Préface Instr. Pastorale VII-X
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Réponse à 4 lettres

 

Partie II

Partie II

SECTION VII. — Examen de quelques passages dont l'auteur compose sa tradition, et premièrement de ceux du Catéchisme du concile de Trente.

LXXV. — Premier passage de ce Catéchisme.

LXXVI. — Deux autres passages du Catéchisme, où le royaume des cieux est proposé comme la fin commune de tous les fidèles.

LXXVII. — Paroles du Catéchisme, et explication de fauteur manifestement erronée.

LXXVIII. — Huit démonstrations, par lesquelles la réflexion de l'auteur sur le Catéchisme est convaincue d'erreur.

LXXIX. — Suite du passage du Catéchisme.

LXXX. — Co que vent dire dans le Catéchisme : Amanter serviunt : «ils servent avec amour : » erreur de fauteur.

LXXXI. — Le langage du Catéchisme est justifié par le style du temps.

LXXXII. — Explication des termes exclusifs du Catéchisme par les principes communs de l'Ecole.

LXXXIII. — Le Catéchisme n'a pas songé à l'amour naturel, délibéré, et innocent.

LXXXIV. — Nouvelle illusion de l'auteur sur la fréquence des actes d'espérance, et que tous ses raisonnements aboutissent à deux erreurs.

LXXXV. — Doctrine du concile de Trente, et décision de cette dispute par son annuité.

SECTION VIII. — Explication de quelques autres passages dont l'auteur abuse.

LXXXVI. — Passages de Sylvestre et de Sylvius.

LXXXVII. — Pourquoi on se contentait en ce temps, de dire que la vue de la récompense était permise : preuve par le concile de Trente.

LXXXVIII. — Seconde raison de proposer la question par le terme, s'il est permis.

LXXXIX. — Sylvius parle de même.

XC. — Luther ne songea jamais à condamner un acte naturel permis, ni les catholiques à le soutenir contre lui.

XCI. — Que Sylvius établit l'obligation d'agir en vue de la récompense.

XCII. — Ce que Sylvius et les scolastiques veulent empêcher dans l'amour des récompenses éternelles.

XCIII. — La vraie idée de la perfection suivant la doctrine précédente.

XCIV. — Résolution, par les principes de l'auteur, d'un passage de Sylvius, où il dit que le vrai enfant de Dieu n'a point d'égard à la récompense.

XCV. — Passage résolutif de Sylvius que l'auteur avait omis, et qui décide formellement contre lui.

XCVI. — Réflexions sur les passages précédents : inutile travail de l'auteur à les rapporter.

SECTION IX. — Quatre autres auteurs plus anciens, dont les passages sont résolus.

XCVII. — Passages de saint Augustin.

XCVIII. — Passage de saint Anselme chez Edmer.

XCIX. — Omissions dans ce passage d'Edmer, qui montrent qu'il est peu propre à donner des idées justes.

C. — Doctrine de saint Bernard par quatre principes.

CI. — Qu'aimer Dieu comme récompense, c'est l'aimer pour l'amour de lui-même.

CII. — Sur cette parole de saint Bernard : L'amour ne tire point ses forces de l'espérance.

CIII. — Passage d'Albert le Grand.

SECTION X. — Où l'amour naturel et délibère est considéré en lui-même.

CIV. — Nouveau genre de charité introduit par l'auteur.

CV. — Pareille erreur sur la cupidité vicieuse.

CVI. — Propriétés de l'amour naturel ; rien par l'Ecriture.

CVIII. — Suite encore plus étrange.

CIX. — On prouve, par ces propriétés, que cet amour naturel est bien éloigné de celui de saint Thomas.

CX. — Erreur de faire servir l'amour naturel, de principe et de motif aux actes surnaturels.

CXI. — Autres passages où la même erreur est enseignée par rapport à l'espérance chrétienne avant la justification.

CXII. — Le même motif naturel dans les justifiés.

CXIII. — Vaine excuse de l'auteur.

CXIV. — Démonstration de l'erreur, où est expliqué comment l'amour de la béatitude agit dans les ouvrages de la grâce.

CXV. — La puissance du motif naturel et libre jusqu'où poussée par l'auteur.

CXVI. — Suite de cet excès.

CXVII. — Réfutation des vaines défaites.

 

SECTION VII. — Examen de quelques passages dont l'auteur compose sa tradition, et premièrement de ceux du Catéchisme du concile de Trente.

 

LXXV. — Premier passage de ce Catéchisme.

 

Pour démontrer l'inutilité et la fausseté des conséquences qu'on tire de tant de passages, je prends le premier qui se présente : « Ouvrons, dit-il, d'abord le Catéchisme du concile de Trente (1) ;» ouvrons-le, je le veux; et voyons si sous le nom d'intérêt nous y trouverons l'amour naturel et délibéré de nous-mêmes.

Voici par où l'on commence : « Dieu par clémence donne le royaume du ciel à ses créatures, quoiqu'il put exiger qu'elles le servissent sans récompense. » Ce n'est pas tout à fait ainsi que parle ce Catéchisme : il ne parle pas tant de la donation que de la promesse. Mais passons cela: ce qu'il y a de plus à remarquer, c'est que l'auteur coupe le passage dans des endroits essentiels; et il le faut représenter tel qu'il est dans toute sa suite, à la tête de l'explication du Décalogue, et avant le premier commandement : « Ce n'est pas tant pour notre intérêt, que pour l'amour de Dieu qu'il nous faut garder la loi : Nec tam utilitatis nostrœ gratià, quàm Dei causà (2) » Voilà en tête notre intérêt retranché en tant (pion en fait le seul, ou même le principal motif. Dira-t-on que notre intérêt est ici l'amour naturel de la récompense, ou l'amour que Dieu en inspire? C'est le dernier, sans contestation : mais continuons : « Il ne faut point passer sous silence, que Dieu nous montre particulièrement sa clémence et les richesses de sa souveraine bonté, en ce que pouvant exiger de nous que nous servissions à sa gloire sans nous proposer aucune récompense, il a voulu toutefois unir sa gloire avec notre intérêt : Voluit tàmen suam gloriam cum nostrà utililate conjungere ; en sorte, continue-t-il, que ce qui est profitable à l'homme, soit en même temps glorieux à Dieu : Ut quod homini utile, idem esset Deo gloriosum. » Voilà donc les deux motifs unis ensemble, et notre

 

1 Instr. past., n. 20.— 2 Part. III, de Decal. prœcept., n. 16.

 

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intérêt est inséparable d'avec la gloire de Dieu; mais notre intérêt en cet endroit-là, est-ce une affection naturelle ? Qui l'osera dire, puisque par la suite ce n'est autre chose que les récompenses qui nous sont promises, et comme parle David, la grande rétribution qui suit l'observance des commandements : In custodiendis illis retributio multa (1)? C'est donc là ce qu'il appelle notre utilité, notre intérêt. Mais pour montrer qu'il ne le fait pas consister dans un désir naturel de la récompense, il finit en expliquant nettement que la récompense qui nous est promise « est celle qu'à la vérité nous méritons par nos bonnes œuvres, mais aussi par le secours de la divine miséricorde : divinae misericordiœ adjumento. » Ce n'est donc pas là une affection naturelle : notre intérêt nous est proposé comme un bien divin, comme un don de Dieu. Le Catéchisme n'a rien omis pour établir cette vérité : ce qui détruit par le fondement tout le système, et ce qu'aussi l'auteur avait manqué de nous rapporter.

 

LXXVI. — Deux autres passages du Catéchisme, où le royaume des cieux est proposé comme la fin commune de tous les fidèles.

 

Joignons à ce passage sur le Décalogue, ces deux autres, qu'il ne fallait pas oublier, sur l'Oraison dominicale. Sur ces mots : Qui es in cœlis : « Ces paroles déterminent ce que tous sont obligés de demander, puisque toute notre demande, qui regarde la nécessité et l'usage de cette vie, est inutile et indigne d'un chrétien, si elle n'est jointe aux biens célestes, et n'est dirigée à cette fin : Omnis postulatio nisi cum cœlestibus sit conjuncta bonis, et ad illum finem dirigatur, inanis est et indigna christiano (2).» L'autre passage est sur ces paroles: Adveniat regnum tuum; où le Catéchisme enseigne « que le royaume céleste qu'on demande ici, est la fin où se rapporte et se termine toute la prédication de l'Evangile : Regnum caeleste ejusmodi esse, ut eò referatur ac terminetur omnis Evangelii praedicatio (3) : » il n'y a donc rien à

 

1 Psal., XVIII, 12. — 2 Catech. part. IV. de Or. dom., n. 37.— 3 Catech., etc. IIa petit., n. 1.

 

 

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désirer de plus grand, et c'est là le terme commun de tous les fidèles, c'est-à-dire des parfaits et des imparfaits.

 

LXXVII. — Paroles du Catéchisme, et explication de fauteur manifestement erronée.

 

Ces fondements supposés, venons au second passage que l'on nous oppose : c'est sur l'Oraison dominicale, et sur la demande : Fiat voluntas tua : « Nous demandons la forme et la détermination de l'obéissance que nous devons à Dieu : formam ac prœscriptionem : qui est qu'elle soit formée sur cette règle, que les anges et toutes les âmes bienheureuses gardent dans le ciel, c'est-à-dire que comme ils obéissent à Dieu volontairement et avec une extrême joie, nous aussi nous obéissions très-agréablement ou très-volontairement : libentissimè ; à la volonté divine, à la manière qu'il le veut (1) : en quoi, continue le Catéchisme, Dieu exige de nous un souverain amour et une excellente charité dans le travail et dans l'affection par lesquels nous le servons : In operâ ac studio quod Deo naramus, summum amorem Deus et eximiam charitatem REQUIRIT (2): » et cet amour qu'il exige « consiste en ce point, qu'encore que nous nous consacrions tout entiers à Dieu par l'espérance des célestes récompenses, toutefois nous les espérions, à cause qu'il plaît à Dieu que nous entrions dans cette espérance : Quòd ut in eam spem ingrederemur, divinœ placuit Majestati: en sorte que notre espérance soit toute appuyée sur cet amour de Dieu, qui a proposé à notre amour l'éternelle béatitude : Tota nitatur  illo in Deum amore nostra spes. »

Il faut suspendre ici notre lecture pour considérer cette réflexion de l'auteur : « Le Catéchisme ne prétend pas néanmoins que l'espérance de tous les chrétiens doive être ainsi toute appuyée sur cet amour qu'il appelle eximiam charitatem, et par conformité au bon plaisir de Dieu qui veut que nous espérions. Cette perfection de l'espérance ne regarde, selon le Catéchisme, que les âmes parfaites (3). » Telles sont les paroles de l'auteur, où

 

1 Catech., etc. IIIa petit, n. 25. — 2 Ibid., n. 26. — 3 Inst. past., n. 20.

 

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je suis obligé de m'arrêter, parce que cette explication est manifestement erronée pour ces raisons.

 

LXXVIII. — Huit démonstrations, par lesquelles la réflexion de l'auteur sur le Catéchisme est convaincue d'erreur.

 

La première, qu'il s'ensuivrait que cette demande : Votre volonté soit faite, dans la terre comme au ciel, ne regarderait pas tous les fidèles : ce qui serait une erreur contre la foi.

La seconde, que c'est encore une erreur égale de dire, que par ce mot : eximiam charitatem, il faille entendre un amour auquel tous les chrétiens ne soient pas obligés : ce qui ne se peut supporter , puisqu'on joint ensemble dans le Catéchisme, « comme chose que Dieu exige de nous, cette charité excellente avec le souverain amour : Summum à nobis amorem, atque eximiam charitatem requirit. » Il faudrait donc dire aussi que tous les chrétiens ne sont pas obligés à un souverain amour envers Dieu; ce qui renverse le précepte de la charité.

