’un esprit hautain : nous sentons le rabaissement à proportion de notre orgueil. Mais ces sentiments ne pouvant jamais être dans Jésus-Christ, on ne peut dire raisonnablement

 

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que la demande de pardon qu'il aurait laite à son Père pour les péchés des hommes, lui eût été pénible (a).

 

LETTRE CLXXXII.
BOSSUET A M. LE FÈVRE D'ORMESSON. A Meaux, ce 29 octobre 1687.

 

Il n'y a nul doute, Monsieur, que l'opinion dont nous parlâmes à Paris ne soit très-saine. C'est même une doctrine très-commune, ou plutôt une maxime très-universelle dans l'Ecole, que tout le mérite des bonnes œuvres a sa source dans la charité habituelle : ce qui suit aussi de la doctrine du concile de Trente, lorsqu'il déclare que le mérite de l'homme justifié vient de l'influence continuelle de Jésus-Christ comme Chef dans ses membres (1). De dire maintenant que la charité influe dans les bonnes œuvres sans qu'on y pense et sans qu'elle leur serve de motif, c'est trop la faire agir comme une chose morte et inanimée. Aussi trouverez-vous partout dans saint Thomas, qu'il n'y a de mérite que dans les œuvres qui sont ou produites ou commandées par la charité.

Et quant à ce que vous disiez, qu'il s'ensuivrait que les actes de foi et d'espérance, ou même ceux de la crainte des jugements de Dieu et des peines éternelles, ne seraient pas méritoires, la réponse est bien aisée. Si la charité ne pouvait pas exciter ou commander une œuvre de foi, saint Paul n'aurait pas écrit aux Corinthiens que la charité croit tout (2). Si elle excite et fait agir la foi, elle peut bien faire agir la crainte, dont la foi est le fondement. Et qui doute qu'un homme qui aime Dieu ne soit bien aise d'abattre en lui-même la concupiscence en se représentant les motifs de la crainte, afin que la charité soit d'autant plus ferme

 

1 Sess. VI, de Justif., cap. XVI. — 2 I Cor., XII, 7.

(a) Le P. Lami s'efforce, disent les premiers éditeurs, de prouver ici que, quoique cette demande de pardon ne fût pas pénible à Jésus-Christ, elle était cependant une très-grande peine et une terrible punition du péché. » Malgré tout son zèle, en dépit de toutes ses démonstrations géométriques, le savant bénédictin ne convainquit personne ; bien plus, les partisans de Malebranche dirent qu'il n'avait pas compris la pensée de leur maître. Qui a jamais compris les philosophes novateurs?

 

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qu'elle sera moins attaquée? Il en est de même de l'espérance; puisque saint Paul, qui a dit : La charité croit tout, dit aussi que la charité espère tout (1). Il est vrai qu'on ne peut pas dire qu'elle craigne, puisqu'au contraire elle tend de sa nature à chasser la crainte. Mais comme elle n'opère ce grand effet que lorsqu'elle est parfaite, comme le dit expressément l'apôtre saint Jean (2), elle peut bien, pendant qu'elle est infirme, se servir de la crainte pour se fortifier.

Mais on voudrait peut-être que l'exercice de la foi fût méritoire, sans que le motif de la charité y entrât. Je ne le puis croire, puisque saint Paul, après avoir dit tout ce qui ne sert de rien, ne compte, parmi les choses qui servent, que la foi qui opère par la charité (3). Et à vous dire le vrai, il n'y a nulle apparence que la foi puisse être méritoire, ni doive agir dans l'homme justifié, sans la charité qui en est l'âme et la forme, du consentement unanime de toute l'Ecole.

Mais enfin, demandiez-vous, que sera-ce donc qu'un acte de foi détaché de l'exercice delà charité? Serait-il bon? serait-il mauvais? serait-il indifférent ? Il est encore aisé de répondre qu'il serait bon ; mais qu'il ne s'ensuit pas qu'il fût immédiatement méritoire. Il en serait comme d'un acte de foi qu'un homme ferait hors de l'état de grâce. Il est bon sans doute, parce qu'il met toujours dans le cœur de bonnes dispositions. Ainsi cet acte de foi que vous présupposez dans l'homme juste, le disposera sans doute à rendre la charité plus active ; et je crois même bien difficile qu'un homme juste exerce un acte de foi sans que son cœur soit excité à aimer la vérité éternelle, et à s'attacher à celui qui est l'auteur comme l'objet de la foi.

Quoi qu'il en soit, je ne comprends pas la théologie qui semble donner à la charité habituelle quelque chose pour nous exempter d’en exercer les actes : au lieu qu'elle n'est donnée que pour nous y incliner, et pour nous les rendre faciles; ce qui rend l'obligation de s’exercer plus étroite. En un mot, je conclus, Monsieur, que la charité n'influe dans nos bonnes œuvres que d'une manière vivante et vitale : d'où il s'ensuit qu'elle ne fait rien dans ceux qui

 

1 I Cor., XII, 7. — 2 I Joan., IV, 18. — 3 Gal., V, 6.

 

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n'y pensent pas, c'est-à-dire qui n'agissent point par ce motif. Vous entendez bien, au reste, qu'il ne s'agit pas ici d'avoir toujours l'esprit actuellement tendu pour penser à Dieu: vous savez trop ce que c'est que l'intention virtuelle, pour vous arrêter à une si légère difficulté.

Voilà, Monsieur, mon sentiment et une partie de mes raisons. Je vous exhorte à entrer dans ces vrais et solides principes: mais sans mes exhortations, vous saurez toujours bien faire et penser tout ce qu'il y a de meilleur.

Une petite fluxion à l'épaule, qui fait que j'ai peine à écrire, m'oblige à emprunter une main qui ne vous est pas inconnue.

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