Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
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CONDAMNATION

 

RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE. (Suite)

Lettres XLVII - XLVIII

 

LETTRE  XLVII.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Wolfenbuttel , ce 14 mai 1700.

LETTRE XLVIII.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Wolfenbuttel, ce  24 mai 1700.

 

LETTRE  XLVII.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Wolfenbuttel , ce 14 mai 1700.

 

Monseigneur,

 

Vos deux grandes et belles lettres n'étant pas tant pour moi que pour Monseigneur le duc Antoine Ulric, je n'ai point manqué d'en faire rapport à Son Altesse Sérénissime, qui même a eu la satisfaction de les lire. Il vous en est fort obligé ; et comme il honore

 

(a) Première Instruction pastorale sur les promesses de l'Eglise.

 

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extrêmement votre mérite éminent, il en attend aussi beaucoup pour le bien de la chrétienté, jugeant sur ce qu'il a appris de votre réputation et autorité que vous y pourriez le plus contribuer. Il serait fâché de vous avoir donné de la peine, s'il ne se félicitait de vous avoir donné en même temps l'occasion d'employer de nouveau vos grands talents à ce qu'il croit le plus utile et même très-conforme à la volonté du Roi, suivant ce que M. le marquis de Torcy avait fait connaître.

Comme vous entrez dans le détail, j'avais supplié ce prince de charger un théologien de la discussion des points qui le demandent : niais il a eu ses raisons pour vouloir que je continuasse de vous proposer les considérations qui se présenteraient, et dont mie bonne partie a été fournie par Son Altesse même : et pour moi, j'ai tâché d'expliquer et de fortifier ses sentiments par des autorités incontestables.

Il trouve fort bon que vous ayez choisi une controverse particulière, agitée entre les tridentins et les protestants : car s'il se trouve un seul point, tel que celui dont il s'agit ici, où il est visible que nous avons contre certains anathématismes prononcés chez vous des raisons qui, après un examen l'ait avec soin et avec sincérité, nous paraissent invincibles; on est obligé chez vous, suivant le droit et suivant les exemples pratiqués autrefois, de les suspendre à l'égard de ceux qui ne s'éloignent point pour cela de l'obéissance due à l'Eglise catholique.

I. Mais pour venir au détail de vos lettres, dont la première donne les principes qui peuvent servir à distinguer ce qui est de foi de ce qui ne l'est pas, et dont la seconde explique les degrés de ce qui est de foi : je m'arrêterai principalement à la première, où vous accordez d'abord, Monseigneur, que Dieu ne révèle point de nouvelles vérités qui appartiennent à la foi catholique ; que la règle de la perpétuité est aussi celle de la catholicité ; que les conciles œcuméniques ne proposent point de nouveaux dogmes; enfin que la règle infaillible des vérités de la foi est le consentement unanime et perpétuel de toute l'Eglise. J'avais dit que les protestants ne reconnaissent pour un article delà foi chrétienne que ce que Dieu a révélé d'abord par Jésus-Christ et ses apôtres; et je suis bien

 

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aise d'apprendre par votre déclaration, que ce sentiment est encore on doit être celui de votre communion.

II. J'avoue cependant que l'opinion contraire, ce semble, d'une infinité de vos docteurs, me fait de la peine : car on voit que, selon eux, l'analyse de la foi revient à l'assistance du Saint-Esprit . qui autorise les décisions de l'Eglise universelle; ce qui étant posé, l'ancienneté n'est point nécessaire, et encore moins la perpétuité.

III. Le concile de Trente ne dit pas aussi qu'elles sont nécessaires, quoiqu'il dise, sur quelques dogmes particuliers, que l'Eglise l'a toujours entendu ainsi; car cela ne tire pointa conséquence pour tous les autres dogmes.

IV. Encore depuis peu Georges Bullus, savant prêtre de l'Eglise anglicane, ayant accusé le Père Pétau d'avoir attribué aux Pères de la primitive Eglise des erreurs sur la Trinité, pour autoriser davantage les conciles à pouvoir établir et manifester, constituere et patefacere, de nouveaux dogmes; le curateur de la dernière édition des Dogmes Théologiques de ce Père, qui est apparemment de la même société, répond dans la préface : Est quidem hoc dogma catholicœ rationis, ab Ecclesià constitui Fidei capita ; sed proptereà minime sequitur Petavium malis artibus ad id confirmandum usum.

V. Ainsi le Père Grégoire de Valentia a bien des approbateurs de son Analyse de la foi; et je ne sais si le sentiment du cardinal du Perron, que vous lui opposez, prévaudra à celui de tant d'autres docteurs. Le cardinal d'ailleurs n'est pas toujours bien sur, et je doute que l'Eglise de France d'aujourd'hui approuve la harangue qu'il prononça dans l'assemblée des Etats un peu après la mort de Henri IV, et qu'il n'aurait osé prononcer dans un autre temps que celui d'une minorité; car il passe pour un peu politique en matière de foi.

VI. De plus, suivant votre maxime, il ne serait pas dans le pouvoir du Pape ni de toute l'Eglise, de décider la question de la conception immaculée de la sainte Vierge. Cependant le concile de Bâle entreprit de le faire : et il n'y a pas encore longtemps qu'un roi d’Espagne envoya exprès au Pape pour le solliciter à donner

 

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une décision là-dessus ; ce qu'on entendait sans doute sous anathème. On croyait donc en Espagne que cela n'excède point le pouvoir de l'Eglise. Le refus aussi, ou le délai du Pape, n'était pas fondé sur son impuissance d'établir de nouveaux articles de foi.

VII. J'en dirai autant de la question De auxiliis gratiae, qu'on dit que le pape Clément VIII avait dessein de décider pour les thomistes contre les molinistes ; mais la mort l'en ayant empêché, ses successeurs trouvèrent plus à propos de laisser la chose en su-pens.

VIII. Il semble que vous-même, Monseigneur, laissez quelque porte de derrière ouverte, en disant que les conciles œcuméniques, lorsqu'ils décident quelque vérité, ne proposent point de nouveaux dogmes, mais ne font que déclarer ceux qui ont toujours été crus et les expliquer seulement en termes plus clairs et plus précis. Car si la déclaration contient quelque proposition qui ne peut pas être tirée, par une conséquence légitime et certaine, de ce qui était déjà reçu auparavant, et par conséquent n'y est point comprise virtuellement ; il faudra avouer que la décision nouvelle établit en effet un article nouveau, quoiqu'on veuille couvrir la chose sous le nom de déclaration.

IX. C'est ainsi que la décision contre les monothélites établissait en effet un article nouveau, comme je crois l'avoir marqué autrefois; et c'est ainsi que la transsubstantiation a été décidée bien tard dans l'Eglise d'Occident, quoique cette manière de la présence réelle et du changement ne fût pas une conséquence nécessaire de ce que l'Eglise avait toujours cru auparavant.

X. Il y a encore une autre difficulté, sur ce que c'est que d'avoir été cru auparavant. Car voulez-vous. Monseigneur, qu'il suffise que le dogme que l'Eglise déclare être véritable et de foi ail été cru en un temps par quelques-uns, quels qu'ils puissent être, c'est-à-dire par un petit nombre de personnes et par des gens peu considérés; ou bien faut-il qu'il ait toujours été cru par le plus grand nombre, ou par les plus accrédités? Si vous voulez le premier, il n'y aura guère d'opinion qui n'ait toujours eu quelques sectateurs , et qui ne puisse ainsi s'attribuer une manière

 

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d'ancienneté et de perpétuité ; et par conséquent cette marque de la vérité, qu'on fait tant valoir chez vous, sera fort affaiblie.

XI. Mais si vous voulez que l'Eglise ne manque jamais de prononcer pour l'opinion qui a toujours été la plus commune ou la plus accréditée, vous aurez de la peine à justifier ce sentiment par les exemples. Car outre qu'il y a opiniones communes contra communes, et que souvent le grand nombre et les personnes les plus accréditées ne s'accordent pas, le mal est que des opinions qui étaient communes et accréditées, cessent de l'être avec le temps, et celles qui ne l'étaient pas le deviennent. Ainsi quoiqu'il arrive naturellement qu'on prononce pour l'opinion qui est la plus en vogue, lorsqu'on prononce néanmoins il arrive ordinairement que ce qui est eudoxe dans un temps était paradoxe auparavant, et vice versa.