Mon troisième moyen consiste à peser toutes ces paroles : « Summum à nobis amorem Deus, et eximiam charitatem requirit : Dieu exige de nous un souverain amour et une excellente charité. » Dieu exige de nous, ou si l'on veut, Dieu requiert de nous. Nous, ne veut pas dire les parfaits seulement, parmi lesquels on ne se met point : Nous, dans tout le Catéchisme, et en particulier dès le commencement de ce passage, veut dire tous les fidèles, et explique la commune obligation : d'autant plus qu'il s'agit d'une demande de l'Oraison dominicale, à laquelle tout le monde est également tenu : et si ces paroles ne les regardent pas tous, il n'y aura rien que pour les parfaits sur cette demande, puisqu'on n'en dit que cela. C'est donc tous les fidèles de qui l'on parle : c'est à eux qu'on donne « cette forme et cette détermination de l'obéissance que nous devons à Dieu : formam et praescriptionem : » nous la lui devons : debemus : nous la lui demandons : petimus : et Dieu de son côté nous la demande : à nobis requirit. La matière même nous détermine à ce sens, puisqu'il s'agit du souverain amour, et que c'est manifestement ce que

 

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tous les chrétiens doivent à Dieu. Il ne faut point excepter sur l'excellente charité, eximiam charitatem. L'auteur l'a voulu traduire par le mot de singulière, pour montrer que cette charité ne doit pas être commune à tous les fidèles. Mais le mot eximia, s'étend plus loin, et désigne une charité excellente : ce qui joint avec le terme de souverain amour, fait entendre aux chrétiens que l'amour qu'ils doivent à Dieu n'est pas un amour vulgaire, mais un amour excellent, où on l'aime de tout son cœur, de toutes ses forces et de toute son intelligence. Ainsi cette excellente charité ne regarde pas un conseil pour les parfaits, mais une obligation commune de tous les fidèles, qu'aussi pour cette raison, le Catéchisme propose à tous sans distinction.

En quatrième lieu, ceci se confirme par les excellences que saint Paul a attribuées à la charité en elle-même, et non-seulement dans les parfaits : ce qui aussi lui fait dire lorsqu'il entreprend d'en parler : « J'ai dessein de vous montrer, vobis (1), en parlant à tous les fidèles, une voie plus excellente, excellentiorem viam. »

En cinquième lieu, si par les parfaits, auxquels on prétend restreindre l'obligation d'aimer Dieu par cette éminente charité, on entend uniquement ceux qui sont dans le prétendu pur amour, il s'ensuivra que non-seulement le commun des chrétiens justifiés, mais encore que les Saints mêmes que l'Eglise honore, et ceux qui sont élevés à un éminent degré de sainteté, ne seront pas pour cela appelés à un excellent amour, et qu'on sera un grand saint sans cette excellence : ce qui emporte tant d'absurdité, qu'on ne peut s'imaginer que l'auteur y veuille tomber étant averti.

En sixième lieu, la fin qu'on propose en cet endroit à cet amour excellent, fait voir qu'il est commun à tous les fidèles: ce qui se démontre en cette sorte. Ceux de qui l'on parle, sont ceux « qui déjà entièrement dédiés à Dieu par l'espérance des récompenses, les espèrent à cause que Dieu a voulu qu'ils entrassent dans cette espérance. » Or est-il que tous les fidèles sont obligés à y entrer, par le motif que Dieu le veut. Nul chrétien

 

1 I Cor., XII, 31.

 

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justifié ne se dévoue tout à fait à Dieu par le seul motif de l'espérance, à l'exclusion du motif de la volonté de Dieu, qui est également proposé à tous : donc ceux dont il s'agit sont tous les fidèles, et non seulement les parfaits.

En septième lieu, la suite détermine encore à cette intelligence, puisqu'après les paroles qu'on vient d'entendre, le Catéchisme conclut que « notre espérance doit être entièrement appuyée sur cet amour de Dieu, qui a proposé à notre amour pour sa récompense l'éternelle béatitude : » Quare tota nitatur illo in Deum amore nostra spes, qui mercedem canari nostro proposuit œternam beatitudinem. Or est-il que c'est à l'amour de tous les fidèles, et non seulement des parfaits, que Dieu a proposé cette récompense : la récompense n'est proposée qu'à ceux qui aiment, et l'espérance de ceux qui n'aiment pas est une espérance morte et mercenaire : c'est donc l'espérance de tous les fidèles, qui doit être appuyée sur cet amour.

En huitième lieu, quand l'auteur assure (1) que c'est là « l'espérance parfaite, telle que saint Thomas la représente après saint Ambroise (2) : spes ex charitate : l'espérance vient de l'amour,» il a raison ; mais il devait ajouter que cette espérance, qui est fondée sur la charité et qui en prend sa naissance, n'est pas l'espérance des parfaits, mais celle de tous les justes. L'espérance n'est jamais bien fondée que sur l'amour : nul ne peut rien espérer de Dieu qu'il ne l'aime, et il faut encore répéter que l'espérance sans amour n'a rien à prétendre. Ainsi de l'aveu de l'auteur, le Catéchisme du concile parle de l'espérance et de l'amour non-seulement des parfaits, mais encore de tous les justes.

 

LXXIX. — Suite du passage du Catéchisme.

 

Voilà huit démonstrations qui concluent sans exagérer , que l'explication de l'auteur sur le passage du Catéchisme ne peut être moins qu'erronée : continuons notre lecture, en la reprenant à l'endroit où nous l'avons finie : « Car il y en a qui servent

 

1 Instr. past., n. 20 — 2 II-II, q. XVII, a. 8.

 

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quelqu'un avec amour : amanter : mais néanmoins pour la récompense à laquelle ils rapportent leur amour : pretii causa quo amorem referunt. Et il y en a outre cela qui servant Dieu, touchés seulement de la charité et de la piété : tantummodo charitate et pictate commoti : ne regardent dans celui à qui ils s'attachent que sa bonté et sa vertu : in eo cui dant operam, nihil spectant nisi illius bonitatem atque virtutum : dont la vue et l'admiration font qu'ils s'estiment heureux de le pouvoir servir : se beatos arbitrantur, quòd ei suum officiant praestare possint (1). »

Le Catéchisme distingue ici deux sortes d'amour en général : l'un de ceux qui aiment à la vérité, mais qui rapportent leur amour à la récompense : et l'autre de ceux « qui ne sont touchés que de la bonté et du mérite de l'objet aimé, s'estimant heureux de le servir dans cette pensée. »

 

LXXX. — Co que vent dire dans le Catéchisme : Amanter serviunt : «ils servent avec amour : » erreur de fauteur.

 

Notre auteur veut encore ici qu'il distingue les imparfaits et les parfaits : mais visiblement il se trompe : car ceux qui rapportent leur amour à la récompense, ne sont pas des imparfaits, mais des vicieux : et s'il est dit dans le Catéchisme qu'ils servent avec amour, amanter serviunt : cela ne s'entend que d'un amour qui se borne à la récompense, et s'y rapporte comme à la fin : ils aiment à leur manière ; car c'est aimer en quelque façon, que de servir quelqu'un pour la récompense : mais ce n'est pas l'amour d'amitié ; c'est l'amour de concupiscence, qui de soi ne met pas un homme au rang des vrais amis : ce qui le met en ce rang, c'est l'amour où l'on n'est touché, comme de son objet spécifique et principal, que du mérite et de la bonté de celui qu'on aime.

Voilà les deux caractères d'amans : ils aiment tous deux, je l'avoue, mais d'une manière bien différente : l'un aime pour la récompense, et y rapporte son amour : l'autre aime, et en aimant il est heureux, mais il met son bonheur à servir celui dont la

 

1 Cat. concil. Trid., Inst. past., n. 27.

 

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bonté et le mérite occupent entièrement son admiration et sa pensée : de ces deux amours différents, l'un nous rend amis, et l'autre non : et en appliquant à Dieu la comparaison, l'un est justifiant, et l'autre ne le peut pas être.

 

LXXXI. — Le langage du Catéchisme est justifié par le style du temps.

 

C'est en vain que l'auteur objecte que l'Eglise ne se sert jamais de ces mots : Amanter serviunt : « Ils aiment avec amour, » pour exprimer «les hommes actuellement pécheurs et ennemis de Dieu (1).» Il ne songe pas que c'était le style du temps, d'appeler amour celui qui avait pour sa fin dernière la récompense : Pretii causa quà amorem referunt. Témoin Sylvestre de Prière, le grand antagoniste de Luther, lorsqu'il dit que « c'est un péché mortel d'aimer Dieu pour quelque bien temporel, ou même pour la vie éternelle, finalement et principalement (2). » Témoins Tolet et Sylvius qui parlent de même, et dont on verra bientôt les passages. On appelait donc alors amour de Dieu, celui qui se rapportait principalement et finalement à la récompense, encore qu'il fût mauvais, et il ne faut pas s'étonner que le Catéchisme du concile ait dit de ces amans déréglés : Amanter serviunt.

 

LXXXII. — Explication des termes exclusifs du Catéchisme par les principes communs de l'Ecole.

 

L'auteur veut tirer avantage de ce que pour exprimer un vrai amour, le Catéchisme emploie les termes les plus exclusifs : Tantummodo : nihil spectant, nisi, etc. Et il semble vouloir inférer de là qu'il ne s'agit pas de la commune charité justifiante, mais de la charité parfaite. Il ne ferait pas cette objection, s'il avait pensé que les auteurs de ce Catéchisme étaient d'excellons scolastiques, et qu'ils n'admettaient selon le style de l'Ecole, ces exclusions dans la charité qu'à raison de son objet spécifique et principal, où la récompense n'entre pas formellement : mais au reste, ils avoient expliqué ailleurs comment et par quel endroit y entre

 

1 Instr. past., n. 20. — 2 Summa : verbo, Charitas, q. VII.

 

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la récompense, lorsqu'ils avoient dit qu'il fallait diriger toutes les prières à la félicité éternelle ; que le royaume des cieux, dont on demandait l'avènement, était le terme et la fin de toute la prédication évangélique ; et qu'enfin Dieu avait voulu que notre intérêt fût uni éternellement avec sa gloire (1).

 

LXXXIII. — Le Catéchisme n'a pas songé à l'amour naturel, délibéré, et innocent.

 

Ainsi l'auteur se tourmente en vain, pour faire outrer par force dans le Catéchisme du concile son amour naturel et innocent : d'abord il est bien certain qu'il n'y on a pas un seul mot, pas un seul vestige dans tous les passages qu'il cite : s'il a recours aux conséquences, nous les avons expliquées sans que cet amour y paroisse. Il nous demande : « Le Catéchisme a-t-il voulu retrancher l'espérance théologique comme imparfaite (2)? » Répondons : Il a reconnu, ce qui est certain, que l'espérance théologique était imparfaite, et, aussi bien que la foi, tirait sa vie et sa perfection de la charité : mais il ne l'a pas pour cela voulu retrancher. Qu'a-t-il donc voulu retrancher? Il est aisé de l'entendre, et il explique en termes formels, que c'est un amour qui se rapporte à la récompense : amour par conséquent non-seulement Imparfait, mais encore désordonné et irrégulier, comme toute l'Ecole en convient, aussi bien que l'auteur lui-même (3), après saint François de Sales.

 

LXXXIV. — Nouvelle illusion de l'auteur sur la fréquence des actes d'espérance, et que tous ses raisonnements aboutissent à deux erreurs.

 

Quand l'auteur ajoute que le Catéchisme a n'a pas pu retrancher la fréquence des actes d'espérance, parce que le fréquent exercice d'une vertu théologale ne peut jamais être une imperfection (4) : » sans approuver le retranchement de cette fréquence, je dis que l'auteur l'a mal réfutée, puisqu'il est certain que le fréquent exercice d'une vertu théologale, qui de sa nature est imparfaite, peut bien être une imperfection, en ce qu'elle occupe la

 

1 Voyez ci-dessus, n. 74 et 75. — 2 Instr. past., n. 20.— 3 Max. des SS., p. 17. 4 Instr. past.. n. 20.

 

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place de la plus parfaite vertu qui est la charité : et c'est pourquoi, si cela servait à la question, nous pourrions dire sans crainte, que c'est une perfection d'exercer plutôt et plus souvent la charité que l'espérance, et que c'est une imperfection d'exercer plutôt et plus souvent l'espérance seule que la charité. Mais quoi qu'il en soit, l'amour naturel et innocent de soi-même no paraît ni dans les passages produits par l'auteur, ni dans leurs conséquences légitimes ; et en le cherchant où il n'était pas, il n'a encore trouvé que deux erreurs dans la foi ; dont l’une est, que le Saint-Esprit ne fait point les imparfaites vertus, ce qui est erroné, puisqu'il les fait toutes et jusqu'à leurs moindres dispositions : et la seconde, que ce n'est pas une commune obligation de tous les justes, d'aimer Dieu d'un amour souverain, ou de fonder sur la charité l'effet de leur espérance : ce qui est d'un si prodigieux relâchement, qu'on n'y peut tomber que par un oubli de soi-même, dans l'affectât ion obstinée de chercher ce qui n'est pas.

