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PREMIÈRE QUESTION. Sur l'altération du texte imputée à M. l'Evêque de Chartres.
DEUXIÈME QUESTION. Sur le concile de Trente.
TROISIÈME QUESTION. Sur la première Explication envoyée à M. de Chartres.
Monseigneur,
Je ne sais si vous êtes informé
de l’étonnement du public sur vos Lettres à M. l'évêque de Chartres,
principalement sur la première. Si je révélais tous les sujets de cette
surprise, je composerais un volume plutôt qu'une lettre ; mais après qu'on a
beaucoup écrit sur une matière, il faut se réduire à ce qui emporte le plus
clairement la décision, et je le mets dans ces trois chefs, dont je ferai trois
questions, que je prends la liberté de vous adresser à vous-même. La première,
si vous avez bien prouvé les altérations de votre texte, que vous reprochez à ce
prélat. La seconde, si le sens nouveau que vous donnez au concile de Trente est
soutenable. La troisième, si votre première Explication adressée au même
prélat, était la vraie explication de votre pensée, ou un simple argument ad
hominem, une simple complaisance pour M. de Chartres, comme vous le dites à
présent, sans en avoir jamais donné la moindre marque. Ces trois questions
feront connaître beaucoup de choses essentielles, non-seulement sur le fond de
votre doctrine, mais encore sur la manière dont vous procédez dans cette affaire
; et c'est à moi à les proposer d'une manière sensible.
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Le premier sujet de vos plaintes
regarde l'altération de votre texte imputée à M. de Chartres : « En voici,
dites-vous, un exemple des plus sensibles (1) :» s'il est sensible, on pourra
juger des autres par celui-ci. Vous dites qu'on vous impose, quand on vous fait
dire « qu'il faut que les âmes d'un certain état ne se servent plus, dans leurs
tentations, du remède de la mortification intérieure et extérieure, ni des actes
de crainte, ni de toutes les pratiques de l'amour par lesquelles elles se sont
sanctifiées (2). » Vous trouvez tout le contraire dans l'endroit qu'on cite des
Maximes des Saints, où vous parlez en cette sorte : « Il est capital de
supposer d'abord que les tentations d'une âme ne sont que tentations communes,
dont le remède est la mortification intérieure et extérieure avec tous les actes
de crainte et toutes les pratiques de l'amour intéressé (3). » Par là vous
prouvez très-bien en effet, que les tentations communes et les états
ordinaires sont guéris par ces remèdes; mais vous oubliez ce qui suit
immédiatement après : « Il faut être ferme pour n'admettre rien au delà, sans
une entière conviction que ces remèdes sont absolument inutiles (4). » Ce sont
les paroles que M. de Chartres vous objecte; et ainsi manifestement ce prélat a
trouvé l'état où vous dites, non pas seulement « que les âmes ne se servent plus
dans leurs tentations de la mortification intérieure et extérieure, ni des actes
de crainte, ni de toutes les pratiques de l'amour intéressé : » mais encore où
l'on est « entièrement convaincu que ces remèdes leur sont absolument inutiles.
» De cette sorte l'altération est toute entière de votre côté, puisque c'est
vous seul qui supprimez dans votre texte ces paroles que M. de Chartres tourne
contre vous.
Quelque outrées que soient vos
paroles, vous ne manquez jamais d'excuses : mais celle-ci est bien légère : « Il
est vrai
1 1ère Lettre à M. de Chartres, p. 9. — 2 Lettre
past. de M. de Chartres, p. 106. — 3 Max., p. 144. — 4 Ibid.,
p. 144, 145.
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seulement, dites-vous, que je remarque dans la page
suivante le cas singulier de l'extrémité des épreuves, où il arrive que ces
remèdes sont absolument inutiles pour apaiser la tentation (1) ; » mais c'est
vous encore ici qui altérez votre texte. Vous vous faites dire seulement que ces
remèdes sont inutiles « à la tentation, comme s'il s'agissait seulement d'un
genre particulier de tentation, où les âmes ne doivent plus se servir de ces
remèdes. » Mais outre que c'est toujours une erreur pernicieuse à la piété, de
reconnaître une tentation quelle qu'elle soit, et en quelque état que ce soit,
où la mortification intérieure et extérieure soient absolument inutiles ; la
suite de votre discours fait voir l'inutilité de ces remèdes à la tentation de
cet état indéfiniment, puisque vous ajoutez aussitôt après qu'il ne faut pour
apaiser la tentation, que le seul exercice du pur amour, qui est
l'exercice de l'état (2).
Aussi est-ce en parlant des âmes
de cet état, que vous dites indéfiniment « qu'elles ne sont mises en paix au
milieu de leurs tentations, par aucuns des remèdes ordinaires, qui sont les
motifs d'un amour intéressé, du moins pendant qu'elles sont dans la grâce du pur
amour (3) » Ainsi vous parlez toujours indéfiniment des tentations de l'état.
Vous continuez : « Il n'y a que la fidèle coopération à la grâce de ce pur amour
qui calme leurs tentations, » encore indéfiniment : « Et c'est par là,
ajoutez-vous, qu'on peut distinguer leurs épreuves des épreuves communes. » Il
s'agit donc de l'état auquel appartiennent ces épreuves extraordinaires. Et vous
concluez en cette sorte : « Les âmes qui ne sont pas dans cet état, à qui
appartiennent ces épreuves, tomberont infailliblement dans des excès terribles,
si on veut contre leur besoin les tenir dans des actes simples du pur amour ; et
celles qui ont le véritable attrait du pur amour, ne seront jamais mises en paix
par les pratiques ordinaires de l'amour intéressé. » Voilà donc toujours deux
états marqués, dans l'un desquels les actes simples du pur amour ne font que du
mal ; et dans l'autre aussi, les pratiques ordinaires de l'amour intéressé,
parmi lesquelles
1 Lettre à M. de Chartres, p. 10, 11. — 2 IIe
Lettre à M. de Chartres, p. Il ; Max., p. 145. — 3 Ibid., p.
147.
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vous comprenez , la mortification intérieure et extérieure,
sont inutiles.
C'est aussi sans fondement que
vous distinguez un genre particulier de tentation où la mortification intérieure
et extérieure soient absolument inutiles. C'est de la plus forte de
toutes les tentations et de laquelle le démon même, dont les Apôtres n'avaient
pu venir à bout, était la figure, que Jésus-Christ a parlé, quand il a dit que
ce démon ne peut être chassé que par l'oraison et par le jeûne (1). Mais qu'il y
ait des tentations où le jeûne sous lequel Jésus-Christ a compris la
mortification extérieure, et l'oraison sous laquelle l'intérieure est renfermée,
fussent absolument inutiles, c'est ce que ce Maître céleste ne nous a jamais
enseigné, et il n'y a que de faux mystiques qui soient entièrement convaincus de
cette inutilité. Au lieu donc de reprocher à M. de Chartres qu'il altérait votre
texte, en y trouvant des tentations où la mortification intérieure et extérieure
fussent absolument inutiles, vous lui deviez avouer le tort que vous avez eu de
l'établir.
Que vous sert en effet, d'avoir
reconnu la nécessité de la mortification intérieure et extérieure dans « les
tentations communes, que vous appelez des commençants (2) » puisque vous
ne parlez ainsi que pour en venir aux états où, par une entière conviction,
on les croit absolument inutiles? Vous ne laissez donc « qu'aux commençants la
mortification intérieure et extérieure, non plus que les pratiques de l'amour
intéressé (3). » Il est réservé aux âmes éminentes de repousser d'une autre
manière les tentations de leur état, qui enferment celle du désespoir; et ce
moyen de les repousser, c'est d'y succomber en acquiesçant, comme vous le dites
ailleurs, «à sa juste condamnation de la part de Dieu : ce qui d'ordinaire sert
à la mettre en paix, et à calmer la tentation qui n'est destinée qu'à cet effet
(4), » où vous mettez la purification de l'amour. Voilà, Monseigneur,
tout le corps de votre doctrine sur les tentations de l'état parfait. Et M. de
Chartres, en vous faisant dire que vous en avez exclu la mortification
intérieure, et le reste, loin d'altérer votre texte, comme vous l'en accusez,
non-seulement n'a fait que transcrire vos propres paroles, mais
1 Matth. , XVII, 20. — 2 Max., p. 75. — 3
Ibid., p. 144. — 4 Ibid., p, 91, 92.
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encore n'a fait que suivre tout l'enchaînement de vos
principes.
Telles sont ces altérations,
dont vous nous aviez promis un exemple des plus sensibles. Il vous
échappe des mains, et ce qui devait être le plus clair pour votre dessein se
tourne en preuve contre vous.
Vous ne vous plaignez pas avec
moins de force d'une autre altération de M. de Chartres : et vous l'accusez
d'avoir deux fois ajouté à votre texte le terme de surnaturel qui n'y
était pas, et qu'on n'en saurait tirer. C'est un fait qui ne demande
qu'une simple lecture, et je ne prétends aussi que conférer vos paroles avec
celles de M. de Chartres que vous y avez insérées. Vous parlez ainsi à ce prélat
(1) : « Pour me rendre ridicule à moi-même, vous rapportez cette proposition
de mon livre : Cet amour d'espérance est nommé tel, parce que le motif d’intérêt
propre y est encore dominant (2). Après quoi vous dites: Changez cette
proposition, selon le sens de l'amour naturel il faut l'exprimer ainsi. Cet
amour (surnaturel) d'espérance est nommé tel, parce que le principe
antérieur de l'amour naturel de la béatitude pour vous-même y est encore
dominant. Vous ajoutez: Et à la place de celle-ci : Dieu jaloux
veut purifier l'amour, en ne lui faisant voir nulle espérance pour son intérêt
propre, même éternel (3). Il faudrait dire : Dieu jaloux veut purifier
l’amour, en ne lui faisant voir nulle espérance (surnaturelle) pour son
affection naturelle de béatitude, même éternelle. M. de Cambray
pourrait-il porter la honte de telles propositions? » Après avoir rapporté
ces paroles de M. de Chartres, vous vous élevez contre lui en cette sorte : «
Non, Monseigneur, je ne mérite point de porter cette honte : retranchez ce que
vous ajoutez sans le pouvoir tirer de mon texte, et toutes ces contradictions
ridicules s'évanouiront. Vous ajoutez au terme d’amour, d'espérance,
le terme de surnaturel. Vous ajoutez à celui d'espérance celui de
surnaturelle ; en ajoutant ainsi dans un texte sans se gêner, il n'y a
rien dont on ne vienne facilement à bout. » Voilà votre plainte dans toute son
étendue, et du moins vous ne direz pas qu'on l'ait
1 Ire Lett. .p 53. Lett. Past. de M. de Chartres,
p. 31, 32. — 2 Max., p. 5. — Ibid., p. 73.
