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LETTRES DIVERSES

 

REMARQUES HISTORIQUES.

 

Les lettres des grands écrivains ont toujours été recherchées comme la partie la plus intéressante de leurs œuvres : si elles ne font point éclater au grand jour lu splendeur de leur génie, elles mettent en lumière leur caractère, leurs inclinations véritables, leurs pensées secrètes, leurs affections intimes, pour ainsi dire les ressorts de leur âme; elles sont comme l'image de leur vie intérieure.

Quel attrait ne doit donc pas offrir la correspondance de Bossuet. Ce grand homme a passé sa vie dans les écoles, au sein des monastères, à la Cour, sur le siège épiscopal, parmi les habitants de la campagne ; et ses lettres nous représentent ces phases multiples de son existence, nous montrant en quelque sorte son grand esprit et son grand cœur sous mille aspects divers. Quelle variété dans les communications de sa science et dans les épanchements de sa charité ! Théologien, il éclaire les docteurs en versant dans leur intelligence des flots de lumière; défenseur de l'Eglise, il arme contre l'erreur et dirige dans le combat la milice d'Israël; profond moraliste et politique habile, il étonne par la sagesse de ses jugements et de ses décisions; guide des âmes, il trace d'une main sûre, à travers les écueils, le chemin de la perfection; saint évêque, il embrase ses écrits des ardeurs de la loi vive, de l'ardente piété, du brûlant amour, et pousse des accents qui rappellent les Thérèse, les François d'Assise, les Augustin; en un mot, pasteur charitable et génie universel, il éclaire les simples, soutient les humbles, console les affligés, verse le baume sur toutes les blessures, en même temps qu'il traite dans de sublimes conceptions le dogme, la morale, la discipline, l'histoire et la philosophie, les sciences et les arts, le sacré et le profane, l'ancien et le nouveau. Nous ne parlons point de la simplicité, de la candeur, de la modestie, de la bonté prévenante de l'immortel écrivain ; ses vertus chrétiennes et sociales brillent à chaque page de ses lettres. On ne lit pas assez la correspondance de Bossuet.

Nous avons divisé cette correspondance connue en trois parties : lettres diverses, lettres de direction et lettres concernant le quiétisme.

Quelques mots sur les lettres diverses. Les plus importantes de ces lettres furent adressées : à saint Vincent de Paul, au sujet d'une mission

 

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qui fut donnée à Metz pendant que Bossuet remplissait les fonctions d'archidiacre dans cette ville ; à des prélats sur l’Exposition de la doctrine catholique, tant pour l'approbation que pour la traduction de ce livre: à Louis XIV à l'occasion de madame de Montespan et de la coadjutorerie de Meaux ; au maréchal de Bellefonds sur ses disgrâces et sur la conversion de madame de La Vallière; au Pape et aux évêques de France relativement à la célèbre assemblée de 1682; aux évêques du Languedoc concernant les moyens de ramener les prétendus réformés dans le sein de l'Eglise; à milord Perth, chancelier d'Ecosse, protestant converti par la lecture de l’Exposition.

Les Bénédictins des Blancs-Manteaux publièrent les Lettres diverses avec des notes nombreuses; et les éditeurs suivants les ont reproduites, et les notes et les lettres, sans retranchement ni addition, servilement. Pour notre compte, nous avons soit remplacé, soit supprimé force notes dictées par le jansénisme, et nous avons ajouté un certain nombre de nouvelles lettres. Pour arriver à la Lettre de Bossuet à M. de Rancé, 8 décembre 1084, notre édition compte 143 lettres, tandis que celle de Versailles n'en a que 111.

Nous avons effacé les sommaires que les éditions nous offrent au commencement de chaque lettre; nous les avons effacés des deux mains, parce que ces indications interpolées sont quelquefois fausses, souvent incomplètes et toujours inutiles. Toutefois, si l'on y tient absolument, on trouvera un abrégé des lettres à la table des matières.

Bossuet datait ses lettres, non pas à la fin, mais au commencement ; c'est donc la date qui frappe, avant tout, le regard dans notre édition.

Nous avons été forcé, le plus souvent, d'imprimer d'après nos devanciers; car on ne retrouve pas, tant s'en faut, les autographes de toutes les lettres. Nous avons signalé celles que nous avons pu collationner sur le manuscrit.

 

LETTRES DIVERSES

LETTRE PREMIERE.
BOSSUET A M. DE THIOLET, MAITRE ÉCHEVIN DE METZ (a). Verdun. 19 octobre 1983.

 

Monsieur,

 

Je viens de recevoir tout présentement les lettres de Messieurs des Trois Ordres avec les vôtres, et les paquets que vous m'envoyez. Il me semble que, pour expédier les affaires, il sera nécessaire que j'aille à Stenay. Un traité ne se fait guères bien par lettres; tout s'arrête au moindre incident. Je me préparais donc à partir lorsque j'ai reçu cette lettre de M. Caillet, que je vous envoie, avec une autre qu'il m'écrivit hier. Vous verrez par la première qu'il sait les ordres que Monseigneur le prince nous a donnés pour lui. Et néanmoins il ne laisse pas par la seconde de nous demander les contributions du mois de septembre, et en termes fort pressants (b). M. Bancelin (c) vous aura pu dire qu'il nous avait déjà fait à Stenay la même proposition, mais plus doucement, et nous faisant entendre que l'on s'en pourrait relâcher, si nous faisions un présent un peu honnête ; cela voulait dire, comme il me l'expliqua, cinquante ou soixante pistoles ; c'est la même chose qu’il me dit. Maintenant il ne parle plus de présent; mais il dit absolument qu’il ne quitterait pas un sol du mois de septembre. Vous verrez bien, Monsieur, le sujet de cette nouvelle rigueur. C'est que, ou il est fâché que nous avons eu recours à Monseigneur le prince, comme il le témoigne assez par ses lettres ; ou

 

(a) Cette lettre, la plus ancienne que nous ayons de Bossuet, a été copiée par M. Floquet a la bibliothèque de Metz, Manuscrits, carton XXXIV.

(b) Pendant la fronde, le prince de Condé, qui entretenait à Stenay une garnison espagnole, avait stipulé avec la ville de Metz une contribution annuelle de dix mille livres. Néanmoins son intendant, Caillé de Chamlai (ou de Chanlai) en exigeait onze mille. Bossuet fut envoyé à Stenay pour réclamer contre cette injustice ; il obtint un plein succès. - (c) Conseiller échevin de Metz, député avec Bossuet. Il était calviniste.

 

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qu'en faisant plus le difficile, il prétend obtenir de nous une plus grande gratification. Je crois, pour moi, que c'est l'un et l'autre. Comme je vois que l'intention de Messieurs des Trois Ordres est en ce point bien éloignée de la sienne, j'ai cru que tout notre pourparler serait inutile; et ainsi qu'il était nécessaire d'attendre là-dessus ce que Messieurs des Trois Ordres désireront que je fasse. Mais je vous demande, Monsieur, une prompte résolution, tant pour le repos public que pour ma propre satisfaction, afin que je puisse m'en retourner. Faites, s'il vous plaît, que l'on me mande précisément jusqu'à quel point je pourrai m'étendre sur le fait du présent, et jusqu'où je devrai me roidir pour le payement du mois de septembre.

Cependant j'écris à M. Caillet par son tambour. Je lui demande un nouveau passeport pour aller à Stenay, parce que le temps du nôtre est expiré, comme il me le mande lui-même. Je lui écris votre résolution de ne payer que le mois d'octobre, en suite des ordres de Son Altesse, qui veut qu'il vous traite comme Damvillers; qu'en le faisant de la sorte, il peut tenir le traité comme conclu ; et que j'ai ordre, quand il sera achevé comme il faut, de lui faire un présent ; qu'il ne doit point chicaner avec nous pour si peu de chose, puisqu'il voit bien que l'intention de son maître est qu'il nous traite favorablement. Je lui envoie les ordres de Monseigneur le prince selon que Messieurs des Trois Ordres me le prescrivent, et ne lui lais aucune mention que je vous aie écrit.

Cependant j'attendrai vos réponses, au plus tôt, et tâcherai de l'empêcher de rien faire contre nous, en lui demandant encore quelque temps pour l'aller trouver, afin de conclure avec lui selon les instructions de Monseigneur le prince. C'est là le sens de ma lettre. Je suis, etc.

 

J. B. Bossuet.

 

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LETTRE II.
BOSSUET A SAINT VINCENT DE PAUL. A Metz, ce 12 janvier 1658 (1).

 

Monsieur,

 

J'ai appris de M. de Champin (2) la charité que vous aviez pour ce pays, qui vous obligeait à y envoyer une mission considérable; que vous l'aviez proposé à la Compagnie (3), et que vous et tous ces Messieurs aviez eu assez bonne opinion de moi pour croire que je m’emploierais volontiers à une œuvre si salutaire. Sur l'avis qu'il m'en a donné, je le suppliais de vous assurer que je n'omettrais rien de ma part, pour y coopérer dans toutes les choses dont on me jugerait capable. Et comme Monseigneur revécue d'Auguste et moi devions faire un petit voyage à Paris, je le priais aussi de savoir le temps de l'arrivée de ces Messieurs, afin que nous pussions prendre nos mesures sur cela; jugeant bien l'un et l'autre que nous serions fort coupables devant Dieu, si nous abandonnions la moisson dans le temps où sa bonté souveraine nous envoie des ouvriers si fidèles et si charitables. Je ne sais, Monsieur, par quel accident je n'ai reçu aucune réponse à cette lettre : mais je ne suis pas fâché que cette occasion se présente de vous renouveler mes respects, en vous assurant avant toutes choses de l'excellente disposition en laquelle est Monseigneur l'évêque d'Auguste pour coopérer à cette œuvre. Pour ce qui me regarde, Monsieur, je me reconnais fort incapable

 

1 La Reine mère ayant fait en 1657 un voyage à Metz, fut sensiblement touchée du triste état de cette ville. De retour à Paris, elle témoigna à saint Vincent de Paul, qu'elle honorait de sa confiance, le désir qu'i lie aurait de l'aire instruire sou peuple de Metz ; et pour cet effet, il fut conclu que saint Vincent y enverrait une mission, il en choisit les ouvriers, principalement parmi les ecclésiastiques qu’on appelait Messieurs de la Conférence des Mardis, parce qu'ils s'assemblaient ce jour-là pour conférer entre eux sur les matières ecclésiastiques. Saint Vincent avait formé cette espèce d'association, dans laquelle l'abbé Bossuet était entré. La mission fut ainsi composée de vingt prêtres d'un mérite distingué qui avaient à leur tête M. l'abbé de Chandenier. neveu de M. le cardinal de La Rochefoucauld. ( Les édit.) — 2 C'était un docteur de la Conférence des Mardis. —  A Messieurs de la Conférence des Mardis.

 

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d'y rendre le service que je voudrais bien : mais j'espère de la bouté de Dieu que l'exemple de tant de saints ecclésiastiques, et les leçons que j'ai autrefois apprises en la Compagnie me donneront de la force pour agir avec de si lions ouvriers, s je ne puis rien de moi-même. Je vous demande la grâce d'en assurer la Compagnie, que je salue de tout mon cœur en Notre-Seigneur, et la prie de me faire part de ses oraisons et saints sacrifices.

S'il y a quelque chose que vous jugiez ici nécessaire pour la préparation des esprits, je recevrai de bon cœur et exécuterai fidèlement, avec la grâce de Dieu, les ordres que vous me donnerez. Je suis, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Bossuet, prêtre, grand-archidiacre de Metz.

 

LETTRE III. 
M. BEDACIER, ÉVÊQUE D'AUGUSTE, A SAINT VINCENT DE PAUL (a). De Metz, le 29 janvier 1658.

 

La lettre de cachet de la Reine, et celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au sujet de la mission que Sa Majesté envoie en cette ville, m'ont été rendues en même jour ; la première par M. de Monchy, et l'autre par M. Bossuet, grand-archidiacre de cette église. Je n'ai rien à dire sur l'une et sur l'autre, sinon que je vous supplie d'assurer Sa Majesté que j'emploierai de très-bon cœur tout ce que je puis avoir de crédit et d'autorité, au spirituel et temporel, en cette ville et diocèse, pour seconder ses saintes et pieuses intentions, et les faire ensuite réussir à la gloire de Dieu, à l'édification de nos peuples, au salut des âmes et à la conversion des hérétiques et infidèles, que nous y avons en nombre fort considérable ; et que je ferai au surplus tout ce qui me sera possible pour témoigner l'estime très-particulière

 

1 Il parle de la Compagnie de Messieurs de lu Conférence des Mardis, dont il était membre.

(a) Nous donnons cette lettre, disent les éditeurs, parce qu'elle explique celle de Bossuet.

 

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que je fais de sa piété. Elle m'oblige trop, en vérité, par le soin qu'elle daigne prendre de soutenir le zèle que je dois avoir de mettre ce diocèse en l'ordre d'une bonne et parfaite discipline, par cet envoi, pour n'en porter pas mes reconnaissances au point qu'elle me témoigne le désirer. Je passerais aussi en effet pour prévaricateur en mon ministère, si je ne montrais pas en cette occasion, combien l'œuvre de Dieu et le commandement de Sa Majesté m'est en considération. J'ajouterai à cela l'état particulier que je fais de votre conduite, qui parait à l'avantage de toute l'Eglise en ces missions. Assurez-vous, s'il vous plait, Monsieur, que je n'omettrai rien de ce qu'on peut désirer de moi, pour en rendre le succès aussi heureux que vous le pouvez souhaiter.

Je n'ai qu'une difficulté qui me presse, et que je ne pense pas pouvoir surmonter, si vous n'avez la bonté de considérer raccommodement aisé qu'on peut prendre pour la lever. Ces Messieurs disent que, selon l'ordre de vos missions, lorsqu'ils sont dans leurs fonctions, toutes prédications cessent, hors celles qu'ils font à leurs heures ; et que partant notre prédicateur ordinaire du carême serait obligé de cesser et de se retirer : ce que je vous supplie de considérer, et de voir l'inconvénient auquel cela nous pourrait jeter. Celui que nous avons pour le prochain carême, est un fort honnête et habile religieux de l'ordre de Saint-Dominique, docteur de Sorbonne, qui a déjà prêché l'Avent avec applaudissement et recommandation, et lequel j'ai retenu ici sur la bonne foi, n'étant point averti de cet ordre, l'ayant même fait refuser la chaire d'Angers qui lui était offerte. Il y aurait une espèce d'affront de le congédier à l'entrée du Carême. Nous pourrons, si vous le trouvez bon, concilier cela en lui faisant remettre les lundi, mardi et jeudi de la semaine; et ainsi ces Messieurs auront quatre jours par semaine pour prêcher en la cathédrale le matin, ayant au surplus tout le reste du temps ladite cathédrale libre pour leurs exercices. Je suis bien fâché qu'on n'ait pas prévenu cet inconvénient : mais puisque la chose est ainsi, ils pourront fort bien prêcher trois jours dans une autre église, que nous leur désignerons, fort propre pour cela.

Il ne reste au surplus aucune difficulté, sinon de pourvoir à

 

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ce qui est nécessaire pour recevoir et loger ceux que vous nous envoyez. Ils seront les très-bien venus, venant au nom du Seigneur et de la part de Sa Majesté. M. de la Contour nous a donné le logis du Roi, à la Haute-Pierre, où ils seront très-commodément logés. Pour ce qui est des meubles et pour leur nourriture, nous aviserons aux moyens de leur faire tout administrer : on vous en rendra raison au premier jour. Cependant je vous supplie de croire que je suis trop heureux d'avoir cette occasion de vous assurer de la continuation de mes services et obéissances, étant, Monsieur, votre très-humble et obéissant serviteur,

 

+ J. Bedacier, év. d'Auguste.

 

LETTRE IV. 
BOSSUET A SAINT VINCENT DE PAUL. A Metz, ce 1er février 1638.

 

J'ai été extrêmement consolé que celui de vos prêtres qui est venir ici ait été M. de Monchy : mais j'ai beaucoup de déplaisir qu'il y ait fait si peu de séjour. Il pourra, Monsieur, vous avoir appris que les lettres de la Reine ont été reçues avec le respect dû à Sa Majesté, et que M. l'évêque d'Auguste et M. de la Contour ont fait leur devoir en cette rencontre.

Je rends compte à M. de Monchy de l'état des choses depuis son départ ; et je me remets à lui à vous en instruire, pour ne pas vous importuner par des redites : mais je me sens obligé, Monsieur, à vous informer d'une chose qui s'est passée ici depuis quelque temps, et qui sera bientôt portée à la Cour.

