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LIVRE II.

 

PEPIN LE BREF (AN 752).

CHARLES I, dit CHARLEMAGNE (AN 768).

LOUIS I (AN 814).

LOTHAIRE, EMPEREUR,

LOUIS, Roi de Germanie,

CHARLES II, dit LE CHAUVE, Empereur (AN 840).

LOUIS II, dit LE BÈGUE (AN 877).

 

PEPIN LE BREF (AN 752).

 

Ce fut donc en l'an 752 de Notre-Seigneur, et le 332e après l'établissement de la monarchie française, que Pépin fut couronné à Soissons, du consentement de tous les seigneurs, et qu'il reçut, suivant la coutume des François, l'onction sainte par les mains des évêques des Gaules. L'état des affaires était assez incertain : on craignait toujours quelque révolte, parce que Grifon vivait encore, et que les seigneurs n'étaient pas accoutumés à obéir. Il y en avait même quelques-uns qui se moquaient de Pépin et de sa petite taille; il le sut, et il résolut d'établir son autorité par quelque action hardie à la première occasion qui se présenterait. Il arriva que le roi et toute la cour assistaient à un combat d'un lion avec un taureau, à l'abbaye de Ferrières près de Montargis. Déjà le lion furieux avait renversé le taureau, quand Pépin, se tournant vers les seigneurs, leur demanda s'il y avait quelqu'un qui se sentit assez hardi pour les aller séparer. Personne né répondant rien, Pépin, qui n'ignorait pas le naturel de ces animaux qui ne lâchent jamais prise, quand ils ont une fois enfoncé les dents ou les griffes quelque part, se jeta au milieu de la place, coupa la gorge au lion, et sans perdre de temps, abattit la tête du taureau. Il retourna ensuite aux seigneurs, et remontant sur la trône, il leur demanda s'ils le trouvaient digne de leur commander. Il les pria en même temps de se souvenir de David, qui, étant si petit, avait renversé d'un coup de pierre un géant si fier, et qui faisait des menaces si terribles. Tous demeurèrent étonnés de la hardiesse du roi. et s'écrièrent qu'il méritait l'empire du monde. Ainsi, par sa valeur et par sa prudence, il vint à bout de l'orgueil des seigneurs français.

 

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Son autorité étant affermie, il marcha contre les Saxons qui s'étaient révoltés; et les ayant battus, il les contraignit de payer un tribut annuel de trois cents chevaux. Cependant Grifon fut tué auprès des Alpes, pendant qu'il passait en Italie pour mettre dans ses intérêts Astolphe, roi des Lombards. Ce roi traitait fort mal les Romains, et avait contraint le pape Etienne II de se réfugier en France. Pépin profila de celte conjoncture pour se faire sacrer de nouveau, et avec lui la reine Bertrude, et ses deux fils, Charles et Carloman. Ce pape excommunia les seigneurs qui songeraient jamais à faire passer la royauté à une autre famille. Ensuite, pour attirer plus de respect et de considération à Pépin, il le déclara patrice romain. Ainsi la grandeur et la majesté de la famille royale reçut un nouvel éclat par l'autorité d'un si grand pontife, de sorte que par la suite elle passa pour sacrée.

Astolphe, craignant pour ses Etats, envoya en France Carloman, frère de Pépin, qui, s'étant fait moine, comme nous avons dit, demeurait en Italie au mont Cassin, c'est-à-dire, dans le principal monastère de l'ordre de Saint-Benoît Le roi des Lombards se servit de lui pour amuser Pépin par diverses négociations. Mais Carloman partit sans rien conclure, et fut conduit à Vienne, où il mourut peu de temps après. Pépin, ayant passé les Alpes, mit Astolphe à la raison, et revint en France. Il passa de nouveau en Italie (754), parce que Astolphe renouvela la guerre. Il le réduisit enfin tout à fait, et donna plusieurs de ses villes à l'Eglise romaine. Il en restait quelques-unes qu’Astolphe retenait contre les traités, et il semblait qu'il cherchait encore un prétexte de brouiller ; il avait même assemblé une nombreuse armée dans la Toscane, sous le commandement de Didier, son connétable. Au milieu de ces entreprises, il tomba de cheval étant à la chasse, et se blessa tellement qu'il en mourut peu de jours après. Didier sut se prévaloir de la faveur des soldats pour envahir le royaume; mais comme quelques seigneurs s'opposaient à ses desseins, il s'accorda avec le Pape, et promit non-seulement de rendre les places qu'Astolphe avait retenues contre les traités, mais encore d'y en ajouter d'autres. Le Pape, content de ce procédé, porta Pépin à réprimer par son autorité les ennemis de Didier, qui, par ce moyen, jouit alors paisiblement du royaume.

Pépin retourné en France défit Gaifre, duc d'Aquitaine (756), qui refusait de lui obéir, et comme il essaya encore de secouer le joug, il lui fit de nouveau la guerre, et le battit Gaifre, obligé de s'enfuir, se cacha pendant quelque temps dans la forêt de Ver en Périgord, d'où étant sorti avec une nouvelle armée qu'il avait trouvé le moyen de rassembler, il vint à la rencontre de Pépin qui s'était avancé jusqu'à Saintes, et ayant été encore vaincu, il fut tué quelque temps après par ceux de son parti qui s'en nu voient de cette guerre : par cette mort Pépin resta paisible possesseur de toute l'Aquitaine.

Les troubles d'Italie rappelèrent alors le roi en ce pays. Comme il se

 

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préparait à ce voyage, il fut surpris d'une maladie. Sentant approcher sa dernière heure, il partagea son royaume entre ses enfants. Il donna la Neustrie à Carloman son cadet, et laissa à Charles, avec l'Austrasie, les Saxons, et les autres peuples fiers et indomptables qu'il avait nouvellement soumis; peut-être dans le dessein de laisser au plus courageux les nations les plus belliqueuses Pépin fut vaillant, juste, prévoyant, grand en paix et en guerre : il fut le premier roi des François. qui posséda les Gaules dans toute leur étendue ; et il eût pu passer pour le plus grand roi du monde, si son fils Charlemagne ne l'avait surpassé lui-même.

 

CHARLES I, dit CHARLEMAGNE (AN 768).

 

Après la mort de Pépin, les seigneurs assemblés, sans se mettre en peine du partage qu'il avait fait, donnèrent la Neustrie à Charles, et l'Austrasie à Carloman. Hunauld, père de Gaifre, qui s'était fait moine, après avoir cédé ses Etats à son fils, étant sorti de sa retraite, crut que le commencement d'un nouveau règne lui serait une occasion de recouvrer l'Aquitaine. Mais Charles, qui avait eu cette province dans son partage, marcha contre lui en diligence, et le chassa d'Aquitaine. Il contraignit ensuite Loup, duc des Gascons, chez qui Hunauld s'était réfugié, de le livrer, et de se livrer lui-même avec tout ce qu'il avait.

