ARTICLE PREMIER. Que la justice est établie sur la religion.
Ire PROPOSITION. Dieu est le juge des juges ; et préside aux
jugements.
IIe PROPOSITION. La justice appartient à Dieu ; et c'est lui qui la
donne aux rois.
IIIe PROPOSITION. La justice est le vrai caractère d'un roi : et
c'est elle qui affermit son trône.
IVe PROPOSITION. Sous un Dieu juste, il n'y a point de pouvoir
purement arbitraire.
ARTICLE II. Du gouvernement que l'on nomme arbitraire.
Ire PROPOSITION. Il y a parmi les hommes une espèce de gouvernement
que l'on appelle arbitraire: mais qui ne se trouve point parmi nous, dans les
Etats parfaitement policés.
IIe PROPOSITION. Dans le gouvernement légitime, les personnes sont
libres.
IIIe PROPOSITION. La propriété des biens est légitime et inviolable.
IVe PROPOSITION. On propose l'histoire d'Achab roi d'Israël : de la
reine Jézabel sa femme et de Naboth.
ARTICLE III. De la législation et des jugements.
Ire PROPOSITION. On définit l'un et l'autre.
IIe PROPOSITION. Le premier effet de la justice et des lois, est de
conserver non-seulement à tout le corps de l'Etat, mais encore à chaque partie
qui le compose, les droits accordés par les princes précédent.
IIIe PROPOSITION. Les louables coutumes tiennent lieu de lois.
IVe PROPOSITION. Le prince doit la justice : et il est lui-même le
premier juge.
Ve PROPOSITION. Les voies de la justice sont aisées à connaître.
VIe PROPOSITION. Le prince établit des tribunaux : il en nomme les
sujets avec grand choix, et les instruit de leurs devoirs.
ARTICLE IV. Des vertus qui doivent accompagner la justice.
Ire PROPOSITION. Il y en a trois principales, marquées par le docte
et pieux Gerson (4), dans un sermon prononcé devant le roi : la constance, la
prudence, et la clémence.
IIe PROPOSITION. La constance et la fermeté sont nécessaires à la
justice contre l'iniquité qui domine dans le monde.
IIIe PROPOSITION. Si la justice n'est ferme, elle est emportée par ce
déluge d'injustice.
IVe PROPOSITION. De la prudence, seconde vertu compagne de la
justice. La prudence peut être excitée par les dehors, sur la vérité des faits :
mais elle veut s'en instruire par elle-même.
Ve PROPOSITION. De la clémence, troisième vertu : et premièrement
quelle est la joie du genre humain.
VIe PROPOSITION. La clémence est la gloire d'un règne.
VIIe PROPOSITION. C'est un grand bonheur de sauver un homme.
VIIIe PROPOSITION. C'est un motif de clémence que de se souvenir
qu'on est mortel.
IXe PROPOSITION. Le jour d'une victoire, qui nous rend maîtres de nos
ennemis, est un jour propre à la clémence.
Xe PROPOSITION. Dans les actions de clémence, il est souvent
convenable de laisser quelque reste de punition, pour la révérence des lois et
pour l'exemple.
XIe PROPOSITION. Il y a une fausse indulgence.
XIIe PROPOSITION. Lorsque les crimes se multiplient, la justice doit
devenir plus sévère.
ARTICLE V. Des obstacles à la justice.
Ire PROPOSITION. Premier obstacle : la corruption et les présents.
IIe PROPOSITION. La prévention : second obstacle.
IIIe PROPOSITION. Autres obstacles : la paresse et la précipitation.
IVe PROPOSITION. La pitié et la rigueur.
Ve PROPOSITION. La colère.
VIe PROPOSITION. Les cabales et la chicane.
VIIe PROPOSITION. Les guerres : et la négligence.
VIIIe PROPOSITION. Il faut régler les procédures de la justice.
Ire
PROPOSITION. Dieu est le juge des juges ; et préside aux jugements.
« Dieu a pris sa séance dans
l'assemblée des dieux : et assis au milieu d'eux, il juge les dieux (1). »
Ces dieux que Dieu juge, sont
les rois, et les juges assemblés sous leur autorité pour exercer leur justice.
Il les appelle des dieux, à cause que le nom de Dieu dans la langue sainte, est
un nom de juge : et qu'aussi l'autorité déjuger est une participation de la
justice souveraine de Dieu, dont il a revêtu les rois de la terre.
Ce qui leur mérite principalement le nom de dieux, c'est
l'indépendance avec laquelle ils doivent juger sans distinction de
1 Ps. LXXXI, 1.
101
personnes, et sans craindre le grand, non plus que le
petit, « parce que c'est le jugement du Seigneur, » disait Moïse (1), où l'on
doit juger avec une indépendance semblable à celle de Dieu, sans craindre ni
ménager personne.
Il est dit que Dieu juge ces
dieux de la terre, parce qu'il se fait devant lui une perpétuelle révision de
leurs jugements.
Le psaume continue, et fait
parler Dieu en cette sorte : « Jusques à quand jugerez-vous avec injustice, et
que vous regarderez (a) en jugeant (non le droit), mais les personnes des hommes
(2)? » Il touche la racine de toute injustice, qui consiste à avoir égard aux
personnes plutôt qu'au droit.
« Jugez pour le pauvre et pour
le pupille : justifiez le faible et le pauvre. Arrachez le pauvre et le mendiant
de la main du pécheur qui l'opprime (3). »
« Jugez pour le pauvre. » Cela
s'entend, s'il a le droit pour lui : car Dieu défend ailleurs, « d'avoir pitié
du pauvre en jugement (4), » parce qu'il ne faut non plus juger par pitié que
par complaisance ou par colère, mais seulement par raison. Ce que la justice
demande, c'est l'égalité entre les citoyens, et que celui qui opprime demeure
toujours le plus faible devant la justice. C'est ce que veut ce mot : Arrachez.
Ce qui marque une action forte contre l'oppresseur, afin d'opposer la force à la
force : la force de la justice à celle de l'iniquité.
Après cette sévère répréhension
et ce commandement suprême, Dieu se plaint dans la suite du psaume, des juges
qui n'écoutent pas sa voix. « Ils n'ont pas compris, ils n'ont pas su : ils
marchent dans les ténèbres : tous les fondements de la terre seront ébranlés
(5). » Il n'y a rien d'assuré parmi les hommes si la justice ne se fait pas.
C'est pourquoi Dieu regarde en
colère les juges injustes : et les fait souvenir qu'ils sont mortels. « Je l'ai
dit : Vous êtes des dieux (6) » (et je ne m'en dédis pas) : « et vous êtes tous
les enfants du Très-haut » (par ce divin écoulement de la justice souveraine
1 Deut., I, 17. — « Ps. LXXXI, 2. — 3
Ibid., 3, 4 — 4 Exod., XXIII, 3. — 5 Ps. LXXXI , 5. — 6 Ibid., 6.
(a) Edit. II: Et regarderez-vous.
102
de Dieu sur vos personnes) : « mais vous mourez comme des
hommes (a), et tombez (dans le sépulcre) comme tous les princes (1). » Vous
serez jugés avec eux.
Après quoi il ne reste plus qu'à
se tourner vers Dieu, et lui dire : Il n'y a point de justice parmi les hommes :
«Elevez-vous, ô Dieu : jugez vous-même la terre, puisque toutes les nations sont
votre héritage (2). »
C'est ainsi que le Saint-Esprit
nous montre dans ce divin psaume, la justice établie sur la religion.
IIe
PROPOSITION. La justice appartient à Dieu ; et c'est lui qui la donne aux rois.
« O Dieu, donnez votre jugement
au roi, et votre justice au fils du roi, pour juger votre peuple selon la
justice, et vos pauvres avec un jugement droit (3). » C'est la prière que
faisait David pour Salomon.
Le peuple, que le roi doit
juger, est le peuple de Dieu plus que le sien. Les pauvres sont à lui par un
titre plus particulier, puisqu'il s'en déclare le père.
C'est donc à lui
qu'appartiennent en propriété la justice et le jugement : et c'est lui qui les
donne aux rois. C'est-à-dire qu'il leur donne non-seulement l'autorité de juger,
mais encore l'inclination et l'application à le faire comme il le veut, et selon
ses lois éternelles.