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affaiblie. Sans entrer dans le fond de la matière, ici où
il ne s'agit que de l'altération de votre texte, elle consiste à y ajouter à
votre amour du troisième degré, que vous nommez l’amour d'espérance (1),
le terme de surnaturel, qui non-seulement n'y est pas, mais encore
n'en peut être tiré, selon vous. Mais, Monseigneur, vous ne songez pas que
c'est vous-même qui ajoutez ce terme. C'est vous, dis-je, qui citant dans votre
Instruction pastorale le passage où vous vous plaignez que M. de Chartres
ajoute le terme de surnaturel, l'y avez vous-même ajouté. Reconnaissez
vos paroles : « La foi nous enseigne, dites-vous, que l'espérance est une vertu
surnaturelle (2). » Quand donc on a ajouté le terme de surnaturel à celui de
l'espérance, on n'a fait que développer ce qu'il contient nécessairement selon
vous-même. Poursuivons : « L'amour de Dieu, continuez-vous, qu'on nomme
d'espérance, est un amour véritablement surnaturel ; » et un peu après : « J'ai
fait deux divers degrés avec des définitions différentes de l'amour naturel de
pure concupiscence, et de celui de l'espérance chrétienne qui est surnaturel (3)
; » de cette sorte que l'amour que vous appelez surnaturel, c'est manifestement
l'amour d'espérance : amour dont vous faites un degré à part, distingué de celui
du second degré, que vous appelez l’amour naturel de pure concupiscence.
C'est, encore un coup, de cet amour d'espérance et du troisième degré ; c'est,
dis-je, de cet amour que vous avez dit en termes formels deux et trois fois,
qu'il était surnaturel : étrange combat de vous-même avec vous-même ! c'est vous
qui appelez cet amour d'espérance surnaturel. C'est vous-même qui reprochez à M.
de Chartres de lui donner le même nom : qu'est-ce qui vous fait ainsi
méconnaître et désavouer vos propres discours? est-ce oubli? est-ce le plaisir
de vous plaindre, ou le désir d'abattre un adversaire, ou le peu de suite de
votre système ? Quoi qu'il en soit, vous insultez à M. de Chartres, comme s'il
avait un tort extrême : vous l'accusez d'ajouter sans se gêner (4), ce
qu'il lui plaît à votre texte, et de donner par ce moyen une affection
naturelle pour motif aux vertus surnaturelles. Enfin vous lui demandez : «
Permettriez-vous à un autre d'ajouter à ce que vous avez écrit,
1 Max., p. 5. — 2 Instr. past., n. 2, p. 5. —
3 Ibid., p. 6. — 4 IIe Lett. p. 54.
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pour vous faire dire les impiétés et les extravagances que
vous avez le plus en horreur ? » On ne peut pas faire à un prélat des reproches
plus amers. Il se trouve cependant que ce qu'il avance est pris de vous-même.
L'impiété et l'extravagance qui vous font horreur, sont contenues dans vos
propres paroles. Et si c'est vous faire dire une impiété que de vous faire
appeler surnaturelle l'espérance dont vous parlez dans vos Maximes,
la piété sera donc de l'appeler naturelle : ce qui est contraire à toute
sorte de langage théologique; et, comme on a vu, au vôtre même.
On pourrait avec la même
facilité, faire encore retomber sur vous les autres altérations dont vous
accusez M. de Chartres. Mais nous avons à traiter des matières plus importantes,
et il me suffit qu'on puisse juger par les deux exemples d'altération que vous
croyez les plus manifestes, de la faiblesse de tous les autres.
On ne sait, Monseigneur, où vous
avez pris l'explication de ce décret du concile de Trente : « Il est constant
que c'est contredire la foi orthodoxe que de soutenir que les justes pèchent
dans toutes leurs œuvres, si outre le désir principal que Dieu soit glorifié,
ils envisagent la récompense éternelle pour exciter leur paresse, et pour
s'encourager à courir dans la carrière, puisqu'il est écrit : J'ai incliné
mon cœur à accomplir vos justices, à cause de la récompense; et que l'Apôtre
dit de Moïse qu'il regardait à la récompense (1). »
Pour prendre une première notion
du dessein de tout le décret, il faut supposer avec vous-même (2), comme avec
tous les théologiens, qu'il est dressé contre Luther et les protestants, qui
niaient la bonté et l'honnêteté de l'acte d'espérance, en tant qu'il avait en
vue la récompense éternelle.
Il y a deux parties dans ce
décret, dont l'une est la condamnation de l'erreur des protestants, et l'autre
en enferme la réfutation
1 Sess. VI, c. II, — 2 Max., p. 19.
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par deux exemples tirés de l'Ecriture, celui de David et
celui de Moïse.
Monsieur de Chartres vous presse
vivement par ces deux parties du décret et vous tâchez de les éluder d'une
manière qui n'a point d'exemple, en répondant de cette sorte : « Il m'a paru que
le concile ne voulait point parler de l'espérance, vertu théologale commandée,
puisqu'il se contentait de dire de la chose dont il parlait, qu'elle n'était pas
un péché, et qu'il voulait parler seulement de la mercénarité jointe dans l’âme
imparfaite avec cette vertu surnaturelle. »
Permettez qu'on vous demande,
Monseigneur, où vous avez pris cette explication. Est-ce dans les termes du
concile ? On voit bien que non, puisqu'il n'y est fait nulle mention de cette
imparfaite mercénarité, que vous dites qu'il a eue en vue. Que si vous dites
qu'elle y doit être sous-entendue contre la suite des paroles, on vous fera avec
respect une autre demande, si parmi tant d'auteurs qui ont cité ce décret vous
en pouvez trouver un seul qui ait indiqué ce sens. Non-seulement vous n'en
rapportez aucun qui vous favorise : mais il n'y en a aucun qui ait traité de
cette matière qui ne vous soit contraire ouvertement.
Tout ce qu'il y a de
controversistes, et pour parler plus généralement, tout ce qu'il y a de
théologiens, en traitant de la bonté et honnêteté de l'acte d'espérance
chrétienne, demandent contre les protestants, si c'est pécher que de servir Dieu
dans la vue de l'éternelle récompense, et ils répondent unanimement que le
contraire est expressément défini par le concile de Trente.
Le cardinal Bellarmin, en
examinant cette question, après avoir proposé le sentiment de Calvin, dit que le
concile de Trente a décidé le contraire : Contrariam doctrinam tradit
concilium Tridentinum : c'est-à-dire, comme il l'explique, qu'il a décidé
qu'on doit agir, « premièrement pour la gloire de Dieu, et secondement aussi en
vue de la récompense de la félicité éternelle (2),» qui est l'abrégé des paroles
du décret dont il s'agit.
Estius en proposant la même
question : S'il est permis de servir
1 Lett. past. de M. de Chartres , p. 44-46. — 2
Tom. III, de Justific., lib. V, cap. VIII.
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Dieu en vue de la récompense éternelle, conclut à
l'affirmative (1) ; et la prouve par l'autorité du concile de Trente, session
VI. chapitre XI, et Canon 31.
Vous citez souvent Sylvius, et
vous paraissez déférer à ses sentiments. Vous y trouverez la même conclusion
(2), en y ajoutant qu'elle est de foi par la parole de Dieu écrite et non
écrite, et en particulier par la décision expresse du concile de Trente au
chapitre en question et au canon 31.
Tout cela se dit par ces
auteurs, en vue d'établir la bonté et l'honnêteté de l'acte de l'espérance,
vertu théologale, où l'on désire la récompense éternelle.
Suarez, dans le Traité de cette vertu, demande : « Si c'est
un acte honnête de l'espérance, que d'agir en vue de la récompense éternelle?
Utrùm operari intuitu aeternae retributionis, sit actus spei honestus ? et
il répond en cette sorte : « Lutherani damnant actum illum tanquam omnino
malum : primò quia licet illam spem ponere in operibus et meritis. Secundo, quia
quod non procedit ex puro amore, ordinat Deum ad nos, quod est inordinatum.
Nihilominùs dico : Operari propter retributionem aeternam, per se bonum est et
honestum. C'est-à-dire, les luthériens condamnent cet acte comme tout à fait
mauvais; premièrement, parce qu'il n'est pas permis de mettre cette espérance
dans les œuvres et dans les mérites; et secondement, parce que ce qui ne procède
pas du pur amour rapporte Dieu à nous : ordinat Deum ad nos; ce qui est
désordonné (3). » Voilà donc les luthériens fondes sur le pur amour, aussi mal à
propos que les quiétistes, quoique par un autre tour : et voici la résolution de
Suarez sur cette difficulté : « Je dis néanmoins qu'il est bon et honnête de soi
d'agir pour la récompense éternelle : » à quoi il ajoute que cette
proposition, où il s'agit, comme on voit, de l'acte de l'espérance
chrétienne , est de foi, à cause qu'elle est définie dans le concile
de Trente session VI, chapitre XI, et canon 31.
En un mot, sans perdre le temps
à nommer les théologiens l'un après l'autre, on met en fait qu'il n'y en a
point, depuis le
1 Dist. I, III, p. 3. — 2 II II, quaest.
27, 3, p. 170. — 3 De spe, disp. I, sect. V, n. 1.
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concile de Trente, qui bien éloigné de votre
interprétation, n'ait suivi positivement le contraire, que les paroles de ce
saint concile présentent seules à l'esprit.
Après cela on s'étonne des
paroles de votre Lettre : « Supposons que je me sois trompé dans cette
explication du concile, et que je l'aie mal cité ; c'est un fait qui n'importe
rien au dogme (1). » Quoi! Monseigneur; une explication que vous donnez seul, où
vous avez contre vous tous les docteurs, où vous n'en sauriez citer un seul pour
vous, n'importe rien au dogme ? une explication d'un décret de foi contraire à
l'intention de toute l'Eglise sera un fait indifférent ? où en est la foi, si on
laisse passer cette maxime ?
Mais vous apportez une raison :
« C'est, dites-vous, que si le concile avait parlé de l'espérance, vertu
théologale, il ne se serait pas contenté de dire qu'elle n'était pas un péché
(2) : » donc, concluez-vous , il voulait parler d'une autre chose et de l’imparfaite
mercénarité. Quoi ! dans une affaire de dogme où vous ajoutez au concile un
terme qui n'y fut jamais, pour toute preuve et au préjudice du consentement
exprès et unanime de tous les docteurs, vous alléguez un raisonnement pris dans
votre esprit? Est-ce ainsi que vous traitez la théologie? Mais encore, combien
est faible ce raisonnement? Le concile dit seulement que l'action dont il parle
n'est pas un péché; donc il ne parle pas de l'espérance, vertu théologale
(3). Mais si c'est de cette espérance que parlent les protestants, contre
lesquels vous convenez que le décret est dressé ; s'ils ont osé assurer que cet
acte de l'espérance était illicite, indigne d'un chrétien et par conséquent un
péché, le concile ne pourra-t-il pas condamner la contradictoire, et décider que
c'est une erreur contraire à la foi orthodoxe, de dire qu'un tel acte soit
péché? Où prenez-vous, Monseigneur, ces nouveaux principes, et quelle règle nous
donnez-vous pour expliquer les conciles?
C'est un fait constant que
Luther ne reconnaît la vraie vertu de l'espérance que dans l'acte où en adhérant
aux promesses de la rémission des péchés, on se les applique en particulier par
la
1 Ière Lett. à M. de Chartres, p. 43. — 2 Ibid.
— 3 Max., p. 19.
327
croyance certaine qu'ils sont remis à chacun de nous, et
que c'est là ce qui constitue notre justification. Pour l'acte où l'on regarde
le repos et la récompense éternelle, Luther et les luthériens soutiennent qu'en
les pratiquant on est de ceux dont saint Paul a dit : Omnes quœrunt quœ sua
sunt : on cherche sou intérêt, et non pas celui de Jésus Christ. Telle est
la doctrine de Luther, comme Suarez l'a posée en très-peu de mots. N'est-il pas
permis au concile d'opposer la contradictoire à un dogme si pervers?