Charles exécuta toutes ces choses avec autant de bonheur que de promptitude, quoique son frère Carloman, qui s'était engagé à le secourir, se fût retiré avec ses troupes à moitié chemin. Didier brouillait cependant en Italie, et amusait non-seulement le Pape, mais Charles lui-même par diverses propositions. Au milieu de ces mouvements Carloman mourut, et laissa Gerberge sa femme avec deux enfants. Aussitôt après sa mort, les Australiens se soumirent à Charles, ce qui contraignit Gerberge de se réfugier chez Didier, roi des Lombards, où Hunauld, échappé de sa prison, s'était aussi retiré.

Environ dans le même temps (773), le pape Etienne mourut, et Didier pressa fort violemment Adrien I, son successeur, de sacrer les enfants de Carloman. Sur son refus, Didier prit les armes, et marcha pour assiéger Rome. Il n'abandonna son dessein que par la crainte qu'il eut d'être excommunié. Adrien, se défiant de ses forces et des intentions de Didier, envoya des ambassadeurs à Charles, qui était alors en Saxe, puissant et victorieux, après y avoir fait de grandes actions.

Ce prince, voyant qu'il n'avançait rien par diverses ambassades qu'il faisait faire à Didier, marcha en Italie, où Didier vivait en repos, croyant s'être assuré des Alpes, dont il faisait garder les passages. Cependant Charles s'étant ouvert une entrée par où Didier l'espérait le

 

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moins, tomba sur lui à l'improviste, mit son armée en fuite, et assiégea Pavie, où il s'était retiré. Après avoir formé le siège de celte place, il laissa son oncle Bernard pour garder les lignes, et poursuivit Adalgise, fils de Didier, qui s'était renfermé dans Vérone, où Gerberge l’avait suivi avec ses enfants : Vérone se soumit, et Charles victorieux retourna au siège de Pavie, d'où il fit divers détachements, par lesquels il se rendit maître de plusieurs places en deçà du Pô. Pendant ce siège il alla à Rome, où le clergé et le peuple romain lui firent de grands honneurs, et le déclarèrent patrice. Il revint au siège de Pavie, qui était tellement pressé par la famine, que les femmes désespérées assommèrent à coups de pierres Hunauld qu'on regardait comme la cause de la guerre. La ville fut bientôt remise avec Didier, sa femme, sa fille et ses trésors, entre les mains de Charles, qui envoya Didier en France dans un monastère : son fils Adalgise se sauva à Constantinople.

Ainsi finit, l'an 774, le règne des Lombards en Italie, après avoir duré plus de deux cents ans. Voilà les change mens des choses humaines. Charles fut couronné roi de Lombardie, ou d'Italie, dans un bourg nommé Modèce, auprès de Milan. Le royaume d'Italie s'étendait depuis les Alpes jusqu'à la rivière d'Ofante. Le reste, savoir la Calabre et la Pouille, demeura à l'empereur avec la Sicile. Charles confirma à l'Eglise romaine la possession des pays et des villes que son père lui avait données, y en ayant même ajouté d'autres qui n'étaient pas moins considérables. Il fit Aregise, gendre de Didier, duc de Bénévent ; Hildebrand, duc de Spolète ; et Rotgaud, duc de Frioul. Tel rat le succès du premier voyage d'Italie.

Le second fut entrepris contre Adalgise, qui, en sortant de Vérone, s'était réfugié à Constantinople, où l'empereur l'avait fait patrice, et lui avait donné une armée navale, avec laquelle il devait aborder en Italie : il avait attiré à son parti Rotgaud, duc de Frioul. Mais Charles, étant parti de Saxe au cœur de l'hiver, arriva en Italie comme on y pensait le moins : il empêcha Adalgise d'y entrer, et ayant surpris Rotgaud, il lui fit couper la tète. Henri, à qui Charles se fiait beaucoup, fut fait duc de Frioul, pays de grande importance, parce qu'il tient en sujétion l'Allemagne, l'Italie, et la mer Adriatique. Il fit un troisième voyage en Italie pour amener à Rome son fils Carloman, et le faire baptiser par le pape Adrien, son intime ami. On lui donna le nom de Pépin, et il fut sacré roi d'Italie le jour de Pâques, en avril 781, avec son frère Louis, qui fut aussi couronné roi d'Aquitaine par le Pape.

Leo quatrième voyage fut entrepris contre Adalgise, duc de Bénévent, qui de concert avec Tassillon, duc de Bavière, commençait à brouiller en Italie. Charles alla droit à Capoue : Adalgise effrayé se soumit, et donna son second fils pour otage. Tassillon fut obligé de prêter un nouveau serment; mais ayant pris ensuite de mauvais conseils, il

 

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excita les Huns contre Charles (788). Ce prince aussitôt alla en Bavière, et défit Tassillon avec son fils Theudon ; puis ayant assemblé les plus grands seigneurs de Bavière, il remit à leur jugement le châtiment de ces rebelles. Les seigneurs, après avoir mûrement examiné l'affaire, condamnèrent Tassillon à mort d'un commun consentement ; mais Charles qui était clément, et nullement sanguinaire, changea cette peine en une plus douce : car l'ayant fait raser, il le mit dans le monastère d'Olton. Il réunit le duché de Bavière à la couronne de France, et après plusieurs combats, il emporta enfin un si beau fruit de sa victoire.

Cependant les capitaines de Pépin, que Charles avait fait roi d'Italie, prirent Adalgise qui faisait la guerre dans les mers de ce pays, et le firent mourir (800). Charles alla une cinquième fois en Italie, contre les peuples du duché de Frioul, qui avaient tué leur duc Henri, et pour venger l'affront fait au pape Léon III. Il avait été élu à la place d'Adrien, et avait envoyé, aussitôt après son élection, des légats à Charlemagne, pour lui porter l'étendard de la ville de Rome, avec des présents , et le prier d'envoyer de sa part quelque grand seigneur pour recevoir le serment de fidélité du peuple romain. L'élection de Léon III avait été faite au grand déplaisir de Pascal, primicier, qui étant parent de ce pape, avait peut-être espéré de lui succéder. Léon s'acquittait saintement, et selon les règles, de son sacré ministère, également agréable au clergé et au peuple.

