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LA LOGIQUE

 A David Pujadas, Bossuet du JT de 20 sur France2,
en éternelle mémoire de son émission du 15 avril 2010.

 

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER. De l'entendement.

CHAPITRE II. Des idées et de leur définition.

CHAPITRE III. Des termes, et de leur liaison avec les idées.

CHAPITRE IV. Des trois opérations de l’entendement, et de leur rapport avec les idées.

CHAPITRE V. De l'attention, qui est commune aux trois opérations de l'esprit.

CHAPITRE VI. De la première opération de l'esprit, qui est la conception des idées.

CHAPITRE VII. Dénombrement de plusieurs idées.

CHAPITRE VIII. Division générale des idées.

CHAPITRE IX. Autre division générale des idées.

CHAPITRE X. Plusieurs exemples d'idées claires et obscures.

CHAPITRE XI. Diverses propriétés des idées, et premièrement qu'elles ont toutes un objet réel et véritable.

CHAPITRE XII. Si, et comment on peut dire qu'on a de fausses idées.

CHAPITRE XIII. De ce qu'on appelle êtres de raison, et quelle idée on en a.

CHAPITRE XIV. Le néant n'est pas entendu, et n'a point d'idée.

CHAPITRE XV. Des êtres appelés négatifs et privatifs.

CHAPITRE XVI. Les idées sont positives, quoique souvent exprimées en termes négatifs.

CHAPITRE XVII. Dans les termes négatifs, il faut toujours regarder ce qui leur répond de positif dans l'esprit.

CHAPITRE XVIII. A chaque objet chaque idée.

CHAPITRE XIX. Un même objet peut être considéré diversement.

CHAPITRE XX. Un même objet considéré diversement se multiplie en quelque façon et multiplie les idées.

CHAPITRE XXI. Divers objets peuvent être considérés sous une même raison, et être entendus par une seule idée.

CHAPITRE XXII. Ce que c'est que précision et idée ou raison précise.

CHAPITRE XXIII. La précision n'est point une erreur.

CHAPITRE XXIV. La précision loin d’être une erreur, est le secours le plus nécessaire pour nous faire connaître distinctement la vérité.

CHAPITRE XXV. De la distinction de raison, et de la distinction réelle.

CHAPITRE XXVI. Toute multiplicité dans les idées présuppose multiplicité du côté des choses mêmes.

CHAPITRE XXVII. Nous aurions moins d'idées, si notre esprit était plus parfait.

CHAPITRE XXVIII. Les idées gui représentent plusieurs objets sous une même raison, sont universelles.

CHAPITRE XXIX. Tout est individuel et particulier dans la nature.

CHAPITRE XXX. L'universel est dans la pensée ou dans l’idée.

CHAPITRE XXXI. La nature de l'universel expliquée par la doctrine précédente.

CHAPITRE XXXII. Des êtres qui différent en espèce, et de ceux qui ne diffèrent qu'en nombre.

CHAPITRE XXXIII. Nous ne connaissons pas ce qui fait précisément la différence numérique ou individuelle.

CHAPITRE XXXIV. Toutes nos idées sont universelles, et les unes plus que les autres.

CHAPITRE XXXV. Comment nous connaissons les choses qui différent seulement en nombre.

CHAPITRE XXXVI. Les idées regardent des vérités éternelles, et non ce qui existe et ce qui se fait dans le temps.

CHAPITRE XXXVII. Ce que c'est que les essences, et comment elles sont éternelles.

CHAPITRE XXXVIII. Quand on a trouvé l'essence, et ce qui répond aux idées, on peut dire qu'il est impossible que les choses soient autrement.

CHAPITRE XXXIX. Par quelle idée nous connaissons l'existence actuelle des choses.

CHAPITRE XL. En toutes choses, excepté en Dieu, l'idée de l'essence et l'idée de l'existence sont distinguées.

CHAPITRE XLI. De ce que dans la créature les idées de l'essence et de l'existence sont différentes, il ne s'ensuit pas que l'essence des créatures soit distinguée réellement de leur existence.

CHAPITRE XLII. Des différents genres de termes, et en particulier des termes abstraits et concrets.

CHAPITRE XLIII. Quelle est la force de ces termes.

CHAPITRE XLIV. Les cinq termes de Porphyre, ou les cinq universaux.

CHAPITRE XLV. Explication particulière des cinq universaux; et premièrement du genre, de l’espèce et de la différence.

CHAPITRE XLVI. De la propriété et de l'accident.

CHAPITRE XLVII. Diverses façons d'exprimer la nature des universaux.

CHAPITRE XL VIII. Autres façons d'exprimer l'universalité, où est expliqué ce qui s'appelle univoque, analogue, et équivoque.

CHAPITRE XLIX. Suite, où sont expliquées d'autres expressions accommodées à l'universel.

CHAPITRE L. De quelle manière chaque terme universel est énoncé de ses inférieurs.

CHAPITRE LI. Des dix catégories ou prédicaments d'Aristote.

CHAPITRE LII. De la substance et de l’accident, en général.

CHAPITRE LIII. De la substance en particulier.

CHAPITRE LIV. De la quantité.

CHAPITRE LV. De la relation.

CHAPITRE LVI. De la qualité.

CHAPITRE LVII. Des six autres catégories.

CHAPITRE LVIII. Des opposés.

CHAPITRE LIX. De la priorité et postériorité.

CHAPITRE LX. Des termes complexes et incomplexes.

CHAPITRE LXI. Récapitulation : et premièrement des idées.

DÉFINITIONS ET DIVISIONS.

PROPRIÉTÉS DES IDÉES.

CHAPITRE LXII. Propriété des idées, en tant qu'elles sont universelles.

CHAPITRE LXIII. Des termes.

DÉFINITIONS ET DIVISIONS.

PROPRIÉTÉS DES TERMES.

CHAPITRE LXIV. Préceptes de la logique tirés de doctrine précédente.

 

 

L'homme qui a fait réflexion sur lui-même, a connu qu'il y avait dans son âme deux puissances ou facultés principales, dont l'une s'appelle entendement, et l’autre volonté; et deux opérations principales, dont l’une est entendre, et l’autre vouloir.

Entendre se rapporte au vrai, et vouloir au bien.

Toute la conduite de l'homme dépend du bon usage de ces deux puissances. L'homme est parfait, quand d'un côté il entend le vrai, et que de l’autre il veut le bien véritable, c'est-à-dire la vertu (a).

Mais comme il ne lui arrive que trop souvent de s'égarer en l'une ou en l’autre de ces actions, il a besoin d'être averti de ce qu'il faut savoir pour être en état tant de connaître la vérité, c'est-à-dire de bien raisonner, que d'embrasser la vertu, c'est-à-dire de bien choisir.

De là naissent deux sciences nécessaires à la vie humaine, dont l’une apprend ce qu'il faut savoir pour entendre la vérité, et l’autre ce qu'il faut savoir pour embrasser la vertu.

La première de ces sciences s'appelle Logique, d'un mot grec qui signifie raison, ou dialectique, d'un mot grec qui signifie discourir; et l’autre s'appelle Morale, parce qu'elle règle les mœurs. Les Grecs l'appellent Ethique, du mot qui signifie les mœurs en leur langue.

Il paraît donc que la Logique a pour objet de diriger l'entendement à la vérité; et la Morale, de porter la volonté à la vertu.

Pour opérer un si bon effet, elles ont leurs règles et leurs préceptes; et c'est en quoi elles consistent principalement : de sorte

 

(a) Alinéa barré : Car ayant deux actions principales qui mènent tontes les autres, celle, de juger dans l'entendement et celle de choisir dans la volonté, quand il juge et qu'il choisit selon la raison, il n'a plus rien à désirer en cette vie.

 

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qu'elles sont de ces sciences qui tendent à l'action, et qu'on appelle pratiques.

Selon cela, la Logique peut être définie une science pratique par laquelle nous apprenons ce qu'il faut savoir pour être capables d'entendre la vérité; et la Morale, une science pratique par laquelle nous apprenons ce qu'il faut savoir pour embrasser la vertu.

Ou pour le dire en moins de mots, la Logique est une science qui nous apprend à bien raisonner, et la Morale est une science qui nous apprend à bien vivre.

Or, comme l'entendement a trois opérations principales, la Logique, qui entreprend de le diriger, doit s'appliquer à ces trois opérations, dont nous allons aussi traiter en trois livres.

 

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. De l'entendement.

 

Il faut examiner avant toutes choses, ce que c'est que l'entendement.

Entendre, c'est connaître le vrai et le faux, et discerner l'un d'avec l'autre. C'est ce qui fait la différence entre cet acte et tous les autres.

Par les sens l'âme reçoit des objets certaines impressions qui s'appellent sensations. Par l'imagination elle reçoit simplement, et conserve ce qui lui est apporté par les sens. Par l'entendement elle juge de tout, et connaît ce qu'il faut penser tant des objets que des sensations.

Elle fait quelque chose de plus : elle s'élève au-dessus des sens, et entend certains objets où les sens ne trouvent aucune

 

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prise; par exemple Dieu, elle-même, les autres âmes semblables à elle et certaines vérités universelles.

Voilà ce qui s'appelle entendement. Il nous apprend à corriger les illusions des sens et de l'imagination, par un juste discernement du vrai et du faux. Je vois un bâton dans l'eau, comme rompu ; tous les objets me paraissent jaunes ; je m'imagine dans l'obscurité voir un fantôme : la lumière de l'entendement vient au-dessus, et me fait connaître ce qui en est.

Il juge, non-seulement des sensations, mais de ses propres jugements, qu'il redresse ou qu'il confirme après une plus exacte perquisition de la vérité, parce que la faculté de réfléchir, qui lui est propre, s'étend sur tous les objets, sur toutes les facultés et sur lui-même.

 

CHAPITRE II. Des idées et de leur définition.

 

Nous entendons la vérité par le, moyen des idées ; et il faut ici les définir.

Nous nous servons quelquefois du mot d'idée pour signifier les images qui se font en notre esprit, lorsque nous imaginons quelque objet particulier : par exemple, si je m'imagine le château de Versailles, et que je me représente en moi-même comme il est fait ; si je m'imagine la taille ou le visage d'un homme, je dis que j'ai l'idée de ce château ou de cet homme. Les peintres disent indifféremment qu'ils font un portrait d'imagination ou d'idée, quand ils peignent une personne absente sur l'image qu'us s'en sont formée en la regardant.

Ce ne sont point de telles idées que nous avons ici à considérer.

Il y a d'autres idées qu'on appelle intellectuelles; et ce sont celles que la Logique a pour objet.

Pour les entendre, il ne faut qu'observer avec soin la distinction qu'il y a entre imaginer et entendre.

La même différence qui se trouve entre ces deux actes, se trouve aussi entre les images que nous avons dans la fantaisie, et les idées intellectuelles qui sont celles que nous nommerons dorénavant proprement idées.

 

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Comme celui qui imagine a dans son âme l'image de la chose qu'il imagine, ainsi celui qui entend a dans son âme l'idée de la vérité qu'il entend. C'est celle que nous appelons intellectuelle; par exemple, sans imaginer aucun triangle particulier, j'entends en général le triangle comme une figure terminée de trois lignes droites. Le triangle ainsi entendu dans mon esprit, est une idée intellectuelle.

L'idée peut donc être définie ce qui représente à l'entendement la vérité de l'objet entendu. Ainsi on ne connaît rien que ce dont on a l'idée présente.

De là s'ensuit que les choses dont nous n'avons nulle idée, sont à notre égard comme n'étant pas.

 

CHAPITRE III. Des termes, et de leur liaison avec les idées.

 

Il faut ici observer la liaison, des idées avec les termes. Il n'y a rien de plus différent que ces deux choses, et leurs différences sont aisées à remarquer.

L'idée est ce qui représente à l'entendement la vérité de l'objet entendu.

Le terme est la parole qui signifie cette idée. L'idée représente immédiatement les objets; les termes ne signifient que médiatement et en tant qu'ils rappellent les idées.

L'idée précède le terme qui est inventé pour la signifier : nous parlons pour exprimer nos pensées.

L'idée est ce par quoi nous nous disons la chose à nous-mêmes; le terme est ce par quoi nous l'exprimons aux autres.

L'idée est naturelle, et est la même dans tous les hommes : les termes sont artificiels, c'est-à-dire inventés par art, et chaque langue a les siens (a).

Ainsi l'idée représente naturellement son objet; et le terme, seulement par institution, c'est-à-dire parce que les hommes en sont convenus : par exemple, ces mots triangle et cheval n'ont

 

(a) Alinéa barre : L'idée précède le terme, puisque le terme est inventé pour la signifier. Nous parlons pour exprimer nos pensées.

 

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aucune conformité naturelle avec ce qu'ils signifient ; et si les hommes avaient voulu, ils auraient pu rappeler à l'esprit toute autre idée.

Mais encore que ces deux choses soient si distinguées, elles sont devenues comme inséparables, parce que par l'habitude que nous avons prise dès notre enfance d'expliquer aux autres ce que nous pensons, il arrive que nos idées sont toujours unies aux termes qui les expriment, et aussi que ces termes nous rappellent naturellement nos idées : par exemple, si j'entends bien ce mot de triangle, je ne le prononce point sans que l'idée qui y répond me revienne ; et aussi je ne pense point au triangle même, que le nom ne me revienne à l'esprit.

Ainsi soit que nous parlions aux autres, soit que nous nous parlions à nous-mêmes, nous nous servons toujours de nos mots et de notre langage ordinaires.

Absolument pourtant, l'idée peut être séparée du terme, et le terme de l'idée. Car il faut avoir entendu les choses avant que de les nommer; et le terme aussi, s'il n'est entendu, ne nous rappelle aucune idée.

Quelquefois nous n'avons pas le terme présent, que la chose nous est très-présente ; et quelquefois nous avons le terme présent, sans nous souvenir de sa signification.

Les enfants conçoivent beaucoup de choses qu'ils ne savent pas nommer, et ils retiennent beaucoup de mots dont ils n'apprennent le sens que par l'usage.

Mais depuis que par l'habitude ces deux choses se sont unies, on ne les considère plus que comme un seul tout dans le discours. L'idée est considérée comme l’âme, et le terme comme le corps.

Le terme considéré en cette sorte, c'est-à-dire comme faisant un seul tout avec l'idée et la contenant, est supposé dans le discours pour les choses mêmes, c'est-à-dire mis à leur place ; et ce qu'on dit des termes, on le dit des choses.

Nous tirons un grand secours de l'union des idées avec les termes, parce qu'une idée attachée à un terme fixe n'échappe pas si aisément à notre esprit.

 

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Ainsi la terme joint à l’idée nous aide à être attentifs : par exemple, la seule idée intellectuelle de triangle ou de cercle est fort subtile d'elle-même, et échappe facilement par les moindres distractions; mais quand elle est revêtue de son terme propre comme d'une espèce de corps, elle est plus fixe et on la tient mieux.

Mais il faut pour cela être attentif, c'est-à-dire ne faire pas comme ceux qui n'écoutent que le son tout seul de la parole, au lieu de considérer l'endroit de notre esprit où la parole doit frapper, c'est-à-dire l'idée qu'elle doit réveiller en nous.

 

CHAPITRE IV. Des trois opérations de l’entendement, et de leur rapport avec les idées.

 

Parmi les idées, les unes s'accordent naturellement ensemble, et les autres sont incompatibles et s'excluent mutuellement ; par exemple : Dieu et éternel, c'est-à-dire : cause qui fait tout, et ce qui n'a ni commencement ni fin, sont idées qui s'unissent naturellement. Au contraire ces deux idées : Dieu et auteur du péché, sont incompatibles. Quand deux idées s'accordent, on les unit en affirmant l’une de l'autre, et en disant, par exemple : Dieu est éternel. Au contraire, quand elles s'excluent mutuellement, on nie l'une de l'autre en disant : Dieu, c'est-à-dire la sainteté même, n'est pas auteur du péché, c'est-à-dire de l'impureté même.

C'est par l'union ou l'assemblage des idées, que se forme le jugement que porte l'esprit sur le vrai ou sur le faux ; et ce jugement consiste en une simple proposition, par laquelle nous nous disons en nous-mêmes : Cela est, cela n'est pas; Dieu est éternel, l'homme n'est pas éternel.

Avant que de porter un tel jugement, il faut entendre les termes dont chaque proposition est composée, c'est-à-dire Dieu, homme, éternel. Car, comme nous avons dit, avant que d'assembler ces deux termes : Dieu et éternel, ou de séparer ces deux-ci : homme et éternel, il faut les avoir compris.

Entendre les termes, c'est les rapporter à leur idée propre, c'est-à-dire à celle qu'ils doivent rappeler à notre esprit.

 

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Mais ou l'assemblage des termes est manifeste par soi-même, ou il ne l’est pas. S'il l'est, nous avons vu que sur la simple proposition bien entendue, l'esprit ne peut refuser son consentement ; et qu'au contraire s'il ne l'est pas, il faut appeler en confirmation de la vérité d'autres propositions connues, c'est-à-dire qu'il faut raisonner.

Par exemple, dans celle-ci : Le tout est plus grand que sa partie, il ne faut qu'entendre ces mots : tout et partie, pour voir que la partie, qui n'est qu'une diminution du tout, est moindre que le tout qui la comprend, et comprend encore autre chose.

Au contraire dans celle-ci : Les parties d'un certain tout, par exemple d'un arbre ou d'un animal, doivent être nécessairement de différente nature ; pour juger de sa vérité, la connaissance des termes dont elle est composée ne suffit pas. Il faut appeler au secours les diverses fonctions que doit faire un animal, comme se nourrir ou marcher, et montrer que des fonctions si diverses exigent que l'animal ait plusieurs parties de nature différente ; par exemple, des os, des muscles, un estomac, un cœur, etc.

Voilà donc trois opérations de l'esprit manifestement distinguées : une qui conçoit simplement les idées ; une qui les assemble ou les désunit, en affirmant ou niant l'une de l'autre ; une qui ne voyant pas d'abord un fondement suffisant pour affirmer ou nier, examine s'il se peut trouver en raisonnant.

 

CHAPITRE V. De l'attention, qui est commune aux trois opérations de l'esprit.

 

Chaque opération de l'esprit, pour être, bien faite, doit être faite attentivement ; de sorte que l'attention est une qualité commune à toutes les trois.

L'attention est opposée à la distraction, et on peut connaître l'une par l'autre.

La distraction est un mouvement vague et incertain de l'esprit, qui passe d'un objet à l'autre, sans en considérer aucun.

L'attention est donc un état de consistance dans l'esprit, qui s'attache à considérer quelque chose.

 

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Ce qui la rend nécessaire, c'est que notre esprit imparfait a besoin de temps pour bien faire ses opérations. Nous en verrons les causes par la suite ; et nous étudierons les moyens de rendre l'esprit attentif, ou de remédier aux distractions ; ce qui est un des principaux objets de la Logique.

 

CHAPITRE VI. De la première opération de l'esprit, qui est la conception des idées.

 

La première opération de l'esprit, qu'on appelle simple appréhension ou conception, considère les idées. Mais les idées peuvent être regardées ou nûment en elles-mêmes, ou revêtues de certains termes ; selon ces différons égards, la première opération de l'esprit peut être définie la simple conception des idées, ou la simple intelligence des termes. Si on veut recueillir ensemble l'une et l'autre considération, on la pourra définir la simple conception des idées que les termes signifient, sans rien affirmer ou nier.

Car, ainsi qu'il a été dit, chaque terme a une idée qui lui répond ; par exemple, au mot de roi, répond l'idée de celui qui a la suprême puissance dans un Etat ; au mot de vertu, répond l'idée d'une habitude de vivre selon la raison ; au mot de triangle, répond l'idée de figure terminée de trois lignes droites (a).

Ainsi quand on prononce ce mot triangle, la première chose qu'on fait, c'est de rapporter ce terme à l'idée qui y répond dans l'esprit.

On n'affirme rien encore, et on ne nie rien du triangle ; mais on conçoit seulement ce que signifie ce terme, et on le joint avec son idée.

 

(a) Mots effacés : Répond l'idée de figure à trois côtés, ou plutôt terminée de trois lignes droites. Comme le triangle rectiligne est celui qui dans l'usage ordinaire retient seul le nom de triangle, à triangle répond l'idée de figure terminée de trois lignes droites.

 

CHAPITRE VII. Dénombrement de plusieurs idées.

 

Rien ne nous fait mieux connaître les opérations de l'esprit, que de les exercer avec attention sur divers sujets. Comme donc la première opération est la simple conception des idées, il est bon de nous appliquer à quelques-unes de celles que nous avons dans l'esprit.

L'âme conçoit premièrement ce qui la touche elle-même par exemple, ses opérations et ses objets.

Nous savons ce qui répond dans l'esprit à ces mots : sentir, imaginer, entendre, considérer, se ressouvenir, affirmer, nier, douter, savoir, errer, ignorer, être libre, délibérer, se résoudre, vouloir, ne vouloir pas, choisir bien ou mal, être digne de louange ou de blâme, de châtiment ou de récompense, et ainsi du reste.

Nous savons aussi ce qui répond à ces mots : vrai et faux, bien et mal, qui sont les propres objets que l'entendement et la volonté recherchent.

Nous savons pareillement ce qui s'entend par ces mots : plaisir et douleur, faim et soif, et autres sensations semblables.

Enfin nous savons ce que signifient ces mots : amour et haine, joie et tristesse, espérance et désespoir, et les autres qui expriment nos passions.

A chacun de ces mots répond son idée que nous avons, et qu'il est bon de réveiller en lisant ceci.

Ces mots: raison, vertu, vice, conscience, et syndérèse, qui tous regardent nos mœurs, nous sont aussi fort connus, et nous avons compris ce qui leur répond dans notre intérieur.

Par là nous trouverons les idées de la justice, de la tempérance, de la sincérité, de la force, de la libéralité, et des vices qui leur sont contraires ; par exemple, à ce terme sincérité répond résolution de ne mentir jamais et de dire le vrai quand la raison le demande : à ce mot justice répond volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appartient, et ainsi des autres.

 

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Il y a encore des choses qui nous conviennent, comme maladie et santé, puissance et faiblesse, bonheur et malheur ; choses dont nous avons en nous les idées.

Nous avons déjà remarqué ces deux mots ; Dieu et créature, avec les idées qui leur répondent, d'être qui fait tout, et d’être fait par un autre.

A l'idée d'être immuable, qui convient à Dieu, répond dans notre esprit ce qui est toujours de même ; à l'idée de changeant, qui convient à la créature; répond de n'être pas toujours en même état.