Mais quoi qu'il vous plaise de
supposer, encore êtes-vous bien loin de votre compte. Il n'est pas vrai que le
concile se soit contenté de dire que l'espérance de la récompense n'est pas un
péché : il la met au rang des désirs les plus vertueux, quand il l'attribue à
des aines aussi parfaites que celle de David et de Moïse, dont l'un a dit qu'il
a incliné son cœur à garder les commandements divins à cause de la récompense
(1) ; et saint Paul a dit de l'autre qu'il y regardait - dans l'acte éminent où
il préféra l'opprobre de Jésus-Christ à fous les trésors de l'Egypte, et à
toutes les grandeurs du monde : Aspiciebat enim in remunerationem.
Il faut avouer que M. de
Chartres vous presse ici d'une manière bien vive : voici vos paroles qu'il
produit : « Parler ainsi, dites-vous , c'est parler sans s'éloigner en rien de
la doctrine du saint concile de Trente, qui a déclaré contre les protestants que
l'amour de la préférence, dans lequel le motif de la gloire de Dieu est le motif
principal auquel celui de notre propre intérêt est subordonné, n'est point un
péché (3). » Sur ces paroles expresses de votre livre des Maximes (4), où
vous parlez du propre intérêt comme de la chose dont le concile a défini
contre les protestants que ce n'est pas un péché, ce docte prélat a formé ce
raisonnement : « Joignons, dit-il, présentement les paroles du concile de Trente
à la définition de l'amour mélangé et de préférence donnée par le livre, et
mettons la preuve dans la forme de l'Ecole. Le motif moins principal, qui est
l'intérêt propre, rapporté et subordonné à la gloire de Dieu, est la même chose
que la récompense éternelle, que le saint concile de Trente subordonne au désir
principal de la gloire de Dieu (dans le passage cité) : or est-il que ce second
1 Psal. CXVIII, 112. — 2 Hebr., XI, 26. — 3
Lett. past., n. 45. — 4 Max., p. 19.
328
motif de la récompense éternelle, dans le sens du concile
de Trente, est un motif surnaturel qui excite la paresse des justes et les
encourage à marcher dans la carrière, tel qu'il était dans Moïse et dans David :
donc le motif de l'intérêt propre dans le livre de l’Explication des Maximes,
est un motif d'intérêt surnaturel, et non une affection naturelle, laquelle
n'est plus, selon l'auteur, dans les parfaits, comme Moïse et David (1). »
Voilà contre vous, Monseigneur,
la plus claire et la plus complète démonstration que l'on put faire. Il
s'agissait de montrer que l'intérêt propre, selon votre livre, était quelque
chose de surnaturel, et non pas votre affection naturelle. On vous presse par la
citation du décret que vous rapportez du saint concile de Trente ; ce décret
parle de l'acte où l'on désire la récompense, qui sans doute est surnaturelle ;
mais ce décret par vous-même regarde l'intérêt propre; donc, selon vous,
l'intérêt propre est surnaturel. Il n'y a rien de pins évident, ni de plus
démonstratif; ce qui paraît par l'embarras manifeste où vous tombez dans votre
Réponse.
«Pour me faire justice,
dites-vous, il faut suivre ma pensée sur le sens du concile. Ma pensée a été que
le concile se servait de l'exemple de Moïse et de David pour prouver qu'on peut,
sans pécher, mêler quelques actes d'affection naturelle pour la béatitude avec
les désirs surnaturels de l'espérance (2). » Ce sont vos paroles, et je ne sais
comment vous avez pu vous résoudre à les avancer. Car à qui en voulait le saint
concile? Les protestants. contre qui vous avouez que ce chapitre est composé,
ont-ils jamais dit un mot contre votre désir naturel ? Vous ne sauriez nommer,
je ne dirai pas un seul protestant, mais un seul auteur qu'on ait repris d'avoir
erré contre ce désir. Ce n'était point ce désir naturel; mais l'espérance
elle-même que les protestants trouvaient illicite et désordonnée, comme
cherchant son propre avantage. C'est donc cette erreur contre l'espérance que le
concile a voulu bannir d'entre les fidèles ; et il n'y a rien de plus vain que
de tourner toute l'autorité d'un concile œcuménique et toutes les forces de
l'Eglise contre un fantôme.
1 Lett. past., p. 46. — 2 Ire Lett., p. 44, 45.
329
En effet pesez, Monseigneur, les
paroles du concile; ce qu'il a voulu soutenir contre Luther et les protestants,
c'est « qu'il est permis d'agir en vue de la félicité éternelle, d'exciter par
là sa paresse, de s'encourager à courir à la récompense » qu'on doit recevoir à
la fin de la course, « dans le dessein principal de glorifier Dieu : » or tout
cela c'est l'effet de l'espérance chrétienne et surnaturelle; on ne trouve point
là de place pour les désirs naturels, dont vous voulez faire l'objet du concile.
La récompense que saint Paul fait regarder à Moïse (1), est celle que cet Apôtre
a fondée non sur un désir naturel, mais uniquement sur la foi. C'est le seul
objet de saint Paul, depuis le premier verset de ce chapitre jusqu'au dernier.
C'est pour cela que dès le commencement il a défini la foi le soutien des
choses qu'on doit espérer : Sperandarum substantia rerum (2) : pour
montrer que l'espérance dont il parlait, et qu'il fait voir dans Moïse, était
l'espérance chrétienne. La récompense qui inclinait le cœur de David à
l'accomplissement des préceptes, était celle que Dieu avait révélée, celle qui
lui faisait dire : Dieu est mon partage ; et ailleurs : Les justes
m’attendent, jusqu'à ce que vous me rendiez ma récompense. Vous avez de
beaux tours d'esprit, mais vous ne persuaderez à personne que tout un concile
œcuménique se soit mis en peine de soutenir Moïse et David par vos désirs
naturels, ou que ce fût là alors la question de l'Eglise, et qu'on n'y eût rien
de meilleur à taire qu'à définir votre système.
Mais la manière dont vous coulez
cette grossière défaite, et ce détour manifeste du sens du concile, est encore
plus dangereuse que la chose même. Il n'y a rien là. dites-vous, contre la foi,
ou pour répéter vos propres paroles : « C'est un fait qui n'importe rien au
dogme (3). » Il n'appartient point à la foi ni au dogme catholique, de donner à
un décret d'un concile oecuménique un sens que personne n'y trouve que vous:
disons plus, un sens où tous les théologiens vous sont directement opposés, un
sens qui élude le dessein exprès du décret contre les protestants, un sens qui
élude encore l'interprétation que donne ce même concile aux deux passages exprès
de l'Ecriture, un sens qui réduit à rien et la décision et la preuve du concile
même !
1 Hebr., XI, 26. — 2 Ibid.,
I. — 3 Ire Lett., p. 43.
330
Vous voudriez peut-être vous
sauver par l'opinion téméraire et erronée de ceux qui ne prennent pour article
de foi dans le concile, que ce qui est prononcé sous anathème dans les canons.
Mais quand vous ajouteriez cette erreur aux autres, vous ne vous tireriez pas
encore d'affaire avec le concile, et vous y trouveriez toujours votre
condamnation, puisqu'il la fin des décrets, et avant que d'en venir aux canons
de la session sixième dont il s'agit, il a décidé « que ceux qui ne tiendront
pas fortement, et comme catholique, fidèlement, toute la doctrine précédente sur
la justification, ne seront jamais justifiés (1). » Et quand on n'y lirait pas
ce décret équivalent à un anathème, vous auriez toujours contre vous l'anathème
exprès du canon XXXI, couché en ces termes : Si quis dixerit justificatum
peccare, dùm intuitu œternœ mercedis bene operatur, anathema sit. » Si
quelqu'un dit que le fidèle justifié pèche dans les bonnes œuvres qu'il fait en
vue de la récompense éternelle, qu'il soit anathème. » Vous éludez cet anathème,
vous trouvez en faveur d'un désir naturel ce que le concile entend manifestement
de l'espérance chrétienne ; et vous voulez établir qu'il n'y a rien contre la
foi dans ce détour.
On dira peut-être que cet
endroit n'est pas essentiel à votre système, et que vous pouvez le retrancher
sans entamer le reste. Mais M. de Chartres ne vous laissera pas en repos pour
cela, et il en reviendra sans cesse à vous dire, comme il a fait, pensez-y bien,
Monseigneur ; car enfin, continuera-t-il, « ce que vous avez appelé notre propre
intérêt subordonné et rapporté à la gloire de Dieu, est ( selon vous ) la même
chose que le saint concile de Trente subordonne au désir principal de la gloire
de Dieu (2) : » c'est de quoi vous êtes convenu. « Or est-il, poursuit ce
prélat, que ce second motif du concile est surnaturel. Car c'est celui qui
excite la paresse des justes, et les encourage à marcher dans la carrière; »
c'est celui dont était poussé Moïse un si grand législateur, et David un si
grand prophète. Donc selon vous, notre intérêt propre est surnaturel.
Cependant vous nous avez donné pour règle dans votre Instruction pastorale,
« que vous ne vous êtes jamais servi (dans votre livre des Maximes ) du
terme d'intérêt,
1 Sess. VI, cap. XVI. — 2 Lett. past.,
p. 46.
331
en y ajoutant celui de propre, que pour justifier le
seul amour naturel de nous-mêmes (1) : » c'est là votre unique dénouement; c'est
tout le fondement de votre système, mais par vous-même il est faux, la vérité
nous force à le dire ; et ne croyez pas pour cela qu'on vous manque de respect.
C'est un faux, c'est un nego de l'Ecole. Donc la règle que vous nous
donnez pour tout dénouement est fausse, et vous ne pouvez vous sauver de
l'autorité du concile qu'en la démentant.
Cependant il est douloureux à
toute l'Eglise de voir un prélat de votre importance si prêt à tout sacrifier à
un nouveau système : s'il ne faut, pour le sauver, que donner un sens inouï à un
concile œcuménique, c'est-à-dire, en d'autres termes, que de se jouer de ses
paroles, vous n'hésitez pas à le faire; l'Ecriture ne sera pas plus inviolable
pour vous; vous ferez penser à David et à saint Paul sur Moïse, ce qui vous
accommodera, sans fondement et sans témoignage ; vous forcerez tout pour en
venir à votre point ; vous sauverez une erreur par une autre ; et vous ferez
passer imperceptiblement des nouveautés sous couleur d'un fait innocent,
et qui ne fait rien au dogme. Vous avez les expressions les plus
spécieuses, et les plus adroites insinuations pour faire couler ce qu'il vous
plait dans les oreilles crédules : vous hasardez tout sur cette confiance, et
sur le fond inépuisable d'explications dont vous vous sentez plein. Faut-il se
taire sur cela, ou bien avertir les peuples d'y prendre garde?
Remettons le fait en peu de mots. Pressé par M. de
Chartres, sur l'espérance chrétienne que vous ôtiez aux parfaits dans vos
Maximes sous le nom d'intérêt propre, vous lui envoyâtes une ample
Explication, où sans songer à votre clef à d’amour naturel, ni à
celle de motif pris pour principe intérieur, où vous mettez
maintenant votre confiance, vous tâchiez de sauver l'espérance selon les notions
communes que tout le monde avait prises d'abord
1 Inst. past. de M. de Cambray, n. 3, p. 9, etc.
332
dans votre livre : vous faisiez donc voir que vous
entendiez comme les autres, ces deux termes sur lesquels tout le livre roule :
ce qu'ayant changé depuis par de nouvelles explications qui n'avaient plus rien
de commun avec celle-là, deux vérités se sont découvertes : l'une que votre
première Défense vous a paru insoutenable, puisque vous étiez contraint de
l'abandonner : et l'autre, que vos secondes Défenses d'amour naturel et de
principe intérieur n'étaient pas du premier dessein de votre livre, puisque
votre Explication aux pressants arguments de M. de Chartres, n'en disait
mot.