Pascal tenait toujours sa haine cachée, et ayant engagé dans ses desseins Campule son parent, avec d'autres scélérats, il fit une secrète conjuration contre le Papo. Tous ensemble s'accordèrent à gagner des assassins, qui dévoient l'attaquer par surprise à la première occasion. Comme il allait à cheval au lieu où le clergé était assemblé par son ordre, pour aller avec lui en procession, les conjurés excitèrent une sédition. En même temps parurent les assassins, qui jetèrent d'abord le Pape à bas de son cheval ; et sans respect pour une si grande et si sainte dignité, ils lâchèrent de lui crever les yeux, et de lui couper la langue. Le peuple étonné s'enfuit de côté et d'autre. Pascal et Campule, qui avaient accompagné le Pape comme par honneur, firent semblant de le vouloir défendre, et le jetèrent tout effrayé dans l'église de Saint-Sylvestre, où ils s'efforcèrent eux-mêmes de lui arracher les yeux, pendant qu'avec de grands cris il appelait Dieu à son secours. Enfin, tiré de leurs mains par la protection divine, et l'adresse de son camérier, il vint à Spolète, auprès du duc Vinigise, qui avait succède à Hildebrand. De là il se rendit auprès de Charles à Pader-bora.

Ce prince très-bon et très-religieux fut touché des malheurs du Pape, et des violences qu'il avait endurées. Il résolut d'envoyer à Rome des prélats et des comtes, pour être informé au vrai de ce qui s'était passé, et des crimes dont on accusait Léon. Car Pascal et

 

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Campule s'étaient plaints les premiers,-par une requête qu'ils avaient envoyée au roi; et avaient chargé le saint pontife de plusieurs grands crimes. Les ambassadeurs arrivèrent à Rome, et y amenèrent le Pape, qui fut reçu de tout le monde avec une joie extrême. Ayant reconnu la vérité, ils assurèrent Charles de l'innocence de Léon, et firent arrêter Pascal et Campule, qu'ils lui envoyèrent sous bonne garde, comme coupables de plusieurs grands crimes.

Le roi fut touché, comme il devait, de l'horreur de leurs attentats, et de l'importance de la chose : il alla à Rome en personne, et y fut reçu avec une grande affection de tout le peuple romain. Après, il assembla le clergé el les seigneurs des deux nations, dans l'église de Saint-Pierre, et là il prit connaissance de toute l'affaire. Il entendit tout ce que Pascal et Campule avaient à lui dire, tant pour leur justification, que contre le Pape. Enfin ayant reconnu qu'ils étaient des calomniateurs et des méchants, et après que le Pape se fut purgé lui-même par serment devant tout le peuple, à la manière portée par les canons, en mettant la main sur les Evangiles, et en protestant devant Dieu qu'il était innocent des crimes dont on l'accusait, Charlemagne, qui fut quelque temps après élu empereur, prononça son jugement, en déclarant innocent le pape Léon, et en condamnant ses ennemis à la mort, qui fut changée en exil à la prière du Pape.

Pendant que ces choses se passaient à Rome, l'empereur Constantin (1) s'attira par sa conduite la haine de tout le peuple de Constantinople. Ce prince avait répudié sa femme, et en avait épousé une autre. Cette action déplut aux religieux, qui commencèrent à reprendre publiquement l'empereur. Lui, de son côté, trouva fort mauvais qu'ils eussent eu celle hardiesse, et les maltraita. Le peuple en fut indigné : on murmurait contre l'empereur, et peu s'en fallait qu'on ne criât hautement que c'était une chose injuste et insupportable de persécuter de bons religieux, pour avoir pris la défense de l'impératrice innocente, ou plutôt de la loi de Dieu. L'empereur se trouva exposé par là à la haine publique, sans pourtant vouloir changer de résolution.

L'impératrice Irène, sa mère, qui le haïssait et le craignait, il y avait longtemps, parce qu'il avait voulu l'éloigner absolument des affaires, se servit de cette occasion pour reprendre le gouvernement, qu'elle avait quitté à regret. Elle flattait en apparence la passion de son fils, et avait pour lui d'extrêmes complaisances; mais sous main elle excitait le zèle de ces religieux, et fomentait la haine du peuple. Enfin la chose fut poussée si loin, que par les secrets artifices de cette femme ambitieuse, son fils eut les yeux crevés, et en mourut peu de temps après. Irène en diminuant les impôts, et en faisant beaucoup d'actions d'une piété apparente, sut si bien gagner le peuple et les religieux, qu'elle envahit par ce moyen l'empire vacant, et en jouit paisiblement.

 

1 Les éditions précédentes portent Constantin Pogonat : mais c'est une faute ; ce prince étant mort en 685. (Edit. de Vers.)

 

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Quand cette nouvelle fut portée à Rome, les citoyens de cette grande ville ne pouvant se résoudre à vivre sous l'empire d'une femme, se ressouvinrent de l'ancienne majesté du peuple romain, et crurent que l'empereur devait plutôt être élu à Rome qu'à Constantinople.

Tout le monde avait les yeux sur Charles : le Pape, le clergé, toute la noblesse, et le peuple même, commencèrent à le demander pour empereur. Il ne voulait pas accepter cette dignité, soit par sa modération naturelle, soit qu'étant déjà engagé en tant de guerres, il craignit de se jeter dans de nouveaux embarras; mais le jour de Noël, comme il était à l'office, prosterné devant la Confession de Saint-Pierre (c'est ainsi qu'on appelait le lieu où reposait son corps), le Pape lui mit sur la tête la couronne d'empereur, et en même temps tout le peuple se mit à faire des acclamations, s'écriant à cris redoublés : « Vive Charles, toujours auguste, grand et pacifique empereur, couronné de Dieu, et qu'il soit à jamais victorieux! »

Après cette cérémonie, le Pape rendit ses respects au nouvel empereur, à la manière qu'on les rendait autrefois aux autres empereurs, et il data ses lettres des années de son empire. Ainsi l'empire romain repassa en Occident, d'où il avait été transféré, et les empereurs qui sont aujourd'hui viennent de celle origine. Voilà ce que nous avions à dire des voyages et des guerres de Charlemagne en Italie ; voyons ce qu'il a fait en Saxe.

Après que la mort de Carloman l'eut rendu maître de toute la France (782), il alla contre les Saxons rebelles; et son dessein principal était d'établir la religion dans leur pays. Ils s'avancèrent contre lui jusqu'à Osnabruck en Westphalie, où ils furent taillés en pièces. Charles prit un château très-fort, que les Saxons avaient défendu de tout leur pouvoir, où il brisa l'idole de leur dieu Irmensul. Ensuite, sans s'arrêter, il les poursuivit au delà du Véser.