Une servante catholique, qui est décédée chez un huguenot, marchand considérable et accommodé, a été étrangement violentée dans sa conscience. Il est constant par la propre déposition de son maître, qu'elle avait fait toute sa vie profession de la religion catholique : il paraît même certain qu’elle avait communié peu de temps avant que de tomber malade. Elle n'a jamais été aux prêches, ni n'a fait aucun exercice de la religion prétendue reformée. Son maître prétend que cinq jours avant sa mort elle

 

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a changé de religion : Il lui a fait, dit-il, venir des ministres pour recevoir sa déclaration, sans avoir appelé à cette action ni le curé, ni le magistrat, ni aucun catholique qui put rendre témoignage du fait. Le jour que cette pauvre fille mourut, un jésuite averti par un des voisins de la violence qu'on lui faisait, se présente pour la consoler. On lui refuse l'entrée ; et il est certain qu'elle était vivante. Il retourne quelque temps après avec l'ordre du magistrat, et il la trouve décédée dans cet intervalle. Tous ces faits sont constants et avérés : il y a même des indices si forts qu'elle a demandé un prêtre, et les parties ont si fort varié dans leurs réponses sur ce sujet-là, que cela peut passer pour certain.

Je ne vous exagère pas, Monsieur, ni les circonstances de cette affaire, ni de quelle conséquence elle est; vous le voyez assez de vous-même, et quelle est l'imprudence de ceux qui, ayant reçu par grâce du Roi la liberté de conscience dans son Etat, la ravissent dans leurs maisons à ses sujets leurs serviteurs. Certainement cela crie vengeance : cependant les ministres et le consistoire soutiennent cette entreprise ; et M. de la Contour m'a dit aujourd'hui qu'un député de ces Messieurs avait bien eu le front de lui dire que cet homme n'avait rien fait sans ordre. Rien plus, ils ont ajouté qu'ils allaient se plaindre à la Cour, de la procédure qui a été faite par le lieutenant-général : le tout sans doute à dessein, Monsieur, d'évoquer l'affaire au conseil, afin de la tirer du lieu où l'on en a plus de connaissance, et de l'assoupir par la longueur du temps. Dieu ne permettra pas que leur mauvais dessein réussisse; et je vous supplie, Monsieur, d'employer en cette rencontre tous les moyens que vous avez, pour empêcher qu'on n'écoute pas ces députations séditieuses, et faire que les choses demeurent dans le cours ordinaire de la justice, selon lequel ils ne peuvent pas éviter d'être châtiés de cet attentat contre les édits et la liberté des consciences. La Reine étant en cette ville, a témoigné tant de piété et tant de zèle pour la religion, que je ne doute pas qu'étant avertie de cette entreprise, elle ne veuille que la justice en soit faite.

Outre cela, Monsieur, le Roi leur ayant accordé, de grâce, deux pédagogues pour leurs enfants, à condition que ces maîtres

 

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seraient catholiques, ils vont demander des gages pour eux. Cela n'a ni justice ni apparence, et ils veulent en charger cette pauvre ville. Mais comme ils savent qu'apparemment on ne leur accordera pas leur demande, je me trompe bien fort si leur dessein n'est d'obtenir, que si on ne veut pas les gager, on leur donne la liberté de les mettre tels qu'il leur plaira, et par conséquent de leur religion. La Reine seule empêcha ici qu'on ne leur donnât cette permission, et je ne doute pas qu'elle ne continue dans ce bon dessein. Je ne vous dis pas, Monsieur, maintenant ce que vous avez à faire sur ce sujet : c'est assez que vous soyez averti; Dieu vous inspirera le reste. J'attends avec impatience les excellents ouvriers qu'il nous envoie par votre moyen ; et suis, avec un respect très-profond, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Bossuet, prêtre ind.

 

LETTRE V.
BOSSUET A M. DE MONCHY. A Metz, ce 1er février 1658.

 

La paix de Notre - Seigneur soit avec vous.

 

Pour commencer à vous rendre compte de l'état des choses depuis votre départ, je vous dirai premièrement que, par les soins et les adresses de M. de la Contour, l'on a trouvé le nombre de lits, matelas, draps et couvertures que vous marquez par votre mémoire. La ville en fournit quelques-uns qui étaient en réserve chez le receveur : on prendra les autres ou du concierge ou des Juifs : et l'on fera en sorte que cela ne sera pas à charge à la mission, et qu'on n'en paiera rien, suivant que vous me l'avez dit en cette ville. On a aussi pourvu de meubles les chambres : il sera plus malaisé de trouver des plats, du linge de table et ce qui est nécessaire pour la cuisine; et ce serait une grande décharge d'avoir un cuisinier qui fournit de tout : néanmoins il est véritable que quarante sols par jour est un prix excessif pour Metz: et cependant les cuisiniers à qui j'en ai fait parler, ne veulent pas

 

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accepter le marché à moins. C'est à vous, s'il vous plait, à prendre vos mesures là-dessus : je m'informerai toujours cependant de ce qui se pourra faire pour une plus grande commodité et épargne, et je vous écrirai ce que je pourrai ménager.

J'ai entretenu fort particulièrement notre prédicateur du Carême, qui est dans ses premiers sentiments, et qui est persuadé qu'il y va du sien de quitter tout à fait la chaire. Il ne croit pas aussi qu'on ait dessein de l'y obliger contre son gré : il témoigne qu'air reste il contribuera tout ce qu'il pourra pour le bon succès de la mission, et qu'il exhortera fortement le peuple à se rendre digne d'en recevoir le fruit. Je crois en effet que vous le trouverez homme sage, accommodant et désireux du bien. Ses sentiments étant tels, le mien serait de demeurer aux termes du projet que nous avons fait : je le soumets néanmoins au vôtre, et à celui de Messieurs de la mission : mais si l'on en use autrement, on ne pourra pas éviter quelque murmure du peuple. Plusieurs tâchent déjà d'en semer; et vous n'ignorez pas, et moi aussi, de quel principe cela vient : je vous en ai touché quelque chose ; et assurément ce que je vous en ai dit est véritable. Ces légères contradictions ne peuvent pas empêcher l'affaire : et la présence de ces Messieurs éteindra bientôt ces petits bruits, par lesquels Dieu veut éprouver la fidélité de ses ouvriers. Il saura bien avancer son œuvre, et tirer sa gloire de toutes choses par les moyens qu'il sait. Ainsi soit-il; et sa providence soit bénie éternellement.

Je ne prévois aucun obstacle de la part du chapitre, qui reçut avec le respect qu'il doit les lettres de Sa Majesté, et témoigna grande obéissance. On résolut de faire tout ce qui se pourrait, pour faciliter le succès de ce bon dessein.

Je prévois quelque difficulté entre Monseigneur d'Auguste et le chapitre. Quelques-uns peut-être, sous main, prendront occasion de là de vouloir traverser cette œuvre. Je tâcherai de tout mon pouvoir de faire prendre un autre cours aux choses. Je vous en dirai davantage quand je verrai cette affaire un peu plus éclose, et je veillerai soigneusement à tout pour vous en instruire.

Les huguenots prennent hautement le parti de celui qui a violenté la conscience de sa servante mourante : ils l'ont déclaré à

 

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M. de la Contour, et ils députent à la Cour pour ce sujet-là et pour quelques autres assez importants. J'en écris à M. le Gendre ; et j'expose aussi en peu de mots tout le fait à M. Vincent, afin qu'il y agisse selon son zèle et sa prudence ordinaire. Je ne doute pas que vous ne nous aidiez à lui faire comprendre la conséquence de cette affaire, ainsi que vous me l'avez témoigné : je ne lui parle point d'autre chose, et je me remets à vous à l'instruire de tout. M. de la Contour désire fort que vous fassiez un tour en cette ville, pour disposer les chambres et les meubles suivant les personnes que vous voulez placer. Si vous ne le pouvez, mandez-moi, s'il vous plait, votre ordre, et de quelle sorte nous rangerons tout. Nous tâcherons que tous nos meubles soient honnêtes ; mais il y en aura qui le seront plus : écrivez à peu près comme il faudra disposer le tout, si vous ne pouvez y venir vous-même.

J'oubliais de vous dire que la raison pour laquelle les huguenots députent en Cour, est sans doute pour tirer l'affaire au conseil, et l'assoupir par la longueur du temps. Conférez, s'il vous plait, avec Messieurs du parlement, du moyen de l'empêcher. Je vous écris sans cérémonie, pour ne perdre point le temps ni les paroles : mais je n'en suis pas moins, etc.

 

LETTRE VI.
BOSSUET A SAINT VINCENT DE PAUL A Metz, ce 10 février 1658.

 

J'ai envoyé à M. de Monchy, à Toul, celle que vous m'avez adressée pour lui : il ne nous a pas jugés dignes de demeurer ici plus longtemps qu'un jour. J'aurais souhaité de tout mon cœur que nous eussions pu l'arrêter; mais ses affaires ne lui ont pas permis. Nous tâchons, Monsieur, de disposer ici le mieux qu'il nous est possible, tout ce qu'il a jugé nécessaire. Il m'a écrit qu'on trouvait à propos que le prédicateur du Carême quittât entièrement la chaire. Comme Monseigneur d'Auguste s'est donné l'honneur de vous écrire sur ce sujet-là, il attend ce que vous aurez arrêté sur les raisons qu'il vous a représentées ; après quoi

 

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il résoudra le prédicateur à tout ce que vous trouverez le plus convenable à l'œuvre de la mission, qu'il est résolu de préférer à toutes sortes d'autres considérations : il n'y aura nul obstacle de ce côté-là et il m'a prié de vous en assurer. Au reste j'ai appris avec douleur l'accident qui vous était arrivé: et je loue Dieu, Monsieur, de tout mon cœur de ce que sa bonté vous a préservé.

J'ai pris la liberté de vous avertir des prétentions insolentes de nos huguenots, dont les députés sont partis pour aller en Cour. Les deux affaires dont je vous ai écrit, sont de fort grande importance pour la religion. La Reine, qui a tant de zèle pour le service de Dieu, et qui témoigne tant de charité pour cette ville, aura bien la bonté d'arrêter le cours des injustes procédures de ces Messieurs, et y emploiera cette ardeur et cette autorité dignes d'elle, que nous avons remarquées ici en pareilles rencontres.

Je me réjouis, Monsieur, de voir approcher le temps du Carême, dans l'espérance que j'ai de voir bientôt arriver les ouvriers que Dieu nous envoie, que je salue de tout mon cœur en Notre-Seigneur, et très-particulièrement M. l'abbé de Chandenier. Je les plains d'avoir à faire un si grand voyage pendant un froid si rigoureux; mais leur charité surmontera tout. Qu'ils viennent donc bientôt au nom de Dieu : la moisson est ample, et les petites difficultés qui s'élèvent seront bientôt aplanies par leur présence. Je suis avec tout respect, etc.

 

LETTRE VII.
BOSSUET A SAINT VINCENT DE PAUL. A Metz, ce 2 mars 1658.

 

Je vous rends grâces très-humbles de la charité que vous avez eue, pour faire avertir la Reine de l'affaire pour laquelle je m'étais donné l'honneur de vous écrire. Je vois, par les lettres que Sa Majesté en a fait écrire en ce pays, que votre recommandation a fort opéré. Je prie Dieu qu'il bénisse les saintes intentions de

 

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cette pieuse princesse, qui embrasse avec tant d'ardeur les intérêts de la religion.

Frère Matthieu (a), qui est arrivé ici comme par miracle au milieu d'un déluge qui nous environnait de toutes parts, vous rendra compte, Monsieur, de ce que l'on a préparé pour ces Messieurs. Les choses sont à peu près en état pour le commencement : le temps accommodera tout, et assurément on fera tout ce qui se pourra pour donner satisfaction à ces serviteurs de Jésus-Christ. J'ai appréhendé avec raison beaucoup de difficultés du côté du prédicateur, surtout si ces Messieurs étaient empêchés par les eaux d'être ici avant le commencement du Carême ; et ce bon Père avait telle répugnance à abandonner sa chaire à un autre en les attendant, ou à la céder après avoir commencé, que j'étais tout à fait en inquiétude du scandale qui aurait pu arriver ici, si M. d'Auguste eût été contraint d'user de son autorité ; à quoi néanmoins il se résolvait. Mais Dieu, Monsieur, qui pourvoit à tout, nous a mis eu repos de ce côté-là, par l'ordre qu'a eu le syndic de cette ville de dire à M. d'Auguste et à M. de la Contour, que la Reine aurait fort agréable si le prédicateur quittait entièrement sa chaire, en acceptant cent écus que Sa Majesté lui fait donner outre la rétribution ordinaire, et étant retenu pour prêcher l'année prochaine. Par là toutes choses sont apaisées ; et moi, je vous l'avoue, tiré d'une grande peine d'esprit. Il ne reste plus qu'à prier Dieu qu'il ouvre bientôt le chemin, au milieu des eaux, à ses serviteurs ; qu'il fasse fructifier leur travail et donne efficace à leur parole (b). C'est en sa charité que je suis, etc.

 

(a) C'était un frère de Saint-Lazare, qui fit cinquante trois voyages de Paris à Metz, pour l'assistance des pauvres. — (b) Les vœux de l'abbé Bossuet fuient exaucés, les missionnaires arrivèrent à Metz le 4 mars, après avoir couru bien des risques parmi les débordements des eaux qu'ils eurent à traverser presque durant toute leur route. Ils ouvrirent la mission le mercredi des Cendres, 6 mars: le succès répondit à leur zèle, et fut tel que le décrit Bossuet dans la lettre suivante. (Les Edit.)

 

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LETTRE VIII.
BOSSUET A SAINT VINCENT DE PAUL. A Metz, ce 23 mai 1658.

 

Je ne puis voir partir ces chers missionnaires, sans vous témoigner le regret universel et la merveilleuse édification qu'ils nous laissent. Elle est telle, Monsieur, que vous avez tous les sujets du monde de vous en réjouir en Notre-Seigneur; et je m'épancherais avec joie sur ce sujet-là, si ce n'était que les effets passent de trop loin toutes mes paroles. Il ne s'est jamais rien vu de mieux ordonné, rien de plus apostolique, rien de plus exemplaire que cette mission. Que ne vous dirais-je pas des particuliers, et principalement du chef et des autres, qui nous ont si saintement, si chrétiennement prêché l'Evangile, si je ne vous en croyais informé d'ailleurs par des témoignages plus considérables, et par la connaissance que vous avez d'eux, joint que je n'ignore pas avec quelle peine leur modestie souffre les louanges? Ils ont enlevé ici tous les cœurs ; et voilà qu'ils s'en retournent à vous, fatigués et épuisés selon le corps, mais riches selon l'esprit des dépouilles qu'ils ont ravies à l'enfer, et des fruits de pénitence que Dieu a produits par leur ministère. Recevez-les donc, Monsieur, avec bénédictions et actions de grâces, et ayez, s'il vous plait, la bonté de les remercier avec moi, de l'honneur qu'ils m'ont voulu faire de m'associer à leur compagnie et à une partie de leur travail (a). Je vous en remercie aussi vous-même ; et je vous supplie de prier Dieu qu'après avoir été uni une fois à de si saints ecclésiastiques, je le demeure éternellement en prenant véritablement leur esprit, et profitant de leurs bons exemples.

Il a plu à Notre-Seigneur d'établir ici par leur moyen une compagnie à peu près sur le modèle de la vôtre (b), Dieu ayant permis par sa bonté que les règlements s'en soient trouvés parmi les

 

(a) Bossuet prêcha quelquefois à la cathédrale, et plus souvent à l'église de la citadelle. En outre il faisait, dans cette dernière église, le catéchisme deux fois par semaine. — (b) Une compagnie semblable à celle que saint Vincent de Paul avait établie à Paris, pour les Conférences des Mercredis.

 

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papiers de cet excellent serviteur de Dieu, M. de Blampignon. Elle se promet l'honneur de vous avoir pour supérieur, puisqu'on nous a fait espérer la grâce qu'elle sera associée à celle de Saint-Lazare, et que vous et ces Messieurs l'aurez agréable. J'ai charge, Monsieur, de vous en prier, et je le fais de tout mon cœur. Dieu veuille, par sa miséricorde, nous donner à tous la persévérance dans les choses qui ont été si bien établies par !a charité de ces Messieurs. Je vous demande d'avoir la bonté de me donner part à vos sacrifices et de me croire, etc. (a).

 

(a) Relation d'un fait mémorable, arrive dans le cours de la mission de Metz. — Quoique le consistoire de la ville de Metz eût défendu aux siens d'assister aux prédications, Dieu permit, pour donner sujet aux plus obstinés de penser à eux, un effet de très-grande bénédiction.

Un huguenot ayant été à la prédication et faisant récit à sa femme de ce qu'il avait entendu, elle voulut se faire instruire et se convertir. L'ordre de son abjuration fut fort édifiant. Elle la fit en présence de Monseigneur l'évêque d'Auguste, suffragant de Metz, qui administrait ce diocèse, accompagné de MM. les abbés Bossuet et de Blampignon, de M. le lieutenant de roi et d'une très-honorable compagnie. Et comme quelques jours après, étant tombée malade, elle souhaita recevoir le saint Viatique, on le lui porta, tous les prêtres et les personnes les plus qualifiées ayant chacun un cierge à la main. Cette bonne demoiselle donna tant de marques que son âme tressaillait de joie en la présence de son Sauveur, que par ses paroles et ses actions elle fit une prédication très-efficace, parlant du fond du cœur ; en sorte qu'elle tira les larmes des yeux de tous ceux qui étaient présents.