IIIe
PROPOSITION. La justice est le vrai caractère d'un roi : et c'est elle qui
affermit son trône.
David connut et prédit le règne
heureux de Salomon. « La justice se lèvera en ses jours avec l'abondance de la
paix, pour durer autant que la lune dans le ciel (4). » La justice se lève comme
un beau soleil, dans le règne d'un bon roi : la paix la suit comme sa compagne
inséparable. Le même David le déclare ainsi (5) : « Les montagnes recevront la
paix pour tout le peuple : et les collines seront remplies de la justice. » Elle
tombera sur les montagnes
1 Ps. LXXXI, 7. — 2 Ibid.. 8. — 3 Ibid., LXXI , 1. — 4
Ibid., 7. — 5 Ibid., 3.
(a) Edit. Il : Vous mourrez comme des hommes et tomberez.
103
et sur les collines, comme la pluie qui les arrose et qui
les engraisse. Le trône du roi s'affermira : « et sera stable comme le soleil et
comme la lune. » Ou, comme dit un autre psaume, « son trône demeurera comme le
soleil, et comme la lune qui est faite pour durer toujours témoin fidèle dans le
ciel (1) » (par la régularité de son cours) de l'immutabilité des desseins de
Dieu.
Si quelque empire doit
s'étendre, c'est celui d'un prince juste. Tout le monde le désire pour maître. «
Il dominera d'une mer à l'autre, et du fleuve (principal de son domaine) jusqu'à
l'extrémité du monde. Les Ethiopiens se prosterneront devant lui ; ses ennemis
lui baiseront les pieds. Les rois de Tharse et des îles les plus éloignées, les
rois d'Arabie et de Saba lui offriront des présents. Tous les rois l'adoreront ;
toutes les nations prendront plaisir à le servir (2). »
C'est la description du règne de
Jésus-Christ : et le règne d'un prince juste en est la figure : « parce qu'il
délivrera le faible et le pauvre de la main du puissant qui l'opprime (3). » Le
pauvre demeurait sans assistance; mais il a trouvé dans le prince un secours
assuré. C'est un second rédempteur du peuple après Jésus-Christ : et l'amour
qu'il a pour la justice a son effet.
IVe
PROPOSITION. Sous un Dieu juste, il n'y a point de pouvoir purement arbitraire.
Sous un Dieu juste, il n'y a
point de puissance qui soit affranchie par sa nature, de toute loi naturelle,
divine, ou humaine.
Il n'y a point au moins de
puissance sur la terre qui ne soit sujette à la justice divine.
Tous les juges, et même les plus souverains, que Dieu pour
cette raison appelle des dieux, sont examinés et corrigés par un plus grand
juge. « Dieu est assis au milieu des dieux : et là il juge les dieux (4), »
comme il vient d'être dit.
Ainsi tous les jugements sont
sujets à révision, devant un plus auguste tribunal. Dieu dit aussi par cette
raison : « Quand le temps en sera venu, je jugerai les justices (5). » Les
jugements
1 Ps. LXXI, 5. — 2 Ps. LXXI, 8-11.— 3 Ibid., 12, 13. — 4
Ps. LXXXI,1.— 5 Ps. LXXIV, 3.
104
rendus par des justices humaines, repasseront devant mes
yeux.
Ainsi les jugements les plus
souverains et les plus absolus sont comme les autres, par rapport à Dieu, sujets
à la correction : avec cette seule différence, qu'elle se fait d'une manière
cachée.
Les juges de la terre sont peu
attentifs à cette révision de leurs jugements, parce qu'elle ne produit point
d'effets sensibles et qu'elle est réservée à une autre vie : mais elle n'en est
que plus terrible, puisqu'elle est inévitable. Quand le temps de ces jugements
divins sera venu, « vous n'aurez de secours, ni du levant, ni du couchant, ni
des montagnes solitaires » (et des lieux retirés, d'où il descend souvent des
secours cachés), « parce qu'alors Dieu est juge (1), » contre lequel il n'y a
point de secours.
« Il a en main la coupe de sa
vengeance, pleine d'un vin (a) pur et brûlant (2) : » d'une justice qui ne sera
tempérée par aucun mélange adoucissant. Au contraire « il sera mêlé d'amertume :
» de liqueurs nuisibles et empoisonnantes. C'est une seconde raison pour
craindre cette terrible révision des jugements humains : elle se fera dans un
siècle où la justice sera toute pure : et s'exercera dans sa pleine et
inexorable rigueur. « Cette coupe est en la main du Seigneur; et il l'épanché
sur celui-ci et sur celui-là, » à qui il la présente à boire. Il la présente aux
pécheurs endurcis et incorrigibles, et surtout aux juges injustes : « Il faudra
l'avaler toute entière, et jusqu'à la lie. » Et il n'y aura plus pour eux de
miséricorde : en sorte que cette vengeance sera éternelle.
Ire
PROPOSITION. Il y a parmi les hommes une espèce de gouvernement que l'on appelle
arbitraire: mais qui ne se trouve point parmi nous, dans les Etats parfaitement
policés.
Quatre conditions accompagnent
ces sortes de gouvernement. Premièrement : les peuples sujets sont nés esclaves,
c'est-à-dire
1 Ps. LXXIV, 7. — 2 Ibid., 9.
(a) IIe édit. : De vin.
105
vraiment serfs : et parmi eux il n'y a point de personnes
libres.
Secondement : on n'y possède
rien en propriété : tout le fonds appartient au prince ; et il n'y a point de
droit de succession, pas même de fils à père.
Troisièmement : le prince a
droit de disposer à son gré, non-seulement des biens, mais encore de la vie de
ses sujets, comme on ferait des esclaves.
Et enfin en quatrième lieu : il
n'y a de loi que sa volonté.
Voilà ce qu'on appelle puissance
arbitraire. Je ne veux pas examiner si elle est licite ou illicite. Il y a des
peuples et de grands empires qui s'en contentent; et nous n'avons point à les
inquiéter sur la forme de leur gouvernement. Il nous suffit de dire que celle-ci
est barbare et odieuse. Ces quatre conditions sont bien éloignées de nos mœurs :
et ainsi le gouvernement arbitraire n'y a point de lieu.
C'est autre chose que le
gouvernement soit absolu, autre chose qu'il soit arbitraire (1); Il est absolu
par rapport à la contrainte : n'y ayant aucune puissance capable de forcer le
souverain, qui en ce sens est indépendant de toute autorité humaine. Mais il ne
s'ensuit pas de là que le gouvernement soit arbitraire, parce qu'outre que tout
est soumis au jugement de Dieu, ce qui convient aussi au gouvernement qu'on
vient de nommer arbitraire, c'est qu'il y a des lois dans les empires contre
lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit ; et il y a toujours ouverture à
revenir contre, ou dans d'autres occasions, ou dans d'autres temps. De sorte que
chacun demeure légitime possesseur de ses biens : personne ne pouvant croire
qu'il puisse jamais rien posséder en sûreté au préjudice des lois, dont la
vigilance et l'action contre les injustices et les violences est immortelle,
ainsi que nous l'avons expliqué ailleurs plus amplement. Et c'est là ce qui
s'appelle le gouvernement légitime, opposé par sa nature au gouvernement
arbitraire.
1 Ci-devant, liv. IV, art. 1.
106
Nous ne toucherons ici que les
deux premières conditions de cette puissance qu'on appelle arbitraire, que nous
venons d'exposer. Car pour les deux dernières, elles paraissent si contraires à
l'humanité et à la société, qu'elles sont trop visiblement opposées au
gouvernement légitime.
IIe
PROPOSITION. Dans le gouvernement légitime, les personnes sont libres.
Il ne faut que rappeler les
passages où nous avons établi que le gouvernement était paternel, et que les
rois étaient des pères (1) : ce qui fait la dénomination des enfants, dont la
différence d'avec les esclaves, c'est qu'ils naissent libres et ingénus.
Le gouvernement est établi pour
affranchir tous les hommes de toute oppression et de toute violence, comme il a
été souvent démontré (2). Et c'est ce qui fait l'état de parfaite liberté : n'y
ayant dans le fond rien de moins libre que l'anarchie, qui ôte d'entre les
hommes toute prétention légitime, et ne connaît d'autre droit que celui de la
force.
