Dessein et division de ce traité.
CHAPITRE PREMIER. De l’âme .
I. Opérations sensitives, et premièrement des cinq sens.
II. Le plaisir et la douleur.
III. Diverses propriétés des sens.
IV. Le sens commun et l'imagination.
V. Des sens extérieurs et intérieurs, et plus en particulier de l'imagination.
VI. Les passions.
VII. Les opérations intellectuelles, et premièrement celles de l'entendement.
VIII. De certains actes de l'entendement qui sont joints aux sensations, et
comment on en connaît la différence.
IX. Différence de l'imagination et de l'entendement.
X. Comment l'imagination et l'intelligence s'unissent et s'aident, ou
s'embarrassent mutuellement.
XI. Différence d'un homme d'esprit et d'un homme d'imagination; l'homme de
mémoire.
XII. Les actes particuliers de l'intelligence.
XIII. Les trois opérations de l'esprit.
XIV. Diverses dispositions de l'entendement.
XV. Les sciences et les arts.
XVI. Ce que c'est que bien juger; quels en sont les moyens, et quels les
empêchements.
XVII. Perfection de l'intelligence au-dessus du sens.
XVIII. La volonté et ses actes.
XIX. La vertu et les vices : la droite raison et la raison corrompue.
XX. Récapitulation.
La sagesse consiste à connaître
Dieu et à se connaître soi-même.
La connaissance de nous-mêmes
nous doit élever à la connaissance de Dieu.
Pour bien connaître l'homme, il faut savoir qu'il est
composé de deux parties, qui sont l’âme et le corps.
L’âme est ce qui nous fait
penser ; entendre ; sentir ; raisonner; vouloir, choisir une chose plutôt qu'une
autre, et un mouvement plutôt qu'un autre, comme de se mouvoir à droite plutôt
qu'à gauche.
Le corps est cette masse étendue
en longueur, largeur et profondeur, qui nous sert à exercer nos opérations.
Ainsi, quand nous voulons voir, il faut ouvrir les yeux. Quand nous voulons
prendre quelque chose, ou nous étendons la main pour nous en saisir, ou nous
remuons les pieds et les jambes et par elles tout le corps, pour nous en
approcher.
Il y a donc dans l'homme trois
choses à considérer : l’âme séparément, le corps séparément, et l'union de l'un
et de l'autre.
Il ne s'agira pas ici de faire un long raisonnement sur ces
choses, ni d'en rechercher les causes profondes (1) ; mais plutôt d'observer et
de concevoir ce que chacun de nous en peut reconnaître en faisant réflexion sur
ce qui arrive tous les jours, ou à lui-même, ou aux autres hommes semblables à
lui. Commençons par la connaissance de ce qui est dans notre âme.
1 C'est pourtant ce que l'on fait dans ce traité : aussi
l'auteur a-t-il marqué cette expression pour la changer. (Note de l'abbé
Ledieu.)
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Nous connaissons notre âme par
ses opérations, qui sont de deux sortes : les opérations sensitives et les
opérations intellectuelles.
Il n'y a personne qui ne
connaisse ce qui s'appelle les cinq sens qui sont la vue, l'ouïe, l'odorat, le
goût et le toucher.
A la vue appartiennent la
lumière et les couleurs ; à l'ouïe, les sons; à l'odorat, les bonnes et
mauvaises senteurs; au goût, l’âme r et le doux et les autres qualités
semblables ; au toucher, le chaud et le froid, le dur et le mol, le sec et
l'humide.
La nature, qui nous apprend que ces sens et leurs actions
appartiennent proprement à l’âme , nous apprend aussi qu'ils ont leurs organes
ou leurs instruments dans le corps. Chaque sens a le sien propre. La vue a les
yeux, l'ouïe a les oreilles, l'odorat a les narines, le goût a la langue et le
palais (a) ; le toucher seul se répand dans tout le corps, et se trouve partout
où il y a des chairs.
Les opérations sensitives,
c'est-à-dire celles des sens, sont appelées sentiments ou plutôt sensations :
voir les couleurs, ouïr les sons, goûter le doux ou l’amer, sont autant de
sensations différentes.
Les sensations se font dans
notre âme à la présence de certains corps, que nous appelons objets. C'est à la
présence du feu que je sens de la chaleur : je n'entends aucun bruit que quelque
corps ne soit agité : sans la présence du soleil et des autres corps lumineux,
je ne verrais point la lumière; ni le blanc ni le noir, si la neige, par
exemple, ou la poix ou l'encre, n'étaient présents. Otez les corps mal polis ou
aigus, je ne sentirai rien de rude ni de piquant. Il en est de même des autres
sensations.
(a) L'anonyme : La langue.
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Afin qu'elles se forment dans
notre âme, il faut que l'organe corporel soit frappé actuellement de l'objet et
en reçoive l'impression : je ne vois qu'autant que mes yeux sont frappés des
rayons d'un corps lumineux, ou directs ou réfléchis. Si l'agitation de l'air ne
fait impression dans mon oreille, je ne puis entendre le bruit, et c'est là
proprement aussi ce qui s'appelle la présence de l'objet. Car quelque proche que
je sois d'un tableau, si j'ai les yeux fermés, ou que quelque corps interposé
empêche que les rayons réfléchis de ce tableau ne viennent jusqu'à mes yeux, cet
objet ne leur est pas présent ; et le même se verra dans les autres sens.
Nous pouvons donc définir la
sensation (si toutefois une chose si intelligible de soi a besoin d'être
définie), nous la pouvons, dis-je, définir la première perception qui se fait en
notre âme à la présence des corps que nous appelons objets, et en suite de
l'impression qu'ils font sur les organes de nos sens.
Je ne prends pourtant pas encore
cette définition pour une définition exacte et parfaite. Car elle nous explique
plutôt l'occasion d'où les sensations ont accoutumé de nous arriver, qu'elle ne
nous en explique la nature. Mais cette définition suffit pour nous faire
distinguer d'abord les sensations d'avec les autres opérations de notre âme.
Or, encore que nous ne puissions
entendre les sensations sans les corps qui sont leurs objets, et sans les
parties de nos corps qui servent d'organes pour les exercer; comme nous ne
mettons point les sensations dans les objets, nous ne les mettons non plus dans
les organes dont les dispositions bien considérées, comme nous ferons voir en
son lieu, se trouveront de même nature que celles des objets mêmes. C'est
pourquoi nous regardons les sensations comme choses qui appartiennent à notre
âme, mais qui nous marquent l'impression que les corps environnants font sur le
nôtre et la correspondance qu'il a avec eux.
Selon notre définition, la
sensation doit être la première chose qui s'élève en l’âme et qu'on y ressente
à la présence des objets. Et en effet, la première chose que j'aperçois en
ouvrant les yeux, c'est la lumière et les couleurs ; si je n'aperçois rien, je
dis que je
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suis dans les ténèbres. La première chose que je sens en
montrant ma main au feu et en marnant de la glace, c'est que j'ai chaud ou que
j'ai froid, et ainsi du reste.
Je puis bien ensuite avoir
diverses pensées sur la lumière, en rechercher la nature, en remarquer les
réflexions et les réfractions, observer même que les couleurs qui disparaissent
aussitôt que la lumière se retire, semblent n'être autre chose dans les corps où
je les aperçois, que de différentes modifications de la lumière elle-même,
c'est-à-dire diverses réflexions ou réfractions des rayons du soleil et des
autres corps lumineux. Mais toutes ces pensées ne me viennent qu'après cette
perception sensible de la lumière, que j'ai appelée sensation; et c'est la
première qui s'est faite en moi aussitôt que j'ai eu ouvert les yeux.
De même après avoir senti que
j'ai chaud ou que j'ai froid, je puis observer que les corps d'où me viennent
ces sentiments causeraient diverses altérations à ma main, si je ne m'en
retirais ; que le chaud la brûlerait et la consumerait, que le froid
l'engourdirait et la mortifierait, et ainsi du reste. Mais ce n'est pas là ce
que j'aperçois d'abord en m'approchant du feu et de la glace. A ce premier abord
il s'est fait en moi une certaine perception qui m'a fait dire : J'ai chaud ou
j'ai froid, et c'est ce qu'on appelle sensation.
Quoique la sensation demande,
pour être formée, la présence actuelle de l'objet, elle peut durer quelque temps
après. Le chaud ou le froid dure dans ma main après que je l'ai éloignée on du
feu ou de la glace qui me la causaient. Quand une grande lumière ou le soleil
même regardé fixement a fait dans nos yeux une impression fort violente, il nous
paraît encore, après les avoir fermés, des couleurs d'abord assez vives, mais
qui vont s'affaiblissant peu à peu et semblent à la fin se perdre dans l'air. La
même chose nous arrive après un grand bruit, et une douce liqueur laisse après
qu'elle est passée un moment de goût exquis. Mais tout cela n'est qu'une suite
de la première touche de l'objet présent.
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Le plaisir et la douleur
accompagnent les opérations des sens; on sent du plaisir à goûter de bonnes
viandes, et de la douleur à en goûter de mauvaises, et ainsi du reste.
Ce chatouillement des sens qu'on
trouve, par exemple, en goûtant de bons fruits, de douces liqueurs et d'autres
viandes exquises, c'est ce qui s'appelle plaisir ou volupté. Ce sentiment
importun des sens offensés, c'est ce qui s'appelle douleur.
L'un et l'autre sont compris sous les sentiments ou
sensations, puisqu'ils sont l'un et l'autre une perception soudaine et vive, qui
se fait d'abord en nous à la présence des objets plaisants et fâcheux ; comme à
la présence d'un vin délicieux qui arrose notre palais, ce que nous sentons au
premier abord, c'est le plaisir qu'il nous donne ; et à la présence d'un fer qui
nous perce et nous déchire, nous ne sentons rien plus tôt ni plus vivement que
la douleur qu'il nous cause.
Quoique le plaisir et la douleur
soient de ces choses qui n'ont pas besoin d'être définies, parce qu'elles sont
conçues par elles-mêmes, nous pouvons toutefois définir le plaisir un sentiment
agréable qui convient à la nature, et la douleur un sentiment fâcheux, contraire
à la nature.
Il paraît que ces deux
sentiments naissent en nous, comme tous les autres, à la présence de certains
corps qui nous accommodent ou qui nous blessent. En effet nous sentons de la
douleur quand on nous coupe, quand on nous pique, quand on nous serre, et ainsi
du reste, et nous en découvrons aisément la cause; car nous voyons ce qui nous
serre et ce qui nous pique : mais nous avons d'autres douleurs plus intérieures,
par exemple, des douleurs de tête et d'estomac, des coliques et d'autres
semblables. Nous avons la faim et la soif, qui sont aussi deux espèces de
douleurs. Ces douleurs se ressentent au dedans, sans que nous voyions aucune
chose au dehors qui nous les cause : mais nous pouvons aisément penser qu'elles
viennent des mêmes principes que les autres ; c'est-à-dire que nous les sentons
quand les parties
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intérieures du corps sont picotées ou serrées par quelques
humeurs qui tombent dessus, à peu près de même manière que nous les voyons
arriver dans les parties extérieures. Ainsi toutes ces sortes de douleurs sont
de la même nature que celles dont nous apercevons les causes, et appartiennent
sans difficulté aux sensations.
La douleur est plus vive et dure
plus longtemps que le plaisir; ce qui nous doit faire sentir combien notre état
est triste et malheureux en cette vie.
Il ne faut pas confondre le
plaisir et la douleur avec la joie et la tristesse. Ces choses se suivent de
près, et nous appelons souvent les unes du nom des autres. Mais plus elles sont
approchantes et plus on est sujet à les confondre, plus il faut prendre soin de
les distinguer.