 

LXXXV. — Doctrine du concile de Trente, et décision de cette dispute par son annuité.

 

Si j'avais pu interrompre ce que j'avais à représenter sur le Catéchisme du concile de Trente, j'aurais rapporté la doctrine du concile même, dans une décision qui revient souvent en cette matière, puisqu'elle y tient lieu de fondement. C'est une erreur, dit ce saint concile, de dire que « les justes pèchent dans toutes leurs œuvres : In omnibus operibus justos peccare : si outre le désir principal, que Dieu soit glorifié : cum hoc, ut imprimis glorificetur Deus : ils envisagent aussi la récompense éternelle, pour exciter leur paresse, et pour s'encourager à courir dans la carrière (1). » Cette décision du concile est souvent citée par notre auteur (2); mais sans être jamais assez approfondie, et toujours sans rapporter ces passages dont le concile appuie son décret, « puisqu'il est écrit : J’ai incliné mon cœur à lu pratique de vos commandements , à cause de la récompense ; et que l'Apôtre a dit de Moïse : Il regardait à la récompense. »

 

1 Sess. VI, cap. XI. — 2 Max. des SS., p. 19, etc.

 

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Cinq réflexions aussi importantes que courtes nous feront tirer tout le fruit de cette décision. La première, que la fin dernière et principale est la gloire de Dieu, et que c'est là ce qu'il faut avoir premièrement en vue : Cum hoc, ut imprimis glorificetur Deus.

La seconde, qui est une suite de celle-là, que l'espérance demande de sa nature d'être rapportée à cette fin, puisque sans cela elle est morte et infructueuse.

La troisième, qu'elle est pourtant très-utile, et que le bien qui en revient aux fidèles, c'est d'exciter leur paresse et de les encourager dans leur course : ce qui suppose des gens qui courent déjà pour une autre fin principale, et qui toutefois ont besoin de cet aiguillon.

La quatrième, que David et Moïse, c'est-à-dire les plus parfaits, sont compris au nombre de ceux qui surmontent en cette sorte ce principe inséparable de découragement et de langueur, qu'on a toujours à combattre tant qu'on est dans cette vie, et qu'ainsi ils ont besoin de ce motif, dont aussi ils ne se serviraient pas s'il leur était inutile.

La cinquième, que sans parler d'amour naturel ou de l'exclusion qu'il lui faut donner, on explique la perfection du christianisme dans les plus grands saints, en leur apprenant seulement à rapporter l'espérance de la récompense au premier et principal désir de glorifier Dieu, qui est la fin de la vie chrétienne.

Ces cinq réflexions feront mieux entendre le Catéchisme du concile, où l'on voit en l'approfondissant un perpétuel égard à cette décision, et confondront à jamais les vaines imaginations du nouveau système.

 

SECTION VIII. — Explication de quelques autres passages dont l'auteur abuse.

 

LXXXVI. — Passages de Sylvestre et de Sylvius.

 

Après l'examen important du concile et du Catéchisme, ce serait un travail immense et hors de propos, d'examiner passage à passage les autres auteurs aussi mal cités dans l’Instruction

 

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pastorale : mais pour en montrer l'inutilité, je veux bien en expliquer quatre ou cinq dont la solution dépend du même principe.

« Lisez Sylvestre, dit notre auteur, il vous dira qu'il est mortel d'aimer Dieu pour quelque bien temporel, ou même pour la vie éternelle, finalement et principalement considérée.....Il est néanmoins permis d'aimer Dieu pour ces choses : licitum est : par un second motif : secundariò : car Dieu dans l'Ecriture propose ces choses à ceux qui l'aiment (2). » Dans la page suivante : « Lisez Tolet : » où il trouve le même discours ; à quoi il ajoute : « Bellarmin et plusieurs autres ont parlé de même : » d'où il tire cette conséquence : «Tolet ne dit pas qu'on doit, mais seulement qu'on peut faire ce mélange de motifs. Sylvestre ne dit pas que ce mélange est commandé, mais seulement qu'il est permis. Ce motif de l'espérance, qui n'est que permis, n'est pas celui qui est essentiel à l'espérance : car celui de l'espérance est absolument commandé. Ce motif seulement permis est donc quelque chose de naturel et de moins parfait, que ce qui entre par le principe de la grâce dans les actes des vertus surnaturelles. »

Il ne se lasse point d'appuyer sur cet argument, puisqu'il ajoute : « Ce motif seulement permis n'est donc pas pris du côté de l'objet de l'espérance; car l'objet, qui est la béatitude objective et même la formelle, doit toucher les âmes les plus désintéressées : ce motif signifie chez ces théologiens ce qu'il signifie dans mon livre ; c'est le principe d'amour naturel de soi-même, qui rend l'homme mercenaire ou intéressé. Voilà ce qui n'est pas commandé, mais seulement permis aux âmes faibles, et ce qui peut être retranché ou sacrifié par les plus fortes. »

Il pousse cet argument par l'autorité de Sylvius : « Ce célèbre théologien de nos Pays-Bas, qui expliquant le Vénérable Bède sur les trois ordres des serviteurs, des mercenaires et des enfants, demande d'abord s'il est permis d'aimer Dieu par le motif de la récompense, et répond qu'oui, pourvu qu'on soit tellement disposé , qu'on aimerait Dieu également quand même il n'y aurait point de béatitude à attendre. Dans la suite il dit que l'enfant peut être nommé mercenaire, à cause de ce désir de la récompense

 

1 Inst. past., n. 20, p. 85.

 

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qui est seulement permis. » Là revient l'argument ordinaire : « Ne nous lassons point, mes chers Frères, de remarquer que ce motif de la récompense, qui est seulement permis, ne peut être celui de l'espérance chrétienne ; c'est donc un motif mercenaire : et ce qui est exprimé ici par le terme de motif, signifie un amour naturel de soi-même, qui attache Faîne à son contentement dans la récompense. Voilà ce qui est seulement permis selon Sylvius, mais qui n'est pas commandé : voilà l'intérêt propre qu'on n'est pas obligé de retrancher, parce qu'il n'y a aucune obligation d'être enfant de la plus haute manière : » qui sont les paroles de Sylvius, que l'auteur avait rapportées auparavant.

 

LXXXVII. — Pourquoi on se contentait en ce temps, de dire que la vue de la récompense était permise : preuve par le concile de Trente.

 

Cet argument si poussé et sur lequel on appuie avec tant de force, vient pourtant (car il le faut dire ) d'une manifeste ignorance de l'état de la question : et d'abord il faut observer que les auteurs de M. de Cambray ne disent pas une seule fois, ce que ce prélat répète sans cesse, que le motif de la récompense n'est pas commandé, mais seulement permis: c'est une conséquence de M. de Cambray, qui va tomber d'elle-même.

Il faut donc savoir qu'en ce temps-là c'était la coutume de proposer la question en ces termes : Savoir s’il est permis d'aimer Dieu, et de le servir pour la récompense (1) : à cause de Luther qui le niait, et qui prétendait que cet amour et ce service était malhonnête et illicite; c'est pourquoi on s'attachait à prouver à cet hérésiarque que cet amour au contraire était honnête et permis.

Le concile de Trente même a pris cet esprit (2) dans le décret qu'on vient de voir, lorsqu'il s'est contenté d'y prononcer contre Luther, qu'il est contraire à la doctrine « orthodoxe, d'enseigner que ce soit péché de s'exciter par la vue de la récompense ; » ce qui revient au canon XXXI, conçu en ces termes : Si quis dixerit justificatum peccare, dùm intuitu aeternae mercedis benè operatur ; anathema sit : Si quelqu'un dit que l'homme justifié pèche,

 

1 Syl., II, II, q. XXVII, art. 3. — 2 Sess. VI, cap. XI.

 

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lorsqu'il fait bien par la vue de la récompense éternelle ; qu'il soit anathème. »

Il paraît donc qu'en ce temps l'esprit de l'Eglise était d'établir la vue de la récompense comme permise et honnête : on levait par ce moyen tous les obstacles que les luthériens opposaient à cette vertu : on la remettait entièrement en honneur ; et vouloir conclure de là qu'elle fût seulement permise et non commandée, c'est directement s'attaquer au concile de Trente.

 

LXXXVIII. — Seconde raison de proposer la question par le terme, s'il est permis.

 

Voilà donc une des raisons pour lesquelles Sylvius se contente de dire « que c'est un péché mortel d'aimer Dieu pour quelque bien temporel, ou même pour la vie éternelle, finalement et principalement considérée ; et qu'en même temps il est permis de l'aimer pour ces choses par un second motif. »

On voit dans les mêmes paroles, une seconde raison de s'exprimer par le terme de permis : c'est que la question regardait deux choses qu'on se pouvait proposer en aimant Dieu, ou quelque bien temporel, ou la vie éternelle ; et tout ce qu'on pouvait répondre était « qu'il était permis : licitum : d'aimer pour ces choses : propter ista : parce que Dieu dans l'Ecriture les promet à ceux qui l'aiment : quam ista amantibus promittuntur : » où l'on voit manifestement que les récompenses temporelles et spirituelles étant comprises dans la même question , comme le commandement ne pouvait tomber sur les premières, il fallait pour répondre juste, parler seulement de permission.

 

LXXXIX. — Sylvius parle de même.

 

Sylvius a eu les mêmes raisons de demander seulement « s'il était permis d'aimer Dieu, et de le servir pour la récompense : Utrùm liceat Deum diligere, et ei servire propter mercedem : » et de répondre avec Sylvestre, ou plutôt avec le concile, « qu'il est permis, et que cette vérité est de la foi : Responsio ; Ad fidem

 

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pertinens est, dicere : » car il avait à combattre Luther, qui croyait l'espérance illicite, et à soutenir contre lui qu'il était licite, c'est-à-dire conforme à la loi, de poursuivre non-seulement la récompense éternelle, mais encore, à l'exemple d'Abraham et des autres Saints, les biens temporels, dont on ne pouvait pas dire que la recherche fût commandée : tellement que la réponse à la question devait être qu'elle était permise.

 

XC. — Luther ne songea jamais à condamner un acte naturel permis, ni les catholiques à le soutenir contre lui.

 

Aussi est-ce une illusion qu'on ne peut comprendre, sous prétexte que Sylvius répond à la question de l'espérance par ces paroles : Il est permis : licitum est : de lui vouloir faire accroire qu'il ait pensé à cet amour naturel permis, dont il n'y a pas un mot dans un long traité, où il explique si distinctement tout ce qu'il veut dire. Ce ne fut jamais l'erreur de Luther, de traiter d'illicite un acte naturel et permis, dont ni lui, ni ses adhérents, ni ses adversaires n'ont jamais parlé, mais par une bizarrerie, et si l'on me permet ce mot, par un travers digne de lui, il osait traiter d'illicite et de bas l'acte même surnaturel de l'espérance chrétienne , et la vue inspirée de Dieu de l'éternelle récompense : c'est de la vue de l'éternelle récompense, et non point d'un acte naturel , que le concile de Trente a prononcé qu'elle n'était pas péché, c'est-à-dire qu'elle était permise : c'est la doctrine de ce concile, que Tolet, que Bellarmin, que Sylvius ont entrepris de défendre : Sylvestre les avait devancés, afin qu'il fût toujours vrai, et dans cette occasion comme dans les autres, qu'avant le concile, dans le concile et après le concile, l'Eglise parle toujours le même langage.