IIIe
PROPOSITION. La propriété des biens est légitime et inviolable.
Nous avons vu sous Josué la
distribution des terres, selon les ordres de Moïse
C'est le moyen de les faire cultiver : et l'expérience fait
voir que ce qui est non-seulement en commun, mais encore sans propriété légitime
et incommutable, est négligé et à l'abandon. C'est pourquoi il n'est pas permis
de violer cet ordre, comme l'exemple suivant le fait voir d'une manière
terrible.
IVe
PROPOSITION. On propose l'histoire d'Achab roi d'Israël : de la reine Jézabel sa
femme et de Naboth.
« Naboth, habitant de Jezrahel,
qui était la ville royale, y avait une vigne auprès du palais d'Achab roi de
Samarie. Le roi lui
1 Ci-devant, liv. II, art. I ; liv. III, art. III. — 2
Ci-devant, liv. I, art. I.— 3 Jos., XIII, XIV et seq.
107
dit : Donnez-moi votre vigne pour faire un jardin potager,
parce qu'elle est voisine et proche de ma maison : et je vous en donnerai une
ailleurs : ou, s'il vous est plus commode, je vous en paierai le prix qu'elle
vaut. A Dieu ne plaise, répondit Naboth , que je vous donne l'héritage de mes
pères, (ce qui aussi était défendu par la loi de Dieu). Achab retourna à sa
maison plein d'indignation et de fureur, contre la réponse de Naboth : et se
jetant sur son lit, il tourna le visage vers la muraille, et ne put manger.
« Jézabel, sa femme le trouvant
en cet état, lui dit : Quel est le sujet de votre affliction, et pourquoi ne
mangez-vous pas? Il lui raconta la proposition qu'il avait faite à Naboth, avec
sa réponse. Jézabel lui repartit : Vraiment vous êtes un homme de grande
autorité et un digne roi d'Israël, qui savez bien commander. Levez-vous, mangez,
soyez en repos; je vous donnerai cette vigne. Elle écrivit aussitôt une lettre
au nom d'Achab; et la scella de son anneau; et l'envoya aux sénateurs et aux
grands, qui demeuraient dans la ville avec Naboth. Et la teneur de la lettre
était : Ordonnez un jeune solennel : et faites asseoir Naboth avec les premiers
du peuple : suscitez contre lui deux faux témoins, qui disent : Il a parlé
contre Dieu et contre le roi : qu'on le lapide et qu'il meure. Cet ordre fut
exécuté : et les grands rendirent compte de l'exécution à Jézabel. Ce qu'ayant
appris, la reine dit à Achab : Allez, et mettez-vous en possession de la vigne
de Naboth, qui n'a pas voulu consentir à ce que vous souhaitiez : car il est
mort. Achab alla donc pour se mettre en possession de cette vigne.
« Alors la parole de Dieu fut
adressée à Elie le Thesbite (son prophète), et il lui dit : Lève-toi, et marche
au-devant d'Achab, qui va posséder la vigne de Naboth ; et lui-dis : Voici la
parole du Seigneur : Tu as fait mourir un innocent : et outre cela tu as possédé
ce qui ne t'appartenait pas : et tu ajouteras : Mais le Seigneur a dit : En ce
lieu où les chiens ont léché le sang de Naboth (injustement lapidé comme
criminel et blasphémateur), ils lécheront ton sang (1). »
Achab crut éluder la rigueur de
cette juste sentence en faisant
1 III Reg., XXI, 1 et seq.
108
une querelle particulière à Elie, qui avait eu ordre de la
lui prononcer, et lui disant : « M'avez-vous trouvé votre ennemi, pour me
traiter de cette sorte? Oui, lui dit Elie (au nom du Seigneur). Je vous ai
trouvé mon ennemi, puisque vous êtes vendu (comme un esclave à l'iniquité) pour
faire mal devant le Seigneur. Et moi de mon côté, dit le Seigneur, j'amènerai
sur toi le mal (le mal d'un juste supplice pour le mal que tu as commis
injustement) : je détruirai ta postérité, et tout ce qui t'appartient sans rien
épargner ; et je ne laisserai pas survivre un chien de la maison d'Achab, et
tout ce qu'il y aura de plus méprisable en Israël. Et je ferai de ta maison
comme j'ai fait de celle de Jéroboam et de celle de Baasa, deux rois d'Israël
que j'ai entièrement exterminés, puisque comme eux tu as provoqué ma colère, et
que tuas fait pécher Israël (par tes exemples scandaleux et tes ordres
injustes). Et le Seigneur a prononcé contre Jézabel : Les chiens lécheront le
sang de Jézabel dans les champs de Jezrahel. Si Achab périt dans la ville, les
chiens mangeront ses chairs : et s'il meurt à la campagne, elles seront la proie
des oiseaux du ciel.
L'Ecriture ajoute « qu'il n'y a
point eu d'homme plus méchant qu'Achab, vendu pour faire le mal aux yeux du
Seigneur. Sa femme Jézabel (qu'il avait crue dans son premier crime), le portait
au mal. » Elle acquit tout pouvoir sur son esprit pour son malheur : et il fut
le plus malheureux, comme le plus abominable de tous les rois : « poussant
l'abomination jusqu'à adorer les idoles des Amorrhéens, que le Seigneur avait
exterminés par l'épée des enfants d'Israël. »
En exécution de cette sentence,
Achab et Jézabel périrent, ainsi que Dieu l'avait prédit. La vengeance divine
poursuivit aussi avec une impitoyable rigueur, les restes de leur sang : et leur
postérité de l'un et de l'autre sexe fut exterminée, sans qu'il en restât un
seul (1).
Le crime que Dieu punit avec
tant de rigueur, c'est dans Achab et dans Jézabel la volonté dépravée de
disposer à leur gré, indépendamment de la loi de Dieu qui était aussi celle du
royaume,
1 IV Reg., IX-XI.
109
des biens, de l'honneur, de la vie d'un sujet : comme aussi
de se rendre les maîtres des jugements publics, et de mettre en cela l'autorité
royale.
Ils voulaient contraindre ce
sujet à vendre son héritage. C'est ce que n'avaient jamais fait les bons rois,
David et Salomon, dans le temps qu'ils bâtissaient les magnifiques palais dont
il est parlé dans l'Ecriture. La loi voulait que chacun gardât l'héritage de ses
pères, pour la conservation des biens des tribus. C'est pourquoi Dieu compte
lui-même entre les crimes d'Achab, non seulement qu'il avait tué, mais encore
qu'il avait possédé ce qui ne lui pouvait appartenir. Cependant il est
expressément marqué qu'Achab offrait la juste valeur du morceau déterre qu'il
voulait qu'on lui cédât, et même un échange avantageux. Ce qui montre combien
était réputé saint et inviolable le droit de la propriété légitime, et combien
l'invasion était condamnée.
Cependant Achab était en furie
du refus de Naboth. Il en perd le boire et le manger, et compte pour rien un si
grand royaume et tant de possessions, s'il n'y ajoute une vigne pour augmenter
son jardin. Tant la royauté est pauvre de soi, et tant elle est incapable de
contenter un esprit déréglé.
Sa femme Jézabel survient : et
au lieu de guérir cet esprit malade, au contraire elle lui persuade par des
manières moqueuses qu'il a perdu toute autorité, s'il ne fait tout à sa
fantaisie. Enfin sans garder aucune forme de jugement, elle ordonne elle-même
les voies de fait qu'on a vues.
Elle sacrifie encore la religion
à ses injustes desseins. Elle veut qu'on se serve de celle du jeune public, pour
immoler un homme de bien à la vengeance du roi et à cette idée d'autorité, qu'on
fait consister à faire tout ce qu'on veut
La considération où était
Naboth, ne l'arrête pas. C'était un homme d'importance, puisqu'on le met entre
les premiers du peuple. Jézabel fait semblant de lui conserver son rang et sa
dignité, pour le perdre plus sûrement : et joignant la dérision à la violence et
à l'injustice, à ce prix elle se croit reine, et croit rendre la royauté au roi
son époux.