Nous avons aussi les idées de beaucoup de choses naturelles ; par exemple, de tous les objets de nos sens. A ce terme : chaud ou froid, répond ce qui cause le sentiment que nous exprimons en disant ; J'ai chaud, ou j'ai froid. C'est ainsi que nous disons : Le feu est chaud; la neige est froide. A ce terme doux ou amer, blanc ou noir, vert ou incarnat, répond ce qui cause en nous certaines sensations. Et pour venir aux autres choses, à ce terme mouvement répond dans les corps, être transporté d'un lieu à un autre; à ce terme repos, répond demeurer dans le même lieu; à ce terme corps, répond ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur; à ce terme esprit, répond ce qui entend et ce qui veut; à ce terme figure, répond le terme des corps; et ainsi des autres.

Nous avons aussi des idées très-nettes des choses que considèrent les mathématiques, telles que sont triangle, carré, cercle, figures régulières ou irrégulières, nombre, mesure, et autres infinies du même genre.

Les noms des choses qui se font par art, ou par invention et institution humaine, nous sont aussi fort connus. A ce mot de maison répond l'idée d'un lieu où nous nous renfermons contre les incommodités du dehors ; à ce mot fortification, répond l'idée d'une chose qui nous défend contre une grande force. Les lois, la police, le commandement, la royauté, la magistrature, les diverses formes de gouvernement ou par un seul homme, ou par un conseil, ou par tout le peuple, ont leurs idées très-claires qui répondent à chaque mot.

 

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Quiconque prendra la peine de considérer ces mots, verra qu'il les entend très-bien, et démêlera aisément les idées qu'ils doivent rappeler, sans qu'il soit nécessaire de nous étendre maintenant sur tous ces objets.

 

CHAPITRE VIII. Division générale des idées.

 

Après avoir rapporté un grand nombre d'idées différentes que nous avons dans l'esprit, il est bon de les réduire à certains genres : et nous en trouvons d'abord deux principaux.

Il y a des idées qui représentent les choses comme étant et subsistant en elles-mêmes, sans les regarder comme attachées à une autre; par exemple, quand je dis esprit, c'est-à-dire chose intelligente ; corps, c'est-à-dire chose étendue; Dieu, c'est-à-dire ce qui est de soi.

Il y a d'autres idées qui représentent leur objet, non comme existant en lui-même, mais comme surajouté et attaché à quelque autre chose. Par exemple, quand je dis rondeur et sagesse, je ne conçois pas la rondeur ni la sagesse comme choses subsistantes en elles-mêmes ; mais je conçois la rondeur comme née pour faire quelque chose ronde, et la sagesse comme née pour faire quelque chose sage.

Il faut donc nécessairement que dans ces idées, outre ce qu'elles représentent directement, c'est-à-dire ce qui fait être rond, et ce qui fait être sage, il y ait un regard indirect sur, ce qui est rond et ce qui est sage, c'est-à-dire sur la chose même à qui convient l'un et l'autre.

Ainsi je puis bien entendre un bâton, sans songer qu'il soit droit ou qu'il soit courbe; mais je ne puis entendre la droiture ni la courbure du bâton, pour ainsi parler, sans songer au bâton même.

Au premier genre d'idées, il faut rapporter celles qui répondent à ces mots : Dieu, esprit, corps, bois, air, eau, pierre, mêlait, arbre, lion, aigle, homme, parce que tous ces termes signifient un seul objet absolument, sans le regarder comme attaché à un autre.

 

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Au second genre d'idées, il faut rapporter celles qui répondent à ces mots : figure, longueur, largeur, profondeur, science, justice, libéralité, et autres semblables, parce que dans le mot de figure, de longueur, et de science, outre ce qui y répond directement, il y a encore un regard sur ce qui est figuré, sur ce qui est long et sur ce qui est savant.

Le premier genre d'idées représente les substances mêmes; le second représente ce qui est attaché, ou surajouté aux substances; comme science est chose attachée ou surajoutée à l'esprit, rondeur est chose attachée ou surajoutée au corps.

Cette division des idées les partage du côté de leur objet, parce que les idées n'en peuvent avoir que de deux sortes, dont l'un est la chose même qui est, c'est-à-dire la substance, l'autre est ce qui lui est attaché.

Il faut donc ici considérer que la même chose, ou la même substance peut être de différentes façons, sans que son fond soit changé ; par exemple, le même esprit, ou le même homme considéré selon son esprit, peut être tantôt sans la science, et tantôt avec la science; tantôt géomètre, et tantôt non; tantôt avec plaisir, tantôt avec douleur; tantôt vicieux, tantôt vertueux; tantôt malheureux, tantôt heureux : et cependant, au fond, c'est le même esprit, c'est le même homme.

Ainsi un même corps peut être tantôt en mouvement, et tantôt en repos; tantôt droit, tantôt courbe ; et toutefois ce sera au fond le même corps.

Plusieurs corps peuvent être, ou jetés ensemble pêle-mêle et en confusion, ou arrangés dans un certain ordre et rapportés à la même fin : cependant ce seront toujours les mêmes corps en substance.

Une même eau peut être tantôt chaude, tantôt froide, tantôt prise et glacée, tantôt coulante, tantôt blanchie en écume, tantôt réduite en vapeur: une même cire peut être disposée, tantôt en une figure, et tantôt en une autre; elle peut être tantôt dure et avec quelque consistance, tantôt liquide et coulante; et selon cela tantôt jaune ou blanche, et tantôt d'une autre couleur : et cependant au fond c'est la même eau, c'est la même cire.

 

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Il en est de même de l'or et de tous les autres métaux ; et en un mot, il on est de même de tous les êtres que nous connaissons, excepté Dieu.

Ce fond qui subsiste en chaque être au milieu de tous les changements, c'est ce qui s'appelle la substance ou la chose même. Ce qui est attaché à la chose, et de quoi on entend qu'elle est affectée, s'appelle accident ou forme accidentelle, qualité, mode, ou façon d'être.

Le propre de l'accident est d'être en quelque chose (1) ; et ce en quoi est l'accident, à quoi il est attaché et inhérent, s'appelle son sujet.

Il ne faut pas ici s'imaginer que l'accident soit dans son sujet comme une partie est dans son tout, par exemple la main dans le corps, ni comme ce qui est contenu est dans ce qui le contient, par exemple un diamant dans une boîte. Il n'est pas non plus attaché à son sujet comme une tapisserie l’est à la muraille : il y est comme la forme qui le façonne, qui l'affecte et qui le modifie.

Comme c'est par les idées que nous entendons les choses, la diversité des choses devait nous être marquée par celle des idées : et voici comment cela se fait.

La substance peut bien être sans ses qualités : par exemple, l'esprit humain sans science, et le corps sans mouvement ; mais la science ne peut pas être sans quelque esprit qui soit savant, ni le mouvement sans quelque corps qui soit mû. De là vient aussi que les idées qui représentent les substances, les regardent en elles-mêmes, sans les attacher à un sujet : au lieu que celles qui représentent les accidents d'un sujet, regardent tout ensemble et l'accident et le sujet même.

Ainsi les idées sont une parfaite représentation de la nature, parce qu'elles représentent les choses suivant qu'elles sont. Elles représentent en elles-mêmes les substances qui en effet soutiennent tout ; et représentent les qualités ou les accidents ou les autres choses semblables qui sont attachées à la substance, par rapport à la substance même qui les soutient.

Soit donc cette règle indubitable : que les idées qui nous

 

1 Accidentis esse est inesse.

 

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représentent quelque chose sans l'attacher à un sujet, sont des idées de substance ; par exemple, Dieu, esprit, corps; et les idées qui nous représentent une chose comme étant en un sujet marqué par l’idée même, par exemple, science, vertu, mouvement, rondeur, sont des idées d'accident. C'est pourquoi les idées de ce premier genre peuvent s'appeler substantielles, et les autres accidentelles.

Au reste ce qui répond dans la nature à ce second genre d'idées, n'est pas proprement une chose, mais ce qui est attaché à une chose : et néanmoins parce que ce n'est pas un pur néant, on lui donne le nom de chose: la rondeur, dit-on, est une chose qui convient au cercle, la science est une chose qui convient au philosophe.

On pourrait ici demander à quel genre d'idées il faut rapporter celles qui répondent à ces mots : armes, habits, et autres semblables. Il les faut rapporter sans difficulté au dernier genre, parce qu'être armé et être habillé, aussi bien qu'être nu et être désarmé, c'est chose accidentelle à l'homme : et ainsi quoique les armes et les habits considérés en eux-mêmes, soient plusieurs substances : dans l'usage, qui est proprement ce que nous y considérons, ils sont regardés comme convenant accidentellement à l'homme qui en est revêtu.

Ces remarques paraîtront vaines à qui ne les regardera pas de près; mais à qui saura les entendre, elles paraîtront un fondement nécessaire de tout raisonnement exact et de tout discours correct.

 

CHAPITRE IX. Autre division générale des idées.

 

Il y a une autre division des idées, non moins générale que celle que nous venons d'apporter; c'est d'être claires ou obscures, autrement distinctes ou confuses.

La première division des idées se prend de leur objet, qui est u la chose même, c'est-à-dire la substance, ou ce qui est attaché à la chose. Celle-ci regarde les idées considérées en elles-mêmes

 

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et du côté de l'entendement, où les unes portent une lumière claire et distincte, et les autres une lumière plus sombre et plus-confuse.

Les idées claires sont celles qui nous font connaître dans l'objet quelque chose d'intelligible par soi-même: par exemple, quand je conçois le triangle comme une figure comprise de trois lignes droites, ce que me découvre cette idée est entendu de suffi même, et se trouve certainement dans l'objet, c'est-à-dire dans le triangle.

Cette idée est appelée claire, à raison de son évidence ; et par la même raison elle est appelée distincte, parce que par elle je distingue clairement les choses : car ce qu'une idée a de clair me fait séparer son objet de tous les autres; par être figure à trois lignes droites, je distingue le triangle du parallélogramme qui est terminé de quatre.

Ainsi quand il fait jour et que la lumière est répandue, les objets que je confondais pendant les ténèbres étant éclairés, ils paraissent distinctement à mes yeux.

Les idées obscures sont celles qui ne montrent rien d'intelligible de soi-même dans leurs objets; par exemple, si je regarde le soleil comme ce qui élève les nues, j'entends que les nues s'élèvent des eaux lorsque le soleil donne dessus : mais je n'entends pas encore pour cela ce qu'il y a dans le soleil par où il soit capable de les élever.

Telles sont les idées que nous nous formons, lorsque voyant que le fer accourt à l'aimant, ou que quelques simples nous purgent, nous disons qu'il y a dans l'aimant une vertu attractive que nous appelons magnétique, et qu'il y a une vertu purgative dans tel et tel simple. Il est clair que le fer s'unit à l'aimant, et il faut bien qu'il y ait quelque chose dans l'aimant qui fasse que le fer s'y joigne plutôt qu'au bois ou à la pierre. Mais le mot de vertu attractive ne m'explique point ce que c'est, et je suis encore à le chercher.

Il en est de même de la vertu purgative du séné et de la rhubarbe. Il est clair que nous sommes purgés par ces simples, et il faut bien qu'il y ait quelque chose en eux en vertu de quoi nous

 

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le soyons: mais ce quelque chose n'est point expliqué par la vertu purgative, et je n'en ai qu'une idée confuse.

Ces idées ont bien leur rapport à quelque chose de clair ; car il est clair que je suis purgé : mais si elles expliquent l'effet, elles laissent la cause inconnue : elles disent ce qui nous arrive en prenant ces simples ; mais elles ne montrent rien dans le simple même qui soit clair et intelligible de soi.

Ainsi quand nous disons que certaines choses ont des qualités occultes, cette expression est utile pour marquer ce qu'il faut chercher ; mais elle ne l’explique en aucune sorte.

Et ce qui montre combien de tels mots sont confondus et obscurs de leur nature, c'est que nous ne nous en servons point dans les choses claires. Interrogé pourquoi une aiguille [pique, ou pourquoi une boule roule plutôt qu'un carré, je ne dis point que l'aiguille a la vertu de piquer, ou la boule celle de rouler ; je dis que l'aiguille est pointue et s'insinue facilement ; je dis que la boule, qui ne pose que sur un point, est attachée au plan par moins de parties, et en peut être détachée plus aisément que le cube, qui s'y appuie de tout un côté.

Voilà ce qui s'appelle des idées claires ou distinctes, et des idées obscures ou confuses. Les premières sont les véritables idées ; les autres sont des idées imparfaites et impropres.

Il ne faut pourtant pas les mépriser, ni rejeter du discours les termes qui y répondent, parce que d'un côté ils marquent un effet manifeste hors de leur objet, et de l'autre ils nous indiquent ce qu'il faut chercher dans l'objet même.

 

CHAPITRE X. Plusieurs exemples d'idées claires et obscures.

 

Pour exercer notre esprit à entendre ces idées, il est bon de s'en proposer un assez grand nombre de toutes les sortes, et de nous accoutumer à les distinguer les unes d'avec les autres.

Du côté de notre âme, nous avons une idée très-nette de toutes os opérations. Ces mots : sentir, imaginer, entendre, affirmer, nier, douter, raisonner, vouloir, et les autres, nous expriment

 

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quelque chose très-bien entendu, et que nous expérimentons en nous-mêmes.

Si je dis qu'un homme est colère, qu'il est doux, qu'il est hardi ou timide : les passions que je veux exprimer en lui me sont très-connues.

Si je dis aussi qu'il est savant, ou ignorant, qu'il est musicien, géomètre, arithméticien, astronome : ce que je mets en lui par ces termes, m'est très-connu.

De même en disant qu'il est vertueux, qu'il est sobre, qu'il est juste, qu'il est courageux, qu'il est prudent, qu'il est libéral ; ou au contraire qu'il est vicieux, injuste et déraisonnable, gourmand, téméraire, avare ou prodigue : ce que je lui attribue est intelligible de soi.

Du côté des corps, je trouve en moi beaucoup d'idées très-distinctes. Il n'y a rien que de très-clair dans les idées qui me représentent le corps comme étendu en longueur, largeur et profondeur; la figure, comme le terme du corps ; chaque figure en particulier, selon sa nature propre : par exemple, le triangle, comme une figure terminée de trois lignes droites ; le cercle, comme une figure terminée d'une seule ligne ; la circonférence d'un cercle, comme la ligne qui environne le centre ; le centre, comme le point du milieu également distant de chaque point de la circonférence; et ainsi des autres.

Dans les nombres, dans les mesures, dans les raisons, dans les proportions, ce qui est marqué du côté des objets, est intelligible de soi, et ne peut être ignoré, si peu qu'on y pense.

Quand je parle des végétaux ou des animaux, ce que j'entends par ces termes est intelligible de soi, et se trouve clairement dans les objets mêmes. Les végétaux sont des corps qui croissent par une secrète insinuation; les animaux sont des substances, qui frappées de certains objets, se meuvent selon ces objets, de côté ou d'autre, par un principe intérieur. Tout cela est clair et intelligible.

Voilà peut-être assez d'idées claires. Nous avons déjà rapporté un grand nombre d'idées confuses. Une telle plante a la vertu d'attirer du cerveau de telles humeurs, d'en chasser d'autres de

 

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l'estomac ou des entrailles, de favoriser la digestion, de rabaisser ou de dissiper les vapeurs de la rate, de peur qu'elles n'offusquent le cerveau, et ainsi des autres ; cette plante ou ce minéral a une qualité propre à guérir un tel mal, ou à faire un tel effet : voilà des idées confuses, qui disent bien ce qui se fait par le moyen de ces minéraux ou de ces plantes, mais qui ne montrent rien de distinct dans les plantes mêmes.

Ainsi quand nous disons chaud et froid, doux et amer, de bonne ou de mauvaise odeur : nous proposons à la vérité ce qui est très-clair, que le feu ou la glace, quand je m'en approche, me font dire : J'ai chaud ou : J'ai froid, et me causent des sensations que j'explique par ces paroles : je vois aussi qu'il faut bien qu'il y ait dans le feu et dans la glace quelque chose qui les rende propres à me causer de tels sentiments ; mais cette chose, soit que je l'exprime par le terme générique de vertu, de qualité, de faculté, de puissance, ou par le terme spécifique de chaleur ou de froideur, est une chose à chercher et que je n'entends pas encore.

En un mot, ma sensation et la chose d'où elle me vient, me sont connues ; ce qu'il y a dans l'objet qui donne lieu à la sensation ne l'est pas.

Il en est de même des termes qui répondent aux autres sensations. Je conçois ce que je sens, quand je dis que cette liqueur est douce ou amère ; j'appelle douceur et amertume ce qu'il y a dans cette liqueur qui me cause mes sentiments. Mais ces termes ne m'expliquent rien distinctement dans l'objet qu'ils me représentent, et je suis encore à chercher ce qui le rend tel.

Il faut peut-être juger de même des termes qui signifient les couleurs. Car si être coloré de telle ou telle sorte, n'est autre chose, selon Aristote (1), aussi bien que selon Démocrite et Epicure, que de renvoyer différemment les rayons d'un corps lumineux, il s'ensuit que ce terme de blanc ou de noir, nous marque à la vérité, très-distinctement ce que nous sentons en nous-mêmes, et nous fait aussi très-bien entendre qu'il y a quelque chose dans la neige qui nous la fait appeler blanche : c'est ce que j'appelle blancheur, et j'ai raison de donner un nom à cette propriété de

 

1 Voyez son traité De Anima, lib. II, cap. VII.

 

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la neige, quelle qu'elle soit; mais je ne sais pas encore ce que c'est, et je ne le saurai jamais, si je ne puis pénétrer auparavant quelles sortes de réflexion souffrent les rayons du soleil en donnant sur le corps blanc.

Ceux donc qui diraient que la chaleur n'est pas dans le feu, ni la froideur dans la glace, ni l'amertume dans l'absinthe, ni la blancheur dans la neige, parleraient fort impertinemment. Pour parler correctement, il faut dire que ce que ces mots signifient, se trouve certainement dans tous ces sujets ; mais que ces mots n'expliquent pas précisément ce que c'est, et que c'est chose à examiner.

 

CHAPITRE XI. Diverses propriétés des idées, et premièrement qu'elles ont toutes un objet réel et véritable.

 

Après avoir défini et divisé les idées, il en faut considérer maintenant les propriétés, autant qu'il convient à la Logique.

La première propriété des idées, c'est que leur objet est quelque chose de réel et d'effectif.

Cette propriété est enfermée dans la propre définition de l'idée.

Nous l'avons ainsi définie : Idée, ce qui représente à l'entendement la vérité de l'objet entendu. Si l'idée nous représente quelque vérité, c'est-à-dire quelque chose, il faut bien que l'objet de l'idée soit quelque chose d'effectif et de réel.

 

CHAPITRE XII. Si, et comment on peut dire qu'on a de fausses idées.

 

Il paraît par ce qui vient d'être expliqué, qu'à proprement parler, on ne peut pas dire qu'on ait de fausses idées, parce que l'idée étant par sa nature ce qui nous montre le vrai, elle ne peut contenir en soi rien de faux.

Ainsi quand on dit de quelqu'un, qu'il a de fausses idées de certaines choses, on veut dire que faute d'être attentif à l'idée de ces choses-là, il leur attribue des qualités qui ne leur conviennent point : par exemple, si quelqu'un assurait qu'un roi doit se faire

 

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craindre plutôt que se faire aimer, on dirait qu'il a une fausse idée du nom de roi, parce que pour n'avoir pas considéré que le nom de roi est un nom de protecteur et de père, il lui attribue la qualité odieuse de se faire craindre plutôt qu'aimer.

De même si quelqu'un disait que le propre d'un philosophe est d'être un grand disputeur, on dirait qu'il a une fausse idée du terme de philosophe, parce que faute d'avoir considéré que le philosophe est un homme qui cherche sérieusement la vérité, et qui combat l'erreur quand l'occasion s'en présente, on lui donne l'impertinente démangeaison de disputer sans fin et sans mesure.

 

CHAPITRE XIII. De ce qu'on appelle êtres de raison, et quelle idée on en a.

 

Les hommes pleins d'illusions et de vains fantômes, se figurent mille choses qui ne sont pas, et qu'on appelle êtres de raison : une montagne d'or, un centaure, une montagne sans vallée, et autres semblables.

Voilà ce qu'on appelle êtres de raison, êtres qui ne sont que dans la pensée. On les appelle aussi en notre langue des chimères, pour montrer qu'ils ne subsistent pas, non plus que la Chimère des poètes.

On demande quelle idée nous avons de ces sortes d'êtres; et il est aisé de répondre après avoir remarqué qu'il y en a trois espèces.

La première est de certains êtres qui sont en effet possibles, même comme on les conçoit, mais que ce serait folie de les chercher dans la nature : par exemple, il est aussi aisé à Dieu de faire un amas d'or égal aux Alpes, que de faire un amas de terres et de rochers de cette hauteur: cela s'appellerait montagne d'or, et à ce mot répond une idée réelle, puisque la chose est possible. Mais parce qu'elle ne subsiste que dans notre idée, et que ce serait une illusion que d'espérer la trouver effectivement, quand on veut dire que les avares ont de vaines espérances, on dit qu'ils s'imaginent des montagnes d'or.

La seconde espèce d'êtres de raison consiste dans le mélange

 

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de plusieurs natures actuellement existantes, mais dont l'assemblage, tel qu'on le fait, est une pure illusion: par exemple un centaure, qu'on compose d'un homme et d'un cheval. A ce mot répondent deux idées réelles, l'une de l'homme et l’autre du cheval ; mais qu'on unit ensemble contre la raison et dont on compose un animal imaginaire.

La troisième espèce d'êtres de raison est celle où ce qu'on conçoit est un pur néant, une chose absolument impossible et contradictoire en elle-même; par exemple, une montagne sans vallée. A cela il ne répond rien dans l'esprit; c'est un discours en l'air, qui se détruit sitôt qu'on y pense, et qui ne peut nous donner aucune idée.

 

CHAPITRE XIV. Le néant n'est pas entendu, et n'a point d'idée.

 

Les choses qui ont été dites montrent que le néant n'a point d'idée. Car l'idée étant l'idée de quelque chose, si le rien avait une idée, le rien serait quelque chose.

De là s'ensuit encore qu'à proprement parler, le néant n'est pas entendu. Il n'y a nulle vérité dans ce qui n'est pas : il n'y a donc aussi rien d'intelligible; mais où l'idée de l'être manque, là nous entendons le non-être.

De là vient que, pour exprimer qu'une chose est fausse, souvent on se contente de dire : Cela ne s'entend pas, cela ne signifie rien; c'est-à-dire qu'à ces paroles il ne répond dans l'esprit aucune idée.

Par là il faut dire encore qu'il n'y a point d'idée du faux, comme faux. Car de même que le vrai est ce qui est, le faux est ce qui n'est point.