 

XCI. — Que Sylvius établit l'obligation d'agir en vue de la récompense.

 

Mais, direz-vous, il fallait insinuer du moins que cet acte n'était pas seulement permis, mais encore qu'il était d'obligation : prenez-vous-en au concile s'ils ont ainsi tourné leur conclusion :

 

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mais après tout, il est vrai que Sylvius apporte les paroles expresses de l'Ecriture, qui rendent l'acte d'espérance obligatoire : en conséquence il a dit « qu'il était de la nature de l'amitié, amicorum est, de jouir les uns des autres ; que notre récompense était de jouir de Dieu ; que nous devions par conséquent chercher à en jouir: Debemus quaerere ipso frui; que le contraire était contre l'ordre, inordinatum : et qu'il fallait ordonner ses bonnes œuvres à l'éternelle béatitude comme à leur propre et légitime fin, tanquàm in proprium et legitimum finem : ce qui était opérer en vue de l'éternelle récompense : Ergò oportet in illam beatitudinem aeternam sicut in proprium finem ordinare (opera ) quod est operari intuitu mercedis : » où l'on voit les propres termes du concile, et le dessein de le défendre. C'est ainsi que parle Sylvius , ce célèbre docteur des Pays-Bas : il ne parle donc pas d'un prétendu amour naturel, qu'on puisse et qu'on doive retrancher, mais de l'acte de l'espérance chrétienne, qu'il faut conserver et mettre en pratique.

 

XCII. — Ce que Sylvius et les scolastiques veulent empêcher dans l'amour des récompenses éternelles.

 

Mais, dites-vous, il veut retrancher quelque chose, et ce quelque chose qu'il veut retrancher, ne peut être qu'un amour naturel permis. Vous errez manifestement : ce que ce docteur et tous les autres veulent empêcher, ce n'est pas une espérance naturelle, dont on ne trouve aucune trace dans leurs écrits ; c'est de mettre sa dernière fin dans l'espérance surnaturelle et dans la vue des biens éternels, «au lieu qu'il la faut mettre à glorifier Dieu, comme Sylvius le répète cinq cents fois : et en cela ne fait autre chose que de suivre la décision qu'on a rapportée du concile de Trente. Pour contenter le lecteur, je veux bien transcrire ici ce long passage de Sylvius : Ità ergo diligendus est Deus, propter mercedem aeternam, ut tam dilectionem quàm alia bona opéra exerceamus, propter beatitudinem tanquàm finem istorum operum : sed illam nostram beatitudinem ulteriùs ordinemus in Deum, sicut in finem simpliciter ultimum, etc. Voilà donc l'ordre qu'il établit comme

 

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nécessaire à la piété ; et c'est, dit-il, « d'exercer l'amour, et de pratiquer les bonnes œuvres, pour la vie éternelle comme pour leur fin : mais en passant outre, de rechercher cette fin, et d'aimer la béatitude pour la gloire de Dieu, qui est absolument notre fin dernière. » Voilà les sentiments de Sylvius, où l'on voit que ce qu'il voulait retrancher n'était pas une affection naturelle et permise, mais la liberté de s'arrêter sur la récompense éternelle, qui est un motif surnaturel, second toutefois, par lequel nous devons être poussés à tout rapporter à la gloire de Dieu.

 

XCIII. — La vraie idée de la perfection suivant la doctrine précédente.

 

Nous pouvons donc maintenant adresser la parole à ceux qui prétendent trouver partout cet amour naturel permis, auquel personne ne songeait, et établir la perfection à le retrancher : Vous avez une faible idée de la perfection chrétienne; il ne s'agit pas d'y retrancher un amour naturel, permis de soi et indifférent : ce qu'il faut apprendre à retrancher, c'est de mettre sa dernière fin dans la vue de l'éternelle récompense ; et l'œuvre de perfection, c'est de se tenir toujours en mouvement, pour sans cesse rapporter notre béatitude à la gloire de Dieu. C'est aussi ce que nous avons toujours enseigné, surtout dans l’Instruction sur les Etats d’Oraison (1) : guidés par les paroles de saint Paul (2), qui nous font rapporter notre salut à la gloire de Dieu, et à la louange de sa grâce.

 

XCIV. — Résolution, par les principes de l'auteur, d'un passage de Sylvius, où il dit que le vrai enfant de Dieu n'a point d'égard à la récompense.

 

Il ne reste plus à résoudre qu'un passage de Sylvius, où en expliquant dans le Vénérable Bède les trois degrés de l'esclave, du mercenaire et de l'enfant, il dit que dans le dernier « on est seulement enfant, n'ayant aucun égard à la récompense : Tantum est filius, nullum omninò respectum habens ad mercedem (3). »

 

1 Liv. III, n. 8.— 2 Ephes., I, 6. — 3 Instr. past., ubi sup.; Sylv., ibid.

 

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Mais premièrement l'auteur répondra pour nous, en disant « qu'aucun des Saints n'a prétendu exclure de l'état le plus parfait, le désir de la béatitude, puisqu'elle est un bien promis, et inséparable de l'amour de Dieu béatifiant. » 2. Il s'ensuit de là que celui qu'on représente comme n'étant que fils, sans égard pour la récompense, n'est tel que par abstraction, sans pouvoir l'être par exclusion, comme l'auteur en convient (1). 3. Que cette abstraction ne peut être perpétuelle, et qu'il faut considérer la tendance à la récompense éternelle, comme une chose d'ordre et d'obligation pour tous les fidèles (2), ainsi que Sylvius l'a démontré, reconnaissant pour désordonné tout autre sentiment.

 

XCV. — Passage résolutif de Sylvius que l'auteur avait omis, et qui décide formellement contre lui.

 

L'on en revient en dernier lieu à objecter que Sylvius, au lieu de dire qu'il ne faut pas être enfant en cette manière, et qu'il faut avoir égard à la récompense, se contente de dire seulement «qu'il n'y a nulle obligation d'être enfant de cette manière, puisque, dit-il, nous avons déjà fait voir qu'il est permis d'aimer Dieu par le motif de la récompense (3). » Mais après notre réponse sur cette objection, personne n'osera plus dire que Sylvius ait pu regarder la vue de la récompense comme chose seulement permise et non commandée, puisque même nous avons vu qu'il en a établi le commandement. Il ne faut pas oublier ce qu'il ajoute, pour conclusion de tout le traité, au passage qu'on vient d'entendre ; c'est, dit-il, que bien éloigné qu'on déroge à la perfection de l'amour de Dieu par « l'amour de la récompense éternelle, ou même temporelle, qu'on demanderait pour l'amour de lui, qu'au contraire les plus grands saints, un Abraham, un Moïse, un David, un saint Pierre, un saint Paul et les autres apôtres, servent Dieu pour la récompense, et Abraham même pour la temporelle (4) : » ce qui montre que l'intention de ce célèbre docteur n'est pas d'exclure du nombre des parfaits enfants, ceux qui cherchent

 

1 Instr. past., p. 89.— 2 Ci-dessus, n. 90. — 3 Instr. past., n. 20, p. 88.—4 Sylv., ibid.

 

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des récompenses même temporelles. D'où passant plus outre, il conclut encore que s'il est vrai « que le motif de la gloire de Dieu qui est le principal, soit aussi le plus parfait, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il soit meilleur d'agir par ce principal motif, que de joindre ensemble le second et moins principal : Etsi alicujus virtutis actus principalis sit dignior quàm secundarius, non oportet tamen quod principalis solus sit dignior, quàm principalis et secundarius simul. »

L'auteur, qui prend tant de soin de citer Sylvius, n'a pas cité ce passage, parce qu'il y paraît clairement, non-seulement que les enfants les plus parfaits qui aiment la récompense, imposent la même loi à tous les autres ; mais encore, ce qui est plus essentiel, que l'amour de Dieu en lui-même n'est pas plus parfait que le même amour joint à la vue de la récompense ; ce qui résultent déjà des exemples que Sylvius avait apportés ; mais qu'il a voulu encore exprimer en termes formels.

 

XCVI. — Réflexions sur les passages précédents : inutile travail de l'auteur à les rapporter.

 

Il est temps de demander à l'auteur : Pourquoi s'est-il tourmenté à ramasser ces passages, et qu'a-t-il voulu prouver ? qu'il y a un prétendu amour pur, au-dessus de la charité commune à tous les justes, et plus désintéressé ? Ce devait être son but ; mais il voit bien que tous ses auteurs attribuent ce désintéressement à tout acte de charité sans distinction.

Mais il faut bien reconnaître un amour particulier aux parfaits? Je le veux ; désignez-le-nous : est-ce que leur désintéressement sera plus parfait, quand occupés seulement de l'excellence de Dieu, ils feront du moins abstraction du désir de le posséder, et qu'ils n'y penseront pas à certains moments? Sylvius, qu'il a regardé comme le plus favorable à ses prétentions, lui a décidé le contraire. C'est donc peut-être qu'ils auront exclus une affection naturelle? mais Sylvius, qui, comme on a vu, a tourné la question de tous les côtés par une si exacte analyse, n'en dit pas un mot. M. de Cambray veut-il détourner les Pays-Bas de ses docteurs, et se croit-il envoyé pour y découvrir une nouvelle

 

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lumière? Ne voit-il pas qu'il est inutile de chercher ici d'autre finesse pour définir la perfection, que de la mettre dans un exercice plus continu, plus habituel et plus dominant, de la charité commune à tous ? Ce ne sera pas à la vérité cet amour pur, qui trouble et qui scandalise les saints ; car il est lui-même scandaleux : ce sera aussi peu cet amour, dont il leur faut faire un mystère; car ce serait le vrai mystère d'iniquité. Laissons donc là tous ces vains discours, et concluons qu'après toutes ces subtilités et délicatesses de l'Ecole, le meilleur dans la pratique et en tout état, est de joindre tous les motifs, puisque Dieu n'a pas voulu qu'ils fussent séparés ; et comme dit Sylvius que s'il est écrit, que « Dieu fait tout pour lui-même comme pour sa fin dernière : omnia propter semetipsum : » il est écrit aussi que ce qu'il fait pour sa gloire, « il le fait pour notre intérêt et non pour le sien ; ainsi qu'il est porté au Psaume XV : Vous êtes mon Dieu, et vous n'avez pas besoin de mes biens. » C'est le dernier passage que je veux citer de Sylvius; après quoi il ne reste plus que de conjurer les théologiens des Pays-Bas, de demeurer attachés à la doctrine de leurs pères, dont l'autorité nous est sainte et vénérable, et de ne permettre pas qu'on se serve d'eux pour établir le désintéressement chimérique de nos jours, si contraire à leurs maximes, ni qu'on l'autorise de leur nom, pour faire consister la perfection dans l'exclusion d'un amour naturel, c'est-à-dire dans une chose dont personne n'a jamais parlé.

 

SECTION IX. — Quatre autres auteurs plus anciens, dont les passages sont résolus.

 

XCVII. — Passages de saint Augustin.

 

Quoique ces passages suffisent pour faire juger des autres, et démontrer l'inutilité de la tradition qu'on nous vante : pour un plus grand éclaircissement, et sans m'engager au reste quant à présent, je veux bien encore examiner quatre auteurs : l'un est

 

1 Sylv., II-II, q. XXIII, art. 1, ad 1.

 

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saint Augustin, l'autre est saint Anselme, le troisième est saint Bernard, et le quatrième c'est Albert le Grand ; à cause non-seulement que ce sont des plus importants, mais encore, que l'examen en est le plus court.

C'est assurément de toutes les pensées la plus étrange, que celle de faire accroire à saint Augustin qu'on se puisse jamais détacher de l'amour naturel qu'on a pour soi-même en aimant sa béatitude, puisque de tous les saints docteurs, il est le plus ferme à dire toujours qu'il n'y a que les insensés qui puissent douter si l'homme s'aime soi-même. Ce n'est pas un moins étrange dessein d'attribuer à ce Père une charité qui soit autre que la troisième vertu théologale (1) : une charité naturelle qui soit tout amour de l'ordre, et une cupidité opposée à la charité qui soit autre que vicieuse. Nous entrerons incontinent dans cette matière, et nous disons en attendant, que de tous les Pères, c'est saint Augustin qui est le plus éloigné des idées du nouveau système. Mais ce qu'on ne trouve en aucun endroit dans ses paroles, on veut le lui arracher par des conséquences.