En même temps la justice divine
se déclare. Achab est puni en
110
deux manières : Dieu le livre au crime, pour le livrer plus
justement au supplice.
Jézabel n'avait déjà que trop de
pouvoir sur ce prince, puisqu'Elie n'eut pas plutôt exterminé les faux prophètes
de Baal, que le roi en donna l'avis à Jézabel, pour sacrifier un si grand
prophète à la vengeance de cette femme autant impérieuse qu'impie (1). Mais
depuis qu'elle l'eut rendu maître de ce qu'il voulait d'une manière si
détestable, elle eut plus que jamais tout pouvoir sur l'esprit de ce malheureux
prince, qui se livra à tous les désirs de sa femme, comme vendu à l'iniquité.
Comme il allait à l'abandon de
crime en crime, il fut aussi précipité de supplice en supplice, lui et sa
famille : où tout fut immolé à une juste, perpétuelle et inexorable vengeance.
Et c'est ainsi que furent punis ceux qui voulaient introduire dans le royaume
d'Israël la puissance arbitraire.
Cependant au milieu de ces
châtiments, où la main de Dieu est si déclarée contre une famille royale, Dieu
toujours juste et toujours vengeur de la dignité des rois, dont il est la
source, la conserve toute entière en cette occasion : puisque l'injustice
d'Achab n'est pas de punir de mort celui qui parle contre le roi, mais d'avoir
imputé un tel attentat à un homme qui en est innocent. En sorte qu'il passe pour
constant que c'est là un digne sujet du dernier supplice : et que ce crime, de
mal parler du roi, est presque traité d'égal avec celui de blasphémer contre
Dieu.
Ire
PROPOSITION. On définit l'un et l'autre.
La loi donne la règle ; et les
jugements en font l'application aux affaires et aux questions particulières,
ainsi qu'il a été dit (2).
« Si c'est véritablement et d'un
cœur sincère que vous vantez la justice, enfants des hommes, jugez droitement
(3). » Si vous aimez
1 III Reg., XIX, 1, 2. — 2 Ci-devant, liv. I, art. IV. — 3
Ps. LVII, 1.
111
la justice dictée par la loi, mettez-la donc en pratique :
et qu'elle soit la seule règle de vos jugements.
IIe
PROPOSITION. Le premier effet de la justice et des lois, est de conserver
non-seulement à tout le corps de l'Etat, mais encore à chaque partie qui le
compose, les droits accordés par les princes précédent.
Ainsi fut conservée à la tribu
de Juda la prérogative dont elle avait toujours joui, de marcher à la tète des
tribus.
Ainsi celle de Lévi jouit
éternellement de droits accordés par la loi, selon les favorables explications
des anciens rois.
Ainsi fut conservé aux tribus de
Gad et de Ruben ce qui leur avait été accordé par Moïse (1), pour avoir passé
les premiers le Jourdain.
Ainsi les Gabaonites furent
toujours maintenus dans l'exécution du traité fait avec eux par Josué (2) :
aussi leur fidélité fut inébranlable.
La bonne foi des princes engage
celle des sujets, qui demeurent dans l'obéissance, non-seulement par la crainte,
mais encore inviolablement par affection.
IIIe
PROPOSITION. Les louables coutumes tiennent lieu de lois.
Avant que David montât sur le
trône, il s'était élevé une dispute entre les soldats qui avaient été au combat,
et ceux qui étaient restés par son ordre à garder les bagages : et ce sage
prince jugea en faveur des derniers, et prononça cette sentence : « La part du
butin sera la même pour ceux qui auront combattu, et pour ceux qui sont demeurés
pour la garde des bagages; et ils partageront également. Et de ce jour et
depuis, cette ordonnance subsiste, et a été comme une loi en Israël (3). »
La conservation de ces anciens
droits et de ces louables coutumes, concilie aux grands royaumes une idée
non-seulement de fidélité et de sagesse, mais encore d'immortalité, qui fait
regarder
1 Num., XXXII, 33; Jos., XIII, 8.— 2 Ci-devant, liv. V,
art. V, XIXe propos. — 3 I Reg., XXX, 24 et seq.
112
l'état comme gouverné ainsi que l'univers, par des conseils
d'une immortelle durée.
IVe
PROPOSITION. Le prince doit la justice : et il est lui-même le premier juge.
« Faites-nous des rois qui nous
jugent, comme en ont les autres nations (1). » C'est l'idée des peuples,
lorsqu'ils demandent des rois à Samuel. Et ainsi le nom de roi est un nom de
juge.
Quand Absalon aspira à la
royauté, « il allait à la porte des villes et dans les chemins publics,
interrogeant ceux qui venaient de tous côtés au jugement du roi, et leur disant
: Vous me paraissez avoir raison; mais il n'y a personne préposé par le roi pour
vous entendre. Et il ajoutait : Qui m'établira juge sur la terre, afin que tous
ceux qui ont des affaires viennent à moi, et que je juge justement (2)? » Il
n'osait dire : Qui me fera roi? la rébellion eût été trop déclarée : mais
c'était le nom de roi qu'il demandait sous celui de juge.
Il décriait le gouvernement du
roi son père, en disant qu'il n'y avait point de justice : c'était une calomnie
: et loin de négliger la justice, David la rendait lui-même avec un soin
merveilleux. « Il régnait sur Israël : et dans les jugements, il faisait justice
à tout son peuple (3). »
Nathan vint à David lui porter
la plainte du pauvre, à qui un riche injuste avait enlevé une brebis qu'il
aimait (4) : et David irrité reçut la plainte. C'était une parabole : mais
puisque la parabole se tire des choses les plus usitées, celle-ci montre la
coutume de porter aux rois les plaintes des particuliers : et David rendit
justice en disant : « Il rendra la brebis au quadruple (5). »
«Je suis une femme veuve et
j'avais deux fils, disait au même David cette femme de Thécué, qui s'étant
querellés à la campagne sans que personne les pût séparer, l'un a frappé
l'autre, et il en est mort : et la famille poursuit son frère, pour le faire
punir de mort. Ils me ravissent mon seul héritier, et cherchent à éteindre la
seule étincelle qui me reste sur la terre, pour faire revivre le
1 I Reg., VIII, 5.— 2 II Reg., XV, 2 et seq. — 3 Ibid.,
VIII, 15. — 4 Ibid., XII, 1 et seq. — 8 Ibid., 6.
113
nom de mon mari. Et le roi lui répondit : Allez en repos à
votre maison; et j'ordonnerai ce qu'il faudra en votre faveur (1). »
Elle ajoute : « Que cette
iniquité demeure sur moi et sur la maison de mon père : mais que le roi et son
trône en demeurent innocents (2). » On ne croyait pas le roi innocent, ni son
trône sans tache, s'il refusait de rendre justice. Aussi David répondit : «
Amenez-moi vos parties, ceux qui s'opposent à vous et qui vous poursuivent : et
on cessera de vous nuire (3). »
La poursuite paraissait juste
selon la rigueur de la loi, qui condamnait à mort le meurtrier : et c'était le
cas d'avoir recours à la grâce et à la clémence du prince, dans une cause si
favorable à une mère affligée.
La femme pressait David en lui
disant : « Que le roi se souvienne du Seigneur son Dieu, et ne laisse pas
multiplier par la vengeance le sang répandu. Elle ne craint point d'appeler
David devant le juge des rois. Et ce juste prince approuva sa plainte, et lui
dit : « Vive le Seigneur ; il ne tombera pas un cheveu de la tête de votre fils
(4).»
On sait le jugement de Salomon
qui lui attira dans tout le peuple cette crainte respectueuse, qui fait obéir
les rois et qui établit leur empire.
Ve
PROPOSITION. Les voies de la justice sont aisées à connaître.
Le chemin de la justice n'est
pas de ces chemins tortueux, qui semblables à des labyrinthes, vous font
toujours craindre de vous perdre. » La route du juste est droite : c'est un
sentier étroit, et qui n'a point de détour ; l'on y marche en sûreté (5) »
Un païen même disait qu'il ne
faut point faire ce qui est douteux et ambigu (6). L'équité, poursuit cet
auteur, éclate par elle-même et le doute semble envelopper quelque secret
dessein d'injustice.