La Démonstration de M. de
Chartres consiste principalement dans les oppositions que ce prélat a montrées
entre cette première Explication et celles qui ont commencé à paraître
après dans votre Instruction pastorale (1). Il ne faut point ici perdre
le temps à prouver cette opposition. Votre Instruction pastorale fait
rouler, comme on vient de voir, tout le dénouement de votre livre des Maximes
sur deux choses, qu'il faut toujours avoir devant les yeux : premièrement, sur
l’intérêt propre, que vous prétendez avoir pris pour un amour naturel
de nous-mêmes (2) : et secondement, sur le terme de motif, que vous dites
avoir entendu, non comme l'objet ou la fin qui nous détermine à vouloir, mais
comme le principe (intérieur) d'amour par lequel on agit, et la passion
qui remue le cœur (3) ; tout cela ne se trouve point dans votre première
Explication adressée à M. de Chartres; vous en convenez, et c'est aussi ce
qui paraît par la seule lecture : par conséquent .le votre ayez propre, vous
avez manifestement varié sur le fond de votre livre, et vos secondes
Explications ont démenti les premières.
Cet aveu est évident par votre
Première Lettre en réponse à la Lettre pastorale de M. de Chartres
; puisque pour sauver la variation manifeste de vos écrits dans le dénouement
essentiel de votre système, votre seul expédient est de convenir que dans cette
première Explication, ce n'est pas votre véritable sentiment que vous
avez exposé à ce prélat; « que vous vous êtes
1 Lett. past. de M. de Ch., p. 66-69. — 2 Inst.
past. de M. de Cambray, p. 9, 12, 93, 100, 101, 103.— 3 Ibid., p. 10,
11.
333
accommodé à sa pensée et à son langage : et que vous avez
procédé avec lui par cette sorte d'argument que l'Ecole appelle ad hominem
(1). » Voilà toute votre Réponse, et il s'agit maintenant d'examiner si
cela est ainsi que vous prétendez dans votre Lettre.
Pour amener vos lecteurs à votre
pensée, vous proposez un système étrange de votre livre des Maximes :
vous supposez « que, sans avoir jamais voulu donner un double sens à ce livre,
il ne laisse pas d'être vrai qu'il a été pris en deux sens différents (2) : »
non point par des ignorants, ou par des personnes indisposées contre vous, mais
par vos meilleurs amis et vos défenseurs : car vous ajoutez ces paroles : «
Divers habiles théologiens que je consultai, dites-vous, depuis le grand éclat
contre mon livre, me pressèrent beaucoup de me borner à la première
Explication, » qui était celle où l'intérêt propre se prend pour le salut
éternel et pour l'objet de l'espérance chrétienne : « et ils m'assuraient tous
qu'ils soutiendraient sans peine le texte du livre dans le même sens, sans
recourir à l'autre, » qui était celui de l’intérêt propre pris pour
l'amour naturel. Bien plus : « Dans la suite, poursuivez-vous, il me revint de
Rome que divers savants théologiens y pensaient précisément la même chose (3), »
c'est-à-dire qu'ils soutenaient le texte du livre au sens de l’intérêt propre
pris pour le salut ; mais vous êtes, dites-vous, demeuré ferme au
sens de l'amour naturel, qui selon vous, était le vôtre; voilà déjà
une étrange idée : un livre qui a un double sens, non point en un endroit
seulement, mais dans tout son texte, que d'habiles théologiens veulent
soutenir dans un sens qui était contraire à l'intention de l'auteur qu'ils
avaient dessein de favoriser : que de savants défenseurs du même auteur à Rome
étaient de même sentiment, persuades par conséquent qu'ils entendaient mieux
l'auteur que l'auteur ne s'entendait lui-même. Un pareil système est unique dans
le monde, et vous n'en sauriez rapporter d'exemple. Mais ce qu'il y a de plus
étrange, c'est que vous-même vous soutenez ces deux sens, et que tout fidèle que
vous vous fassiez au sens de l'amour naturel, qui dès le commencement,
1 Ire Lett. de M. de Camb. en rép., p. 55,
56, 59, 67, 76. — 2 Ire Lett., p. 65. — 3 Ibid., p. 63.
334
à ce que vous prétendez, était le votre; vous faites de si
grands efforts dans toute une longue Explication à mettre le sens
contraire dans l'esprit de M. de Chartres.
Voici la raison que vous en
rendez, et il la faut rapporter dans vos propres termes. « Je ne voyais,
dites-vous, nul inconvénient de dire qu'un livre put être catholique en deux
divers sens. Quand un livre, poursuivez-vous, est susceptible de deux sens, dont
l'un est catholique et l'autre hérétique, on a sujet de craindre que le bon ne
serve à déguiser le mauvais. Mais quand il ne s'agit tout au plus que d'une
équivoque, dont les deux sens sont catholiques, elle n'a rien de dangereux ni de
suspect. Je ne trouvais donc nul inconvénient à tâcher de vous montrer, pour
finir vos alarmes, que dans le sens même que vous donniez aux termes d’intérêt
propre et désintéressé, mon livre pouvait être expliqué d'une manière correcte
(1). »
Vous croyiez donc alors,
c'est-à-dire depuis très-peu, et dans vos dernières Réponses à M. de Chartres,
que votre livre pouvait s'expliquer d'une manière correcte, sans le dénouement
d'amour naturel. Mais vous oubliez ce que vous aviez écrit un an auparavant à M.
de Meaux. qu'en prenant l'intérêt propre pour le salut, qui est le sens que vous
proposez à M. de Chartres, et sans l'amour naturel, vous ne pouviez
qu'extravaguer de page, en page et de ligne en ligne (2). Mais maintenant ce
qui emportait tant d'extravagances, est le même sens que vous donnez depuis
comme correct à M. de Chantres.
Non-seulement vous dites à M. de
Meaux, « que ce sens est de page en page et de ligne en ligne plein
d'extravagance ; » mais vous ajoutez que. pour soutenir ce sens, «il faudrait à
tout moment soutenir que l'on espère sans espérer, qu'on désire pleinement sa
béatitude dans un renoncement absolu à sa béatitude ; ce qui, ajoutez-vous,
n'est pas un système, mais un songe monstrueux et une extravagance impie. »
Ainsi ce que vous marquiez à M. de Meaux, non-seulement comme insensé,
extravagant, monstrueux, mais encore impie, tout d'un coup est devenu correct et
catholique, quand vous avez écrit à M. de Chartres.
1 Ire Lett., p. 56. — 2 Ire Lett. à M. de Meaux,
p. 46.
335
Il vaudrait bien mieux ne pas
tant écrire, et parler plus conséquemment. Mais quand on se sent enveloppé de
mille sortes de difficultés insupportables, et que pour parer à tant de coups,
on ne songe qu'à multiplier ses écrits, en se couvrant d'un côté on s'expose de
l'autre, et l'on ne peut rien dire de suivi.
Quoi qu'il en soit, et laissant
à part les réflexions quoique justes sur vos embarras inévitables, vous trompez
votre lecteur, en lui disant que votre livre était susceptible de deux sens
corrects, puisqu'il y a un de ces sens, et c'est celui que vous donnez à M. de
Chartres, qui selon vous-même, est plein d'extravagance et d'impiété.
Mais ajoutons qu'outre ces deux
sens que vous avouez, il faut de nécessité en reconnaître un troisième, qui est
le mauvais, dont les prélats vous ont accusé. Leur Déclaration, pour ne
point parler de leurs autres écrits, montre que sous le nom d'intérêt propre
vous excluez l'espérance et le désir du salut ; et sans entrer dans le fond, si
vous leur donniez une réponse certaine, votre défense pourrait avoir de la
vraisemblance. Mais il est constant que vous n'avez rien de fixe à leur opposer
: le sens de vos défenseurs n'est pas le vôtre. Celui de vos amis de Rome est
différent de celui que vous soutenez en France et à Rome même. Celui qui est
correct et catholique, en écrivant à M. de Chartres, était impie et monstrueux,
en écrivant à M. de Meaux. Ainsi vous vous défendez, douteusement, tout irrésolu
et sans principe. Votre incertitude fait tomber votre réponse, et il n'y a plus
qu'un seul sens dans votre livre, qui est le mauvais qu'on y trouve
naturellement, et qui enferme l'exclusion et le sacrifice de l'espérance.
Dès là notre dispute est vidée
par votre propre aveu, et ce n'est plus que par abondance de droit que
j'entrerai dans le reste; mais il faut pourtant vous montrer dans le détail et
par vous-même, en plusieurs manières, l'inconvénient où vous vous jetez par
votre prétendu argument ad hominem.
Cet inconvénient est sensible
par la définition que vous faites de cet argument. « Cessez, dites-vous à M. de
Chartres, de m'objecter la contrariété qui est entre ma Lettre imprimée
dans votre
330
ouvrage, et mon Explication suivante : ces deux
pièces doivent être évidemment contradictoires dans le langage. : » parce que
telle est la nature « d'un argument ad hominem, où un auteur quitte son
propre langage, et où il emprunte celui d'un autre homme pour tacher de le
persuader à sa mode, et en suivant ses préventions, ce qui, dites-vous, ne doit
pas être conforme à l'autre Explication, où l'auteur parle naturellement
dans l'usage contraire, qui est le vrai sens de ses propres paroles (1). »
Mais, Monseigneur, vous
dissimulez que lorsqu'on parle d'une manière si évidemment contradictoire
à soi-même, la première chose à quoi l'on pense, c'est à prendre ses
précautions, et qu'on croirait visiblement amuser le monde, si l'on finissait
son discours sans exprimer une fois du moins sa propre pensée ; au lieu,
Monseigneur, par malheur pour vous, que dans toute une explication si longue et
si étendue, où durant quinze grandes pages vous parlez ce langage étranger, vous
ne dites pas un seul mot qui explique le seul sentiment que vous prétendez avoir
dans l'esprit.
Oserait-on, Monseigneur, vous
demander si vous avez relu avec attention cette Réponse que vous nous donnez
pour un argument ad hominem. Si vous l'avez relue, je ne comprends pas ce
qui vous a empêché de remarquer non-seulement qu'il n'y a pas un seul mot qui
marque que vous argumentiez par les principes de M. de Chartres ; niais encore
que depuis le commencement jusqu'à la fin vous écrivez comme un homme qui parle
naturellement, et qui exprime ses propres pensées. On trouve à toutes les pages
de votre Explication : Je crois que l'acte de charité, etc. Je crois
que l’acte d'espérance, etc. Je dis : Je crois : Je suppose (2): vous parlez
toujours en votre nom, et il n'y a rien qu'on ressente moins dans tout votre
discours qu'un air et un langage étranger. Vous commencez par ces mots : « Je
dois, mon très-cher prélat, être plus prêt que le moindre de tous lés fidèles, à
rendre compte de ma foi à toute l'Eglise, et surtout à vous, qui êtes mon
confrère, mon bon et ancien ami. » Est-ce par là que l'on commence
1 Ire Lett., p. 76. — 2 Prem. rép. de M. de Camb.
après la Lett. past. de M. de
Chartres, p. 2, 4, etc.