Je renonce, dit-elle, à toutes les affections temporelles et à tous les intérêts humains, qui eussent pu parmi les calvinistes me faire avoir beaucoup de vues, soit pour la personne de mon mari, soit pour mes enfants. Mes filles, qui sont catholiques, je les mets entre les mains de la providence de Dieu : je demande pour elles la protection et les prières de tant de personnes de mérite qui sont ici présentes. Ah ! j'ai trop résisté aux lumières qu'il plaisait à Dieu de me donner de temps en temps, et aux inspirations qui m'attiraient à la véritable foi. Je crois, j'aime et j'espère de tout mon cœur.

Ces discours et autres semblables, entrecoupés de sanglots, pénétraient au fond de l’âme des assistants. A la sortie du logis, on chanta tout le long des rues le Te Deum laudamus ; et les hérétiques qui fuyaient comme des hiboux le Dieu des lumières, s'enfermaient avec empressement, voyant venir l'éclat de tant de cierges et de flambeaux sur les huit heures du soir; au lieu que les catholiques accoururent de toutes parts à l'Eglise pour s'échauffer d'une dévotion mutuelle, et rendre grâces au Seigneur de ses miséricordes. La Confirmation fut aussi donnée à la même demoiselle, et ou n'omit rien pour sa consolation : car les ministres alarmés à ce récit, furent bientôt en campagne, et ils n'auraient pas laissé la malade tranquille, si les visites que M. l'abbé Bossuet lui rendit, ne les eussent contraints de dissimuler leurs malicieuses intentions.

Cette mission de Metz fit de si grands fruits, que M l'abbé de Chandenier qui la conduisait, quoique grand et illustre personnage, neveu de M. le cardinal de La Rochefoucauld, ne se croyant pas assez considérable pour remercier ceux qu'il voyait contribuer le plus à ce bon succès, en écrivit à M. Vincent en ces termes : « J'ai cru, Monsieur, que vous n'auriez pas désagréable que je

 

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LETTRE IX.
BOSSUET A  CONDÉ (a).

 

MONSEIGNEUR ,

 

Vous recevrez dans ce paquet une marque de mon obéissance ; et vous verrez que je ne puis oublier ce qui m'est ordonné de votre part. Je vous envoie un sermon que vous avez eu la bonté de me demander, il y a longtemps, et de vive voix et par écrit. J'attribue ce désir à votre bonté, parce qu'il faut que vous en ayez beaucoup pour juger ce présent digne de vous. Quoi qu'il en soit, Monseigneur, je le remets en vos mains, et je prends la liberté de vous l'offrir, non point par l'estime que j'en fais, mais par celle que vous en avez témoignée. Vous la perdrez peut-être en lisant ; mais quand cela arriverait, je ne me réjouirais pas moins de vous avoir obéi. Je serai bien aise de voir augmenter l'estime que je vous prie d'avoir de mon affection, même au préjudice de celle que vous pourriez avoir de ma capacité.

 

LETTRE X.
BOSSUET A MESSIEURS LES VÉNÉRABLES PRINCIER, CHANOINES ET CHAPITRE DE L'ÉGLISE CATHÉDRALE DE METZ (b). Paris, le 11 octobre 1669.

 

Messieurs ,

 

J'ai été obligé par certaines considérations de presser l'expédition de mes bulles, plus tôt que je n'avais pensé. Et comme j'ai

 

vous fasse part d'une pensée qui m'est venue, qui est que vous écrivissiez un petit mot de congratulation à Monseigneur d'Auguste, de l'honneur de sa protection qui nous est très-favorable, et pareillement une de congratulation à M. Bossuet du secours qu’il nous donne par les prédications et instructions qu’il fait, auxquelles Dieu donne aussi beaucoup de bénédictions. »

(a) Cette lettre est sans datte ; mais elle appartient sans doute à l’époque où Bossuet prêchait à la Cour et dans la Capitale ; elle est par conséquent antérieure à 1670. — Inséré par deux fois dans la préface des Sermons de Bossuet, puis oubliée par les éditeurs, elle a été de nouveau transcrite par M. Floquet sur l’original qui se trouve dans les archives de la maison de Condé, appartenant aujourd’hui au duc d’Aumale. — (b) Copiée par M. Floquet dans les archives de la préfecture de Metz.

 

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prévu que si j'étais pourvu ou canonisé étant encore revêtu du doyenné de votre église, les prétentions de la cour de Rome pourraient causer quelque embarras dans votre élection, dont j'ai dessein avant toutes choses de vous conserver la liberté toute entière, je me suis résolu de prévenir cet inconvénient par ma démission pure et simple entre vos mains. Ce sera maintenant à vous, Messieurs, de faire d'abord quelque acte qui empêche les préventions ; et ensuite de célébrer une élection canonique, dans toutes les formes ordinaires, en laquelle je ne doute pas que, laissant à part toutes les pensées et tous les intérêts particuliers dans une affaire d'où dépend tout le bien de votre compagnie, vous ne regardiez uniquement l'honneur et l'utilité du chapitre, qui n'a jamais eu plus de besoin d'un digne chef que dans les conjonctures délicates où il se trouve.

Au reste si la nécessité de mes affaires ne me permet, pas de taire ma démission en personne, comme je me l'étais proposé, je ne perds pas pour cela le dessein de vous aller faire mes remerciements très-humbles des continuelles bontés que vous avez eues pour moi, et de laisser à une église à laquelle je me sens si redevable quelque marque publique de ma reconnaissance.

Recevez en attendant, les assurances d'une affection qui vous sera toujours très-acquise ; et croyez que je serai toute ma vie avec le même attachement que si j'étais encore parmi vous, Messieurs, votre très-humble et très-obligé serviteur,

 

L'abbé Bossuet, nommé à l'évêché de Condom.

Je vous prie d'accuser réception.

 

LETTRE XI. BOSSUET AU MARQUIS (ISAAC) DE FEUQUIÈRES, AMBASSADEUR DE FRANCE EN SUÈDE (a). A Versailles, 22 février 1674.

 

J'ai reçu les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et ai fait tenir les siennes à M. Gaillard, qui a une très-grande

 

(a) Publiée par M. Floquet, en 1855, dans ses savantes Etudes sur la vie de Bossuet.

 

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reconnaissance de vos bontés ; et moi, par la part que j'y prends, j'en ai aussi une très-particulière. J'ai rendu à M. le duc de Montausier et à Mme de Crussol celles que vous m'aviez adressées. M. le duc d'Uzès se démet de son duché en faveur de M. son fils ; et le roi a agréé cette démission, avec privilège pour le père et pour la mère, de conserver les honneurs.

Mgr le Dauphin, dont vous demandez tant de nouvelles, s'avance de jour en jour en sagesse plus encore qu'en science, quoique ce qu'il sait soit beaucoup au-dessus de son âge. J'espère qu'il se rendra digne de soutenir la gloire du rai, et la réputation où il met la France.

Vous nous donnez de bonnes espérances de la Suède ; et j'avoue que si quelque chose peut obliger ce royaume de se réveiller, ce seront vos sages négociations. Mais à vous dire le vrai, on va fort lentement en ce pays-là. Nous ne pouvons pas savoir le fond de leurs intentions ni même de leur intérêt, de si loin. Mais autant qu'on en peut juger, ils n'ont pris jusqu'ici aucun des moyens utiles à faire la paix ni la guerre. Pour la guerre, il semble qu'ils l’ont évitée ; et dès là qu'on les a vus lents, de ce côté-là on ne s'est point trouvé pressé de faire la paix ; au lieu que si on les eût vus agir fortement, ni les Allemands, ni les Espagnols, ni les Hollandais n'auraient refusé des conditions de paix raisonnables, qu'on leur aurait pu proposer. Cependant la Maison d'Autriche commence à reprendre, en Allemagne, la même autorité et les mêmes avantages qu'elle y avait lorsque le roi Gustave prit les armes. L'empereur va se rendre maître ; et il fait des coups d'autorité que ses prédécesseurs n'auraient osé faire dans le meilleur état de leurs affaires. L'enlèvement de M. le prince Guillaume de Furstemberg dans une ville libre, choisie pour traiter la paix, sans qu'on ait respecté sa qualité de plénipotentiaire, est une action bien hardie, et qui fait bien voir que les Espagnols et la Maison d'Autriche n'ont rien rabattu de leurs desseins de maîtriser absolument l'Allemagne.

Cependant si elle en vient à bout (ce qui arrivera infailliblement si on abandonne la France ), les Suédois en pâtiront les premiers : et leurs conquêtes d'Allemagne seront mal assurées. Les

 

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princes d'Allemagne, qu'on effraie par une vaine jalousie contre la France, qui après tout n'en voudra jamais à leur liberté, déçus de ce vain prétexte, seront contraints enfin à porter le joug de la maison d'Autriche, qui est bien aise qu'on ne craigne que nous, afin qu'on la laisse faire, et qui voudrait bien aussi amuser les Suédois dans une occasion où ils ont tant d'intérêt à se réveiller. Vous saurez bien leur ouvrir les yeux, et les engager à réparer le temps perdu. Mais c'est assez politiquer. Le plaisir de s'entretenir avec vous a allongé mes raisonnements ; je les finis, en un mot, Monsieur, en vous assurant que je suis à vous sans réserve.

 

J. Bénigne, A. évêque de Condom.

 

Je vous envoie deux exemplaires du Traité de l'Exposition, que votre écuyer m'a dit que vous demandiez.

 

LETTRE XII.
BOSSUET A M. CONQUART, MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE (a). A Saint-Germain-en-Laye, 22 mai 1671.

 

Plusieurs de mes amis de la Cour, qui sont aussi de l'Académie, m'ont témoigné souhaiter de me voir remplir la place qui y vaque par la mort de M. l’abbé de Chambon ; et m'ont voulu persuader qu'on me l'accorderait volontiers, si je faisais connaître que je la désire. Vous pourrez mieux que personne répondre de mes sentiments là-dessus, vous, Monsieur, qui êtes le plus ancien ami que j'aie dans cette compagnie et à qui j'ai fait tant de fois paraître l'estime que j'ai pour elle. Je sais aussi que vous m'avez fait l'honneur de parler de moi, en cette occasion, d'une manière très-obligeante. Ces raisons et la considération particulière où je sais que vous êtes dans ce corps illustre, m'invitent à vous supplier de vouloir bien accepter le pouvoir que je vous donne, de dire en mon nom ce que vous jugerez nécessaire et convenable. Je serai aise de marquer à une si célèbre compagnie toute l'estime possible ; et à la réserve de l'assiduité que mes attachements ne me permettront guère, je m'acquitterai avec joie de tous les

 

 

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devoirs qui pourront satisfaire le corps et les illustres particuliers qui !e composent. Je ne vous dis rien pour vous-même, puisque vous Servez il y a longtemps combien sincèrement je vous honore et avec quelle passion je suis votre très-humble serviteur.

 

J. Bénigne de Condom.

 

LETTRE XIII.
BOSSUET A UNE DAME DE CONSIDÉRATION (a).  SUR LA MORT DE SON MARI (a).

 

Je suis bien payé de mon dialogue, puisqu'au lieu de mon en-t retien avec la Dame que vous savez, vous m'en rendez un de la Reine et de vous. Je ne vous ferai pas de remercîments de la part que vous m'y avez donnée : ce sont, Madame, des effets ordinaires de vos bontés ; et j'y suis accoutumé depuis si longtemps, qu'il n'y a plus rien de surprenant pour moi dans toutes les grâces que vous me faites. Je m'estimerais bien heureux, si pour vous en témoigner ma reconnaissance, je pouvais contribuer quelque chose à soulager les inquiétudes qui vous travaillent depuis si longtemps, touchant l'état de M. le M. Je vois dans ces peines d'esprit une marque d'une foi bien vive et d'une amitié bien chrétienne. Il est beau, Madame, que dans une affliction si sensible,

 

1 Nous ne saurions découvrir quelle est la personne qui fait la matière de cette lettre, Bossuet ne disant rien qui puisse nous la faire connaître. Tout ce que nous pouvons assurer, c'est qu'il s'agit d'un maréchal on d'un marquis, aussi distingué par ses vertus chrétiennes que par ses exploits militaires. Les premières lettres, M. le M., dont Bossuet se sert pour désigner celui dont il parle, et les victoires qu'il lui attribue, justifient pleinement ce que nous avançons. Quant à l'année où cette lettre a été écrite, nous ne sommes pas plus en état de l’indiquer, parce que Bossuet ne l'a point marquée ; mais comme il y parle d'un entretien que la Dame à qui il écrit avait eu avec la Reine, il est clair que sa lettre est antérieure ou à la mort de la Reine mère, ou à celle de Marie-Thérèse; c'est-à-dire, qu'elle a été écrite ou avant 1666, ou au plus tard avant 1683, époques de la mort des deux reines. Bossuet ayant eu part, comme il le dit, à l’entretien que cette Dame avait eu avec la Reine, et la Reine mère l’honorant d’une affection particulière, nous avons lieu de croire que c'est elle dont il s’agit ici : et par conséquent que cette lettre a été écrite immédiatement avant sa mort : le caractère de l'écriture et le style même nous confirment dans cette pensée; c’est pourquoi nous fixons la date de cette lettre vers 1665. (Les édit.)

 

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votre douleur naisse presque toute de la foi que vous avez en la vie future; et que dans la perte d'une personne si chère, vous oubliiez tous vos intérêts pour n'être touchée que des siens. Une douleur si sainte et si chrétienne est l'effet d'une âme bien persuadée des vérités de l'Evangile; et toutes les personnes qui vous honorent doivent être fort consolées que vos peines naissent d'un si beau principe, non-seulement à cause du témoignage qu'elles rendent à votre piété, mais à cause que c'est par cet endroit-là qu'il est plus aisé de les soulager. Car j'ose vous dire, Madame, que vous devez avoir l'esprit en repos touchant le salut de son âme; et j'espère que vous en serez persuadée, si vous prenez la peine de considérer de quelle sorte les saints docteurs nous obligent de pleurer les morts selon la doctrine de l'Ecriture. Je n'ignore pas, Madame, qu'en vous entretenant de ces choses j'attendrirai votre cœur, et que je tirerai des pleurs de vos yeux; mais peut-être que Dieu permettra qu'à la fin vous en serez consolée, et j'écris ceci dans ce sentiment.

Saint Paul avertit les fidèles « qu'ils ne s'affligent pas sur les morts comme les gentils qui n'ont pas d'espérance (1) ; » et il explique par ce peu de mots, tout ce qui se peut dire sur ce sujet-là. Car il est aisé de remarquer qu'il ne veut pas entièrement supprimer les larmes; il ne dit point : Ne vous affligez pas; mais : Ne vous affligez pas comme les gentils qui n'ont pas d'espérance; et c'est de même que s'il nous disait : Je ne vous défends pas de pleurer; mais ne pleurez pas comme ceux qui croient que la mort leur enlève tout, et que l’âme se perd avec le corps : affligez-vous avec retenue, comme vous faites pour vos amis qui vont en voyage, et que vous ne perdez que pour un temps. De là, Madame, nous devons entendre que la foi nous oblige de bien espérer de ceux qui meurent dans l'Eglise et dans la communion de ses sacrements ; et qu'encore qu'il soit impossible d'avoir une certitude entière en ce monde, il y a tant de fortes raisons de les croire en bon état, que le doute qui nous en reste ne nous doit pas extrêmement affliger. Autrement l'apôtre saint Paul, au lieu de consoler les fidèles, aurait redoublé leur douleur. Car s'il

 

1 I Thess., IV, 12.

 

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n’avait dessein de nous obliger à faire que notre espérance l'emportât de beaucoup par-dessus la crainte, n'est-il pas véritable, Madame, que ce grand homme ne devait pas dire : Ne vous affligez pas comme les gentils; mais plutôt : Affligez-vous plus que les gentils, et ne vous consolez pas comme eux? Il leur est aisé de se consoler, puisqu'ils croient que les morts ne sont plus en état de souffrir. Mais à vous il n'en est pas de la sorte, puisque la vérité vous a appris qu'il y a un lieu de tourments à comparaison desquels tous ceux de cette vie ne sont qu'un songe.

Il est bien certain, Madame, qu'à prendre les choses de cette sorte, les chrétiens ayant beaucoup plus à craindre, doivent être par conséquent plus sensibles à la mort des leurs : néanmoins il est remarquable que saint Paul ne les reprend pas de ce qu'ils se consolent; mais il les reprend de ce qu'ils s'affligent comme les gentils, qui n'ont pas d'espérance : et nous pouvons assurer sans doute qu'il n'aurait jamais parlé de la sorte, s'il n'eût vu dans la vérité éternelle, dont son esprit était éclairé, qu'il y a sans comparaison plus de sujet de bien espérer qu'il n'y a de raison de craindre.