On connaît donc la fausseté d'une chose dans la vérité qui lui est contraire.

Ainsi lorsqu'en faisant le dénombrement des idées, nous y avons rapporté celles du vrai et du faux, il faut entendre que l'idée du faux n'est que l'éloignement de l'idée du vrai.

De même l'idée du mal n'est que l'éloignement de l'idée du bien.

 

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De cette sorte, à ces termes faux et mal répond dans notre esprit quelque chose; mais ce qui y répond, c'est le vrai qui exclut le faux, et le bien qui exclut le mal.

Et tout cela est fondé sur ce que le faux et le mal, comme faux et comme mal, sont un non-être, qui n'a point d'idée, ou pour parler plus correctement, ne sont pas un être qui ait une idée.

Ce qui pourrait nous tromper, c'est que nous donnons au vrai et au faux, et même au néant, un nom positif : mais de là il ne s'ensuit pas que l'idée qui y répond soit positive : autrement le néant serait quelque chose : ce qui est contradictoire.

Au reste, on entend assez que le positif c'est ce qui pose et qui met; et que le négatif est ce qui ôte. Le terme positif affirme, et le négatif nie, comme le porte son nom.

 

CHAPITRE XV. Des êtres appelés négatifs et privatifs.

 

De ce qu'un être n'est pas un autre être, et n'a pas en lui quelque chose, on a imaginé certains êtres qu'on appelle êtres négatifs ou êtres privatifs : par exemple, de ce qu'un homme a perdu la vue, on a dit qu'il était aveugle; et puis en regardant l'aveuglement comme une espèce d'être privatif, on a dit qu'il avait en lui l'aveuglement.

Mais tout cela est impropre ; et il n'y a personne qui n'entende qu’être aveugle, ce n'est pas avoir quelque chose, mais c'est n'avoir pas quelque chose, c'est-à-dire n'avoir pas la vue.

Tout ce donc qu'il y a à considérer, c'est que ce qui n'a point quelque chose, ou il est capable de l'avoir, comme l'homme est capable d'avoir la vue ; et en ce cas n'avoir pas s'appelle privation : ou il est incapable, comme un arbre n'est pas capable de voir; et en ce cas n'avoir pas s'appelle négation.

La raison de ces expressions est évidente. Car le terme de négation dit simplement n'avoir pas, et le terme de privation suppose de plus qu'où est capable d'avoir; et c'est ce qui s'appelle en être privé. On ne dit pas qu'une pierre a été privée de la vue,

 

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dont elle était incapable : cette privation ne regarde que les animaux qui peuvent voir.

Ces choses légères en soi, sont nécessaires à observer, pour entendre le discours humain, et pour éviter l'erreur d'imaginer quelques qualités positives, toutes les fois que nous donnons des noms positifs.

 

CHAPITRE XVI. Les idées sont positives, quoique souvent exprimées en termes négatifs.

 

Des choses qui ont été dites, il résulte que les idées sont positives, parce que toutes elles démontrent quelque être, quelque chose de positif et de réel.

Mais parce que qui pose une chose en exclut une autre, de là vient qu'on les exprime souvent par des termes négatifs.

Quand un homme est tellement fort qu'aucune force n'égale la sienne, la position de cette force exclut la victoire que les autres pourraient remporter sur lui, et c'est pourquoi on dit qu'il est invincible.

Ce qui répond à cette idée, est une force supérieure à celle des autres. Il n'y a rien de plus positif; mais ce positif s'exprime très-bien, en appelant cet homme invincible, parce que ce terme négatif représente parfaitement à l'esprit qu'on ne fait contre un tel homme que de vains efforts.

Ainsi quand on parle d'un être immortel, on y suppose tant d'être et tant de vie, que le non-être n'y a point de place. Ce qu'on exprime par ce terme est très-positif, puisque c'est une plénitude d'être et de vie, ou, si l'on veut, une force du principe qui fait vivre; mais le terme négatif le fait bien entendre.

 

CHAPITRE XVII. Dans les termes négatifs, il faut toujours regarder ce qui leur répond de positif dans l'esprit.

 

De là s'ensuit qu'en écoutant quelque terme négatif, qui le veut entendre comme il faut doit considérer ce qui lui répond de

 

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réel et de positif dans l'esprit ; comme pour entendre ce terme invincible, il faut considérer avant toutes choses ce gui est posé dons ce terme, parce que ce qui est posé, c'est-a-dire une force supérieure, est le premier et ce qui fonde l'exclusion de la victoire des autres.

Ainsi quand on dit : Dieu est immuable, on pourrait croire que ce terme n'enferme rien autre chose qu'une simple exclusion de changement. Mais au contraire cette exclusion du changement est fondée sur la plénitude de l'être de Dieu. Parce qu'il est de lui-même, il est toujours, et il est toujours ce qu'il est, et ne cesse jamais de l'être.

De sorte que le changement, qui est signifié par un terme positif, est plutôt une privation que l'immutabilité, parce qu'être changeant n'est autre chose qu'une déchéance, pour ainsi parler, de la plénitude d'être, qui fait que celui qui est proprement, c'est-à dire qui est de soi, est toujours le même.

 

CHAPITRE XVIII. A chaque objet chaque idée.

 

De ce que l'idée est née pour représenter son objet, il s'ensuit que chaque objet précisément pris, ne peut avoir qu'une idée qui lui réponde dans l'esprit, parce que tant que l'objet sera regardé comme un, une seule idée l'épuisera tout, c'est à-dire en découvrira la vérité toute entière. Ainsi en ne regardant le triangle que comme triangle et dans la raison du triangle, je n'en puis avoir qu'une seule idée, parce qu'une seule contient tellement le tout, que ce qui est au delà n'est rien ; d'où s'ensuit cette vérité incontestable; A chaque objet chaque idée; c'est-à-dire: Au même objet pris de même, il ne répond dans l'esprit qu'une seule idée.

 

CHAPITRE XIX. Un même objet peut être considéré diversement.

 

Mais comme on peut tirer plusieurs lignes du même point, ainsi on peut rapporter un même objet à diverses choses. C'est la

 

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même âme qui conçoit, qui veut, qui sent et qui imagine ; mais on la peut considérer en tant qu'elle sent, en tant qu'elle imagine , en tant qu'elle entend ou qu'elle veut ; et selon ces diverses considérations, lui donner non-seulement divers noms, mais encore divers attributs; l'appeler, par exemple, partie raisonnable, partie sensitive, partie imaginative, et déterminer ce qui lui convient sous chacune des idées que ces noms ramènent à l'esprit.

C’est la même substance appelée corps, qui est étendue en longueur, largeur et profondeur : mais on la peut considérer en tant que longue seulement, ou en tant que longue et large, ou en tant que longue, large et profonde tout ensemble. Par exemple, pour mesurer un chemin, on n'a que faire de sa largeur, et il faut seulement le considérer comme long ; pour concevoir un plan, on n'a pas besoin de sa profondeur, il suffit de le regarder comme long et large, c'est-à-dire d'en considérer la superficie; et ainsi du reste.

 

CHAPITRE XX. Un même objet considéré diversement se multiplie en quelque façon et multiplie les idées.

 

Selon ces divers rapports, l'objet est considéré comme différent de lui-même, en tant qu'il est regardé sous des raisons différentes. Il est en ce sens multiplié ; et il faut par conséquent, selon ce qui a été dit, que les idées se multiplient. Par exemple, un même corps considéré comme long est un autre objet que ce même corps considéré comme long et large; et c'est ce qui donne lieu à l'idée de ligne et à celle de superficie.

On peut considérer à part les propriétés de la ligne ; et cela, c'est considérer ce qui convient au corps en tant qu'il est long ; comme de faire des angles de différente nature, à quoi la largeur ne fait rien du tout, et ainsi des autres.

Regarder le corps en cette sorte, c'est le regarder sous une autre idée que lorsqu'on le regarde sous le nom et sous la raison de superficie, ou que lorsqu'en réunissant les trois dimensions, on le regarde sous la pleine raison de corps solide.

 

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Ainsi à mesure que les objets peuvent être considérés en quelque façon que ce soit, comme différais d'eux-mêmes, les idées qui les représentent sont multipliées, afin que l'objet soit vu par tous les endroits qu'il le peut être.

 

CHAPITRE XXI. Divers objets peuvent être considérés sous une même raison, et être entendus par une seule idée.

 

Nous avons vu qu'un même objet, en tant qu'il peut être considère selon divers rapports et sous différentes raisons, est multiplié et donne lieu à des idées différentes. Il est vrai aussi que divers objets, en tant qu'ils peuvent être considérés sous une même raison, sont réunis ensemble, et ne demandent qu'une même idée pour être entendus : par exemple, quand je considère plusieurs cercles, je considère sans difficulté plusieurs objets : l'un sera plus petit, l'autre plus grand; ils seront diversement situa; l'un sera en mouvement et l'autre en repos, et ainsi du reste. Mais outre que je les puis considérer selon toutes ces différences, je puis aussi considérer que le plus petit aussi bien que le plus grand, celui qui est en repos aussi bien que celui qui est en mouvement, a tous les points de sa circonférence également éloignés du milieu. A les regarder en ce sens et sous cette raison commune, ils ne font tous ensemble qu'un seul objet, et sont conçus sous la même idée.

Ainsi plusieurs hommes et plusieurs arbres sont sans difficulté plusieurs objets, mais qui étant entendus sous la raison commune d'hommes et d'arbres, n'en deviennent qu'un seul à cet égard, et sont compris dans la même idée qui répond à ces mots d'homme et arbre.

Ce n'est pas que la raison d'homme, ou celle de cercle en général, subsiste en elle-même distinguée de tous les hommes ou de tous les cercles particuliers ; mais c'est que plusieurs cercles et plusieurs hommes se ressemblent tellement en tant qu'hommes et en tant que cercles, qu'il n'y en a aucun à qui l'idée d'homme et celle de cercle prise en général, ne convienne parfaitement.

 

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Ces idées qui représentent plusieurs choses s'appellent universelles, ainsi qu'il sera expliqué plus amplement dans la suite.

 

CHAPITRE XXII. Ce que c'est que précision et idée ou raison précise.

 

Après avoir remarqué que les idées peuvent représenter une même chose sous diverses raisons, ou plusieurs choses sous une même raison, il faut considérer ce qui convient aux idées selon ces deux différences.

De ce qu'une même chose peut être considérée sous diverses raisons, naissent les précisions de l'esprit, autrement appelées abstractions mentales ; chose si nécessaire à la logique et à tout bon raisonnement.

Quand je dis ce qui entend, ce qui veut, ce qui a du plaisir et de la douleur, je ne nomme qu'une même chose en substance, c'est-à-dire l'ame. Mais je puis considérer qu'elle entend, sans considérer qu'elle veut : et ensuite je puis rechercher ce qui lui convient en tant qu'elle entend, sans rechercher ce qui lui convient en tant qu'eue veut; et je trouve alors qu'en tant qu'elle entend, elle est capable de raisonner et de connaître la vérité : ce qui ne lui convient pas en tant qu'elle veut.

Il en est de même des corps considérés seulement selon leur longueur, ou considérés seulement selon leur longueur et leur largeur, ou considérés enfin selon leurs trois dimensions.

Voilà ce qui s'appelle connaissance précise, et connaître précisément.

La même chose qui entend, est sans doute celle qui veut; mais c'est autre chose dans l'esprit de la considérer en tant qu'elle veut, autre chose de la considérer en tant qu'elle conçoit et qu'elle entend.

Ainsi c'est autre chose de considérer un corps en tant précisément qu'il est long, autre chose de considérer le même corps en tant qu'il est long et large (a).

 

(a) Alinéa barré : Toutes les idées enferment quelque précision, parce qu'ainsi qu'il a été dit, toutes les idées sont universelles, c'est-à-dire qu'elles regardent en quoi plusieurs espèces ou plusieurs individus conviennent, sans considérer ou sans savoir en quoi précisément ils diffèrent. — (a) Alinéa barré : Par ces sortes de précisions on sépare en quelque façon par la pensée ce qui est inséparable du côté de l'objet; par exemple la longueur d'avec la largeur; la figure d'avec le corps.

 

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Selon cela il se voit qu'une idée précise est une idée démêlée de toute autre idée, même de celles qui peuvent convenir à la même chose considérée d'un autre biais : par exemple, quand on considère un corps en tant qu'il est long, sans considérer qu'il est large, on s'attache à l'idée précise de la longueur.

C'est ce qui s'appelle aussi raison précise ou raison formelle; et l'opération de l'esprit qui la tire de son sujet s'appelle précision, ou abstraction mentale, comme il a été remarqué (a).

Ainsi la précision peut être définie l'action que fait notre esprit en séparant, par la pensée, des choses en effet inséparables.

 

CHAPITRE XXIII. La précision n'est point une erreur.

 

A considérer la nature de la précision selon qu'elle vient d'être expliquée, il se voit manifestement que la précision n'enferme aucune erreur.

C'est autre chose de considérer, ou la chose sans son attribut, ou l'attribut sans la chose, ou un attribut sans un autre ; autre chose de nier, ou l'attribut de la chose, ou la chose de l'attribut, ou un attribut d'un autre : par exemple, c'est autre chose de dire que le corps n'est pas long, ou que ce qui est long n'est pas un corps, ou que ce qui est long n'est pas large, ou que ce qui est large n'est pas long : autre chose de considérer le corps en lui-même, sans considérer qu'il est long, et de dire que c'est une certaine substance ; ou bien de considérer précisément sa longueur, sans jeter sur sa substance aucun regard direct ; ou enfin de considérer précisément qu'il est long, sans songer en même temps qu'il est large, et au contraire.

Dire que ce qui est long n'est pas large, est une erreur qui appartient, comme nous verrons, à la seconde opération de l'esprit. Considérer une chose comme longue sans la considérer

 

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comme large, n'est pas une erreur, c'est une simple considération d'une idée sans songer à l'autre ; ce qui appartient manifestement à la première opération dont nous traitons.

En cette opération il ne peut y avoir aucune erreur, parce que ni on ne nie, ni on n'affirme : de sorte qu'il n'y a rien de plus clair que cet axiome de l'Ecole : Qui fait une précision, ne fait pas pour cela un mensonge; Abstrahentium non est mendacium.

 

CHAPITRE XXIV. La précision loin d’être une erreur, est le secours le plus nécessaire pour nous faire connaître distinctement la vérité.

 

Bien plus, la précision loin d'être une erreur, est le secours le plus nécessaire pour nous faire connaître distinctement la vérités. Car c'est par elle que nous démêlons nos idées ; ce qui fait toute la clarté de la conception.

En démêlant nos idées et en regardant ce que chacune contient nettement en elle-même, nous entendons ce qui convient à chaque chose, et en vertu de quoi et jusqu'à quel point : par exemple, en considérant la boule qui roule de A en B, par diverses précisions je connais qu'elle avance de A en B, en tant que poussée de ce côté-là ; qu'elle roule sur elle-même en tant que ronde ; qu'elle écrase ce qu'elle rencontre en tant que pesante, et qu'en l'écrasant elle le brise ou l'aplatit plus ou moins, non selon qu'elle est plus ou moins ronde, mais selon qu'elle est plus ou moins lourde : je vois qu'il lui convient en tant qu'elle avance, de décrire une ligne droite, et qu'en tant qu'elle roule sur elle-même, elle en décrit une spirale; d'où suivent différents effets, lesquels sans le secours de la précision je brouillerais ensemble, sans jamais les rapporter à leurs propres causes.

Ainsi certaines choses conviennent à l'homme en tant qu'il a une âme, en tant qu'il a un corps, en tant qu'il conçoit, en tant qu'il veut, en tant qu'il imagine, en tant qu'il sent, en tant qu'il a de l'audace, et en tant que cette audace est mêlée plus ou moins de quelque crainte : toutes choses que je ne connais distinctement, et que je n'attribue à leurs propres causes que par la précision.

 

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Faute d'avoir fait les précisions nécessaires, quelques-uns ont cru que les animaux entendaient le langage humain, ou se parlaient les uns aux autres, parce qu'on les voit se remuer à certains cris, et particulièrement les chiens faire tant de mouvements. À la parole de leur maître. Ils n'auraient pas fait un si faux raisonnement, s'ils avaient considéré que les animaux peuvent être touchés de la voix en tant qu'elle est un air poussé et agité, mais non en tant qu'elle signifie par institution : ce qui s'appelle proprement parler et entendre.

En mathématique on sait que tout consiste en précisions. Les lignes, les superficies, les nombres considérés comme hors de toute matière, et les autres semblables idées ne sont que précisions par où on démêle un grand nombre de vérités importantes.

En théologie saint Augustin a fait voir que l'homme est capable de pécher, non en tant précisément qu'il vient de Dieu, qui est l'auteur de tout bien; mais en tant qu'il a été tiré du néant, parce que c'est à cause de cela qu'il est capable de décliner de l'être parfait; d'où vient aussi que Dieu, qui seul est de soi, est aussi lui seul absolument impeccable (1).

Ce ne sont pas seulement les sciences spéculatives qui se servent des précisions ; elles ne sont pas moins nécessaires pour les choses de pratique.

En morale on nous enseigne qu'il ne faut pas aimer le manger à cause qu'il donne du plaisir, mais à cause qu'il entretient la vie ; et la vie elle-même doit être aimée, non comme un bien que nous avons, mais comme donnée de Dieu pour être employée à son service.

En jurisprudence on regarde le même homme comme citoyen, comme fils, comme père, comme mari; et selon ces diverses qualités, on lui attribue divers droits, et on lui fait exercer de différentes actions. Le même crime, par exemple un assassinat, en tant qu'il est regardé comme offensant les particuliers, engage à des dédommagements envers la famille du mort; et en tant qu'il

 

1 S. August., De Vera Relig., n. 35 et seq., et De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII.

 

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trouble la paix de l'Etat, il attire l'animadversion publique et un châtiment exemplaire.

Je rapporte plusieurs exemples de précisions, afin qu'on voie qu'elles règnent en toute matière et en toute science, et qu'on ne les prenne pas pour de vaines subtilités ; mais plutôt qu'on les regarde, comme un fondement nécessaire de tout bon raisonnement.

 

CHAPITRE XXV. De la distinction de raison, et de la distinction réelle.

 

C'est sur les précisions ainsi expliquées, qu'est fondée la distinction que l'Ecole appelle de raison.

Afin de la bien entendre, il faut concevoir auparavant la distinction réelle.

La distinction réelle est celle qui se trouve dans les choses mêmes, soit qu'on y pense, soit qu'on n'y pense pas : par exemple les étoiles, les éléments, les métaux, les hommes; les individus de même espèce, Scipion, Caton, Laelius; les diverses affections-et opérations des choses, comme mouvement, repos, entendre, vouloir, sentir, et autres choses semblables, sont réellement distinguées; et ce qui fait que cette distinction est nommée réelle, c'est parce qu'elle se trouve dans les choses mêmes.

Cette distinction qui se trouve dans les choses mêmes, soit qu'on y pense, soit qu'on n'y pense pas, est de trois sortes : car, ou elle est de chose à chose, telle que celle de Dieu à homme, et d'homme à lion; ou de mode à mode, telle que celle d'entendre à vouloir: ou de mode à chose, telle que celle de corps à mouvement.

Les deux dernières distinctions ne sont ni totales, ni parfaites; parce qu'il y a toujours de l'identité, et que le mode n'est que la chose même d'une autre façon, ainsi qu'il a été dit.

Et la distinction de chose à mode n'est pas réciproque : car le corps peut être, et être entendu sans mouvement; et ce mouvement ne peut être ni être conçu sans le corps, puisqu'au fond ce n'est que le corps même.

 

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Voilà ce gui regarde la distinction réelle, autant qu'il est nécessaire pour notre sujet.

La distinction de raison est celle que nous faisons en séparant par notre pensée des choses qui en effet sont unes : par exemple, je considère un triangle équilatéral, premièrement comme triangle, et ensuite comme équilatéral; par ce moyen je distingue la raison de triangle d'avec celle d'équilatéral, qui néanmoins dans un triangle équilatéral est la même chose. Je considère un corps comme long, et puis comme large et comme profond : cela me fait distinguer la longueur, la largeur et la profondeur, qui au fond constituent un même corps.

Il faut toujours observer que cette séparation se fait dans l'esprit, non en niant une chose de l'autre, mais en considérant l'une sans l'autre; de sorte qu'elle n'a aucune erreur, ainsi qu'il a été dit.

Ainsi la distinction réelle fait qu'une chose est niée absolument d'une autre : par exemple, un métal n'est pas un arbre, un tel homme n'est pas un autre homme, entendre n'est pas vouloir; et la distinction de raison opère, non qu'une chose soit niée de l'autre, mais qu'une chose soit considérée sans l'autre : comme quand je considère un corps comme long, sans considérer qu'il est large.

La distinction réelle est indépendante de l'esprit, au lieu que la distinction de raison se fait par notre esprit, par nos idées, par nos précisions et abstractions, comme il a été expliqué.

Toutefois comme nos idées suivent la nature des choses, et que par là il faut nécessairement, que la distinction de raison soit fondée sur la distinction réelle, nous avons besoin de considérer le rapport de l'une avec l'autre.

 

CHAPITRE XXVI. Toute multiplicité dans les idées présuppose multiplicité du côté des choses mêmes.

 

Nous avons dit qu'à un seul objet il ne doit répondre dans l'esprit qu'une seule idée; et nous en avons apporté cette raison, que les idées se conforment aux objets.

 

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En effet ce n'est pas un seul objet, en tant précisément qu'il est un, qui demande d'avoir plusieurs idées; naturellement il n'en voudrait qu'une : les idées se multiplient par rapport aux choses diverses à quoi un même objet est comparé.

S'il n'y avait qu'une seule et même opération dans l’âme, comme il n'y a qu'une seule et même substance, l’âme ne fournirait à l'esprit qu'une seule idée. Mais comme entendre, ce n'est pas vouloir ; et que vouloir, ce n'est pas sentir ; et qu'avoir un sentiment, par exemple celui du plaisir, n'est pas avoir celui de la douleur, la même âme peut être conçue selon de différents égards et par diverses idées. C'est pourquoi je la considère, tantôt comme ce qui entend, tantôt comme ce qui veut, tantôt comme ce qui sent, c'est-à-dire qui a du plaisir, de la douleur, etc.

De même si ]e considère les trois dimensions sous trois idées différentes, c'est à cause que le même corps est considéré comme s'étendant à des termes qui en eux-mêmes sont très-différents.

Ainsi quand je conçois montagne et vallée, si ces idées sont différentes, c'est qu'encore que le même espace par où l'on monte soit aussi celui par où l'on descend, et que ces deux choses soient inséparables : néanmoins descendre et monter sont deux mouvements, non-seulement différents, mais opposés et incompatibles dans un même sujet en même temps.