337
un langage de complaisance et d’accommodement qui
doit être contradictoire avec son propre langage ? Vous continuez : « Pour mes
sentiments, les voici tels qu'ils sont dans mon cœur, et que je crois les avoir
mis dans mon livre(1). » Avez-vous mis dans votre livre les sentiments de M. de
Chartres ? On ne trouve dans cet écrit aucune distinction de ce que vous dites
de vous-même, et de ce que vous prétendez avoir emprunté. Ce style est uniforme
et perpétuel dans toute votre Explication, tout y est emprunté et feint,
ou rien ne l’est : en parlant du bonum mihi (ce qui m'est bon et
avantageux) Voilà, dites-vous, ce que j'appelle des actes intéressés (2) ; » et
vous mettez ces actes parmi ceux de vraie espérance, par conséquent, selon vous,
très-surnaturels. Le public croira-t-il que vous expliquez les sentiments de M.
de Chartres, quand il voit que vous ne cessez de répéter que vous expliquez les
vôtres? Il faudrait réimprimer tout votre discours, pour marquer ici les
endroits où l'on voit que vous ne parlez que votre langage naturel : mais en
voici un qu'on ne saurait oublier : « Voilà donc, dites-vous, précisément, mon
très-cher prélat, ce que j'ai pensé, en faisant mon livre, sur les actes que
j'ai nommés intéressés (3), » qui sont rapportés un peu après, parmi les actes
de vraie espérance. Ce que vous pensiez en faisant votre livre, est-ce,
Monseigneur, ce que pensait ou penserait M. de Chartres, ou pensiez-vous dès
lors à lui faire un argument ad hominem? Oh! qu'il en coûte, quand on
veut défendre l'erreur, et soutenir une fausse excuse? Votre embarras est
extrême sur cette première Explication que M. de Chartres a imprimée.
Vous ne pouvez la reconnaître sans vous condamner vous-même, comme un homme qui
nie l'espérance : vous ne pouvez la rejeter, parce que vous l'avez donnée à M.
de Chartres avec tous Les témoignages que vous y pouviez attacher de votre
croyance. Vous n'osez absolument ni l'approuver, ni la renoncer; et ne sachant
quel nom lui donner, vous lui appliquez à la fin celui d argument ad hominem,
que personne ne connaît en cette forme, ou, comme vous l'appelez, argument
d'accommodement
1 Prem. Rép. de M. de Camb. après la Lett. past.
de M. de Ch , p. 1. — 2 Ibid., p. 4. — 3 Ibid., p. 8.
338
et de complaisance, qui ne se trouve que chez vous.
Qui veut voir votre embarras sur
cette objection, n'a qu'à lire votre Réponse: « J'avoue, dites-vous,
qu'il règne partout dans cette lettre (dans celle où est contenue votre première
Explication à M. de Chartres ) un grand défaut de précaution ; et si
c'est une faute, que de n'en avoir pris aucune en écrivant une simple lettre à
un ami intime, j'avoue que j'ai parlé improprement, et avec la négligence d'un
homme qui ne craint pas de n'être pas bien entendu : mais il vous est moins
permis qu'à un autre de me faire un crime de cet excès de confiance (1). » On ne
comprend rien dans ce discours. Souvenez-vous, Monseigneur, que vous étiez si
vivement pressé par M. de Chartres, que vos plus solides réponses n'étaient pas
trop fortes. Il était donc temps ou jamais, de déployer vos meilleures armes, et
si vous vouliez être entendu, vous deviez découvrir alors vos plus intimes
pensées. Qui vous empêchait de le faire? Vous écriviez , dites-vous, une
simple lettre à un ami intime : appelez-vous une simple lettre, une
explication si foncière et si ample de vos sentiments, et la raison que vous
vouliez rendre de votre foi ? est-ce à cause que vous y parliez à un intime
ami, que vous lui cachiez le fond de votre secret? Vous appelez
négligence et défaut de précaution une suppression si délibérée et si
continuelle de votre dessein : Vous ne craignez pas, dites-vous, de n'être
pas entendu. Mais par où vouliez-vous qu'on vous entendit, avec le grand
soin que vous preniez de taire votre véritable et essentiel dénouement, et un
choix d'expressions les plus significatives et les plus précises, pour exprimer
que vous disiez votre sentiment. Vous avez de belles paroles: tout le monde les
reconnaît : niais l'embarras qui est dans le fond ne se peut couvrir, et on voit
que vous ne savez où poser le pied : car s'il faut dire ici encore un mot de la
négligence des lettres, où vous mettez votre refuge, vous savez que les saints
docteurs, les Basiles, les Jérômes, les Augustins, les Bernards, n'ont rien
écrit plus exactement que les lettres où ils traitaient de la doctrine. Il
s'agissait dans celle-ci de mettre en repos la conscience de trois évêques, qui
appelés en témoignage par vous-même, se
1 Ire Lett., p. 63, n. 8.
339
croyaient obligés à déclarer à toute l'Eglise leur
sentiment sur votre livre ; un de ceux qui vous pressait le plus vivement, et
qui était le plus occupé du besoin où vous étiez d'éclaircir, s'il était
possible, la doctrine de ce livre, était M. l’évêque de Chartres, à qui vous
faisiez alors profession d'ouvrir le plus à fond votre cœur; aussi a-t-on déjà
vu que vous commencez cette Lettre si négligée, selon vous, par l'obligation où
vous étiez de rendre compte de votre foi à toute l'Eglise, et surtout à vous,
disiez-vous à M. de Chartres, qui êtes mon confrère, mon bon et ancien ami
(1). Après un tel préambule, on ne croirait pas que vous dussiez vous sauver par
la négligence de votre Réponse : au contraire vous prépariez les esprits à toute
sorte de précision et d'exactitude.
Je ne sais pas au reste pourquoi
vous voulez que M. de Chartres fût celui à qui il fût moins permis qu’à un
autre de vous faire un crime de l’excès de votre confiance (2), c'est-à-dire
de vous reprocher vos variations. Sans doute, Monseigneur, vous ne direz pas que
votre Explication dût être un mystère confié sous le secret à M. de
Chartres, vous qui la citez le premier dans une Réponse imprimée contre
la Déclaration des trois Evêques : mais si sous prétexte d'amitié et de
confiance vous cachez vos sentiments à un intime ami; si vous lui donnez une
réponse qu'ensuite vous détruisez par une autre formellement et
contradictoirement opposée, et que par là vous cherchiez de la protection à un
livre qu'on ne peut défendre que par de tels changements, des évêques, parce
qu'ils sont vos anciens amis, n'oseront s'en plaindre? Où prenez-vous,
Monseigneur, ces nouvelles règles de morale?
Par exemple, vous avez dit pour
le terme de motif, «que vous vous accommodiez (dans le même livre des
Maximes à l'usage de notre langue, où il veut d'ordinaire dire la fin
dernière, ou du moins la principale qui fait agir (3). » Vous n'aviez point
d'autre idée, et vous veniez de dire positivement que dans tout votre livre «les
Maximes « on doit toujours de bonne foi réduire le terme de motif
au même sens. » C'est donc en toutes manières
1 Première rép., etc., à la fin de la Lett. past. de M.
de Chartr. — 2 Ire Lett. en rép., p. 63, 64. — 3 Prem. Rép.
après la Lett. past. de M. de Ch., p. 13-15.
340
un fait constant, que du temps que vous envoyiez votre
Explication à M. de Chartres, vous ne connaissiez, dans ce livre des
Maximes, le sens de motif que pour signifier la fin qu'on se propose
au dehors. Vous dites maintenant le contraire dans votre Lettre en
réponse à la Lettre pastorale de M. de Chartres (1), et vous voulez qu'on
devine, sans en dire mot, que dans votre première Explication à ce
prélat, vous parliez dans un esprit de complaisance et d'accommodement :
donnez-nous donc quelque règle pour deviner vos desseins, puisque vous ne
daignez pas nous les expliquer.
Vous croyez peut-être que le
lecteur perdra patience dans le détail où il faut entrer pour vous
convaincre, et vous brouillez tant de choses, que vous croyez qu'on ne voudra
pas se donner la peine de les démêler : mais pourvu qu'on gagne sur soi de lire
trois pages, on verra en particulier toute votre adresse.
« J'assurais, dites-vous, qu'en
distinguant l'objet formel et le motif, mon intention n'avait point été de
contredire le langage des théologiens, mais que j'avais voulu seulement
m'accommodera l'usage familier de notre langue pour le terme de motif
(1). » Il est vrai, vous dites ces mots : mais vous ajoutez en même temps, que
cet usage de notre langue était de prendre le motif pour la fin qu'on se propose
au dehors, et c'est en cela que vous prétendiez que cet usage de la langue
française était différent de celui des théologiens qui prenaient motif
pour objet formel. Ainsi toute la difficulté roulait sur la différence
entre prendre motif pour objet formel avec l'Ecole, ou le prendre pour
fin au dehors, selon l'usage que vous prétendiez dans notre langage, et vous
ne songiez pas encore alors à le prendre pour principe intérieur ni pour
amour naturel.
Vous remarquez dans votre Lettre
en réponse à M. de Chartres, ces paroles de l'Explication au même prélat
On dit tous les jours : Le motif d'un courtisan est l'ambition; et vous
concluez à présent que dans le vrai langage de votre livre expliqué dans
la Lettre même, où l’on vous reproche la variation, motif n'est point
l'objet extérieur, mais seulement l'affection intérieure. Il
1 Lett. en rép.,
p. 66. — 2 Ibid.
341
est vrai, vous le dites à présent; mais vous ne le
disiez pas alors, et vous le laissiez à deviner.
Vous direz que votre exemple du
courtisan, qui a pour motif son ambition, le prouvait assez. Mais voici
votre texte entier, dont vous supprimez la moitié. « On dit tous les jours : Le
motif d'un courtisan est l'ambition ; le motif d'un homme vain est la louange
(1), » etc. Mettez que cet exemple du courtisan et de l'ambition soit ambigu :
l'exemple de louange détermine , puisque jamais on n'a dit qu'elle put être
autre chose que l'objet extérieur d'une âme vaine, et qu'elle ne pouvait pas
être son affection intérieure. En tout cas vous vous expliquez
très-clairement dans la suite, puisque vous y rejetez le mot de fin à
cause que notre langue ne s'en accommode guère : C'est pourquoi ,
continuez-vous, je l'ai joint au terme de motif. Pour ôter jusqu'au
moindre doute de votre pensée, vous ajoutez que le terme de motif, pour
signifier la fin, est le plus naturel et le plus usité. Ainsi vous vous
déterminez à ce sens-là, et j'en ai cru, dites-vous, l'usage innocent
de mon livre (2).» Constamment donc, c'était la fin que vous
entendiez par motif, et vous ne permettiez pas qu'on prit ce terme
autrement qu'en ce même sens.
C'est ce que vous avez changé
depuis : le motif est devenu dans tous vos écrits suivants, le principe
intérieur qui nous fait agir et la passion qui nous remue (3). Vous avez
donc manifestement altéré votre système : la variation est démontrée.
Radoucissez vos termes tant qu'il vous plaira : appelez-la négligence,
complaisance, accommodement, langage emprunté pour dissiper les alarmes et les
ombrages d'un ami : à travers ces belles paroles et la finesse de vos tours, et
à travers toutes vos délicates couvertures, tout le monde perce le fond, excepté
ceux qui tout à fait engagés dans le parti, déterminément ne veulent pas voir.