Le plaisir et la douleur
naissent à la présence effective d'un corps qui touche et affecte les organes ;
ils sont aussi ressentis en un certain endroit déterminé, par exemple, le
plaisir du goût précisément sur la langue et la douleur d'une blessure dans la
partie offensée. Il n'en est pas ainsi de la joie et de la tristesse, à qui
nous n'attribuons aucune place certaine. Elles peuvent être excitées en
l'absence des objets sensibles par la seule imagination, ou par la réflexion de
l'esprit. On a beau imaginer et considérer le plaisir du goût et celui d'une
odeur exquise, ou la douleur de la goutte, on n'en fait pas naître pour cela le
sentiment. Un homme qui veut exprimer le mal que lui fait la goutte ne dira pas
qu'elle lui cause de la tristesse, mais de la douleur; et aussi ne dira-t-il pas
qu'il ressent une grande joie dans la bouche en buvant une liqueur délicieuse,
mais qu’il y ressent un grand plaisir. Un homme sait qu'il est atteint de ces
sortes de maladies mortelles qui ne sont point douloureuses; il ne sent point de
douleur et toutefois il est plongé dans la tristesse. Ainsi ces choses sont fort
différentes. C'est pourquoi nous avons rangé le plaisir et la douleur avec les
sensations, et nous mettrons la joie et la tristesse avec les passions dans
l'appétit.
Il est maintenant aisé de
marquer toutes nos sensations. Il y a celles des cinq sens : il y a le plaisir
et la douleur. Les plaisirs ne
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sont pas tous d'une même espèce, et nous en ressentons de
fort différents, non- seulement en plusieurs sens, mais dans le même. Il en faut
dire autant des douleurs. Celle de la migraine ne ressemble pas à celle de la
colique ou de la goutte, n y a certaines espèces de douleurs qui reviennent et
cessent tous les jours : et c'est la faim et la soif.
Parmi nos sens, quelques-uns ont
leur organe double : nous avons deux yeux, deux oreilles, deux narines, et la
sensation peut être exercée par ces organes conjointement ou séparément. Quand
ils agissent conjointement, la sensation est un peu plus forte. On voit mieux
des deux yeux ensemble que d'un seul, encore qu'il y en ait qui ne remarquent
guère cette différence.
Quelques-unes de nos sensations
nous font sentir d'où elles nous viennent, et d'autres ne font point cet effet
en nous. Quand nous sentons la douleur de la goutte, on de la migraine, ou de la
colique, nous sentons bien la douleur dans une certaine partie, mais nous ne
sentons pas d'où le coup y vient. Mais nous sentons assez de quel côté nous
viennent les sons et les odeurs. Nous sentons par le toucher ce qui nous arrête,
ou ce qui nous cède. Nous rapportons naturellement à certaines choses le bon et
le mauvais goût. La vue surtout rapporte toujours et fort promptement d'un
certain côté, et à un certain objet les couleurs qu'elle aperçoit.
De là s'ensuit que nous devons
encore sentir en quelque façon la figure et le mouvement de certains objets, par
exemple, des corps colorés. Car en ressentant, comme nous faisons au premier
abord, de quel côté nous en vient le sentiment; parce qu'il vient de plusieurs
côtés et de plusieurs points, nous en apercevons l'étendue; parce qu'ils sont
réduits à certaines bornes au delà desquelles nous ne sentons rien, nous sommes
frappés de leur figure ; s'ils changent de place, comme un flambeau qu'on porte
devant nous, nous en ressentons le mouvement : ce qui arrive principalement dans
la vue, qui est le plus clair et le plus distinct de tous les sens.
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Ce n'est pas que l'étendue, la
figure et le mouvement soient par eux-mêmes visibles, puisque l'air qui a toutes
ces choses ne l’est pas : on les appelle aussi visibles par accident, à cause
qu'elles ne le sont que par les couleurs.
De là vient la distinction des
choses sensibles par elles-mêmes, comme les couleurs, les saveurs, et ainsi du
reste; et sensibles par accident, comme les grandeurs, les figures et le
mouvement.
Les choses sensibles par
accident s'appellent aussi sensibles communs, parce qu'elles sont communes à
plusieurs sens. Nous ne sentons pas seulement par la vue, mais encore par le
toucher, une certaine étendue et une certaine figure dans nos objets; et quand
une chose que nous tenons échappe de nos mains, nous sentons par ce moyen en
quelque façon qu'elle se meut. Mais il faut bien remarquer que ces choses ne
sont pas le propre objet des sens, ainsi qu'il a été dit.
Il y a donc sensibles communs et
sensibles propres. Les sensibles propres sont ceux qui sont particuliers à
chaque sens, comme les couleurs à la vue, le son à l'ouïe, et ainsi du reste. Et
les sensibles communs sont ceux dont nous venons de parler, qui sont communs à
plusieurs sens.
On pourrait ici examiner si
c'est une opération des sens qui nous fait apercevoir d'où nous vient le coup,
et l'étendue, la figure ou le mouvement de l'objet. Car peut-être que ces
sensibles communs appartiennent à quelque autre opération, qui se joint à celle
des sens. Mais je ne veux point encore aller à ces précisions : il me suffit
d'avoir ici observé que la perception de ces sensibles communs ne se sépare
jamais d'avec les sensations.
Il reste encore deux remarques à
faire sur les sensations. La première, c'est que, toutes différentes qu'elles
sont, il y a en l’âme faculté de les réunir : car l'expérience nous apprend
qu’il ne se fait qu'un seul objet sensible de tout ce qui nous frappe
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ensemble, même par des sens différents, surtout quand le
coup vient du même endroit. Ainsi, quand je vois le feu d'une certaine couleur,
que je ressens le chaud qu'il me cause, et que j'entends le bruit qu'il fait,
non-seulement je vois cette couleur, je ressens cette chaleur et j'entends ce
bruit, mais je ressens ces sensations différentes comme venant du même feu.
Cette faculté de l’âme qui
réunit les sensations, soit qu'elle soit seulement une suite de ces sensations
qui s'unissent naturellement quand elles viennent ensemble, ou qu'elle fasse
partie de l'imaginative, dont nous allons parler; cette faculté, dis-je, quelle
qu'elle soit, en tant qu'elle ne fait qu'un seul objet de tout ce qui frappe
ensemble nos sens, est appelée le sens commun : terme qui se transporte aux
opérations de l'esprit, mais dont la propre signification est celle que nous
venons de remarquer.
La seconde chose qu'il faut
observer dans les sensations, c'est qu'après qu'elles sont passées, elles
laissent dans l’âme une image d'elles-mêmes et de leurs objets : c'est ce qui
s'appelle imaginer.
Que l'objet coloré que je
regarde se retire, que le bruit que j'entends s'apaise, que je cesse de boire la
liqueur qui m'a donné du plaisir, que le feu qui m'échauffait soit éteint et que
le sentiment du froid ait succédé si vous voulez à la place, j'imagine encore en
moi-même cette couleur, ce bruit, ce plaisir et cette chaleur; tout cela moins
vif, à la vérité, que lorsque je voyais ou que j'entendais, que je goûtais ou
que je sentais actuellement, mais toujours de même nature.
Bien plus, après une entière et
longue interruption de ces sentiments, ils peuvent se renouveler. Le même objet
coloré, le même son, le même plaisir d'une bonne odeur ou d'un bon goût me
revient à diverses reprises, ou en veillant, ou dans les songes; et cela
s'appelle mémoire ou ressouvenir. Et cet objet me revient à l'esprit tel que les
sens le lui avaient présenté d'abord, et marqué des mêmes caractères dont chaque
sens l'avait pour ainsi dire affecté, si ce n'est qu'un long temps les fasse
oublier.
Il est aisé maintenant
d'entendre ce que c'est qu'imaginer. Toutes les fois qu'un objet une fois senti
par le dehors demeure
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intérieurement, ou se renouvelle dans ma pensée avec
l'image de la sensation qu'il a causée à mon âme, c'est ce que j'appelle
imaginer : par exemple, quand ce que j'ai vu, ou ce que j'ai oui, dure ou me
revient dans les ténèbres ou dans le silence, je ne dis pas que je le vois ou
que je l'entends, mais que je l'imagine.
La faculté de l’âme où se fait
cet acte s'appelle imaginative, ou fantaisie, d'un mot grec qui signifie à peu
près la même chose, c'est-à-dire se faire une image.
L'imagination d'un objet est
toujours plus faible que la sensation, parce que l'image dégénère toujours de la
vivacité de l'original.
Par là demeure entendu tout ce
qui regarde les sensations. Elles naissent soudaines et vives à la présence des
objets sensibles : celles qui regardent le même objet, quoiqu'elles viennent de
divers sens, se réunissent ensemble et sont rapportées à l'objet qui les a fait
naître; enfin après qu'elles sont passées, elles se conservent et se
renouvellent par leur image.
Voilà ce qui a donné lieu à la
célèbre distinction des sens extérieurs et intérieurs.
On appelle sens extérieur
celui dont l'organe paraît au dehors et qui demande un objet externe
actuellement présent.
Tels sont les cinq sens que
chacun connaît; on voit les yeux, les oreilles et les autres organes des sens ;
et on ne peut ni voir, ni ouïr, ni sentir en aucune sorte, que les objets
extérieurs dont ces organes peuvent être frappés, ne soient en présence en la
manière qu'il convient.
On appelle sens intérieur
celui dont les organes ne paraissent pas et qui ne demande pas un objet externe
actuellement présent. On range ordinairement parmi les sens intérieurs cette
faculté qui réunit les sensations, c’est-à-dire le sens commun, et celle qui les
conserve ou les renouvelle, c'est-à-dire l'imaginative.
On peut douter du sens commun,
parce que ce sentiment qui
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réunit, par exemple, les diverses sensations que le feu
nous cause et les rapporte à un seul objet, se fait seulement à la présence de
l'objet même, et dans le même moment que les sens extérieurs agissent. Mais pour
l'acte d'imaginer, qui continue après que les sens extérieurs cessent d'agir, il
appartient sans difficulté au sens intérieur.
Il est maintenant aisé de bien
connaître la nature de cet acte, et on ne peut trop s'y appliquer.
La vue et les autres sens
extérieurs nous font apercevoir certains objets hors de nous ; mais outre cela
nous les pouvons apercevoir au dedans de nous, tels que les sens extérieurs les
font sentir, lors même qu'ils ont cessé d'agir ; par exemple, je fais ici un
triangle a, et je le vois de mes yeux. Que je les ferme, je vois encore ce même
triangle intérieurement tel que ma vue me l'a fait sentir, de même couleur, de
même grandeur et de même situation : c'est ce qui s'appelle imaginer un
triangle.
Il y a pourtant une différence ;
c'est, comme il a été dit, que cette continuation de la sensation se faisant par
une image, ne peut pas être si vive que la sensation elle-même, qui se fait à la
présence actuelle de l'objet, et qu'elle s'affaiblit de plus en plus avec le
temps.
Cet acte d'imaginer accompagne
toujours l'action des sens extérieurs. Toutes les fois que je vois, j'imagine en
même temps; et il est assez malaisé de distinguer ces deux actes dans le temps
que la vue agit ; mais ce qui nous en marque la distinction, c'est que même en
cessant de voir, je puis continuer à imaginer; et cela, c'est voir encore en
quelque façon la chose même, telle que je la voyais lorsqu'elle était présente à
mes yeux.
Ainsi nous pouvons dire en
général qu'imaginer une chose, c'est continuer de la sentir, moins vivement
toutefois et d'une autre sorte que lorsqu'elle était actuellement présente aux
sens extérieurs.