Pour cela, voici les principes qu'on établit comme étant de ce Père (2) : « Aimons Dieu pour lui : aimons-nous en lui, et pour l'amour de lui. » Et encore : «J'appelle, dit saint Augustin, la charité, le mouvement de l’âme qui tend à jouir de Dieu pour Dieu même, et du prochain pour Dieu : Motus animi ad fruendum Deo propter seipsum, et proximo propter Deum (3). » Je conviens avec l'auteur, que, selon saint Augustin, jouir n'est qu'aimer d'un amour pur, où l'on se porte sans réserve à la chose aimée, pourvu seulement qu'on y ajoute que le désir de la posséder en est inséparable ; mais voici où l'auteur commence à s'égarer (4). « Ailleurs il s'écrie (c'est saint Augustin) : Seigneur, qu'il ne reste rien en moi pour moi-même, ni par où je me regarde (5); » et après : « Il faut aimer Dieu pour l'amour de lui-même, en sorte que nous nous oubliions nous-mêmes, s'il est possible (6) ; » et enfin : « Si la règle de l'amitié vous invite à aimer l'homme sans

 

1 Instr. past., n. 9. —2 Instr. past., n. 20, p. 48.— 3 De Doct. christ., lib. III, cap. X, n. 16. — 4 Instr. past., ibid. — 5 In Ps. CXXXVII, n. 2. — 6 Aug., serm. CXLII, ol. De verb. Dom., Liv, n. 3.

 

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intérêt; combien Dieu doit-il être aimé sans intérêt, lui qui vous commande d'aimer l'homme (1) ?» Je reçois, sans hésiter, toutes ces paroles : mais je me perds, lorsque l'on en tire cette conséquence : « Veut-il retrancher l'espérance? Veut-il qu'on ne pense jamais à soi, de peur de faire des réflexions intéressées? On ne peut lui attribuer ces erreurs. Il veut pourtant un retranchement réel de quelque retour sur nous-mêmes : il ne veut retrancher aucun des retours que la grâce nous inspire dans les actes surnaturels: il ne retranche donc qu'un retour naturel et humain (2). » Je ne reconnais plus ici saint Augustin ; car il a dit trop souvent que la crainte de la peine vient de Dieu, quoique la parfaite charité la retranche. L'amour consommé retranche certains sentiments de l'amour commençant, encore qu'ils soient de Dieu. On ne veut rien en soi par rapport à soi, parce qu'on veut tout en soi par rapport à Dieu : on voudrait pouvoir s'oublier soi-même, et on s'oublie soi-même jusqu'au point de ne s'y point arrêter. Le reste n'est qu'une idée, où un génie aussi solide que saint Augustin n'entre pas, et il sait bien qu'il ne peut jamais oublier que c'est lui qui veut jouir, et que c'est à lui et non à un autre qu'il souhaite cette jouissance, aussi certainement qu'il veut être heureux, et aussi véritablement qu'il aime Dieu. Un petit mot de l'Ecole, si l'on voulait y être attentif, finis qui, finis cui, ferait entendre que de vouloir avoir Dieu pour soi, finis cui, n'empêche pas qu'il ne soit la fin dernière qu'on souhaite, finis qui: cela est clair : cela est certain ; cela est avoué de tout le monde, et la doctrine de l'auteur ne roule que sur des équivoques.

 

XCVIII. — Passage de saint Anselme chez Edmer.

 

On fait dire à saint Anselme sur la foi d'Edmer (3), et je l'en crois, quoiqu'on doive priser beaucoup davantage ce que ce Saint dit par soi-même ; on lui fait donc dire que trois sortes d'hommes sont sauvés ; « mais que Dieu ne donne pas aux deux premiers degrés la mesure pleine : » de mot à mot, plenam retributionem,

 

1 Serm., CCCLXXXV, ol. hom. XXXVIII inter 50, n. 4. — 2 Instr. past., p. 49.— 3 Instr. past., n. 20, p. 56. Similit. ap. Edm., cap. 169.

 

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la pleine rétribution, parce qu'il leur dit : « Vous ne m'avez pas aimé purement, vous étiez mercenaires : » de mot à mot : « Vous vouliez gagner avec moi : Quia non pure me diligebatis, sed quoniam à me lucrari volebatis. » Poussez à bout ces paroles ; saint Paul, qui voulait gagner Jésus-Christ : ut Christum lucrifaciam, ne l'aimait pas purement. Prenons avec plus d'équité les sentiments des Saints : quand on ne songe qu'à gagner avec Jésus-Christ, sans rapporter ce gain à sa gloire, c'est de l'avis unanime de tous les docteurs, un sentiment imparfait, ou même vicieux, que les imparfaits ont à surmonter ou réprimer par de plus nobles pensées : mais quand on raisonne ainsi : « Est-ce l'espérance vertu théologale que Dieu reprochera aux justes imparfaits? Leur reprochera-t-il ce qui a été infus en eux par le Saint-Esprit (1) ? » Ce raisonnement est outré : c'est Dieu qui inspire la crainte des peines, « par une impulsion du Saint-Esprit qui n'habite pas encore dans les cœurs, mais qui les meut, » comme parle le saint concile (2). Il n'a rien de vicieux : mais c'est mie imperfection que Dieu pourra reprocher à ses saints, s'ils ne poussent pas la charité jusqu'à bannir cette crainte. L'espérance ne laisse pas d'être une vertu infuse dans les âmes qui ne sont pas assez soigneuses de la rapporter à la charité; ce qui pourra être une imperfection, et peut-être un vice : mais il ne s'ensuivra pas que cette espérance, qu'on n'aura pas poussée assez avant, cesse d'être infuse, ou, ce qui serait une hérésie, qu'elle soit un sentiment de la nature. Voilà les petits raisonnements par lesquels on veut établir l'amour naturel, et l'espérance naturelle, dans l'exclusion de laquelle on fait consister la perfection chrétienne, sans songer qu'il est bien plus grand de la mettre à pousser plus loin et à son dernier période, un acte surnaturel, que de la mettre à exclure une affection naturelle.

 

XCIX. — Omissions dans ce passage d'Edmer, qui montrent qu'il est peu propre à donner des idées justes.

 

C'est ce qu'on peut répondre aux discours qu'Edmer attribue à

 

1 Instr. past., n. 20, p. 56. Similit. ap. Edm., cap. 169.— 2 Sess. XIV, cap. IV.

 

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saint Anselme, en considérant seulement les mots que notre auteur en rapporte. Mais voici ce qu'il omet : « On sert Dieu ou par crainte, ou par intérêt, ou par amour: il y en a quelques-uns qui ne pourraient être portés à quitter leurs plaisirs par nulle promesse des biens éternels, s'ils savaient qu'il n'y eût point de peines d'enfer : ils éviteront les peines de ceux qui ne craignent point Dieu; mais ils n'auront pas la pleine rétribution. Les autres servent Dieu pour en tirer un grand intérêt, soit en cette vie ( seulement), soit en cette vie et en l'autre; Dieu pourra dire à ceux-là, s'il veut, avec quelque raison: Vous avez gardé mes commandements pour votre intérêt, et non pas parce que vous m'aimiez purement, mais parce que vous vouliez gagner avec moi. comme parmi ceux qui servent leur roi, plusieurs n'aiment pas le roi, mais ses dons et ses présents : donaria : » tous ceux-là sont pourtant sauvés : mais il n'y a que ceux « qui serviront Dieu par amour, à qui il se doit rendre lui-même pour récompense. » On voit de quel correctif aurait besoin ce discours, puisqu'à le prendre comme il se présente, on serait sauvé par la seule crainte, quoique sans la vue des supplices éternels on ne pût encore se résoudre à renoncer aux plaisirs des sens ; ou par le seul intérêt, en aimant non pas le roi, mais ses dons : par conséquent sans amour de Dieu. On serait donc sauvé en ces états; ce qui est déjà une erreur : mais c'en est une autre d'ajouter qu'on serait sauvé, en sorte néanmoins que la possession de Dieu serait réservée à ceux qui auraient aimé : comme s'il y avait quelqu'un parmi les sauvés, à qui Dieu ne se donnât pas pour récompense.

On voit combien de choses importantes l'auteur a retranchées dans ce passage ; s'il les avait rapportées, on apercevroit du premier coup d'oeil qu'il n'y a rien à conclure d'un endroit si embarrassé et si peu exact ; et quand nous aurons à expliquer les sentiments de saint Anselme par lui-même, nous tâcherons de remarquer quelque chose de plus solide.

 

C. — Doctrine de saint Bernard par quatre principes.

 

De tous ses auteurs, celui sur lequel M. l'Archevêque de Cambrai

 

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s'appuie le plus, et celui qu'il développe le moins, c'est saint Bernard; la source de son erreur est à l'ordinaire, qu'il tire à son pur amour ce que ce Père établit de tout amour de charité par quatre principes.

Le premier est, que l'amour de Dieu ne peut être sans le désir de le posséder: « Le vrai amour, dit-il, content de lui-même, a une récompense ; mais cette récompense est celui qui est aimé : prœmium id quod amatur (1) » C’est le principe de saint Augustin, que saint Bernard ne cesse de répéter.

Le second est : Le désir de posséder Dieu en lui-même comme son bien, ne déroge pas à la perfection de l'amour. Ce principe est encore de saint Augustin, comme nous l'avons démontré dans nos Additions sur les Etats d'Oraison : mais il n'y a rien que saint Bernard ait plus inculqué.

Dans un sermon de diversis, après avoir parlé de l'amour de leur héritage, dont sont possédés les vrais enfants, « J'en connais, dit-il, un plus sublime : je connais une affection plus digne de Dieu ; et c'est quand le cœur étant entièrement purifié : cùm pendus castificato corde; l’âme ne cherche plus, ne désire plus autre chose de Dieu, que Dieu même : Nihil aliud desiderat anima, nihil aliud quœrit à Deo, quàm ipsum Deum (2). » C'est donc là sans difficulté l'amour le plus pur, puisqu'il naît dans le cœur le plus épuré : penitùs castificato corde.

Le troisième principe de saint Bernard, qui est comme la racine des deux autres, est aussi de saint Augustin en cent endroits ; et c'est que l'amour est une espèce de possession et de jouissance : car on ne jouit de Dieu qu'en s'y unissant, et l'amour c'est l'union. C'est ce qui faisait dire à saint Bernard, en expliquant ces paroles de saint Paul : « La charité ne cherche pus ce qui est à elle; elle ne le cherche pas, parce qu'elle l'a déjà en aimant : Non quœrit quœ sua sunt, quia non desunt (3). » L'aimer, c'est l'avoir ; et c'est pourquoi ce Père ajoute : « Cherche-t-on ce qu'on a déjà? Quisnam quœrat quod habet ? La charité a toujours le bien qu'elle veut : Charitas quœ sua sunt nunquàm non habet. » Il ne faut

 

1 De dil. Deo, cap. VII, n. 17. — 2 Serm. VIII, De divers, n. 9. — 3 In Cant., serm. XVIII, n. 3.

 

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point ici chercher des bras ni des mains : dans l'amour est tout le moyen de tenir Dieu, de le posséder : c'est pourquoi il n'y a point de plus pur embrassement, ni de plus chaste jouissance que celle de Dieu. On en jouit, comme de la lumière, en ouvrant les yeux, et plus immatériellement que de la lumière, puisque sans remuer une paupière matérielle, il ne faut que tourner vers lui la volonté seule ; ce que saint Bernard exprime, en disant : « Une telle conformité de notre volonté à celle de Dieu, marie l’âme : Talis conformitas maritat animam: si elle aime parfaitement, elle est mariée : Si perfectè diligit, nupsit ; » ou si vous voulez : Sic amare nupsisse est (1) : aimer ainsi, c'est se marier ; » dont il rend cette raison : « Que si elle aime, elle est aimée ; et que ce consentement fait tout le commerce de ce céleste mariage (2). »

Ce beau principe en produit un quatrième : c'est que notre amour ne se peut pas terminer à notre bien propre comme à sa fin dernière : à cause que c'est l'amour d'une nature supérieure et plus excellente, comme l'appelle saint Augustin, à laquelle comme on se doit tout, il lui faut aussi rapporter et soi-même tout entier, et sa jouissance. C'est pourquoi saint Bernard disait, ou faisait dire au parfait amant : « Je ne cherche point le salut pour éviter les peines, ni pour régner dans les cieux, mais pour vous louer éternellement (3). » La fin dernière que je me propose est de glorifier Dieu, qui est la disposition de tous les saints, essentielle à la charité, et tant de fois remarquée dans le concile de Trente (4) : ainsi ne chercher pas d'éviter les peines, ou de posséder le royaume, n'est pas une expression exclusive, mais relative ; et pour user de ce mot, subordinative à une fin plus parfaite. C'est pourquoi saint Bernard ajoute que « celui qui désire de voir Dieu pour son repos ( seulement et comme pour dernière fin de ses désirs ) cherche son propre intérêt : mais celui qui est occupé des louanges de Dieu, c'est celui qui aime (5). »

Il n'est point besoin d'alléguer ici une affection naturelle pour nous-mêmes ; c'est une faiblesse de n'avoir à sacrifier que cela : nous avons à sacrifier quelque chose de meilleur, qui est l'amour

 

1 In Cant., serm. XXXIII, n. 3.— 2 In Cant., serm. LXXXIII, n. 6. — 3 De div. serm. III, de Cant. Ezech., n. 9. — 4 Sess. VI, cap. XI.— 5 De div. serm. III, in Cant.