XII. Comme, par exemple, le règne de mille ans était en vogue dans la primitive Eglise, et maintenant il est rebuté. On croit maintenant que les anges sont sans corps, au lieu que les anciens Pères leur donnaient des corps animés, mais plus parfaits que les nôtres. On ne croyait pas que les ames qui doivent être sauvées parviennent sitôt à la parfaite béatitude ; sans parler de quantité d'autres exemples.

XIII. D'où il s'ensuit que l'Eglise ne saurait prononcer en faveur de l'incorporalité des anges, ou de quelque autre opinion semblable ; ou si elle le faisait, cela ne s'accorderait pas avec la règle delà perpétuité, ni avec celle de Vincent de Lérins, du semper et ubique, ni avec votre règle des vérités de foi, que vous dites être le consentement unanime et perpétuel de toute l'Eglise, soit assemblée en concile, soit dispersée par toute la terre. En effet cela est beau et magnifique à dire, tant qu'on demeure en termes généraux; mais quand on vient au fait, on se trouve loin de son compte, comme il paraîtra dans l'exemple de la controverse des livres canoniques.

XIV. Enfin on peut demander si pour décider qu'une doctrine est de foi, il suffit qu'elle ait été simplement crue ou reçue auparavant, et s'il ne faut pas aussi qu'elle ait été reçue comme de foi. Car à moins qu'on ne veuille se fonder sur de nouvelles

 

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révélations, il semble que pour faire qu'une doctrine soit un article de lui, il faut que Dieu l’ait révélée comme telle, et que l'Eglise dépositaire de ses révélations, l'ait toujours reçue comme étant partie de la foi, puisqu'on ne pourrait savoir que par révélation si une doctrine est de foi ou non.

XV. Ainsi il ne semble pas qu'une opinion qui a passé pour philosophique auparavant, quelque reçue qu'elle ait été, puisse être proposée légitimement sous anathème ; comme, par exemple, si quelque concile s'avisait de prononcer pour le repos de la terre «outre Copernic, il semble qu'on aurait droit de ne lui point obéir. »

XVI. Et il paraît encore moins qu'une opinion qui a passé longtemps pour problématique , puisse enfin devenir un article de toi par la seule autorite de l'Eglise, à moins qu'on ne lui attribue une nouvelle révélation en vertu de l'assistance infaillible du Saint-Esprit : autrement l'Eglise aurait d'elle-même un pouvoir sur ce qui est de droit divin.

XVII. Mais si nous refusons à l'Eglise la faculté de changer en article de foi ce qui passait pour philosophique ou problématique auparavant, plusieurs décisions de Trente doivent tomber, quand même on accorderait que ce concile est tel qu'il faut ; ce qui va paraître particulièrement, à mon avis, à l'égard des livres que ce concile a déclarés canoniques contre le sentiment de l'ancienne Eglise.

XVIII. Venons donc maintenant à l'examen de la question de ces Livres de la Bible, contredits de tout temps , à qui le concile de Trente donne une autorité divine, comme s'ils avaient été dictés mot à mot par le Saint-Esprit, à l'égal du Pentateuque, des Evangiles et autres livres reconnus pour canoniques du premier rang, ou protocanoniques ; au lieu que les protestants tiennent ces livres contestés pour bons et utiles, mais pour ecclésiastiques seulement; c'est-à-dire dont l'autorité est purement humaine, et nullement infaillible.

XIX. J'étais surpris, Monseigneur, de vous voir dire que je verrais cette question clairement résolue par des faits incontestables en faveur de votre doctrine ; et je fas encore plus surpris

 

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en lisant la suite de votre lettre : car j'étais comme enchanté pendant la lecture ; et vos expressions et manières belles , fortes et plausibles, s'emparaient de mon esprit. Mais quand le charrue de la lecture était passé, et quand je comparais de sang-froid les liaisons et autorités de part et d'autre, il me semble que je voyais clair comme le jour, non-seulement que la canonicité des livres en question n'a jamais passe pour article de foi; mais plutôt que L'opinion commune, et celle encore des plus habiles, a été toujours à rencontre.

XX. Il y a même peu de dogmes si approuvés de tout temps dans l'Eglise que celui des protestants sur ce point ; et l'on pourrait écrire en sa faveur un livre de la perpétuité de la foi à cet égard, qui serait surtout incontestable par rapport à l'Eglise, grecque, depuis l'Eglise primitive jusqu'au temps présent: mais on la peut encore prouver dans l'Eglise latine.

XXI. J'avoue que cette évidence me fait de la peine ; car il me serait véritablement glorieux d'être vaincu, Monseigneur, par une personne comme vous êtes. Ainsi si j'avais les vues du monde et cette vanité qui y est jointe, je profiterais d'une défaite qui me serait avantageuse de toutes les manières; et l'on ne me dirait pas pour la troisième fois : Aeneœ magni dextrâ cadis. Mais le moyen de le faire ici sans blesser sa conscience, outre que je suis interprète en partie des sentiments d'un grand prince ? Je suivrai donc les vingt-quatre paragraphes de votre première lettre, qui regardent ce sujet; et puis j'y ajouterai quelque chose du mien, quoique je ne me fonde que sur des autorités que Chemnice, Gérard, Calixte, Rainold et autres théologiens protestants ont déjà apportées, dont j'ai choisi celles que j'ai crues les plus efficaces.

XXII. Comme il ne s'agit que des livres de l'Ancien Testament, qu'on n'a point en langue originale hébraïque et qui ne se sont Jamais trouvés dans le canon des Hébreux, je ne parlerai point des livres reçus également chez vous et chez nous. J'accorde donc que, suivant votre § 1, les livres en question ne sont point nouveaux, et qu'ils ont toujours été connus et lus dans l'Eglise chrétienne, suivant les titres qu'ils portent; et § 2, que particulièrement

 

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la Sagesse, l’Ecclésiastique, Judith, Tobie et les Machabées ont précédé la naissance de Notre-Seigneur.

XXIII. Mais je n'accorde pas ce qui est dans le § 3, que le concile de Trente les a trouvés dans le canon, ce mot pris en rigueur depuis douze cents ans. Et quant à la preuve contenue dans le § 4, je crois que je ferai voir clairement ci-dessous que le concile III de Cartilage, saint Augustin qui y a été présent, à ce qu'on croit, et quelques autres, qui ont parlé quelquefois comme eux et après eux, se sont servis des mots canoniques et divins d'une manière plus générale et dans une signification fort inférieure, prenant canonique pour ce que les canons de l'Eglise autorisent, et qui est opposé à l’apocryphe ou caché, pris dans un mauvais sens; et divin, pour ce qui contient des instructions excellentes sur les choses divines, et qui est reconnu conforme aux livres immédiatement divins.

XXIV. Et puisque le même saint Augustin s'explique fort nettement en d'autres endroits, où il marque précisément après tant d'autres l'infériorité de ces livres, je crois que les règles de la bonne interprétation demandent que les passages où l'on parle d'une manière plus vague, soient expliqués par ceux où l'auteur s'explique avec distinction.

XXV. On doit donner la même interprétation, § 5, à la lettre du pape Innocent I, écrite à Exupère évêque de Toulouse, en 405, et au décret du pape Gélase; leur but ayant été de marquer les livres autorisés ou canoniques, pris largement ou opposés aux apocryphes, pris en un mauvais sens, puisque ces livres autorisés se trouvaient joints aux livres véritablement divins, et se lisaient aussi avec eux.

XXVI. Cependant ces auteurs ou canons n'ont point marqué ni pu marquer en aucune manière contre le sentiment reçu alors dans l'Eglise, que les livres contestés sont égaux à ceux qui sont incontestablement canoniques, ou du premier degré; et ils n'ont point parlé de cette infaillibilité de l'inspiration divine, que les Pères de Trente se sont hasardés d'attribuer à tous les livres de la Bible, en haine seulement des protestants et contre la doctrine constante de l'Eglise.

 

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XXVII. On voit en cela, par un bel échantillon, comment les erreurs prennent racine et se glissent dans les esprits. On change premièrement les termes par une facilité innocente en elle-même, mais dangereuse par la suite ; et enfin on abuse de ces termes pour changer même les sentiments, lorsque les erreurs favorisent les penchants populaires, et que d'autres passions y conspirent.