De là vient qu'en imaginant un
objet, on l'imagine toujours d'une certaine grandeur, d'une certaine figure,
avec de certaines qualités sensibles, particulières et déterminées; par exemple,
blanche ou noire, dure ou molle, froide ou chaude; et cela
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en tel et tel degré, c'est-à-dire plus ou moins, et ainsi
du reste.
Il faut soigneusement observer
qu'en imaginant, nous n'ajoutons que la durée aux choses que les sens nous
apportent : pour le reste l'imagination, au lieu d'y ajouter le diminue, les
images qui nous restent de la sensation n'étant jamais aussi vives que la
sensation elle-même.
Voilà ce qui s'appelle imaginer
; c'est ainsi que l’âme conserve les images des objets qu'elle a sentis, et
telle est enfin cette faculté qu'on appelle imaginative.
Et il ne faut pas oublier que lorsqu'on l'appelle sens
intérieur en l'opposant à l'extérieur, ce n'est pas que les opérations de l'un
et de l'autre sens ne se fassent au dedans de l’âme ; mais, comme il a été dit,
c'est, premièrement, que les organes des sens extérieurs sont au dehors, par
exemple les yeux, les oreilles, la langue et le reste; au lieu qu'il ne paraît
point au dehors d'organe qui serve à imaginer; et secondement, que quand on
exerce les sens extérieurs, on se sent actuellement frappé par l'objet corporel
qui est au dehors, et qui pour cela doit être présent; au lieu que l'imagination
est affectée de l'objet, soit qu'il soit ou qu'il ne soit pas présent, et même
quand il a cessé d'être absolument, pourvu qu'une fois il ait été bien senti.
Ainsi je ne puis voir ce triangle dont nous parlions, qu'il ne soit actuellement
présent; mais je puis l'imaginer, même après l'avoir effacé ou éloigné de mes
yeux.
Voilà ce qui regarde les sens, tant intérieurs
qu’extérieurs, et la différence des uns et des autres.
De ces sentiments intérieurs et
extérieurs, et principalement des plaisirs et de la douleur, naissent en l’âme
certains mouvements que nous appelons passions.
Le sentiment du plaisir nous
touche très-vivement, quand il est présent, et nous attire puissamment quand il
ne l'est pas, et le sentiment de la douleur fait un effet tout contraire : ainsi
partout où nous ressentons ou imaginons le plaisir et la douleur, nous
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sommes attirés ou rebutés ; c'est ce qui nous donne de
l'appétit pour une viande agréable et de la répugnance pour une viande
dégoûtante; et tous les autres plaisirs, aussi bien que toutes les autres
douleurs, causent en nous des appétits ou des répugnances de même nature, où la
raison n'a aucune part.
Ces appétits ou ces répugnances
et aversions sont appelés mouvements de l’âme , non qu'elle change de place ou
qu'elle se transporte d'un lieu à un autre; mais c'est que, comme le corps
s'approche ou s'éloigne en se mouvant, ainsi l’âme par ses appétits ou
aversions s'unit avec les objets ou s'en sépare.
Ces choses étant posées, nous
pouvons définir la passion un mouvement de l’âme , qui, touchée du plaisir ou de
la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne : si
j'ai faim, je cherche avec passion la nourriture nécessaire; si je suis brûlé
par ce feu, j'ai une forte passion de m'en éloigner.
On compte ordinairement onze passions, que nous allons
rapporter et définir par ordre.
L'amour est une passion de
s'unir à quelque chose. On aime une nourriture agréable, on aime l'exercice de
la chasse. Cette passion fait qu'on aime de s'unir à ces choses, et de les avoir
en sa puissance.
La haine, au contraire, est une
passion d'éloigner de nous quelque chose ; je hais la douleur; je hais le
travail ; je hais une médecine pour son mauvais goût ; je hais un tel homme qui
me fait du mal ; et mon esprit s'en éloigne naturellement.
Le désir est une passion qui nous pousse à rechercher ce
que nous aimons, quand il est absent.
L'aversion, autrement nommée la
fuite ou l'éloignement, est une passion d'empêcher que ce que nous haïssons ne
nous approche.
La joie est une passion par
laquelle l’âme jouit du bien présent et s'y repose.
La tristesse est une passion par
laquelle l’âme tourmentée du mal présent, s'en éloigne autant qu'elle peut et
s'en afflige.
Jusqu'ici les passions n'ont eu
besoin, pour être excitées, que de la présence ou de l'absence de leurs objets :
les cinq autres y ajoutent la difficulté.
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L'audace ou la hardiesse ou le
courage est une passion par laquelle l’âme s'efforce de s'unir à l'objet aimé,
dont l'acquisition est difficile.
La crainte est une passion par
laquelle l’âme s'éloigne d'un mal difficile à éviter.
L'espérance est une passion qui
naît en l’âme , quand l'acquisition de l'objet aimé est possible, quoique
difficile. Car lorsqu'elle est aisée ou assurée, on en jouit par avance et on
est en joie.
Le désespoir au contraire est
une passion qui naît en l’âme quand l'acquisition de l'objet aimé paraît
impossible.
La colère est une passion par
laquelle nous nous efforçons de repousser avec violence celui qui nous fait du
mal ou de nous en venger.
Cette dernière passion n'a point
de contraire, si ce n'est qu'on veuille mettre parmi les passions l'inclination
de faire du bien à qui nous oblige ; mais il la faut rapporter à la vertu, et
elle n'a pas l'émotion ni le trouble que les passions apportent.
Les six premières passions, qui
ne présupposent dans leurs objets que la présence ou l'absence, sont rapportées
par les anciens philosophes à l'appétit qu'ils appellent concupiscible ; et pour
les cinq dernières, qui ajoutent la difficulté à l'absence ou à la présence, ils
les rapportent à l'appétit qu'ils appellent irascible.
Ils appellent appétit
concupiscible celui où domine le désir ou la concupiscence ; et irascible celui
où domine la colère. Cet appétit a toujours quelque difficulté à surmonter ou
quelque effort à faire, et c'est ce qui émeut la colère.
L'appétit qu'on appelle
irascible serait peut-être appelé plus convenablement courageux. Les Grecs, qui
ont fait les premiers cette distinction d'appétits, expriment par un même mot la
colère et le courage, et il est naturel de nommer appétit courageux celui qui
doit surmonter les difficultés.
Et on peut joindre aussi les
deux expressions d'irascible et de courageux, parce que la colère est née pour
exciter et soutenir le courage.
Quoi qu’il en soit, la
distinction des passions en passions dont l'objet est regardé simplement comme
présent ou absent, et des
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passions où la difficulté se trouve jointe à la présence ou
à l'absence, est indubitable.
Et quand nous parlons de
difficulté, ce n'est pas qu'il faille toujours mettre dans les passions qui la
présupposent, un jugement exprès de l'entendement par lequel il juge un tel
objet difficile à acquérir; mais c'est, comme nous verrons plus amplement en son
lieu, que la nature a revêtu les objets dont l’acquisition est difficile de
certains caractères propres, qui par eux-mêmes font sur l'esprit des impressions
et des imaginations différentes.
Outre ces onze principales
passions, il y a encore la honte, l'envie, l'émulation, l'admiration et
l'étonnement et quelques autres semblables ; mais elles se rapportent à
celles-ci. La honte est une tristesse ou une crainte d'être exposé à la haine ou
au mépris pour quelque faute ou quelque défaut naturel, mêlée avec le désir de
le couvrir ou de nous justifier. L'envie est une tristesse que nous avons du
bien d'autrui, et une crainte qu'en le possédant il ne nous en prive, ou un
désespoir d'acquérir le bien que nous voyons déjà occupé par un autre avec une
haine invincible contre celui qui semble nous le détenir. L'émulation qui naît
en l'homme de cœur, quand il voit faire aux autres de grandes actions, enferme
l'espérance de les pouvoir faire, parce que les autres les font, et un sentiment
d'audace qui nous porte à les entreprendre avec confiance. L'admiration et
l'étonnement comprennent en eux, ou la joie d'avoir vu quelque chose
d'extraordinaire et le désir d'en savoir les causes aussi bien que les suites ;
ou la crainte que sous cet objet nouveau il n'y ait quelque péril caché, et
l'inquiétude causée par la difficulté de le connaître : ce qui nous rend comme
immobiles et sans action, et c'est ce que nous appelons être étonné.
L'inquiétude, les soucis, la
peur, l'effroi, l'horreur et l'épouvante, ne sont autre chose que les différents
degrés et les différents effets de la crainte. Un homme mal assuré du bien qu'il
possède entre en inquiétude; si les périls augmentent, ils lui causent de
fâcheux soucis ; quand le mal presse davantage, il a peur; si la peur le trouble
et le fait trembler, cela s'appelle effroi
48
et horreur ; que si elle le saisit tellement qu'il paroisse
comme éperdu, cela s'appelle épouvante.
Ainsi il paraît manifestement
qu'en quelque manière qu'on prenne les passions, et à quelque nombre qu'on les
étende, elles se réduisent toujours aux onze que nous venons d'expliquer.
Et même nous pouvons dire, si
nous consultons ce qui se passe en nous-mêmes, que nos autres passions se
rapportent au seul amour, et qu'il les enferme ou les excite toutes. La haine de
quelque objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre. Je ne hais la
maladie que parce que j'aime la santé. Je n'ai d'aversion pour quelqu'un que
parce qu'il m'est un obstacle à posséder ce que j'aime. Le désir n'est qu'un
amour qui s'étend au bien qu'il n'a pas, comme la joie est un amour qui
s'attache au bien qu'il a. La fuite et la tristesse sont un amour qui s'éloigne
du mal par lequel il est privé de son bien et qui s'en afflige. L'audace est un
amour qui entreprend pour posséder l'objet aimé, ce qu'il y a de plus difficile,
et la crainte un amour qui se voyant menacé de perdre ce qu'il recherche, est
troublé de ce péril. L'espérance est un amour qui se flatte qu'il possédera
l'objet aimé, et le désespoir est un amour désolé de ce qu'il s'en voit privé à
jamais, ce qui cause un abattement dont on ne peut se relever. La colère est un
amour irrité de ce qu'on lui veut ôter son bien et s'efforçant de le défendre.
Enfin ôtez l'amour, il n'y a plus de passions; et posez l'amour, vous les faites
naître toutes.
Quelques-uns pourtant ont parlé
de l'admiration comme de la première des passions, parce qu'elle naît en nous à
la première surprise que nous cause un objet nouveau, avant que de l'aimer ou de
le haïr. Mais si cette surprise en demeure à la simple admiration d'une chose
qui paraît nouvelle, elle ne fait en nous aucune émotion, ni aucune passion par
conséquent. Que si elle nous cause quelque émotion, nous avons remarqué comme
elle appartient aux passions que nous avons expliquées. Ainsi il faut persister
à mettre l'amour la première des passions, et la source de toutes les autres.
Voilà ce qu'un peu de réflexion
sur nous-mêmes nous fera connaître de nos passions, autant qu'elles se font
sentir à l’âme .
49
Il faudrait ajouter seulement
qu'elles nous empêchent de bien raisonner et qu'elles nous engagent dans le
vice, si elles ne sont détournées. Mais ceci s'entendra mieux quand nous aurons
défini les opérations intellectuelles.
Les opérations intellectuelles
sont celles qui sont élevées au-dessus des sens.
Disons quelque chose de plus
précis : ce sont celles qui ont pour objet quelque raison qui nous est connue.