 

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même de la récompense qu'inspire aux enfants de Dieu l'espérance chrétienne, non pas en le retranchant, mais en le poussant plus haut et en le rapportant à la charité.

On voit par ces beaux principes, que saint Bernard veut établir, non pas ce prétendu amour pur d'un état particulier, où tout le monde n'est pas appelé et qui scandalise jusqu'aux saints ; mais le véritable et inséparable caractère de l'amour, qu'on nomme charité, qui est commun à tous les justes. C'est pourquoi, en parlant de ceux qu'il appelle enfants et qui recherchent dans leur héritage autre chose que Dieu même, aliud quid, il ne dit pas que leur amour est imparfait, mais il dit qu'il lui est suspect : suspectus est mihi amor ; et que le vrai amour digne de ce nom et de celui de charité, a toujours pour principale récompense Dieu dans son essence, vu, aimé et possédé.

Au reste, tout le monde sait que l'espérance seule ne justifie pas, autrement la charité serait inutile ; c'est pourquoi c'est une ignorance de s'étonner de cette parole : « On n'aime point sans récompense ; mais on aime sans vue de la récompense (1) : » c'est-à-dire que la récompense n'est pas la vue principale : ce qui est encore du caractère commun de la charité. Saint Bernard n'a pas voulu dire que la charité n'a voit pas cette vue, lui qui a dit tant de fois qu'elle cher-choit à posséder Dieu à titre de récompense ; il ne songeait non plus à une vue naturelle de la récompense ; car ce n'était point au-dessus de cette vue naturelle, mais en général au-dessus de toute vue de récompense, qu'il nous voulait élever ; et pour le faire, il n'avait besoin que d'une vue supérieure qui fût la gloire de Dieu, à laquelle on rapportât tout. Quand on trouve une doctrine si claire, et qu'on se fait un mystère de pratiques alambiquées, ne craint-on pas de mériter d'être livré à ses fantaisies?

 

CI. — Qu'aimer Dieu comme récompense, c'est l'aimer pour l'amour de lui-même.

 

Le beau corollaire et le résultat de ces principes de saint Bernard , est que le désir de posséder Dieu à titre de récompense, n'empêche pas de l'aimer pour l'amour de lui.

 

1 De dil. Deo, cap. VII, n. 17.

 

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Saint Bernard pose ce fondement de son traité de l'Amour de Dieu « que la raison d'aimer Dieu, c'est Dieu même : Causa diligendi Deum, Deus est (1) ; » cependant il « rend deux raisons qui obligent à l'aimer pour l'amour de lui : Ob duplicem causam, propter seipsum diligendus est : parce qu'il n'y a rien qu'on puisse aimer avec plus de justice, ni rien aussi qu'on puisse aimer avec plus de profit : Nihil justius, nihil fructuosius : ainsi le profit et l'utilité, ou l'intérêt appartient à la raison de l'aimer pour l'amour de lui. C'est pourquoi pour éclaircir ces deux raisons d'aimer Dieu pour soi, il entreprend d'expliquer « que le mérite du coté de Dieu, et que l'intérêt du nôtre nous y porte : quo merito suo, quo nostro commodo (2). »

Il n'y a point là de contradiction, puisque l'intérêt qu'il nous propose, « quo commodo nostro, c'est d'avoir celui qu'on aime : praemium, is qui diligitur (3) ; » et un peu après : « L’âme qui aime, ne recherche point d'autre récompense de son amour que Dieu même : » d'où il suit qu'en l'aimant de cette sorte, on l'aime pour l'amour de lui.

Il a raison de dire, selon ces principes : « L'amour se suffit à lui-même, son usage est le fruit qu'il cherche : usus ejus, fructus ejus : il est son mérite et sa récompense : ipse meritum, ipse prœmium (4) ; » et le reste, qui est admirable. Car si, comme il est prouvé par le troisième principe, l'amour par une force unissante est déjà un commencement de jouir, il n'a rien à désirer que de croître, parce qu'en croissant et se consommant, il se récompensera d'avoir commencé.

Il a donc encore raison de dire : « J'aime, parce que j'aime ; j'aime pour aimer : Amo quia amo ; amo ut amem. » Car quel plus beau motif peut-on avoir en aimant, que celui d'aimer davantage , et quoi de plus unissant que son amour même ? Il n'y faut plus mettre que la condition, qu'il retourne toujours à sa source y prendre de nouvelles forces, pour couler toujours : Refusus fonti suo, semper ex eo sumat, ùndè jugiter fluat (5). »

 

1 De dil. Deo, cap. I, n. 1. — 2 Ibid. — 3 Ibid., cap. VII, n. 17.— 4 In Cant., serm. LXXXIII, n. 4. — 5 In Cant., serm. LXXXIII, n. 4.

 

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CII. — Sur cette parole de saint Bernard : L'amour ne tire point ses forces de l'espérance.

 

Quand après cela on oppose ces paroles de saint Bernard : « Le pur amour n'est pas mercenaire : Purus amor mercenarius non est : le pur amour ne prend point ses forces de l'espérance : Purus amor de spe vires non sumit (1) : » on voudrait insinuer l'inutilité de l'espérance chrétienne, pour accroître et pour soutenir la charité des parfaits ; où, parce qu'on n'ose plus attaquer si ouvertement l'espérance, on fait venir comme par machine un certain amour de soi-même naturel et délibéré, que personne ne connaît. Mais saint Bernard n'a pas besoin de ces inventions ; l'amour n'a pas besoin de prendre ses forces d'une espérance qui soit hors de lui, où l'on désire de Dieu autre chose que lui-même, aliud quid: mais il prend continuellement de nouvelles forces, de l'espérance qu'il forme lui-même dans son propre sein, qui est celle de croître toujours jusqu'à ce qu'il vienne enfin à la consommation de la charité qui lui est promise en l'autre vie.

L'amour des justes du commun a plus besoin de s'aider de tout, c'est-à-dire des biens qui sont hors de Dieu même : mais l'amour parfait et pur, sans oublier les avantages accidentels du corps et de l’âme qui ne sont pas Dieu, se porte à les concentrer et consolider avec le bien qui est Dieu même : et c'est pourquoi saint Bernard ne veut pas qu'il soit mercenaire, parce qu'il n'a pas accoutumé d'appeler ainsi l'amour qui s'attache à ramasser tout dans la récompense incréée, selon que nous avons vu que l'a expliqué saint Bonaventure (2).

Mais comme nous avons vu que tout amour de charité tient de ce caractère ; saint Bernard, qui nous dit ici que le pur amour n'est point mercenaire ou intéressé, dit ailleurs en général « que la charité ne l'est pas, et ne cherche point son intérêt : Charitas non est mercenaria, non amat quœ sua sunt (3) ; » afin que nous entendions qu'entre l'amour et le pur amour, il ne s'agit que du

 

1 In Cant., serm. LXXXIII, n. 5. — 2 Ci-dessus, n. 36. — 3 De dil. Deo, cap. VII, 17.

 

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degré, tout amour de charité étant désintéressé, et ne pouvant y en avoir qui ne le soit pas.

Je suis au reste obligé de dire que je ne trouve point dans saint Bernard ce motif d'aimer Dieu pour sa perfection, comme distingué de tout rapport avec nous : car à l'endroit où nous avons vu les deux raisons pour lesquelles il faut aimer Dieu, à cause de lui (1), il y a joint notre utilité avec son mérite : et expliquant le mérite, il dit que « le principal, est que Dieu nous a aimés le premier : Illud prœcipuum, quia prior ipse dilexit nos ; » ce qui le fait regarder par rapport à nous : non que saint Bernard ait oublié l'excellence de la nature divine en elle-même, dont ce sublime contemplatif était si rempli ; mais parce qu'il la confond naturellement avec la bonté communicative, n'y ayant rien où nous sentions mieux combien Dieu est excellent au-dessus de nous, que de nous le faire regarder comme la fontaine infiniment abondante, et nous comme ceux qui en avons soif (2) : lui comme le principe de notre amour, et nous comme ceux qui y retournons par un continuel reflux : en sorte qu'aimer Dieu comme nous étant bon, par les principes de saint Bernard que nous avons vus, c'est aussi l'aimer comme bon en soi, et l'un de ces sentiments fait partie de l'autre.

 

CIII. — Passage d'Albert le Grand.

 

Le quatrième passage que j'ai promis d'expliquer, est celui d'Albert le Grand, que l'on nous rapporte en ces termes : « Il dit que le parfait amour nous unit à Dieu, sans chercher aucun intérêt ni passager ni éternel, mais pour sa seule bonté : car l’âme délicate, dit-il, a comme en abomination de l'aimer par manière d'intérêt ou de récompense (3). » De là suit le raisonnement et la réflexion ordinaire : « Il entend par la récompense, la récompense regardée comme un intérêt, et avec un attachement naturel et mercenaire : » ce qu'il croit prouver en disant : « A Dieu ne plaise qu'on dise jamais que les parfaits ont en abomination l'espérance

 

1 De dil. Deo, cap. I, n. I.— 2 In Cant., serm. LXXXIII, n. 5. — 3 Instr. past., n. 20, p. 63; Alb. Magn., Parad. animœ, lib. VI, a. c. etc.

 

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chrétienne : » comme si on pouvait avoir en abomination une affection naturelle, délibérée et permise, qui n'est pas même toujours une imperfection dans les âmes parfaites. Mais pourquoi se tant tourmenter, pour entendre une chose si claire? Le parfait amour est celui de la charité, qui est opposé à l'amour imparfait de l'espérance ; cet amour ne cherche aucun intérêt ni passager ni éternel, mais la seule bonté et perfection de Dieu pour y mettre sa fin dernière, comme l'ont expliqué tous les docteurs.

En ce sens, ils ont en abomination d'aimer Dieu finalement par manière d'intérêt et de récompense : ce n'est pas l'espérance chrétienne qu'ils ont en horreur, et on a raison de dire ici : A Dieu ne plaise : c'est l'espérance, en tant qu'on y mettrait sa fin dernière, et qu'on s'y arrêterait plus qu'il ne faut, sans la rapporter à la gloire de Dieu : Ut imprimis glorificetur Deus, selon la décision du concile de Trente. N'est-ce pas là un clair dénouement? et pourquoi se tant tourmenter à introduire en ce lieu, comme par force, l'affection naturelle, dont ni ce docteur ni les autres n'ont parlé ?

 

SECTION X. — Où l'amour naturel et délibère est considéré en lui-même.