Si dans le triangle rectiligne équilatéral je distingue être triangle, être rectiligne et être équilatéral, c'est à cause qu'il y a des triangles qui en effet ne sont pas rectilignes, et des rectilignes qui ne sont pas équilatéraux.

Ainsi dans les autres choses, nous distinguons le degré plus universel d'avec celui qui l'est moins; par exemple, nous distinguons être corps et être vivant, à cause qu'il y a des corps qui ne sont nullement vivants.

Si en Dieu, où tout est un, je distingue la miséricorde d'avec la justice et les autres attributs divins, c'est à cause des effets très-réellement différents à quoi ces deux idées ont leur rapport.

En parcourant toutes les autres idées, on y trouvera toujours le même fondement de distinction, et on verra que c'est une

 

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vérité incontestable, que toute multiplicité dans les idées présuppose multiplicité du côté des choses mêmes.

 

CHAPITRE XXVII. Nous aurions moins d'idées, si notre esprit était plus parfait.

 

Il est pourtant véritable que nous aurions moins d'idées, si notre esprit était plus parfait. Car à qui connaîtrait les choses pleinement et parfaitement en elles-mêmes, c'est-à-dire dans leur substance, il ne faudrait qu'une même idée pour une même chose; et cette idée ferait entendre par un seul regard de l'esprit tout ce qui serait dans son objet.

Mais comme notre manière de connaître les faite, et que nous avons besoin de les considérer par rapport aux autres choses, de là vient que la même chose ne peut nous être connue que par des idées différentes, ainsi que nous venons de dire. Si je connaissais pleinement et parfaitement la nature ou là substance de l’âme, je n'aurais besoin, pour la concevoir, que d'une seule idée en laquelle je découvriras toutes ses propriétés et toutes ses opérations. Mais comme je ne me connais moi-même, et à plus forte raison les autres choses, que fort imparfaitement, je me représente mon âme sous des idées différentes par rapport à ses différentes opérations, et je tâche de rattraper par cette diversité ce que je voudrais pouvoir trouver par l'unité indivisible d'une idée parfaite.

 

CHAPITRE XXVIII. Les idées gui représentent plusieurs objets sous une même raison, sont universelles.

 

Venons maintenant aux idées qui représentent plusieurs objets sous une même raison.

Cette propriété des idées s'appelle l’universalité, parce que dès que les idées conviennent parfaitement à plusieurs choses, par exemple être cercle à tous les cercles particuliers ; être homme à Pierre et à Jean, et à tous les autres individus de la nature humaine, dès là elles sont universelles.

 

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Il n'y a rien ici de particulier à remarquer, si ce n'est peut-être que ces idées universelles qui conviennent à plusieurs choses, leur conviennent également : par exemple, la raison de cercle convient également au plus grand comme au plus petit cercle; être homme convient également au plus sage et au plus fol, sans qu'on puisse jamais dire, en parlant proprement et correctement, qu'un cercle soit plus cercle, un homme plus homme qu'un autre.

De là est né cet axiome de l'Ecole, que les essences ou les raisons propres des choses sont indivisibles, c'est-à-dire qu'on n'en a rien, ou qu'on les a dans toute leur intégrité. Car ce qui n'est pas tout à fait cercle ne l'est point du tout, et ainsi du reste.

 

CHAPITRE XXIX. Tout est individuel et particulier dans la nature.

 

Après avoir connu l'universalité des idées, il faut maintenant considérer d'où elle vient; et pour cela il faut supposer avant toutes choses, que dans la nature tout est individuel et particulier. Il n'y a point de triangle qui subsiste en général ; il n'y a que des triangles particuliers qu'on peut montrer au doigt et à l'œil1 : il n'y a point d'âme raisonnable en général ; toute âme raisonnable qui subsiste est quelque chose de déterminé, qui ne peut jamais composer qu'un seul et même homme, distingué de tous les autres. On enseigne en métaphysique que la première propriété qui convient à une chose existante, c'est l'unité individuelle et par là incommunicable. Cette vérité ne demande pas de preuve, et ne veut qu'un moment de réflexion pour être entendue.

 

CHAPITRE XXX. L'universel est dans la pensée ou dans l’idée.

 

Il n'y a donc rien en soi-même d'universel, c'est-à-dire qu'il n'y a rien qui soit réellement un dans plusieurs individus. Un certain cercle, à le prendre en soi, est distingué des autres cercles

 

1 Hoc aliquid.

 

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par tout ce qu'il est : mais parce que tous les cercles sont tellement semblables comme cercles, qu'en cela l'esprit ne conçoit aucune différence entre eux, il n'en fait qu'un même objet, comme il a été dit, et se les représente sous la même idée.

Ainsi l'universalité est l'ouvrage de la précision, par laquelle l'esprit considère en quoi plusieurs choses conviennent, sans considérer ou sans savoir en quoi précisément elles diffèrent.

Par là il se voit que l'universel ne subsiste que dans la pensée ; et que l'idée qui représente à l'esprit plusieurs choses comme un seul objet, est l'universel proprement dit.

Cette idée universelle, par exemple celle de cercle, a deux qualités : la première ,qu'elle convient à tous les cercles particuliers, et ne convient pas plus à l'un qu'à l'autre; la seconde qu'étant prise en elle-même, quoiqu'elle ne représente distinctement aucun cercle particulier, elle les représente tous confusément, et même nous fait toujours avoir sur eux quelque regard indirect, parce que quelque occupé que soit l'esprit à regarder le cercle comme cercle, sans en contempler aucun eh particulier, il ne peut jamais oublier tout à fait que cette raison de cercle n'est effective et réelle que dans les cercles particuliers à qui elle convient.

 

CHAPITRE XXXI. La nature de l'universel expliquée par la doctrine précédente.

 

Par là se comprend parfaitement la nature de l'universel. Il y faut considérer ce que donne la nature même et ce que fait notre esprit.

La nature ne nous donne au fond que des êtres particuliers, mais elle nous les donne semblables. L'esprit venant là-dessus, et les trouvant tellement semblables qu'il ne les distingue plus dans la raison en laquelle ils sont semblables, ne se fait de tous qu'un seul objet, comme nous l'avons dit souvent, et n'en a qu'une seule idée.

C'est ce qui fait dire au commun de l'Ecole, qu'il n'y a point d'universel dans les choses mêmes (1) ; et encore, que la nature

 

1 Non datur universale à parte rei.

 

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donne bien indépendamment de l'esprit quelque fondement à l'universel, en tant qu'elle fournit des choses semblables ; mais qu'elle ne donne pas l’universalité aux choses mêmes, puisqu'elle les fait toutes individuelles; et enfin que l’universalité se commence par la nature et s'achève par l'esprit : Universale inchoatur à naturà, perficitur ab intellectu.

Ceux qui pensent le contraire, et qui mettent l'universalité dans les choses mêmes indépendamment de l'esprit, ne tombent dans cette erreur que pour n'avoir pas compris la nature de nos idées, qui regardent d'une même vue les objets semblables, quoique distingués, et pour avoir transporté l'unité qui est dans l'idée aux objets qu'elle représente.

Il paraît par la doctrine précédente, que de même qu'il se fait par les précisions une distinction de raison fondée sur quelque distinction réelle, il se fait dans l'universalité une espèce d'unité de raison fondée sur la ressemblance, qui donne lieu à l'esprit de concevoir plusieurs choses, par exemple plusieurs hommes et plusieurs triangles sous une même raison, c'est-à-dire sous celle d'homme et sous celle de triangle.

 

CHAPITRE XXXII. Des êtres qui différent en espèce, et de ceux qui ne diffèrent qu'en nombre.

 

Nous avons dit que la nature ne nous donne que des êtres particuliers et individuels. Il faut maintenant observer que parmi ces êtres particuliers et individuels, il y en a qui diffèrent en espèce, et d'autres qui ne diffèrent qu'en nombre. Tout cercle, en général et par conséquent chaque cercle en particulier, diffère de tout carré en particulier : mais plusieurs cercles diffèrent seulement en nombre, ainsi des hommes, ainsi des chevaux, ainsi des métaux, ainsi des arbres et de tout le reste.

Ces exemples font assez voir que ce qu'on appelle différent seulement en nombre, c'est ce qui fait simplement compter un, deux, trois, quatre, sans que l'esprit aperçoive des raisons différentes dans ce qui se compte ; par exemple, quand nous disons

 

1 Universale inchoatur à naturà, perficitur ab intellectu.

 

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un, deux, trois et quatre cercles, la raison de cercle suit partout : au lieu que ce qui diffère en espèce, est ce où non-seulement on peut compter un, deux et trois, mais où à chaque fois qu'on compte la raison se change : par exemple, quand je dis un cercle, un triangle, un carré, non-seulement je compte trois, mais-à chaque fois que je compte, je trouve une nouvelle raison dans mon objet différente de celle que j'avais trouvée auparavant.

Les choses qui diffèrent seulement en nombre sont appelées individus de même espèce ou de même nature; et ce qui les fait différer, s'appelle différence numérique et individuelle. Alexandre, César, Charlemagne, sont individus de la nature humaine, et ainsi du reste : être Alexandre, être Scipion, être Charlemagne, s'appelle différence numérique.

 

CHAPITRE XXXIII. Nous ne connaissons pas ce qui fait précisément la différence numérique ou individuelle.

 

Il faut ici observer une chose très-importante pour entendre la nature et les causes des idées universelles ; c'est que nous ne connaissons pas ce qui fait précisément la différence numérique et individuelle des choses, c'est-à-dire ce qui fait qu'un cercle diffère précisément d'un autre cercle, ou un homme d'un autre homme. Si on me dit qu'un cercle est reconnu différent d'un i autre parce qu'il est plus ou moins grand, je puis supposer deux cercles parfaitement égaux qui n'en seront pas moins distingués; je ne sais point distinguer deux œufs ni deux gouttes d'eau. Il en serait de même de deux hommes qui seraient tout à fait semblables : témoin ces deux jumeaux tant connus de toute la Cour, pour ne point parler de ceux de Virgile, qui par la conformité de leur taille et de tous leurs traits, faisaient une illusion agréable aux yeux de leurs propres parents, en sorte qu'ils ne pouvaient les distinguer l'un de l'autre (1).

Cela montre évidemment qu'outre les divers caractères qui conviennent ordinairement à chaque individu de la même espèce, et

 

1 Virg., AEneid., lib. X, v. 391, 392.

 

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qui nous aident à les distinguer, il y a une distinction plus substantielle et plus foncière, mais en même temps inconnue à l'esprit humain.

 

CHAPITRE XXXIV. Toutes nos idées sont universelles, et les unes plus que les autres.

 

De là s'ensuit clairement que toutes nos idées sont universelles. Car s'il n'y a point d'idées qui fassent entendre les choses selon leurs différences numériques, il paraît que les idées doivent toutes convenir à plusieurs objets, et que toutes par conséquent sont universelles, selon ce qui a été dit.

Mais les unes le sont plus que les autres. Car il y en a qui conviennent à plusieurs choses différentes en nombre seulement, comme par exemple celle du triangle oxygone ; et il y en a qui conviennent à plusieurs choses différentes en espèces, comme par exemple celle du triangle rectiligne, qui convient à six espèces de triangle : trois à cause des côtés, l'équilatéral, l'isocèle et le scalène; et trois à cause des angles, l'oxygone, l'amblygone et le rectangle.

L'idée d'oxygone est universelle, puisqu'elle convient à plusieurs triangles, tous oxygones et de même espèce ; mais l'idée de triangle rectiligne l'est encore plus, parce qu'elle convient non-seulement à tout triangle oxygone, mais encore aux autres espèces de triangle que nous venons de nommer.

L'idée qui convient à des choses qui diffèrent seulement en nombre, s'appelle espèce; et l'idée qui convient à des choses qui diffèrent en espèce s'appelle genre.

Parmi les genres, il y en a de plus universels les uns que les autres : par exemple, l'idée de figure marque un genre plus universel que celle du triangle rectiligne; parce qu'outre le triangle rectiligne, elle comprend encore le triangle curviligne et le mixte ; et outre tous les genres de triangle, elle comprend le cercle et le carré, et le pentagone, et l'hexagone; et ainsi des autres qui tous conviennent dans le nom et dans la raison de figure.

Au reste il importe peu qu'on appelle universel, et genre et

 

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espèce, ou l’idée qui représente plusieurs objets, ou les objets mêmes, en tant qu'ils sont réunis dans la même idée, quoique la façon la plus naturelle semble être d'attribuer l’universalité à l'idée même qui représente également plusieurs êtres.

 

CHAPITRE XXXV. Comment nous connaissons les choses qui différent seulement en nombre.

 

Nous venons de dire que toutes nos idées sont universelles, et que nous n'en avons point qui représente les choses selon leurs différences numériques. Si cela était, dira-t-on, nous ne pourrions entendre les individus de même espèce dont nous n'aurions aucune idée; ce qui est ridicule à penser.

Pour répondre à cette objection, il faut dire de quelle manière nous entendons les individus de chaque espèce.

Premièrement, nous savons que tout ce qui existe, tout ce qui peut être désigné ou de la main, ou des yeux, ou de l'esprit, est un seul individu et non pas deux, étant aussi impossible qu'une chose en soit deux, ou qu'une chose soit plus qu'elle n'est, qu'il est impossible qu'elle ne soit pas ce qu'elle est.

Nous savons donc déjà que tout individu est un en lui-même ; et pour entendre cela, nous avons seulement besoin d'avoir une idée distincte et l'unité de tous les êtres.

Mais cette idée qui nous fait entendre qu'un tel individu n'est pas un autre, ne nous marque pas distinctement en quoi ces individus différent.

Il faut donc joindre à cela ou une ou plusieurs qualités qui se trouvent rassemblées en chaque individu, et qui en font le propre caractère : tels que sont en un homme la couleur du teint ou des cheveux, la taille, les traits du visage, les habits mêmes quelquefois. Car nous connaissons si peu ce qui fait la différence des individus, que souvent nous ne la sentons que par les choses qu'on leur attache au dehors, comme on se servit d'un ruban pour discerner Phares et Zara, enfants de Juda, qui venaient au monde par un même enfantement (1).

 

1 Genes., XXXVIII, 27 et seq.

 

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Tout cela n'est point proprement avoir une idée d'un tel individu; mais c'est ramasser ensemble plusieurs idées, ou plutôt plusieurs images venues des sens, sous lesquelles nous renfermons cet individu, de peur que la connaissance ne nous en échappe.

Elle nous échappe pourtant malgré nous dans les choses qui sont si semblables, que nous n'y remarquons nulle différence : d'où nous avons déjà inféré que le fond même de la distinction nous est inconnu.

Et nous ne connaissons pas mieux notre propre différence numérique que celle des autres : je ne puis mieux me représenter moi-même à moi-même, qu'en considérant quelque chose qui n'est pas moi-même, mais qui me convient, par exemple quelque pensée. Je suis celui qui pense à présent telle et telle chose, et qui suis très-assuré qu'un autre ne peut pas être ni penser pour moi.

 

CHAPITRE XXXVI. Les idées regardent des vérités éternelles, et non ce qui existe et ce qui se fait dans le temps.

 

Il faut maintenant considérer la plus noble propriété des idées, qui est que leur objet est une vérité éternelle.

Cela suit des choses qui ont été dites. Car si toute idée a une vérité pour objet, comme nous l'avons fait voir ; si d'ailleurs nous avons montré que cette vérité n'est pas regardée dans les choses particulières, il s'ensuit qu'elle n'est pas regardée dans les choses comme actuellement existantes, parce que tout ce qui existe est particulier et individuel, ainsi que nous l'avons vu.

De là suit encore que les idées ne regardent pas la vérité qu'elles représentent comme contingente, c'est-à-dire comme pouvant être et n'être pas, et que par conséquent elles la regardent comme éternelle et absolument immuable.

En effet quand je considère un triangle rectiligne comme une figure bornée de trois lignes droites et ayant trois angles égaux à deux droits, ni plus ni moins ; et quand je passe de là à considérer un triangle équilatéral avec ses trois côtés et ses trois angles

 

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égaux, d'où s'ensuit que je considère chaque angle de ce triangle comme moindre qu'un angle droit ; et quand je viens encore à considérer un rectangle, et que je vois clairement dans cette idée jointe avec les précédentes, que les deux angles de ce triangle sont nécessairement aigus, et que ces deux angles aigus en valent exactement un seul droit, ni plus ni moins, je ne vois rien de contingent ni de muable, et par conséquent les idées qui me représentent ces vérités sont éternelles.

Quand il n'y aurait dans la nature aucun triangle équilatéral ou rectangle, ou aucun triangle quel qu'il fût, tout ce que je viens de considérer demeure toujours vrai et indubitable.

En effet je ne suis pas assuré d'avoir jamais aperçu aucun triangle équilatéral ou rectangle : ni la règle ni le compas ne peuvent m'assurer qu'une main humaine, si habile qu'elle soit, ait jamais fait une ligne exactement droite, ni des côtés ni des angles parfaitement égaux les uns aux autres.

Il ne faut qu'un microscope pour nous faire, non pas entendre, mais voir à l'œil, que les lignes que nous traçons n'ont rien de droit ni de continu, par conséquent rien d'égal, à regarder les choses exactement.

Nous n'avons donc jamais vu que des images imparfaites de triangles équilatéraux ou rectangles ou isocèles, oxygones, ou amblygones, ou scalènes, sans que rien nous puisse assurer ni qu'ily en ait de tels dans la nature, ni que l'art en puisse construire.

Et néanmoins ce que nous voyons de la nature et des propriétés du triangle, indépendamment de tout triangle existant est certain et indubitable.

En quelque temps donné ou en quelque point de l'éternité, pour ainsi parler, qu'on mette un entendement, il verra ces vérités comme manifestes : elles sont donc éternelles.

Bien plus, comme ce n'est pas l'entendement qui donne l'être à la vérité; mais que la supposant telle, il se tourne seulement à elle pour l'apercevoir, il s'ensuit que quand tout entendement créé serait détruit, ces vérités subsisteraient immuablement.

On peut dire la même chose de l'idée de l'homme considéré comme créature raisonnable, capable de connaître et d'aimer

 

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Dieu, et née pour cette fin. Nier ces vérités, ce serait ne pas connaître l'homme.

Il peut donc bien se faire qu'il n'y ait aucun homme dans toute la nature : mais supposé qu'il y en ait quelqu'un, il ne se peut pas faire qu'il soit autrement : et ainsi la vérité qui répond à l'idée d'homme n'est point contingente, elle est éternelle, immuable, toujours subsistante, indépendamment de tout être et entendement créé.

 

CHAPITRE XXXVII. Ce que c'est que les essences, et comment elles sont éternelles.

 

Voilà ce qui s'appelle l'essence des choses : c'est ce qui répond premièrement et précisément à ridée que nous en avons; ce qui convient tellement à la chose, qu'on ne peut jamais la concevoir sans la concevoir comme telle, ni supposer tout ensemble qu'elle soit telle.

Ainsi l'éternité et l'immutabilité conviennent aux essences, et par conséquent l'indépendance absolue.

Et cependant comme en effet il n'y a rien d'éternel, ni d'immuable , ni d'indépendant que Dieu seul : il faut conclure que ces vérités ne subsistent pas en elles-mêmes, mais en Dieu seul et dans ses idées éternelles qui ne sont autre chose que lui-même.

Il y en a qui, pour vérifier ces vérités éternelles que nous avons proposées, et les autres de même nature, se sont figuré hors de Dieu des essences éternelles : pure illusion, qui vient de n'entendre pas qu'en Dieu, comme dans la source de l'être et dans son entendement où est l'art de faire et d'ordonner tous les êtres, se trouvent les idées primitives, ou, comme parle saint Augustin (1), les raisons des choses éternellement subsistantes.

Ainsi dans la pensée de l'architecte et l'idée primitive d'une maison qu'il aperçoit en lui-même : cette maison intellectuelle ne se détruit par aucune ruine des maisons bâties sur ce modèle intérieur ; et si l'architecte était éternel, l'idée et la raison de maison le seraient aussi.

 

1 Lib. de LXXXIII Quœst. quœst. XLVI.

 

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Mais sans recourir à l'architecte mortel, il y a un architecte immortel, ou plutôt un art primitif éternellement subsistant dans la pensée immuable de Dieu, où tout ordre, toute mesure, toute règle, toute proportion, toute raison, en un mot toute vérité se trouve dans son origine.

Ces vérités éternelles que nos idées représentent sont le vrai objet des sciences ; et c'est pourquoi pour nous rendre véritablement savants, Platon nous rappelle sans cesse à ces idées où se voit, non ce qui se forme, mais ce qui est : non ce qui s'engendre et se corrompt, ce qui se montre et passe aussitôt, ce qui se fait et se défait ; mais ce qui subsiste éternellement.

C'est là ce monde intellectuel que ce divin philosophe a mis dans l'esprit de Dieu avant que le monde fut construit, et qui est le modèle immuable de ce grand ouvrage (1).

Ce sont donc là ces idées simples, éternelles, immuables, ingénérables et incorruptibles, auxquelles il nous renvoie pour entendre la vérité. C'est ce qui lui a fait dire que nos idées, images des idées divines, en étaient aussi immédiatement dérivées, et ne passaient point par les sens, qui servent bien, disait-il, à les réveiller, mais non à les former dans notre esprit.

Car si sans avoir jamais vu rien d'éternel, nous avons une idée si claire de l’éternité, c'est-à-dire d'être toujours le même ; si sans avoir aperçu aucun triangle parfait, nous l'entendons distinctement et en démontrons tant de vérités incontestables : c'est une marque, dit-il, que ces idées ne viennent pas de nos sens.

Que s'il a poussé trop avant son raisonnement ; s'il a conçu de ces principes que les âmes naissaient savantes, et ce gui est pis, qu'elles avaient vu dans une autre vie ce qu'elles semblaient apprendre en celle-ci, en sorte que toute doctrine ne soit qu'un ressouvenir des choses déjà aperçues avant que l’âme fût dans un corps humain, saint Augustin nous a enseigné à retenir ses principes sans tomber dans ces excès insupportables (1).

Sans se figurer, a-t-il dit, que les âmes soient avant que d'être

 

1 Voyez la République de Platon, lib. X et le Phédon. — 2 De Trinit. lib. XII, n. 21 et Retract., lib. I, cap. VIII, n. 2.

 

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dans le corps, il suffit d'entendre que Dieu qui les forme dans le corps à son image, au temps qu'il a ordonné, les tourne, quand il lui plaît, à ses éternelles idées, ou en met en elle une impression dans laquelle nous apercevons sa vérité même.