J'appelle ici raison
l'appréhension ou la perception de quelque chose de vrai, ou qui soit réputé
pour tel. La suite va faire entendre tout ceci.
Il y a deux sortes d'opérations
intellectuelles : celles de l'entendement et celles de la volonté.
L'une et l'autre a pour objet
quelque raison qui nous est connue. Tout ce que j'entends est fondé sur quelque
raison ; je ne veux rien que je ne puisse dire pour quelle raison je le veux.
Il n'en est pas de même des
sensations, comme la suite le fera paraître à qui y prendra garde de près.
Disons avant toutes choses ce
qui appartient à l'entendement.
L'entendement est la lumière que
Dieu nous a donnée pour nous conduire. On lui donne divers noms : en tant qu'il
invente et qu'il pénètre, il s'appelle esprit; en tant qu'il juge et qu'il
dirige au vrai et au bien, il s'appelle raison et jugement.
Le vrai caractère de l'homme,
qui le distingue si fort des autres animaux, c'est d'être capable de raison. Il
est porté naturellement à rendre raison de ce qu'il fait. Ainsi le vrai homme
sera celui qui peut rendre bonne raison de sa conduite.
La raison, en tant qu'elle nous détourne du vrai mal de
l'homme, qui est le péché, s'appelle la conscience.
Quand notre conscience nous
reproche le mal que nous avons fait, cela s'appelle syndérèse ou
remords de conscience.
La raison nous est donnée pour
nous élever au-dessus des sens
50
et de l’imagination. La raison qui les suit et s'y asservit
est une raison corrompue, qui ne mérite plus le nom de raison.
Voilà en général ce que c'est
que l'entendement ; mais concevrons mieux quand nous aurons exactement défini
son opération.
Entendre, c'est connaître le
vrai et le faux, et discerner l'un d'avec l'autre. Par exemple entendre un
triangle, c'est connaître cette vérité, que c'est une figure à trois côtés;
ou parce que ce mot de triangle pris absolument est affecté au triangle
rectiligne, entendre le triangle, c'est entendre que c'est une figure terminée
de trois lignes droites.
Par cette définition, je connais
la nature de l'entendement, et sa différence d'avec les sens.
Les sens donnent lieu à la
connaissance de la vérité ; mais ce n'est pas par eux précisément que je la
connais.
Quand je vois les arbres d'une
longue allée, quoiqu'ils soient tous à peu près égaux, se diminuer peu à peu à
mes yeux, en sorte que la diminution commence dès le second et se continue à
proportion de l'éloignement; quand je vois uni, poli et continu ce qu'un
microscope me fait voir rude, inégal et séparé; quand je vois courbe à travers
de l'eau un bâton que je sais d'ailleurs être droit; quand emporté dans un
bateau par un mouvement égal, je me sens comme immobile avec tout ce qui est
dans le vaisseau, pendant que je vois le reste, qui ne branle pourtant pas,
comme s'enfuyant de moi, en sorte que je transporte mon mouvement à des choses
immobiles et leur immobilité à moi qui remue : ces choses et mille autres de
même nature où les sens ont besoin d'être redressés, me font voir que c'est par
quelque autre faculté que je connais la vérité et que je la discerne de la
fausseté.
Et cela ne se trouve pas
seulement dans les sensibles que nous avons appelés communs, mais encore dans
ceux qu'on appelle propres, il m'arrive souvent devoir, sur certains objets,
certaines couleurs ou certaines taches qui ne proviennent point des objets
mêmes, mais du milieu à travers lequel je les regarde, ou de l’altération de mon
organe; ainsi des yeux remplis de bile font voir tout jaune; et eux-mêmes
éblouis pour avoir été trop
51
arrêtés sur le soleil, font voir après cela diverses
couleurs ou en l'air ou sur les objets, que l'on n'y verrait nullement sans
cette altération. Souvent je sens dans l'oreille des bruits semblables à ceux
que me cause l'air agité par certains corps sans néanmoins qu'il le soit. Telle
odeur paraît bonne à l'un et désagréable à l'autre. Les goûts sont différents,
et un autre trouvera toujours amer ce que je trouve toujours doux. Moi-même je
ne m'accorde pas toujours avec moi-même, et je sens que le goût varie en moi
autant par la propre disposition de ma langue que par celle des objets mêmes.
C'est à la raison à juger de ces illusions des sens, et c'est à elle par
conséquent à connaître la vérité.
De plus les sens ne m'apprennent
pas ce qui se fait dans leurs organes. Quand je regarde ou que j'écoute, je ne
sens ni l'ébranlement qui se fait dans lu tympan que j'ai dans l'oreille, ni
celui des nerfs optiques que j'ai dans le fond de l'œil. Lorsque ayant les yeux
blessés ou le goût malade, je sens tout amer et je vois tout jaune, je ne sens
point par la vue ni par le goût l'indisposition de mes yeux ou de ma langue.
J'apprends tout cela par les réflexions que je fais sur les organes corporels
dont mon seul entendement me fait connaître les usages naturels avec leurs
dispositions bonnes ou mauvaises.
Les sens ne me disent non plus
ce qu'il y a dans leurs objets capable d'exciter en moi les sensations. Ce que
je sens quand je dis : J'ai chaud ou je brûle, sans doute n'est pas la même
chose que ce que je conçois dans le feu lorsque je l'appelle chaud et brûlant.
Ce qui me fait dire : J'ai chaud, c'est un certain sentiment que le feu qui ne
sent pas ne peut avoir, et ce sentiment, augmenté jusqu'à la douleur me fait
dire que je brûle.
Quoique le feu n'ait en lui-même
ni le sentiment ni la douleur qu'il excite en moi, il faut bien qu'il y ait en
lui quelque chose capable de l'exciter : mais ce quelque chose que j'appelle la
chaleur du feu, n'est point connu par les sens, et si j'en ai quelque idée elle
me vient d'ailleurs.
Ainsi les sens ne nous apportent
que leurs propres sensations, et laissent à l'entendement à juger des
dispositions qu'ils marquent dans les objets. L'ouïe m'apporte seulement les
sons, et le goût
52
l’amer et le doux ; comment il faut que l'air soit ému pour
causer du bruit, ce qu'A y a dans les viandes qui me les fait trouver amères ou
douces, sera toujours ignoré si l'entendement ne le découvre.
Ce qui se dit des sens s'étend
aussi à l'imagination qui, comme nous avons dit, ne nous apporte autre chose que
des images de la sensation, qu'elle ne surpasse que dans la durée.
Et tout ce que l'imagination
ajoute à la sensation, est une pure illusion qui a besoin d'être corrigée, comme
quand, ou dans les songes, ou par quelque trouble, j'imagine les choses
autrement que je ne les vois.
Ainsi tant en dormant qu'en
veillant, nous nous trouvons souvent remplis de fausses imaginations dont le
seul entendement peut juger.
C'est pourquoi tous les
philosophes sont d'accord qu'il n'appartient qu'à lui seul de connaître le vrai
et le faux, et de discerner l'un d'avec l'autre.
C'est aussi lui seul qui
remarque la nature des choses. Par la vue nous sommes touchés de ce qui est
étendu et de ce qui est en mouvement : le seul entendement recherche et conçoit
ce que c'est que d'être étendu, et ce que c'est que d'être en mouvement.
Par la même raison, il n'y a que
l'entendement qui puisse errer. A proprement parler, il n'y a point d'erreur
dans le sens, qui fait toujours ce qu'il doit, puisqu'il est fait pour opérer
selon les dispositions non-seulement des objets, mais des organes. C'est à
l'entendement, qui doit juger des organes mêmes, à tirer des sensations les
conséquences nécessaires; et s'il se laisse surprendre, c'est lui qui se trompe.
Ainsi il demeure pour constant que le vrai effet de
l'intelligence, c'est de connaître le vrai et le faux et les discerner l'un de
l'autre.
C'est ce qui ne convient qu'à
l'entendement, et ce qui montre en quoi il diflere tant des sens que de
l'imagination.
53
Mais il y a des actes de
l'entendement qui suivent de si près les sensations, que nous les confondons
avec elles, à moins d'y prendre garde fort exactement.
Le jugement que nous faisons
naturellement des proportions et de l'ordre qui en résulte, est de cette sorte.
Connaître les proportions et
l'ordre, est l'ouvrage de la raison qui compare une chose avec une autre et en
découvre les rapports.
Le rapport de la raison et de
l'ordre est extrême. L'ordre ne peut être remis dans les choses que par la
raison, ni être entendu que par elle. Il est ami de la raison et son propre
objet.
Ainsi on ne peut nier
qu'apercevoir les proportions, apercevoir l'ordre et en juger, ne soit une chose
qui passe les sens.
Par la même raison apercevoir la
beauté et en juger est un ouvrage de l'esprit, puisque la beauté ne consiste que
dans l'ordre, c'est-à-dire dans l'arrangement et la proportion.
De là vient que les choses qui
sont les moins belles en elles-mêmes reçoivent une certaine beauté quand elles
sont arrangées avec de justes proportions et un rapport mutuel.
Ainsi il appartient à l'esprit,
c'est-à-dire à l'entendement, de juger de la beauté; parce que juger de la
beauté, c'est juger de l'ordre, de la proportion et de la justesse; choses que
l'esprit seul peut apercevoir.
Ces choses présupposées, il sera
aisé de comprendre qu'il nous arrive souvent d'attribuer aux sens ce qui
appartient à l'esprit.
Lorsque nous regardons une
longue allée, quoique tous les arbres décroissent à nos yeux à mesure qu'ils
s'en éloignent, nous les jugeons tous égaux. Ce jugement n'appartient point à
l'œil, à l'égard duquel ces arbres sont diminués. Il se forme par une secrète
réflexion de l'esprit, qui connaissant naturellement la diminution que cause
l'éloignement dans les objets, juge égales
54
toutes les choses qui décroissent également à la vue à
mesure qu'elles s'éloignent.
Mais encore que ce jugement
appartienne à l’esprit, à cause qu'il est fondé sur la sensation et qu'il la
suit de près ou plutôt qu'il naît avec elle, nous l'attribuons aux sens, et nous
disons qu'on voit à l'œil l'égalité de ces arbres et la juste proportion de
cette allée.
C'est aussi parla qu'elle nous
plaît et qu'elle nous semble belle; et nous croyons voir par les yeux plutôt
qu'entendre par l'esprit cette beauté, parce qu'elle se présente à nous aussitôt
que nous jetons les yeux sur cet agréable objet.
Mais nous savons d'ailleurs que
la beauté, c'est-à-dire la justesse, la proportion et l'ordre, ne s'aperçoit que
par l'esprit, dont il ne faut pas confondre l'opération avec celle du sens, sous
prétexte qu'elle l'accompagne.
Ainsi quand nous trouvons un
bâtiment beau, c'est un jugement que nous faisons sur la justesse et la
proportion de toutes les parties en les rapportant les unes aux autres, et il y
a dans ce jugement un raisonnement caché que nous n'apercevons pas à cause qu'il
se fait fort vite.
Nous avons donc beau dire que
cette beauté se voit à l'œil, ou que c'est un objet plaisant aux yeux, ce
jugement nous vient par ces sortes de réflexions secrètes qui pour être vives et
promptes, et pour suivre de près les sensations, sont confondues avec elles.
Il en est de même de toutes les
choses dont la beauté nous frappe d'abord. Ce qui nous fait trouver une couleur
belle, c'est un jugement secret que nous portons en nous-mêmes de sa proportion
avec notre œil qu'elle divertit. Les beaux tons, les beaux chants, les belles
cadences, ont la même proportion avec notre oreille. En apercevoir la justesse
aussi promptement que le son nous touche l'ouïe, c'est ce qu'on appelle avoir
l'oreille bonne, quoique, pour parler exactement, il fallût attribuer ce
jugement à l'esprit.