On remarqua dans ce voyage que les eaux ayant manqué dans l'armée, soit que les fontaines eussent été épuisées par les troupes, soit qu'elles se fussent taries par quelque autre accident, on vit sortir du pied d'une montagne une source qui servit à abreuver toute l'armée ; ce qui fut regardé comme un miracle. Quoique Charles eût vaincu les Saxons, qu'il eût pris des otages d'eux, et qu'il eût construit des forts sur le bord du Véser et de l'Elbe, pour retenir les rebelles dans le devoir, ils ne laissèrent pas de se révolter en son absence, pendant qu'il était occupé à d'autres affaires, ce qui fit qu'il ne les assujettit tout à fait qu'au treizième voyage.

Ces grandes guerres des Saxons se firent principalement sous la conduite du fameux Vitikind. Il avait été d'abord obligé de-prêter serment de fidélité à Charles; mais comme quelque temps après ce prince tint à Paderborn une assemblée de la nation pour en rétablir les affaires, Vitikind, au lieu de s'y trouver, comme il en avait ordre, se retira en Danemark, d'où il revint cependant aussitôt après le départ

 

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de Charles, pour soulever de nouveau la Saxe (785). Charles, occupé à d'autres affaires, envoya ses lieutenants avec une grande armée en ce pays-là, avec ordre de ne combattre que ceux de Souabe. Ils combattirent les Saxons contre son ordre, et furent honteusement battus. Alors le roi marcha en personne, et contraignit Vitikind de se retirer encore une fois en Danemark. On lui livra quatre mille Saxons des plus mutins, à qui il fit couper la tête, pour servir d'exemple aux autres. Mais à peine fut-il retourné en France, que Vitkind partit de Danemark pour exciter les Saxons à reprendre les armes. Charles étant retourné sur ses pas, il y eut une sanglante bataille, dans laquelle les Saxons furent défaits, et Vitikind pris avec Albion, l'autre général des rebelles. Au lieu de les faire mourir, Charles leur pardonna : ce qui les toucha tellement, et principalement Vitikind, qu'il se fit chrétien, et demeura toujours fidèle à Dieu et au roi. Ainsi ce fier courage, qui n'avait pu être abattu par la force, fut gagné par la clémence, et garda une fidélité inviolable.

Les Saxons ne laissèrent pas de se révolter encore, et Charles, pour les observer de plus près, fit son séjour à Aix-la-Chapelle. Delà il alla souvent contre les rebelles, qui, quoique toujours vaincus, ne cessaient de reprendre les armes, et furent même assez hardis pour tailler en pièces les troupes auxiliaires que les Sclavons, peuples d'Illyrie, envoyaient à Charles contre les Huns. Alors il les abandonna à la fureur des soldats, qui firent un carnage épouvantable. Ces peuples opiniâtres ne laissèrent pas de se révolter avec un courage obstiné, sous la conduite de Godefroi roi de Danemark, qui leur avait amené un grand secours. Il fut pourtant contraint de s'enfuir à la venue de Charles, qui alors était empereur : à ce coup il subjugua entièrement les Saxons; et de peur qu'ils ne se révoltassent encore, il les transporta en Suisse et en Hollande, mettant en leur pays les Sclavons et d'autres peuples qui lui étaient plus fidèles. Après cette victoire il poussa ses conquêtes bien avant, le long de la mer Baltique, sans que personne lui résistât.

Il ne dompta pas avec moins de vigueur les Huns (772), nation farouche qui ne vivait que de brigandages : ces peuples n'habitaient point dans les villes; mais ils se renfermaient dans leurs vastes camps, qu'ils appelaient ringues, entourés de fossés prodigieux, où ils portaient tout leur butin, c'est-à-dire, les dépouilles de tout l'univers. On ne croyait pas que jamais on pût les forcer dans ce camp, tant ils y étaient fortifiés de toutes parts, et tant étaient innombrables les fossés qu'ils avaient creusés les uns autour des autres, et les retranchements dans lesquels ils se retiraient. Charles néanmoins les enfonça, se rendit maître de tout leur butin, et enfin dissipa leurs armées qui s'étendaient de tous côtés pour piller. Il fut secondé dans cette entreprise par Charles, son fils aîné, qui chassa les Huns du pays qu'ils occupaient.

 

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Sa réputation était si grande, qu'Abderame même, roi des Sarrasins, chassé par les siens, et poursuivi jusqu'en Espagne, où il s'était retiré, implora son assistance : il envoya pour cela Ibnalarabi son ambassadeur, dans le temps qu'il tenait à Paderborn l'assemblée dont nous avons parlé. Ce prince douta d'abord si ces infidèles méritaient qu'il allât à leur secours ; mais il espéra qu'à cette occasion il pourrait procurer quelque avantage à la religion et aux chrétiens. Dans cette pensée, il fît marcher ses troupes en Espagne, prit Pampelune, capitale du royaume de Navarre, après un long siège, et ensuite Saragosse, ville située sur l'Ebre, capitale du royaume d'Aragon. Il procura aux chrétiens l'exemption du tribut qu'ils payoient aux Maures; mais comme il retournait, après avoir établi les affaires de la religion, autant qu'il avait pu, les Gascons qui habitaient dans les Pyrénées, nation accoutumée, au brigandage, s'étant mis en embuscade dans la vallée appelée Roncevaux, surprirent dans ces lieux étroits une partie de son arrière-garde, et tuèrent plusieurs Français illustres, entre autres ce fameux Roland, neveu de Charles, si renommé par ses exploits.

Voilà ce que j'ai cru devoir toucher légèrement des actions militaires de Charlemagne, sans suivre l'ordre des temps, et rapportant seulement les choses à quelques chefs principaux, pour plus grande facilité. Je passe exprès plusieurs guerres considérables, parce que si j'entreprenais de tout raconter, je m'étendrais davantage que le dessein de l'ouvrage que j'ai entrepris ne me le permet ; au reste, sa réputation s'était répandue si loin, qu'Aaron même, calife ou prince des Sarrasins (que nos historiens ont appelé roi de Perse), quoiqu'il méprisât tous les autres princes, lui envoya des présents, et rechercha son amitié (772). Presque tous les pays et les rois mêmes d'Occident lui étaient soumis, et il eût pu facilement se rendre maître de cette petite partie d'Italie qui reconnaissait l'empire d'Orient; mais il n'y toucha pas, quoique souvent attaqué par les empereurs de Constantinople, soit qu'il l'ail fait par modération, soit qu'il espérât d'unir bientôt sous sa puissance l'Orient et l'Occident tout ensemble, par le mariage proposé entre lui et l'impératrice Irène, qui se traitait par des ambassades envoyées de part et d'autre.

