Réponse à M. de Cambray
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RÉPONSE
A UNE LETTRE DE M. DE CAMBRAY.

 

Vous voulez, Monsieur, que je réponde à une lettre de M. l'archevêque de Cambray à un ami, ou plutôt, sous le nom d'un ami, à tout le public. Il vaudroit peut-être mieux attendre ce que diront les prélats, que cet archevêque a lui-même appelés en témoignage, et dont il dit dans son livre, aussi bien que dans sa lettre au Pape, qu'il n'a voulu qu'expliquer plus amplement la doctrine. Cette déclaration les force à parler pour la décharge de leur conscience ; et le silence que leur impose depuis si longtemps, ou la discrétion, ou la charité, ou quelque autre raison que ce soit, ne sera pas éternel; mais en attendant, dites-vous, cette lettre prévient les esprits en sa faveur : il y paraît si soumis, si obéissant, qu'on ne peut pas croire qu'un homme si humble ait tort : il réduit d'ailleurs la question à deux points, sur lesquels on ne voit pas qu'on puisse lui faire de procès. C'est pour l'oraison, qui est en péril, qu'il est persécuté; c'est pour le parfait amour. « On a, poursuit-il, accoutumé les chrétiens à ne chercher Dieu que pour leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes : » voilà donc déjà de grands maux, si on l'en croit; on voit l'oraison, l’âme de la religion, non-seulement attaquée, mais encore en péril, et une pratique basse et intéressée à laquelle les chrétiens s'accoutument. « On défend le parfait amour, ajoute-t-il, même aux âmes les plus avancées : » qui le pourrait croire dans l'Eglise de Jésus-Christ, et qui n'aurait de l'admiration pour un prélat persécuté pour cette cause? Pendant qu'il attend le jugement du Pape avec tant d'indifférence et de patience, il veut bien, pour se consoler, que le monde sache qu'il a sacrifié toutes choses ; et il écrit à un ami, qui a bien su répandre dans toute la Cour, comme

 

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dans toute la ville, en quatre ou cinq jours, et faire passer aux provinces une lettre si concertée et si éloquente.

Pour commencer par l'obéissance, qui sans doute est le bel endroit de cette lettre, elle y est bien circonstanciée; l'auteur « demande seulement au Pape qu'il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu'il condamne. » On élude d'abord les condamnations en général, quoique souvent pratiquées très-utilement dans l'Eglise, pour donner comme un premier coup aux erreurs : mais l'auteur passe plus avant, il faut que le Pape marque «précisément les endroits et les sens sur lesquels portent les condamnations. » Ainsi ce n'est pas assez d'extraire des propositions et de les noter par la censure, il faut prévoir tous les sens qu'un esprit subtil peut donner, « afin, dit-il, que la souscription soit sans restriction, et que je ne coure jamais risque de défendre, ni d'excuser, ni tolérer un sens condamné. » De sorte que si la censure ne tombe sur quelques sens que l'auteur voudra bien abandonner, dès maintenant son obéissance se prépare des défaites ; le Pape à son tour sera soumis aux restrictions;de l'auteur, et l'on verra renaître les raffinements qui ont fatigué les siècles passés et le nôtre : voilà comme on tourne l'obéissance : voilà ce qu'on répand de tous côtés avec une affectation surprenante : « Avec ces dispositions je suis en paix, » dit l'auteur, et il saura toujours par où échapper au fond. L'oraison, dit-on, est en péril : quelle oraison, et de quel côté? Est-ce l'oraison discursive ou la méditation? Si cette oraison est en péril, c'est du côté dos quiétistes, qui la ravilissent. Quelle oraison donc, encore un coup, est en péril? Est-ce l'oraison de simple présence, de contemplation, de quiétude, ou peut-être les oraisons extraordinaires, et même passives, qui sont attaquées par les prélats, dont les censures ont proscrit le quiétisme? Mais on trouvera au contraire cette oraison à couvert dans les trente-quatre articles des mêmes prélats, et on leur a consacré un article exprès, qui est le vingt-un. Le vingt-quatrième établit aussi la contemplation et lui propose les objets qui lui conviennent. Ces articles sont imprimés dans le livre de M. de Meaux sur l'oraison ; et ce serait une calomnie d'imputer à ces prélats qu'ils mettent l'oraison en péril, puisqu'ils

 

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prennent tant de soin de la conserver dans tous ses états, dans toutes ses saintes diversités.