Voulez-vous savoir le chemin de
la justice, marchez dans le pays découvert : allez où vous conduit votre vue :
et « que vos
1 II Rreg., XIV, 5 et seq. — 2 Ibid 9. — 3 Ibid., 10. — 4
Ibid., 11. — 5 Isa., XXVI, 7. — 6 Cic, de Offic. lib. I, c. IX.
114
yeux, comme dit le Sage, précèdent vos pas (1); » La
justice ne se cache pas.
Il est vrai qu'en beaucoup de
points elle dépend des lois positives; mais le langage de la loi est simple;
sans vouloir briller ni raffiner, elle ne veut être que nette et précise.
Comme néanmoins il est
impossible qu'il ne se trouve des difficultés et des questions compliquées, le
prince pour n'être pas surpris et pour donner lieu à un plus grand
éclaircissement de la vérité, y apporte le remède qu'on va expliquer.
VIe
PROPOSITION. Le prince établit des tribunaux : il en nomme les sujets avec grand
choix, et les instruit de leurs devoirs.
Ainsi l'avait pratiqué Moïse
lui-même (2), de peur de se consumer par un travail inutile.
C'est de quoi il rend compte au
peuple en ces termes : « Je ne puis pas terminer seul toutes vos affaires ni vos
procès. Choisissez parmi vous des hommes sages et habiles, dont la conduite soit
approuvée. Et j'ai tiré de vos tribus des gens sages, nobles et connus : et je
les ai établis vos juges, en leur disant : Ecoutez le peuple : et prononcez ce
qui sera juste entre le citoyen ou l'étranger, sans distinction de personnes,
jugeant le petit comme le grand : parce que c'est le jugement du Seigneur, qui
n'a nul égard aux personnes. Et vous me rapporterez ce qui sera de plus
difficile (3).
On voit trois choses dans ces
paroles de Moïse. En premier lieu : l'établissement des juges sous le prince. En
second lieu : leur choix et les qualités dont ils doivent être ornés. En
troisième lieu : la réserve des affaires les plus difficiles au prince même.
Ces juges étaient établis dans
toutes les villes et dans chaque tribu : et Moïse l'avait ainsi ordonné (4).
A cet exemple, nous avons vu les
tribunaux établis par
1 Prov., IV, 25. — 2 Exod., XVIII, 13 et seq. — 3 Deuter.,
I, 12. 13 et seq. — 4 Ibid., XVI, 18.
115
Josaphat (1), prince zélé pour la justice, s'il en fut
jamais parmi les rois de Juda et sur le trône de David.
Ces tribunaux étaient de deux
sortes. Il y avait ceux de toutes les villes particulières : et il y en avait un
premier dans la capitale du royaume, et sous les yeux du roi, à l'exemple et
peut-être pour perpétuer le grand sénat des soixante et dix que Moïse avait
établi.
Nous avons aussi remarqué le
soin qu'il prenait de les instruire en personne (2), à l'exemple de Moïse. Ce
qui avait deux bons effets : le premier, de faire sentir la capacité du prince ;
ce qui tenait tout le monde dans le devoir : et le second, de graver plus
profondément dans les cœurs les règles de la justice. Dans la suite, on voit
subsister parmi les Juifs ces deux sortes de tribunaux.
Dans les actions solennelles où
il s'agissait de quelque grand bien de l'Etat, les bons rois, comme Josias «
ramassaient ensemble les sénateurs, tant des villes de Juda que ceux de
Jérusalem. » Il apprenait de leur concours ce qu'il fallait faire pour le bien
commun, et de l'Etat en général, et des villes en particulier.
Ire
PROPOSITION. Il y en a trois principales, marquées par le docte et pieux Gerson
(4), dans un sermon prononcé devant le roi : la constance, la prudence, et la
clémence.
La justice doit être attachée
aux règles, ferme et constante: autrement elle est inégale dans sa conduite ; et
plus bizarre que réglée, elle va selon l'humeur qui la domine.
Elle doit savoir connaître le
vrai et le faux, dans les faits qu'on lui expose : autrement elle est aveugle
dans son application. Ce discernement est un avantage qu'elle tient de la
prudence.
Enfin elle doit quelquefois se
relâcher : autrement elle est
1 II Paralip., XIX, 5-8; Ci-devant, liv. V, art. XVIIIe
propos. — 2 II Paralip. XIX, 9, 10. — 3 IV Reg., XXIII , 1. — 4 Gerson, de
Just., tom. IV.
116
excessive et insupportable dans ses rigueurs : et cet
adoucissement de la rigueur de la justice, est l'effet de la clémence.
La constance l'affermit dans les
maximes : la prudence l'éclairé dans les faits : la clémence lui fait supporter
et excuser la faiblesse. La constance la soutient, la prudence l'applique; et la
clémence la tempère.
IIe
PROPOSITION. La constance et la fermeté sont nécessaires à la justice contre
l'iniquité qui domine dans le monde.
Le genre humain dès son origine
était devenu si criminel aux yeux de Dieu, qu'il résolut de le perdre par le
déluge : « voyant que la malice des hommes était grande sur la terre, et que
toute la pensée du cœur humain était tournée au mal en tout temps (1). » Voilà
cette malheureuse fermeté dans le mal, dès le commencement du monde. Cette pente
naturellement invincible du cœur humain vers le mal, fait dire aussi «que le
péché est à la porte (2) » : c'est-à-dire qu'il ne cesse de nous presser à lui
ouvrir.
Toutes les eaux du déluge n'ont
pu effacer une tache si inhérente au cœur humain. « Parcourez, disait Jérémie,
toutes les rues et toutes les places de Jérusalem : considérez attentivement, et
voyez si vous trouverez un homme de bien et de bonne foi (3). » Par une fausse
constance, ils se sont affermis dans le vice : « ils ont endurci leurs visages
comme un rocher, et n'ont pas voulu revenir de leurs injustices (4). »
« Malheur à moi, disait Michée;
il n'y a plus de saint sur la terre; la droiture ne se trouve plus parmi les
hommes; chacun tend des pièges à son ami, pour en répandre le sang : une chasse
cruelle et barbare s'est introduite, où chacun tâche de prendre, non des bêtes,
mais ses amis comme sa proie. Ne croyez plus un ami : ne vous fiez plus au
magistrat : ne dites point votre secret à celle qui se repose dans votre sein.
Car le fils outrage son père ; la fille s'élève contre sa mère; le maître a pour
ennemis ceux de sa propre maison (5). » Toutes les familles sont divisées, et
les liaisons du sang n'ont point de lieu.
1 Gen., VI, 5. — 2 Ibid., IV, 7. — 3
Jerem., V, 1. — 4 Ibid., 3. — 5 Mich.. VII, 1, 2, 5, 6.
117
Si dans ce désordre des choses
humaines vous croyez trouver un refuge dans la justice publique (a), vous vous
trompez. Elle n'a plus de règle ni de fermeté. « Tout ce qu'un grand ose
demander, le juge se croit obligé de le lui donner comme une dette (1).»
Le mal est appelé bien; et il
n'y a plus de loi parmi les hommes.
«Les magistrats (qui dévoient
soutenir les faibles), sont des lions rugissants qui les dévorent ; les juges
sont des loups ravis-sans, qui ne réservent pas jusqu'au matin la proie qu'ils
ont prise le soir (2). » Ils contentent sur-le-champ leur appétit insatiable.
C'est ainsi que sont les hommes,
naturellement loups les uns aux autres. David s'en était plaint le premier. « Il
n'y a plus de juste, disait-il, il n'y a plus de juste sur la terre : il n'y a
plus d'homme intelligent, il n'y en a point qui cherche Dieu : tous se sont
éloignés de la droite voie ; tous sont inutiles. Il n'y a pas un homme de bien;
il n'y en a pas même un seul (3). »
Contre ce débordement de
l'iniquité, il n'y a qu'une seule digue; qui est la fermeté de la justice.
IIIe
PROPOSITION. Si la justice n'est ferme, elle est emportée par ce déluge
d'injustice.