XXVIII. Je ne sais si, avec le § 6, on peut dire que les Eglises de Rome et d'Afrique, favorables en apparence, comme on vient d'entendre, aux livres contestés, étaient censées du temps de saint Augustin, doctiores et diligentiores Ecclesiae ; et que saint Augustin les a eues en vue, livre II, chapitre XV, de Doctrinâ christianà, en disant que, lorsqu'il s'agit d'estimer l'autorité des Livres sacrés, il faut préférer ceux qui sont approuvés par les églises où il y a plus de doctrine et plus d'exactitude.

XXIX. Car les Africains étaient à l'extrémité de l'Empire, et n'avaient leur doctrine ou érudition que des Latins, qui ne l'avaient eux-mêmes que des Grecs. Ainsi on peut bien assurer que doctiores Ecclesiœ n'étaient pas la romaine ni les autres églises occidentales, et encore moins celles d'Afrique.

XXX. L'on sait que les Pères latins de ce temps n'étaient ordinairement que des copistes des auteurs grecs, surtout quand il s'agissait de la sainte Ecriture. Il n'y a eu que saint Jérôme et saint Augustin à la fin, qui aient mérité d'être exceptés de la règle, l'un par son érudition, l'autre par son esprit pénétrant.

XXXI. Ainsi l'Eglise grecque l'emportait sans doute du côté de l'érudition; et je ne crois pas non plus que l'Eglise romaine de ce temps-là puisse être comptée inter ecclesius diligentiores. Le faste mondain, typhus sœculi, le luxe et la vanité y ont régné de bonne heure, comme l'on voit par le témoignage d'Ammien Marcellin, païen, qui en blâmant ce qui se faisait alors à Rome, rend en même temps un bon témoignage aux églises éloignées des grandes villes ; ce qui marque son équité sur ce point.

XXXII. Cette vanité, jointe au mépris des études, excepté celle de l'éloquence, n'était guère propre à rendre les gens diligens et industrieux. Il n'y a presque point d'auteur latin d'alors qui ait écrit quelque chose de tolérable sur les sciences, surtout de

 

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son chef. La jurisprudence même, qui était la véritable science des Romains, et presque la seule, avec celle de la guerre, où ils aient excellé suivant le bon mot de Virgile :

 

Tu regere imperio populos, Romane, memento :

Hœ tibi erunt artes

 

était tombée, aussi bien que l'art militaire, avec la translation du siège de l'Empire. On négligeait à Rome l'histoire ecclésiastique et les anciens monuments de l'Eglise ; et sans Eusèbe et quelques autres Grecs, nous n'en aurions presque rien. Ainsi avant l'irruption des Barbares, la barbarie était à demi formée dans l'Occident.

XXXIII. Cette ignorance, jointe à la vanité , faisait que la superstition, vice des femmes et des riches ignorans, aussi bien que la vanité, prenait peu à peu le dessus , et qu'on donna par après, en Italie principalement, dans les excès sur le culte surtout des images, lorsque la Grèce balançait encore, et que les Gaules, la Germanie et la Grande-Bretagne étaient plus exemptes de cette corruption. On reçut la mauvaise marchandise d'un Isidorus Mercator ; et l'on tomba enfin en Occident dans une barbarie de théologie, pire que la barbarie qui y était déjà à l'égard des mœurs et des arts.

XXXIV. Encore présentement, s'il s'agissait de marquer dans votre communion , ecclesias doctiores et diligentiores, il faudrait nommer sans doute celles de France et des Pays-Bas, et non pas celles d'Italie ; tant il est vrai qu'on s'était relâché depuis longtemps à Rome et aux environs à l'égard de l'érudition et de l'application aux vérités solides. Ce défaut des Romains n'empêche point cependant que cette capitale n'ait eu la primatie et la direction dans l'Eglise, après celle qu'elle avait eue dans l'Empire. L'érudition et l'autorité sont des choses qui ne se trouvent pas toujours jointes, non plus que la fortune et le mérite.

XXXV. Mais quand on accorderait que saint Augustin avait voulu parler des Eglises de Rome et d'Afrique, j'ai déjà fait voir que ces églises ne nous étaient pas contraires ; et de plus, saint

 

1 Aeneid., lib. VI, vers. 851, 852.

 

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Augustin ne parlait pas alors des livres véritablement canoniques, dont l'autorité ne dépend pas de si faibles preuves.

XXXVI. Pour ce qui est dit de l'autorité de saint Augustin, § 7, j'ai déjà répondu, comme aussi au texte du concile de Cartilage, § 8 : mais je le ferai encore plus distinctement en son lieu, c'est-à-dire dans la lettre suivante. Il est vrai aussi, §9, que saint Augustin ayant cité contre les pélagiens ce passage de la Sagesse : « Il a été enlevé de la vie, de crainte que la malice ne corrompit son esprit; » et que des prêtres de Marseille ayant trouvé étrange qu'il eût employé un livre non canonique dans une matière de controverse, il défendit sa citation : mais je ferai voir plus bas que son sentiment n'était pas éloigné du nôtre dans le fond.

XXXVII. Et quant aux citations de ces livres qui se trouvent chez Clément Alexandrin, Origène, saint Cyprien et autres, § 10 et 11, elles ne prouvent point ce qui est en question : les protestants en usent de même bien souvent. Saint Cyprien, saint Ambroise et le canon de la messe ont cité le quatrième Livre d'Esdras, qui n'est pas même dans votre canon; et le Livre du Pasteur a été cité par Origène et par le grand concile de Nicée, sans parler d'autres : et s'il y a des allusions secrètes que l'Evangile fait aux sentences des livres contestés entre nous, § 44, peut-être en pourra-t-on trouver qui se rapportent encore au quatrième Line d’Esdras, sans parler de la prophétie d'Enoch citée dans l’Epître de saint Jude.

XXXVIII. Il est sur qu'Origène a mis expressément les livres contestés hors du canon : et s'il a été plus favorable aux fragments de Daniel dans une lettre écrite à Julius Africanus, que vous m'apprenez, § 12, avoir été publiée depuis peu en grec, c'est quelque chose de particulier.

XXXIX. Vous reconnaissez, Monseigneur, § 13, 15, que plusieurs églises et plusieurs savants, comme saint Jérôme, par exemple, ne voulaient point recevoir ces livres pour établir les dogmes; mais vous dites « que leur avis particulier n'a point été suivi. » Je montrerai bientôt que leur doctrine là-dessus était reçue dans l'Eglise; mais quand cela if aurait point été, il suffirait

 

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que des églises entières et des Pères très-estimés ont été d'un sentiment, pour en conclure que le contraire ne pouvait être cru de foi de leur temps, et ne le saurait être encore présentement, à moins qu'on n'accorde à l'Eglise le pouvoir d'en établir de nouveaux articles.

XL. Mais vous objectez, § 15, que par la même raison on pourrait encore combattre l'autorité de l’Epitre aux Hébreux et de l’Apocalypse de saint Jean ; et qu'ainsi il faudra que je reconnaisse aussi, ou que leur autorité n'est point de foi, ou qu'il y a des articles de fui qui ne l'ont pas été toujours. Il y a plusieurs choses à répondre. Car premièrement les protestants ne demandent pas que les vérités de foi aient toujours prévalu, ou qu'elles aient toujours été reçues généralement : et puis il y a bien de la différence aussi entre la doctrine constante» de l'Eglise ancienne, contraire à la pleine autorité des Livres de l'Ancien Testament, qui sont hors du canon des Hébreux, et entre les doutes particuliers que quelques-uns ont formés contre l’Epître aux Hébreux, ou contre l’Apocalypse ; outre qu'on peut nier qu'elles sont de saint Paul ou de saint Jean, sans nier qu'elles sont divines.

XLI. .Mais quand on accorderont chez nous qu'on n'est pas obligé, sous peine d'anathème, de reconnaître ces deux livres pour divins et infaillibles, il n'y aurait pas grand mal. Le moins d'anathèmes qu'on peut, c'est le meilleur.