L'oraison, dites-vous, est en péril ; mais qui la met en péril? Est-ce M. notre archevêque, qui dans la censure qu’il a publiée contre les mystiques de nos jours, étant évêque de Châlons, s'oppose également à ces deux excès, ou d'abuser de ces oraisons extraordinaires, ou de les mépriser; et qui parle si dignement de l'onction qui nous les inspire, et de l'esprit qui souffle où il veut? M. l'évêque de Chartres prend les mêmes précautions, et tout respire l'intérieur et la piété dans les ordonnances de ces deux prélats.

Il faut louer M. de Meaux du soin qu'il a pris de recueillir ces beaux monuments de notre siècle, qui seront si chers à la postérité; mais le peut-on accuser lui-même de mettre l'oraison en péril, après qu'il a expliqué les plus beaux effets de la contemplation dans le livre cinquième; qu'il a tiré dans le livre septième, des spirituels les plus approuvés, les principes de l'oraison qu'on nomme passive ; et enfin qu'il a rapporté si exactement les maximes et les pratiques de saint François de Sales, et de la mère de Chantai, avec celles de sainte Thérèse et des autres saints? L'oraison ne sera pas en péril quand on proposera ces grands exemples; et c'est un étrange dessein de lui forger des persécuteurs pour s'en faire le martyr.

« On a, dit-on, accoutumé les chrétiens à ne rechercher Dieu que par intérêt, et pour leur béatitude ; » mais qui les y a accoutumés? Ce n'est pas du moins M. de Meaux, qui s'est attaché à montrer par l'Ecriture, par les saints docteurs et surtout par saint Augustin, que l'amour qu'on avait pour Dieu, comme objet béatifiant, présupposait nécessairement l'amour qu'on avait pour lui, à raison de la perfection et de la bonté de son excellente nature, sans quoi la charité même destituée de son objet principal et, comme parle l'Ecole, spécifique et essentiel, ne subsisterait plus.

« On défend, ajoute fauteur, aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif par lequel on avait jusqu'ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, » c'est-à-dire la

 

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bonté de Dieu infiniment aimable. Qui le défend? En vérité, il est bien étrange de se vouloir donner le mérite de souffrir pour la défense du pur motif de l'amour, en lui imaginant des ennemis: on veut encore, et on voudra toujours que le pécheur revienne de son égarement parle motif de la bonté de Dieu, parfaite en elle-même ; mais l'on ne croit point déroger à la pureté de ce motif d'y ajouter avec David : « Louez le Seigneur, parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle. » Nous voyons tous les jours que les confesseurs se servent si utilement, pour nous exciter à la pure et parfaite contrition, de la longue patience de Dieu, qui nous a pardonné tant de péchés. Si ce motif dégradait la pureté de l'amour, Jésus-Christ ne l'aurait pas proposé à celle à qui il remettait beaucoup de péchés, parce qu'elle avait beaucoup aimé (1). Quand le concile de Trente a défini que les justes, qui se dévoient aimer eux-mêmes principalement parle motif de glorifier Dieu, pouvaient et dévoient ajouter la vue de la récompense éternelle pour s'animer davantage, il a défini en même temps que le motif de la récompense, bien éloigné d'affaiblir la charité, au contraire la rendait plus parfaite, et cela non-seulement dans les justes du commun, mais encore dans les plus parfaits, dent le concile allègue l'exemple, comme dans David, qui disait : « J'ai incliné mon cœur à vos justifications à cause de la récompense ; » et dans Moïse, dont saint Paul a dit « qu'il regardait à la récompense (2). »

Il faut donc conclure de là que le motif de la récompense est né pour animer ceux qui se proposent, pour leur fin dernière, la gloire de Dieu; et que ces motifs, loin de s'affaiblir ou de s'exclure l'un l'autre, sont subordonnés l'un à l'autre.