Et une marque que cette
justesse, qu'on attribue à l'oreille, est un ouvrage de raisonnement et de
réflexion, c'est qu'elle s'acquiert ou se perfectionne par l'art. Il y a
certaines règles qui
55
étant une fois connues, font sentir plus promptement la
beauté de certains accords ; l'usage même fait cela tout seul, parce qu'en
multipliant les réflexions, il les rend plus aisées et plus promptes ; et on dit
qu'il raffine l'oreille, parce qu'il allie plus vite, avec des sons qui la
frappent, le jugement que porte l'esprit sur la beauté des accords.
Les jugements que nous faisons
en trouvant les choses grandes ou petites par rapport des unes aux autres, sont
encore de même nature. C'est par là que le dernier. arbre d'une longue allée,
quelque petit qu'il vienne à nos yeux, nous paraît naturellement aussi grand que
le premier ; et nous ne jugerions pas aussi sûrement de sa grandeur, si le même
arbre étant seul dans une vaste campagne ne pouvait pas être comparé à d'autres.
Il y a donc en nous une
géométrie naturelle, c'est-à-dire une science des proportions qui nous fait
mesurer les grandeurs en les comparant les unes aux autres, et concilie la
vérité avec les apparences.
C'est ce qui donne moyen aux
peintres de nous tromper dans leurs perspectives. En imitant l'effet de
l'éloignement et la diminution qu'il cause proportionnellement dans les objets,
ils nous font paraître enfoncé ou relevé ce qui est uni, éloigné ce qui est
proche, et grand ce qui est petit.
C'est ainsi que sur un théâtre
de vingt ou trente pieds, on nous fait paraître des allées immenses. Et alors si
quelque homme vient à se montrer au-dessus du dernier arbre de cette allée
imaginaire, il nous paraît un géant, comme surpassant en grandeur cet arbre que
la justesse des proportions nous fait égaler au premier.
Et par la même raison les
peintres donnent souvent une figure à leurs objets pour nous en faire paraître
une autre. Ils tournent en losange les pavés d'une chambre, qui doivent paraître
carrés, parce que dans une certaine distance les carreaux effectifs prennent à
nos yeux cette figure ; et nous voyons ces carreaux peints si bien carrés, que
nous avons peine à croire qu'ils soient si étroits, ou tournés si obliquement :
tant est forte l'habitude que notre esprit a prise de former ses jugements sur
les proportions,
57
et de juger toujours de même, pourvu qu'on ait trouvé l'art
de ne rien changer dans les apparences.
Et quand nous découvrons par
raisonnement ces tromperies de la perspective, nous disons que le jugement
redresse les sens, au lieu qu'il faudrait dire pour parler avec une entière
exactitude que le jugement se redresse lui-même, c'est-à-dire qu'un jugement qui
suit l'apparence est redressé par un jugement qui se fonde en vérité connue, et
un jugement d'habitude par un jugement de réflexion expresse.
Voilà ce qu'il faut entendre
pour apprendre à ne pas confondre avec les sensations des choses de
raisonnement. Mais comme il est beaucoup plus à craindre qu'on ne confonde
l'imagination avec l'intelligence, il faut encore marquer les caractères propres
de l'une et de l'autre.
La chose sera aisée, en faisant
un peu de réflexion sur ce qui a çté dit.
Nous avons dit premièrement que
l'entendement connaît la nature des choses, ce que l'imagination ne peut pas
faire.
Il y a, par exemple, grande
différence entre imaginer le triangle et entendre le triangle. Imaginer le
triangle, c'est s'en représenter un d'une mesure déterminée et avec une certaine
grandeur de ses angles et de ses côtés ; au lieu que l'entendre, c'est en
connaître la nature et savoir en général que c'est une figure à trois côtés,
sans déterminer aucune grandeur ni proportion particulière. Ainsi quand on
entend un triangle, l'idée qu'on en a convient à tous les triangles
équilatéraux, isocèles ou autres, de quelque grandeur et proportion qu'ils
soient ; au lieu que le triangle qu'on imagine est restreint à une certaine
espèce de triangle et à une grandeur déterminée.
Il faut juger de la même sorte
des autres choses qu'on peut imaginer et entendre; par exemple, imaginer
l'homme, c'est s'en représenter un qui soit de grande ou de petite taille, blanc
ou
58
basané, sain ou malade : et l'entendre, c'est concevoir
seulement que c'est un animal raisonnable sans s'arrêter à aucune de ses
qualités particulières.
Il y a encore une autre
différence entre imaginer et entendre. C'est qu'entendre s'étend beaucoup plus
loin qu'imaginer. Car on ne peut imaginer que les choses corporelles et
sensibles, au lieu que l'on peut entendre les choses tant corporelles que
spirituelles, celles qui sont sensibles et celles qui ne le sont pas : par
exemple, Dieu et l’âme .
Ainsi ceux qui veulent imaginer
Dieu et l’âme tombent dans une grande erreur, parce qu'ils veulent imaginer ce
qui n'est pas imaginable, c'est-à-dire ce qui n'a ni corps, ni figure, ni enfin
rien de sensible.
A cela il faut rapporter les
idées que nous avons de la bonté, de la vérité, de la justice, de la sainteté et
les autres semblables, dans lesquelles il n'entre rien de corporel, et qui aussi
conviennent ou principalement, ou seulement, aux choses spirituelles, telles que
sont Dieu et l’âme ; de sorte qu'elles ne peuvent pas être imaginées, mais
seulement entendues.
Comme donc toutes les choses qui
n'ont point de corps ne peuvent être conçues que par la seule intelligence, il
s'ensuit que l'entendement s'étend pins loin que l'imagination.
Mais la différence essentielle
entre imaginer et entendre, est celle qui est exprimée par la définition. C'est
qu'entendre n'est autre chose que connaître et discerner le vrai et le faux, ce
que l'imagination qui suit simplement le sens ne peut avoir.
Encore que ces deux actes
d'imaginer et d'entendre soient si distingués, ils se mêlent toujours ensemble.
L'entendement ne définit point le triangle ni le cercle, que l'imagination ne
s'en figure un. Il se mêle des images sensibles dans la considération des choses
les plus spirituelles, par exemple de Dieu et des âmes; et quoique nous les
rejetions de notre pensée comme choses fort
58
éloignées de l'objet que nous contemplons, elles ne
laissent pas de le suivre.
Il se forme souvent aussi dans
notre imagination des figures bizarres et capricieuses, qu'elle ne peut pas
forger toute seule et où il faut qu'elle soit aidée par l'entendement. Les
centaures, les chimères et les autres compositions de cette nature que nous
faisons et défaisons quand il nous plaît, supposent quelque réflexion sur les
choses différentes dont elles se forment, et quelque comparaison des unes avec
les autres : ce qui appartient à l'entendement. Mais ce même entendement, qui
excite dans la fantaisie ces assemblages monstrueux, en connaît la vanité.
L'imagination, selon qu'on en
use, peut servir ou nuire à l’intelligence.
Le bon usage de l'imagination
est de s'en servir seulement pour rendre l'esprit attentif; par exemple, quand
en discourant de la nature du cercle et du carré et des proportions de l'un avec
l'autre je m'en figure un dans l'esprit, cette image me sert beaucoup à empêcher
les distractions et à fixer ma pensée sur ce sujet.
Le mauvais usage de
l'imagination est de la laisser décider ; ce qui arrive principalement à ceux
qui ne croient rien de véritable que ce qui est imaginable et sensible : erreur
grossière qui confond l'imagination et le sens avec l'entendement.
Aussi l'expérience fait-elle
voir qu'une imagination trop vive étouffe le raisonnement et le jugement.
Il faut donc employer
l'imagination et les images sensibles seulement pour nous recueillir en
nous-mêmes, en sorte que la raison préside toujours.
Par là se peut remarquer la
différence entre les gens d'imagination et les gens d'esprit ou d'entendement.
Mais il faut auparavant démêler l'équivoque de ce terme, esprit.
L'esprit s'étend quelquefois
tant à l'imagination qu'à l'entendement, et en un mot à tout ce qui agit au
dedans de nous.
59
Ainsi quand nous avons dit qu'on se figurait dans l'esprit
un cercle ou un carré, le mot d’esprit signifiait là l'imagination.
Mais la signification la plus
ordinaire du mot d'esprit est de le prendre pour entendement : ainsi un homme d’esprit
et un homme d'entendement est à peu près la même chose, quoique le mot
d'entendement marque un peu plus ici le bon jugement.
Cela supposé, la différence des
gens d'imagination et des gens d'esprit est évidente. Ceux-là sont propres à
retenir et à se représenter vivement les choses qui frappent les sens. Ceux-ci
savent démêler le vrai et le faux et juger de l'un et de l'autre.
Ces deux qualités des hommes se
remarquent dans leurs discours et dans leur conduite.
Les premiers sont féconds en
descriptions, en peintures vives, en comparaisons, et autres choses semblables
que les sens fournissent; le bon esprit donne aux autres un fort raisonnement
avec un discernement exact et juste, qui produit des paroles propres et
précises.
Les premiers sont passionnés et
emportés, parce que l'imagination qui prévaut en eux excite naturellement et
nourrit les passions. Les autres sont réglés et modérés, parce qu'ils sont plus
disposés à écouter la raison et à la suivre.
Un homme d'imagination est
fécond en expédients, parce que la mémoire qu'il a fort vive et les passions
qu'il a fort ardentes, donnent beaucoup de mouvement à son esprit. Un homme
d'entendement sait mieux prendre son parti et agit avec plus de suite. Ainsi
l'un trouve ordinairement plus de moyens pour arriver à une fin; l'autre en fait
un meilleur choix et se soutient mieux.
Comme nous avons remarqué que
l'imagination aide beaucoup l'intelligence, il est clair que pour faire un
habile homme, il faut de l'un et de l'autre : mais dans ce tempérament il faut
que l'intelligence et le raisonnement prévale.
Et quand nous avons distingué
les gens d'imagination d'avec les gens d'esprit, ce n'est pas que les premiers
soient tout à fait destitués de raisonnement, ni les autres d'imagination. Ces
deux choses vont toujours ensemble, mais on définit les hommes par la partie qui
domine en eux.
60
Il faudrait ici parler des gens
de mémoire, qui est comme un troisième caractère entre les gens de raisonnement
et les gens d'imagination. La mémoire fournit beaucoup au raisonnement; mais
elle appartient à l'imagination ; quoique dans l'usage ordinaire on appelle gens
d'imagination ceux qui sont inventifs, et gens de mémoire ceux qui retiennent ce
qui est inventé par les autres.
Après avoir séparé
l'intelligence d'avec les sens et d'avec l'imagination, il faut maintenant
considérer quels sont les actes particuliers de l'intelligence.
C'est autre chose d'entendre la
première fois une vérité, autre chose de la rappeler à notre esprit après
l'avoir sue. L'entendre la première fois, s'appelle entendre simplement,
concevoir, apprendre; et la rappeler dans son esprit, s'appelle se ressouvenir.
On distingue la mémoire qui
s'appelle imaginative, où se retiennent les choses sensibles et les sensations,
d'avec la mémoire intellectuelle par laquelle se retiennent les vérités et les
choses de raisonnement et d'intelligence.
On distingue aussi entre les
pensées de l’âme qui tendent directement aux objets, et celles où elle se
retourne sur elle-même et sur ses propres opérations, par cette manière de
penser qu'on appelle réflexion.