Il nous faut encore un moment
pour examiner votre dernière ressource. C'est qu'en parlante M. de Chartres de
l’intérêt propre, bonum mihi; ou du salut, vous avez pris cinq ou six
fois « la précaution de dire qu'on l'appellerait, si l'on veut, mon intérêt. »
1 Prem. Rép. à M. de Ch., après la Lett. past.,
p. 14. — 2 Ibid., p. 13. — 3 Ire Lett. en rép., p. 63, 66.
342
Si on le veut, poursuivez-vous, marque clairement
que ce n'est pas moi qui le veux, et que je sors de mon vrai langage pour
m'accommoder à celui d'autrui qui le veut. J'ajoute, poursuivez-vous, que je
n'ai garde de disputer sur les termes. Ce n'est donc que pour éviter une dispute
sur les termes, que j'entre sur ce langage emprunté et contraire au mien (1). »
Mais pour dissiper ces fausses lueurs, il ne faut que vous entendre vous-même :
« Je n'aurais eu garde de donner ainsi mon Explication au public comme le
vrai sens de mon livre : du moins si je l'eusse donnée, j'aurais marqué bien
plus expressément qu'encore qu'elle fût vraie en elle-même, elle n'était
pourtant pas celle que j'avais eue dans l'esprit en écrivant mi ni livre;
j'aurais fait là-dessus dans les formes toutes les protestations les plus fortes
pour ne déroger pas au vrai langage de mon livre en le réduisant au vôtre (2). »
A vous entendre, Monseigneur, on dirait que ces précautions et protestations
dans les formes demandaient un long discours. Mais il ne fallait que trois
mots. Ces arguments où l'on procède par les principes des autres et, comme on
dit, ad hominem, ont leur formule réglée. Elle consiste à marquer une
fois du moins ce qu'on emprunte de l'adversaire, et ce qu'on pense soi-même.
Qu'y avait-il de plus court et de plus aise que d'ajouter à votre discours ces
quatre lignes : « J'ai entendu par intérêt propre un amour naturel de
nous-mêmes : mais quand j'entendrais comme vous par ce mot, mon salut est mon
propre bien, ce qui n'est pas, je ne laisserais pas de pouvoir, selon vos
principes, justifier mon système. » Si vous vous croyez obligé, pour déclarer la
sincérité de vos intentions, de prendre cette précaution avec le public ;
pourquoi la négliger dans une lettre si grave à un ami intime, à qui vous
écriviez avec le même sérieux et le même esprit que si c'était à l'Eglise pour
lui rendre raison de votre foi?
Vous avez encore recours à la
négligence d'une lettre écrite à la hâte à un intime ami. « J'ai omis dans cet
esprit, dites-vous, toutes ces précautions rigoureuses, et j'ai parlé votre
langage, comme s'il eût été effectivement le mien propre. » Quel moyen
1 Ire Lett. en rép., p. 64; Prem. Rép. impr. par
M. de Chartr. après sa Lett. past. — 2 Ire Lett. en rép., p. 67.
343
donc reste-t-il à M. de Chartres, dans un bagage si
semblable, d'imaginer de la différence dans les sentiments? De si faibles
excuses ne répondent pas à l'importance de la matière : il n'était pas ici
question de parler à la hâte : et si la facilité de votre génie devait
produire une prompte Réponse, il ne s'ensuit pas qu'elle dût être négligée,
sous prétexte que vous la donniez en forme de lettre, puisqu'on traite en cette
manière les affaires les plus sérieuses. Ainsi vos raisons sont vaines, et vous
n'en aviez aucune d'épargner à un ami si intime, à un si grave théologien, trois
ou quatre lignes. D'autant plus que vous en vouliez venir à la fin, à la
protestation qui l'a étonné, où vous prenez « à témoin celui qui sonde les
cœurs, comme si j'allais, dites-vous, paraître devant lui, que votre
Explication contient tout ce que vous avez prétendu : que ce sont là les
sentiments que vous portez dans le cœur, et le système que vous croyez avoir
donné à votre lettre (1). » Vous ne disiez point dans cette sérieuse
protestation, que vous parliez à la hâte et avec négligence; vous paraissiez
faire sérieusement tout l'effort de votre esprit : vous développiez toutes les
distinctions et tous les tours. Vous parliez encore moins de complaisance,
d'accommodement, de langage emprunté, d’argument ad hominem.
C'étaient les sentiments de votre cœur que vous portiez sous les yeux de Dieu,
dans le cœur d'un saint évoque, d'un si grave théologien et d'un ami si intime,
qui attendait de votre cordialité, non point une doctrine étrangère, mais la
vôtre, pour régler sur cette connaissance les sentiments qu'il prendrait avec
ses confrères et les vôtres sur votre livre.
Au surplus, Monseigneur, ne
croyez pas que nous prenions pour restriction du terme d'intérêt propre,
ces clauses de l’Explication à M. de Chartres que vous nous donnez pour
preuve que vous parliez ad hominem: Bonum mihi sera, si l'on veut,
mon intérêt propre; et les autres de même nature que nous avons déjà
remarquées (2).Vous voudriez qu'on crût qu'en mettant ces clauses vous aviez en
vue votre dénouement d'intérêt propre, pris pour amour naturel.
Mais vous expliquez trop formellement un autre
1 Lett. past., p. 69, 79, 80; Explic, p. 12,
14, 15 ; Ire Lett., p. 68. — 2 Ci-dessus, n. 8.
344
sens. En effet vous laissez en doute si l'espérance peut
être fondée sur l'intérêt propre, parce que vous distinguez l'espérance
simple ou commune qui ne s'élève point au-dessus de son bonum mihi, de
son intérêt, de son motif propre, d'avec l'espérance commandée par la
charité, qui la rapporte à son objet propre qui est la gloire de Dieu ; vous
dites donc, je l'avoue, de cette espérance commandée, qu'à raison de son motif
on peut en un sens la nommer notre intérêt propre, en tant qu'elle
renferme le bonum mihi comme son objet spécifique ; et vous laissez ce
langage libre. Ainsi les deux sens dont vous voulez parler dans votre
Explication à M. de Chartres, signifient la même espérance, suivant qu'elle
est commandée ou non commandée (1). Vous n'aviez donc point dans l'esprit
d'autre intérêt propre que le motif de l'espérance que vous nommez simple,
commune et non commandée, et votre restriction ne porte que sur celui-là, sans
qu'il y ait le moindre vestige de l'intérêt propre pris pour l'amour naturel.
Au reste pour revenir à vos
solennelles protestations sous les yeux de Dieu, qui ont tant étonné M. de
Chartres, le sujet de son étonnement est qu'il a vu ce que vous disiez, que vous
aviez toujours eu devant les yeux les mêmes choses que vous avez tant de fois
changées; vous les expliquez en cette sorte : « Je n'ai jamais, dites-vous,
voulu faire entendre par là, que le langage en question fût le vrai langage que
j'avais voulu parler dans mou livre; mais seulement que la doctrine en question
était toute la doctrine à laquelle je bornais le système de mon ouvrage (2). »
C'était pourtant du langage de votre livre qu'il s'agissait directement; c'était
bien assurément par le langage qu'il fallait juger du vrai sens, de la vraie
Explication de ce livre. Quand donc vous réduisez la protestation que vous
n'avez point changé, au langage et non au fond, la restriction mentale est trop
violente : c'est une faible défaite que croire avoir satisfait en répondant. «
Je l'entends ainsi, si l'on veut en un sens, en un certain sens, » etc.
Ces clauses vagues peuvent bien montrer un homme qui craint, qui hésite, qui
n'est jamais assuré, qui se prépare des évasions, qui
1 Prem. rép. de M. de Camb. impr. dans la Lett. past. de
M. de Ch., p. 2, 8, 11-13. — 2 Ire Lett. en rép., p. 68.
345
en tout cas a plusieurs sens dans l'esprit ou bons ou
mauvais : mais elles ne seront jamais une sérieuse explication de ses sentiments
sous les yeux de Dieu : car en disant que notre salut est notre intérêt en un
certain sens, ou l'on a ce sens dans l'esprit ; et on ne peut le dissimuler
sans artifice à un ami qui s'attend à l'apprendre, à un grave théologien, à un
évêque avec qui on traite un point de la foi : ou l'on ne l'a point; et il est
terrible d'assurer sous les yeux de Dieu qu'on l'a toujours eu.
Après des épreuves si
démonstratives contre votre prétendu argument ad hominem, il est bon
d'écouter encore vos merveilleuses vraisemblances. Car vous en avez toujours
pour prouver qu'il est impossible que vous ayez pensé ce que vous pensez, ou que
vous ayez fait les choses où l'on vous surprend. Voici donc vos raisonnements :
Ce serait un changement trop grossier, ce serait une variation trop
prompte : quand « on veut tromper, donne-t-on en si peu de temps à un même
homme deux écrits formellement contradictoires depuis le commencement jusqu'à la
fin? Si c'est une variation, c'en est une là plus ingénument déclarée, la moins
déguisée qui fût jamais (1) » Quoi ? Monseigneur, il est impossible qu'un homme
poussé à bout par démonstration , change de réponse, ou cherche de nouveaux
détours pour éblouir les esprits , et de nouveaux artifices pour couvrir
sa marche? Sur de si légers fondements, on ne croira pas ce qu'on voit de ses
deux yeux, ce qu'on tient de ses deux mains? Ces raisonnements, Monseigneur, ne
sont plus de saison, et permettez-moi de le dire, les ingénuités que vous
vantez tant sont trop connues.
Vous direz tant qu'il vous
plaira, qu'on n'y va pas si grossièrement quand on veut tromper. Pour tomber
dans ces terribles inconvénients, il suffit d'être trompé et vouloir ensuite se
défendre. Il n'y a que la vérité qui se soutienne uniformément, et qui ne soit
jamais contraire à elle-même : l'erreur se contredit malgré elle, et les esprits
les plus suivis sont entraînés par l'esprit d'erreur à des contradictions et à
des variations inévitables : on ne se souvient plus à la fin de ce qu'on a dit
au commencement; on est tout occupé du soin de se défendre; on dit le oui et le
1 Ire Lett., p. 56-58.
346
non, sans s'en apercevoir que longtemps après ; et cette
incertitude a paru dans toutes vos Réponses sur l'argument ad hominem.
Si l'on en peut encore douter
après les preuves qu'on vient de voir, il n'y a qu'à lire mie Lettre que vous
avez écrite depuis. Après avoir vu les fortes Réponses de M. de Chartres à votre
Explication qu'il a imprimée (1), vous vous engageâtes à le satisfaire
sur le même pied et sans y rien changer. C'est ce qui paraît dans cette
Lettre rapportée par ce prélat, où vous assurez que « l'explication simple
et naturelle du texte de votre livre selon vos véritables sentiments est
contenue dans votre Lettre à M. de Chartres (2), » c'est-à-dire dans l'Explication
qu'il a imprimée à la fin de sa Lettre pastorale : ce n'était donc pas une
complaisance qui l'avait produite, ni un argument ad hominem, comme
maintenant vous vous avisez de le dire : c'était votre propre sens : et tout ce
que vous y avez ajouté depuis soit dans votre Instruction pastorale ou
dans vos autres Explications, est étranger à votre système, selon que
vous l'exposiez à ce prélat.