 

CIV. — Nouveau genre de charité introduit par l'auteur.

 

Nous allons considérer cette affection naturelle, non plus dans les passages où on l'a cherchée par un grand et inutile travail, mais en elle-même. On s'était plaint de l'auteur, qui clans les Maximes des Saints1 avait fait deux fautes : l'une, de faire dire à saint Augustin en général, sans explication, que tout ce qui ne vient pas de la charité vient de la cupidité ; et l'autre, d'avoir appliqué ce principe à l'espérance chrétienne, ce qui la rangerait au nombre des vices. L'auteur ne dit rien sur ce dernier chef d'accusation ; et pour le premier, voici sa réponse : « J'ai dit après saint Augustin, que tout ce qui ne vient pas du principe de la charité, vient de la cupidité : mais j'ai entendu en cet

 

1 Max. des SS., p. 7.

 

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endroit de mon livre, par le terme de charité tout amour de l'ordre considéré en lui-même, et par celui de cupidité tout amour particulier de nous-mêmes (1). » Ainsi comme il a déjà été remarqué, tout amour de l'ordre naturel ou surnaturel est charité : on parle ainsi par rapport aux paroles de saint Augustin. C'est donc à saint Augustin qu'on attribue ce prodigieux langage, sans en avoir pu rapporter la moindre parole ; et l'on voudrait confirmer par son autorité, qu'on appelle du nom de charité, un autre amour que celui qui est répandu dans les cœurs par le Saint-Esprit, ou les mouvements de la grâce qui y conduisent.

C'est dans cette vue que l'auteur avait dit ces paroles : « La charité prise pour la troisième vertu théologale (2) : » comme si la théologie avait jamais admis une autre charité, que celle qui est un don de Dieu, et la plus parfaite des vertus théologales. Peut-on ici ne s'étonner pas d'une hardiesse qui s'élève au-dessus de tout le langage et de tout le dogme théologique, jusqu'à reconnaître une charité qui n'est pas la vertu théologale connue même par les enfants dans le catéchisme ?

 

CV. — Pareille erreur sur la cupidité vicieuse.

 

C'est une suite de cette erreur, de parler ainsi de la cupidité, racine de tous les vices (3) : «Il est vrai que l'amour de nous-mêmes, qui est bon quand il est réglé, devient l'unique racine de tous les vices, quand il n'a plus de règle (4). » Voilà comme il explique saint Augustin. La cupidité, qui est la source de tous les vices, n'est plus, selon ce Père, la concupiscence, qu'il nomme vicieuse à toutes les pages : mais un amour naturel, honnête de soi, dont il n'a jamais parlé. L'auteur fait tout ce qu'il veut des Pères, de la théologie, de ses paroles, de celles des saints ; et les nouveautés les plus inouïes ne lui coûtent rien.

 

1 Inst. past., n. 9. — 2 Ibid, n. 7. — 3 Max. des SS., p. 8. — 4 Inst. past., n. 9.

 

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CVI. — Propriétés de l'amour naturel ; rien par l'Ecriture.

 

Pour maintenant entendre son amour naturel et délibéré, dont la nature est assez bizarre, et qui n est bien connue que de notre auteur, il en faut ramasser les propriétés dans les diverses expressions de l’Instruction pastorale. Disons donc avant toutes choses :

 

1. Que l'amour surnaturel de l'espérance est différent, « non-seulement de l'amour déréglé de pure concupiscence, mais encore de tout amour réglé qui n'est que naturel (1). »

2. Que c'est « un attachement naturel et mercenaire qui ne se trouve plus d'ordinaire dans les âmes parfaites (2); » qui n'était point dans la sainte Vierge : « il est mauvais quand il n'est pas réglé par la droite raison et conforme à l'ordre : il est néanmoins une imperfection dans les chrétiens, quoiqu'il soit réglé par l'ordre ; ou, pour mieux dire, c'est une moindre perfection, parce qu'elle demeure dans l'ordre naturel et inférieur au surnaturel. » Voilà donc dans les chrétiens, non pas tant une imperfection qu'une moindre perfection qui ne vient point de la grâce.

3. « Cet amour naturel et délibéré diminue la perfection de la volonté, en ce que la volonté veut le bien plus purement et plus fortement, quand l’âme ne s'aime que d'un amour de charité, que quand elle s'aime d'un amour de charité et d'un amour naturel (3). »

4. C'est « un amour naturel et délibéré de nous-mêmes qui est imparfait, mais non péché (4). »

5. « C'est une consolation toute naturelle : un appui sensible, dont l'amour naturel et mercenaire voudrait se soutenir, lorsque la grâce n'a rien de sensible et de consolant (5). »

6. « L’âme parfaite ne désire d'ordinaire tous ces biens (ceux que l'Eglise demande) que par un amour de charité, au lieu que l'imparfaite se les désire aussi d'ordinaire par un amour naturel, qui la rend mercenaire ou intéressée (6). »

 

1 Inst. past., n. 2. — 2 Ibid., n. 3. — 3 Ibid., n. 6. — 4 Ibid., n. 9. — 5 Ibid., n. 10. — 6 Ibid., n. 12.

 

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7. « A cela près, les parfaits et les imparfaits « veulent les mêmes choses, les mêmes objets. Toute la différence entre eux n'est pas du côté de l'objet, mais du côté de l'affection avec laquelle la volonté le désire (1). »

8. « Les parfaits, pour devenir parfaits, ont retranché une affection imparfaite pour la récompense, qui est encore dans les imparfaits (2) : » il s'agit des récompenses éternelles, et du bonheur que Dieu a promis, pour lequel on a un attachement, une affection naturelle, véritable, et seulement imparfaite.

9. « Ainsi il y a une espérance naturelle qui regarde les biens éternels (3) : » on a pour eux des désirs humains, et une « affection naturelle pour la béatitude formelle (4). »

10. « Cet attachement n'est point de la grâce, » et n'en peut point être, à cause qu'il est imparfait, et qu'on le retranche ; donc il est naturel (5).

11. « Cette propriété n'est autre chose qu'un amour naturel de nous-mêmes, qui nous attache à l'ornement ou à la consolation que donne la perfection des vertus, et au plaisir de posséder la récompense (6). »

12. « C'est un amour naturel qui nous approprie le don, qui nous attache aux dons spirituels : celui qui n'a plus cet intérêt, ne craint ni la mort, ni le jugement, ni l'enfer, de cette crainte qui vient de la nature (7). »

13. On doit « laisser à l’âme la consolation d'une affection naturelle, quand elle est trop faible pour porter la privation de cette douceur sensible (8). »

14. Les parfaits ne désirent plus les biens même les plus désirables par ce principe naturel et imparfait (9). Ainsi on n'exclut que les parfaits, et on laisse désirer aux justes de la voie commune par un principe naturel, les biens les plus désirables.

15. « La différence entre cet amour naturel et la cupidité vicieuse est, premièrement, qu'il ne s'arrête point à lui-même quand il est dans les justes (10). » Il s'arrête donc en Dieu, et voilà

 

1 Instr. past., n. 12 et p. 90. n. 2. — 2 Ibid. — 3 Ibid., n. 20, p. 46, 90. — 4 Ibid., p. 71. — 5 Ibid. — 6 Ibid , p. 65. — 7 Ibid., p. 66.— 8 Ibid., n. 20, p. 71. — 9 Ibid., p. 73. — 10 Ibid., p. 90.

 

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un amour naturel qui nous détache de nous-mêmes et qui nous unit à Dieu.

16. « Dans les justes il est réglé par la raison, qui selon saint Thomas est la règle des vertus naturelles, et de plus il est en eux soumis à la charité (1). »

17. « On ne pourrait détruire cette distinction, sans ôter tout milieu entre le principe de la grâce et celui de la cupidité vicieuse, et sans regarder la crainte naturelle des pécheurs comme un péché (2). »

18. « Dans le troisième des cinq amours, l'amour naturel de soi est encore dominant dans l’âme, quoique l'acte d'espérance soit surnaturel, qu'il tende à Dieu comme au bien suprême, et qu'il ne nous préfère point à Dieu (3). »

19. « Dans le quatrième état, l'amour naturel se trouve souvent, non dans les actes surnaturels, mais dans l’âme qui les fait (4). »

20. « Dans le cinquième état, l'amour naturel et délibéré qui fait l'intérêt propre, n'agit presque plus (5). »

Avec tant d'extraordinaires et bizarres propriétés, si cet amour naturel était quelque chose où se fit la séparation des parfaits et des imparfaits, tous les livres en seraient remplis. Mais nous avons déjà vu un silence universel dans tous les auteurs, et nous voulons seulement observer ici que M. de Cambray ne tente pas seulement de rien établir par l'Ecriture, quoiqu'on ne puisse pas dire que les principes de la perfection chrétienne n'y soient pas amplement traités. On s'étonnait de voir les Maximes des Saints si destituées des témoignages de la parole de Dieu : elle paraît encore moins dans l’Instruction pastorale, quoiqu'elle soit beaucoup plus longue. Quoi! veut-on accoutumer les chrétiens à chercher une perfection que l'Ecriture ne connaisse pas?

 

CVII. — Propositions étranges. Mais sans plus parler de passages,puisque nous devons ici

 

1 Instr. past., p. 90,91.— 2 Ibid , p. 91. — 3 Ibid., p. 100.— 4 Instr. past., p. 101. — 5 Ibid.

 

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envisager la chose en elle-même : par les propositions, 6, 8, 9, 10, 14, il faut croire dans la plupart des saintes âmes une affection naturelle, une espérance des biens que Dieu a promis, puisque ce sont ceux que l'Eglise demande : par conséquent des biens surnaturels qui ne sont connus que par la foi : à la réserve des parfaits élevés à ce prétendu pur amour, il y a dans tous les justes deux espérances, l'une naturelle et sans principe de grâce, et l'autre surnaturelle, de ces biens; des biens les plus désirables, qui sans doute sont les éternels, et ne sont rien moins que Dieu même. Par la 7e proposition, les parfaits et les imparfaits veulent les mêmes objets, les mêmes choses : la différence entre eux n'est pas du côté de l'objet, mais du côté de l'affection, parce qu'au lieu que l’âme parfaite ne les désire d'ordinaire que par la charité, l’âme imparfaite les désire aussi par un amour naturel : de sorte que l'affection et l'esjérance naturelle et surnaturelle ont dans le fond les mêmes objets. Voilà ce qu'il nous faut croire selon la nouvelle théologie.

 

CVIII. — Suite encore plus étrange.

 

Il faudra encore passer plus avant, et puisque par la 15e proposition, la différence entre l'amour naturel et la cupidité vicieuse, consiste en ce que l'amour naturel ne s'arrête point à lui-même dans les justes, comme fait par son propre fonds la cupidité vicieuse; et par conséquent qu'il s'arrête en Dieu ; il faudra croire qu'un amour naturel nous détachera de nous-mêmes et nous unira à Dieu, comme il a été conclu dans le même endroit.

C'est donc là cette charité naturelle, cette charité qui n'est pas vertu théologale, qu'on a déjà montrée dans notre auteur (1) : mais comme par les principes posés on est contraint d'admettre une espérance naturelle, et une charité naturelle, il faudra admettre aussi une foi naturelle sur laquelle tout soit fondé : et voilà dans la nature comme dans la grâce, une foi, une espérance, une charité, qui est la doctrine d'un théologien connu, mais en cela abandonné par les siens, et justement condamné.

 

1 Ci-dessus, n. 102.

 

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CIX. — On prouve, par ces propriétés, que cet amour naturel est bien éloigné de celui de saint Thomas.

 

Cette doctrine est fondée sur un principe erroné, et que nous avons déjà réfuté (1), qu'une affection n'est point de la grâce, et n'en peut pas être lorsqu'elle est imparfaite ( par la proposition 10): comme si les commencements encore imparfaits de la foi naissante, dans ceux que saint Paul appelle de petits enfants en Jésus-Christ, n'étaient pas de lui ainsi que le reste, et qu'il ne fût pas écrit que « celui qui a commencé en nous les bonnes œuvres, est le même qui y met la perfection (2). »

Loin de nous ces nouveautés profanes, qu'on ne trouve nulle part. Gardons-nous bien de penser avec notre auteur que ce soit là cet amour naturel enseigné par saint Thomas et par les autres docteurs catholiques (3), parce que celui-ci est délibéré, parfait à sa manière quoique moins parfait, attaché et affectionné naturellement aux biens surnaturels les plus désirables, à Dieu même et aux promesses de l'Evangile : à quoi saint Thomas ni les autres n'ont jamais songé.