Cette expression est tirée des
corps, lorsque repoussés par d'autres corps qui s'opposent à leur mouvement, ils
retournent pour ainsi dire sur eux-mêmes.
Par la réflexion l'esprit juge des objets, des sensations,
enfin de lui-même et de ses propres jugements qu'il redresse ou qu'il confirme.
Ainsi il y a des réflexions qui se font sur les objets et les sensations
simplement, et d'autres qui se font sur les actes mêmes de l'intelligence, et
celles-là sent les plus sures et les meilleures.
61
Mais ce qu'il y a de principal
en cette matière est de bien entendre les trois opérations de l'esprit.
Dans une proposition, c'est
autre chose d'entendre les termes dont elle est composée ; autre chose de les
assembler ou de les disjoindre : par exemple, dans ces deux propositions :
Dieu est éternel, l'homme n'est pas éternel, c'est autre chose d'entendre
ces termes, Dieu, homme, éternel, autre chose de les assembler ou de les
disjoindre en disant : Dieu est éternel, ou : L'homme n'est pas
éternel.
Entendre les termes, par
exemple, entendre que Dieu veut dire la première cause, qu’homme veut
dire animal raisonnable, qu'éternel veut dire ce qui n'a ni commencement ni fin,
c'est ce qui s'appelle conception, simple appréhension, et c'est la première
opération de l'esprit.
Elle ne se fait peut-être jamais
toute seule, et c'est ce qui fait dire à quelques-uns qu'elle n'est pas. Mais
ils ne prennent pas garde qu'entendre les termes, est chose qui précède
naturellement les assembler : autrement on ne sait ce qu'on assemble.
Assembler ou disjoindre les
termes, c'est en assurer un de l'autre, ou en nier un de l'autre, en disant :
Dieu est éternel, l'homme n'est pas éternel : c'est ce qui s'appelle
proposition ou jugement, qui consiste à affirmer ou nier, et c'est la seconde
opération de l'esprit.
A cette opération appartient
encore de suspendre son jugement quand la chose ne paraît pas claire, et c'est
ce qui s'appelle douter.
Que si nous nous servons d'une
chose claire, pour en rechercher une obscure, cela s'appelle raisonner, et c'est
la troisième opération de l'esprit.
Raisonner, c'est prouver une
chose par une autre ; par exemple, prouver une proposition d'Euclide par une
autre; prouver que Dieu hait le péché, parce qu'il est saint, ou qu'il ne change
jamais ses résolutions, parce qu'il est éternel et immuable dans tout ce qu'il
est.
62
Toutes les fois que nous trouvons dans le discours ces
particules, parce que, car, puisque, donc, et les autres qu’on nomme
causales, c'est la marque indubitable du rayonnement.
Mais sa construction naturelle
et celle qui découvre toute sa force, est d’arranger trois propositions dont la
dernière suive deux autres : par exemple pour réduire en forme les deux
raisonnements que nous venons de proposer sur Dieu, il faut dire ainsi :
Ce qui est saint hait le péché :
Dieu est saint :
Donc Dieu hait le péché.
Ce qui est éternel et immuable dans tout ce qu'il est,
ne change jamais ses résolutions :
Dieu est éternel et immuable dans tout ce qu'il est :
Donc Dieu ne change jamais ses résolutions.
Nous entendons naturellement que
si les deux premières propositions qu'on appelle majeure et mineure, sont bien
prouvées, la troisième qu'on appelle conclusion ou conséquence est indubitable.
Nous ne nous astreignons guère à
construire lé raisonnement de cette sorte, parce que cela rendrait le discours
trop long, et que d'ailleurs un raisonnement s'entend très-bien sans cela. Car
on dit, par exemple, en très-peu de mots : Dieu, qui est bon, doit être
bienfaisant envers les hommes, et on entend facilement que, parce qu'il est
bon de sa nature, on doit croire qu'il est bienfaisant envers la nôtre.
Un raisonnement est ou seulement
probable, vraisemblable et conjectural, ou certain et démonstratif. Le premier
genre de raisonnement se fait en matière douteuse ou particulière et
contingente; le second se fait en matière certaine, universelle et nécessaire :
par exemple j'entreprends de prouver que César est un ennemi de sa patrie, qui a
toujours eu le dessein d'en opprimer la liberté, comme il a fait à la fin; et
que Brutus qui l'a tué n'a jamais eu d'autre dessein que celui de rétablir la
forme légitime
63
de la république, c'est raisonner en matière douteuse,
particulière et contingente, et tous les raisonnements que je fais sont du genre
conjectural; et au contraire quand je prouve que tous les angles au sommet et
les angles alternes sont égaux, et que les trois angles de tout triangle sont
égaux à deux droits, c'est raisonner en matière certaine, universelle et
nécessaire : le raisonnement que je fais est démonstratif et s'appelle
démonstration.
Le fruit de la démonstration est
la science; tout ce qui est démontré ne peut pas être autrement qu'il est
démontré. Ainsi toute vérité démontrée est nécessaire, éternelle et immuable.
Car en quelque point de l'éternité qu'on suppose un entendement humain, il sera
capable de l'entendre. Et comme cet entendement ne la fait pas, mais la suppose,
il s'ensuit qu'elle est éternelle et par là indépendante de tout entendement
créé.
Il faut soigneusement remarquer
qu'il y a des propositions qui s'entendent par elles-mêmes et dont il ne faut
point demander de preuve ; par exemple dans les mathématiques : Le tout est
plus grand que sa partie. Deux lignes parallèles ne se rencontrent jamais à
quelque étendue qu'on les prolonge. De tout point donné on peut tirer une ligne
à un autre point. Et dans la morale : Il faut suivre la raison, l'ordre
vaut mieux que la confusion; et autres de cette nature.
De telles propositions sont
claires par elles-mêmes, parce que quiconque les considère et en a entendu les
termes ne peut leur refuser sa croyance.
Ainsi nous n'en cherchons point
de preuves ; mais nous les faisons servir de preuves aux autres qui sont plus
obscures ; par exemple de ce que l'ordre est meilleur que la confusion, je
conclus qu'il n'y a rien de meilleur à l'homme que d'être gouverné selon les
lois, et qu'il n'y a rien de pire que l'anarchie, c'est-à-dire de vivre sans
gouvernement et sans lois.
Ces propositions claires et
intelligibles par elles-mêmes et dont on se sert pour démontrer la vérité des
autres, s'appellent axiomes ou premiers principes. Elles sont d'éternelle
vérité, parce qu'ainsi qu'il a été dit, toute vérité certaine en matière
universelle est éternelle; et si les vérités démontrées le sont, à
64
plus forte raison celles qui servent de fondement à la
démonstration.
Voilà ce qui s'appelle les trois
opérations de l'esprit. La première ne juge de rien et ne discerne pas tant le
vrai d'avec le feux, qu'elle prépare la voie au discernement en démêlant les
idées. La seconde commence à juger ; car elle reçoit comme vrai ou faux ce qui
est évidemment tel et n'a pas besoin de discussion. Quand elle ne voit pas
clair, elle doute et laisse la chose à examiner au raisonnement, où se fait le
discernement parfait du vrai et du faux.
Mais on peut douter en deux
manières. Car on doute premièrement d'une chose avant que de l'avoir examinée,
et on en doute quelquefois encore plus après l'avoir examinée. Le premier doute
peut être appelé un simple doute ; le second peut être appelé un doute raisonné
qui tient beaucoup du jugement, parce que tout considéré on prononce avec
connaissance de cause que la chose est douteuse.
Quand par le raisonnement on
entend certainement quelque chose, qu'on en comprend les raisons, et qu'on a
acquis la facilité de s'en ressouvenir, c'est ce qui s'appelle science.
Le contraire s'appelle ignorance.
Il y a de la différence entre
ignorance et erreur. Errer, c'est croire ce qui n'est pas. Ignorer, c'est
simplement ne le savoir pas.
Parmi les choses qu'on ne sait
point, il y en a qu'on croit sur le témoignage d'autrui; c'est ce qui s'appelle
foi. Il y en a sur lesquelles on suspend son jugement et avant et après
l'examen; c'est ce qui s'appelle doute; et quand dans le doute on penche
d'un côté plutôt que d'un autre sans pourtant rien déterminer absolument, cela
s'appelle opinion.
Lorsqu'on croit quelque chose
sur le témoignage d'autrui, ou c'est Dieu qu'on en croit, et alors c'est la foi
divine ; ou c'est l'homme, et alors c'est la foi humaine.
65
La foi divine n'est sujette à
aucune erreur, parce qu'elle s'appuie sur le témoignage de Dieu, qui ne peut
tromper ni être trompé.
La foi humaine en certain cas
peut aussi être indubitable, quand ce que les hommes rapportent passe pour
constant dans tout le genre humain, sans que personne le contredise; par exemple
qu'il y a une ville nommée Alep, et un fleuve nommé Euphrate, et une montagne
nommée Caucase, et ainsi du reste ; ou quand nous sommes très-assurés que ceux
qui nous rapportent quelque chose qu'ils ont vue n'ont aucune raison de nous
tromper : tels que sont, par exemple, les apôtres qui dans les maux que leur
attirait le témoignage qu'ils rendaient à Jésus-Christ ressuscité, ne pouvaient
être portés à le rendre constamment jusqu'à la mort, que par l'amour de la
vérité.
Hors de là, ce qui n'est
certifié que par les hommes peut être cru comme plus vraisemblable, mais non pas
comme certain.
Il en est de même toutes les
fois que nous croyons quelque chose par des raisons seulement probables, et non
tout à fait convaincantes : car alors nous n'avons pas la science, mais
seulement une opinion qui, encore qu'elle penche d'un certain côté, ainsi qu'il
a été dit, n'ose pas s'y appuyer tout à fait et n'est jamais sans quelque
crainte.
Ainsi nous avons entendu ce que
c'est que science, ignorance, erreur, foi divine et humaine, opinion et doute.
Toutes les sciences sont
comprises dans la philosophie. Ce mot signifie l'amour de la sagesse à laquelle
l'homme parvient en cultivant son esprit par les sciences.
Parmi les sciences, les unes
s'attachent à la seule contemplation de la vérité, et pour cela sont appelées
spéculatives; les autres tendent à l'action, et sont appelées pratiques.
Les sciences spéculatives sont
la métaphysique, qui traite des choses les plus immatérielles, comme de l'être
en général, et en particulier de Dieu et des êtres intellectuels faits à son
image; la
66
physique, qui étudie la nature; la géométrie, qui démontre
l'essence et les propriétés des grandeurs, comme l'arithmétique celle des
nombres ; l'astronomie, qui apprend le cours des astres et par là le système
universel du monde, c'est-à-dire la disposition de ses principales parties ;
chose qui peut être aussi rapportée à la physique.
Les sciences pratiques sont la logique et la morale, dont
l'une nous enseigne à bien raisonner, et l'autre à bien vouloir.
Des sciences sont nés les arts,
qui ont apporté tant d'ornement et tant d'utilité à la vie humaine.
Les arts diffèrent d'avec les
sciences en ce que premièrement, ils nous font produire quelque ouvrage
sensible; au lieu que les sciences exercent seulement ou règlent les opérations
intellectuelles : et secondement, que les arts travaillent en matière
contingente. La rhétorique s'accommode aux passions et aux affaires présentes ;
la grammaire au génie des langues et à leur usage variable; l'architecture aux
diverses situations : mais les sciences s'occupent d'un objet éternel et
invariable, ainsi qu'il a été dit.