C'est ce que saint Paul veut que nous pratiquions pour les morts : mais il ne faut pas abuser de cette doctrine, ni sous le prétexte de cette espérance qu'il nous ordonne d'avoir pour eux, flatter la confiance folle et téméraire de quelques chrétiens mal-vivants. Voyons donc, s'il vous plait, Madame, quels sont ces bienheureux morts qui laissent tant d'espérance à ceux qui survivent. Ce sont, sans doute, ceux qui meurent avec les marques de leur espérance, c'est-à-dire dans la participation des saints sacrements; et qui rendent les derniers soupirs entre les bras de l'Eglise, ou plutôt entre les bras de Jésus-Christ même, en recevant son corps adorable. De tels morts, Madame, ne sont pas à plaindre; c'est leur faire injure que de les appeler morts, puisqu'on les voit sortir de ce monde au milieu de ces remèdes sacrés, qui contiennent une semence de vie éternelle. Le sang de Jésus-Christ ayant abondamment coulé sur leurs âmes par ces sources fécondes des sacrements, ils peuvent hardiment soutenir l'aspect de leur Juge, qui tout rigoureux qu'il est aux pécheurs,

 

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ne trouve rien à condamner où il voit les traces du sang de son Fils.

C'est à ceux qui ont perdu de tels morts que saint Augustin, en suivant l'Apôtre, permet véritablement de s'affliger, mais d'une douleur qui puisse être aisément guérie : il leur permet de verser des pleurs, mais qui soient bientôt essuyées par la foi et par l'espérance1. Et il semble que c'est à vous que ces paroles sont adressées : car souffrez que je rappelle en votre mémoire de quelle sorte notre illustre mort a participé aux saints sacrements. A-t-il été de ceux à qui il les faut faire recevoir par force, qui s'imaginent hâter leur mort quand ils pensent à leur confession, qui attendent à se reconnaître quand ils perdent la connaissance ? Il a été lui-même au-devant ; il s'est préparé à la mort avant le commencement de sa maladie. Il n'a pas imité ces lâches chrétiens qui attendent que les médecins les aient condamnés, pour se faire absoudre par les prêtres, et qui méprisent si fort leur âme qu'ils ne pensent à la sauver que lorsque le corps est désespéré : bien loin d'attendre la condamnation, il a prévenu même la menace, et sa confession générale a été non-seulement devant le danger, mais encore devant le mal.

Ce n'est pas à moi de vous dire ce que peuvent les sacrements reçus de la sorte ; toute l'Eglise vous le dit assez : et saint Augustin, qui tremble pour les pécheurs qui attendent à se convertir à l'extrémité de la vie, ne craint pas de nous assurer de la réconciliation de ceux qui se préparent à la recevoir pendant la santé (2). Rendons grâces à Dieu, Madame, de ce qu'il a inspiré cette pensée à feu M. le M., de ce que depuis tant d'années il l'avertissait si souvent par les maladies dont il le frappait ; et que non-seulement il l'avertissait, mais qu'il lui faisait sentir dans le cœur ces salutaires avertissements.

Mais pourrions-nous oublier ici la manière dont il l'a ôté de ce monde, et ce jugement si net et si tranquille qu'il lui a laissé jusqu'à la mort, afin qu'il n'y eût pas un moment qu'il ne pût faire profiter pour l'éternité ? C’est, Madame, la fin d'un prédestiné. Il voyait la mort s'avancer à lui ; il la sentait venir pas à pas ; il

 

1 Serm. CLXXII, n. 3. — 2 Serm. CCCXCIII.

 

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a communié dans cette créance : il a repassé ses ans écoulés, comme un homme qui se préparait à paraître devant son juge pour y rendre compte de ses actions : il a reconnu ses péchés ; et quand on lui a demandé s'il n'implorait pas la miséricorde divine pour en obtenir le pardon, ce oui salutaire qu'il a répondu ne lui a pas été arraché à force de lui crier aux oreilles ; c'est lui-même, de son plein gré, qui d'un sens rassis et d'un cœur humilié devant Dieu, lui confessant ses iniquités, lui en a demandé pardon par le mérite du sang de son Fils, dont il a adoré la vertu présente dans l'usage de ses sacrements. Tout cela ne vous dit-il pas qu'il est de ces morts mille fois heureux qui meurent en Notre-Seigneur; et qu'étant sorti avec ses livrées, le nom de Jésus-Christ à la bouche, le Père le reconnaissant à ces belles marques pour l'une des brebis de son fils, l'aura jugé à son tribunal selon ses grandes miséricordes?

Je ne vous parle ici, Madame, que de ce qu'il a fait en mourant : mais si je voulais vous représenter les bonnes actions de sa vie, desquelles j'ai été le témoin, quand aurais-je achevé cette lettre ? Trouvez bon seulement que je vous fasse ressouvenir de sa tendresse paternelle pour les pauvres peuples ; c'est le plus bel endroit de sa vie, et que les vrais chrétiens estimeront plus que la gloire de tant de victoires qu'il a remportées. Nous lisons dans la sainte Ecriture une chose remarquable de Néhémias. Ce grand homme étant envoyé pour régir le peuple de Dieu en Jérusalem, il nous a raconté lui-même dans l'histoire qu'il a composée de son gouvernement, qu'il n'avait point foulé le peuple comme les autres gouverneurs (ce sont les propres mots dont il se sert) ; qu'il s'était même relâché de ce qui lui était dû légitimement ; qu'il n'avait jamais épargné ses soins ; et qu'il avait employé son autorité à faire vivre le peuple en repos, à faire, fleurir la religion, à faire régner la justice (1) ; après quoi il ajoute ces paroles : « Seigneur, souvenez-vous de moi en bien, selon le bien que j'ai fait à ce peuple (2). » C'est qu'il savait, Madame, que de toutes les bonnes œuvres qui montent devant la face de Dieu, il n'y en a point qui lui plaisent plus que celles qui soulagent les misérables,

 

1 II Esdr., V, 15. — 2 Ibid., 19.

 

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et qui soutiennent l'opprimé qui est sans appui. Il savait que ce Dieu, dont la nature est si bienfaisante, se souvient en son bon plaisir de ceux qui se rendent semblables à lui en imitant ses miséricordes. Puisque M. le M. a gouverné les peuples dans le sentiment et dans l'esprit de Néhémias, nous avons juste sujet de croire qu'il aura eu part à sa récompense ; et que Dieu se souvenant de lui en bien, aura oublié, ses péchés.

Consolez-vous, Madame, dans cette pensée ; et ne songez pas tellement à la sévérité de ses jugements, que vous n'ayez dans l'esprit ses grandes et infinies miséricordes. S'il nous voulait juger en rigueur, nulle créature vivante ne pourrait paraître devant sa face ; c'est pourquoi ce bon Père sachant notre faiblesse, nous a lui-même donné les moyens de nous mettre à couvert de ses jugements. Il a dit, comme vous remarquez, qu'il jugerait les justices (1) ; mais il a dit aussi qu'il ferait miséricorde aux miséricordieux (2) : et quoique nos péchés les plus secrets ne puissent échapper les regards de cet œil qui sonde le fond des cœurs, néanmoins la charité les lui couvre : elle couvre non-seulement quelques péchés, mais encore la multitude des péchés (3).

M. le M. a été bienfaisant dans cette pensée ; et quoique sa générosité naturelle, dont le fonds était inépuisable, le portât assez à faire du bien, il ne l'en a pas crue toute seule ; il a voulu la relever par des sentiments chrétiens : il a pensé à se faire des amis qui le pussent recevoir un jour dans les tabernacles éternels ; et je ne puis me ressouvenir des belles choses qu'il m'a dites sur ce sujet-là, sans en avoir le cœur attendri. C'est, Madame, ce qui me persuade, et ce qui me persuade fortement, que Dieu l'aura jugé selon ses bontés : c'est pourquoi il l'a frappé, parce qu'il ne voulait pas le frapper : je veux dire qu'il ne l'a pas épargné en cette vie, parce qu'il voulait l'épargner en l'autre. Vous savez les peines d'esprit et de corps qui l'ont suivi jusqu'au tombeau, sans lui donner aucun relâche. Dieu a voulu, Madame, que vous et ses fidèles serviteurs eussent la consolation de voir qu'il n'était pas du nombre de ceux qui ont reçu leur récompense en ce monde. Il a crié à Dieu dans l'affliction et dans la douleur ;

 

1 Psal. LXXIV, 3. — 2 Matth.,V, 7 — 3 I Petr., IV, 8.

 

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lorsque sa main s'est appesantie sur lui, il lui a fait un sacrifice des souffrances qu'il lui envoyait. Je ne puis assez vous dire, Madame, combien ces prières lui sont agréables, et la force qu'elles ont pour expier tout ce qui se mêle en nous de faiblesse humaine parmi les douleurs violentes. Il est donc avec Jésus-Christ, il est avec les esprits célestes; ou si quelque reste de péché le sépare pour un temps de leur compagnie, il a du moins ceci de commun avec eux, qu'il jouit de cette bienheureuse assurance qui fait la principale partie de leur félicité, parce qu'elle établit solidement leur repos.

Que s'il est en repos, Madame, il est juste aussi que vous y soyez. Je sais bien que vous n'avez pas une certitude infaillible ; ce repos est réservé pour la vie future, où la vérité découverte ne laissera plus aucun nuage qui puisse obscurcir nos connaissances : mais les fidèles qui sont en terre ne laissent pas d'avoir leur repos, par l'espérance qu'ils ont de rejoindre au ciel ceux dont ils regrettent la perte. Et cette espérance est si bien fondée, quand on a les belles marques que vous avez vues, que l'Ecriture, qui ne ment jamais, ne craint pas de nous assurer qu'elle doit faire cesser nos inquiétudes, et même nous donner de la joie. C'est ce repos, Madame, que je vous conseille de prendre ; et cependant nous admirerons qu'après tant de temps écoule votre douleur demeure si vive, que vous ayez encore besoin d'être consolée. On voit peu d'exemples pareils; mais aussi ne voit-on pas souvent une amitié si ferme, ni une fidélité si rare que la vôtre.

Mais je passe encore plus loin; et j'avoue que votre douleur naissant des pensées de l'éternité, le temps ne doit pas lui donner d'atteinte. Qu'elle ne cède donc pas au temps, mais qu'elle se laisse guérir par la vérité éternelle et par la doctrine de son Evangile. Voyant durer vos inquiétudes, j'ai cru que le service que je vous dois m'obligeait à vous la représenter selon que Dieu me l'a fait connaître. Si j'ai touché un peu rudement l'endroit où vous êtes blessée, c'est-à-dire si je n'ai pas assez épargné votre douleur, je vous supplie de le pardonner à l'opinion que j'ai de votre constance.

Je suis, etc.

 

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LETTRE XV.
BOSSUET A LA MÈRE DE BELLEFONDS, CARMÉLITE (1). A Saint-Germain-en-Laye, ce 25 avril 1672.

 

En me regardant moi-même, je ne puis me consoler de l'éloignement de M. le maréchal de Bellefonds. En regardant la Cour, j'ai regret qu'elle ait perdu un homme de ce mérite. En le regardant, ma chère et révérende Mère, j'adore les dispositions cachées de la divine Providence qui le ramène à la Cour quand il la veut quitter, et l'en arrache par un coup imprévu lorsqu'il semble y être le mieux. Quoi qu'il en soit, je suis persuadé que Dieu veille sur lui pour y détruire tout à fait le monde, et y établir Jésus-Christ tout seul. La perte que je fais d'un homme qui cherche Dieu et d'un ami si sincère et si sûr, est une chose presque irréparable en ce pays. Je ne sais ni que désirer pour son retour connaissant ses dispositions, ni qu'espérer en considérant celles des autres. Je suis certain qu'il est percé de douleur de s'être trouvé dans un état auquel il a cru être obligé de déplaire au Roi, et de lui désobéir. C'est une chose bien rude à un si bon cœur et à un si bon chrétien. Je prie Dieu de lui servir de consolation et de conseil, et de bénir sa famille. Je vous supplie de vouloir bien lui envoyer cette lettre (a), et l'assurer que je suis à lui comme je suis à vous de tout mon cœur.

 

1 Elle était sœur du maréchal de Bellefonds, et prieure des Carmélites de la rue Saint-Jacques à Paris, sous le nom d'Agnès de Jésus Maria. Bossuet correspondait par son moyen avec le maréchal. (Les édit.)

(a) C'est la lettre au maréchal de Bellefonds, que l'on trouvera après la suivante.

 

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LETTRE XV.
BOSSUET A LA MÈRE DE BELLEFONDS, CARMÉLITE. Mercredi matin, 1672.

 

Je n'ai pas été si avant que de juger de l'action de M. le maréchal de Bellefonds par rapport à la conscience (a). Il lui doit suffire devant Dieu qu'il ait cru pouvoir et devoir faire ce qu'il a fait. C'est ce qui m'a obligé à vous écrire comme j'ai fait. Je lui écris dans les mêmes termes, sans m'expliquer davantage sur une chose qui demande qu'on examine beaucoup de faits et de circonstances, et qu'il ne me semble pas nécessaire de discuter à présent, puisqu'elle est faite. Pour ce qui est des jugements des hommes, il importe peu à M. le maréchal de Bellefonds quel il soit; les choses sont toujours prises de différentes façons, ou pour le fond ou pour les circonstances. Un homme de bien se contente d'agir dans chaque occasion suivant ce que sa conscience lui dicte. Cela, dis-je, suffit à l'égard de Dieu. Quand on se serait trompé en prenant de faux fondements, il faudrait espérer que Dieu nous pardonnerait de telles fautes, pourvu qu'on ait agi en simplicité de cœur, suivant les lumières présentes, sauf à réparer quand on connaîtrait autre chose. Voilà, ma chère Mère, ce que je vois à présent, et ne crois pas en devoir considérer davantage. Vous savez la réponse de M. le maréchal de Créqui. Il a offert sa démission de la charge de maréchal de France, et ensuite d'obéir comme marquis de Créqui, ou de quitter le commandement autant de temps que son armée serait jointe, et de demeurer volontaire pendant ce temps-là auprès de S. M., ou d'obéir enfin en cas qu il plût au Roi faire une loi générale pour tout le corps, et attribuer le commandement sur les maréchaux de France à la charge de maréchal de camp général. Le Roi ne s'étant contenté d'aucun de ces expédients, il a demandé une heure de temps pour ne pas refuser en face ; mais, s'étant ensuite expliqué sans délai,

 

(b) Comme: on le verra à la Lettre suivante, le maréchal de Bellefonds avait remporté la victoire contre les ordres de son chef.

 

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il est parti par ordre pour se retirer à Marine ; voilà ce que j'ai appris. Assurez-vous au reste de l'amitié inviolable que je garderai à M. le maréchal de Bellefonds. Je ne me consolerai point du malheur que j'ai eu de le perdre. Je n'ose plus me flatter de l'espérance du retour, ni presque le désirer en l'état où je vois les choses. Je crois que vous pouvez envoyer ma lettre. Prions Dieu qu'il nous attache de plus en plus à lui seul. Je suis à vous de tout mon cœur en son saint amour.

 

LETTRE XVI.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS (a). A Saint-Germain-en-Laye, ce 25 avril 1672.

 

Je ne veux point vous représenter, Monsieur, combien je sens vivement la perte que je fais en vous perdant ; je ne songe qu'à vous regarder vous-même dans un état de douleur extrême, de vous être trouvé dans des conjonctures, où vous avez cru ne pouvoir vous empêcher de déplaire arr Roi. Ce n'est pas une chose surprenante pour vous, d'être éloigné de la Cour et des emplois : votre cœur ne tenait à rien en ce monde-ci qu'à la seule personne du Roi. Je vous plains d'autant plus dans le malheur, que vous avez eu de vous croire forcé de le fâcher. Que Dieu est profond et

 

(a) Bernard Gigault, marquis de Bellefonds, un des meilleurs généraux de son siècle, qui signala par une multitude de beaux exploits ses vertus militaires. Quoique revêtu de toutes les dignités qui peuvent illustrer un grand personnage, il fut encore plus distingué par sa religion et sa haute piété, que par les charges et les emplois qu'il remplit. Malgré son mérite, M. de Bellefonds éprouva deux disgrâces, qu'il soutint aussi avec une grande constance. Son zèle pour le service du Roi et les intérêts de la France lui attira la première. Ce maréchal, qui commandait sous M. de Créqui, s'aperçut que les ennemis étaient dans la position la plus favorable pour les combattre avantageusement : il en donna avis à son chef, en le pressant d'ordonner l'attaque; mais M. de Créqui ne jugea pas à propos de déférer aux représentations de M. de Bellefonds. Ses instances réitérées n'ayant pas eu un meilleur succès, il crut, vu la circonstance, devoir s'élever au-dessus des règles ordinaires; et en conséquence, pour ne pas perdre une si belle occasion, il attaqua l'ennemi avec le corps qu'il commandait. L'affaire s'étant ainsi engagée, le reste de l'armée fut obligé de donner; et les troupes du Roi remportèrent une victoire complète. Mais le maréchal de Créqui, piqué de la désobéissance de son inférieur, s'en plaignit en Cour; et M. de Bellefonds fut exilé. Nous aurons lieu de faire connaître dans la suite des lettres que Bossuet lui a écrites, le sujet de sa seconde disgrâce. (Les éditeurs.)