Ainsi quand l'Ecole dit, comme elle fait communément, que la charité est l'amour de Dieu, comme excellent en lui-même, sans rapport à nous, visiblement il faut entendre, et tous aussi l'entendent sans exception, que l'on peut bien séparer ce rapport à nous d'avec l'objet spécificatif de la charité, mais non pas l'exclure pour cela, ni séparer les bienfaits divins du rang des motifs pressants, quoique seconds et subsidiaires de la charité. De telle

 

1 Luc, VII, 43, etc. — 2 Conc. Trid., sess. VI, cap. XI.

 

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sorte que la distinction de cet objet spécificatif d'avec les autres motifs, est bonne, est spéculative; mais cette séparation ne se t'ait que par la pensée, pendant que réellement et dans la pratique on s'aide de tout ; et celui-là est le plus parfait, qui absolument aime le plus, par quelque motif que ce soit.

Quand donc on accuse dans la lettre les prélats pour qui l'on fait des prières, de défendre de servir Dieu par les purs motifs de sa bonté infinie, on veut se faire pitié à soi-même, et en faire aux autres, en se donnant gratuitement de grands adversaires; et au lieu de prier pour eux, comme s'ils étaient dans l'erreur, il aurait été plus sincère de leur faire justice, en avouant que par la grâce de Dieu, ils ne mettent en péril ni l'oraison, ni l'amour parfait, ni les motifs qui nous y portent.

Et pour montrer à M. de Cambray que c'est en vain qu'il prétend se faire valoir envers le public, comme le défenseur particulier de l'amour désintéressé, on lui accorde sans peine avec le commun de l'Ecole, ce qu'il demande dans sa lettre, que « la charité est un amour de Dieu pour lui-même, indépendamment de la béatitude qu'on trouve en lui. » On lui accorde, dis-je, sans difficulté cette définition de la charité, mais à deux conditions : l'une, que cette définition est celle delà charité qui se trouve dans tous les justes, et par conséquent n'appartient pas à un état particulier qui constitue la perfection du christianisme, et l'autre, que l'indépendance qu'on attribue à la charité, tant de la béatitude que des autres: bienfaits de Dieu, loin de les exclure, fait au contraire dans la pratique un des motifs les plus pressants, quoique second et moins principal de cette reine des vertus.

On ose bien délier M. de Cambray de montrer un seul auteur, ou parmi les scolastiques, ou parmi les mystiques, qui rejette ces deux conditions, et même qui ne les établisse pas expressément.

Ainsi quand il réduit dans sa lettre la question à deux points, dont l'un est cette indépendance de la charité, il donne le change aux théologiens, et il demande comme une merveille, ce qu'on lui a accordé, ce que personne ne lui a jamais disputé, et ce qui ne fait rien du tout à la question, comme on vient de voir.

Ceux qui font tant de belles thèses pour l'amour sans rapport

 

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à nous, se donnent un soin inutile d'amuser le monde, et de rendre de bons offices aux prélats, que cette doctrine, comme on voit, ne soulage pas.

Il ne réussit pas mieux dans la seconde chose, qu'il demande pareillement qu'on lui accorde, qui est « que , dans la vie des âmes les plus parfaites, c'est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime, et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les vertus, avec tout le désintéressement de la charité même , qui en commande l'exercice. » Tout cela, dis-je, ne sert de rien, puisque c'est là non-seulement un parfait galimatias et une doctrine absolument inintelligible, mais encore une erreur manifeste.

C'est une doctrine inintelligible, puisque admettre une espérance qui soit exercée avec tout le désintéressement de la charité, c'est en admettre une, selon l'auteur même, qui, comme la charité, soit indépendante de sa béatitude, et cela est mie espérance qui n'espère rien, et une contradiction dans les termes ; mais ce qui est inintelligible par cet endroit-là en soi-même, est une erreur manifeste pour deux raisons : Tune que c'est ôter l'espérance, contre la parole expresse de saint Paul : « Maintenant ces trois choses demeurent, la foi, l'espérance et la charité : » Manent tria hœc (1) : l'autre, que c'est mettre une espérance qui n'excite point, contre la définition expresse du concile de Trente (2).

Il ne sert de rien de dire que la charité prévu ni l'espérance et la commande puisqu'il doit demeurer toujours pour certain, selon la foi, qu'elle ne la peut commander que pour s'exciter elle-même, et pour l'ordinaire en exécution du commandement divin, qui de sa nature doit servir à la charité, conformément à cette parole : « La tin du commandement, c'est la charité : » Finis praecepti charitas (3).