Pesez, Monseigneur, les paroles
de cette Lettre; elle est écrite après votre Explication à M. de
Chartres, et sur les objections qu'il faisait contre : vous les trouvez «
naturelles, fortes, poussées aussi loin qu'elles peuvent l'être, soigneusement
ramassées de tous les endroits de votre livre qui peuvent les fortifier,
démêlées avec précision et fortement écrites. Je doute fort, ajoutez-vous, qu'on
puisse mieux embrasser mon système pour le renverser (3). » Pour répondre à de
si fortes objections, vous n'aviez qu'à dire que M. de Chartres ne vous avait
point entendu, et que, sans agir par vos principes, vous ne faisiez qu'un
argument ad hominem. Loin de parler ainsi, vous supposez que M. de
Chartres approuve votre système. Il n'y aurait rien de fort merveilleux,
si vous n'aviez fait que raisonner selon ses principes. Vous ajoutez ces paroles
: « L'explication simple et naturelle du texte de mon livre selon mes véritables
sentiments est contenue dans ma Lettre à M. de Chartres. » C'est celle dont nous
parlons, où vous voulez dire maintenant que vous avez parlé un autre langage que
le
1 Lett. past. de M. de Ch., p. 72, 73. — 2 Ibid.,
p. 73. — 3 Lett. de M. de Cambr., rapportée par M. de Ch., dans sa
Lett. past., p. 72, 73.
347
votre : mais alors et si peu de temps après cette
Explication, vous dites qu'elle contient votre sens naturel selon vos
véritables sentiments. Loin de vous plaindre que ce prélat vous ait mal entendu,
et qu'il ait pris pour votre doctrine ce que vous ne lui disiez que par
complaisance et ad hominem, vous promettez de satisfaire à ses objections
sans sortir du système de votre Lettre. Vous ne prétendiez donc point en
donner une autre Explication, mais vous en tenir à celle-là, comme étant,
non point étrangère, mais la vôtre propre. C'est à celle-là que vous « vouliez
faire cadrer sans mauvaise subtilité le texte de votre livre, que vous deviez
pour cela faire examiner par vingt célèbres théologiens », » Vous ne songiez
donc point encore que votre propre Explication dût être contradictoire
avec celle que vous donniez à M. de Chartres, et vous ne parliez seulement pas
de l'argument ad hominem que vous voulez maintenant y trouver.
Que dirai-je davantage ? Cette
Explication que vous promettiez dans peu à M. de Chartres, et où vous
deviez parler selon votre sens, vint en effet : mais sans qu'il y eût nulle
mention que la première fût empruntée, étrangère, ou ad hominem : vous
vouliez tout faire passer, comme étant d'un seul et même dessein : cela était
impossible, et c'est pourquoi il a fallu enfin avouer que c'était là deux
explications contradictoires. Cependant vous n'avez point voulu avoir changé;
car le moyen d'avouer un changement dans une doctrine que vous nous donnez pour
si suivie et si uniforme? Que faire donc? il a fallu en faire, l'une étrangère,
et l'autre la votre propre. Comment cela, si toutes les deux sont également
énoncées comme vôtres? c'est l'embarras dont vous ne sortirez jamais ; et Dieu,
que vous prenez à témoin de votre parfaite uniformité avec vous-même,
sera témoin seulement que vous vous servez de son saint nom pour
autoriser une explication que vous avez désavouée depuis.
Lorsque vous dites après cela
dans votre première Lettre en réponse à M. de Chartres, « que quand vous
le vîtes, vous lui déclarâtes sans hésitation ni ambiguïté, que vous n'aviez
point entendu par intérêt propre le salut en composant votre
1 Lett. de M. de Camb., rapportée par M. de Ch.,
dans sa Lett. past., p. 72, 73.
348
livre (1) : » permettez-moi de le dire avec tout le respect
que je vous dois, votre mémoire vous trompe ; M. de Chartres, que j'ai consulté
là-dessus, ne se souvient pas d'avoir rien ouï de semblable ; dans le doute où
l'on pourrait être entre vous deux, il consent que vos propres écrits décident.
Si vous aviez dans l'esprit, autant que vous l'assurez, l’intérêt propre
comme chose différente du salut, vous en auriez dit quelque mot dans une aussi
ample Explication querelle que vous lui donnâtes. Vous en eussiez fait du
moins quelque mention dans une Lettre qui la suivit écrite sur ce sujet, où,
comme on a vu, vous songiez à toute autre chose : sans attaquer votre foi, vous
voulez bien qu’on en croie vos propres écrits, plutôt que vous qui les
combattez, et qui après tout ne cherchez qu'à vous excuser.
Vous alléguez dans la même
Lettre le témoignage de vos amis en assez grand nombre, et d'une si délicate
probité, à qui vous avez toujours parlé d'une manière uniforme : il est étrange
que vous ayez dit si souvent de vive voix ce que vous ne vous êtes point avisé
d'écrire au temps que vous avez donné cette première Lettre à M. de
Chartres, qu'il a fait imprimer à la fin de son ouvrage, quoiqu'il n'y eût rien
de plus essentiel à votre dessein ; et enfin que dans un livre qui devait être
si net, vous soyez réduit à prouver votre sentiment par témoins.
Sans écouter ces vains
prétextes, la variation est de plus en plus démontrée : vingt docteurs que vous
deviez consulter, selon les termes de votre Lettre qu'on vient de voir,
auront reconnu avec vous qu’à s'en tenir dans ces termes de votre
première Explication (1), votre livre était insoutenable, puisqu'il a fallu
renoncer à cette explication et introduire l'amour naturel, dont auparavant vous
n'aviez fait nulle mention dans vos écrits. M. de Chartres l'a prouvé
invinciblement, et vous demeurez sans réplique.
Voici encore un autre terrible
inconvénient : le sacrifice absolu de l’intérêt propre, si l'on entend le
salut par cet intérêt, est une doctrine erronée, scandaleuse . impie,
blasphématoire, comme vous le dites dans votre Instruction pastorale
(2), et que M. de
1 Ire Lett., p. 57.— 2 Prem. rép., p. 74. — 3
Inst. past. de M. de Camb., p. 49, 50, etc.
349
Chartres l'a montré par vos paroles (1) : vous ne trouvez
de solution à ce pressant argument, que de prendre l’intérêt propre pour
un amour naturel, sans quoi vous avouez à M. de Meaux que tout votre livre, de
ligne en ligne et de page en page, est impie et monstrueux. Vous êtes donc au
milieu d'écueils inévitables, et vous vous êtes précipité dans une suite
d'erreurs d'où vous ne vous laissez aucune issue.
Je ne veux plus remarquer qu'une
seule variation, mais bien claire, dont M. l'évêque de Chartres vous a
convaincu; c'est dans ce passage vraiment décisif, comme l'appelle ce prélat, de
votre livre des Maximes, où vous dites « qu'il faut laisser les âmes
imparfaites dans l'exercice de l'amour mélangé de l’intérêt propre : et
qu'il faut même révérer ces motifs qui sont répandus dans tous les livres de
l'Ecriture sainte (2), » etc. M. de Chartres vous demande « si l'affection
naturelle, à laquelle vous avez recours, peut être l'objet de toutes les prières
de l'Eglise, et si des motifs purement naturels servent à réprimer les passions,
à affermir toutes les vertus, et à se détacher de tout ce qui est renfermé dans
la vie présente? Ce serait, dit-il, une doctrine pélagienne, et il n'y a que les
affections surnaturelles de la grâce qui puissent opérer en nous de telles
merveilles (3). »
Dans la suite vous faites dire à
l'Article faux qu'il faut ôter à un parfait, « avec la crainte des esclaves, le
désir de la céleste patrie et tous les motifs intéressés de l'espérance, d Ce
que vous condamnez vous-même en disant que « parler ainsi, c'est tourner en
mépris le fondement de la justice chrétienne, je veux dire la crainte qui est le
commencement de la sagesse, et l'espérance par laquelle nous sommes sauvés. »
Par ces dernières paroles M. de
Chartres revient à la charge, et conclut a qu'il n'y a rien de plus surnaturel,
que le fondement de la justice chrétienne et l'espérance en laquelle nous sommes
sauvés. »
Aussi l’aviez-vous pensé ainsi
naturellement; et M. de Chartres vous remet devant les yeux sur ce sujet,
non-seulement votre première Explication, que vous appelez maintenant une
réponse ad hominem, mais encore une autre Réponse à laquelle vous
ne
1 Lett. past. de M. de Chart., p. 74 — 2 Max.,
p. 33. — 3 Lett. past., p. 54.
350
donnez point ce caractère, et où vous dites néanmoins : «
J'ai voulu parler alors des motifs de l'espérance (1).» Vous ajoutiez : « Ces
motifs ou objets de l'espérance sont par eux-mêmes très-parfaits... Pour les
âmes parfaites, ces motifs les touchent plus que jamais, et ils leur font faire
des actes d'espérance commandée par la charité, qui ne sont point intéressés. »
Voilà, Monseigneur, ce que vous
disiez dans vos Réponses manuscrites, mais depuis tout a changé ; car
vous avez vu, comme M. de Chartres l'a bien remarqué, que ces Réponses conformes
nu livre en emportaient la condamnation, et qu'il s'ensuivait que votre livre
retranchait aux parfaits l'espérance surnaturelle. Ainsi les motifs surnaturels
de l'espérance, dont l'Ecriture sainte et toutes les prières de l'Eglise étaient
remplies, sont devenus tout à coup dans votre Instruction pastorale des actes
d'une affection naturelle.
Il était dur de répondre, comme
vous avez fait à M. de Meaux, que ces actes naturels étaient dans les Ecritures,
parce que les objets de la foi qui les excitent s'y trouvent; et M. de Chartres
a montré que cette Réponse est insoutenable (2), puisqu'encore que les objets,
qui excitent, selon vous, cette affection naturelle, soient dans l'Ecriture,
l'affection n'y est pas ; et c'est ce qui fait dire au même prélat, que c'est
vouloir ne se rendre sur rien que de donner de telles réponses.
Vous lui donnez maintenant un
sujet nouveau de vous faire le même reproche en répondant à ses arguments avec
un si grand embarras, cl qu'on reconnaît aisément; on n'a qu'à lire pour le
remarquer, la Lettre dont il s'agit entre nous clans cet écrit. « Vous
n'avez , dites-vous, jamais entendu parles motifs intéresses de l'espérance, le
motif spécifique de l'espérance chrétienne (3);» de quels motifs parliez-vous
donc quand vous disiez au commencement à M. de Chartres : «J'ai voulu parler
alors des motifs de l'espérance (4)? » Quand on nomme ainsi l'espérance
absolument parmi les chrétiens, s'est-on jamais avisé d'entendre autre chose que
l'espérance chrétienne? Dans quel embarras de
1 Lett. past. de M. de Chart., p. 55. — 2 Ibid.,
p. 56. — 3 Ire Lett. à M. de Ch., p. 51. — 4 Lett. past., p. 55.
351
discours se faut-il jeter pour répondre à un raisonnement
si simple? « Je n'ai, dites-vous, voulu parler en cet endroit que du mélange qui
se fait dans les âmes imparfaites, de la propriété avec les affections
surnaturelles pour les dons de Dieu (1). » C'est donc de la propriété que vous
vouliez remplir toute l'Ecriture. Mais que direz-vous à M. de Chartres, dont
vous réfutez ces paroles : « Ces objets sont dans l'Ecriture, mais l'affection
n'y est pas? » Quelle réponse à cette objection? La voici : « Ai-je dit,
répondez-vous, que l'affection y est? qui est-ce qui n'entend pas qu'une
affection ou volonté imparfaite n'est pas dans un livre? » Mais pourquoi n'y
serait-elle pas comme y sont les choses dont ce livre parle, et dont aussi vous
voulez qu'il soit rempli? Ce que j'ai voulu dire est clair,
continuez-vous : sans doute il n'y a qu'à dire que tout est clair, quoiqu'on n'y
entende rien.