Nicéphore ayant chassé Irène, et s'étant fait empereur, rompit ce dessein, et l'empire romain fut partagé entre Nicéphore et Charles, d'un commun consentement ; Nicéphore ne se réserva en Italie que ce qu'il y possédait ; le reste fut abandonné à Charles avec l'Illyrie. Mais Nicétas, patrice d'Orient, prit sur lui, quelque temps après, cette partie de la côte de la mer Adriatique, qu'on appelle Dalmatie, et chassa de Venise les seigneurs qui tenaient le parti de Charles. Pépin, roi d'Italie, ne se trouva pas en état de reprendre la Dalmatie, parce qu'il était occupé par une grande guerre contre les Sarrasins qui couraient la mer de Toscane.

 

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Le règne de Charles fut extrêmement heureux : il fut toujours victorieux quand il conduisit ses armées en personne; et rarement fut-il défait, même lorsqu'il fit la guerre par ses lieutenants; mais jamais aucun homme mortel n'a eu un parfait bonheur, et les plus grands rois sont sujets aux plus grands accidents. il perdit ses deux aines, Charles et Pépin, lorsqu'ils étaient dons la plus grande vigueur de leur âge, et de leurs belles actions. Charles avait fait des choses merveilleuses en Allemagne, et avait conquis toute la Bohème : Pépin (810) avait poussé les Avares, qui tenaient l'Illyrie, au delà de la Save et du Drave, et porté ses armes victorieuses jusqu'au Danube.

L'empereur perdit deux fils de ce mérite en une même année : le seul Louis lui resta, qui était moins avancé en âge que les autres, et ne les égalait pas en vertus politiques et militaires. Charles mourut quatre ans après la mort de ses enfants (814) : la fièvre le surprit comme il travaillait sur l'Ecriture sainte, et en corrigeait un exemplaire qu'on lui avait donné.

Aussitôt qu'il fut malade, il assembla les grands du royaume, et de leur avis, déclara son fils Louis roi de France et empereur : et confirma à son petit-fils Bernard, fils de Pépin, roi d'Italie, le don qu'il lui avait rait du royaume de son père, à condition qu'il obéirait à Louis; alors Louis se mil par son ordre la couronne impériale sur la tète. Charles mourut âgé de soixante-douze ans, après en avoir régné quarante-huit, et tenu l'empire quatorze. La première de ses grandes qualités, était sa piété singulière envers Dieu : il convertit à la foi presque toute l'Allemagne, et même la Suède, où il envoya des docteurs, à la prière du roi. La religion fut le principal sujet des guerres qu'il entreprit : il protégeait avec beaucoup de zèle le Pape et le clergé, et fut grand défenseur de la discipline ecclésiastique. Pour la rétablir, il fit de très-belles lois, et assembla plusieurs conciles par tout son empire. Il combattit les hérésies avec une fermeté invincible, et les ayant fait condamner par les conciles et par le saint Siège, il employa l'autorité royale pour les détruire tout à fait. Il donna ordre que l'office divin fût célébré avec respect et bienséance dons tous ses Etats, et principalement à la cour. Il ne manquait jamais d'y assister, et y était toujours avec beaucoup d'attention et de piété : il lisait fort souvent l'Ecriture sainte et les écrits des saints Pères, qui servent à la bien entendre. Par là il devint très-bon aux pauvres, attaché à la justice et à la raison, grand observateur des lois et du droit public. A toute heure il était disposé à donner audience, et à rendre la justice à tout le monde, croyant que c'était là sa plus grande affaire, et le propre devoir des rois. Il employait ordinairement l'hiver à disposer les affaires du royaume, auxquelles il vaquait fort soigneusement, avec beaucoup de justice et de prudence. Il a fait, selon les mœurs différentes des nations sujettes à son empire, des lois essentielles pour l'utilité publique : on les a encore à présent pour la plupart; quelques-unes ont été perdues.

 

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Sa bonté était extrême envers ses sujets, et envers les malheureux : il envoyait de grandes aumônes en Syrie, en Egypte et en Afrique, pour soulager les misères des chrétiens. On l'a vu souvent s'affliger des malheurs de ses sujets jusqu'à verser des larmes, quand les Normands ; et les Sarrasins couraient l'une et l'autre mer, et ravageaient toutes les côtes. Charles visita en personne tous les pays ruinés, pour remédier à ces désordres, et réparer la perte des siens. Nous avons déjà parlé de sa clémence envers Vitikind et Albion. Quant au reste des Saxons, il est vrai qu'il les traita rigoureusement mais ce ne fut qu'après avoir vu qu'il ne pouvait les gagner ni par la raison ni par la douceur. Il ne fut pas seulement habile à agir, mais encore à parler : aussi avait-il eu d'excellents maîtres : il avait appris la grammaire de Pierre de Pise, et d'Alcuin les autres sciences; il parlait le latin avec autant de facilité que sa langue naturelle, et entendait parfaitement le grec. Il composa une grammaire, dans laquelle il tacha de réduire à de certaines règles la langue tudesque, qu'il parlait ordinairement. Il se faisait lire à table, tantôt les ouvrages de saint Augustin, tantôt l'histoire de ses prédécesseurs, et celte lecture lui paraissait le plus doux assaisonnement de ses repas. Il avait entrepris d'écrire l'histoire de France, et avait soigneusement ramassé ce qui en avait été écrit dans les siècles précédents. Il était si attaché à l'étude, que la nuit le surprenait souvent comme il dictait ou méditait quelque chose. Il se levait même ordinairement au milieu de la nuit, pour contempler les astres, ou méditer quelque autre partie de la philosophie. Il serait inutile de raconter les biens immenses qu'il a faits aux églises et aux pauvres, puisqu'on trouve des marques éclatantes de sa magnificence par toute l'Europe. Enfin, ce qui est le comble de tous les honneurs humains, il a mérité, par sa piété, que sa mémoire fût célébrée dans le Martyrologe ; de sorte qu'ayant égalé César et Alexandre dans les actions militaires, il a sur eux un grand avantage, par la connaissance du vrai Dieu, et par sa piété sincère. Il s'est acquis par toutes ces choses, avec raison, le nom de Grand : et il a été connu sous ce nom par les historiens de toutes les nations du monde.

 

LOUIS I (AN 814).