XLII. Vous essayez dans le même endroit, § 15, de donner une solution conforme à vos principes ; mais il semble qu'elle les renverse en parti»? Après avoir dit, par forme d'objection contre vous-même, « que du moins cette tradition n'était pas universelle, puisque de très-grands docteurs et des églises entières ne l'ont pas connue,» vous répondez, « qu'une nouvelle reconnaissance de quelques livres canoniques, dont quelques-uns auront douté, ne déroge point à la perpétuité de la tradition, qui doit être la marque de la vérité catholique, laquelle, dites-vous, pour être constante et perpétuelle, ne laisse pas d'avoir ses progrès. Elle est connue en un lieu plus qu'en un autre, plus clairement, plus distinctement, plus universellement. Il suffit, pour établir la succession et la perpétuité de la foi d'un Livre saint, comme de toute

 

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autre vérité, qu'elle soit toujours reconnue, qu'elle soit dans le plus grand nombre sans comparaison, qu'elle le soit dans les églises les plus éminentes et les plus autorisées, les plus révérées, qu'elle s'y soutienne, qu'elle gagne et qu'elle se répande d'elle-même jusqu'au temps que le Saint-Esprit, la force de la tradition, le goût, non celui des particuliers, mais l'universel de l'Eglise, la fasse enfin prévaloir, comme elle a fait au concile de Trente. »

XLIII. J'ai été bien aise, Monseigneur, de répéter tout au long vos propres paroles. Il n'était pas possible de donner un meilleur tour à la chose. Cependant où demeurent maintenant ces grandes et magnifiques promesses qu'on a coutume de faire du toujours et partout, SEMPER TE UBIQUE, des vérités qu'on appelle catholiques, et ce que vous aviez dit vous-même ci-dessus, que la règle infaillible des vérités de la foi est le consentement unanime et perpétuel de toute l'Eglise? Le toujours ou la perpétuité se peut sauver en quelque façon et à moitié, comme je vais dire; mais le partout ou l’unanime ne saurait subsister, suivant votre propre aveu.

XLIV. Je ne parle pas d'une unanimité parfaite ; car j'avoue que l'exception des sentiments extraordinaires de quelques particuliers ne déroge point à celle dont il s'agit : mais je parle d'une unanimité d'autorité, à laquelle déroge le combat d'autorité contre autorité, quand on peut opposer églises à églises, et des docteurs accrédités les uns aux autres, surtout lorsque ces églises et ces docteurs ne se blâmaient point pour être de différente opinion, et ne contestaient et ne disputaient pas même : ce qui paraît une marque certaine, ou qu'on tenoif la question pour problématique et nullement de foi, ou qu'on était dans le fond du même sentiment, comme en effet saint Augustin à mon avis n'était point d'un autre sentiment que saint Jérôme.

XLV. Or ce que nous venons de dire étant vrai, la perpétuité même reçoit une atteinte. Car elle subsiste, à la vérité, à l'égard du dogme considéré comme une doctrine humaine, mais non pas à l'égard de sa qualité, pour être cru un article de foi divine. Et il n'est pas possible de concevoir comment la tradition continuelle sur un dogme de foi puisse être plus claire, onze ou douze siècles après, qu'elle ne l’était dans le troisième ou

 

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quatrième siècle de l'Eglise, puisqu'un siècle ne la peut recevoir que de tous les siècles précédents.

XLVI. Il se peut, je l'avoue, que quelquefois elle se conserve tacitement, sans qu'on s'avise d'y prendre garde ou d'en parler : mais quand une question est traitée expressément, en simple problème, entre les églises et entre les principaux docteurs, il n'est plus soutenable qu'elle ait été enseignée alors comme un article de foi connu par une tradition apostolique. Une doctrine peut avoir pour elle plus d'églises et plus de docteurs, ou des églises plus révérées et des docteurs plus estimés ; cela la rendra plus considérable : mais l'opinion contraire ne laissera pas que d'être considérable aussi, et elle sera hors d'atteinte, au moins pour lors et selon la mesure de la révélation qu'il y a alors dans l'Eglise, et même absolument, si l'on exclut les nouvelles révélations, ou inspirations en matière de foi. Car toutes ces églises, quoique partagées sur la question, convenaient alors qu'il n'y a aucune révélation divine là-dessus, puisque même les églises qui étaient les plus révérées et que vous faites contraires à d'autres, non-seulement n'exerçaient point de censures contre les autres et ne les blâmaient point ; mais ne travaillaient pas même à les désabuser, quoiqu'elles sussent bien leur sentiment, qui était public et notoire.

XLVII. De sorte que si une doctrine combattue par des autorités si considérables et reconnue dans un temps pour n'être pas de foi, se soutient pourtant, se répand et gagne enfin le dessus de telle sorte que le Saint-Esprit et le goût présent universel de l'Eglise la font prévaloir jusqu'à être déclarée enfin article de foi par une décision légitime : il faut dire que c'est par une révélation nouvelle du Saint-Esprit, dont l'assistance infaillible fait naître et gouverne ce goût universel et les décisions des conciles œcuméniques ; ce qui est contre votre système.

XLVIII. J'ai parlé ici suivant votre supposition, que les livres en question ont eu pour eux la plus grande partie des chrétiens et les plus considérables églises et docteurs : mais en effet je crois que c'était tout le contraire ; ce qui ne s'accommode pas avec le principe du grand nombre, sur lequel certains auteurs ont voulu

 

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fonder depuis peu la perpétuité de leur croyance, contre le sentiment des antérieurs, tel qu'Alphonsus Tostatus, qui a dit : Manet Ecclesia universalis in partibus illis quœ non errant, sive illœ sint plures numero quàm errantes, sive non (1) ; où il suppose que le plus grand nombre peut tomber dans l'erreur.

XLIX. Mais il y a plus ici; et nous verrons par après, dans la lettre suivante, que non-seulement la plupart, et les plus considérables, mais tous en effet étaient du sentiment des protestants, qui pouvait passer alors pour œcuménique.

L. Il est vrai, suivant votre § 10, que ces livres ont toujours été lus dans les églises, tout comme les Livres véritablement divins : mais cela ne prouve pas qu'ils étaient du même rang. On lit des prières et on chante des hymnes dans l'église, sans égaler ces prières et ces hymnes aux Evangiles et aux Epîtres. Cependant j'avoue que ces livres que vous recevez, ont eu ce grand avantage sur quelques autres livres, comme sur celui du Pasteur, et sur les épîtres de Clément aux Corinthiens et autres, qui ont été lus dans toutes les églises ; au lieu que ceux-ci n'ont été lus que dans quelques-unes : et c'est ce qui paraît avoir été entendu et considéré par ces anciens, qui ont enfin canonisé ces Livres, qu'ils trouvaient autorisés universellement; et c'est à quoi saint Augustin paraît avoir butté, en voulant qu'on estime davantage les livres reçus apud Ecclesias doctiores et diligentiores.

LI. Peut-être pourrait-on encore dire qu'il en est, en quelque façon, comme de la version Vulgate, que votre église tient pour authentique et pour ainsi dire pour canonique, c'est-à-dire autorisée par vos canons : mais je ne crois pas qu'on pense lui donner une autorité divine infaillible, à l'égard de l'original, comme si elle avait été inspirée. En la faisant authentique, on déclare que «est un livre sur et utile ; mais non pas qu'elle est d'une autorité infaillible pour la preuve des dogmes, non plus que les livres qu'on «voit mêlés parmi ceux de la sainte Ecriture divinement inspirée.

LII. Il ne paraît pas qu'on puisse concilier les anciens, qui semblent se contrarier sur notre question, en disant avec le § 16,

 

1 Prolog. II, in Matth., quœst. IV.

 

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que ceux qui mettent les livres de Judith, de Tobie, des Machabées, etc., hors du canon, l'entendent seulement du canon des Hébreux, et non pas du canon des chrétiens. Car ces auteurs marquent en termes formels que l'Eglise chrétienne ne reçoit rien du Vieux Testament dans son canon, que l'Eglise du Vieux Testament n'ait déjà reçu dans le sien. J'en apporterai les passages dans la lettre suivante.

LIII. Il faut donc recourir à la conciliation expliquée ci-dessus, savoir, que eux qui ont reçu ces livres dans le canon, l'ont entendu d'un degré inférieur de canonicité : et cette conciliation, outre qu'elle peut seule avoir lieu et est fondée en raison, est encore rendue incontestable parce que quelques-uns de ces mêmes auteurs s'expliquent ainsi, comme je le ferai encore voir.

LIV. Je croirai volontiers, sur la foi de saint Jérôme, que le grand concile de Nicée a parlé avantageusement du livre de Judith : mais dans le même concile on a encore cité le livre du Pasteur d'Hermas (1), qui n'était guère moins estimé par plusieurs que celui de Judith. Le cardinal Baronius trompé par le passage de saint Jérôme, crut que le concile de Nicée avait dressé un canon pour le dénombrement des saintes Ecritures, où le livre de Judith s'était trouvé : mais il se rétracta dans une autre édition , et reconnut que ce ne devait avoir été qu'une citation de ce livre.