Mais je vous prie, Monseigneur,
qu'y a-t-il de clair dans les paroles suivantes de la même première Lettre
à M. de Chartres : « Il ne s'agit que d'une équivoque : les objets sont
représentés dans l'Ecriture, et c'est ce qu'il faut révérer; il faut révérer
aussi cet état d'amour mélangé; et enfin, pour retrancher toutes les disputes de
mots, je consens qu'on dise, si vous le voulez, que les motifs sont les objets ;
mais en ce cas il faudra que vous reconnaissiez de bonne foi que le motif de l’intérêt
propre est l'objet en tant qu'excitant l'amour naturel (2). » Pourquoi
faut-il que M. de Chartres reconnaisse ce nouveau tour que vous glissez, pour
sortir enfin de votre variation qu'il avait démontrée dans sa Lettre
pastorale? pourquoi voulez-vous qu'il avoue que le motif d’intérêt propre
est l'objet, en tant qu'excitant l'amour naturel ? S'il s'en tient à votre
première Explication, et au texte de votre livre, ces motifs étant
répandus dans l'Ecriture, etc., étant par eux-mêmes, selon vous, très-parfaits,
et faisant faire aux parfaits des actes d'espérance, qui ne sont pas intéressés,
ce ne sont point des objets excitant l'amour naturel, dont vous n’avez pas dit
un seul mot dans votre première Explication, et qui n'est plus dans les
parfaits; s'il s'en tient à votre Instruction pastorale, ces motifs ne
sont point des objets, mais un principe intérieur d'amour
1 Ire Lett. à M. de Ch., p. 51. — 2 Ire Lett., p.
52.
352
naturel ; il n'est point libre de dire tantôt l'un
et tantôt l'autre, la doctrine de la perfection n'est point un jeu. Et on
s'étonnera toujours que dans une matière si grave, après que vous avez paru dans
les derniers temps vous arrêter inviolablement à soutenir que le motif d'intérêt
propre était un principe intérieur d'affection naturelle, vous reveniez
aujourd'hui à soutenir qu'il vous est indifférent de dire l'un ou l'autre
; car voici vos paroles : « Or il m'est très-indifférent, dites-vous, que ce
motif soit l'objet en tant qu'excitant l'amour naturel mercenaire et
propriétaire, ou bien qu'il soit ce principe d'amour naturel qui cherche
l'objet. » Ce sera donc de ces vaines et creuses révélations que vous aurez
rempli toute l'Ecriture, toute la tradition, toutes les prières de l'Eglise; il
n'y a qu'à tourner l'esprit vers toute autre chose que celle dont il faudrait
parler, ou oublier d'où l'on est parti, le fondement de la piété, et l'espérance
par laquelle nous sommes sauvés deviendra une affection naturelle; et pourvu que
vous disiez : Toute subtilité à part, le monde croira que les noms, les
imaginations que vous mettez à la place de vos premières et naturelles pensées
n'ont rien que d'uni? C'est ce qui s'appelle se jouer de son esprit aussi bien
que de ses paroles et de la crédulité des hommes : vous avez encore un autre
moyen d'éluder les difficultés, c'est de les passer sous silence quand vous n'y
pouvez trouver de réponse; ainsi quand M. de Chartres vous a reproché (1) que
vous connaissiez une prière (a) qui fait désirer, malgré l'Oraison Dominicale,
la tentation du désespoir, et le délaissement du Père céleste ; quand il a
rapporté un extrait (b) qu'on lui a donné
1 Lett. past. de M. de Chart., p. 6.
(a) O Sauveur ! boive qui voudra votre Calice d'amertume ;
pour moi, je le veux boire jusqu'à la lie la plus amère : je suis prêt à
souffrir la douleur, l'ignominie, la dérision, l'insulte des hommes au dehors,
et au dedans la tentation du désespoir, et le délaissement du Père céleste... Je
manquerais à l'attrait de votre amour, si je reculais.
(b) On ne trouve Dieu seul purement que dans la perte de
tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu
toute ressource intérieure ; la jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là ;
et notre amour propre le met pour ainsi dire dans cette nécessité, parce que
nous ne nous perdons totalement en Dieu que quand tout le reste nous manque.
C'est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n'achève
de s'y laisser aller qu'après que tous les appuis du bord lui échappent des
mains.
L'amour-propre que Dieu précipite, se prend dans son
désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à
toutes les ronces qu'il trouve en tombant dans l'eau; il faut donc bien
comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de
tous les dons divins ; il n'y a pas un seul don, quelque éminent qu'il soit, qui
après avoir été un moyen d'avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un
piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l'âme.
De là vient que Dieu ôte ce qu'il avait donné; mais il ne
l'ôte pas pour en priver toujours : il l'ôte pour le mieux donner, et pour le
rendre sans l'impureté de cette appropriation maligne que nous en taisons, sans
nous eu apercevoir. La perte du don sert à ôter la propriété, et la propriété
étant ôtée, le don est rendu au centuple.
(Manuscrits de M. de Cambray.)
353
comme de vous, et qui enseigne la perte de tous les dons de
Dieu et de toute ressource intérieure dans ce réel sacrifice de tout soi-même :
on s'attendait à un désaveu de cette mauvaise doctrine, et on n'a rien vu de
semblable ; vous avez passé tout cela sous silence.
La suite de cet extrait n'est
pas meilleure, puisqu'on y apprend « à se laisser aller dans l'abîme où
l'amour-propre que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les
ombres de grâces (1), » etc. Ce désespoir ne vous effraie pas; vous vous taisez
à la soustraction générale de ce que Dieu donne, ou, comme on disait plus
haut, de tous les dons divins, dans l'espérance que cette perte du don
servira à en ôter la propriété, et que le don sera bientôt a pris rendu ou
centuple avec une pureté qui ne sera plus sujette à cette appropriation (2).
Cette maxime : On ne trouve Dieu seul purement que dans la perte de tous ses
dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute
ressource intérieure, nous apprend ce que c'est que l'amour pur de votre livre,
et le sacrifice de purification qui y conduit : votre silence nous a fait penser
que vous ne pouviez désavouer ces écrits, et nous y avons reconnu les
magnifiques expressions dont vous couvrez votre sacrifice absolu avec le
désespoir, et les autres maux qui l'accompagnent.
Nous avons tout sujet de
craindre que ces écrits, que M. de Chartres a trouvés dans son diocèse, ne se
soient fort multipliés ailleurs, et ne fassent estimer et désirer une telle
perfection aux cœurs aveugles et trop crédules. Désavouez-les donc aujourd'hui,
1 Lett. past. de M. de Chart., p. 7. — 2 Ibid.,
p. 7 et 8; aussi ibid., p. 110.—
354
Monseigneur, ou les rétractez pour en arrêter les progrès;
car on les donne comme venant de vous.
D'autres que moi vous
entreprendront peut-être sur votre seconde Lettre, d'autres attaqueront
les faibles réponses que vous faites à M. de Chartres sur votre amour naturel ;
je me contente de remarquer seulement ici que vous l'avez absolument exclus des
parfaits dans votre Instruction pastorale, p. 89. « Pour l'intérêt
propre, ces âmes ne se contentent point de n'y songer pas en certains
moments par une simple abstraction ; elles ne le peuvent jamais souffrir, elles
croient que le mélange de cet intérêt propre altérerait leur simplicité.
» M. de Chartres vous a aussi cité les pages de votre livre, où vous excluez
absolument l’intérêt propre de l'état des parfaits, qui dans votre livre
est le motif de l'espérance (1) ; ce prélat vous a fait voir par vos propres
écrits, que cet amour naturel, que vous excluez si absolument dans votre
Instruction pastorale, est selon vous une affection naturelle, vertueuse,
réglée par une soumission surnaturelle et de grâce: et si l'on y joint le sens
de votre livre, par une résignation méritoire, qui suppose par conséquent un
rapport actuel par la charité ; ainsi les affections naturelles, vertueuses et
rapportées actuellement à Dieu, ne sont plus de votre prétendu état de
perfection; ces nouveaux parfaits « n'en peuvent jamais souffrir, pas même en
certains moments; et par une simple abstraction, ils croient ce mélange capable
d'altérer leur simplicité. » Voilà donc l'homme prétendu parfait irréconciliable
selon vous, non-seulement avec l'amour-propre vicieux, mais avec toutes les
affections vertueuses de la nature; le voilà tout à fait passé dans l'ordre
surnaturel, comme M. de Chartres vous l'avait reproché, si votre nouvelle
théologie est reçue. Et tout ce que vous dites aujourd'hui pour sauver la
nouvelle idée de perfection que nous avait donnée votre Instruction pastorale,
ne peut justifier le nouveau système que vous avez substitué à celui de votre
livre. On ne vous répétera pas ici ce que M. de Chartres vous a objecté sur les
réflexions de l'état des parfaits; souvenez-vous de cette maxime que vous avez
avancée : « Les actes discursifs et réfléchis ne sont
1 Lettre past. de M. de Chartr., p. 83.
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plus de cet état: » on ne vous dit rien aussi de la
séparation que vous avez établie entre la partie supérieure et inférieure ;
n'oubliez pas que vous avez dit que le trouble de l'inférieure est entièrement
aveugle et involontaire dans cette séparation. Quelles conséquences ne tireront
pas les quiétistes de cette maxime? D'autres vous pousseront sur le fond de la
matière de l'amour pur, que vous expliquez dans un sens si différent de votre
livre; pour moi, je me borne, Monseigneur, aux remarques que je viens de faire,
et je me contente d'en tirer cette conséquence, que M. de Chartres vous a
convaincu de quatre choses : la première, d'avoir altéré votre système dans les
points sur quoi tout rouloit ; c'est ce qu'on vient de montrer par une preuve
abrégée tirée de vous-même, c'est-à-dire par votre propre Explication
poussée par M. de Chartres jusqu'à la plus grande évidence : la seconde, qui
suit de votre même Explication, d'avoir rejeté par votre livre
l'espérance chrétienne sous le nom d'intérêt propre, puisque vous avez
été contraint d'abandonner le seul dénouement que vous nous aviez donné pour la
sauver. La troisième chose dont M. de Chartres vous a convaincu, c'est d'avoir
mis à la place de votre premier dénouement sur l'intérêt propre, un sens
qui ne se peut soutenir dans le système de votre livre, sans attribuer au
concile de Trente une doctrine inouïe, et directement opposée aux intentions de
ce concile, et au sentiment unanime de tous les docteurs. Enfin la quatrième
chose que M. de Chartres a prouvée, est encore étrange : et c'est, Monseigneur,
que pour sauver votre système, vous hasardiez tout, et que vous ne le souteniez
que par les restrictions mentales les plus odieuses, et que vous fassiez une
protestation, sous les yeux de Dieu, d'avoir toujours pensé ce qu'à la fin vous
changez aux yeux de toute la terre sans le vouloir avouer.
FIN DE LA RÉPONSE
D’UN THÉOLOGIEN, ETC.
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