 

Louis, appelé le Débonnaire, fils de Charlemagne, acquit d'abord une grande réputation de piété, en exécutant ponctuellement le testament de son père ; mais il se fit aussi beaucoup d'ennemis, en voulant réformer certains abus que Charles, trop occupé à la guerre, n'avait pu corriger. Il réprima, entre autres choses, les trop grandes familiarités que quelques courtisans de l'ancienne cour avaient eues avec ses sœurs ; ce prince en chassa quelques-uns et fit mourir les autres. Il

 

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tint, en 817, une assemblée à Aix-la-Chapelle, pour reformer la discipline ecclésiastique ; et ce fut dans celte assemblée célèbre qu'il associa à l'empire Lothaire, son fils aine. Il le désigna pour être après sa mort l'héritier de tous ses royaumes, de la même manière qu'il les avait reçus lui-même de Dieu, par les mains de son père Charlemagne ; car quoique Louis le Débonnaire eût donné en même temps avec le titre de roi, l'Aquitaine à Pépin, et la Bavière à Louis, ses deux autres fils, ceux-ci dévoient être dans la dépendance de Lothaire, leur aîné, et ne dévoient rien entreprendre que par ses ordres ; mais cette sage subordination fut détruite dans la suite par les intrigues de l'impératrice Judith, comme on le verra. Cependant Bernard, roi d'Italie, fit la guerre à son oncle, disant pour ses raisons, qu'il était fils de l'aîné, et qu'à ce titre l'empire lui appartenait. Il s'avança avec une grande armée jusqu'à l'entrée des Alpes; mais ses troupes se débandèrent aussitôt qu'on sut que l'empereur venait en personne. Bernard se voyant abandonné, vint se livrer lui-même, dans la ville de Châlons-sur-Saône, à l'empereur qui lui fit crever les yeux. Ce jeune prince en mourut quelque temps après, et Louis expia depuis cette action par beaucoup de larmes, et par une pénitence publique.

Il avait eu trois fils de son premier mariage avec Ermengarde, morte en 818, Lothaire, Pépin et Louis : il épousa en secondes noces Judith, fille du comte de Welphe, dont il eut Charles, à qui il donna aussi un très-grand portage (810). Cela causa beaucoup de jalousie et de mécontentement à ses autres enfants. Dans le même temps, ce qui restait des omis de Bernard, et les parons de ceux que Louis avait chassés ou fait mourir, ayant uni leurs forces ensemble, formèrent un grand parti contre lui, et persuadèrent à Lothaire de se mettre à leur tête. Ils lui alléguèrent pour raison, que Judith gouvernait absolument son mari qu'elle avait gagné par ses sortilèges, et donnait tout le crédit à Bernard, comte de Barcelone, son amant. D'un autre côté, Lothaire indigné de voir qu'on ne mettait plus son nom et son titre d'empereur avec ceux de son père, à la tête des lettres qui étaient adressées aux grands de la nation, et animé d'ailleurs par les murmures de plusieurs d'entre eux, qui lui faisaient entendre que l'on voulait détruire tous les arrangements si sagement pris à Aix-la-Chapelle, du consentement de tout l'empire français, pour conserver sous un chef principal et unique, les royaumes et les provinces de la monarchie, qui seraient démembrés par les nouveaux partages que méditait l'impératrice Judith; Lothaire, dis-je, persuadé par toutes ces raisons, et par son propre intérêt, arma contre son père en 830, et le prit au dépourvu. L'impératrice Judith tomba entre ses mains, et fut enfermée dans un monastère. Elle promit, pour en sortir, qu'elle porterait l'empereur à se-faire moine, et on lui donna la liberté à cette condition. En effet, Louis se mit dans un monastère à sa persuasion ; mais un moine de Saint-Médard l'empêcha de se faire raser, et attira à son parti Pépin et

 

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Louis, ses enfants, qui contraignirent Lothaire à lui demander pardon. L'autorité royale et paternelle ayant reçu cette atteinte, ses enfants ne lui rendirent plus une parfaite obéissance; Pépin ne s'étant pas trouvé à une assemblée où il l'avait mandé, il le fit arrêter et comme il s'échappa de prison, son père lui ôta le royaume d'Aquitaine, qu'il donna à Charles.

Tout cela se fit à la sollicitation de l'impératrice, qui voulait accroître la puissance de son fils des dépouilles des autres enfants de Louis. Les trois frères maltraités se réunirent ensemble, et contraignirent enfin l'empereur à se dépouiller de ses Etats : il quitta le baudrier devant tout le monde (833), et les évêques factieux l'ayant babillé en pénitent, le déclarèrent incapable de régner. Le peuple, ému de l'indignité de ce spectacle, détournait les yeux, ne pouvant voir déshonorer une si grande majesté ; Louis et Pépin eurent pitié de leur père ; et Lothaire, qui seul demeura inflexible, fut contraint de s'enfuir en Bourgogne. Louis, rétabli par les évêques et par les seigneurs, le poursuivit ; et comme il assiégeait quelques places, ses troupes furent repoussés par les capitaines de Lothaire ; mais lorsque Lothaire, enflé de ce succès, commençait à reprendre cœur, Louis et Pépin le contraignirent de venir demander pardon à l'empereur. L'impératrice toutefois, au lieu de porter son mari à témoigner de la reconnaissance à ses deux fils qui lui avaient été si fidèles, s'accorda avec Lothaire à leur préjudice, et persuada à l'empereur de ne laisser à Pépin et à Louis, que leur ancien partage de l'Aquitaine et de la Bavière, en partageant tout le reste du royaume entre Lothaire et Charles. Ainsi cette marâtre emportée mit la division dans la maison royale, pour l'intérêt de son fils, sans avoir égard à la raison et à l'équité. Quelque temps après, Pépin étant mort, l'empereur ôta le royaume d'Aquitaine à ses enfants, pour le donner à Charles, et en même temps il porta la guerre en ce pays, pour y établir le nouveau roi. Louis, roi de Bavière, qui, après avoir pris les armes contre son père, avait été d'abord contraint de lui demander pardon, se révolta de nouveau à l'occasion de la guerre d'Aquitaine; et comme son père irrité marchait pour le mettre à la raison, il en fut empêché par la maladie dont il fut attaqué au palais d'Ingelhelm près de Mayence, et dont il mourut le 20 juin 840.

 

LOTHAIRE, EMPEREUR,

LOUIS, Roi de Germanie,

CHARLES II, dit LE CHAUVE, Empereur (AN 840).

 

Aussitôt après la mort de Louis I, Lothaire se mit en possession de l'Austrasie, et Charles de la Neustrie. Lothaire, en même temps, si

 

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dans l'esprit, qu'étant l'aîné, il devait être le seigneur et le souverain de ses frères. Il fut flatté dans cette pensée par Pépin son neveu, qui avait besoin de son secours pour conserver quelques restés du royaume d'Aquitaine ; mais Charles défit Pépin en bataille rangée, et l'aurait entièrement chassé, s'il n'eût appris que Lothaire était entré en Neustrie, et que les seigneurs s'étaient rangés de son parti. Cette nouvelle imprévue le fit retourner en diligence dans son royaume. Les deux frères s'accordèrent qu'on tiendrait un parlement à Attigny, pour terminer les affaires, et en attendant on fit un accommodement très-désavantageux à Charles. Il alla ensuite à Attigny, où Lothaire ne daigna pas se rendre, croyant tout emporter par la force contre ses deux frères, qu'il ne croyait pas capables de lui résister.