Si le devoir du juge est, comme
dit l’Ecclésiastique (4), « d'enfoncer les cabales de l'iniquité (comme
un bataillon réuni), il faut, pour accomplir ce devoir, que la justice ne soit
pas seulement forte, mais encore qu'elle soit invincible et intrépide. Autrement
il arrivera ce que disait Isaïe : « Le jugement recule en arrière : la justice
(qui voulait entrer, repoussée par un si grand concours d'intérêts contraires)
se tient éloignée (5); et l'équité ne peut plus forcer de si grands obstacles.
Si le respect que l'on conserve
pour le nom de la justice est affaibli, on ne la rend qu'à demi et seulement
pour sauver les apparences. Ainsi, disait le Prophète, «l'injustice a prévalu :
l'opposition à la vérité s'est rendue la plus puissante. La loi a été déchirée
(on en a pris une partie et méprisé l'autre) ; et le jugement
1
Mich., VI, 3. — 2 Sophon., III , 3. — 3 Ps. XIII 2, 3
; Rom., III, 10 et seq.— 4 Eccl., VII, 6. — 5 Isa., LIX, 14.
(a) IIe edit. : Politique.
118
n'arrive jamais à sa perfection (1). » La justice rendue à
demi n'est qu'une injustice colorée, et elle n'en est que plus dangereuse.
« La justice, disait le Sage,
est immortelle et perpétuelle (2). » L'égalité est l'esprit de cette vertu.
C'est en vain que ce magistrat se vante quelquefois de rendre justice : s'il ne
la rend en tout et partout, l'inégalité de sa conduite fait que la justice
n'avoue pas pour sien même ce qu'il fait selon les règles, puisque la règle
cesse d'être règle, quand elle n'est pas perpétuelle et ne marche pas d'un pas
égal.
Au milieu de tant de
contrariétés, rendre la justice, c'est une espèce de combat, où « si l'on ne
marche en face contre l'ennemi, et qu'on ne s'oppose pas comme une muraille
(c'est-à-dire comme une digue affermie) pour la maison d'Israël, et pour le
peuple de Dieu (3), » on est vaincu.
Il faut être par une ferme
résolution et par une forte habitude, comme « une place fortifiée (et défendue
de tous côtés), comme une colonne de fer, comme une muraille d'airain (4) : »
autrement on est bientôt forcé.
Le prince doit donc par sa
constance et par sa fermeté rendre aisé et facile l'exercice de la justice : car
les choses difficiles ne sont pas de longue durée.
IVe
PROPOSITION. De la prudence, seconde vertu compagne de la justice. La prudence
peut être excitée par les dehors, sur la vérité des faits : mais elle veut s'en
instruire par elle-même.
« Le cri contre Sodome et
Gomorrhe s'est augmenté : et leurs crimes se sont multipliés jusqu'à l'excès. Je
descendrai, dit le Seigneur : et je verrai si la clameur qui est élevée contre
ces villes est bien fondée ou s'il en est autrement, afin que je le sache (5). »
Celui qui sait tout et ne peut
être trompé, se rabaisse, disent les saints Pères, jusqu'à s'informer, afin
d'instruire les princes, sujets à tant d'ignorances et à tant de surprises, de
ce qu'ils ont à faire.
1 Habac, I, 3, 4. — 2 Sap., I, 15. — 3 Ezech., XIII, 5. — 4
Jerem., I, 18. — 6 Gen., XVIII, 20, 21.
119
Il leur donne trois
instructions. Premièrement, quand il dit : « Je veux savoir ce qui en est, » il
leur montre le désir qu'ils doivent avoir de connaître la vérité des faits dont
ils doivent juger.
Secondement, en faisant
connaître que le cri est venu jusqu'à lui, il leur apprend que leur oreille doit
être toujours ouverte, toujours attentive, toujours prête à écouter ce qui se
passe.
Enfin en ajoutant : «Je
descendrai, et je verrai, » il leur montre qu'après avoir écouté, il faut venir
à une exacte perquisition, et n'asseoir son jugement que sur une connaissance
certaine.
Les rapports et les bruits
communs doivent exciter le prince ; mais il ne doit se rendre qu'à la vérité
connue (1).
Ajoutons qu'il ne suffit pas de
recevoir ce qui se présente : il faut chercher de soi-même, et aller au-devant
de la vérité, si nous voulons la découvrir. Nous l'avons déjà vu (2).
Les hommes, et surtout les
grands, ne sont pas si heureux que la vérité aille à eux d'elle-même, ni d'un
seul endroit, ni qu'elle perce tous les obstacles qui les environnent. Trop de
gens ont intérêt qu'ils ne sachent pas la vérité toute entière : et souvent ceux
qui les environnent, s'épargnent les uns les autres, pour ainsi dire à la
pareille. Souvent même on craint de leur découvrir des vérités importunes,
qu'ils ne veulent pas savoir. Ceux qui sont toujours avec eux se croient souvent
obligés de les ménager, ou par prudence, ou par artifice. Il faut qu'ils
descendent de ce haut faîte de grandeur, d'où rien n'approche qu'en tremblant ;
et qu'ils se mêlent en quelque façon parmi le peuple, pour reconnaître les
choses de près, et recueillir deçà et delà les traces dispersées de la vérité.
Saint Ambroise a ramassé tout
ceci en peu de mots. « Quand Dieu dit qu'il descendra, il a parlé ainsi pour
votre instruction, afin que vous appreniez à rechercher les choses avec soin. Je
descendrai pour voir; c'est-à-dire : Prenez soin de descendre, vous qui êtes
dans les hautes places. Descendez par le soin de vous informer, de peur qu'étant
éloigné, vous ne voyiez pas toujours ce qui se passe. Approchez-vous, pour voir
les choses de
1 Ci-devant, liv. V, art. II, IIe propos. — 2 Ibid., Ve
propos.
120
près. Ceux qui sont placés si haut, ignorent toujours
beaucoup de choses (1). »
Ve
PROPOSITION. De la clémence, troisième vertu : et premièrement quelle est la
joie du genre humain.
« La sérénité du visage du
prince est la vie de ses sujets : et sa clémence est semblable à la pluie du
soir (2). » Ou si l’on veut, peut-être plus conformément au texte original : « A
la pluie de l'arrière-saison. » A la lettre, il faut entendre que la clémence
est autant agréable aux hommes qu'une pluie qui vient sur le soir, ou (a) dans
l'automne, tempérer la chaleur du jour ou celle d'une saison plus brûlante, et
humecter la terre que l'ardeur du soleil a desséchée.
Il sera permis d'ajouter que
comme le matin désigne la vertu, qui seule peut illuminer la vie humaine, le
soir nous représente au contraire l'état où nous tombons par nos fautes, puisque
c'est là en effet que le jour décline et que la raison cesse d'éclairer. Selon
cette explication, la rosée du matin serait la récompense de la vertu ; de même
que la pluie du soir serait le pardon accordé aux fautes. Et ainsi Salomon nous
ferait entendre que pour réjouir la terre, et pour produire les fruits (b)
agréables de la bienveillance publique, le prince doit faire tomber sur le genre
humain et l'une et l'autre rosée : en récompensant toujours ceux qui font bien,
et pardonnant quelquefois à ceux qui manquent, pourvu que le bien public et la
sainte autorité des lois n'y soient point intéressés.
Nous avons vu que David le
modèle des bons rois, promit sa protection à une mère, à qui on voulait ôter son
second fils le reste de son espérance et de sa famille, en punition de la mort
qu'il avait donnée à son aîné par un coup plus malheureux que malin (3). C'est
ainsi que l'équité tempère souvent la rigueur que la justice demandait, contre
celui qui avait ôté la vie à son frère. David avait compris que la justice doit
être exercée avec quelque tempérament : qu'elle devient inique et insupportable,
quand elle
1 Ambros., de Abrah., lib. I, cap. VI, n.
47. — 2 Prov., XVI, 15.— 3 Ci-devant, liv. III, art. III, XIIe propos.
(a) IIe édit : Et. — (b) Des fruits.
121
use impitoyablement de tous ses droits : et que la bonté,
qui modère ses rigueurs extrêmes, est une de ses parties principales.
VIe
PROPOSITION. La clémence est la gloire d'un règne.