 

 

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terrible dans les voies qu'il tient sur vous ! Il semble qu'il ne vous retient ici lorsque vous voulez quitter, qu'afin de vous en arracher par un coup soudain lorsqu'il paraît que vous y êtes le mieux. Regardez, Monsieur, avec les yeux de la foi la conduite de Dieu sur vous ; adorez les dispositions de la Providence divine, impénétrables au sens humain : mettez entre ses mains et votre personne et votre famille. Quiconque espère en Dieu ne sera pas confondu à jamais. Je le prie d'être votre consolation et votre conseil, je vous offrirai sans cesse à lui.

Si vous voyez quelque petit endroit que ce soit par où je puisse vous être tant soit peu utile, ne m'épargnez pas. La Mère Agnès (a) me fera tenir vos lettres. J'étais à Paris contre mon ordinaire, quand la chose arriva, et je n'arrivai ici qu'après votre départ : cela me priva de la consolation de vous voir. On attend les réponses de M. le maréchal de Créqui. Je prie Dieu, encore une fois, qu'il conduise toute chose à votre salut éternel.

 

J. BÉNIGNE, anc. Ev. de Condom.

 

LETTRE XVII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 1er juin 1672.

 

J'ai fait de fréquentes et sérieuses réflexions sur les conduites de Dieu sur vous : elles sont profondes, et bien éloignées des pensées des hommes. J'ai fort considéré par quelles voies il vous avait préparé de loin, et ensuite de plus près, à ce qui vous est arrivé. Enfin vous voyez sa main bien marquée : que reste-t-il autre chose que d'abandonner à sa bonté et vous et votre famille? Je loue la résolution où vous êtes d'attendre en patience ce que la patience disposera pour vous dégager avec vos créanciers. Vous avez pris les voies droites, malgré toute la prudence humaine qui s'y opposait : la chose a tourné autrement, et vous voilà en état de ne pouvoir presque plus rien faire. Vous êtes donc par

 

(a) Prieure des Carmélites de Saint-Jacques : elle était sœur du maréchal de Bellefonds.

 

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nécessité dans une aveugle dépendance des ordres de Dieu : vous ne pouvez répondre à ses desseins qu'en vous abandonnant à lui seul. Confiez-vous à lui, Monsieur ; et voyez que tout est à vous, pourvu que vous marchiez avec foi et avec confiance. Dieu vous fait des grâces infinies, de vous donner les sentiments qu'il vous donne.

Nous parlerons à fond, M. de Troisville (a) et moi, sur votre sujet ; et je vous ferai savoir toutes mes pensées. Tout ira bien, Monsieur ; car Dieu s'en mêle ; et par des coups imprévus, il veut renverser en vous tous les restes de l'esprit du monde, et vous arracher à vous-même. Voilà votre grand ouvrage et la seule chose nécessaire. Lisez l'Evangile, si vous me croyez ; et écoutez Dieu en le lisant. Il vous parlera au fond du cœur, et une lumière secrète de son Saint-Esprit vous conduira dans toutes vos voies. Je ne cesserai de vous offrir à la divine bonté ; et tout ce qui me viendra dans l'esprit pour vous, je le recueillerai avec soin pour vous. Ne m'oubliez pas devant Dieu ; et marchons ensemble en foi et en confiance dans la voie de l'éternité, chacun suivant la route qui lui est ouverte.

J'ai fait vos compliments à M. de Montausier, qui les a reçus comme il devait, et qui est fort content de savoir que vous ayez reçu sa lettre.

 

LETTRE XVIII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 30 juin 1672.

 

Les miséricordes que Dieu vous fait sont inexplicables. Il vous apprend qu'il est le Souverain et le Fort qui renverse tout, et le Sage à qui cèdent tous les conseils : mais en même temps sa miséricorde et sa bonté se déclarent par-dessus tous ses autres ouvrages, comme disait le Psalmiste : Miserationes ejus super omnia opera ejus (1). Il vous a élevé aux yeux du monde : il vous

 

1 Psal. CXLIV, 9.

(a) Henri-Joseph de Peyre, comte de Troisville, qu'on prononce Tréville, mort à Paris le 13 août 1708. (Les édit.)

 

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a porté par terre ; il vous soutient par les sentiments qu'il vous inspire. Un esprit de justice, qui venait de sa grâce, vous avait fait rompre avec le monde : il s'est alors contenté du sacrifice volontaire ; il n'a pas voulu l'effet par cette voie. Il fallait que votre dignité vous abattit et qu'elle vous fit sentir que le monde est aussi amer dans ses dégoûts qu'il est vain et trompeur dans ses présents.

Mais voyez quelles eaux de miséricorde! Il semble que vous n'aviez pas besoin de ces amertumes pour vous dégoûter du monde, dont le goût était comme éteint dans votre cœur ; mais Dieu n'a pas voulu qu'il pût revivre. Il vous a arraché aux occasions, qui font revenir ce goût du monde par l'endroit le plus sensible, c'est-à-dire par la gloire. Quelle campagne voyons-nous? et combien est-on en danger d'être flatté, quand on a part à des choses aussi surprenantes que celles qu'on exécute ? Et cependant il n'y a rien qui soit plus vain devant Dieu, ni plus criminel, que l'homme qui se glorifie de mettre les hommes sous ses pieds : il arrive souvent dans de telles victoires, que la chute du victorieux est plus dangereuse que celle du vaincu.

Dieu châtie une orgueilleuse république, qui avait mis une partie de sa liberté dans le mépris de la religion et de l'Eglise. Fasse sa bonté suprême que sa chute l'humilie. Fasse cette même bonté que la tête ne tourne, pas à ceux dont il se sert pour la châtier. Tous les présents du monde sont malins, et font d'autant plus de mal à l'homme qu'ils lui donnent plus de plaisirs : mais le plus dangereux de tous, f c'est la gloire ; et rien n'étourdit tant la voix de Dieu, qui parle au dedans, que le bruit des louanges, surtout lorsque ces louanges ayant apparemment un sujet réel, font trouver de la vérité dans les flatteries les plus excessives. O malheur ! ô malheur ! ô malheur ! Dieu veuille préserver d'un si grand mal notre maître et nos amis : priez pour eux tous dans la retraite où Dieu vous a mis.

Considérez  ceux qui périssent, considérez ceux qui restent : tout vous instruit, tout vous parle. On parlerait de vous à présent par toute la terre ; peut-être en parleriez-vous vous-même à vous-même. Qu'il vaut bien mieux, écouter Dieu en silence, et

 

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s'oublier soi-même en pensant à lui ! Je souhaite que cet oubli aille jusqu'au point de vous reposer sur lui de toutes choses ; et je le loue de la résolution qu'il vous donne, d'attendre en patience que sa volonté se déclare. Il le fera sans doute ; il prépaiera secrètement toutes choses pour vous dégager. Je l'en prie de tout mon cœur ; et qu'il vous conduise par les voies qu'il sait à la sainte simplicité, qui seule est capable de lui plaire.

M. de Troisville m'a promis de venir passer ici quelques jours, avant que de vous aller voir. Vous ferez la plus grande partie de notre entretien : il sera ici plus solitaire qu'à l’Institution (1). Priez pour moi, je vous en conjure, et croyez que je ne vous oublie pas.

 

LETTRE XIX.
BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Versailles, ce 8 septembre 1672.

 

J'ai su par M. le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, ce que vous lui avez écrit touchant l'impression de mon livre, que Monseigneur le cardinal Sigismond Chigi a dessein de faire faire à Rome (a), et je vous suis fort obligé des soins que vous offrez pour avancer cet ouvrage. Cela sera de très-grande conséquence pour les huguenots de ce pays, qui n'ont presque point d'autre réponse à la bouche, sinon que Rome est fort éloignée des sentiments que j'expose. Ils ont une si mauvaise et si fausse idée de l'Eglise romaine et du saint Siège, qu'ils ne peuvent se persuader que la vérité y soit approuvée ; rien par conséquent ne peut leur être plus utile, que de leur faire voir qu'elle y paroi t avec toutes les marques de l'approbation publique.

J'accepte donc, Monsieur, les soins que vous m'offrez pour cette édition, à laquelle je me promets que vous vous appliquerez d'autant plus volontiers, qu'outre l'amitié que vous m'avez toujours

 

1 L'Institution des Pères de l'Oratoire, où M. de Troisville s'était retiré.

(a) M. Dirois se trouvait à Rome, où l'on devait traduire en français l'Exposition de la Doctrine catholique.

 

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témoignée, vous y serez encore engagé par l'utilité de toute l'Eglise.

Il faut prendre garde à deux choses : la première, que la version italienne soit exacte ; et pour cela il est nécessaire qu'un théologien français s'en mêle, parce qu'il faut joindre les lumières de la science à la connaissance de la langue, pour rendre toute la force des paroles. Personne ne peut mieux faire cela que vous. M de Blancey, à qui Monseigneur le cardinal Sigismond s'est ouvert de son dessein, et à qui même il a confié une lettre du révérendissime Père Maître du sacré Palais sur le sujet de ce livre, pour me l'envoyer, m'écrit que Monseigneur le cardinal d'Estrées lui a dit qu'il voulait bien prendre la peine de revoir lui-même la traduction. Il n'est pas juste que Son Eminence ait toute cette fatigue parmi tant d'occupations : mais j'espère qu'elle voudra bien que vous lui fassiez rapport des endroits importants, afin que cette justesse d'expression et cette solidité de jugement qui est son véritable caractère, donne à cette version toute l'exactitude que désire l’importance de !a matière. La lettre du révérendissime Père Maître du sacré Palais n'est pas moins judicieuse qu'elle est nette et précise pour l'approbation : elle porte expressément qu'il donnera toutes les facultés nécessaires pour l'impression, sans changer une seule parole dans mon Exposition. Cela est absolument nécessaire ; car autrement on confirmerait ce que disent les huguenots touchant la diversité de nos sentiments avec Rome, et l'on détruirait tout le fruit de mon ouvrage.

J'espère qu'il en fera de plus en plus de très-grands, si cette édition se fait dans l'imprimerie la plus autorisée, comme s'il se peut dans celle de la Chambre apostolique, si elle se fait avec soin et d’une manière qui marque qu'on affectionne l'ouvrage, enfin si elle paraît avec les approbations nécessaires de la manière la plus authentique ; et c'est la seconde chose que j'avais à désirer.

Je vous supplie de conférer de ces choses avec M. de Blancey, avec lequel vous pourrez voir Monseigneur le cardinal Sigismond, et savoir ses volontés. Je vous prie surtout de demander de ma part à Monseigneur le cardinal d'Estrées, la grâce qu'il

 

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veuille bien être consulté sur ce qui sera à faire pour le mieux, et de lui déclarer que je lui soumets tout avec un entier abandonnement ; assuré non-seulement de sa capacité, mais encore des bontés dont il m'honore. Je vous prie, de m'avertir de ce qui se passera, et de croire que je conserve l'estime qui est due à votre mérite, avec la reconnaissance que je dois à votre amitié. Je suis etc.

 

LETTRE XX.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 19 septembre 1672.

Je commencerai ma réponse par où vous avez commencé votre lettre du 28 août. Je ne m'attends à aucune conjouissance sur les fortunes du monde, de ceux à qui Dieu a ouvert les yeux pour en découvrir la vanité. L'abbaye que le Roi m'a donnée me tire d'un embarras et d'un soin qui ne peut pas compatir longtemps avec les pensées que je suis obligé d'avoir. N'ayez pas peur que j'augmente mondainement ma dépense : la table ne convient ni à mon état ni à mon humeur. Mes parents ne profiteront point du bien de l'Eglise. Je paierai mes dettes, le plus tôt que je pourrai : elles sont pour la plupart contractées pour des dépenses nécessaires, même dans l'ordre ecclésiastique ; ce sont des bulles, des ornements et autres choses de cette nature.

Pour ce qui est des bénéfices, assurément ils sont destinés pour ceux qui servent l'Eglise. Quand je n'aurai que ce qu'il faut pour soutenir mon état, je ne sais si je dois en avoir du scrupule : je ne veux pas aller au delà ; et Dieu sait que je ne songe point à m'élever. Quand j'aurai achevé mon service ici, je suis prêt à me retirer sans peine, et à travailler aussi, si Dieu m'y appelle. Quant à ce nécessaire pour soutenir son état, il est malaisé de le déterminer ici fort précisément, à cause des dépenses imprévues. Je n'ai que je sache aucun attachement aux richesses : et je puis peut-être me passer de beaucoup de commodités : mais je ne me sens pas encore assez habile pour trouver tout le nécessaire, si je n'avais précisément que le nécessaire ; et je perdrais plus de la

 

 

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moitié de mon esprit, si j'étais à l'étroit dans mon domestique. L'expérience me fera connaître de quoi je me puis passer : alors je prendrai mes résolutions, et je tâcherai de n'aller pas au jugement de Dieu avec une question problématique sur ma conscience.

Je vous serai fort obligé de m'écrire souvent de la manière que vous avez fait. Ce n'était pas une chose possible de me tirer d'affaire par les moyens dont vous me parlez. Je tâcherai qu'à la fin tout l'ordre de ma conduite tourne à édification pour l'Eglise. Je sais qu'on y a blâmé certaines choses, sans lesquelles je vois tous les jours que je n'aurais fait aucun bien. J'aime la régularité ; mais il y a de certains états où il est fort malaisé de la garder si étroite. Si un certain fond de bonne intention domine dans les cœurs, tôt ou tard il y paraît dans la vie; on ne peut pas tout faire d'abord. Nous avons souvent parlé de ces choses, M. de Grenoble (a) et moi ; nous sommes assez convenus des maximes. Je prie Dieu qu'il me fasse la grâce d'imiter sa sainte conduite.

Je me réjouis avec vous et avec M. de Troisville de ce que vous serez tous deux ensemble : je vous porte souvent devant Dieu tous les deux. Consolez-vous ensemble, avec l'Ecriture, de toutes les misères de ce lieu d'exil. Vous ne pouvez suivre une meilleure conduite que celle de M. de Grenoble : je veux bien venir en second ; je veux dire pour les lumières, mais non pour l'affection.

Le livre qu'on a écrit contre moi servira considérablement à notre cause. Je répondrai quelque chose, non pour faire des contredits, niais pour aider nos frères à ouvrir les yeux. Hélas, que les hommes les ont fermés ! J'ai peur que l'habitude de voir des aveugles et des endurcis, ne fasse qu'on perde quelque chose de l'horreur et de la crainte d'un si grand mal. Quelles glaces et quelles ténèbres ! On n'a ni oreilles, ni yeux, ni cœur, ni esprit, ni raison pour Dieu. Sauvez-nous, sauvez-nous, Seigneur; car les eaux ont passé par-dessus nos têtes, et pénètrent jusqu'à nos entrailles. Je laisse aller ma main où elle veut ; et mon cœur ce

 

(a) Etienne Le Camus, évêque de Grenoble eu 1671, depuis cardinal, mort en 1707.

 

 

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pendant s'épanche en admirant les miséricordes que Dieu vous a faites, en des manières si différentes, à vous et à M. de Troisville.

J'interromps, pour vous prier de lui dire que j'ai fait ses remerciements au Roi, qui les a bien reçus. Il me demanda s'il était bien affermi : je lui dis que je le voyais fort désireux de son salut, et y travailler avec soin; que les grâces que Dieu lui faisait étaient grandes. Il s'enquit qui l'avait converti ; je répliquai : Une profonde considération sur les misères du monde, et sur ses vanités souvent repassées dans l'esprit. J'ajoutai que m'ayant communiqué son dessein, j'avais tâché de l'affermir dans de si bonnes pensées.

Il faut que je vous dise un mot de Mgr le Dauphin. Je vois, ce me semble, en lui des commencements de grandes grâces, une simplicité, une droiture et un principe de bonté; parmi ses rapidités une attention aux mystères, je ne sais quoi qui se jette au milieu des distractions pour le rappeler à Dieu. Vous seriez ravi si je vous disais les questions qu'il me fait, et le désir qu'il me fait paraitre de bien servir Dieu. Mais le monde, le monde, le monde, les plaisirs, les mauvais conseils, les mauvais exemples ! Sauvez-nous, Seigneur, sauvez-nous; j'espère en votre bonté et en votre grâce : vous avez bien préservé les enfants de la fournaise; mais vous envoyâtes votre auge : et moi, hélas ! qui suis-je! Humilité, tremblement, enfoncement dans son néant propre, confiance, persévérance, travail assidu, patience. Abandonnons-nous à Dieu sans réserve, et tâchons de vivre selon l'Evangile. Ecoutons sans cesse cette parole : « Or il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire : » Porro unum est necessarium (1).

Je ne demande pas mieux que d'entretenir à fond Madame de Schomberg. Tôt ou tard mon petit ouvrage (a) servira aux huguenots : la contradiction de deçà, et l'approbation incroyable qu'il reçoit à Rome, me font comme voir d'un côté le diable qui le traverse, et de l'autre Dieu qui le soutient.

Je ne finirais pas si je ne me retenais. Je ne parle point ici; il

 

1 Luc., X, 42.

(a) L'Exposition de la Foi catholique.