Ainsi sans nous égarer avec Platon dans ses siècles infinis où il met les âmes en des états si bizarres que nous réfuterons auteurs, il suffirait de concevoir que Dieu en nous créant a mis en nous certaines idées primitives où luit la lumière de son éternelle vérité, et que ces idées se réveillent par les sens, par l'expérience et par l'instruction que nous recevons les uns des autres.

De là nous pourrions conclure avec le même saint Augustin (1), qu'apprendre c'est se retourner à ces idées primitives et à l'éternelle vérité qu'elles contiennent, et y faire attention : d'où l'on peut encore inférer avec le même saint Augustin, qu'à proprement parler, un homme ne peut rien apprendre à un autre homme, mais qu'il peut seulement lui faire trouver la vérité qu'il a déjà en lui-même, en le rendant attentif aux idées qui la lui découvrent intérieurement : à peu près comme on indique un objet sensible à un homme qui ne le voit pas, en le montrant du doigt, et en lui faisant tourner ses regards de ce côté-là.

Mais que cela soit ou ne soit pas ainsi, que les idées soient ou ne soient pas formées en nous dès notre origine, qu'elles soient engendrées ou seulement réveillées par nos maîtres et par les réflexions que nous faisons sur nos sensations, ce n'est pas ce que je demande ici ; et il me suffit qu'on entende que les objets représentés par les idées sont des vérités éternelles, subsistantes immuablement en Dieu comme en celui qui est la vérité même.

 

CHAPITRE XXXVIII. Quand on a trouvé l'essence, et ce qui répond aux idées, on peut dire qu'il est impossible que les choses soient autrement.

 

Que si cela est une fois posé, il s'ensuit que quand on a trouvé l'essence, c'est-à-dire ce qui répond premièrement et précisément

 

1 Lib. De Magistro, n. 3 et seq.

 

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à l’idée, on a trouvé en même temps ce qui ne peut être changé, en sorte qu'il est impossible que la chose soit autrement.

Il n'y a pour cela qu'à poser de suite les choses déjà établies. Toute idée a pour objet quelque vérité ; cette vérité est immuable et éternelle, et comme telle est l'objet de la science ; cette vérité subsiste éternellement en Dieu, dans ses idées éternelles, comme les appelle Platon; dans ses raisons immuables, comme les appelle saint Augustin ; et tout cela, c'est Dieu même. Il est donc autant impossible que la vérité qui répond aisément à l'idée change jamais, qu'il est impossible que Dieu ne soit pas : et ainsi quand on sera assuré d'avoir démêlé précisément ce qui répond à notre idée, on aura trouvé l'essence invariable des choses, et on pourra dire qu'il est impossible qu'elles soient jamais autrement.

C'est ce qui nous a fait dire qu'il se peut qu'il n'y ait ni cercle ni triangle dans la nature ; mais supposé qu'ils soient, ils seront nécessairement tels que nous les avons conçus, et il n'est pas possible qu'ils soient autrement.

De même il se peut bien faire qu'il n'y ait point d'homme, car rien n'a forcé Dieu à le faire; mais supposé qu'il soit, il sera toujours une créature raisonnable née pour connaître et aimer Dieu ; et faire autre chose que cela, ce ne serait pas faire un homme.

 

CHAPITRE XXXIX. Par quelle idée nous connaissons l'existence actuelle des choses.

 

Selon ce qui a été dit, nos idées ne recherchent dans aucun sujet actuellement existant la vérité de l'objet qu'elles font entendre : puisque, soit que l'objet existe ou non, nous ne l'entendons pas moins.

Comment donc, dira-t-on, et par quelle idée connaissons-nous qu'une chose existe actuellement? car puisque nous la connaissons, il faut bien qu'il y en ait quelque idée.

A cela il faut répondre que pour connaître qu'une chose existe actuellement, il faut assembler deux idées l'une de la chose en soi,

 

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selon son essence propre, par exemple, animal raisonnable; l'autre, de l'existence actuelle.

L'idée de l'existence actuelle est celle qui répond à ces mots : être dans le temps présent. Ainsi dans le cœur de l'hiver, je puis bien concevoir les roses ; j'entends qu'elles peuvent être, qu'elles ont été au dernier été, qu'elles seront l'été prochain ; mais je ne puis assurer que les roses soient à présent, ni dire : Les roses sont, il y a des roses.

Par là se voit clairement que pour dire : Il y a des roses, les roses sont, les roses existent, il faut joindre deux idées ensemble : l’une celle qui me représente ce que c'est qu'une rose, et l'autre, celle qui répond à ces mots : Etre dans le temps présent.

En effet à ces mots : Etre à présent, répond une idée si simple qu'elle ne peut être mieux exprimée que par ces mots mêmes; et elle est tout à fait distincte de celle qui répond à ce mot rose, ou à tel autre qu'on voudra choisir pour exemple.

 

CHAPITRE XL. En toutes choses, excepté en Dieu, l'idée de l'essence et l'idée de l'existence sont distinguées.

 

Il paraît par ce qui vient d'être dit, qu'en toutes choses, excepté Dieu, l'idée de l'essence et celle de l'existence, c'est-à-dire l’idée qui me représente ce que la chose doit être par sa nature quand elle sera, et celle qui me représente ce qui est actuellement existant, sont absolument distinguées ; puisque je peux assurer que le triangle ne peut être autre chose qu'une figure bornée de trois lignes droites, et dire en même temps : Il n’y a point de triangle, ou Il se peut faire qu'il n'y ait point de triangle dans la nature.

Et cela n'est pas seulement vrai des choses prises généralement , mais encore de tous les individus, puisque nous pouvons dire : Pierre est, ou Pierre sera, ou Pierre a été, ou Pierre n’est plus.

Dans ces propositions si différentes, ce qui répond au terme de Pierre est toujours le même, c'est-à-dire un homme que nous

 

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avons vu revêtu de telles et de telles qualités : et toute la différence consiste en ce qui répond à ces termes, être, ou devoir être, ou avoir été, ou n'être plus.

Et si nous connaissions les raisons précises qui constituent les individus, en tant qu'ils diffèrent simplement en nombre, nous pourrions séparer encore ces raisons individuelles d'avec ce qui nous fait dire : Un tel individu est, il existe actuellement.

Il n’y a qu'un seul objet en qui ces deux idées sont inséparables, c'est cet objet éternel qui est conçu comme étant de soi : parce que dès là qu'il est de soi, il est conçu comme étant toujours, comme étant immuablement et nécessairement, comme étant incompatible avec le non-être, comme étant la plénitude de l'être comme ne manquant de rien, comme étant parfait et comme étant tout cela par sa propre essence, c'est-à-dire comme étant Dieu éternellement heureux.

 

CHAPITRE XLI. De ce que dans la créature les idées de l'essence et de l'existence sont différentes, il ne s'ensuit pas que l'essence des créatures soit distinguée réellement de leur existence.

 

De ce que dans les créatures les idées de l'essence et de l'existence sont distinguées, il y en a qui concluent que l'essence et l'existence le sont aussi. Cela n'est pas nécessaire, puisque nous avons vu clairement que, pour multiplier les idées, il n'est pas toujours nécessaire de multiplier le fond des objets; mais qu'il suffit de les prendre différemment, c'est-à-dire de les regarder sous de différentes raisons et à divers égards, comme dans le sujet dont nous parlons, pour faire que l'essence et l'existence aient des idées différentes, c'est que dans l'une la chose soit considérée comme pouvant être, et dans l'autre comme étant actuellement. Mais ceci se traitera plus amplement ailleurs, et j'en ai dit seulement ce qui était nécessaire pour faire entendre comment les idées regardent leur objet comme indépendant de l'existence actuelle.

 

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CHAPITRE XLII. Des différents genres de termes, et en particulier des termes abstraits et concrets.

 

Après avoir parlé des idées, il faut maintenant parler des termes par lesquels nous les exprimons.

Il y a deux sortes de termes, dont les uns sont universels et les autres sont particuliers.

Les termes universels sont ceux qui conviennent à plusieurs choses, par exemple arbre, animal, homme. Les termes particuliers sont ceux qui signifient les individus de chaque espèce ; et tous les noms propres des villes, des montagnes, des hommes et des animaux sont de ce genre.

Les termes universels répondent aux idées universelles, et les termes particuliers répondent à cet amas d'accidents sensibles par lesquels nous avons accoutumé de distinguer les individus de même espèce, ainsi qu'il a été dit (1).

Outre cela des précisions naissent les termes abstraits qu'on oppose aux termes concrets : et il les faut expliquer tous deux ensemble.

Lorsque je dis l'homme, le rond, le musicien, le géomètre, cela s'appelle des termes concrets; et lorsque je dis l'humanité, la rondeur, la musique, la géométrie, cela s'appelle des termes abstraits.

Par ces termes l'homme, le rond, le musicien, le géomètre, on exprime ce à quoi il convient d'être homme, d'être rond, d'être musicien : et par ceux-ci, l'humanité, la rondeur, je signifie ce par quoi précisément je conçois que l'homme est homme, et que le rond est rond.

Ce qui rend ces termes nécessaires, c'est qu'il y a beaucoup de choses en l'homme qui ne sont pas ce qui le fait être homme; beaucoup de choses dans ce qui est rond, qui ne sont pas ce qui le fait rond; beaucoup de choses dans le géomètre, qui ne sont pas ce qui le fait géomètre : c'est pourquoi, outre ce terme

 

1 Voyez le chapitre XXXV, ci-dessus.

 

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concret homme et rond, on a inventé les termes abstraits humanité et rondeur,

La force de ces termes abstraits est de nous faire considérer l'homme en tant qu'homme, le rond en tant que rond, le musicien en tant que musicien, le géomètre en tant que géomètre.

Ainsi dire ce qui convient à l'homme en tant qu'homme, au rond en tant que rond, au géomètre et au musicien en tant que géomètre et musicien, c'est la même chose que de dire ce qui convient à l'humanité, à la rondeur, à la géométrie et à la musique précisément prises.

Ce n'est pas qu'il y ait ou humanité sans homme, ou géométrie sans géomètre, ou rondeur sans chose ronde; mais c'est qu'on considère précisément la chose ronde selon ce qui la fait ronde; et alors on ne songe pas qu'elle puisse être molle ou dure, pesante ou légère, parce que tout cela ne contribue en rien à la foire ronde.

Ces termes s'appellent abstraits, parce qu'ils tirent en quelque façon une forme, comme la rondeur, de son sujet propre, pour la regarder miment en elle-même et en ce qui lui convient selon sa propre raison.

Au contraire les autres termes s'appellent concrets, parce qu'ils unissent ensemble la forme avec son sujet, et signifient toujours une espèce de composé.

Ainsi le terme abstrait signifie seulement une partie, c'est-à-dire la forme tirée de son sujet par la pensée : et le terme concret signifie le tout, c'est-à-dire le composé même du sujet et de la forme.

Il sera maintenant aisé de définir ces deux espèces de termes. Le terme concret est celui qui signifie le sujet affecté d'une certaine forme : par exemple homme et musicien représentent ce qui a la forme qui fait être homme et musicien; et le terme abstrait est celui qui représente, pour ainsi parler, la forme même, par exemple l'humanité et la musique.

Au reste il faut toujours se souvenir que les termes abstraits sont l'ouvrage des précisions et abstractions mentales : de sorte qu'on ne doit pas s'imaginer que les formes qu'ils signifient

 

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comme détachées subsistent en cette sorte, ou même qu'elles soient toujours distinctes de ce qui est exprimé comme sujet : car il suffit que ces choses, quoique très-unies ensemble, puissent être en quelque façon séparées par la pensée.

Je dis en quelque façon. Car elles ne le peuvent pas être absolument, n'étant pas possible de penser à la rondeur sans penser, du moins indirectement et confusément, au corps qui est rond, ainsi qu'il a été dit; et moins encore de penser à l’humanité, sans penser à l'homme qu'elle constitue (a).

Mais il faut ici remarquer que les accidents ainsi détachés de leurs sujets par la pensée, sont exprimés pour cette raison comme subsistants ; et c'est ce qui donne lieu à tant de noms substantifs qui ne signifient en effet que des formes accidentelles.

Ainsi les termes abstraits sont tous substantifs, encore que la plupart ne signifient pas des substances.

 

CHAPITRE XLIII. Quelle est la force de ces termes.

 

Ce qu'il y a de plus remarquable dans les termes abstraits et concrets, c'est que tous les termes abstraits s'excluent nécessairement l'un l'autre, au lieu que les termes concrets peuvent convenir ensemble. Le rond peut être mol, le musicien peut être géomètre, l'homme peut être savant; mais l’humanité n'est pas la science, la rondeur n'est pas la mollesse, et la musique n'est pas la géométrie.

La raison est que la nature des termes abstraits est de nous faire regarder les choses selon leur propre raison. Or il est clair que ce qui fait être rond n'est pas ce qui fait être mol, et que ce qui fait être musicien n'est pas ce qui fait être géomètre, et que ce qui fait être homme n'est pas précisément ce qui fait être

 

(a) Alinéa barré : Parmi les termes abstraits, il y en a qui signifient la substance même des choses; par exemple, ce mot humanité dans le fonds ne signifie autre chose que la pure substance de l'homme : et d'autres qui ne signifient que des accidents comme rondeur et science. La nature de ces deux sortes d'abstraits et leurs différences seront expliquées plus tard, lorsque nous parlerons en particulier des essences et des accidents.

 

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savant ; autrement être savant conviendrait à tout ce gui est homme.

C'est ainsi que nous pouvons dire en termes concrets, que l'homme est tout ensemble spirituel et corporel ; mais nous ne pouvons pas dire en termes abstraits, que la spiritualité soit la corporalité, parce que cette partie de nous-mêmes qui nous fait être esprits n'est pas celle qui nous fait être corps.

Par la même raison nous pouvons dire que celui qui est spirituel est corporel, parce que ces termes concrets, spirituel et corporel, signifient ici la personne même composée de deux natures ; mais nous ne pouvons pas dire que l'esprit soit le corps, ni, ce qui est la même chose, que le spirituel, en tant que spirituel, puisse jamais être corporel.

De même nous pouvons dire que le même qui est animé est corporel, sans qu'il soit vrai de dire que l’âme est le corps.

La même raison nous fait dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ est Dieu et homme, quoique la divinité ou la nature divine ne puisse jamais être l'humanité ou la nature humaine.

Pour cela nous disons aussi que Dieu est mort pour nous, et que l'homme qui nous a rachetés est tout-puissant ; mais c'est un blasphème de dire que la divinité soit morte, ou que l’humanité soit toute-puissante.

La force des termes concrets et abstraits fait seule cette différence, parce que les termes concrets qui marquent le sujet, c'est-. à-dire la personne et le composé, peuvent s'unir; au heu que les termes abstraits qui marquent les raisons précises selon lesquelles on est tel ou tel, ne peuvent s'affirmer l'un de l'autre: par exemple, quand je dis : Dieu est mort pour nous, ce terme Dieu marque la personne, c'est-à-dire Jésus-Christ, qui selon une des natures qui lui conviennent, est mort en effet pour nos péchés; et quand je dis : La divinité ne meurt pas, c'est de même que si je disais que Dieu, en tant que Dieu, est immortel, et qu'il ne peut jamais mourir qu'en tant qu'il a pris une nature mortelle.

 

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CHAPITRE XLIV. Les cinq termes de Porphyre, ou les cinq universaux.

 

Nous avons suffisamment expliqué l'universalité tant des idées que des termes : il faut venir maintenant à cette solennelle division des universaux ; on en compte cinq : le genre, l’espèce, la différence, la propriété et l'accident.

C'est ce qui s'appelle autrement les cinq termes, ou les cinq mots de Porphyre (1). Ce célèbre philosophe en a fait un petit traité qu'il appelle Introduction (2), parce qu'il prépare l'esprit à entendre les catégories d'Aristote, et même toute la philosophie.

Il faut ici observer que Porphyre applique aux termes la notion de l'universel, parce qu'ainsi qu'il a été dit, ils font comme un même corps avec les idées qu'ils signifient.

Les termes sont singuliers ou universels.

Le terme singulier est celui qui ne signifie qu'une seule chose, comme Alexandre, Charlemagne, Louis le Grand.

Le terme universel est celui qui signifie plusieurs choses sous une même raison, par exemple, plusieurs animaux de différente nature sous la raison commune d'animal.

Cela posé, voici tout ensemble et l'exposition et la preuve des cinq universaux ou des cinq termes de Porphyre.

Les idées nous font entendre ou la nature des choses, ou leurs propriétés, ou ce qui leur arrive, c'est-à-dire leurs accidents.

Nous appelons nature ou essence ce qui constitue la chose (3), c'est-à-dire ce qui précisément la fait être ce qu'elle est ; par exemple, une figure comprise de trois lignes droites est l'essence ou la nature du triangle rectiligne.

Sans cela ce triangle ne peut ni être, ni être conçu ; et c'est la première idée qui se présente quand on considère un triangle.

Nous appelons propriété ce qui suit de la nature; par exemple, de ce qu'un triangle rectiligne est compris de trois lignes droites, il s'ensuit qu'il a trois angles ; et passant plus outre, on trouve que ces trois angles sont égaux à deux droits.

 

1 Quinque voces Porphyrii.—  2 Isagoye Porphyrii. — 3 Principium constitutivum.

 

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Ce n'est pas l'essence, ni la nature du triangle, car le triangle est trouvé avant qu'on considère cela ; mais c'est une propriété inséparable de sa nature, et que pour cela on appelle quelquefois nature, mais moins proprement.

Nous appelons accident ce qui arrive à la chose, et sans quoi elle peut être ; par exemple, le triangle peut être sans être de telle grandeur ni en telle situation.

Ainsi la nature ou l'essence du triangle, c'est d'être figure à trois côtés ; la propriété du triangle, c'est d'avoir trois angles, et les avoir égaux à deux droits ; ce qui arrive au triangle ou son accident, c'est d'être plus grand ou plus petit, d'être posé sur un angle ou sur un côté, et sur l'un plutôt que sur l'autre.

De même être raisonnable, c'est ce qui constitue l'homme ; expliquer ses pensées par la parole ou quelque autre signe, c'est une propriété qui suit de là ; être éloquent ou ne l'être pas, c'est un accident qui lui arrive.

Et pour passer aux choses morales, ce qui constitue un Etat, c'est d'être une société d'hommes qui vivent sous un même gouvernement; voilà quelle est sa nature : de là s'ensuit qu'il doit y avoir des châtiments et des récompenses, c'est sa propriété inséparable ; il lui arrive d'être plus ou moins puissant, voilà ce qui s'appelle un accident.

Il y a donc premièrement l'idée de l’essence ; c'est la première, et celle par laquelle nous concevons la chose constituée.

Secondement, il y a l'idée des propriétés; c'est la seconde, et celle par laquelle nous concevons ce qui est inséparablement attaché à la nature.

Il y a enfin l'idée d'accident; c'est la troisième, par laquelle nous concevons ce qui arrive à la chose, et sans quoi elle peut être.

En reprenant maintenant ce qui est essentiel à une chose, nous trouverons, ou qu'il lui est commun avec beaucoup d'autres, ou qu'il lui est particulier; par exemple, il est commun à tout triangle d'être figure à trois côtés, et il est particulier au triangle équilatéral d'avoir trois côtés égaux. Parmi les universaux, ce qui est essentiel et plus commun s'appelle genre ; ce qui est essentiel et plus particulier s'appelle espèce.

 

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Ainsi être triangle est un genre, être triangle équilatéral est une espèce opposée au triangle isocèle et au scalène.

Mais quand je considère une espèce, outre ce qu'elle a de commun avec les autres espèces, je puis encore la considérer en tant qu'elle en diffère; et ce par quoi j'entends qu'elle diffère des autres, c'est ce qui s'appelle différence : par exemple, être équilatéral, c'est ce qui met la différence entre une espèce de triangle et toutes les autres.

Voilà donc cinq idées universelles, dont trois expriment ce qui est essentiel à la chose, comme genre, espèce, différence ; et les deux autres, ce qui est comme attaché à l'essence ou à la nature : par exemple, la propriété et l'accident.

Il faut seulement observer ici que telle chose considérée par rapport à une autre est accidentelle, qui ne laisse pas, étant considérée en elle-même, d'avoir son essence, ses propriétés et ses accidents ; par exemple, le mouvement considéré dans une pierre lui est accidentel, car cette pierre peut être en repos; mais le mouvement considéré en lui-même, a son essence, comme d'être le transport d'un corps ; il a ses propriétés, comme serait d'être divisible en plusieurs parties; il a enfin ses accidents, comme d'être plus ou moins vite, selon que l'impulsion est plus ou moins forte.

 

CHAPITRE XLV. Explication particulière des cinq universaux; et premièrement du genre, de l’espèce et de la différence.

 

Il sera bon de parcourir un peu plus en particulier chacun des universaux, pour en prendre une notion plus exacte.

L'universel en général est ce qui convient à plusieurs choses.

Le genre est ce qui convient à plusieurs choses différentes en espèce, comme l'espèce est ce qui convient à plusieurs choses différentes seulement en nombre, Le triangle rectiligne est genre à l'égard de l'équilatéral, de l'isocèle et des autres qui diffèrent en espèce. Le triangle équilatéral est une espèce de triangle, sous laquelle sont contenus des triangles qui ne diffèrent qu'en nombre.

 

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Voilà ce qu'on appelle genre proprement dit, espèce proprement dite.

Du reste rien n'empêche qu'un genre plus étendu ne comprenne sous soi, non-seulement plusieurs espèces, mais plusieurs autres genres : par exemple, le triangle est un genre à l'égard du rectiligne, du curviligne et du mixte ; ce qui n'empêche pas que le triangle rectiligne ne soit encore un genre à l'égard de l'équilatéral, de l'isocèle, du scalène et autres.

Ainsi la même idée sera genre à un certain égard, et espèce à un autre. Le triangle rectiligne, en tant qu'il est opposé au curviligne et au mixte, est une espèce de triangle; et cependant il est genre à l'égard de ses inférieurs, c'est-à-dire de l'isocèle, du scalène, etc.

Porphyre observe que parmi les genres, par exemple parmi les substances, il y a un genre suprême au-dessus duquel il n'y a plus rien; et c'est, dit-il, la substance qui convient à tout ce qui est, et subsiste absolument en soi-même ; et qu'aussi parmi les espèces, il y a l'espèce infime, qui n'a sous soi que de purs individus, différents seulement en nombre, comme l'homme est espèce infime qui a sous soi Pierre, Jacques, Jean.

Les genres et espèces d'entre deux, qui selon divers égards sont tantôt genres et tantôt espèces, sont appelés subalternes : par exemple animal, qui a sous soi plusieurs espèces d'animaux, et au-dessus de soi plusieurs autres genres, tels que ceux de substances, de corps et de vivants, sera selon divers égards ou un genre ou une espèce subalterne.