LV. Au reste vous soutenez vous-même, Monseigneur, § 18, que les églises de ces siècles reculés étaient partagées sur l'autorité des Livres de la Bible, « sans que cela les empêchât de concourir dans la même théologie; » et vous jugez bien que « cette remarque plaira à Monseigneur le Duc, » comme en effet rien ne lui saurait plaire davantage que ce qui marque de la modération. Ils avaient raison aussi, puisqu'ils reconnaissaient, comme vous le remarquez, § 19, que cette diversité du canon, mais qui à mon avis n'était qu'apparente, ne faisait naître aucune diversité dans la foi ni dans les mœurs. Or je crois qu'on peut dire qu'encore à présent la diversité du canon de vos églises et de la nôtre ne fait aucune diversité des dogmes. Et comme nous nous servirions de vos versions et vous des nôtres en un besoin, nous pourrions bien

 

1 Epist., pro Nicœn. Syn. decret.

 

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en user de même, sans rien hasarder, à l'égard des livres apocryphes que vous avez canonisés. Donc il semble que l'assemblée de Trente aurait bien fait d'imiter cette sagesse et cette modération des anciens, que vous recommandez.

LVI. J'avoue aussi, suivant ce qui est dit § 20, que non-seulement la connaissance du canon, mais même de toute l'Ecriture sainte, n'est point nécessaire absolument ; qu'il y a des peuples sans Ecriture, et que l'enseignement oral ou la tradition peut suppléer à son défaut. Mais il faut avouer aussi que sans une assistance toute particulière de Dieu, les traditions de bouche ne sauraient aller dans des siècles éloignés sans se perdre ou sans se corrompre étrangement, comme les exemples de toutes les traditions qui regardent l'histoire profane, et les lois et coutumes des peuples, et même les arts et sciences, le montrent incontestablement.

Ainsi la Providence se servant ordinairement des moyens naturels et n'augmentant pas les miracles sans raison, n'a pas manqué de se servir de l'Ecriture sainte, comme du moyen plus propre à garantir la pureté de la religion contre les corruptions des temps : et les anathèmes prononcés dans l'Ecriture même contre ceux qui y ajoutent ou qui en retranchent, en font encore voir l'importance, et le soin qu'on doit prendre à ne rien admettre dans le canon principal, qui n'y ait été d'abord. C'est pourquoi, s'il y avait des anathèmes à prononcer sur cette matière, il semble que ce serait à nous de le faire, avec bien plus de raison que les Grecs n'en avaient de censurer les Latins, pour avoir ajouté leur Filioque dans le Symbole.

LVII. Mais comme nous sommes plus modérés, au lieu d'imiter ceux qui portent tout aux extrémités, nous les blâmons; et par conséquent nous sommes en droit de demander, comme vous faites Enfin vous-même §21, « pourquoi le concile de Trente n'a pas laissé sur ce point la même liberté que l'on avait autrefois, et pourquoi il a défendu sous peine d'anathème de recevoir mi autre canon que celui qu'il propose » Nous pourrions même demander comment cette assemblée a osé condamner la doctrine constante

 

1 Sess. IV.

 

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de l'antiquité chrétienne. Mais voyons ce que vous direz au moins à votre propre demande.

LVIII. La réponse est, § 21, que l'Eglise romaine, avec tout l'Occident, était en possession du canon approuvé à Trente depuis douze cents ans, et même depuis l'origine du christianisme, et ne devait point se laisser troubler dans sa possession sans se maintenir par des anathèmes. Il n'y aurait rien à répliquer à cette réponse, si cette même Eglise avait été depuis tant de temps en possession de ce canon comme certain et de foi ; mais c'était tout le contraire : et si, selon votre propre sentiment, l'Eglise était autrefois en liberté là-dessus, comme en effet rien ne lui avait encore fait perdre cette liberté, les protestants étaient en droit de s'y maintenir avec l'Eglise, et d'interrompre une manière d'usurpation contraire, qui enfin pouvait dégénérer en servitude, et faire, oublier l'ancienne doctrine, comme il n'est arrivé que trop. Mais, qui plus est, il y avait non-seulement une faculté libre, mais même une obligation ou nécessité de séparer les livres ecclésiastiques des Livres divinement inspirés : et ce que les protestants faisaient n'était pas seulement pour maintenir la liberté et le droit de faire une distinction juste et légitime entre ces livres, mais encore pour maintenir ce qui est du devoir et pour empêcher une confusion illégitime.

LIX. Mais vous ajoutez, § 22, qu'il n'est rien arrivé ici que ce que l'on a vu arriver à toutes les autres vérités, qui est d'être déclarées plus expressément, plus authentiquement, plus fortement par le jugement de l'Eglise catholique, lorsqu'elles ont été plus ouvertement et plus opiniâtrement contredites. Mais les protestants ont-ils marqué leur sentiment plus ouvertement, ou plutôt est-il possible de le marquer plus ouvertement et plus fortement que de la manière que l'ont fait saint Méliton, évêque de Sardes, et Origène, et Eusèbe, qui rapporte et approuve les autorités de ces deux ; et saint Athanase, et saint Cyrille de Jérusalem, et saint Epiphane, et saint Chrysostome, et le synode de Laodicée, et Amphilochius, et Rufin, et saint Jérôme, qui a mis un gardien ou suisse armé d'un casque à la tête des livres canoniques ; c'est son Prologus Galeatus, à qui il dit avoir donné ce nom exprès pour

 

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empêcher les livres apocryphes et les ecclésiastiques de se fourrer parmi eux; et après cela, est-il possible d'accuser les protestants d'opiniâtreté? ou plutôt est-il possible de ne pas accuser d'opiniâtreté et de quelque chose de pis ceux qui, à la faveur de quelques termes équivoques de certains anciens, ont eu la hardiesse d'établir dans l'Eglise une doctrine nouvelle et entièrement contraire à la sacrée antiquité, et de prononcer même anathème contre ceux qui maintiennent la pureté de la vérité catholique ? Si nous ne commissions pas la force de la prévention et du parti, nous ne comprendrions point comment des personnes éclairées et bien intentionnées peuvent soutenir une telle entreprise.

IX Mais si nous ne pouvons pas nous empêcher d'en être surpris, nous ne le sommes nullement de ce qu'on donne chez vous à votre communion le nom d’Eglise catholique; et je demeure d'accord de ce qui est dit, § 23, que ce n'est pas ici le lieu d'en rendre raison. Les protestants en donnent autant à leur communion. On connaît la Confession catholique de notre Gérard, et le Catholique orthodoxe de Morton, Anglais. Et il est clair au moins que notre sentiment, sur le canon des livres divinement inspirés, a toutes les marques d'une doctrine catholique, au lieu que la nouveauté introduite par l'assemblée de Trente a toutes les marques ici d'un soulèvement schismatique. Car que des novateurs prononcent anathème contre la doctrine constante de l'Eglise catholique, c'est la plus grande marque de rébellion et de schisme qu'on puisse donner. Je vous demande pardon, Monseigneur , de ces expressions indispensables, que vous connaissez mieux que personne ne pouvoir point passer pour téméraires, ni pour injurieuses dans une telle occasion.

LXI. Je ne vois donc pas moyen d'excuser la décision de Trente, a moins que vous ne vouliez, Monseigneur, approuver l'explication de quelques-uns qui croient pouvoir encore la concilier avec la doctrine des protestants, et qui malgré les paroles du concile, prétendent qu'on peut encore les expliquer comme saint Augustin a expliqué les siennes. En ce cas, il ne faudrait pas seulement donner aux Livres incontestablement canoniques un avantage ad hominem, comme vous faites §24, mais absolument, en disant

 

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que le canon de Trente, comme celui d'Afrique, comprend également les livres infaillibles ou divinement inspirés, et les livres ecclésiastiques aussi, c'est-à-dire ceux que l'Eglise a dé elarés authentiques et conformes aux Livres divins. Je n'ose point me flatter que vous approuviez une explication qui paraît si contraire à ce que vous venez de soutenir avec tant d'esprit et d'érudition : cependant il ne paraît pas qu'il y ait moyen de sauver autrement l'honneur des canons de Trente sur cet article.