 

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faut donc bien que j'écrive, et que j'écrive, et que j'écrive. Hé ! ne voilà-t-il pas un beau style pour un si grand prédicateur? Riez de ma simplicité et de mon enfance, qui cherche encore des jeux. J'embrasse M. de Troisville. On me reproche tous les jours que je le laisse à l'abandon à ces Messieurs : je soutiens toujours qu'il est de mon parti, et sérieusement. Quand sa théologie sera parvenue jusqu'à examiner les questions de la grâce, je lui demande une heure ou deux d'audience, et en attendant une grande suspension de jugement et de pensées. Priez pour mon enfant et pour moi.

 

LETTRE XXI.
BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Versailles, ce 17 novembre 1672.

 

Il y a déjà fort longtemps que je me suis donné l'honneur de vous écrire une grande lettre, au sujet d'une des vôtres que M. le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas me fit voir. Vous y parliez d'un dessein qu'on avait à Rome, de faire traduire mon Exposition et ensuite de l'y imprimer. Je reçus en même temps une lettre de M. de Blancey, qui me mandait ce que Monseigneur le cardinal Sigismond Chigi lui avait dit sur ce sujet, qui était que Son Eminence voulait bien avoir la bouté de faire travailler à cette traduction et à cette impression. Il m'envoya môme une lettre, du révérendissime Père Maître du sacré Palais, écrite à ce cardinal, qui contenait une approbation très-authentique de la doctrine toute saine de ce livre, dans lequel il n'y avait pas ombre de difficulté, et offrait toutes les permissions nécessaires pour l'imprimer sans y changer une seule parole. Voilà les propres termes de la lettre, qui est écrite d'une manière à me faire voir que ce Père est très-savant et d'un jugement très-solide. Sur cela je crus être obligé de faire un compliment à cet illustre cardinal, tant sur une lettre très-obligeante pour moi, que je vis entre les mains de M. l'abbé de Dangeau, que sur la lettre du Maître du sacre Palais, dont Son Emmenée avait bien voulu charger M. de Blancey pour rue l'envoyer. Cette lettre, avec celle que

 

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je vous écrivais, Monsieur, fut mise dans un paquet que j'adressais à M. de Blancey, que je priais aussi de faire mes compliments au révérendissime Père Maître du sacré Palais. Soit que M. de Blancey soit parti de Rome, ou que le paquet ait été perdu, je n'en ai aucune réponse, quoique j'eusse même supplié M. l'abbé d'Estrées de vous faire prier de ma part d'ouvrir le paquet, en cas que M. de Blancey ne fût plus à Rome.

Je m'adresse donc à vous, Monsieur, sur la confiance de notre amitié, pour savoir où en est cette affaire, et pour vous prier de la suivre. Elle est de conséquence en quelque sorte pour moi, puisqu'il me sera sans doute fort avantageux que mon livre soit approuvé à Rome, et que j'en aie cette marque publique : mais cela est beaucoup plus avantageux pour l'Eglise, puisque les huguenots ont paru touchés de cette Exposition, et n'ont rien tant fait valoir entre eux que le mauvais succès qu'elle avait à Rome. Ils ont imprimé qu'elle y était improuvée ; et si on leur ferme la bouche par quelque marque authentique, il y a sujet d'espérer que Dieu bénira ce petit ouvrage.

Je vous supplie donc, Monsieur, de vouloir avancer ce projet. Prenez, s'il vous plait, la peine d'en entretenir de ma part Monseigneur le cardinal d'Estrées, et de faire mes compliments tant à Monseigneur le cardinal Sigismond, à qui je m'étais donné l'honneur de rendre mes très-humbles respects par la lettre dont je vous ai déjà parlé, qu'au Père Maître du sacré Palais. Je vous demande encore la grâce de jeter l'œil sur quelque traducteur habile, et d'examiner la traduction avec soin. Vous jugez bien, Monsieur, que si elle n'est fidèle, et si elle ne se fait pas de la manière que marque le révérendissime Père Maître du sacré Palais : Senza mutarne pure una parola, ce sont ses termes, on dira que Rome m'aura corrigé ; et au lieu de faire du bien, on nuirait à l'ouvrage. Mais comme la chose est fort importante, je ne puis aussi la confier à une personne plus capable que vous. Si vous jugez à propos que je fasse un présent à celui qui prendra la peine de traduire, et que je fasse donner quelque chose aux imprimeurs, vous pouvez vous assurer que tout ce que vous trouverez à propos que je fasse sera très-honnêtement exécuté.

 

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Voilà, Monsieur, ce qui me vient dans l'esprit touchant cette affaire : vous suppléerez le reste, s'il vous plait, et ferez en sorte que la chose s'exécute de la manière la plus honorable et la plus prompte : c'est tout dire à un homme aussi bien intentionné que vous. Il ne me reste qu'à vous assurer de l'obligation que je vous aurai de prendre ce soin, et que je suis de tout mon cœur, etc.

 

P. S. En la page 87 de l’Exposition, dans quelques-uns des exemplaires qui ont été débités, il est resté une faute que les libraires avoient négligé de corriger, et qu'on avait laissée passer par mégarde.

En la quatrième ligne, en remontant du bas en haut, au lieu de ces mots : Ou de faire que la vie soit conservée au fils du Centurion, en disant : Ton fils est vivant, il faut mettre : Ou de faire que la vie soit conservée à un jeune homme, en disant à son père : etc. C'est ainsi qu'il avait été corrigé : mais la faute a passé dans quelques-uns des exemplaires ; et se trouvera apparemment dans ceux qui vous ont été envoyés, parce qu'ils sont des premiers. Je vous prie dans la version de faire suivre la correction.

 

LETTRE XXII.
BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Versailles, ce 20 novembre 1672.

 

J'ai reçu par M. le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, votre lettre du 24 octobre : celle que je me suis donné l'honneur de vous écrire par l'ordinaire de vendredi, vous instruira à fond de mes intentions. Il n'y a plus après cela qu'à vous laisser faire comme vous avez commencé, puisque vous entrez si bien dans l'affaire.

Je n'ai point encore de réponse du paquet de M. de Blancey, où je croyais avoir mis ma lettre pour vous, dont j'ai reçu la réponse.

L'oraison funèbre de Madame la princesse de Conti (a) est en

 

(a) Aime-Marie Martinozzi, nièce du cardinal Mazarin, mariée à Armand de Bourbon, prince de Conti. Elle mourut à Paris, le 4 février 1672, n'étant âgée

 

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effet une pièce pleine de piété et d'éloquence : elle a été fort estimée, et je sais que l'illustre prélat qui l'a faite sera très-aise qu'elle soit approuvée en votre Cour. Puisque vous désirez avoir celle que j'ai faite pour Madame, j'en envoie quelques exemplaires pour vous à M. le curé de Saint-Jacques. Vous verrez qu'on a imprimé ensemble celles de la mère et de la fille. Vous me ferez grand plaisir de les présenter de ma part à Monseigneur le cardinal Sigismond, et au révérendissime Père Maître du sacré Palais. Si vous jugez que le présent en soit agréable à quelques autres, vous le pourrez faire même en mon nom ; je remets cela à votre prudence.

J'ose vous demander encore vos soins pour notre version. Si vous jugez, quand les choses seront résolues, que je doive faire quelque présent de livres, ou autre chose semblable, au traducteur, et quelque honnêteté aux imprimeurs pour les encourager à bien faire, vous me le manderez, s'il vous plaît ; et je pense vous l'avoir déjà dit par ma précédente. Il ne me reste qu'à vous dire que M. l'abbé de Montagu a fait une version anglaise de mon Exposition, qui est déjà imprimée : vous pouvez le dire au Père Irlandais, dont vous me parlez. Pour la latine, on y a déjà travaillé ici : je la reverrai, et nous en parlerons quand l'italienne sera faite.

Je trouve fort à propos de mettre les passages de l'Ecriture en latin. Mais en use-t-on de la même manière de ceux qu'on mêle dans le discours, et de ceux qu'on cite expressément, je vous le laisse à décider selon l'usage du pays : mais surtout, l'exactitude dans la version. Je suis, etc.

 

 

que de trente-cinq ans, et fut enterrée à Saint-André-des-Arcs, sa paroisse, où l'on fit pour elle un très-grand service le 26 avril suivant. M. de Roquette, évêque d'Autun, prononça l'oraison funèbre dont Bossuet parle dans cette lettre. ( Les édit.)

 

 

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LETTRE XXIII. BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Saint-Germain, ce 12 janvier 1673.

 

J'ai reçu vos deux dernières lettres de Rome, et je crois devoir me conformer à ce que vous proposez dans la dernière, du 19 décembre. Je suis donc d'avis, Monsieur, que la version irlandaise se fasse de la manière que vous me marquez.

Pour la latine, je convions avec vous que l'autorité en sera plus grande quand elle se fera à Rome et par une personne considérable, qui n'y aura «autre intérêt que le commun : ainsi si celui que vous me nommez (a) est disposé à la faire (b), rien ne peut être mieux, pourvu, Monsieur, que vous y repassiez avec la même exactitude que vous faites la version italienne : car, vous le savez, tous les mots, en matière de cette nature, sont à peser.

Je vous supplie de faire mes remercîments à Monseigneur le cardinal d'Estrées et à M. l'abbé de Sanctis : vous pouvez l'assurer de mes services en toute occasion, et que je ferai sa cour à Sa Majesté à la première occasion, en lui disant sa reconnaissance. Le Roi ne sera pas fâché que ce soit lui qui fasse cette version. Du reste je n'ai rien à ajouter, que les assurances de l'amitié et de l'estime particulière avec Laquelle je suis, etc.

 

LETTRE XXIV.
BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Saint-Germain, ce 26 avril 1673.

 

Vous avez raison de croire que je suis sensiblement touché de la manière dont le gratis de l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais

 

(a) M. l'abbé de Sanctis — (b) On ignore si cette traduction latine a été composée, du moins n'a-t-elle pas été publiée : celle que nous avons est l'ouvrage de M. l’abbé Fleury, auteur de l'Histoire ecclésiastique. (Les édit.)

 

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m'a été accordé par le sacré Collège. La promptitude, la facilité, le concours sont d'agréables circonstances de cette grâce ; et les bontés de leurs Eminences, si obligeamment déclarées, y mettent le comble. Je dois tout à M. l'ambassadeur et à Monseigneur le cardinal d'Estrées : ce sont de véritables amis ; et ceux qu'ils honorent de leur amitié leur doivent bien souhaiter une continuelle augmentation de crédit, puisqu'ils s'en servent si obligeamment pour leurs serviteurs.

Je n'ai rien à ajouter à ma précédente touchant le livre de l’Exposition : je vous remercie toujours de vos soins que je vous prie de continuer, et de me croire, etc.

 

LETTRE XXV.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 7 juillet 1673.

 

Dieu vous tient par la main au dehors, et il vous change puissamment et insensiblement au dedans. Laissez-vous conduire, laissez-vous abattre ; apprenez à renaître et à vous oublier tous les jours vous-même. Tout le monde est plein de tentations et d'instructions : ses attraits engagent les uns, ses bizarreries éclairent les autres. Le chrétien se voit au milieu de tout ; et s'il se tourne à Dieu, tout lui tourne à bien. Les chutes, les aveuglements, les vanités, les bassesses, les fausses hauteurs qui l'environnent, le réveillent en lui-même. Tout l'étonné, et rien ne l'étonne : il s'attend à tout, de peur d'être surpris au dépourvu ; et ne se fonde sur rien que sur Dieu, de peur qu'un appui indigne de lui n'ébranle sa fermeté.

J'ai eu une singulière et extraordinaire consolation de tenir ici quelques jours M. de Troisville. Je trouve que tout va bien, excepté qu'il s'est laissé emporter par le désir de savoir plus tôt qu'il ne fallait, et il a fait bien des pas dont il aura peine à revenir; cela soit dit entre nous. Je lui ai parlé sincèrement et bonnement : j'espère qu'il reviendra, et je le suivrai de près. Dieu veuille bénir mes desseins : ils sont bons ; mais mes péchés sont

 

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un grand obstacle au succès : je lui demande continuellement pour vous sa sainte grâce.

Monseigneur le Dauphin se fait tous les jours fort joli : j'espère que le Roi et la Reine le trouveront fort avancé à leur retour. Nous sommes fort en inquiétude de la santé de la Reine.

 

LETTRE XXVI.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 25 décembre 1673.

 

Ne laissez pas, s'il vous plaît, finir l'année sans me donner de vos nouvelles ; j'ai un extrême désir d'en apprendre. J'ai vu plusieurs fois depuis votre départ Madame la duchesse de la Vallière ; je la trouve dans de très-bonnes dispositions, qui à ce que j'espère, auront leur effet. Un naturel un peu plus fort que le sien aurait déjà fait plus de pas ; mais il ne faut point l'engager à plus qu'elle ne pourrait soutenir : c'est pourquoi ayant vu qu'on souhaitait avec ardeur du retardement à l'exécution de son dessein, jusqu'au départ de la Cour; et que peut-être on pourrait employer l'autorité à quelque chose de plus, si on rompait subitement : j'ai été assez d'avis qu'on assurât le principal, et qu'on rompît peu à peu des liens qu'une imam plus forte que la sienne aurait brisés tout à coup. Ce qui me paraît de très-bon en elle, c'est qu'elle n'est effrayée d'aucunes des circonstances de la condition qu'elle a résolu d'embrasser, et que son dessein s'affermit de jour en jour. Je fais ce que je puis pour entretenir de si saintes dispositions ; et si je trouve quelque occasion d'avancer les choses, je ne, la manquerai pas.

Du reste tout va ici à l'ordinaire. M. de Turenne y est arrivé avec une grande augmentation d'embonpoint : il est fort content du Roi, et le Roi de lui. Mme la duchesse de la Vallière m'a obligé de traiter le chapitre de sa vocation avec Mme de Montespan. J'ai dit ce que je devais; et j'ai autant que j'ai pu, fait connaître le tort qu'on aurait de la troubler dans ses bons desseins. On ne se soucie, pas beaucoup de la retraite : mais il semble que

 

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les Carmélites font peur. On a couvert autant qu'on a pu cette résolution d'un grand ridicule : j'espère que la suite en fera prendre d'autres idées. Le Roi a bien su qu'on m'avait parlé; et Sa Majesté ne m'en ayant rien dit, je suis aussi demeuré jusqu'ici dans le silence. Je conseille fort à Madame la Duchesse de vider ses affaires au plus tôt. Elle a beaucoup de peine à parler au Roi, et remet de jour en jour. M. Colbert à qui elle s'est adressée pour le temporel, ne la tirera d'affaire que fort lentement, si elle n'agit avec un peu plus de vigueur qu'elle n'a accoutumé.

Vivez avec Dieu et sous ses yeux ; que l'action du dehors laisse, s'il se peut, le repos au dedans : prenez garde de revivre, et songez où est la véritable vie. Je prie Dieu qu'il vous protège et qu'il vous dirige.

 

LETTRE XXVII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 27 janvier 1674.

 

J'ai reçu votre lettre, et j'ai rendu moi-même à Madame la Duchesse la lettre que vous m'avez adressée pour elle. Le monde lui fait de grandes traverses, et Dieu de grandes miséricordes : j'espère qu'il l'emportera, et que nous la verrons un jour dans un haut degré de sainteté. C'est de sa chambre que je vous écris. Elle m'a fait voir votre lettre, où j'ai vu des traits puissants de M. de Grenoble.

Hélas ! quand réparerons-nous le mal que nous faisons et que nous faisons faire? Toutes nos paroles et tous nos regards sont féconds en maux, et les répandent de tous côtés : aux uns nous causons du chagrin ; nous portons les autres à aimer le monde. Nous témoignons ou des attachements faibles, ou des dégoûts dédaigneux : nous n'avons rien de mesuré, parce que nous n'avons pas en nous la charité qui règle tout : et notre dérèglement dérègle les autres. Nous inspirons insensiblement ce que nous sentons en nous-mêmes ; et nous paraissons en tout nous aimer

 

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si fort, que nous poussons par là tous les autres à s'aimer eux-mêmes. Voilà ce qui s'appelle la contagion du siècle ; car il y a une corruption qu'on fait dans les autres de dessein : celle-là est fort grossière, et se peut aisément apercevoir. Mais cette autre sorte de corruption que nous inspirons sans y penser, qui se communique en nous voyant faire les uns les autres, qui se répand par l'air du visage et jusque par le son de la voix : c'est celle-là plus que toutes les autres, qui doit nous faire écrier souvent : « Ah ! qui connaît les péchés? Pardonnez-moi, Seigneur, mes fautes cachées, et celles que je fais commettre aux autres (1). » Jusqu'à ce que la vérité règne en nous, le mensonge et la vanité sortent de nous de toutes parts pour infecter tout ce qui nous environne.

Je crois que parmi le tumulte où vous êtes, vous êtes encore plus loin de cette corruption qu'on n'est ici. L'action nous fait un peu sortir de nous-mêmes ; mais que nous y rentrons bien vite, et que nous nous y enfonçons bien avant ! Cependant c'est s'abîmer dans la mort, que de se chercher soi-même : sortir de soi-même pour aller à Dieu, c'est la vie.