Quelques-uns mettent la logique
et la morale parmi les arts, parce qu'elles tendent à l'action. Mais leur action
est purement intellectuelle; et il semble que ce doit être quelque chose de plus
qu'un art, qui nous apprenne par où le raisonnement et la volonté est droite ;
chose immuable et supérieure à tous les changements de la nature et de l'usage.
Il est pourtant vrai qu'à
prendre le mot d'art pour industrie et pour méthode, on peut dire qu'il y a
beaucoup d'art dans les moyens qu'emploient la logique et la morale à nous faire
bien raisonner et bien vivre : joint aussi que dans l'application il peut y
avoir certains préceptes qui changent selon les personnes.
Les principaux arts sont : la
grammaire, qui fait parler correctement ; la rhétorique, qui fait parler
éloquemment ; la poétique, qui fait parler divinement et comme si l'on était
inspiré ; la musique, qui par la juste proportion des tons donne à la voix une
force secrète pour délecter et pour émouvoir; la médecine et ses dépendances,
qui tiennent le corps humain en bon état ; l'arithmétique pratique, qui apprend
à calculer sûrement et facilement;
67
l’architecture, qui donne la commodité et la beauté aux
édifices publics et particuliers, qui orne les villes et les fortifie, qui bâtit
des palais aux rois et des temples à Dieu ; la mécanique, qui fait jouer les
ressorts et transporter aisément les corps pesants, comme les pierres pour
élever les édifices et les eaux pour le plaisir ou pour la commodité de la vie ;
la sculpture et la peinture, qui en imitant le naturel reconnaissent qu'elles
demeurent beaucoup au-dessous, et autres semblables.
Ces arts sont appelés
libéraux, parce qu'ils sont dignes d'un homme libre, à la différence des
arts qui ont quelque chose de servile, que notre langue appelle métiers
et arts mécaniques : quoique le nom de mécanique ait une plus noble
signification lorsqu'il exprime ce bel art qui apprend l'usage des ressorts et
la construction des machines : mais les métiers serviles usent seulement de
machines, sans en connaître la force et la construction.
Les arts règlent les métiers;
l'architecture commande aux maçons, aux menuisiers et aux autres. L'art de
manier les chevaux dirige ceux qui font les mors, les fers, les brides et les
autres choses semblables.
Les arts libéraux et mécaniques
sont distingués, en ce que les premiers travaillent de l'esprit plutôt que de la
main; et les autres, dont le succès dépend de la routine et de l'usage plutôt
que de la science, travaillent plus de la main que de l'esprit.
La peinture qui travaille de la
main plus que les autres arts libéraux, s'est acquis rang parmi eux, à cause que
le dessin qui est l’âme de la peinture est un des plus excellents ouvrages de
l'esprit, et que d'ailleurs le peintre qui imite tout doit savoir de tout. J'en
dis autant de la sculpture qui a sur la peinture l'avantage du relief, comme la
peinture a sur elle celui des couleurs.
Les sciences et les arts font
voir combien l'homme est ingénieux et inventif. En pénétrant par les sciences
les œuvres de Dieu, et en les ornant par les arts, il se montre vraiment fait à
son image et capable d'entrer, quoique faiblement dans ses desseins.
Il n'y a donc rien que l'homme
doive plus cultiver que son entendement, qui le rend semblable à son auteur. Il
le cultive en
68
le remplissant de bonnes maximes, de jugements droits et de
connaissances utiles.
La vraie perfection de
l'entendement est de bien juger.
Juger, c'est prononcer au dedans
de soi sur le vrai et sur le faux; et bien juger, c'est y prononcer avec raison
et connaissance.
C'est une partie de bien juger
que de douter quand il faut. Celui qui juge certain ce qui est certain, et
douteux ce qui est douteux, est un bon juge.
Par le bon jugement on se peut
exempter de toute erreur; car on évite l'erreur non-seulement en embrassant la
vérité quand elle est claire, mais encore en se retenant quand elle ne l'est
pas.
Ainsi la vraie règle de bien
juger est de ne juger que quand on voit clair ; et le moyen de le faire est de
juger après une grande considération.
Considérer une chose, c'est arrêter son esprit à la
regarder en elle-même; en peser toutes les raisons, toutes les difficultés et
tous les inconvénients.
C'est ce qui s'appelle
attention; c'est elle qui rend les hommes graves, sérieux, prudents,
capables des grandes affaires et des hautes spéculations.
Être attentif à un objet, c'est
l'envisager de tous côtés ; et celui qui ne le regarde que du côté qui le
flatte, quelque long que soit le temps qu'il emploie à le considérer, n'est pas
vraiment attentif.
C'est autre chose d'être attaché
à un objet, autre chose d'y être attentif. Y être attaché, c'est vouloir à
quelque prix que ce soit, lui donner ses pensées et ses désirs, ce qui fait
qu'on ne le regarde que du côté agréable : mais y être attentif, c'est vouloir
le considérer pour en bien juger, et pour cela connaître le pour et le contre.
Il y a une sorte d'attention
après que la vérité est connue, et
69
c'est plutôt une attention d'amour et de complaisance que
d'examen et de recherche.
La cause de mal juger est l’inconsidération,
qu'on appelle autrement précipitation.
Précipiter son jugement, c'est
croire ou juger avant que d'avoir connu.
Cela nous arrive ou par orgueil,
ou par impatience, ou par prévention, qu'on appelle autrement préoccupation.
Par orgueil, parce que l'orgueil
nous fait présumer que nous connaissons aisément les choses les plus difficiles
et presque sans examen. Ainsi nous jugeons trop vite, et nous nous attachons à
notre sens sans vouloir jamais revenir, de peur d'être forcés à reconnaître que
nous nous sommes trompés.
Par impatience, lorsqu'étant las
de considérer, nous jugeons avant que d'avoir tout vu.
Par prévention en deux manières,
ou par le dehors, ou par le dedans.
Par le dehors, quand nous
croyons trop facilement sur le rapport d'autrui, sans songer qu'il peut nous
tromper ou être trompé lui-même.
Par le dedans, quand nous nous
trouvons portés sans raison à croire une chose plutôt qu'une autre.
Le plus grand dérèglement de
l'esprit, c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient, et non
parce qu'on a vu qu'elles sont en effet.
C'est la faute où nos passions
nous font tomber. Nous sommes portés à croire ce que nous désirons et ce que
nous espérons, soit qu'il soit vrai, soit qu'il ne le soit pas.
Quand nous craignons quelque
chose, souvent nous ne voulons pas croire qu'elle nous arrive, et souvent aussi
par faiblesse nous croyons trop facilement qu'elle arrivera.
Celui qui est en colère en croit
toujours les causes justes sans même vouloir les examiner, et par là il est hors
d'état de porter un jugement droit.
Cette séduction des passions
s'étend bien loin dans la vie, tant à cause que les objets qui se présentent
sans cesse nous en causent
70
toujours quelques-unes, qu'à cause que notre humeur même
nous attache naturellement à de certaines passions particulières que nous
trouverions partout dans notre conduite, si nous savions nous observer.
Et comme nous voulons toujours
plier la raison à nos désirs, nous appelons raison ce qui est conforme à notre
humeur naturelle, c'est-à-dire à une passion secrète qui se fait d'autant moins
sentir qu'elle fait comme le fond de notre nature.
C'est pour cela que nous avons
dit que le plus grand mal des passions, c'est qu'elles nous empêchent de bien
raisonner; et par conséquent de bien juger, parce que le bon jugement est
l'effet du bon raisonnement.
Nous voyons aussi clairement par
les choses qui ont été dites, que la paresse qui craint la peine de considérer,
est le plus grand obstacle à bien juger.
Ce défaut se rapporte à
l'impatience. Car la paresse toujours impatiente quand il faut peiner tant soit
peu, fait qu'on aime mieux croire que d'examiner, parce que le premier est
bientôt fait et que le second demande une recherche plus longue et plus pénible.
Les conseils semblent toujours
trop longs au paresseux; c'est pourquoi il abandonne tout, et s'accoutume à
croire quelqu'un qui le mène comme un enfant et comme un aveugle (a), pour ne
pas dire comme une bête.
Par toutes les causes que nous
avons dites, notre esprit est tellement séduit qu'il croit savoir ce qu'il ne
sait pas, et bien juger des choses dans lesquelles il se trompe : non qu'il ne
distingue très-bien entre savoir et ignorer ou se tromper; car il sait que l'un
n'est pas l'autre, et au contraire qu'il n'y a rien de plus opposé : mais c'est
que, faute de considérer, il veut croire qu'il sait ce qu'il ne sait pas.
Et notre ignorance va si loin,
que souvent même nous ignorons nos propres dispositions. Un homme ne veut point
croire qu'il soit orgueilleux, ni lâche, ni paresseux, ni emporté : il veut
croire qu'il a raison; et quoique sa conscience lui re-
(a) L'anonyme a barré la fin de la phrase.
71
proche souvent ses fautes, il aime mieux étourdir lui-même
le sentiment qu'il en a, que d'avoir le chagrin de les connaître.
Le vice qui nous empêche de
connaître nos défauts s'appelle amour-propre, et c'est celui qui donne
tant de crédit aux flatteurs.
On ne peut surmonter tant de
difficultés, qui nous empêchent de bien juger, c'est-à-dire de reconnaître la
vérité, que par un amour extrême qu'on aura pour elle et un grand désir de
l'entendre.
De tout cela il paraît que mal
juger vient toujours d'un vice de volonté.
L'entendement de soi est fait
pour entendre; et toutes les fois qu'il entend, il juge bien. Car s'il juge mal,
il n'a pas assez entendu; et n'entendre pas assez, c'est-à-dire n'entendre pas
tout dans une matière dont il faut juger, à vrai dire ce n'est rien entendre ,
parce que le jugement se fait sur le tout.
Ainsi tout ce qu'on entend est
vrai. Quand on se trompe, c’est qu'on n'entend pas, et le faux qui n'est rien de
soi n'est ni entendu ni intelligible.
Le vrai c'est ce qui est. Le
faux c'est ce qui n'est pas.
On peut bien ne pas entendre ce
qui est; mais jamais on ne peut entendre ce qui n'est pas.
On croit quelquefois l'entendre,
et c’est ce qui fait l'erreur ; mais en effet on ne l'entend pas, puisqu'il
n'est pas.
Et ce qui fait qu'on croit
entendre ce qu'on n'entend pas, c'est que par les raisons ou plutôt par les
faiblesses que nous avons dites, on ne veut pas considérer ; on veut juger
cependant, et on juge précipitamment, et enfin on veut croire qu'on a entendu,
et on s'impose à soi-même.
Nul homme ne veut se tromper; et
nul homme aussi ne se tromperait s'il ne voulait des choses qui font qu'il se
trompe, parce qu'il en veut qui l'empêchent de considérer et de chercher la
vérité sérieusement.
De cette sorte celui qui se
trompe, premièrement n'entend pas son objet, et secondement ne s'entend pas
lui-même, parce qu'il ne veut considérer ni son objet, ni lui-même, ni sa
précipitation,
72
ni l’orgueil, ni l’impatience, ni la paresse, ni les
passions et les préventions qui la causent.
Et il demeure pour certain que
l’entendement purgé de ces vices et vraiment attentif à son objet, ne se
trompera jamais ; parce qu'alors ou il verra clair et ce verra sera
certain, ou il ne verra pas clair et il tiendra pour certain qu'il doit douter
jusqu’à ce que la lumière paraisse.
Par les choses qui ont été
dites, il se voit de combien l'entendement est élevé au-dessus du sens.