Moïse, que l'Ecriture appelle
roi (1), et un roi si absolu et si rigoureux quand il fallait, est renommé comme
« le plus doux de tous les hommes (2). » Naturellement il eût pardonné : quand
il punissait, ce n'était pas lui, mais la loi qui exerçait la rigueur pour le
bien commun.
« Souvenez-vous de David, et de
toute sa douceur (3). » C'est ce que chanta Salomon son fils à la dédicace du
temple ; et il semblait que la clémence de David eût fait oublier toutes ses
autres vertus.
Heureux le prince qui peut dire
avec Job : « La clémence est crue avec moi dès mon enfance : et elle est sortie
avec moi du ventre de ma mère (4). »
C'était un beau caractère donné
aux rois d'Israël, même par leurs ennemis : « Les rois de la maison d'Israël
sont démens (5). »
VIIe
PROPOSITION. C'est un grand bonheur de sauver un homme.
« Délivre ceux qu'on mène à la
mort : ne cesse point d'arracher ceux que l'on entraîne au tombeau (6). »
C'est le plus beau sacrifice que
l'on puisse offrir au Père de tous les vivans, que de lui sauver un de ses
enfants, si ce n'est qu'il soit de ceux dont la vie est la mort des autres, ou
par sa cruauté, ou par ses exemples.
VIIIe
PROPOSITION. C'est un motif de clémence que de se souvenir qu'on est mortel.
« Nous mourons tous, disait à
David cette femme sage de Thécué; et comme les eaux nous nous écoulons sur la
terre, sans
1 Deut., XXXIII, 5. — 2 Num., XII, 3. —
3 Psal CXXXI, 1. — 4 Job, XXXI, 18.— 5 III Reg., XX, 31. — 6 Prov., XXIV,
11.
122
espérance de retour : et Dieu ne veut point qu'un homme
périsse : mais il repasse en lui-même la pensée de ne perdre pas entièrement
celui qui est rejeté. Pourquoi donc ne pensez-vous pas à rappeler un banni et un
disgracié (1) ? »
La vie est si malheureuse
d'elle-même et s'écoule si vite, qu'il ne faut pas, s'il se peut, laisser passer
dans l'accablement des jours si briefs. La mortalité nous rend faibles : et dans
cette fragilité on fait aisément des fautes : il faut donc se porter à
l'indulgence , et excuser les faiblesses du genre humain.
IXe
PROPOSITION. Le jour d'une victoire, qui nous rend maîtres de nos ennemis, est
un jour propre à la clémence.
Saül défit les Ammonites. Et ses
fidèles sujets, qui virent son trône affermi par cette victoire, indignés contre
ceux d'entre le peuple qui peu auparavant méprisaient le nouveau roi, disaient à
Samuel : « Où sont ceux qui disaient : Est-ce que Saül régnera sur nous ? Qu'on
nous les livre, et nous les ferons mourir. Saül répondit : Nul ne sera tué en ce
jour, qui est un jour de salut que Dieu donne au peuple (2). » Et nous devons
imiter sa miséricorde.
C'est encore une raison de
pardonner, lorsque Dieu livre nos ennemis entre nos mains par une grâce et une
providence particulière.
« Frappez-les d'aveuglement,
Seigneur (3), » disait Elisée des Syriens qui faisaient la guerre aux
Israélites. « Et Dieu les frappa d'aveuglement. » E1: en cet état (a) le
Prophète les mena au milieu de Samarie. « Le roi d'Israël dit à Elisée : Mon
père, ne faut-il pas les tuer ? Gardez-vous -en bien, reprit Elisée ; car vous
ne les avez pris ni par votre épée, ni par votre arc, pour ainsi les massacrer :
mais donnez-leur du pain et de l'eau, afin qu'ils en prennent en liberté, et les
renvoyez à leur seigneur (4). »
1 II Reg., XIV. 13, 14. — 2 Reg., XI,
11-13. — 3 IV Reg., VI, 18. — 4 Ibid., 21.
(a) IIe édit. : En cet état.
123
Xe
PROPOSITION. Dans les actions de clémence, il est souvent convenable de laisser
quelque reste de punition, pour la révérence des lois et pour l'exemple.
Un prince ne se montre jamais
plus grand à ses ennemis, que lorsqu'il use avec eux de générosité et de
clémence.
« Vos raisons m'ont apaisé
envers Absalon » malgré l'attentat énorme qu'il a commis sur son frère Amnon,
disait David à Joab. « Faites donc revenir ce jeune prince dans sa maison : mais
qu'il ne voie point la face du roi. Ainsi il fut rappelé dans Jérusalem : et il
y demeura deux ans, sans oser se présenter devant le roi. »
Moïse avait donné un semblable exemple, lorsque Marie sa
sœur devenue lépreuse pour avoir désobéi, demanda pardon à Moïse par l'entremise
d'Aaron. « Et Moïse cria au Seigneur, et le pria de la délivrer. Mais le
Seigneur répondit : Si son père (pour quelque faute) lui avait craché sur le
visage, n'était-il pas juste qu'elle portât sa confusion du moins durant sept
jours? Qu'elle soit donc éloignée du camp durant sept jours ; et après elle sera
rappelées. »
XIe
PROPOSITION. Il y a une fausse indulgence.
Telle fut celle de David envers
Amnon son fils aîné, dont le crime le contrista beaucoup (3) (mais cela ne
suffisait pas : et il fallait le punir). Au lieu que « ne voulant pas affliger
l'esprit d'Amnon son fils aîné, qu'il aimait beaucoup, » il laissa son attentat
impuni : ce qui causa la vengeance d'Absalon qui tua son frère.
Ce grand roi eut aussi trop d'indulgence pour les
entreprises d'Absalon et d'Adonias. Ce dernier « s'élevait excessivement dans la
vieillesse de David. Ce père trop indulgent ne le reprit pas, en lui disant :
Pourquoi faites-vous ainsi (4) ?» Et son excessive facilité eut les suites qu'on
sait assez.
On sait aussi l'indulgence
d'Héli souverain pontife homme saint d'ailleurs, et la manière étrange dont Dieu
le punit (5).
1 II Reg., XIV, 21,21, 28. — 2 Num., XII, 13, 14. — 3 III
Reg., XIII, 21, 28, 29. — 4 III Reg., I, 5, 6. — 5 I Reg., III, 13; IV, 14 et
seq.
124
Ce sont des fautes dangereuses,
dont on voit que les gens de bien portés naturellement à l'indulgence, ont plus
à se garder que les autres hommes.
XIIe
PROPOSITION. Lorsque les crimes se multiplient, la justice doit devenir plus
sévère.
C'est ce qui paraît dès
l'origine du monde, par ces paroles de Lamech, de la race de Caïn, à ses deux
femmes Ada et Sella : « Ecoutez ma voix, femmes de Lamech : prêtez l'oreille à
mon discours. J'ai tué un homme pour mon malheur; et un jeune homme dont la
blessure me perce moi-même. On prendra sept fois vengeance de Caïn, et de Lamech
septante fois (1). »
Les hommes s'accoutument au
crime : et l'habitude de le voir le leur rend moins horrible. Mais il n'en est
pas ainsi de la justice. La vengeance s'appesantit sur Lamech, qui bien éloigné
de profiter de la punition de Caïn un de ses ancêtres, et de s'éloigner du crime
par cet exemple domestique, semble plutôt avoir pris Caïn pour son modèle.
La juste sévérité que Dieu fait
éclater si visiblement dans les saints Livres, quand les crimes se sont
multipliés et sont parvenus jusqu'à un certain excès, doit être en quelque sorte
le modèle de celle des princes dans le gouvernement des choses humaines.
Ire
PROPOSITION. Premier obstacle : la corruption et les présents.
« N'ayez point d'égard aux
personnes ni aux présents : car les présents aveuglent les yeux des sages, et
changent les paroles des justes (2). »
Moïse ne dit pas : Ils aveuglent
les veux des médians, et ils en changent les paroles. Il dit : Ils aveuglent les
yeux des sages, et
1 Gen., IV, 23, 24. — 2 Deut., XVI, 19.
125
ils changent la parole des justes. Auparavant, le juge
parlait bien : le présent est venu, et ce n'est plus le même homme : une
nouvelle jurisprudence, que son intérêt lui fournit, le fait changer de langage.