Me voilà maintenant au bout de votre lettre, Monseigneur, dont je n'ai pu faire une exacte analyse, qu'en m'étendant bien plus qu'elle. Je suis bien fâché de cette prolixité ; mais je n'y vois point de remède. Et cependant je ne suis pas encore au bout de ma carrière : car j'ai promis plus dune fois de montrer en abrégé, autant qu'il sera possible, la perpétuité de la foi catholique cou foi me a la doctrine des protestants sur ce sujet. C'est ce que je ferai, avec votre permission, dans la lettre suivante, que je me donnerai l'honneur de vous écrire; et cependant je suis avec zèle, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Leibniz.

 

 

LETTRE XLVIII.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Wolfenbuttel, ce  24 mai 1700.

 

Monseigneur,

 

Vous aurez reçu ma lettre précédente, laquelle, toute ample qu'elle est, n'est que la moitié de ce que je dois faire. J'ai tâché d'approfondir l'éclaircissement que vous avez bien voulu donner sur ce que c'est d'être de foi, et surtout sur la question, si l'Eglise en peut faire de nouveaux articles : et comme j'avais douté s'il était possible de concilier avec l'antiquité tout ce qu'on a voulu définir dans votre communion depuis la réformation, et que j'avais proposé particulièrement L'exemple de la question de la canonicité de certains livres de la Bible, ce qui vous avait engagé à examiner cette matière, j'étais entré avec, toute la sincérité et

 

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docilité possible, dans tout ce que vous aviez allégué en faveur du sentiment moderne de votre parti. Mais ayant examiné non-seulement les passages qui vous paraissaient favorables, mais encore ceux qui vous sont opposés, j'ai été surpris de me voir dans l'impossibilité de me soumettre à votre sentiment; et après avoir répondu à vos preuves dans ma précédente, j'ai voulu maintenant représenter, selon l'ordre des temps, un abrégé de la perpétuité de la doctrine catholique sur le canon des Livres du Vieux Testament, conforme entièrement au canon des Hébreux. C'est ce qui fera le sujet de cette seconde lettre, qui aurait pu être bien plus ample, si je n'avais eu peur de faire un livre, outre que je ne puis presque rien dire ici qui n'ait déjà été dit. Maïs j'ai tâché de le mettre en vue, pour voir s'il n'y a pas moyen de faire en sorte que des personnes appliquées et bien intentionnées puissent vider entre elles un point de fait, où il ne s'agit ni de mystère ni de philosophie, soit en s'accordant, soit en reconnaissant au moins qu'on doit s'abstenir de prononcer anathème là-dessus.

LXII (a). Je commence par l'antiquité de l'Eglise judaïque. Bien ne me paraît plus solide que la remarque que fit d'abord Monseigneur le Duc, que nous ne pouvons avoir les Livres divins de l'Ancien Testament, que parle témoignage et la tradition de l'Eglise de l'Ancien Testament; car il n'y a pas la moindre trace ni apparence que Jésus-Christ ait donné un nouveau canon là-dessus à ses disciples ; et plusieurs anciens ont dit en termes formels, que l'Eglise chrétienne se tient à l'égard du Vieux Testament au canon des Hébreux.

LXIII. Or cela posé, nous avons le témoignage incontestable de Josèphe, auteur très-digne de foi sur ce point, qui dit dans son premier livre Contre Appion, que les Hébreux n'ont que vingt-deux Livres de pleine autorité ; savoir, les cinq livres de Moïse qui contiennent l'histoire et les lois ; treize livres, qui

 

(a) Toutes les éditions de Bonnet renferment la note que voici : « Leibniz a voulu suivre les numéros de sa lettre précédente, mais il s'est trompé; car ce devrait être LXV, au lieu de LXII... » Ce sont les éditeurs qui se sont trompés, ce n’est point Leibniz. Leibniz a rectifié les numéros de sa première lettre dans le manuscrit original; mais les éditeurs ont suivi une copie qui ne porte point ces rectifications

 

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contiennent ce qui s'est passé depuis la mort de Moïse jusqu'à Artaxerxès, où il comprend Job et les Prophètes; et quatre livres d'hymnes et admonitions, qui sont sans doute les Psaumes de David ; et les trois livres canoniques de Salomon, le Cantique, les Paraboles et l’Ecclésiaste.

LXIV. Josèphe ajoute que personne n'y a rien osé ajouter ni retrancher ou changer, et que ce qui a été écrit depuis Artaxerxès n'est pas si digne de foi. Et c'est dans le même sens qu'Eusèbe dit que depuis le temps de Zorobabel jusqu'au Sauveur, il n'y a aucun volume sacré (1). »

LXV. Ces! aussi ce que confessent unanimement les Juifs que depuis l'auteur du premier livre des Machabées jusqu'aux modernes, l'inspiration divine ou l'esprit prophétique a cessé alors. Car il est dit, dans le livre des Machabées, « qu'il n'y a jamais eu une telle tribulation depuis qu'on n'a plus vu de prophète en Israël (2). » Le Sepher Olam, ou la Chronique des Juifs avoue que la prophétie a cessé depuis l'an 52 des Mèdes et des Perses ; et Aben-Ezra, sur Malachie, dit que dans la mort de ce prophète, la prophétie a quitté le peuple d'Israël. Cela a passé jusqu'à saint Augustin, qui dit « qu'il n'y a point eu de prophète depuis Malachie jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur (3). » Et conférant ces témoignages avec celui de Josèphe et d'Eusèbe, on voit bien que ces auteurs entendent toute inspiration divine, dont aussi l'esprit prophétique est la plus évidente preuve.

LXVI. On a remarqué que ce nombre de vingt-deux livres canoniques du Vieux Testament, que nous avons tous dans la langue originale des Hébreux . se rapportait au nombre des lettres de la langue hébraïque. L'allusion est de peu de considération; mais elle prouve pourtant que les chrétiens qui s'en sont servis, étaient entièrement dans le sentiment des protestants sur le canon; comme Origène, saint Cyrille de Jérusalem, et saint Grégoire de Nazianze, dont il y a des vers, où le sens d'un des distiques est :

 

Fœderis antiqui duo sunt

Hebraeae quot habent nomina litterulœ.

 

1 Demonst. evang., lib. VIII.— 2 I Mach., IX, 27. — 3 De Civit. Dei, lib. XVIII, cap. XLV, n. 1.

 

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LXVII. Ces vingt-deux Livres se comptent ainsi chez les Juifs, suivant ce que rapporte déjà saint Jérôme dans son Prologus Galeatus : cinq de Moïse, huit prophétiques, qui sont Josué, Juges, avec Ruth , Samuel, Rois, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, et les douze petits prophètes ; et neuf hagiographes, qui sont Psaumes, Paraboles, Ecclésiaste, et Cantique de Salomon, Job, Daniel, Esdras et Néhémie pris ensemble; enfin Esther et les Chroniques. Et l'on croit que les mots de Notre-Seigneur chez saint Luc se rapportent à cette division ; car il y a : « Il faut que tout ce qui est écrit dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les Psaumes, s'accomplisse (1). »

LXVIII. Il est vrai que d'autres ont compté vingt-quatre Livres ; mais ce n'était qu'en séparant en deux ce que les autres avaient pris ensemble. Ceux qui ont fait ce dénombrement l'ont encore voulu justifier par des allusions, soit aux six ailes des quatre animaux d'Ezéchiel, comme Tertullien ; soit aux vingt-quatre anciens de l’Apocalypse, comme le rapporte saint Jérôme dans le même Prologue, disant : Nonnulli Ruth et Cinoth, ( les Lamentations de Jérémie détachées de sa prophétie) inter hagiographa putant esse computandos, ac hos esse priscos legis libros viginti quatuor, quos sub numero viginti quatuor Seniorum Apocalypsis Joannes inducit adorantes Agnum. Quelques Juifs devaient compter de même, puisque saint Jérôme dit, dans son Prologue sur Daniel: In tres partes à Judœis omnis Scriptura diriditur, in Legem, in prophetas et in Hagiographa; Hoc est, in quinque, et in octo, et in undecim libros. Ainsi il paraît que l'allusion aux six ailes des quatre animaux venait des Juifs, qui avaient coutume de chercher leurs plus grands mystères cabalistiques dans les animaux d'Ezéchiel, comme l'on voit dans Maimonide.