Pour ce qui est de la différence, on ne parle pas ici de la différence accidentelle, qui fait qu'un homme est différent d'un autre homme et de lui-même; par exemple, d'être sain et d'être malade, d'être blond, ou noir, ou châtain: il s'agit de la différence essentielle par laquelle une chose diffère d'une autre dans l'essence même : comme un homme d'un cheval; un triangle équilatéral ou oxygone, d'un isocèle ou d'un rectangle.

La différence essentielle est ce par quoi nous entendons,

 

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premièrement, qu'une chose diffère d'une autre en essence : par exemple, quand je considère en quoi un triangle diffère d'un quadrilatère, la première chose et la principale d'où dérivent toutes les autres, c'est qu'une de ces figures a trois angles et trois côtés, au lieu que l'autre en a quatre.

Je trouve ensuite d'autres attributs en quoi ces figures diffèrent; mais celle-ci est la première et la radicale.

Aristote expliquant la différence, dit que c'est ce en quoi l'espèce surpasse le genre : par exemple, être équilatéral est ce en quoi cette espèce de triangle surpasse son genre, c'est-à-dire en d'autres mots, que la différence est ce qui étant ajouté au genre, constitue l'espèce. Ainsi le raisonnable ajouté à l'animal, constitue l'homme ; et c'est ce en quoi l'homme surpasse l'animal pris génériquement.

Il y a différence générique et différence spécifique. La différence générique est celle par où un genre subalterne diffère d'un autre genre subalterne : par exemple le triangle rectiligne, du curviligne.

Cette différence se communique à plusieurs espèces : par exemple, être rectiligne se communique à tous les triangles rectilignes, de quelque espèce qu'ils soient.

La différence spécifique est celle par où une espèce diffère d'une autre : par exemple, l'isocèle d'avec le scalène, l'oxygone d'avec l'amblygone et le rectangle.

En tout cela il n'y a qu'à considérer les termes ; car ces choses sont très-aisées et n'ont point de difficulté.

 

CHAPITRE XLVI. De la propriété et de l'accident.

 

Nous avons déjà donné l'idée de la propriété et de l'accident. La propriété est ce qui est entendu dans la chose comme une suite de son essence : par exemple, ainsi qu'il a été dit, la faculté de parler, qui est une suite de la raison, est une propriété de l'homme; avoir trois angles égaux à deux droits, est une propriété du triangle.

 

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Porphyre a distingué quatre sortes de propriétés.

La première est celle qui convient à une espèce, mais non pas à toute l'espèce (1) : comme être géomètre, être médecin, ne convient qu'à l'homme, mais non à tout homme.

La seconde sorte de propriété est celle qui convient à toute l'espèce, mais non pas à elle seule (2) : comme il convient à tout homme, mais non au seul homme, d'être un animal à deux pieds.

La troisième sorte de propriété est celle qui convient à toute l'espèce, et à elle seule, mais seulement dans un certain temps, et non pas toujours (3) : dont Porphyre donne pour exemple ce qu'on appelle blanchir dans les vieillards ; chose qui convient, dit-il, au seul homme et à tout homme, mais seulement dans la vieillesse.

La quatrième et dernière sorte de propriété est celle qui convient à toute l'espèce, à elle seule et toujours (4) : comme à l'homme d'avoir la faculté de parler et celle de rire.

C'est ce qui s'appelle dans l'Ecole, proprium quarto modo, qui est la plus excellente sorte de propriété; et celle-là, dit Porphyre, est la propriété véritable, parce qu'on peut assurer de tout homme, qu'il est capable de rire; et de tout ce qui est capable de rire, qu'il est homme : ce qu'il appelle une parfaite conversion.

Il définit l'accident ce qui peut être présent ou absent, sans que le sujet périsse (5) ; tel qu'est dans la main le chaud et le froid, le blanc et le noir.

Il suffît à ce philosophe, pour constituer un accident, qu'on le puisse séparer de son sujet par la pensée sans le détruire : comme la noirceur, dit-il, se peut séparer de cette sorte d'un corbeau ou d'un Ethiopien, le sujet subsistant toujours dans toute l'intégrité de sa substance.

A l'accident appartiennent toutes ces différentes façons d'être, qu'on appelle modes. De ce qu'un corps est situé tantôt d'une

 

1 Soli speciei, sed non omni. — 2 Omni speciei, sed non soli — 3 Omni, soli, sed non semper. — 4 Omni, soli, et semper. — 5 Quodpotest abesse et abesse sine subjecti pernicie.

 

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façon et tantôt d'une autre, qu'il est tantôt en repos et tantôt en mouvement, cela s'appelle mode, et appartient au genre d'accident.

Par cette explication des universaux, nous avons parfaitement entendu toutes les manières dont une chose peut convenir à une autre. Car ou elle lui convient comme son essence, par exemple, à l'homme d'être raisonnable; ou comme sa propriété, par exemple, à l'homme d'être capable de parler; ou comme son accident, par exemple, à l'homme d'être debout ou assis, jeune ou vieux, sain ou malade.

La propriété tient le milieu entre l'essence et l'accident. Elle n'est pas l'essence même de la chose, parce qu'elle la suppose déjà constituée; ainsi la faculté de parler n'est qu'une propriété de l'homme, qu'elle suppose déjà constitué par la qualité de raisonnable. Elle n'est pas aussi un simple accident, parce que la chose ne peut pas être, ni être parfaitement entendue sans sa propriété; comme l'homme ne peut pas être, ni être parfaitement compris sans la faculté de parler, le triangle ne peut pas être sans avoir trois angles égaux à deux droits, ni être totalement entendu si cette propriété est ignorée.

Voilà en substance ce qui est compris dans l’Introduction de Porphyre.

 

CHAPITRE XLVII. Diverses façons d'exprimer la nature des universaux.

 

Pour ne rien omettre d'utile en cette matière, il faut encore expliquer les diverses façons de parler dont se servent les philosophes pour expliquer la nature des universaux.

On regarde l’universel comme quelque chose de supérieur à l'égard des choses qu'il comprend sous soi ; comme la raison du triangle est appelée supérieure à toutes les espèces de triangle, qu'on appelle aussi pour cette raison ses inférieurs ; et la raison d'homme est supérieure à tous les hommes particuliers.

C'est pour cela qu'Aristote définit l'espèce ce qui est immédiatement au-dessous du genre.

 

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En effet quand on fait des tables des genres et des espèces , on met le genre au-dessus, et les espèces au-dessous de lui, comme sa descendance. De plus, il semble que l'esprit s'élève en considérant ce qui est plus universel, et que comme d'un lieu plus éminent il découvre plus loin. Qui considère le triangle généralement, étend plus loin sa vue que qui considère le triangle équilatéral; et ainsi du reste.

Une autre manière de considérer les universaux, c'est de les entendre comme un tout, et les choses plus particulières comme des parties de ce tout ; d'où est venu le nom de particulier.

Cette façon de parler est commune parmi les Grecs, qui n'appellent point autrement l'universel, que ce qui est pris totalement (d'où vient le nom de catholique) ; comme ils appellent les choses particulières ce qui est pris par partie : par exemple, le triangle comprend tout triangle ; au lieu que le triangle isocèle, qui est plus particulier, ne comprend qu'une partie des triangles.

C'est pour cela que Cicéron en parlant dans ses Offices et ailleurs (1) des espèces de la tempérance et de la justice, les appelle les parties de la tempérance et de la justice, parce que ce tout qu'on appelle tempérance et justice, est en quelque façon composé de toutes ces parties. Saint Thomas a suivi la même expression dans sa Seconde Seconde, lorsqu'il appelle les espèces de chaque vertu ses parties, et dit, par exemple, que la prudence a deux parties; c'est-à-dire deux espèces, dont l'une est la prudence qui apprend à se gouverner soi-même, l'autre est la prudence qui apprend à gouverner les autres (2). Ces deux espèces de prudence épuisent toute la raison de prudence ; et qui les a toutes deux, a toute la prudence possible.

C'est ainsi que l'universel est considéré comme un tout, dont les inférieurs sont les parties ; et ces parties, en tant qu'elles signifient les espèces différentes des choses, sont appelées dans l'Ecole, parties subjectives, parce qu'on les range au-dessous, ainsi qu'il a été dit.

Mais il ne faut pas s'imaginer que l'universel soit un tout, tel

 

1 De Offic., lib. I, n. 7; De Invent., lib. II, n. 53, 54. — 2 II-II, quaest. 48 et 49.

 

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qu'est un corps de six pieds de long ; car en cet exemple la raison du tout ne convient pas à chacune de ses parties. Il n'y aurait rien de plus faux que de dire que chaque pied d'un corps de six pieds soit un corps de six pieds. Mais au contraire dans le tout dont il s'agît, chaque partie, c'est-à-dire chaque espèce, contient toute la raison de l'universel. Tout homme est animal ; tout poirier est arbre; tout triangle, le plus petit autant que le plus grand, est triangle. Un petit triangle et un grand triangle ne sont pas triangles égaux, mais ils sont également triangles, c'est-à-dire qu'on peut autant assurer de l'un que de l'autre que c'est un triangle. Otez le bras à un homme, ce n'est pas un homme entier : ôtez par la pensée un pied d'un corps de six pieds, la raison d'un tout de six pieds ne subsiste plus dans votre esprit. Mais prenez une seule espèce de triangle sans penser à toutes les autres, vous concevez en la seule que vous réservez, toute la raison du triangle.

Par là se conçoit la différence entre les parties qu'on appelle intégrantes, et les parties qu'on appelle subjectives. La main, la pied, la tête, qui sont les parties intégrantes de l'homme, ne sont pas l'homme, au lieu que chaque espèce de triangle est un triangle véritable.

La totalité d'un tout composé de ses parties intégrantes, s'exprime en latin par le mot totus ; et la totalité d'un tout, en tant qu'il comprend toutes ses parties subjectives, c'est-à-dire toutes ses espèces et tous ses individus, s'exprime par le mot omnis.

C'est autre chose de dire : Totum triangulum; autre chose de dire : Omne triangulum. Autre chose de dire en français ; Tout le triangle; autre chose de dire ; Tout triangle. Totum triangulum, tout le triangle c'est à-dire le triangle tout entier, avec les trois côtés et les trois angles qui le composent. Omne triangulum, tout triangle, c'est-à-dire toutes les espèces et tous les individus à qui conviennent le nom et la raison du triangle. Ainsi Totus homo, tout l'homme, c'est l'homme avec toutes les parties dont il est composé ; et Omnis homo, tout homme, c'est tous les individus de la nature humaine. Il est vrai de dire : Tout homme est capable de raison, parce qu'il n'y en a aucun qui ne le soit ;

 

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mais il est faux de dire : Tout l’homme est capable de raison; parce que toutes les parties de l'homme n'en sont pas capables.

 

CHAPITRE XL VIII. Autres façons d'exprimer l'universalité, où est expliqué ce qui s'appelle univoque, analogue, et équivoque.

 

Mais de toutes les expressions dont on se sert dans la matière des universaux, la plus nécessaire est celle que nous allons expliquer.

L'universel, dit-on, doit être énoncé ou assuré univoquement de tous ses inférieurs (1), comme on parle dans l'Ecole.

Pour entendre ce que veut dire ce mot univoque, il faut observer trois manières dont un même mot peut convenir à plusieurs choses.

La première est appelée équivoque, en grec homonyme (2), lorsqu'il n'y a que le nom commun, et que la raison répondante au nom est absolument différente : comme quand on dit en latin jus, pour signifier soit le droit, soit un bouillon; et en français, louer un homme vertueux, et louer un palais pour y loger.

La seconde manière de communiquer le même nom à plusieurs choses, s'appelle analogue ou proportionnelle, lorsque le mot est commun, et la raison qui répond au nom à peu près semblable Ainsi on appelle mouvement le transport des corps et les passions de l’âme, non que la raison qui répond à ce terme de mouvement soit une dans le corps et dans l’âme, mais à cause que ce qu'est au corps le mouvement qui l'approche de certains lieux, la passion l'est à l’âme qu'elle unit à ces objets. C'est sur cette analogie que sont fondées les comparaisons et les métaphores, comme quand on dit : Esprit lumineux, ténèbres de l'ignorance, campagne riante ; et ainsi des autres.

La troisième et la dernière façon de rendre un nom commun à plusieurs choses 3, c'est lorsque le nom étant commun, la raison qui répond au nom est la même. Ainsi quand je donne le nom

 

1 Prœdicari univocè. — 2 Arist., Caleg., cap. I. — 3 Ibid.

 

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d'homme à Pierre et à Jean, la raison qui répond au nom se communique avec le nom, et elle est la même partout.

C'est la manière qui convient à l'universel. Quand je dis : Pierre est homme, Jean est homme, l'équilatéral est un triangle, le scalène est un triangle, c'est partout la même raison qui répond au mot d'homme et de triangle ; au lieu que dans l'analogue ce n'est pas la même, mais mie semblable ou approchante, et que dans l'équivoque elle n'est ni la même ni approchante. Voilà donc la propriété la plus essentielle ou plutôt l'essence même de l'universel, qu'il doit convenir univoquement à tous ses inférieurs, c'est-à-dire qu'au même mot doit répondre la même idée.

Mais cette idée, qui étant prise en elle-même quand je dis simplement triangle, s'étend à tous les triangles sans exception, est restreinte à une espèce particulière, quand je dis que l'isocèle est un triangle, et que l'équilatéral en est un aussi. C'est pourquoi on dit ordinairement que l'universel est restreint par les différences qui le déterminent à une espèce plutôt qu'à une autre : non qu'il faille imaginer dans les objets mêmes quelque chose qui se répandant comme l'eau ou l'air, ait besoin d'être restreint; mais c'est que l'idée générale en soi appliquée à un objet plus particulier, par exemple, celle d'animal à un chien, ou à un cheval, et celle d'homme à Pierre et à Jean, est restreinte par cette application, et descend en quelque manière de sa généralité.

 

CHAPITRE XLIX. Suite, où sont expliquées d'autres expressions accommodées à l'universel.

 

Nous avons vu que l'universel est considéré comme supérieur; et aussi ce à quoi il se communique est appelé subjectum, chose qui est au-dessous; Ainsi le cheval, le lion, l'homme même, sont des sujets de l'animal, dit Aristote, subjecta; et l'universel est ce qui se dit ou s'énonce de plusieurs sujets (1).

Mais Aristote entend le mot de sujet en deux manières. On appelle premièrement sujet ce de quoi l'universel est affirmé,

 

1 Arist., Categ., cap. II.

 

312

 

comme quand on affirme l’animal de l'homme et l'homme de Pierre et de Jean : Prœdicatur de subjecto, comme parle Aristote (1).

Mais ce mot se prend encore en un autre sens, et il signifie ce qui a en soi quelque accident, tel que nous l'avons défini. Une boule est le sujet de la rondeur; roulée, elle est le sujet du mouvement, et ainsi du reste.

Ainsi, dit Aristote, c'est autre chose d'être dit et énoncé d'un sujet ; antre chose d'être en un sujet. L'accident est dans un sujet, comme nous avons dit ailleurs (2) ; les substances prises universellement ne sont pas dans un sujet, puisque ce sont des substances, mais elles sont dites d'un sujet. On dit : L'homme est animal, le cerisier est un arbre.

Le mot de sujet a encore un autre sens. Dans une proposition, par exemple dans celle-ci : Dieu est éternel, ce de quoi on assure quelque chose, par exemple Dieu, s'appelle sujet; et ce qui est assuré d'un autre s'appelle attribut (3). Cette explication de sujet m'est pas de ce lieu, ; mais il a été bon de la mettre ici, afin qu'on voie ensemble tontes les significations de ce mot.

 

CHAPITRE L. De quelle manière chaque terme universel est énoncé de ses inférieurs.

 

Nous avons vu que tous les universaux doivent être énoncés univoquement et selon la même raison. Mais outre cela chaque universel a sa façon particulière d'être énoncé, ou de convenir à ses inférieurs.

Les uns sont énoncés par forme de nom substantif, comme quand on dit : L'homme est animal; le cercle est une figure.

Les autres, par forme de nom adjectif, comme quand on dit : La muraille est blanche, M. Lebrun est un grand peintre.

Je prends pour noms adjectifs tous ceux qui signifient la substance en tant qu'affectée de quelque accident qui lui est ajouté : ce qui aussi a donné lieu au nom d’adjectif.

 

1 Arist., Categ., cap. II. — 2 Chap. XLVI, ci-dessus, p. 305. — 3 Subjectum, attributum, ou prœdicatum.

 

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Les genres et les espèces s'énoncent de la première façon, c'est-à-dire en noms substantifs. On dit ; L'homme est animal, l’or est métal, l'équilatéral est triangle. Les différences, les propriétés et les accidents s'énoncent de la seconde, c'est-à-dire en noms adjectifs : on dit : L'homme est capable de raisonner ou de parler, l'or est pesant et maniable, Platon et Aristote sont philosophes.

La raison est que le genre et l'espèce sont regardés comme la substance même ; au lieu que la différence, la propriété et l'accident sont regardés comme ajoutés à une substance.

Pour le propre et l'accident, l'affaire est claire. Car l'un et l'autre supposent manifestement la chose constituée; c'est pourquoi on ne peut pas dire substantivement : L'homme est la faculté de rire; ni Archimède est la géométrie; mais on dit adjectivement : L'homme est capable de rire, Archimède est géomètre. Et pour ce qui est de la différence, quoiqu'elle soit de l'essence de l'espèce prise précisément, elle est regardée comme ajoutée au genre, qui étant indéterminé de soi, est déterminé par la différence à une espèce particulière; par exemple, l'animal par le raisonnable à l'espèce de l'homme.

Voilà donc pourquoi la différence est énoncée adjectivement, aussi bien que le propre et l'accident : parce que comme l'accident, par exemple la géométrie, ajouté aune substance, compose avec elle ce tout qu'on appelle le géomètre, ainsi la différence, par exemple le raisonnable ajouté à ranimai, compose avec lui ce tout qu'on appelle l'homme.

Et ce qui se dit ici des véritables substances, comme de l'animal et de l'homme, se doit entendre de tout ce qui est exprimé par noms substantifs, c'est-à-dire des formes abstraites par précision, par exemple, blancheur et géométrie. Ainsi on dit substantivement : La blancheur est une couleur, et : La géométrie est une science, qui sont le genre et l'espèce ; et on dit adjectivement : La blancheur est propre à dissiper la vue, la géométrie en soi est démonstrative, la géométrie d'un tel est peu sûre; parce que ces termes et autres semblables expriment les différences, les propriétés et les accidents.

 

314

 

Ces deux manières d'énoncer, l'une substantivement et l'autre adjectivement, sont encore expliquées en d'autres termes. On dit : Ce qui est énoncé substantivement est énoncé in recto, dans le cas direct, c'est-à-dire au nominatif: au lieu que ce qui est énoncé adjectivement, est dit et énoncé in obliquo, dans les cas indirects, où la chose est expliquée comme unie et attachée à une autre, parce que, dire, par exemple, L'homme est raisonnable, ou l’homme est sain, c'est dire : L'homme a en lui-même le principe de la raison, l’homme a en lui-même la santé: Mais la force de ces façons de parler se remarque mieux dans les langues grecque et latine que dans la nôtre, qui à proprement parler n'a point de cas.

Au reste il ne faut pas prétendre qu'on puisse réduire à une exacte logique toutes les façons de parler que l'usage a introduites dans les matières que nous venons de traiter; il suffit d'en avoir entendu le fond.

Toutes ces choses par où Porphyre et Aristote ont préparé le chemin aux catégories étant expliquées, il est temps maintenant de parler des catégories elles-mêmes.

 

CHAPITRE LI. Des dix catégories ou prédicaments d'Aristote.

 

Aristote a jugé que, dans la partie de la logique où il s'agit d'expliquer aux hommes la nature de leurs idées, il était bon de leur faire voir un dénombrement des idées les plus générales; et c'est pour cela qu'il nous a donné ses catégories, c'est-à-dire le dénombrement des dix souverains genres auxquels il rapporte tous les êtres.

Pour ce qui est de l'être et de ce qui lui convient en général,, on en traite en métaphysique, et l'Ecole appelle cela les transcendants, c'est-à-dire les choses qui sont au-dessus de toutes les catégories, et conviennent non à certains genres d'êtres, mais à tous les êtres généralement.

Ces dix genres sont nommés par Aristote substance, quantité, relation ou ce qui regarde un autre, qualité, action, passion, être

 

315

 

dans le lieu, être dans le temps, situation, avoir, ou pour mieux dire, être revêtu (1).

Ces dix mots marquent la réponse aux dix questions les plus générales qu'on puisse faire de chaque chose. Qu'est-ce qu'un homme? On répond en expliquant sa substance. Combien est-il grand? De tant de coudées. A quoi a-t-il rapport? A son père, à son fils, à son maître, à son serviteur. Quel est-il? Blanc ou noir, sain ou malade, robuste ou infirme, ingénieux ou grossier. Que fait-il? Il dessine, ou fait une figure de géométrie. Que souffre-t-il? Il a la fièvre, il a un grand mal de tête. Où est-il? Il est à la ville, il est aux champs. Quand est-il né? En telle ou telle année. De quoi est-il vêtu? De pourpre on d'écarlate.

Quelques-uns soupçonnent que le livre des Catégories n'est pas d'Aristote, ce qui importe fort peu; il nous suffit que Porphyre, Boëce et presque tous les philosophes tant anciens que modernes, le lui attribuent.

Ces dix genres, dont nous avons le dénombrement dans ce livre, s'appellent en latin prœdicamenta, « prédicaments, » parce qu'ils peuvent être affirmés de plusieurs choses, prœdicari de multis, à la manière des universaux, parmi lesquels ils tiennent le premier rang.

Le mot de catégorie signifie en grec la même chose.

 

CHAPITRE LII. De la substance et de l’accident, en général.

 

Quand Aristote vient au fond des catégories (2), la première chose qu'il fait, c'est de diviser l'être en général, en substance et en accident.

Tous les philosophes supposent cette division comme connue par elle-même; et nous en avons traité, lorsque nous avons expliqué la première division des idées.

La lumière naturelle nous apprend qu'une même chose peut être en diverses façons même contraires, successivement

 

1 Substantia, quantitas, qualitas, ad aliquid vel retatio, actio, passio, ubi quandò, situm esse, habere. — 2 Lib. Categ,. cap. IV, V.