 

CX. — Erreur de faire servir l'amour naturel, de principe et de motif aux actes surnaturels.

 

Mais une dernière propriété de cet amour naturel ne nous doit pas échapper, puisque c'est la plus importante : il ne s'agit plus seulement d'avoir établi, contre toute la théologie, une charité naturelle pour les biens éternels; on la fait servir de motif, toute naturelle qu'elle est, aux actes surnaturels : erreur si manifeste, que l'auteur semble d'abord s'y opposer; et il est vrai qu'il enseigne que son amour naturel, « loin d'entrer ni d'influer positivement dans les actes surnaturels, diminue la perfection de la volonté (4), etc. » Mais nous sommes trop accoutumés à entendre des contradictions, pour nous y laisser surprendre ; la suite des

 

1 Ci-dessus, n. 72 — 2 Philipp., I, 6. — 3 Ci-dessus, n. 71, 72 — 4 Inst. past., n. 6 et 20.

 

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principes l'entraîne plus loin qu'il ne veut : car aussi à quoi servirait aux âmes justes ce principe d'amour naturel, s'il ne les poussait à la vertu chrétienne comme un motif pour la suivre? Qu'est-ce qu'un motif, selon M. de Cambray? Il prend, dit-il, le terme de motif, « non pas pour l'objet extérieur qui attire la volonté, mais pour le principe intérieur qui la détermine (1). » Si donc l'amour naturel est le principe qui détermine la volonté à se porter aux récompenses éternelles, ce sera sans doute un motif de les rechercher. Mais on ne peut pas douter du sentiment de l'auteur après ce qu'il ajoute, que les imparfaits « joignent au motif de la récompense, le principe de l'amour naturel qui fait souvent désirer imparfaitement » l'objet de l'espérance chrétienne. Voilà donc, en cet état deux motifs et deux principes d'agir, l'un naturel et l'autre surnaturel; ils entrent l'un et l'autre dans la détermination de la volonté, et l'œuvre de Dieu se partage entre la grâce et la nature.

 

CXI. — Autres passages où la même erreur est enseignée par rapport à l'espérance chrétienne avant la justification.

 

Ailleurs l'auteur nous avertit « que si nous prenons le texte du livre au sens qu'il explique, » c'est-à-dire si nous prenons le propre intérêt pour cet amour naturel et délibéré, « nous en trouverons toute la suite simple et naturelle (2) : » prenons donc ce sens puisqu'il le veut. Le premier endroit où je trouve le terme d’intérêt propre est celui-ci (3), où parlant de l'amour d'espérance, qui sans doute de sa nature est divin et surnaturel, puisque c'est l'exercice propre d'une vertu théologale, l'on dit que « le motif de notre propre intérêt est son motif principal et dominant (4) : » ce qu'on répète par deux fois. Je suis la loi qu'on me donne, et je prends le propre intérêt pour un amour naturel délibéré : je prends aussi le mot de motif, non pas pour l'objet de l'espérance, mais pour le principe intérieur qui nous y détermine ; et je conclus que l'amour de l'espérance chrétienne a pour

 

1 Instr. past., p. 93.— 2 Instr. past., n. 20, p. 36. — 3 Max. des SS., p. 4. — 4 Ibid., p. 5.

 

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principe intérieur un amour naturel qui y domine : ce qui n'est rien moins qu'une hérésie.

L'auteur tombe dans la même erreur, lorsqu'en parlant de l'état des justifiés, il dit que l'amour de charité prévaut alors (et non pas plus tôt) sur le motif intéressé de l'espérance (1), c'est-à-dire sur le principe intérieur d'amour naturel; d'où il s'ensuit qu'auparavant ce qui prévalait dans l'espérance était un mouvement de la nature.

 

CXII. — Le même motif naturel dans les justifiés.

 

Telle est la part qu'on a voulu donner à la nature dans l'espérance chrétienne avant la justification : depuis, lorsqu'on définit l'amour justifiant, mais encore imparfait, on veut qu'il soit mélangé d'un motif d'intérêt propre (2); et c'est pourquoi on déclare qu'on le nommera intéressé dans tout le livre. Si donc ce motif d'intérêt propre est un principe intérieur d'amour naturel : il sera vrai que non-seulement ce principe naturel servira de motif dans l'espérance surnaturelle avant la justification, mais encore que dans l'état même de la justification ce principe subsiste toujours comme motif.

 

CXIII. — Vaine excuse de l'auteur.

 

Je sais que l'auteur avertit d'abord que ses cinq amours sont cinq états (3) ; mais quand il infère de là qu'il ne parle que des habitudes et non des actes, il oublie qu'il est ordinaire et naturel de définir les habitudes par rapport à leurs actes propres, et que c'est ce qu'il a fait partout ; de sorte qu'on ne peut nier qu'il n'ait fait cet intérêt propre et cet amour naturel, le motif et le principe intérieur des actes surnaturels qu'il a définis : d'autant plus que ce motif naturel, ou comme l'auteur l'appelle ailleurs (4), cette consolation d'une affection naturelle, doit être laissée à l’âme pour la soutenir, quand elle est trop faible pour en porter la privation: d'où il suit que non-seulement elle est un motif, mais en-

 

1 Max. des SS., p. 8.— 2 Ib., p. 14,15.— 3 Instr. past., n.2. — 4  Ib., n. 20, p. 71.

 

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encore un soutien nécessaire. Au surplus il est évident que s'il n'avait voulu parler que des états, il ne se serait pas contenté de dire que le motif du propre intérêt, c'est-à-dire de l'amour naturel, est le motif dominant dans les états qui précèdent la justification (1) : car ce n'est pas l'amour naturel, mais l'amour vicieux qui y domine : c'est la concupiscence déréglée, c'est le péché qui y règne, et le prétendu amour naturel est son moindre mal.

Mais quoi qu'il en soit et de quelque manière qu'on le prenne, il sera toujours également véritable que les pécheurs pour espérer, et les justes imparfaits pour aimer surnaturellement, ont besoin d'un motif d'amour naturel, qui faisant le soutien de leur charité, ne peut manquer d'y entrer et d'y influer.

 

CXIV. — Démonstration de l'erreur, où est expliqué comment l'amour de la béatitude agit dans les ouvrages de la grâce.

 

Pour bien comprendre cette erreur, il faut remarquer qu'à la vérité on fait tout pour être heureux, et que c'est là pour ainsi parler le fonds de la nature, que la grâce suppose toujours : ainsi l'on ne fait point de difficulté de reconnaître que tous les actes surnaturels sont fondés nécessairement sur le désir naturel de la béatitude : parce que cette inclination naturelle se confond avec la grâce qui en fixe les mouvements généraux ; en sorte que la nature déterminée au bien en général, se trouve inclinée par la grâce au choix du bien véritable ; il n'y a rien là que dans l'ordre : mais il n'en est pas ainsi de ceux qui mettent pour principe intérieur, nécessaire aux justes imparfaits, un amour naturel à la vérité, mais en même temps délibéré et de choix ; et qui en faisant de cet amour le motif des saints, leur apprennent à mettre en partie leur confiance dans le choix naturel de leur libre arbitre, et à se glorifier en eux-mêmes.

 

CXV. — La puissance du motif naturel et libre jusqu'où poussée par l'auteur.

 

Mais l'endroit du livre des Maximes où l'abus de l’intérêt propre, pris pour un amour naturel de nous-mêmes, paraît le

 

1 Max. des SS., p. 4, 5, 8.

 

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plus, est celui-ci : « Il faut laisser les âmes dans l'exercice de l'amour qui est encore mélangé du motif de leur intérêt propre, tant que l'attrait de la grâce les y laisse ; il faut même révérer ces motifs (1); » c'est donc à dire qu'il faut référer les motifs d'un amour naturel : et comment encore les faut-il révérer? c'est parce « qu'ils sont répandus dans tous les livres de l'Ecriture sainte, dans les monuments les plus précieux de la tradition, et dans toutes les prières de l'Eglise. » Ainsi non content de révérer ce qui est le fruit du seul libre arbitre, il faut croire que toute l'Ecriture nous occupe d'un tel motif, que tous les suints nous le recommandent, et que l'Eglise ne cesse de le demander. Mais où le demande-t-elle ? Ce ne peut être sans doute que lorsque par tous ses vœux elle demande l'effet des promesses et le royaume éternel : car elle ne connaît point d'autres désirs par où la nature humaine soit contente : et ainsi en faisant l'analyse des propositions de l'auteur, il se trouverait à la fin que l'Eglise veut être heureuse, et désirer l'accomplissement de la bienheureuse espérance, parles actes naturels et délibérés de son franc arbitre.

 

CXVI. — Suite de cet excès.

 

Par la suite il paraît encore que cet amour naturel et délibéré est le « motif dont il faudrait se servir pour réprimer les passions, pour affermir toutes les vertus, et pour détacher les âmes de tout ce qui est renfermé dans la vie présente (2). » Mais si l'on a besoin de ce motif d'un choix naturel du libre arbitre pour tous ces effets, qui doute qu'on n'en ait besoin pour la charité qui seule peut les produire ? Peut-on aimer la vertu sans elle, ou réprimer les passions utilement sans son secours? Peut-on se détacher de la vie présente et de tout ce qu'elle renferme, si l'on n'est uniquement attaché à Dieu? Ainsi l'amour naturel et délibéré entrera dans toutes ces choses, et y entrera tellement qu'il en sera le motif, c'est-à-dire le principe intérieur. Ce motif sera si nécessaire à la plupart des âmes pieuses, et à ceux qu'on appelle saints, qu'en le retranchant on les jetterait dans le trouble, dans

 

1 Max. des SS., p. 33. — 2 Ibid.

 

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la tentation, dans le scandale ». N'est-ce pas là un pur pélagianisme, puisque c'est dans la plupart des chrétiens taire dépendre l'effet de la grâce, d'un acte naturel et délibéré du franc arbitre? Bien plus, les parfaits mêmes s'y trouvent assujettis : car si l'on dit qu'ils agissent sans se servir de ce motif,, on restreint la proposition , en disant à toutes les pages de l’Instruction pastorale que ce n'est que d'ordinaire (2) : et il est réglé qu'il y a dans les plus parfaits des actes qui ont pour motif un amour naturel de nous-mêmes, produits sans la grâce et par le seul choix du libre arbitre.

 

CXVII. — Réfutation des vaines défaites.

 

Ce n'est pas ainsi que saint Paul nous a instruits : ce n'est pas ainsi que saint Augustin l'a interprété : l'Eglise ne nous permet pas de partager notre cœur entre la grâce et le choix naturel du libre arbitre, de diviser notre confiance, et de poser notre fondement en partie sur nous-mêmes. Il ne sert de rien de dire « que ce désir naturel humain et délibéré de la béatitude, loin d'entrer dans l'acte d'espérance surnaturelle et de lui être essentiel, ne fait au contraire qu'en diminuer la perfection dans une âme (3) : » car c'est là une partie de l'erreur, que ce qui diminue la perfection d'un acte, lui serve d'un motif aussi nécessaire qu'on le vient de voir : la piété, la saine doctrine, la solide théologie ne se sauve pas par des illusions. Il sert encore moins de répondre que ces motifs d'intérêt propre, d'amour naturel délibéré de soi-même, sont subordonnés à l'amour divin (4) : car ceux qui ont dit que dans l'ouvrage de notre salut nous n'étions pas capables de rien entreprendre, de rien espérer, de rien penser de nous-mêmes comme de nous-mêmes, mais que notre capacité, notre force, notre puissance, venait de Dieu (5); n'ont pas prétendu qu'il y ait une partie de notre puissance qui vint de nous-mêmes, et du propre choix naturel de notre libre arbitre : ni que nous fissions de nous-mêmes ce que nous pourrions naturellement et sans grâce, pour ensuite le subordonner à l'amour divin.

 

1 Max. des SS., p. 34, 35. — 2 Inst. past., n. 12, etc. —3 Inst. past., n. 20, p. 38. Ci-dessus, n. 106.— 4 Inst. past., p. 38. — 5 II Cor., III, 5.

 

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