LXIX. Venons maintenant de l'Eglise du Vieux Testament à celle du Nouveau, quoiqu'on voie déjà que les chrétiens ont suivi le canon des Hébreux : mais il sera bon de le montrer plus discrètement. Le plus ancien dénombrement des Livres divins qu'on ait, est celui de Méliton, évêque de Sardes, qui a vécu du temps de Marc-Aurèle, qu'Eusèbe nous a conservé dans son Histoire

 

1 Luc, XXIV, 44.

 

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ecclésiastique (1). Cet évêque, en écrivant à Onésimus, dit qu'il lui envoie les Livres de la sainte Ecriture, et il ne nomme que ceux qui sont reçus par les protestants, savoir, ces mêmes vingt-deux livres, le livre d'Esther paraissant avoir été omis par mégarde et par la négligence des copistes.

LXX. Le même Eusèbe nous a conservé au même endroit un passage du grand Origène, qui est de la préface qu'il avait mise devant son Commentaire, sur les Psaumes, où il fait le même dénombrement : le Livre des douze petits prophètes ne pouvant avoir été omis que par une faute contraire à l'intention de l'auteur, puisqu'il dit qu'il y a vingt-deux livres, savoir, autant que les Hébreux ont de lettres.

LXXI. On ne peut point douter que l'Eglise latine de ces premiers siècles n'ait été du même sentiment. Car Tertullien, qui était d'Afrique, et vivait à Rome, en parle ainsi dans ses Vers (a) contre Marcion :

 

Ast quater alœ sex veteris praeconia verbi
Testificantis ea quœ posteà facta docemur :
His alis voulant cœlestia verba per orbem.
……………………………………………………………………
Alarum numerus antiqua volumina signat, etc.

 

 

LXXII. On ne trouve pas que dans ces siècles d'or de l'Eglise, qui ont précédé le grand Constantin, on ait compté autrement. Plusieurs mettent le synode de Laodicée, avant celui de Nicée ; et quoiqu'il paraisse postérieur, néanmoins il en a été assez proche, pour que son jugement soit cru celui de cette primitive Eglise. Or vous avez remarqué vous-même, Monseigneur, §. 18, que ce synode de Laodicée, dont l'autorité a été reçue généralement dans le code des canons de l'Eglise universelle, et ne doit pas être prise pour un sentiment particulier des églises de Phrygie, ne compte qu'avec les protestants, c'est-à-dire les vingt-deux livres canoniques du Vieux Testament.

LXXIII. De cela il est aisé de juger que les Pères du concile de

 

1 Eus., Hist. eccles., lib. IV, cap. V.

(a) Ces vers ne sont point de Tertullien, mais d'un écrivain bien inférieur à ce grand génie. Voyez les Remarques de Rigault. (Edit. de Leroi.)

 

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Nicée ne pouvaient  avoir été d'un autre sentiment que les protestants sur le nombre des livres canoniques, quoiqu'on y ait cité, comme les protestants font souvent aussi, le Livre de Judith, de même que le Livre du Pasteur. Les évêques assemblés à Laodicée ne se seraient jamais écartés du sentiment de ce grand concile ; et s'ils avaient osé le faire, jamais leur canon n'aurait été reçu dans le code des canons de l'Eglise universelle. Mais cela se confirme encore davantage par les témoignages de saint Athanase, le meilleur témoin sans doute qu'on puisse nommer à l'égard de ce temps-là.

LXXIV. Il y a dans ses œuvres une Synopse ou abrégé de la sainte Ecriture, qui ne nomme aussi que vingt-deux Livres canoniques du Vieux Testament; mais l'auteur de cet ouvrage n'étant pas trop assuré, il nous peut suffire d'y ajouter le fragment d'une lettre circulaire aux églises, qui est sans doute de saint Athanase, où il a le même catalogue que celui de la Synopse, qu'il obsigne, s'il m'est permis de me servir de ce terme, par ces mots : Nemo his addat, nec his au ferat quicquam. Et que cette opinion était également des orthodoxes ou homoousiens et de ceux qu'on ne croyait pas être de ce nombre, cela paraît par Eusèbe, dans l'endroit cité ci-dessus de son Histoire ecclésiastique, où il rapporte et approuve les autorités des plus anciens.

LXXV. Ceux qui sont venus bientôt après, ont dit uniformément et unanimement la même chose. L'ouvrage catéchétique de saint Cyrille de Jérusalem a toujours passé pour très-considérable : or il spécifie justement les mêmes livres que nous, et ajoute qu'on doit lire les divines Ecritures, savoir, les vingt-deux Livres du Vieux Testament, que les soixante et douze interprètes ont traduits.

LXXVI. On a déjà cité un distique tiré du poème que saint Grégoire i!e Nazianze a fait exprès sur le dénombrement des véritables Livres de l'Ecriture divinement inspirée : Peri ton gnesion Biblion tes Theopneustou graphes. Ce dénombrement ne rapporte que les livres que les protestants reconnaissent, et dit expressément qu'ils sont au nombre de vingt-deux.

LXXVll. Saint Amphiloehe, évêque d'Iconie, était du même

 

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temps et de pareille autorité. Il a aussi fait des vers, mais ïambiques, sur le même sujet, adressés à un Séleucus. Outre qu'il nomme les mêmes livres, il parle encore fort distinctement de la différence dis livres qu'on faisait passer sous le nom de la sainte Ecriture. Il dit qu'il y en a d'adultérins, qu'on doit éviter et qu'il compare avec de la fausse monnaie ; qu'il y en a de moyens emmesius, et comme il dit, approchants de la parole de la vérité, geitonas, voisins ; mais qu'il y en a aussi de divinement inspirés, dont il dit vouloir nommer chacun, pour les discerner des autres.

 

Ego Theopneustos singulos dicam tibi.

 

Et là-dessus il ne nomme du Vieux Testament, que ceux qui sont reçus par les Hébreux ; ce qu'il dit être le plus assuré canon des Livres inspirés.

LXXVIII. Saint Epiphane, évêque de Salamine dans l'île de Chypre, a fait un livre Des poids et des mesures, où il y a encore un dénombrement tout semblable des Livres divins du Vieux Testament , qu'il dit être vingt et deux en nombre; et il pousse la comparaison avec les lettres de l'alphabet si loin, qu'il dit que, comme il y a des lettres doubles de l'alphabet, il y a aussi des Livres de la sainte Ecriture du Vieux Testament, qui sont partagés en d'autres Livres. On trouve la même conformité avec le canon des Hébreux dans ses Hérésies V et LXXVI.

LXXIX. Saint Chrysostome n'était guère de ses amis : cependant il était du même sentiment; et il dit, dans sa quatrième Homélie sur la Genèse, que « tous les Livres divins, pasai ai theosai Bibloi, du Vieux Testament ont été écrits originairement en langue hébraïque; et tout le monde, ajoute-t-il, le confesse avec nous : » marque que c'était le sentiment unanime et incontestable de l'Eglise de ce temps-là.

LXXX. Et afin qu'on ne s'imagine point que c'était seulement le sentiment des églises d'Orient, voici un témoignage de saint Hilaire, qui, dans la préface de ses Explications des Psaumes, où il paraît avoir suivi Origène, comme ailleurs, dit que le Vieux Testament consiste en vingt et deux Livres.

LXXXI. Jusqu'ici, c'est-à-dire jusqu'au commencement du

 

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cinquième siècle, pas un «auteur d'autorité ne s'est avise de faire un autre dénombrement. Car bien que saint Cyprien et le concile de Nicée, et quelques autres aient cité quelques-uns des livres ecclésiastiques parmi les Livres divins, l'on sait que ces manières de parler confusément, en passant, et in sensu laxiore, sont assez en usage, et ne sauraient être opposées à tant de passages formels et précis, qui distinguent les choses.

LXXXII. Je ne pense pas aussi que personne veuille appuyer sur le passage d'un recueil des coutumes et doctrines de l'ancienne Eglise , fait par un auteur inconnu, sous le nom des Canons des Apôtres, qui met les trois livres des Machabées parmi les Livres du Vieux Testament, et les deux Epi très de Clément écrites aux Corinthiens, parmi ceux du Nouveau. Car outre qu'il peut parler largement, on voit qu'il flotte entre deux, comme un homme mal instruit excluant du canon Sapientiam eruditissimi Siracidis, qu'il dit être extra hos, mais dont il recommande la lecture à la jeunesse.

LXXXIII. Voici maintenant le premier auteur connu et d'autorité, qui traitant expressément cette matière, semble s'éloigner de la doctrine constante que l'Eglise avait eue jusqu'ici sur le canon du Vieux Testament. C'est le pape Innocent I, qui répondant à la consultation d'Exupère évêque de Toulouse, l'an 405, paraît avoir été du sentiment catholique dans le fond : mais son expression équivoque et peu exacte a contribué à la confusion de quelques autres après lui, et enfin à l'erreur des Latins modernes ; tant il est important d'éviter le relâchement, même dans les manières de parler.