 

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pourtant, et avoir certaines choses attachées à elle. La même âme peut avoir diverses pensées; le même corps peut être en repos ou avoir divers mouvements; le même doigt peut être droit ou courbé. Les pensées, les mouvements, le repos, l'être droit ou l'être courbé ne sont pas choses qui subsistent en elles-mêmes ; elles sont les affections de quelque autre chose. Il y a donc la chose qui affecte, et la chose qui est affectée ; et personne ne peut comprendre que tout ce qui est, ne soit que pour affecter et pour façonner quelque autre chose. La chose donc qui est proprement affectée et ajustée de telle ou telle façon, est celle que l'on appelle substance; au contraire celle qui affecte et celle qui est la façon même, est celle qui s'appelle accident. C'est pourquoi Aristote a défini la substance ce qui est le sujet; et l'accident, ce qui est dans un sujet; et encore : La substance, dit-il, est ce qui est, et en qui quelque chose est; et l'accident est ce qui n'est qu'en un autre, ce qui est inhérent à un autre (1).

Cette notion est si claire, que tout ce qu'on dirait pour l'expliquer davantage ne ferait que l'embarrasser. Il faut seulement observer ce qui a été dit plusieurs fois, et qu'on ne peut trop mettre dans son esprit, que ce qui est véritablement et ce qui mérite proprement le nom de chose, c'est la substance ; au lieu que les accidents ne sont pas tant ce qui est (2), ou, comme on dit dans l'Ecole, ne sont pas tant des êtres que des êtres d'être (3).

Selon cela il paraît qu'il n'y a rien de plus clair que la raison de substance en général, quoique peut-être il n'y ait rien de plus inconnu que la nature des substances particulières, dont nous connaissons bien mieux les accidents et les façons d'être que le fond.

 

CHAPITRE LIII. De la substance en particulier.

 

A la tête des catégories, Aristote met la substance comme la plus noble et le sujet de toutes les autres; et c'est là sa définition, ainsi qu'il a été dit.

 

1 Arist., lib, .VII, Metaph., cap. I, 3, — 2 Ibid., cap. I, 2. — 3 Accidens non tam est ens quam entis ens.

 

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Il divise la substance en substance première, et en substance seconde. La substance première, c'est Pierre, Jean, Jacques, et les autres individus qui subsistent par eux-mêmes, dans quelque espèce que ce soit. Les substances secondes sont les substances prises en général, et qui sont comme tirées par précision des substances particulières : les substances premières ni ne sont dites d'un sujet, ni ne sont dans un sujet; les substances secondes, c'est-à-dire celles qui sont prises généralement, ne sont pas dans un sujet, mais sont assurées d'un sujet, c'est-à-dire de leurs inférieurs. Tout cela soit dit pour entendre le langage d'Aristote et de l'Ecole.

Sous le nom de substance sont compris, selon ce philosophe, Dieu, homme, corps, arbre, métal, et les autres choses qui, comme celles-là, subsistent par elles-mêmes, et ne sont point entendues comme étant dans un sujet.

Ce sont celles-là qui proprement doivent être exprimées par les noms substantifs. Mais la nature des abstraits et la commodité du discours a obligé à faire des noms substantifs, qui ne conviennent qu'aux accidents, tels que sont mouvement, repos, situation, sentiment, pensée, et une infinité d'autres.

Observons donc les lois du discours commun, mais songeons que ce qui est expliqué par un nom substantif n'est pas toujours une substance.

Il faut en revenir aux idées, et ne prendre jamais pour substance que ce que l'idée nous représente comme indépendant d'un sujet.

Aristote remarque ici que la substance ne reçoit ni plus ni moins ; un arbre n'est pas plus arbre, un métal n'est pas plus métal, un cheval n'est pas plus cheval qu'un autre : cela est vrai généralement de tout ce qui est essentiel à chaque chose, ainsi que nous l'avons remarqué (1).

 

1 Chap. XLVII, ci-dessus, p. 309.

 

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CHAPITRE LIV. De la quantité.

 

La seconde catégorie d'Aristote est la quantité, c'est-à-dire l'étendue.

Il appelle quantité ce qu'on répond à la question : Combien ce corps est-il grand? Il est grand de deux, de trois pieds, de deux ou de trois coudées. On détermine par cette réponse la grandeur, la quantité, l'étendue d'un corps.

Aristote distingue ici deux sortes de quantité, dont il appelle l’une continue, et l'autre discrète ou séparée.

La quantité continue est celle dont les parties sont unies ensemble, comme les parties d'un métal, d'un arbre, d'un animal : la quantité discrète est celle dont les parties ne demandent pas d'être unies. Cette quantité, c'est le nombre, à qui il convient d'être plus ou moins grand, et qui a par cette raison une certaine quantité.

On peut compter les choses unies, comme les pieds et les toises de quelque corps ; mais le nombre, loin de demander que ses parties soient unies, les regarde au contraire comme séparées.

La géométrie a pour son objet la quantité continue, et l'arithmétique la quantité discrète ou séparée.

Des quantités continues, l'une est permanente et l'autre successive.

La quantité permanente est celle qui convient aux corps, choses qui demeurent et subsistent. La quantité successive est celle qui convient au mouvement, et au temps ou à la durée, dont la nature est de passer toujours.

On a raison d'attribuer de la quantité ou de l'étendue au mouvement et au temps, puisque le temps, qui n'est autre chose que la durée du mouvement, a sa longueur.

Etre grand ou être petit, être long ou court, sont les propriétés de la quantité tant permanente que successive. Mais Aristote remarque très-bien (1) que ces termes grand ou

 

1 Lib. de Categ., cap, VI.

 

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petit, long ou court, au fond sont termes relatifs, puisque la même quantité est appelée grande par comparaison à un certain corps, et petite par rapport à un autre. C'est par cette raison que nous disons : Voilà une grande fourmi ; voilà une petite montagne.

Il en est de même de la longueur ou de la brièveté. La vie d'un homme de quatre-vingts ans est longue par rapport à celle qui se borne à vingt années, et courte par rapport à celle des premiers hommes.

Mais ce qu'il faut remarquer dans la quantité comme absolu, c'est l'étendue elle-même, qui convient à chaque corps considéré indépendamment de tout autre ; un corps a trois, ou quatre, ou cinq pieds ; un mouvement dure tant d'heures, considéré en lui-même ; un nombre est pair ou impair, ternaire ou quaternaire sans être comparé avec un autre.

Aristote observe que la quantité ne reçoit ni plus ni moins, non plus que la substance : un ternaire n'est pas plus ternaire, un jour n'est pas plus un jour, un corps de trois pieds n'est pas plus un corps de trois pieds qu'un autre. Car pour le grand et le petit, qui reçoivent du plus ou du moins, nous avons vu que ce philosophe les rapporte à la relation.

 

CHAPITRE LV. De la relation.

 

Les choses qui ont relation aux autres sont celles, dit Aristote, qui considérées en ce sens, n'ont rient qui ne regarde une autre. Le père, en tant que père, regarde son fils ; le fils, en tant que fils, regarde son père. A, comme égal à B, regarde B. Le semblable, comme semblable, regarde ce à quoi il est semblable, le double n'est double qu'étant rapporté à la moitié dont il est le double ; et la moitié n'est moitié que par rapport au double dont elle fait la moitié.

Ainsi, dit Aristote, les choses qui ont du rapport, considérées sous ce rapport, 1° sont toujours ensemble ; 2° ne peuvent être connues l'une sans l'autre(1). Qui sait qu'Alexandre est fils de

 

1 Relata sunt simul naturâ et cognitione.

 

 

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Philippe, sait que Philippe est père d'Alexandre ; qui sait qu' A est égal à B, sait que B est égal à A. Qui sait que 2 est la moitié de 4, sait que 4 est le double de 2.

Il y a dans les choses qui se rapportent, les termes, le fondement, la relation elle-même.

Les termes sont les choses mêmes qu'on rapporte l'une à l'autre : par exemple, Philippe et Alexandre, le corps A égal au corps B. Le fondement est ce en quoi consiste le rapport; par exemple, le fondement qui fait que l'un est père et l'autre fils, est la génération active dans l'un et la génération passive dans l'autre : le fondement du rapport entre A et B corps égaux, est la quantité de trois ou de quatre pieds en chacun d'eux ; le fondement de la ressemblance entre deux œufs est la couleur et la figure qui leur est commune.

Enfin le rapport ou la relation n'est autre chose, à le bien prendre, que les termes mêmes et les fondements, en tant que considérés l'un comme regardant l'autre. La paternité n'est autre chose que le père même, considéré comme ayant donné l'être à son fils. L'égalité entre A et B n'est autre chose qu' A et B, comme ayant tous deux trois pieds d'étendue.

On dispute partout dans l'Ecole, si la relation catégorique est un être distinct des termes et du fondement pris ensemble : question qui paraît assez vaine, dont aussi Aristote ne parle pas, et qui en tout cas ne sert de rien à la logique.

Ce philosophe ne s'étudie pas à rapporter à certains genres les choses qui ont rapport ensemble, parce que les rapports sont infinis. Soit que les choses soient contraires ou accordantes, semblables ou diverses, on fait entre elles mille rapports dont le dénombrement est impossible et inutile.

Les principaux genres de rapport sont ceux qui sont fondés sur l'action et la passion, comme être père et fils ; sur les facultés et les objets, tel qu'est le rapport du sens avec le sensible ; sur la quantité, d'où naissent l'égalité et l'inégalité ; sur la qualité, d'où naissent les semblables ou les dissemblables, les choses contraires ou accordantes.

 

321

 

CHAPITRE LVI. De la qualité.

 

Quant à la qualité, Aristote ne la définit pas autrement que ce qui fait les choses telles ou telles. Quelle est cette chose ? Elle est blanche, ou noire, douce ou amère, et ainsi du reste. Quel est cet homme? Il est sain, malade, savant, ignorant, grammairien ou géomètre.

Cette définition est de celles qu'on appelle populaires, où il s'agit seulement d'expliquer les manières de parler communes, sans expliquer le fond des choses, dont aussi il ne s'agit pas dans la logique.

On connaît pourtant un peu mieux ce que c'est que qualité par le dénombrement qu'en fait Aristote.

Il fait marcher les qualités deux à deux, et il en reconnaît de quatre sortes.

Il met dans le premier rang les habitudes et les dispositions. Les habitudes sont des qualités qui nous donnent des facilités durables, par exemple la vertu et la science formées. Les dispositions sont plus passagères, et n'ont rien de fait ni de consistant; tels sont les commencements de la vertu et de la science. Celui qui commence à bien vivre, on dit qu'il a de bonnes dispositions pour la vertu ; et celui qui vit tout à fait bien, on dit qu'il en a l'habitude même.

Dans le second genre de qualités, Aristote place ce qu'il appelle puissance ou impuissance naturelle : par exemple, lorsqu'on dit qu'un homme est propre ou malpropre à la course, qu'il est sain, qu'il est infirme, qu'il est ingénieux ou qu'il ne l'est pas.

Il rapporte à cette espèce le dur et le tendre, parce que l'un est propre naturellement à résister à la division, et l'autre au contraire est propre à se laisser diviser.

Au troisième rang des qualités, il place celles qu'il appelle qualités passibles et passions, ou simples affections. Ce sont celles qui affectent les sens, telles que sont les couleurs, l'amertume

 

322

 

la douceur, l'aigreur, le chaud, le froid et les autres ; avec cette différence, que quand elles sont durables, comme la pâleur et la rougeur en certains hommes, il les appelle qualités passibles, et il les appelle simplement affections, quand elles passent légèrement, comme la pâleur que cause la crainte, et le rouge qu’apporte la honte.

Il range dans le dernier lieu la figure et la forme, dont la différence n'est pas expliquée dans le chapitre de la qualité. On croit ordinairement que la figure signifie ici quelque chose de passager, et la forme quelque chose de plus permanent. Les exemples qu'Aristote rapporte de cette espèce de qualité, c'est d'être droit, d'être courbe, d'être triangle ou carré. Car pour l'épais et le rare, le rude et le poli, il ne veut pas que ce soit des qualités, parce que ces choses, dit-il, marquent simplement la situation des parties, qui sont plus proches ou plus éloignées, ou unies ou relevées les unes au-dessus des autres.

Il aurait pu rapporter de même à la situation le droit et le courbe, et même la figure, s'il avait voulu. Mais il a considéré en ce heu la manière dont on répond aux questions. Quand on demande quel est un homme, ou un animal, on exprime quelle est sa figure; et sur cette question on ne s'avise jamais de répondre comment il est situé.

Il est pourtant vrai qu'à la question : Quel est un corps ? on pourrait très-bien répondre qu'il est épais ou rare, rude ou poli; et si quelqu'un s'opiniâtrait à mettre ces choses dans la catégorie de la qualité, il ne faudrait pas être contentieux sur ce point.

A ces divisions de qualités, Aristote ajoute qu'il y en a peut-être quelques autres espèces, mais que celles qu'il a rapportées sont les quatre principales.

Ce qu'il faut le plus remarquer sur les qualités, c'est qu'elles reçoivent du plus et du moins par plusieurs degrés. Une chose est plus ou moins chaude, plus ou moins blanche, plus ou moins amère.

Ce plus ou ce moins de la qualité est fort différent du plus et du moins de la grandeur.

 

323

 

Quand une chose est plus ou moins grande, c'est qu'elle occupe plus ou moins de place ; et cela s'appelle extension, parce que la chose s'étend plus ou moins quant au lieu.

Mais le plus ou le moins de la qualité ne dépend pas du lieu : le plus grand chaud ni le plus grand blanc n'est pas toujours le plus étendu, ni celui qui tient le plus de place. Ce plus ou ce moins se compte, non par pieds ni par autres mesures semblables, mais par degrés, et s'appelle intension, du mot latin intendere, qui signifie augmenter les degrés des choses, comme remittere en signifie la diminution (1).

Les philosophes ont coutume de diviser les degrés en huit, en sorte que ce qui est chaud au suprême degré est appelé chaud comme huit, calidum ut octo. Cette division est arbitraire, aussi bien que celle du cercle en 360 degrés : mais il a fallu convenir d'un certain nombre pour expliquer le plus ou le moins.

Ce que dit Aristote sur les qualités est véritable et nécessaire pour le discours. Mais si quelqu'un se persuadait qu'il fut bien savant, quand il a dit qu'une chose a certaines qualités, sans en connaître davantage, ou définir plus exactement cette qualité, il tomberait dans une grande erreur, fort éloignée de l'esprit d'Aristote.

 

CHAPITRE LVII. Des six autres catégories.

 

Aristote tranche en un mot les six autres catégories, et nous imiterons sa brièveté.

Action et passion, c'est comme échauffer et être échauffé, blesser ou être blessé, nourrir ou être nourri.

Le mot de passion se prend ici, non au même sens qu'il est employé pour signifier ces mouvements de l’âme que nous appelons passions, mais pour exprimer seulement le changement qui arrive aux choses quand quelque autre agit sur elles. C'est ce qui s'appelle en philosophie être affecté de quelque chose, en

 

1 Intendere. Remittere. Intensio, Remissio. Calidum in intenso, in remisso gradu.

 

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recevoir l'impression, souffrir, pâtir, quoique ces deux derniers mots, dans le discours ordinaire, marquent de la douleur en celui à qui on les attribue ; mais ce n'est pas ainsi qu'on les entend en philosophie.

Les verbes actifs et passifs sont inventés pour signifier l'action et la passion. Ainsi aimer, haïr, échauffer, signifient proprement les actions. Les passions opposées sont signifiées par être aimé, être haï et échauffé. Mais l'action et la passion sont exprimées indéfiniment par le verbe au présent de l'infinitif, appelé infinitif pour cette raison. Tout le reste signifie l'action et la passion par rapport aux temps et aux personnes.

Il est bon d'observer que comme il ne faut pas toujours prendre pour substance tout ce qui s'exprime par un nom substantif, il ne faut pas toujours prendre pour action tout ce qui s'exprime par un verbe actif. La grammaire explique les choses grossièrement et selon les pensées, vulgaires. C'est aux philosophes à choisir les idées nettes et précises.

Ce qui regarde l'action et la passion s'explique dans la physique et dans le traité des causes. Remarquons seulement ici qu'on distingue entre les actions, celles qui demeurent dans l'agent même, comme entendre, vouloir, s'asseoir, marcher; et celles qui passent du dehors, comme porter, battre, unir, séparer, et autres infinies de cette nature (a).

Aristote ne parle point de cette division, et semble en ce lieu ne considérer que les actions qui passent.

Les actions qui se terminent à un objet hors de nous, comme la vue, l'ouïe, les autres sensations, l'entendement et la volonté; quoiqu'elles demeurent en notre âme qui les produit, et que par conséquent elles soient immanentes de leur nature, sont exprimées comme transitoires à raison de l'objet qu'elles vont chercher au dehors. Car on imagine que l'entendement va pénétrant son objet, et ainsi des autres. C'est pourquoi on dit : Entendre la vérité, aimer la vertu, voir un tableau, où entendre, aimer et voir sont regardés comme l'action ; et au contraire être entendu, être aimé et être vu, sont considérés comme une passion de

 

(a) Actio immanens, transiens.

 

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l’objet, quoiqu'en effet pour être entendu et pour être aimé, il n'arrive dans cet objet aucun changement.

Les quatre autres catégories s'entendent par elles mêmes, et ne marquent selon Aristote que des rapports. L'être dans le lieu, et l'être dans le temps, marquent le rapport qu'ont les êtres à ces deux choses : lit situation marque celui des parties les unes avec les autres; et l'avoir, ou être habillé, celui qu'a un corps avec l'habit dont il est vêtu.

Aristote distingue encore d'autres manières d'avoir, qui se répandent dans les autres catégories (1). On dit dans la qualité, avoir de la santé ou de la science; dans la quantité, avoir trois pieds, ou plus ou moins; dans la relation, avoir un père, avoir un fils, un mari, une femme, et ainsi du reste. Mais l'avoir qui est propre à cette catégorie, c'est avoir un anneau, un habit, une arme ; et cet avoir est une espèce de relation.

L'action même et la passion, selon qu’ Aristote les explique en ce lieu, ne sont qu'une espèce de rapport. Si le feu m'échauffe, je suis échauffé par le feu; si je suis échauffé par le feu, le feu m'échauffe. Cela n'est au fond que la même chose; c'est ce qu'on appelle en grammaire tourner l'actif par le passif, et au contraire ; de sorte que l'action et la passion considérées en cette sorte, ne diffèrent en rien.

Voilà ce que nous apprennent les catégories. Elles accoutument l'esprit à ranger les choses et à les réduire à certains genres, pour de là descendre au détail des effets de la nature, et aux autres enseignements plus précis de la philosophie.

 

CHAPITRE LVIII. Des opposés.

 

Après les catégories, Aristote explique (Cat., c. 10) en combien de sortes les choses sont opposées l'une à l'autre, et il en marque quatre (2).

L'opposition est entre deux choses qui se regardent l'une l'autre, et qu'on regarde aussi par cette raison comme mises à l'opposite.

 

1 Categ., cap. XV. — 2 Ibid., cap. x.

 

 

326

 

Tous les opposés s'excluent l'un l’autre, mais en différentes façons.

Le premier genre d'opposés est fondé sur la relation. Car les choses par leur rapport, se regardent mutuellement, et s'excluent aussi l'une l'autre. Le double est opposé à la moitié, et la moitié an double; le semblable est opposé au semblable qui lui répond, et l'égal à l'égal; le père et le fils, comme tels, se regardent mutuellement, et sont mis à l'opposite l'un de l'autre.

Le second genre d'opposition est la contrariété, comme le froid est contraire au chaud, le blanc au noir, le sec à l'humide ; et Aristote remarque que ce genre d'opposition ne se trouve que parmi les qualités , quoiqu'elle ne se trouve pas entre toutes.

Le troisième genre d'opposition est l'habitude et la privation. Avoir la vue, c'est l'habitude ; l'aveuglement, c'est la privation de la vue.

Le dernier genre d'opposition est appelé opposition contradictoire, qui consiste en affirmation et en négation : Cela est, cela n'est pas; Il est sage, il n'est pas sage, sont choses contradictoirement opposées.

La différence de la contrariété avec l'opposition privative et la contradictoire, consiste en ce que les termes des deux contraires sont positifs, par exemple, le chaud et le froid ; au lieu que parmi les termes des deux autres oppositions, l'un est positif, et l'autre privatif ou négatif, ainsi qu'il a été dit (1).

Au reste on regarde quelquefois comme opposées les espèces qui sont rangées sous le même genre, et en effet elles sont incompatibles. Etre chien et être cheval, sont choses qui s'excluent mutuellement. Mais ces choses et autres semblables s'appellent choses différentes, ou choses de divers ordres, plutôt que choses opposées.

 

1 Chap. XV, ci-dessus, p. 270.

 

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CHAPITRE LIX. De la priorité et postériorité.

 

Ensuite des opposés, Aristote fait le dénombrement de toutes les manières dont les choses peuvent être devant ou après l'une l'autre (1).

Elles sont donc devant ou après, ou selon l'ordre des temps, comme Alexandre est devant César ; ou selon la dignité et le mérite, comme les rois sont devant leurs sujets, et les vertueux devant les rois mêmes ; ou selon l'ordre d'apprendre, comme les lettres sont devant les mots, les mots devant le discours, les principes devant les sciences ; ou selon l'ordre des conséquences (2), quand une chose suit de l'autre, et non au contraire; par exemple, de ce que deux sont, il s'ensuit qu'un est aussi; mais comme de ce qu'un est il ne s'ensuit pas de même que deux soient, il faut dire qu'un est devant deux, parce qu'il peut être et être entendu avant qu'on songe à deux, ou que deux soient.

Et quand même les propositions se convertissent absolument, en sorte que si l'une est, l'autre est aussi, celle qui marque la cause est censée antérieure à celle qui marque l'effet. Car si le roi a pris Cambray, le discours qui dit qu'il l’a pris, est véritable; et si ce discours est véritable, il est vrai aussi que Cambray a été pris par le roi. Mais parce que la vérité de ce discours n'est pas cause que la place a été prise, et au contraire que la prise de la place est cause que le discours est vrai, il s'ensuit que cette prise est antérieure à la vérité de ce discours. Cette priorité s'appelle priorité de nature, à cause qu'elle est fondée sur l'ordre naturel des causes ; c'est par là que le soleil est antérieur à ses rayons et à sa lumière, et ainsi du reste.

Cette priorité dénature étant jointe aux quatre autres, nous avons cinq manières d'être devant ou après, qu'il est nécessaire de bien observer pour parler et raisonner avec justesse.

En autant de manières qu'on peut dire que les choses sont l'une devant l'autre, on peut dire aussi qu'elles sont ensemble.

 

1 Categ., cap. XI, XII. — 2 Secundum existendi consecutionem.

 

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CHAPITRE LX. Des termes complexes et incomplexes.