Premièrement le sens est forcé à
se tromper à la manière qu'il le peut être ; la vue ne peut pas voir un bâton
quelque droit qu'il soit, au travers de l'eau qu'elle ne le voie tordu ou plutôt
brisé : et elle a beau s'attacher à cet objet, jamais par elle-même elle ne
découvrira son illusion. L'entendement au contraire n'est jamais forcé à errer :
jamais il n'erre que faute d'attention; et s'il juge mal en suivant trop vite le
sens ou les passions qui en naissent, il redressera son jugement, pourvu qu'une
droite volonté le rende attentif à son objet et à lui-même.
Secondement le sens est blessé
et affaibli par les objets les plus sensibles : le bruit à force de devenir
grand étourdit et assourdit les oreilles ; l'aigre et le doux extrêmes offensent
le goût, que le seul mélange de l'un et de l'autre satisfait; les odeurs ont
besoin aussi d'une certaine médiocrité pour être agréables, et les meilleures
portées à l'excès choquent autant ou plus que les mauvaises ; plus le chaud et
le froid sont sensibles, plus ils incommodent nos sens; tout ce qui nous touche
trop violemment nous blesse ; les yeux trop fixement arrêtés sur le soleil,
c'est-à-dire sur le plus visible de tous les objets et par qui les autres se
voient, y souffrent beaucoup et à la fin s'y aveugleraient. Au contraire plus un
objet est clair et intelligible, plus il est certain, plus il est connu comme
vrai, plus il contente l'entendement et plus il le fortifie. La recherche en
peut être laborieuse; mais la contemplation en est toujours douce. C'est ce qui
a fait dire à Aristote que le sensible
73
le plus fort offense le sens; mais que le parfait
intelligible récrée l'entendement et le fortifie; d'où ce Philosophe conclut que
l'entendement de soi n'est point attaché à un organe corporel, et qu'il est par
sa nature séparable du corps, ce que nous considérerons dans la suite.
Troisièmement le sens n'est
jamais touché que de ce qui passe, c'est-à-dire de ce qui se fait et se défait
journellement. Et ces choses mêmes qui passent, dans le peu de temps qu'elles
demeurent, il ne les sent pas toujours de même ; la même chose qui chatouille
aujourd'hui mon goût, ou ne lui plaît pas toujours, ou lui plaît moins : les
objets de la vue lui paraissent autres au grand jour, au jour médiocre, dans
l'obscurité, de loin ou de près, d'un certain point ou d'un autre. Au contraire
ce qui a été une fois entendu et démontré paraît toujours le même à
l'entendement. S'il nous arrive de varier sur cela, c'est que les sens et les
passions s'en mêlent : mais l'objet de l'entendement, ainsi qu'il a été dit, est
immuable et éternel, ce qui lui montre qu'au-dessus de lui il y a une vérité
éternellement subsistante, comme nous avons déjà dit et que nous le verrons
ailleurs plus clairement.
Ces trois grandes perfections de
l'intelligence nous feront voir en leur temps qu'Aristote a parlé divinement,
quand il a dit de Fentendement et de sa séparation d'avec les organes, ce que
nous venons de rapporter.
Quand nous avons entendu les
choses, nous sommes en état de vouloir et de choisir. Car on ne veut jamais
qu'on ne connaisse auparavant.
Vouloir est une action par
laquelle nous poursuivons le bien et fuyons le mal, et choisissons les moyens
pour parvenir à l'un et éviter l'autre. Par exemple nous désirons la santé et
fuyons la maladie, et pour cela nous choisissons les remèdes propres, et nous
nous faisons saigner ou nous nous abstenons des choses nuisibles, quelque
agréables qu'elles soient, et ainsi du reste. Nous voulons être sages et nous
choisissons pour cela ou de lire,
74
ou de converser, ou d'étudier, ou de méditer en nous-mêmes,
ou enfin quelques autres choses utiles pour cette fin.
Ce qui est désiré pour l’amour
de soi-même et à cause de sa propre bonté, s'appelle fin, par exemple la santé
de l’âme et du corps; et ce qui sert pour y arriver s'appelle moyen, par
exemple, se faire instruire et prendre une médecine.
Nous sommes déterminés par notre
nature à vouloir le bien en général; mais nous avons la liberté de notre choix à
l'égard de tous les biens particuliers. Par exemple tous les hommes veulent être
heureux, et c'est le bien général que la nature demande. Mais les uns mettent
leur bonheur dans une chose, les autres dans une autre ; les uns dans la
retraite, les autres dans la vie commune; les uns dans les plaisirs et dans les
richesses, les autres dans la vertu.
C'est à l'égard de ces biens
particuliers que nous avons la liberté de choisir ; et c'est ce qui s'appelle le
franc arbitre ou le libre arbitre.
Avoir son franc arbitre, c'est
pouvoir choisir une certaine chose plutôt qu'une autre; exercer son franc
arbitre, c'est la choisir en effet.
Ainsi le libre arbitre est la
puissance que nous avons de faire ou de ne pas faire quelque chose. Par exemple
je puis parler ou ne parler pas, remuer ma main ou ne la remuer pas, la remuer
d'un côté plutôt que d'un autre.
C'est par là que j'ai mon franc
arbitre, et je l'exerce quand je prends parti entre les choses que Dieu a mises
en mon pouvoir.
Avant que de prendre son parti,
on raisonne en soi-même sur ce qu'on a à faire, c'est-à-dire qu'on délibère, et
qui délibère sent que c'est à lui à choisir.
Ainsi un homme qui n'a pas
l'esprit gâté n'a pas besoin qu'on lui prouve son franc arbitre, car il le sent
; et il ne sent pas plus clairement qu'il voit ou qu'il vit ou qu'il raisonne,
qu'il se sent capable de délibérer et de choisir.
De ce que nous avons notre libre
arbitre à faire ou ne pas faire quelque chose, il arrive que selon que nous
faisons bien ou mal,
75
nous sommes dignes de blâme ou
de louange, de récompense ou de châtiment. Et c'est ce qui s'appelle mérite
ou démérite.
On ne blâme ni on ne châtie un
enfant d'être boiteux ou d'être laid ; mais on le blâme et on le châtie d'être
opiniâtre, parce que l'un dépend de sa volonté et que l'autre n'en dépend pas.
Un homme à qui il arrive un mal
inévitable s'en plaint comme d'inr malheur ; mais s'il a pu l'éviter, il sent
qu'il y a de sa faute et il se l'impute, et il se fâche de l'avoir commise.
Cette tristesse que nos fautes
nous causent a un nom particulier et s'appelle repentir. On ne se repent pas
d'être mal fait ou d'être malsain ; mais on se repent d'avoir mal fait.
De là vient aussi le remords ;
et la notion si claire [que nous avons de nos fautes est une marque certaine de
la liberté que nous avons eue à les commettre.
La liberté est un grand bien ;
mais il paraît par les choses qui ont été dites, que nous en pouvons bien et mal
user. Le bon usage de la liberté quand il se tourne en habitude s'appelle vertu,
et le mauvais usage de la liberté quand il se tourne en habitude s'appelle vice.
Les principales vertus sont la
prudence, qui nous apprend ce qui est bon ou mauvais : la justice, qui nous
inspire une volonté invincible de rendre à chacun ce qui lui appartient et de
donner à chacun selon son mérite, par où sont réglés les devoirs de la
libéralité, de la civilité et de la bonté : la force, qui nous fait vaincre les
difficultés qui accompagnent les grandes entreprises; et la tempérance, qui nous
enseigne à être modérés,en tout, principalement dans ce qui regarde les plaisirs
des sens. Qui connaîtra ces vertus connaîtra aisément les vices qui leur sont
opposés, tant par excès que par défaut.
Les causes principales qui nous
portent au vice sont nos passions qui, comme nous avons dit, nous empêchent de
bien juger du vrai et du faux, et nous préviennent trop violemment en faveur du
bien sensible ; d'où il paraît que le principal devoir de la
76
vertu doit être de les réprimer ; c’est-à-dire de les
réduire aux termes de la raison.
Le plaisir et la douleur qui,
comme nous avons dit, font naître ne viennent pas en nous par raison et par
connaissance, mais par sentiment. Par exemple le plaisir que je ressens dans le
boire et le manger se fait en moi indépendamment de toute sorte de raisonnement;
et comme ces sentiments naissent en nous sans raisons, il ne faut point
s'étonner qu’ils nous portent aussi très-souvent à des choses déraisonnables. Le
plaisir de manger fait qu'un malade se tue. Le plaisir de se venger fait souvent
commettre des injustices effroyables, et dont nous-mêmes nous ressentons les
mauvais effets.
Ainsi les passions n'étant
inspirées que par le plaisir et par la douleur, qui sont des sentiments où la
raison n'a point de part, il s'ensuit qu'on n'en a non plus dans les passions.
Qui est en colère se veut venger, soit qu'il soit raisonnable de le faire ou
non. Qui aime veut jouir, soit que la raison le permette ou qu'elle le défende ;
le plaisir est son guide, et non la raison.
Mais la volonté qui choisit est
toujours précédée par la connaissance; et étant née pour écouter la raison, elle
doit se rendre plus forte que les passions qui ne l'écoutent pas.
Par là les philosophes ont
distingué en nous deux appétits : l'un que le plaisir sensible emporte, qu'ils
ont appelé sensitif, irraisonnable et inférieur; l'autre qui est
né pour suivre la raison, qu'ils appellent aussi pour cela raisonnable et
supérieur; et c'est celui que nous appelons proprement la volonté.
Il faut pourtant remarquer, pour
ne rien confondre, que le raisonnement peut servir à faire naître les passions.
Nous connaissons par la raison le péril qui nous fait craindre et l'injure qui
nous met en colère : mais au fond ce n'est pas cette raison qui fait naître cet
appétit violent de fuir ou de se venger, c'est le plaisir ou la douleur que nous
causent les objets ; et la raison, au contraire, d'elle-même tend à réprimer ces
mouvements impétueux.
J’entends la droite raison ; car
il y a une raison déjà gagnée par les sens et par leurs plaisirs, qui bien loin
de réprimer les passions,
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les nourrit et les irrite. Un homme s'échauffe lui-même par
de faux raisonnements, qui rendent plus violent le désir qu'il a de se venger;
mais ces raisonnements qui ne procèdent point par les vrais principes, ne sont
pas tant des raisonnements que des égarements d'un esprit prévenu et aveuglé.
C'est pour cela que nous avons
dit que la raison qui suit les sens n'est pas une véritable raison, mais une
raison corrompue, qui au fond n'est non plus raison qu'un homme mort est un
homme.
Les choses qui ont été
expliquées nous ont fait connaître l’âme dans toutes ses facultés. Les facultés
sensitives nous ont paru dans les opérations des sens intérieurs et extérieurs,
et dans les passions qui en naissent; et les facultés intellectuelles nous ont
aussi paru dans les opérations de l'entendement et de la volonté.
Quoique nous donnions à ces
facultés des noms différents par rapport à leurs diverses opérations, cela ne
nous oblige pas à les regarder comme des choses différentes. Car l'entendement
n'est autre chose que l’âme en tant qu'elle conçoit ; la mémoire n'est autre
chose que l’âme en tant qu'elle retient et se ressouvient ; la volonté n'est
autre chose que l’âme en tant qu'elle veut et qu'elle choisit.
De même l'imagination n'est
autre chose que l’âme en tant qu'elle imagine, et se représente les choses à la
manière qui a été dite. La faculté visive n'est autre chose que l’âme en tant
qu'elle voit, et ainsi des autres ; de sorte qu'on peut entendre que toutes ces
facultés ne sont au fond que la même âme qui reçoit divers noms à cause de ses
différentes opérations.
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