Charles cependant, ayant appris que Louis était en état de se soutenir, pour peu qu'il fût secouru, se joignit à. lui avec de très-belles troupes que l'impératrice sa mère lui avait amenées. Lothaire fut d'abord étonné de la jonction de ses deux frères ; mais il se rassura quand il vit que Pépin, roi d'Aquitaine, était venu à son secours : et après qu'il eut amusé quelque temps ses frères par diverses propositions d'accommodement, il fallut enfin décider les affaires par une bataille. La victoire, longtemps disputée, demeura enfin pleine et assurée à Charles et à Louis. Lothaire, qui faisait tant le fier, fut contraint de prendre la fuite avec Pépin son neveu. Tel fut l'événement de cette célèbre bataille de Fontenay, la plus cruelle et la plus sanglante que l'on ait jamais vue. Il y avait une multitude presque infinie de soldats et on Vit quatre rois commander en personne leurs armées : il n'y périt pas moins de cent mille François. Charles et Louis ne voulurent pas poursuivre Lothaire, tant à cause qu'ils eurent pitié de son malheur, que pour épargner le sang des François. Quelque temps après on conclut la paix, et le partage des trois frères fut fait ainsi (842) : Charles eut la Neustrie avec l'Aquitaine et le Languedoc; Louis, appelé le Germanique, eut toute la Germanie jusqu'au Rhin, et quelques villages en deçà; Lothaire, qui avait déjà l'Italie, eut de pins tout ce qui était entre les royaumes de ses frères, c'est-à-dire, ce qui est compris entre le Rhin et la Meuse, la Saône et l'Escaut : c'est ce qu'on appela le royaume de Lothaire, et par succession de temps, la Lorraine, dont les ducs de Lorraine ont eu une petite partie, qui à la fin a retenu le nom du tout. A un si grand Etat on joignit encore la Provence, qui touchait au royaume d'Italie.

Mais la paix ne demeura pas longtemps assurée entre les frères, tant était violente la passion qui les possédait d'étendre leur domination. Louis, qui jusque-là avait été fort uni à Charles, écouta les propositions des Aquitains, qui voulurent l'élire roi, ce qui fut le commencement d'une grande guerre entre les frères (855). Lothaire se joignit à Charles, et proposa de tenir un parlement, pour régler les affaires des trois royaumes. Louis, qui se fiait à ses propres forces et à la faveur

 

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des Aquitains, rejeta cette proposition. Cependant Lothaire sérieusement converti à Dieu, ayant associé son fils Louis à l'empire, s'en dépouilla quelque temps après, et se retira dans un monastère; mais auparavant il fit le partage entre ses trois fils. Il donna à Louis l'Italie, avec la qualité d'empereur ; à Lothaire, la Lorraine ; et à Charles, la Bourgogne et la Provence. Il mourut quelques mois après dans le monastère, après y avoir donné de grands exemples de piété, et avoir expié par beaucoup de larmes le sang que son ambition lui avait fait répandre.

Cependant les Normands firent de grands ravages en France, trouvant le royaume divisé par les guerres des frères, et épuisé de forces, par la perte prodigieuse de la bataille de Fontenay. Louis, roi de Germanie, fut le premier qui entra les armes à la main dans les terres de son frère, pendant qu'il était occupé à faire la guerre aux Normands. Les sujets de Charles, mécontents de ce qu'il avançait les étrangers à leur préjudice, se rangèrent du parti de Louis, et l'introduisirent dans le cœur du royaume; mais malgré les bienfaits dont ce prince les combla, ils ne furent pas longtemps sans changer de conduite, en rentrant dans l'obéissance qu'ils dévoient a. Charles. Louis fut contraint de prendre la fuite, et les évêques firent quelque temps après l'accommodement des deux frères, dont on ne sait pas les conditions.

Après la paix, Baudouin, comte de Flandre, enleva Judith, fille de Charles, et veuve d'Etelulphe, roi d'Angleterre, et l'épousa malgré son père. Les évêques du royaume excommunièrent le ravisseur, qui s'adressa au pape Nicolas I, dont il ne put obtenir que des lettres de recommandation auprès du roi. Ce grand Pape ne crut pas qu'il lui fût permis de lever, contre les canons, une excommunication prononcée par tant d'évêques; il l'avoue lui-même dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet aux évêques assemblés à Sentis. Cependant Baudoin ayant témoigné dans la suite un grand repentir de sa faute, le roi s'apaisa et consentit au mariage de sa fille, à la prière du Pape. Le jeune Lothaire, roi de Lorraine, quitta sa femme Teutberge pour épouser Valdrade, dont il devint amoureux.

Le pape Nicolas I l'ayant retranché de la société des fidèles, il promit à diverses fois d'abandonner cette femme impudique, sans néanmoins exécuter ce qu'il promettait. Il alla ensuite en Italie pour secourir son frère Louis, qui était attaqué par les Sarrasins, et il songea en même temps à se réconcilier avec le Pape. Il fut reçu à la communion, à condition que lui et les seigneurs de sa suite jureraient, en la recevant, qu'il n'avait pas approché Valdrade depuis les dernières défenses du Pape (869). Tous ceux qui jurèrent moururent dans Tannée; Lothaire fut bientôt attaqué lui-même d'une fièvre qui devint mortelle, et tout le monde attribua la mort de tant de personnes, à la punition de leur faux serment. Charles, roi de Provence et de Bourgogne, son frère, était mort en 863, sans laisser de postérité.

 

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Cette nouvelle fut portée à Charles le Chauve, comme il tenait son parlement à Pistes, auprès du Pont-de-l’Arche. Ce prince crut ne devoir point négliger une si belle occasion de s'agrandir, en s'emparant de son royaume, et ne fît aucune attention au droit que l'empereur Louis prétendait avoir sur les Etats de son frère Lothaire. Le pape Adrien II prit le parti de l'empereur, et envoya deux évêques ses légats, à Charles le Chauve, et aux grands de son Etat, pour leur enjoindre, sous peine d'excommunication, de laisser au légitime héritier le royaume de Lothaire; et défendit en même temps aux évêques de France de prêter les mains à une si condamnable témérité, leur déclarant qu'il les regarderait comme des pasteurs mercenaires, et indignes des postes qu'ils occupaient, s'ils ne s'opposaient pas de toutes leurs forces aux desseins de Charles. Mais, malgré les menaces du Pape, ce prince exécuta son projet et renvoya les légats, après les avoir amusés de belles promesses.