C'est aussi très-vainement que l'auteur suppose que cette prévention de la charité ne convient qu'à son prétendu amour pur, qui constitue le cinquième état posé dans son livre, c'est-à-dire l'état des parfaits, puisqu'on la trouve dès le quatrième, où l'on

 

1   Cor., XIII, 13. — 2 Sess. VI, cap. XI.— 3 I Tim. I, 5.

 

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présuppose que l’âme aime Dieu pour lui et pour soi ; mais en sorte qu'elle aime principalement la gloire de Dieu, et qu'elle n'y cherche son bonheur propre que comme un moyen qu'elle rapporte et qu'elle subordonne à la fin dernière, qui est la gloire du Créateur. Ce qui est voulu comme fin , est voulu par prévention devant les moyens : or est-il qu'en cet état, qui est le quatrième et celui de la justice commune, la gloire de Dieu, qui est l'objet de la charité, est voulue comme fin, et la béatitude uniquement comme un moyen qui lui est subordonné ; donc cette prévention de la charité, dont on veut faire dans la lettre l'état des parfaits, c'est-à-dire le cinquième état du livre, se trouve établie dès le quatrième ; et ainsi ce cinquième état n'est plus qu'un fantôme ; ou si on le veut conserver, il ne lui reste plus que l'exclusion du motif de la béatitude en tous sens, et même comme moyen, ce qui emporte la suppression de l'espérance.

La raison en est convaincante, puisque la définition de l'état parfait, qu'on fait consister dans la charité, en tant qu'elle prévient l'exercice de l'espérance, est épuisée dès l'état de la justice commune ; et ce qu'on veut mettre au delà, ne sera jamais autre chose que l'exclusion du motif de la béatitude, par conséquent une suppression de l'espérance chrétienne. Il ne faut donc pas toujours sans discrétion vanter l'amour pur, ni croire qu'on gagne tout en le nommant.

L'auteur demeure d'accord en sa lettre, qu'on abuse du pur amour, et qu'il y en a qui renversent l'Evangile sous un si beau nom. Le pur amour dont il s'est rendu le défenseur particulier, ne peut être d'un autre genre, puisqu'il détruit avec l'espérance un des fondements de l'Evangile, pour ne point encore parler des autres inconvénients aussi essentiels.

Sans y entrer, et en attendant ce qu'en diront nos prélats, je remarquerai ici que c'est un abus à l'auteur de réduire, comme il a fait dans sa lettre, toute la dispute à l'amour de Dieu en soi-même indépendamment de la béatitude, et à la prévention de la charité dans l'état parfait. Quoi donc? tout est compris dans ces deux points? Le sacrifice absolu du salut, l'acquiescement à la juste réprobation avec l'avis de son directeur, l'espérance dans

 

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une même âme avec un invincible désespoir, dans ce désespoir l'union avec Jésus-Christ notre modèle, ses troubles involontaires, et vingt autres choses de cette nature ne sont plus rien? A Dieu ne plaise, ni que l'auteur soit plus innocent, sous prétexte qu'il s'absout lui-même de tous ces chefs capitaux.

Concluons que c'est inutilement qu'il s'étale au public lui-même comme un homme persécuté pour la justice. Ni l'oraison n'est en péril, ni l'amour désintéressé n'est attaqué de personne, ni l'on n'en défend la pratique, ni on n'accoutume les âmes à ne chercher Dieu que par intérêt, ni on ne censure aucune opinion de l'Ecole, comme on voudrait le faire accroire aux ignorants. Il ne faut pas attendrir le monde, en déplorant des maux qui ne sont pas : on voit en quoi l'auteur est à plaindre : on sait trop de qui et de quoi il est le martyr : son obéissance sera louée, quand elle cessera de menacer l'Eglise de restrictions sur le jugement qu'elle attend : il eût fallu la prévenir ; il est temps encore ; c'est ce qu'il faut demander à Dieu avec larmes, et s'affliger sans mesure de voir un homme de ce rang et de ce mérite, réduit à défendre seul une cause si déplorée, et ne se faire valoir que par tant de fausses suppositions.

 

FIN DE LA RÉPONSE A UNE LETTRE DE M. de CAMBRAY.

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