Je suis en peine du paquet, dont vous me parlez, où il y avait une lettre pour Madame la Duchesse : informez-vous en, s'il vous plaît; car je n'ai rien reçu du tout. Madame, qui nous voit écrire, vous fait de grands baise-mains : elle se plaint, ou plutôt elle est affligée de ce qu'elle n'entend point parler de vous, quoiqu'elle vous ait fait faire des recommandations de toutes parts.

 

LETTRE XXVIII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 8 février 1674.

 

J'ai rendu vos lettres à Madame la duchesse de la Vallière; il me semble qu'elles font un bon effet. Elle est toujours dans les mêmes dispositions; et il me semble qu'elle avance un peu ses affaires à sa manière, doucement et lentement. Mais, si je ne

 

1 Psal. XVIII, 13, 14.

 

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me trompe, la force de Dieu soutient intérieurement son action ; et la droiture qui me paraît dans soir cœur entraînera tout.

Pour vous, Monsieur, que vous dirai-je? J'ai été touché des sentiments que Dieu vous inspire. Mais quoiqu'il soit rare de bien penser sur les choses de piété qu'on ne veut guère toute pure, il est encore beaucoup plus rare et plus difficile de bien faire : mais surtout comment trouver ce repos et cette consistance d'âme dans le mouvement et dans les affaires, puisqu'il est vrai qu'elles ont cela de malin qu'elles font perdre la vue de Dieu? Je conçois un état que je ne puis presque exprimer : je le vois de loin pour la pratique, bien que j'en sente la vérité dans la spéculation. Une âme qui se sent n'être rien, et qui est contente de son néant, en sort néanmoins par un ordre qu'elle a sujet de croire émané de Dieu : elle se prête à l'action par obéissance, et soupire intérieurement après le repos, où elle goûte Dieu et sa vérité sans distraction. Cependant respectant son ordre, elle agit au dehors sans goût de son action, ni de son emploi, ni d'elle-même; prête à agir, prête à n'agir pas ; agissant néanmoins avec vigueur, parce que c'est l'ordre de Dieu qu'on ne fasse rien mollement ; et elle aime l'ordre de Dieu, qui l'anime de telle sorte qu'elle entreprend et exécute tout ce qu'il faut, non point comme autrefois pour contenter le monde ou pour se contenter elle-même, mais pour remplir un devoir imposé d'en haut. Car pour cette âme, elle veut bien n'être rien à ses yeux et aux yeux du monde, pourvu que Dieu la regarde. Ecoutez la sainte Vierge avec quelle joie elle dit : « Il a regardé la bassesse de sa servante » Ainsi cette âme, que je tâche ici de représenter, simple, craignant de sortir de son rien par empressement, pour être ou paraître quelque chose au monde ou à elle-même, ne veut rien être que devant Dieu, et n'agit qu'autant qu'il veut. Elle se fait un trésor de ce qu'il y a de rebutant dans tous les emplois, afin de mieux voir le néant de tout : et elle voit encore un plus grand néant pour ceux qui ne trouvent plus de pareils rebuts, parce qu'ils sont plus enchantés, plus déçus, en un mot plus épris d'une illusion et plus attachés à une ombre.

 

1 Luc, I, 48.

 

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Je dis beaucoup de paroles, parce que je ne suis pas encore au fond que je cherche : il ne faudrait qu'un seul mot pour expliquer; et au défaut des paroles humaines, il faut seulement considérer la parole incarnée, Jésus-Christ trente ans caché, trente ans charpentier, trente ans en apparence inutile, mais en effet très-utile au monde, à qui il fait voir que le réel est de n'être que pour Dieu. Il sort de ce néant quand Dieu le veut : mais quoique occupé autour de la créature, c'est Dieu qu'il y cherche, c'est Dieu qu'il y trouve. Heureuse l’âme qui entend ce repos et cette action d'un Dieu, et qui sait trouver en l'un et en l'autre le fond de vérité qui en fait voir la sainteté ! Que l'action est tranquille, que l'action est réglée, que l'action est pure et innocente quand elle sort de ce fond ! mais tout ensemble qu'elle est efficace, parce qu'animée, par le seul devoir, ni elle ne se ralentit par des jalousies ou des mécontentements, ni elle ne se continue et s'épuise par des empressements précipités ! La vérité y est en tout ; on ne donne rien au théâtre ni à l'apparence. Si le monde s'y trompe, tant pis pour le monde : tout va bien si Dieu est content ; et il est aisé à contenter, puisqu'il commence à être content d'abord qu'on a du regret de ne l'avoir pas contenté.

Plaise à celui dont je tâche d'exprimer la vérité simple par tant de paroles, faire qu'il y en ait quelqu'une dans un si grand nombre, qui aille trouver au fond de votre cœur le principe secret que je cherche. Il est en nous dans le fond de notre raison ; il est en nous par la foi et par la grâce du christianisme. Notre raison n'est raison qu'en tant qu'elle est soumise à Dieu : mais la foi lui apprend à s'y soumettre, et pour penser, et pour agir ; c'est la vie.

J'ai fait vos compliments à Madame..... Elle est meilleure que le monde ne la croit, et pas si bonne qu'elle se croit elle-même : car elle prend encore un peu la volonté d'être vertueuse pour la vertu même, qui est une illusion dangereuse de ceux qui commencent. Nous ne lui parlons jamais de vos lettres; nous craignons trop les échos fréquents.

Priez pour moi, je vous en conjure. Au reste une fois pour toutes, ne me parlez jamais de mon innocence, et ne traitez pas

 

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de cette sorte le plus indigne de tous les pécheurs : je vous parle ainsi de bonne foi, par la seule crainte que j'ai d'ajouter l'hypocrisie à mes autres maux.

 

LETTRE XXIX.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 3 mars 1674.

 

Je vous ai gardé longtemps une réponse de moi, avec deux lettres de Madame la duchesse de la Vallière, que je prétendais donner à M. Desvaux, et que j'ai à !a fin données à la Mère Agnès. Il ne m'a pas été malaisé de faire agréer à Madame de la Vallière les lettres que vous lui écrivez ; elle les reçoit avec une grande joie, et en est touchée. Il me semble que sans qu'elle fasse aucun mouvement, ses affaires s'avancent. Dieu ne la quitte point, et sans violence il rompt ses liens. Elle ne parle pourtant point pour finir ses affaires : mais j'espère qu'elles se feront, et que sa grande affaire s'achèvera ; du moins la vois-je toujours très-bien disposée.

Que Dieu est grand et saint ! et qu'on doit trembler quand on n'est pas fidèle à sa grâce ! Qu'il aime la simplicité d'un cœur qui se fie en lui, et qui a horreur de soi-même ! car il faut aller jusqu'à l'horreur, quand on se connaît. Nous ne pouvons souffrir le faux ni le travers de tant d'esprits : considérons le nôtre ; nous nous trouverons gâtés dans le principe. Nous ne cherchons ni la raison ni le vrai en rien : mais après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur, ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix. Nous voulons nous persuader que nous faisons par modération ce que nous faisons par paresse. Nous appelons souvent retenue ce qui en effet est timidité, ou courage ce qui est orgueil et présomption, ou prudence et circonspection ce qui n'est qu'une basse complaisance. Enfin nous ne songeons point à avoir véritablement une vertu ; mais ou à faire paraître

 

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aux autres que nous l'avons, ou à nous le persuader à nous-mêmes. Lequel est le pis des deux? Je ne sais; car les autres sont encore plus difficiles à contenter que nous-mêmes, et nous n'allons guère avant quand il n'y a que nous à tromper. Nous en avons trop bon marché; et l'hypocrisie qui veut contenter les autres, se trouve obligée de prendre beaucoup plus sur soi. Cependant c'est là notre but; et pourvu que par quelques pratiques superficielles de vertu, nous puissions nous amuser nous-mêmes en nous disant : Je fais bien, nous voilà contents. Nous ne songeons pas que si nous faisions quelque chose par vertu, ce même motif nous ferait tout faire; au lieu que ne prenant dans la vertu que ce qui nous plait, et laissant le reste qui ne s'accommode pas si bien à notre humeur, nous montrons que c'est notre humeur, et non la vertu, que nous suivons. Comment donc soutiendrons-nous les yeux de Dieu? et le faux qui paraît en tout dans notre conduite, comment subsistera-t-il dans le règne de la vérité?

Je tremble, dans la vérité, jusque dans la moelle des os, quand je considère le peu de fond que je trouve en moi : cet examen me fait peur; et cependant sorti de là, si quelqu'un va trouver que je n'ai point raison en quelque chose, me voilà plein aussitôt de raisonnements et de justifications. Cette horreur que j'avais de moi-même s'est évanouie, je ressens l'amour-propre, ou plutôt je montre que je ne m'en étais pas défait un seul moment. O quand sera-ce que je songerai à être en effet, sans me mettre en peine de paraître ni à moi ni aux autres? Quand serai-je content de n'être rien, ni à mes yeux, ni aux yeux d'autrui? Quand est-ce que Dieu me suffira? O que je suis malheureux d'avoir autre chose que lui en vue ! Quand est-ce que sa volonté sera ma seule règle, et que je pourrai dire avec saint Paul : « Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais un esprit qui vient de Dieu (1)? » Esprit du monde, esprit d'illusion et de vanité, esprit d'amusement et de plaisir, esprit de raillerie et de dissipation, esprit d'intérêt et de gloire. Esprit de Dieu, esprit de pénitence et d'humilité, esprit de charité et de confiance, esprit de simplicité et de douceur, esprit de mortification et de componction, esprit qui

 

1 I Cor., II, 12.

 

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hait le monde, et que le monde a en aversion, mais qui surmonte le monde : Dieu veuille nous le donner.

On dit que nous serons du voyage de la Reine : si cela est, nous serons peut-être plus proches de vous, et plus en état d'avoir de vos nouvelles; ce me sera beaucoup de consolation. Je vous écris les choses comme elles me viennent. « Veillez et priez, de peur que vous n'entriez en tentation : l'esprit est prompt, mais « la chair est faible   »

 

LETTRE XXX.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 6 avril 1674.

 

Je vous envoie une lettre de Madame la duchesse de la Vallière, qui vous fera voir que par !a grâce de Dieu, elle va exécuter le dessein que le Saint-Esprit lui avait mis dans le cœur. Toute la Cour est édifiée et étonnée de sa tranquillité et de sa joie, qui s'augmente à mesure que le temps approche. En vérité, ses sentiments ont quelque chose de si divin, que je ne puis y penser sans être en de continuelles actions de grâces : et la marque du doigt de Dieu, c'est la force et l'humilité qui accompagnent toutes ses pensées; c'est l'ouvrage du Saint-Esprit. Ses affaires se sont disposées avec une facilité merveilleuse : elle ne respire plus que la pénitence ; et sans être effrayée de l'austérité de la vie qu'elle est prête d'embrasser, elle en regarde la fin avec une consolation qui ne lui permet pas d'en craindre la peine. Cela me ravit et me confond : je parle, et elle fait; j'ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j'entre dans le désir de me taire et de me cacher, et je ne prononce pas un seul mot où je ne croie prononcer ma condamnation.

Je suis bien aise que mes lettres vous aient édifié. Dieu m'a donné cela pour vous; et vous en profiterez mieux que moi, pauvre canal où les eaux du ciel passent, et qui à peine en retient quelques gouttes. Priez Dieu pour moi sans relâche, et demandez-lui qu'il me parle au cœur.

 

1 Matth., XXVI, 41.

 

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LETTRE XXXI.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Dijon, ce 24 mai 1674.

 

Quels que soient les ordres et les desseins de la divine Providence sur vous, je les adore, et je crois que vous n'avez point de peine à vous y soumettre. Le christianisme n'est pas une vaine spéculation : il faut s'en servir dans l'occasion ; ou plutôt il faut faire servir toutes les occasions à la piété chrétienne, qui est la règle suprême de notre vie. Je ne sais que penser de votre disgrâce (a) : elle est politique ; et cependant vous commandez encore l'armée, et j'apprends que vous avez ordre de faire un siège. Pour la cause, autant que j'entends parler, on dit que vous avez manqué par zèle et à bonne intention : personne n'en doute ; mais personne ne se paie de cette raison. Je voudrais bien avoir vu quelqu'un qui me put dire le fond : mais ici nous n'entendons rien que ce qui paraît en public. Si vous avez quelque occasion bien sûre, donnez-moi un peu de détail : mais je crains que ces occasions ne soient rares.

Quoi qu'il en soit, je vous prie, s'il y a quelque ouverture au retour, ne vous abandonnez pas : fléchissez, contentez le Roi ; faites qu'il soit en repos sur votre obéissance. Il y a des humiliations qu'il faut souffrir pour une famille; et quand elles ne blessent pas la conscience, Dieu les tient faites à lui-même. Je vous parlerais plus en détail, si j'en savais davantage. Je prie Dieu qu'il vous dirige, et qu'il vous affermisse de plus en plus dans son saint amour.

 

(a) Le maréchal était menacé d'une disgrâce nouvelle pour un nouvel excès de zèle : il avait battu l'ennemi et maintenu dans sa possession des places qu'il avait reçu l'ordre d'évacuer.

 

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LETTRE XXXII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 5 août 1674.

 

C'est trop garder le silence ; à la fin l'amitié et la charité en seraient blessées : car encore que je vous croie dans le lieu où vous avez le moins de besoin des avis de vos amis, étant immédiatement sous la main de Dieu, il ne faut pas laisser de vous dire quelque chose sur votre état présent.

J'adore en tout la Providence; mais je l'adore singulièrement dans la conduite qu'elle tient sur vous. Elle vous ôte au monde, elle vous y rend ; elle vous y ôte encore : qui sait si elle ne vous y rendra pas quelque jour? Mais ce qui est certain, et ce qu'on voit, c'est qu'elle prend soin de vous montrer à vous-même, afin que vous connaissiez jusqu'aux moindres semences du mal qui reste en vous. Elle vous montre le monde et riant et rebutant. Vous l'avez vu en tous ces états, déclaré en faveur, déclaré en haine : vous l'avez vu honteux, afin que rien ne manquât à la peinture que Dieu vous en fait par vos propres expériences. Que résulte-t-il de tout cela? sinon que Dieu seul est bon, et que le monde est mauvais, et consiste tout en malignité, comme dit l'apôtre saint Jean (1).

Vivez donc, Monsieur, dans votre retraite : travaillez à votre salut ; priez pour le salut et la conversion du monde. O qu'il est dur ! ô qu'il est sourd! car c'est trop peu de dire qu'il est endormi : ô qu'il sent peu que Dieu est !

Madame de la Vallière persévère avec une grâce et une tranquillité admirable. Sa retraite aux Carmélites leur a causé des tempêtes: il faut qu'il en coûte pour sauver les âmes. Priez pour moi, Monsieur; je m'en vais vous offrir à Dieu.

 

1 I Joan., V, 19.

 

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LETTRE XXXIII.
BOSSUET A M. DIROIS, DOCTEUR DE SORBONNE. A Versailles, ce 1er septembre 1674.

 

J'ai reçu, par M. le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je vois que toutes les longueurs de delà (a) sont faites pour éprouver votre patience, et pour vous donner le moyen d'achever avec mérite une chose qui sera assurément fort utile. Ce qui a déjà été fait est considérable; et je vous suis obligé de m'en avoir fait part : continuez, s'il vous plaît, Monsieur, et faites-moi savoir l'état des choses. Je n'ai point reçu le livre ni la lettre du père Porterus (b) : je lui en ferai mes remerciements quand j'aurai reçu son présent, qui me sera très-agréable.

J'ai ouï dire que le père Noris, augustin (c), faisait quelque chose sur le Marius Mercator, et sur l’Histoire pélagienne du père Garnier (d), et qu'il allait travailler ensuite à l’Histoire des Donatistes. On m'a aussi donné avis que Monseigneur l'ancien évêque de Vaison avait donné le Nilus, disciple de saint Jean Chrysostome. On parle fort aussi d'un livre de piété de Monseigneur le cardinal Bona. Nous n'avons point encore ces livres-là, que je sache : mais si nos libraires n'en font point venir, je vous prierai de faire en sorte que je les aie. M. de Blancey prendra bien ce soin; ayez seulement, s'il vous plaît, celui de lui dire ce qu'il doit faire pour les envoyer sûrement. Je suis de tout mon cœur, etc.

 

(a) De la Cour de Rome. — (b) François Porter, Irlandais, religieux de l'étroite observance de Saint-François. Il a donné différents ouvrages au public, et deux en particulier contre les protestants. Celui dont parle ici Bossuet est dirigé contre ces hérétiques : il fut imprimé à Rome en 1674, et a pour titre : Securis evangelica ad hœresis radices posita, ad Congregationem Propagandœ Fidei. L'auteur mourut à Rome le 3 avril 1702. — (c) Henri Noris, né à Vérone le 29 d'août 1631 mourut à Rome le 23 février 1704. Innocent XII éleva ce savant religieux au cardinalat. Ses écrits ont été recueillis en cinq volumes in-folio, et imprimés à Vérone sa patrie, en 1729 et 1730. Il avait aussi travaillé à une Histoire des Donatistes, comme on l'avait marqué à Bossuet : mais, soit qu'elle n'ait pas été achevée, ou pour d'autres raisons, elle n'a pas vu le jour. — (d) Jésuite, qui a donné une bonne édition de Marius Mercator. ( Les édit.)