 

Jusqu'ici nous n'avons parlé que des termes simples, qu'on appelle aussi incomplexes, parce qu'ils ne contiennent qu'un seul mot, comme Dieu, homme, arbre, et ainsi des autres; il n'est pas moins nécessaire d'entendre les termes complexes.

Les termes complexes sont plusieurs termes unis, qui tous ensemble ne signifient que la même chose. Comme si je dis : Celui qui en moins de six semaines, malgré la rigueur de l'hiver, a pris Valenciennes de force, mis ses ennemis en déroute, et réduit à son obéissance Cambray et Saint- Omer, tout cela ne signifie que Louis le Grand.

Par ces termes je n'affirme ni ne nie rien ; et ainsi cette longue suite de mots appartient à la simple appréhension.

On se sert de termes complexes, ou pour exprimer en quelque façon ce qu'on ne sait pas, ou pour expliquer plus distinctement ce qu'on sait. Ce qui fait que le fer va à l'aimant, que l'aiguille aimantée se tourne au pôle, que l'eau régale dissout l'or, et les autres expressions semblables, sont termes complexes qui servent à signifier quelque chose qu'on n'entend pas, et on en emploie souvent qui expliquent en particulier ce qu'on n'avait entendu qu'en confusion.

Parmi ces termes complexes, les uns expliquent seulement, comme ceux que nous avons vus; les autres déterminent et restreignent, comme quand je dis : La figure quadrilatère ou à quatre côtés, qui les a tous quatre égaux, le nom de figure quadrilatère est restreint par les derniers mots au seul carré.

Le roi de France qui a pris deux fois la Franche-Comté pendant l'hiver, cela détermine la pensée à Louis XIV.

 

 

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CHAPITRE LXI. Récapitulation : et premièrement des idées.

 

Il est bon maintenant de recueillir ce qui a été dit, et d'en tirer les préceptes nécessaires pour la logique.

Son objet est de diriger à la connaissance de la vérité les opérations de l'entendement.

Il y en a trois principales, dont la première conçoit les idées, la seconde affirme ou nie, la troisième raisonne.

Ces trois opérations de l'esprit divisent la logique en trois parties.

La première opération de l'esprit est la simple conception des idées que les termes signifient, sans rien affirmer ou mer.

Ainsi cette première opération de l'esprit oblige à considérer la nature des idées et des termes.

Les idées sont les premières, et les termes ne sont établis que pour les signifier.

Il faut donc commencer par les idées.

 

DÉFINITIONS ET DIVISIONS.

 

I. L'idée est ce qui représente à l'esprit la vérité de l'objet entendu.

II. Les idées représentent leur objet, ou comme subsistant en soi-même, comme quand on dit Dieu, homme, esprit, corps, animal, plante, métal; ou comme attaché et inhérent à un autre, comme quand on dit science, vertu, figure, rondeur, mouvement, durée.

Les premières peuvent s'appeler des idées substantielles, et les autres des idées accidentelles.

III. D'ailleurs, ou ces idées représentent dans leur objet quelque chose d'intelligible de soi, comme dans l’âme qu'elle pense ou qu'elle raisonne, et dans le corps qu'il soit rond ou pointu; ou ce qu'elles y représentent n'est pas intelligible de soi, comme dans l'aimant la qualité qui lui fait attirer le fer, et dans la blancheur la qualité qui lui fait dissiper la vue.

 

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Les idées qui représentent dans leur objet quelque chose de clair ou d'intelligible de soi, s'appellent claires et distinctes; les antres s'appellent obscures ou confuses.

Il faut ici remarquer que l'idée confuse marque quelque chose de clair; mais non pas dans son objet même : comme quand on dît que l'aimant attire Je fer, ce qui est clair, c'est que le fer va à l'aimant, et cela n'est pas dans l'aimant même : mais ce qui est dans l'aimant même, c'est-à-dire ce qu'il a en lui par où le fer est disposé à s'y attacher, n'est pas clair.

IV. On peut donc donner pour axiome indubitable, que toute idée a quelque chose de clair, mais non pas toujours dans son objet : et c'est ce qui fait la différence des idées confuses d'avec les distinctes.

 

PROPRIÉTÉS DES IDÉES.

 

Les propriétés des idées s'expliquent par ces propositions, dont las unes suivent des autres :

I. Les idées ont pour objet quelque vérité, c'est-à-dire quelque chose de positif, de réel et de véritable.

II. Tout ce qui est négatif est entendu par quelque chose de positif.

III. Les idées suivent la nature des choses qu'elles doivent représenter. C'est pourquoi elles représentent les substances sans les attacher à un sujet, et les accidents comme étant dans uu sujet.

IV. Les idées semblent quelquefois changer la nature, mais pour la mieux exprimer. Cette proposition a deux parties dont la dernière est une suite de la première, et la première va être expliquée.

V. Les idées font des précisions, et représentent une même chose selon de différentes raisons : par exemple, le même homme comme homme, comme citoyen ou comme prince, comme père, comme fils, comme mari, et le reste ; la même âme comme sensitive, comme imaginative, comme intellectuelle; et le même corps comme long, comme large, comme profond.

VI. Les idées sont universelles, et représentent plusieurs choses

 

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sous une même raison, comme l'homme, le chien, le cheval, sous la commune raison d'animal ; l'équilatéral, l'isocèle, le scalène, etc., sous la commune raison de triangle rectiligne.

VII. Une même chose représentée sous de différentes raisons tient lieu de divers objets, et plusieurs choses représentées sous une même raison n'en font qu'un seul ; par exemple, le corps considéré comme ligne et le corps considéré comme surface, sont deux objets : et au contraire, tous les triangles considérés simplement comme triangles, n'en sont qu'un seul.

C'est ainsi que les idées paraissent en quelque sorte changer la nature des choses, en faisant d'une seule chose plusieurs objets, et de plusieurs choses un seul objet.

VIII. Les idées parleurs précisions, font la distinction qui s'appelle de raison, qui a toujours son fondement sur une distinction réelle.

IX. Les idées par leur universalité, font aussi une certaine unité qu'on appelle de raison, qui a toujours son fondement sur la ressemblance.

Ces deux dernières propositions sont fondées sur la troisième, c'est-à-dire sur ce que les idées suivent la nature des choses qu'elles doivent représenter. C'est pourquoi si elles séparent ce qui est un, c'est à cause qu'elles le regardent par rapport à quelque distinction réelle ; et si elles unissent des choses distinctes, c'est à cause que leur ressemblance donne lieu de les regarder sous une raison commune.

Les exemples font voir cette vérité. Le même homme n'est regardé en diverses qualités, tantôt simplement comme homme , tantôt comme citoyen, tantôt comme père, et ainsi du reste, qu'à cause de ses devoirs différents. La même âme n'est considérée sous plusieurs raisons, comme sous celle de sensitive et d'intellectuelle, qu'à cause de ses différentes opérations ; et le même corps n'est considéré sous les divers noms de ligne, de superficie et de corps solide, qu'à cause des divers termes où il s'étend par sa longueur, par sa largeur et par sa profondeur.

Et au contraire si les équilatéraux, les scalènes et les isocèles, etc., sont réunis dans la raison commune de triangle, c'est

 

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à cause qu'étant tous semblables en ce qu'ils sont terminés de trois lignes droites, la raison de triangle leur convient également à tous.

De là sont déduites nécessairement les quatre propositions suivantes :

X. La multiplicité dans les idées présuppose multiplicité dans les choses mêmes.

XI. L'universalité dans les idées présuppose dans les choses quelque ressemblance.

XII. Les précisions, qui séparent une même chose d'avec elle-même par les idées, servent à la connaître dans tous ses rapports.

XIII. L'universalité des idées, qui ramasse plusieurs choses sous une même raison et en fait un seul objet, sert à en faire connaître les convenances et les ressemblances.

Ces quatre propositions suivent, comme il a été dit, de la VIIIe et de la IXe, et expliquent parfaitement la dernière partie de la IVe.

 

CHAPITRE LXII. Propriété des idées, en tant qu'elles sont universelles.

 

Parmi les propriétés des idées, celle qui sert le plus aux sciences, et que la logique aussi considère davantage, est leur universalité, et c'est pourquoi elle mérite d'être considérée à part.

I. Tout est un dans la nature, et nulle chose n'est une autre.

II. Tout est particulier et individuel dans la nature.

III. Parmi les choses particulières, il y en a de nature différente, comme un homme et un arbre; il y en a de même nature, comme tous les hommes. Ceux-ci diffèrent seulement en nombre.

IV. Nous ne connaissons les individus particuliers de même nature, qu'en ramassant plusieurs accidents dont ils sont revêtus à l'extérieur.

L'expérience le fait voir ; car nous ne pourrions, par exemple, discerner deux hommes qui seraient semblables en tout ce qui

 

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frappe nos sens, ni deux triangles, ni deux œufs, ni deux gouttes d'eau, et ainsi du reste. De là s'ensuit une cinquième proposition.

V. Les particuliers ou individus de même nature sont connus par un ramas de plusieurs idées, ou plutôt de plusieurs images venues des sens.

VI. Nous n'avons aucune idée simple et précise, pour connaître en son fonds la différence des individus de même nature.

VII Toutes nos idées prises en elles-mêmes sont universelles.

VIII. Les unes sont universelles plus que les autres. Triangle l'est plus qu'équilatéral, et ainsi des autres.

IX. Les unes comprennent les autres dans leur étendue. Triangle comprend équilatéral, comme équilatéral comprend tels et tels équilatéraux.

X. Les idées ne regardent pas les choses comme existantes. La raison est qu'elles les regardent universellement, et plutôt comme elles peuvent être, que comme elles sont actuellement : ce qui suit des propositions précédentes.

XI. Les objets des idées, ou les vérités qu'elles représentent, sont éternelles et immuables, et c'est en Dieu qu'elles ont cette immutabilité.

XII. Les idées marquent en quoi les choses conviennent ; elles marquent en quoi conviennent tous les triangles en général, et en quoi conviennent tous les triangles équilatéraux ; c'est ce qui fait les genres et les espèces, qui seront définis en parlant des termes.

XIII. Les idées marquent en quoi les choses diffèrent ; par exemple, en quoi diffère l'équilatéral d'avec l'isocèle, et c'est ce qui fait les différences.

XIV. De deux idées, l'une peut servir de fondement à l'autre ; par exemple, en considérant le triangle comme ayant trois lignes posées l'une sur l'autre, et le considérant comme ayant trois angles, on voit clairement que cette seconde idée est fondée sur la première, parce que l'angle ne se fait que par l'incidence des lignes.

XV. L'idée qui représente ce qu'il y a de premier et de fondamental dans la chose, marque son essence : par exemple, être

 

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terminé de trois lignes droites, fait l'essence du rectiligne ; être terminé de trois lignes droites égales, fait l'essence de l’équilatéral.

XVI. L'idée qui représente ce qui suit de l'essence, marque ses propriétés ; par exemple, avoir trois angles et les avoir égaux à deux droits, sont propriétés du triangle rectiligne, qui le supposent déjà constitué.

XVII. L'idée qui représente ce qui peut être détaché de la chose sans la détruire, marque les accidents. Telle est la figure ronde dans la cire, le mouvement dans le corps, la science et la vertu dans l'âme.

XVIII. Les précisions, ou idées précises, séparent en quelque façon l'essence même de ce à quoi elle convient, pour marquer précisément en quoi elle consiste; par exemple, si je conçois l'humanité ou la nature humaine, séparément en quelque façon de l'homme même, c'est pour distinguer ce qui précisément le fait être homme, qui est avoir un tel corps et une telle âme, d’avec ce qu'il a en lui qui ne sert de rien à le faire homme, comme l'astronomie et la musique.

De tout cela il résulte que tant l'universalité des idées que leurs précisions, ne sont que différentes manières de bien entendre les choses selon la capacité de l'esprit humain.

 

CHAPITRE LXIII. Des termes.

 

Après les idées, viennent les termes qui les signifient.

 

DÉFINITIONS ET DIVISIONS.

 

I. Le terme est ce qui signifie l'idée par institution, et non de soi-même.

II. Les termes sont positifs ou négatifs.

Le positif est celui qui met et qui assure par exemple, vertu, santé; le négatif est celui qui ôte et qui nie, comme quand on dit : Cet homme est ingrat; cette maladie est incurable.

III. Les termes sont abstraits ou concrets.

 

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Les termes abstraits sont ceux qui naissent des précisions, et ils signifient les formes détachées par la pensée de leur sujet ou de leur tout, comme quand je dis science, vertu, humanité, raison.

Les termes concrets regardent les formes unies à leurs sujets et à leur tout, comme quand je dis savant, vertueux, homme et raisonnable.

IV. Il y a des termes universels et des termes singuliers.

Les termes universels sont ceux qui signifient plusieurs choses sous une même raison ; par exemple, plusieurs animaux de différente nature, sous la raison commune d'animal.

Les termes singuliers signifient les individus de même nature, et qui diffèrent seulement en nombre.

V. Les termes universels signifient l'essence des choses, ou leurs propriétés, ou leurs accidents.

Ceux qui signifient l'essence ; ou ils sont communs à plusieurs choses de différente nature, par exemple, le nom d'animal et le nom d'arbre ; en ce cas il s'appellent genre : ou ils sont communs à plusieurs choses de même nature et différentes seulement en nombre, comme le nom d'homme et celui de cheval, et ainsi des autres; en ce cas, ils s'appellent espèces.

Il y a des termes qui marquent en quoi les choses diffèrent essentiellement ; par exemple, raisonnable marque en quoi l'homme diffère essentiellement de la bête ; ces termes s'appellent différences.

Les termes qui marquent la distinction d'une espèce d'avec une autre, s'appellent différence spécifique.

Voilà donc cinq universaux, genre, espèce, différence, propriété, accident.

VI. Les termes sont univoques, analogues ou équivoques. Aux univoques répond la même raison; ainsi Pierre et Jacques sont appelés hommes : aux analogues répond une raison qui a quelque ressemblance : comme lorsque le transport des corps et les passions de l’âme sont appelés mouvements : aux équivoques ne répond aucune raison ni commune ni semblable, comme quand on dit louer un grand capitaine; et louer une maison à certain prix.

 

 

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VII. Parmi les termes, il y a les noms et les verbes.

Les noms sont substantifs ou adjectifs.

Les noms substantifs signifient ou les substances mêmes qui subsistent indépendamment de tout sujet : par exemple, homme, arbre, Pierre, Jean; ou les formes et les accidents qui sont séparés de leur sujet par la pensée : par exemple, rondeur, mouvement, science.

Les noms adjectifs signifient le sujet comme revêtu de son accident ou de sa forme ; comme dans ces mots savant, rond, et autres semblables.

Les mots peintre, grammairien, et autres de cette nature, qui sont substantifs en grammaire, sont adjectifs en logique. La raison est qu'ils signifient le sujet avec sa forme.

Les verbes excepté le substantif qui signifie l'être, signifient l'action et la passion, ou indéfiniment, tels que font les infinitifs aimer, haïr, échauffer, être aimé, être haï, être échauffé; ou définiment et par rapport aux personnes et aux temps, comme j'aimais, j'ai aimé, j'aimerai, vous aimiez, vous avez aimé, etc.

En logique les pronoms sont compris sous les noms ; et les participes en partie sous les noms, et en partie sous les verbes. Les autres parties de l'oraison n'y sont guère considérées.

 

PROPRIÉTÉS DES TERMES.

 

I. Les termes signifient immédiatement les idées, et médiatement les choses mêmes.

II. Le terme naturellement est séparable de l'idée ; mais l'habitude fait qu'on ne les sépare presque jamais.

III. La liaison des termes avec les idées fait qu'on ne les considère que comme un seul tout dans le discours : l'idée est considérée comme l’âme, et le terme comme le corps.

IV. Les termes dans le discours, sont supposés pour les choses -mêmes ; et ce qu'on dit des termes, on le dit des choses.

V. Le terme négatif présuppose toujours quelque chose de positif dans l'idée : car toute idée est positive. Le mot d'ingrat présuppose qu'on n'a point de reconnaissance, et qu'il y a un bienfait

 

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oublié, ou méconnu ; le mot d'incurable présuppose un empêchement invincible à la santé.

VI. Les termes précis ou abstraits s'excluent l'un l'autre. L'humanité n'est pas la science, la santé n'est pas la géométrie.

VII. Les termes concrets peuvent convenir et s'assurer l'un de l'autre; l'homme peut être savant ; celui qui est sain peut être géomètre.

VIII. Tout terme universel s'énonce univoquement de son inférieur.

IX. Les termes génériques et spécifiques s'énoncent substantivement. On dit : L'homme est animal, Pierre est homme.

X. Les termes qui signifient les différences, les propriétés et les accidents, s'énoncent adjectivement. On dit : L'homme est raisonnable ; il est capable de discourir ; il est savant et vertueux.

 

CHAPITRE LXIV. Préceptes de la logique tirés de doctrine précédente.

 

De la doctrine précédente suivent beaucoup de préceptes, que nous allons déduire par propositions.

I. En toute question, chercher par le moyen des idées ce qu'il y a d'immuable dans le sujet dont il s'agit; c'est-à-dire après avoir regardé ce que les sens nous apportent et qui peut changer, chercher les idées intelligibles dont l'objet est toujours une vérité éternelle.

II. En toute question, séparer l'essence des choses de ses propriétés et de ses accidents. Par exemple, pour considérer le triangle, séparer premièrement sa grandeur et sa petitesse, sa situation et sa couleur, qui sont choses accidentelles ; et puis parmi les idées qui resteront, rechercher quelle est la première, et la marquer pour essence ; ensuite quelle est la seconde et les autres inséparables de la nature, et les marquer pour propriétés.

III. En toute question, ramasser et considérer avant toutes choses les idées qui servent à la résoudre; par exemple, dans le problème : Si les trois angles de tout triangle sont égaux à deux droits, prendre bien l'idée du triangle, celle des angles en général,

 

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celle des angles droits, aigus ou obtus, celle des angles opposés au sommet, des angles alternes ; et ainsi du reste.

IV. Désigner chaque idée par son propre nom ; déterminer, par exemple, que les deux angles opposés qui se font à l'endroit où deux lignes se coupent, sont ceux qu'on appelle angles au sommet.

V. Démêler toutes les équivoques des termes, et en fixer la propre signification.

VI. Dans tout terme négatif chercher pour le bien entendre, le positif qu'il exclut, ou celui qu'il contient sous la forme de négation : par exemple, pour entendre ce terme ingrat, considérer la reconnaissance dont l'ingratitude est la privation ; et pour entendre ce terme immuable, y trouver la perpétuité ou la plénitude de l'être qui en fait le fond.

VII. Ne prendre dans les idées que ce qu'il y a de clair et de distinct, et regarder ce qu'elles ont de confus comme le sujet de la question, et non comme le moyen de la résoudre ; par exemple, dans la question : Comment l'aimant attire le fer, ou comment le feu échauffe, ou comment il fond, ne pas donner pour solution qu'il y a dans l'aimant une vertu magnétique, et dans le feu une vertu caléfactive et liquéfactive ; mais regarder cela même comme la chose qu'il faut expliquer.

VIII. Regarder les choses de tous les biais qu'elles peuvent être regardées, et les prendre dans les plus grandes précisions : par exemple, s'il fallait prescrire à un prince tous ses devoirs, le considérer comme homme raisonnable, comme chrétien, et comme créature de Dieu ; comme ayant en main son pouvoir, et le représentant sur la terre ; comme étant le père du peuple et le défenseur des pauvres opprimés ; le chef de la justice, le protecteur des lois et le premier juge; le conducteur naturel de la milice, le soutien du repos public ; et ainsi du reste.

IX. Considérer en quoi les choses conviennent, et en quoi elles diffèrent; c'est-à-dire considérer les genres, les espèces et les différences : par exemple, s'il s'agit de la nature des liquides, considérer en quoi ils conviennent et en quoi ils diffèrent, parce que ce en quoi ils conviennent sera la nature même du liquide : et

 

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encore, considérer qu'un corps solide, par exemple, une pierre réduite en poudre menue, coule à peu près comme les liquides, et tient en cela quelque chose de leur nature : d'où on peut soupçonner peut-être que la nature du liquide est dans la réduction des corps à des parties fort menues, qui puissent facilement être détachées les unes des autres ; et qu'à force de briser un corps solide et d'en détacher toutes les parties, on le fait devenir liquide, et que c'est peut-être ce que fait le feu, quand il fond du plomb, de la cire ou de la glace : ce que je dis seulement pour servir d'exemple.

X. Ne pas prendre pour substance tout ce qui a un nom substantif, ni pour action tout ce qui est exprimé par le verbe actif, mais consulter les idées.

XI. Connaître les substances par les idées, c'est-à-dire prendre pour substance ce qu'elles représentent hors de tout sujet ; par exemple, dans la question : Si l’âme est une substance, considérer si l'idée que nous en avons l'attache à quelque sujet.

XII. Connaître aussi les modes ou les accidents par les idées; c'est-à-dire ne prendre en général pour accident ou pour mode, que ce que l'idée représente comme attaché à un sujet.

XIII. Ne prendre aussi en particulier pour accident ou pour mode de quelque chose, que ce que l'idée représente comme y étant attaché; par exemple, ne croire pas que le sentiment, ou l'intelligence, ou le vouloir, puisse être un mode du corps, si on peut clairement entendre ces choses sans les attacher au corps comme au sujet qu'elles modifient.

XIV. Connaître la distinction des choses par les idées; c'est-à-dire ne douter point, quand on a diverses idées, qu'il n'y ait distinction du côté des choses.

XV. En toute multiplicité d'idées, rechercher toujours la distinction qu'elles marquent dans les choses mêmes ; par exemple, dans les idées de long, de large et de profond considérées dans un même corps, regarder les termes divers que le corps embrasse par chacune de ces dimensions.

XVI. Connaître par ce moyen la distinction des substances ; c'èst-à-dire prendre pour substances distinguées les choses dont

 

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les idées sont différentes, si ces idées représentent leur objet hors de tout sujet. De là vient qu'on ne prend pas l’intelligence et la volonté pour des substances distinctes, non plus que le mouvement et la figure, parce que les deux premières idées représentent leur objet dans l’âme comme dans un sujet commun, et les deux autres dans le corps : mais les hommes regardent naturellement leur corps et leur âme comme substances distinctes, à cause que les idées par lesquelles ils entendent ces deux objets représentent chacun d'eux comme subsistant.

Cette proposition suit des précédentes. Car si toute multiplicité dans les idées marque quelque multiplicité du côté des choses, ou dans leur substance, ou dans leurs rapports, deux idées substantielles n'étant pas faites pour représenter multiplicité dans les rapports, la marquent nécessairement dans les substances.

Voilà les préceptes que tire la logique de la première opération de l'esprit. Passons maintenant à la seconde.

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