Au reste, il n'était pas question dans cette dispute de savoir si le royaume de Lorraine était héréditaire; chacun en convenait, et de plus, dans un traité conclu à Mersen en 847, les trois fils de Louis le Débonnaire étaient convenus que les partages des pères resteraient aux enfants : mais les peuples du royaume clé Lorraine soutenaient qu'on ne pouvait les obliger à reconnaître un roi si éloigné d'eux, tel qu'était l'empereur Louis, qui demeurait en Italie, surtout dans un temps où ils étaient sans cesse exposés aux ravages des païens, c'est-à-dire des Normands : ils disaient que Charles, oncle de Louis, était aussi héritier de ce royaume; que par sa proximité il était plus capable que Louis de les gouverner, et qu'ainsi c'était visiblement ce prince que Dieu leur destinait.

Ce furent ces raisons qui déterminèrent l'évêque de Metz et les autres évêques du même royaume, à couronner Charles en 889; mois l'année suivante il fut forcé d'en céder la moitié à Louis le Germanique, son frère, qui était sur le point de lui déclarer la guerre. Charles le Chauve, d'un caractère vain et ambitieux, et qui songea toujours plutôt à troubler le repos de ses voisins, qu'à faire régner la paix et la tranquillité dans ses Etats, livres pendant tout son règne aux cruelles dévastations des Normands, n'eut pas plutôt appris la mort de l'empereur Louis, son neveu, arrivée au mois d'août de l'an 875, qu'il partit pour l'Italie, dans le dessein de s'y faire couronner empereur.

Ce fût inutilement que Louis le Germanique envoya ses deux fils pour s'y opposer : le pape Jean VIII lui donna la couronne impériale le jour de Noël 875, de l'avis des évêques d'Italie, assemblées alors en concile, et de celui du sénat et de tout le peuple romain, à qui le Pape demanda auparavant leur consentement et leur suffrage, comme on le peut voir dans les capitulaires de cet empereur, La mort de Louis le Germanique, arrivée au mois d'août 876, fut encore un sujet de

 

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guerre entre ses trois enfants; Carloman, Louis, Charles, et l'empereur leur oncle.

Aussitôt que Charles le Chauve eut appris la nouvelle de cette mort, il voulut envahir la portion des Etals du royaume de Lorraine, qu'il avait cédée à Louis, sous prétexte qu'il avait rompu la paix qui était entre eux. Louis, son neveu, ne put l'apaiser, ni par ses prières, ni par les ambassades qu'il lui envoya; au contraire, il tâcha de le surprendre, pour ensuite lui faire crever les yeux. Louis s'étant échappé des pièges qu'il lui tendait, le défît en bataille rangée, et l'obligea de s'enfuir honteusement en France, après quoi les trois frères firent paisiblement leurs partages. Carloman eut la Bavière; Louis eut la Germanie ; Charles, qu'on appela le Gras, eut la Suisse et les pays voisins.

Pendant tout ce règne, les Normands avaient fait d'épouvantables ravages par toute la France. Charles leur avait opposé quelques seigneurs .braves et courageux, entre autres, Robert le Fort, tige de la maison royale qui règne si glorieusement aujourd'hui. Il était, selon quelques auteurs, fils de Conrad, frère de l'impératrice Judith, et par conséquent, petit-fils du duc Velphe de Bavière. Charles le Chauve l'avait fait duc et marquis de France, comte d'Anjou, et abbé de Saint-Martin, lorsqu'il fut tué en 866, en combattant les Normands, à Brissarte en Anjou. Sa mort releva le courage et l'espérance de ces barbares, qui ne songeaient qu'à se prévaloir de la division des rois, comme faisaient aussi dans la Méditerranée les Sarrasins, qui tourmentèrent alors beaucoup l'Italie. Le Pape épouvanté envoya demander du secours à Charles. Ce prince y accourut en personne : l'impératrice Richilde sa femme, fut couronnée à Rome par le Pape.

Pendant l'absence de ce prince, les seigneurs, et principalement Boson, son beau-frère, qui avaient ordre de l'aller joindre, se révoltèrent : cette rébellion, jointe à la nouvelle de l'arrivée de Carloman en Italie, l'obligea de s'enfuir honteusement; mais ayant été attaqué d'une maladie violente, après avoir passé le mont Cenis, il mourut dans un village nommé Brios, le 6 octobre 877, après un règne malheureux de trente-sept ans, qui fut l'époque fatale de la décadence de la maison carlovingienne. Haï de ses peuples, parce qu'il les chargeait d'impôts, et qu'il les abandonnait à la fureur et au ravage des Normands ; méprisé des grands, qu'il ne sut jamais récompenser ni punir à propos; toujours occupé de projets d'acquisitions, qui, en agrandissant ses Etats, ne le rendirent pas plus heureux, et ne lui permirent pas de remédier aux maux intérieurs du royaume que son père lui avait laissé.

Voilà quel fut Charles le Chauve, dont le faible gouvernement donna lieu aux révoltes fréquentes de ses propres enfants, et des seigneurs, qui commencèrent sous son règne à perpétuer dans leurs familles les grands gouvernements, qui, sous les règnes précédents, n'étaient que

 

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de simples commissions, qu'il ne fut pas au pouvoir des rois suivants de retirer des mains de ceux qui les possédaient. C'est là l'origine du nouveau système de gouvernement que nous verrons sous la troisième race, et qui dura jusqu'à ce que les rois, par acquisitions, mariages, et confiscations sur leurs sujets rebelles, réunirent enfin à leur domaine les grandes provinces qui en avaient été comme démembrées.

 

LOUIS II, dit LE BÈGUE (AN 877).

 

Louis le Bègue, fils de Charles, ayant été déclaré roi par le testament de son père, fut couronné à Compiègne par Hincmar, archevêque de Reims. A peine Charles fut-il mort, que le comte de Spolète mit le Pape en prison, pour l'obliger de couronner roi d'Italie, Carloman roi de Bavière, fils de Louis le Germanique. Le Pape s'étant sauvé, vint se réfugier en France, où il alla trouver le roi qui était à Troyes. Il se fit une entrevue entre lui et son cousin Louis, roi de Germanie, où ils partagèrent la Lorraine, et convinrent de partager l'Italie. Louis le Bègue ne survécut pas longtemps, et mourut empoisonné (à ce qu'on croit), après un règne de peu d'années (879).

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