 

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LETTRE XXXIV.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Versailles, ce 29 septembre 1674.

 

Votre silence est trop long ; je vous prie de me donner de vos nouvelles. Je crois, sans que vous me le disiez, que vous goûtez encore plus la solitude que vous n'avez fait après votre première disgrâce. Une nouvelle expérience du monde fait trouver quelque chose de nouveau dans la retraite, et enfonce l’âme plus profondément dans les vues de la foi. Il me souvient de David, qui touché vivement de l'esprit de Dieu, lui adresse cette parole : « O Seigneur, votre serviteur a trouvé son cœur pour vous faire cette prière (1). » Heureux celui qui trouve son cœur, qui retire deçà et delà les petites parcelles de ses désirs épars de tous côtés ! C'est alors que se ramassant en soi-même, on apprend à se soumettre à Dieu tout entier, et à "pleurer ses égarements.

Puissiez-vous donc, Monsieur, trouver votre cœur, et sentir pour qui il est fait ; et que sa véritable grandeur, c'est d'être capable de Dieu; et qu'il s'affaiblit, et qu'il dégénère et se ravilit, quand il descend à quelque autre objet! O que le Seigneur est grand! Par combien de détours, par combien d'épreuves, par combien de dures expériences nous fait-il mener pour redresser nos égarements ! La croix de Jésus-Christ comprend tout : là est notre gloire, là est notre force, là nous sommes crucifiés au monde, et le monde à nous.

Qu'avons-nous affaire du monde, et de ses emplois, et de ses folies, et de ses empressements insensés, et de ses actions toujours turbulentes? Considérons dans l'ancienne loi Moïse, et dans la nouvelle Jésus-Christ. Le premier, destiné à sauver le peuple de la tyrannie des Egyptiens, et à faire luire sur Israël la lumière incorruptible de la loi, passe quarante ans entiers à mener paître les troupeaux de son beau-père, inconnu aux siens et à lui-même, ne sachant pas à quoi Dieu le préparait par une si longue retraite :

 

1 II Reg., VII, 27.

 

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et Jésus-Christ, trente ans obscur et caché, n'ayant pour tout exercice que l'obéissance, et n'étant connu au monde que comme le fils d'un charpentier. O quel secret, ô quel mystère, ô quelle profondeur, ô quel abîme ! O que le tumulte du monde, que l'éclat du monde est enseveli et anéanti !

Tenez-vous ferme, Monsieur, embrassez Jésus-Christ et sa retraite; goûtez combien le Seigneur est doux: laissez-vous oublier du monde ; mais ne m'oubliez pas dans vos prières, je ne vous oublierai jamais devant Dieu.

 

EPISTOLA XXXV.
AD FERDINANDUM FURSTEMBERGIUM,
EPISCOPUM ET PRINCIPEM PADERBORNENSEM, ET COADJUTOREM MONASTERIENSEM.

 

Quindecim ferè dies sunt, Princeps illustrissime, cùm haereo lateri tuo, neque à te un quàm divelli me patior. Tuam tecum bistro Paderbornam, te Principe auctam ac nobilitalam. Vicina peragro loca, te ornante laetissima, te canente celebratissima, te deniquè imperante beatissima. Nullus mihi saltus, fous nullus, nullus collis invisus. Lubet intueri agros, tui ingenii ubertate quàm nativâ soli amœnitate cultiores. Tu mihi dux, tu prœvius ; tu ipsa monumenta monstras ; tu rerum arcana doces; neque tantùm Paderbornam, sed priscse quoque et mediœ, nostrœ deniquè œtatis historiam illustras ; nec magis Germaniam tuam quàm nostram Franciam.

Ut juvat intereà suave canentem audire Torckium, quod vicinae valles repetant ! Videre mihi videor antiquam illam Graeciam, quae nullum habuit collem, quem non poetarum ingénia exfolièrent; nullum rivulum, quem non suis versibus immortali homi-num mémorise consecrarent. Horum œquantur gloriœ amnes tui fontesque. Non Dirce splendidior, non Arethusa castior, non ipsa Hippocrene notior Musisque jucundior. Non ergò Evenus aut Peneus, sed Padera et Luppia celebrentur ; non vanis fabularum commentis atque portentis, sed rerum fortissimè gestarum

 

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claritudine nobiles; nec priscis religionibus, sed christiano ritu meliorique numine regenerandis populis consecrati. Sic enim decebat chrislianum Principem, christianum Antistitem, non aurium illecebris aut oculorum voluptati servire, sed animos ad veram pietatem accendere.

In his igitur clarissimi tui ingenii monumentis lego et colligo sedulus quœ augusti Delphini nostri studia amœniora efficiant, eumque spontè currentem, adhibitis quoque majorum exemplis, ad virtutem instimulent. Hic Peppinus, hic Carolus, Francici imperii ac nominis decus, arma et consilia expediunt, pugnant, sternunt hostes, fusis as perdomitis parcunt ; nec sibi, sed Christo vincunt.

Tuum itaque ingenium, tuam ubique, Princeps, pietatem amplector; nec publicam tantùm Regum atque Imperatorum, sed privatam etiam tuoe familia? historiam recolo lubens, ac décora suspicio inclytae gentis, nova virtutum tuarum luce conspicua? Tu ergò me, Princeps illustrissime, his saepè muneribus donatum velis ; tu meam erga te propensissimam voluntatem aequo animo, ut facis, accipias; meque tibi addictissimum solità benignitate ac benevolentià complectare. Vale.

 

In Regià San-Germanâ, prid. kal. decemb., an. Dom. 1674.

 

LETTRE XXXVI.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 1er décembre 1674.

 

La bulle (a), dont vous m'avez envoyé copie, a été publiée seulement à Rome. Nous ne nous tenons point obligés en France à de pareilles constitutions, jusqu'à ce qu'elles soient envoyées aux ordinaires, pour être publiées par tous les diocèses ; ce qui n'a point été fait dans cette occasion. Ainsi cette bulle n'est pas obligatoire pour nous ; et ceux qui savent un peu les maximes en sont d'accord. Néanmoins, si l'on voit que les simples soient

(a) Il s'agit du Bref du pape Alexandre VII, contre la traduction du Nouveau Testament, imprimée à Mons.

 

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scandalisés de nous voir lire cette version, et qu'on ne croie pas pouvoir suffisamment lever ce scandale en expliquant son intention, je conseillerais plutôt de lire la version du Père Amelote approuvée par feu M. de Paris, parce qu'encore qu'elle ne soit ni si agréable, ni peut-être si claire en quelques endroits, on y trouve néanmoins toute la substance du texte sacré ; et c'est ce qui soutient l'âme. Je vois avec regret que quelques-uns affectent de lire une certaine version plus à cause des traducteurs qu'à cause de Dieu qui parle, et paraissent plus touchés de ce qui vient du génie ou de l'éloquence de l'interprète que des choses mêmes. J'aime, pour moi, qu'on respecte, qu'on goûte et qu'on aime dans les versions les plus simples la sainte vérité de Dieu.

Si la version de Mons a quelque chose de blâmable, c'est principalement qu'elle affecte trop de politesse, et qu'elle veut faire trouver dans la traduction un agrément que le Saint-Esprit a dédaigné dans l'original. Aimons la parole de Dieu pour elle-même ; que ce soit la vérité qui nous touche, et non les ornements dont les hommes éloquents l'auront parée. La traduction de Mons aurait eu quelque chose de plus vénérable et de plus conforme à la gravité de l'original, si on l'avait faite un peu plus simple, et si les traducteurs eussent moins mêlé leur industrie et l'élégance naturelle de leur esprit à la parole de Dieu. Je ne crois pas pourtant qu'on puisse dire sans témérité que la lecture en soit défendue, dans les diocèses où les ordinaires n'ont point fait de semblables défenses; et sans la considération que j'ai remarquée du scandale des simples, j'en permettrais la lecture sans difficulté.

 

LETTRE XXXVII.
BOSSUET A LA MÈRE AGNÈS DE BELLEFONDS (a). A Saint-Germain, 19 mars 1675.

 

Depuis notre dernière conversation et l'entretien que j'ai eu avec ma Sœur Louise de la Miséricorde, il me semble qu'il faudrait à chaque moment s'épancher pour elle en actions de grâces.

 

(a) Publiée vers 1820 par un journal.

 

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Il y avait quatre mois que je ne l’avais vue, et je la trouvai de nouveau enfoncée dans les voies de Dieu avec des lumières si pures et des sentiments si forts et si vifs, qu'on reconnaît à tout cela le Saint-Esprit. Selon ce qu'on peut juger, cette âme sera un miracle de la grâce. Elle n'a besoin que de quelqu'un qui lui apprenne seulement à ouvrir le cœur, et qui sache, en l'avançant, la cacher à elle-même. Dieu a jeté dans ce cœur le fondement de grandes choses. Vraiment tout y est nouveau; et je suis persuadé plus que jamais de l'application de mon texte (a). Je crois, au reste, tout de bon, ma chère et révérende Mère, que je ferai !e sermon ; car apparemment nous ne voyagerons pas. J'en ai une joie sensible; et je prie Dieu de tout mon cœur que je puisse porter à cette âme une bonne parole. Mon cœur l'enfante; et je ne sais ni quand ni comment elle sortira. Priez Dieu, ma chère Mère, que cette Parole incréée, conçue éternellement dans le sein du Père, et enfin revêtue de chair pour se communiquer aux hommes mortels, possède mon intelligence. Il y a plus de quinze jours que j'ai toujours envie de vous écrire ceci; je n'en ai trouvé qu'aujourd'hui la commodité. Que ma Sœur Anne-Marie de Jésus ne m'oublie pas devant Dieu. Je vous mets toujours toutes deux ensemble, et j'y mets pour une troisième ma Sœur Louise. La Trinité bénisse les trois. La Trinité nous fasse tous un cœur et une âme pour aimer Dieu en concorde. Ainsi soit-il.

 

LETTRE XXXVIII.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 19 mars 1675.

 

Il y a si longtemps que je n'ai eu de vos nouvelles, que je ne puis plus tarder à vous en demander. J'apprends que Dieu vous continue ses miséricordes, et je n'en doute pas : car il étend ses bontés jusqu'à l'infini, et il ne vous quittera pas qu'il ne vous ait

 

(a) C'est le texte du discours que Bossuet prononça, le 4 juin 1675, à la profession de Madame de la Vallière; ce texte, le voici : Et dixit qui sedebat in throno : Ecce novu facio omnia. (Apoc. XXI, 5.)

 

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mis entièrement sous le joug. Sa main est forte et puissante, et il sait bien atterrer ceux qu'il entreprend : mais il les soutient en même temps, et enfin il fait si bien qu'il gagne tout à fait les cœurs. Il faut souvent se donner à lui pour le prier d'exercer sur nous sa puissance miséricordieuse, et de nous tourner de tant de côtés, qu'à la fin nous nous trouvions ajustés parfaitement à sa vérité, qui est notre règle et qui fait notre droiture. « Ceux qui sont droits vous aiment, » dit l'Epouse dans le Cantique (1). Car ceux qui sont droits aiment la règle, ceux qui sont droits aiment la justice et la vérité ; et tout cela c'est Dieu même. Mais pour ajuster avec cette règle si simple et si droite notre cœur si étrangement dépravé, que ne faut-il point souffrir, et quels efforts ne faut-il point faire? Il faut aller assurément jusqu'à nous briser, et à ne plus rien laisser en son entier dans nos premières inclinations. C'est le changement de la droite du Très-Haut; c'est ce qu'il a entrepris de faire en vous ; c'est ce qu'il achèvera si vous êtes fidèle à sa grâce, qui vous a prévenu si abondamment.

Mandez-moi, je vous supplie, si la longue solitude ne vous abat point et si votre esprit demeure dans la même assiette, et ce que vous faites pour vous soutenir et pour empêcher que l'ennui ne gagne. Une étincelle d'amour de Dieu est capable de soutenir un cœur durant toute l'éternité. Dites-moi comme vous êtes; et, je vous prie, ne croyez jamais que je change pour vous. J'ai toujours un peu sur le cœur le soupçon que vous en eûtes : et qu'auriez-vous fait qui me fit changer ? Quoi ! parce que vous êtes moins au monde, et par conséquent plus à Dieu, je serais changé à votre égard? Cela pourrait-il tomber dans l'esprit d'un homme qui sait si bien que les disgrâces du monde sont des grâces du ciel des plus précieuses? Priez pour moi, je vous en supplie : remerciez-le des miséricordes qu'il fait si abondamment à ma sœur Louise de la Misércorde (a).

 

1 Cant., I, 3.

(a) Madame de la Vallière ; c'était le nom de religion qu'elle avait pris en se faisant Carmélite.

 

 

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LETTRE XXXIX.
BOSSUET A DOM MABILLON, RELIGIEUX BÉNÉDICTIN.
A Saint-Germain, ce 28 mai 1675.

 

J'ai une joie extrême de ce que nous pourrons vous tenir ici quelque temps. Je vous supplie de témoigner à vos Pères l'obligation que je leur ai de m'accorder cette grâce. Les Pères des Loges vous recevront avec plaisir: vous y serez très-bien logé, et en état de faire tout ce qui sera nécessaire pour votre santé. Si vous avez besoin de médecins, nous vous en donnerons de très-affectionnés, qui ne vous importuneront pas et qui vous soulageront. Loin de vous fatiguer l'esprit, nous songerons à vous divertir; et votre divertissement fera notre utilité. Venez donc quand il vous plaira; le plus tôt sera le meilleur. Dites à M. de Cordemoy tout ce qui vous sera nécessaire ; on y donnera l'ordre qu'il faut. Je suis de tout mon cœur, votre très-humble, etc.

 

LETTRE XL.
BOSSUET AU MARÉCHAL DE BELLEFONDS. A Saint-Germain, ce 20 juin 1675.

 

Je viens de voir M. votre fils, qui, Dieu merci, est sans fièvre, le pouls fort réglé, nulle chaleur ; et qui même, à ce que je vois, n'est pas si faible qu'on le devrait craindre après une si grande maladie. Il y a eu des jours d'une extrême inquiétude. Dieu a voulu se contenter de votre soumission ; et sans en venir à l'effet, il a reçu votre sacrifice. Vous savez ce que veulent dire de telles épreuves. Il remue le cœur dans le plus sensible ; il fait voir la séparation toute prochaine : après il rend tout d'un coup ce qu'il semblait vouloir ôter; afin qu'on sente mieux de qui on le tient, et de qui on possède dorénavant ce qu'on a d'une autre sorte. Il faut souvent songer durant ces états à cette leçon de saint Paul : «Le temps est court; que ceux qui pleurent soient comme ne

 

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pleurant pas, et ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant pas: car la figure de ce monde passe (1). » Il faut avoir des enfants comme ne les ayant pas pour soi ; mais songer que celui qui leur donne l'être, les met entre les mains de leurs parens, pour leur donner le digne emploi de lui nourrir et de lui former des serviteurs ; du reste, les regarder comme étant à Dieu et non à nous. Car qu'avons-nous à nous, nous qui ne sommes pas à nous-mêmes? Et plût à Dieu que comme en effet nous sommes au Seigneur, nous nous donnions à lui de tout notre cœur, rompant peu à peu tous les liens par lesquels nous tenons à nous-mêmes!

Que je vous ai souhaité souvent parmi toutes les choses qui se sont passées, et qu'une demi-heure de conversation avec vous m'aurait été d'un grand secours ! J'ai eu cent fois envie de vous écrire : mais outre qu'on craint toujours pour ce qu'on expose au hasard que courent les lettres, on s'explique toujours trop imparfaitement par cette voie.

Priez Dieu pour moi, je vous en conjure; et priez-le qu'il me délivre du plus grand poids dont un homme puisse être chargé, ou qu'il fasse mourir tout l'homme en moi, pour n'agir que par lui seul. Dieu merci, je n'ai pas encore songé durant tout le cours de cette affaire (a), que je fusse au monde : mais ce n'est pas tout; il faudrait être comme un saint Ambroise, un vrai homme Dieu, un homme de l'autre vie, où tout parlât, dont tous les mots fussent des oracles du Saint-Esprit, dont toute la conduite fût céleste. Dieu choisit ce qui n'est pas pour détruire ce qui est (2) : mais il faut donc n'être pas ; c'est-à-dire n'être rien du tout à ses yeux, vide de soi-même et plein de Dieu. Priez, je vous en conjure : donnez-moi de vos nouvelles. Ma Sœur Louise de la Miséricorde a enfin achevé son sacrifice ; c'est un miracle de la grâce. Recommandez-moi aux prières de M. de Grenoble; j'entends tous les jours de lui des merveilles. Il faudra bien quelque jour faire pénitence à son exemple.

 

1 I Cor., VII, 29-31. — 2 Ibid., I, 28.

(a) Manifestement l'affaire de Madame de Montespan. Les deux lettres suivantes nous donneront quelques éclaircissements.

 

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