Ce ne sont pas toujours les grands présents qui produisent cet effet : les
petits donnés à propos, marquent quelquefois un secret empressement d'amitié,
qui incline et gagne le cœur.
Ceux qui sont par leur dignité
au-dessus de ce genre de corruption, ont d'autres présents à craindre, les
louanges et les flatteries. Qu'ils se mettent bien dans l'esprit cette parole du
Sage : « Ne louez point l'homme avant sa mort (1). » Toute louange donnée aux
vivants est suspecte : « Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre (2). » Ne
soyez point le jouet d'un subtil flatteur.
Les services rendus à l'Etat
sont encore une autre manière de séduire les rois. « Ne regardez point les
personnes, » dit le Seigneur. Les services demandent une autre sorte de justice,
qui est celle de la récompense. Prince, vous la devez : mais ne payez pas cette
dette aux dépens d'autrui.
IIe
PROPOSITION. La prévention : second obstacle.
C'est une espèce de folie qui
empêche de raisonner. « Le fol n'écoute pas les paroles du prudent (3), » et ne
veut entendre autre chose que ce qu'il a dans son cœur.
L'bomme prévenu ne vous écoute
pas : il est sourd : la place est remplie, et la vérité n'en trouve plus.
Salomon opposait à la prévention
cette humble prière : « Donnez à votre serviteur un cœur docile. Et Dieu lui
donna un cœur étendu comme le sable de la mer (4), » capable de tout.
L'esprit du prince doit être une
glace nette et unie, où tout ce qui vient, de quelque côté que ce soit, est
représenté comme il est, selon la vérité. Il est dans un parfait équilibre : il
ne se détourne ni à droite ni à gauche (5). C'est pour cela que Dieu l'a mis
1 Eccli., XI, 30. — 2 Sap., I, 1. — 3 Prov.
XVIII, 2. — 4 III Reg., III, 9 ; IV, 29. — 5 Deut., V, 32.
126
au faite des choses humaines, afin que, libre des attaques
qui lui viendront de ce qu'il a au-dessous de lui, il ne reçoive des impressions
que d'en haut, c'est-à-dire de la vérité. « Apprenez-moi, Seigneur, la vérité,
et la discipline, et la science (1). »
Il y a deux moyens d'éviter les
préventions. L'un est de considérer que nos jugements seront revus par celui qui
dit : « Je jugerai les justices (2). » Entrez dans l'esprit du juge supérieur :
et dépouillez-vous de vos préventions.
L'autre moyen : « Jugez du
prochain par vous-même (3). » Ainsi sorti de vous-même, vous jugerez purement,
et vous ferez comme vous voudriez qu'on vous lit.
IIIe
PROPOSITION. Autres obstacles : la paresse et la précipitation.
« Ayez les yeux dans votre tête.
Soyez attentif : et que vos paupières précèdent vos pas (4). » Donnez-vous le
temps de considérer : ne précipitez pas votre jugement : ne craignez pas la
peine de penser. « L'homme impatient ne peut rien faire à propos, et n'opère que
dis folies (5). »
A la paresse et à la
précipitation, le prince doit opposer l'attention et la vigilance. Nous avons
déjà traité cette matière (6), et il est inutile de la répéter ici.
IVe
PROPOSITION. La pitié et la rigueur.
N'ayez pitié de personne en
jugement, pas même du pauvre. Nous l'avons déjà vu. « Rendez impitoyablement œil
pour œil, dent pour dent, plaie pour plaie (7). » Tournez votre pitié d'un autre
coté. C'est de l'oppressé et du peuple qui souffre par les hommes injustes et
violons, qu'il faut avoir compassion.
D'autres penchent toujours à la
rigueur. Mais vous, Prince, ne
1 Ps. CXVIII, 66.— 2 Ps. LXXIV, 3. — 3 Eccli., XXXI, 18. —
4 Eccles., II, 14 ; Prov., IV, 25. — 5 Prov. XIV, 17. — 6 Ci-devant, liv. V,
art. II, IIe propos. — 7 Exod., XXI, 21.
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vous détournez ni à droite ni à gauche. On se détourne vers
la gauche, lorsqu’en tendant au relâchement et à la mollesse, on affaiblit la
sévérité de la loi. On ne fait pas mieux en se détournant vers la droite,
c'est-à-dire en poussant trop loin la rigueur des lois.
Le zèle de trouver le tort, fait
souvent qu'on le donne à qui ne l'a pas. On veut déterrer les auteurs des crimes
; et plutôt que de les laisser impunis, on en charge l'innocent. La justice
alors devient une oppression. Mais le Sage a dit : « Celui qui absout l'impie et
celui qui condamne le juste, l'un et l'autre est abominable devant Dieu (1). »
Ve
PROPOSITION. La colère.
La colère est une passion des
plus indignes du prince. On doit s'exercer à la vaincre, quand on aime la
justice dont elle est l'ennemie. « L'homme patient est préféré au courageux : et
celui qui surmonte sa colère, vaut mieux que celui qui prend des villes (2). »
L'empereur Théodose le Grand
avait bien compris cette maxime du Sage. Ce prince tant de fois victorieux et
illustre par ses conquêtes, encore qu'il lut naturellement d'une colère
impétueuse, profita si bien des conseils de saint Ambroise, qu'à la fin, comme
dit ce Père (3), il se tenait obligé quand on le priait de pardonner: et quand
il était ému par un sentiment plus vif de la colère, c'était alors qu'il se
portait plus facilement à la clémence.
VIe
PROPOSITION. Les cabales et la chicane.
« Rompez les liaisons des impies
(des hommes injustes) : et ne permettez pas, qu'on accable l'innocent : et
ôtez-lui cette charge trop pesante à ses épaules (4). »
Soyez en garde contre La
protection que trouvent les richesses. N'abandonnez pas le pauvre sous prétexte
qu'il n'a personne qui
1 Prov., XVII, 15. — 2 Prov. XVI, 32.— 3 Ambr., de Obitu
Theodos., orat. n. 13. — 4 Is., LVIII, 6.
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prenne en main sa défense. C'est l'effet du crédit et de la
cabale. « Le riche a fait quelque outrage (à un innocent), et il frémit. Il est
le premier à se plaindre et à menacer. Le pauvre au contraire, quoique offensé
et outragé, n'osera ouvrir la bouche » Veillez donc et pénétrez le fond des
choses, vous qui aimez la justice.
Pour les chicanes, il est écrit : « Qui aime les procès,
aime sa ruine (1). » Et la justice les doit réprimer pour son propre bien, aussi
bien que pour celui des autres.
VIIe
PROPOSITION. Les guerres : et la négligence.
Trop occupé de la guerre, dont
l'action est si vive, on ne songe point à la justice. Mais il est écrit de
David, au milieu de tant de guerres et pendant qu'il combattait les Moabites,
les Ammonites, les Syriens, les Philistins, les Iduméens, et tant d'autres
ennemis : « David faisait jugement et justice à tout son peuple (2). » C'est là
régner véritablement, que de faire régner la justice au milieu du tumulte de la
guerre, en sorte qu'elle ne manque à qui que ce soit.
On est soigneux ordinairement de
rendre la justice dans les grands lieux : et on la néglige dans les villages et
dans les lieux déserts. Au contraire Isaïe écrit d'un bon roi, c'est Ezéchias
dont il parle; qu'en son temps «le jugement habitait dans la solitude, et que la
justice tenait sa séance dans les grands lieux (3), » qu'il appelle le Carmel,
selon l'usage de la langue sainte. La justice éclairait jusqu'aux lieux les plus
écartés: les pauvres sentaient son secours, et l'abondance ne corrompait point
ceux qui la rendaient.
VIIIe
PROPOSITION. Il faut régler les procédures de la justice.
« Vous poursuivrez justement ce
qui est juste (5). » Ce n'est pas assez d'avoir bon droit : il faut encore le
poursuivre par les bonnes voies, sans fraude, sans détour, sans violence, sans
se faire justice à soi-même, mais en l'attendant de la puissance publique.
1 Eccli., XIII, 4. — 2 Prov., XVII, 19.
— 3 II Reg., VIII, 15. — 4 Is., XXXII, 16, — 5 Deut., XVI, 20.
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