LXXXIV. Ce pape est le premier auteur qui ait nommé canoniques les livres que l'Eglise romaine d'aujourd'hui tient pour divinement inspirés, et que les protestants, comme les anciens, ne tiennent que pour ecclésiastiques. Mais en considérant ses paroles, on voit clairement son but, qui est de faire un canon des Livres que l'Eglise reconnaît pour authentiques, et qu'elle fait lire publiquement comme faisant partie de la Bible. Ainsi ce canon devait comprendre huit les Livres théopneustes ou divinement inspirés, que les livres ecclésiastiques, pour les distinguer tous ensemble

 

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des livres apocryphes, plus spécialement nommés ainsi, c'est-à-dire de ceux qui doivent être cachés et défendus comme suspects. Ce but paraît par les paroles expresses, où il dit : Si qua sunt alia, non solùm repudianda, verùm etiam noveins esse damnanda.

LXXXV. Non-seulement l'appellation de canoniques, mais encore de saintes et divines Ecritures était alors employée abusivement : et c'était l'usage de ces temps-là, de donner dans un excès étrange sur les titres et sur les épithètes. Un évêque était traité de Votre Sainteté par ceux qui l'accusaient et parlaient de le déposer. Un empereur chrétien disait : Nostrum numen, et ne laissait presque rien à Dieu, pas même l'éternité. Il ne faut donc pas s'étonner des termes du concile III de Carthage, que d'autres croient avoir été le cinquième, ni les prendre à la rigueur, lorsque ce concile dit : Placuit, ut prœter Script aras canonicas nihil in ecclesià legatur sub nomine divinarum Scripturarum.

LXXXVI. Cela fait voir qu'on avait accoutumé déjà d'appeler abusivement du nom d'Ecritures divines tous les livres qui se lisaient dans l'église, parmi lesquels étaient le Livre du Pasteur, et je ne sais quelle doctrine des apôtres didaké kaloumene ton Aposolon, dont parle saint Athanase dans l’Epître citée ci-dessus : item, les Epitres de saint Clément aux Corinthiens, qu'on lisait dans plusieurs Eglises, et particulièrement dans celle de Corinthe, surtout la première, suivant Eusèbe et suivant Denis, évêque de Corinthe, chez Eusèbe (1). C'est pourquoi elle se trouvait aussi jointe aux livres sacrés dans l'ancien exemplaire de l'église d'Alexandrie, que le patriarche Cyrille Lucaris envoya au roi de la Grande-Bretagne, Charles Ier. sur lequel elle a été ressuscitée et publiée.

LXXXVII. Tout cela fait voir qu'on se servait quelquefois de ces termes d'une manière peu exacte ; et même Origène compte en quelque endroit le Livre du Pasteur parmi les Livres divins : ce qu'il n'entendait pas sans doute dans le sens excellent et rigoureux. C'est sur le chap. XVI, verset 14, aux Romains, où il dit ; « Je crois que cet Hermas est l'auteur du livre qu'on appelle le Pasteur, qui est fort utile et me semble divinement inspire. »

 

1 Euseb , Hist. Eccl., lib. III, cap. XII ; lib. IV, cap. XXII.

 

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LXXXVIII. On peut encore moins nous opposer la liste des Livres de l'Ecriture, qu'on dit que le pape Gélase a faite dans un synode romain, au commencement du cinquième siècle, où il en fait aussi le dénombrement d'une manière large, qui comprend les livres ecclésiastiques aussi bien que les Livres canoniques par excellence , et l'on voit clairement que ces deux papes et ces synodes de Carthage et de Rome voulaient nommer tout ce qu'on lisait publiquement dans toute l'Eglise, et tout ce qui passait pour être de la Bible, et qui n'était pas suspect ou apocryphe, pris dans le mauvais sens.

LXXXIX, Cependant il est remarquable que le pape Gélase et son synode n'ont mis dans leur liste que le premier des Machabées, qu'on sait avoir été toujours plus estimé que l'autre, saint Jérôme ayant remarqué que le style même trahit le second des Machabées et le livre de la Sagesse, et fait connaître qu'ils sont originairement grecs.

XC. Je ne vois pas qu'il soit possible qu'une personne équitable et non prévenue puisse douter du sens que je donne au canon des deux papes et du concile de Carthage. Car autrement il faudrait dire qu'ils se sont séparés ouvertement de la doctrine constante de l'Eglise universelle;, du concile de Laodicée et de tous ces grands et saints docteurs de l'Orient et de l'Occident que je viens de citer; en quoi il n'y a point d'apparence. Les erreurs ordinairement se glissent insensiblement dans les esprits, et elles n'entrent guère ouvertement par la grande porte. Ce divorce aurait été fait très-mal à propos, et aurait fait du bruit et fait naître des contestations.

XCI. Mais rien ne prouve mieux le sens de la lettre du pape Innocent I et de l'Eglise romaine de ce temps que la doctrine expresse, précise et constante de saint Jérôme, qui fleurissait à Rome en ce temps-là même, et qui cependant a toujours soutenu que les Livres proprement divins et canoniques du Vieux Testament. Ce sont que ceux du canon des Hébreux. Est-il possible de s'imaginer que ce grand homme aurait osé s'opposer à la doctrine de l'Eglise de son temps, et que personne ne l'en aurait repris, pas même Rufin, qui était aussi du même sentiment que lui, et tant d'autres

 

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adversaires qu'il avait ; et qu'il n'eût jamais fait l'apologie de son procédé, comme il fait pourtant en tant d'autres rencontres de moindre importance ? Il est sur que l'ancienne Eglise latine n’a jamais eu de Père plus savant que lui, ni de meilleur interprète critique ou littéral de la sainte Ecriture, surtout du Vieux Testament dont il connaissait la langue originale : ce qui a fait dire à Alphonse Tostatus qu'en cas de conflit, il faut plutôt croire à saint Jérôme qu'à saint Augustin, surtout quand il s'agit du Vieux Testament et de l'Histoire, en quoi il a surpassé tous les docteurs de l'Eglise.

XCII. C'est pourquoi, bien que j'aie déjà parlé plus d'une fois des passages de saint Jérôme, entièrement conformes au sentiment des protestants, il sera bon d'en parler encore ici. J'ai déjà cité son Prologus Galeatus, qui est la préface des livres des Rois; mais qu'on met, suivant l'intention de l'auteur, au-devant des Livres véritablement canoniques du Vieux Testament, comme une espèce de sentinelle pour défendre l'entrée aux autres. Voici les paroles de l'auteur : Hic Prologus Scripturarum quasi Galeatum Principium omnibus libris, quos de hebraeo vertimus in latinum, convenire potest. Il semble que ce grand homme prévoyait que l'ignorance des temps et le torrent populaire forcerait la digue du véritable canon, et qu'il travailla à s'y opposer. Mais la sentinelle qu'il y mit avec son casque n'a pas rte capable d'éloigner la hardiesse de ceux qui ont travaillé à rompre cette digue, qui séparait le divin de l'humain.

XCIII. Or, comme j'ai dit ci-dessus V, il comptait tantôt vingt-deux, tantôt vingt-quatre Livres du Vieux Testament; mais en effet toujours les mêmes. Et ce qu'il écrit dans une lettre à Paulin, qu'on avait coutume de mettre au-devant des Bibles avec le Prologus Gadeatus, marque toujours le mémo sentiment. Il s'explique encore particulièrement dans ses préfaces sur Tobie, sur Judith, et ailleurs : Quòd talium auctoritas ad roboranda ea quae in contentionem veniunt minùs idonea judicatur (2). Et parlant du livre de Jésus, fils de Sirach, et du livre nommé faussement la  Sagesse de Salomon, il dit : Sicut Judith et Tobiœ et Machabeorum libros

 

1 N. 67, 68. — 2 Prœf. in Judith.

 

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legit quidem Ecclesia,sed eos in canonicas Scripturas non recipit sic et hœc duo volumina legit ad œdificationem plebis, non ad auctoritatem ecclesiasticorum dogmatum confirmandam (1).

XCIV. Rien ne saurait être plus précis; et il est remarquable qu'il ne parle pas ici de son sentiment particulier, ni de celui de quelques savants, mais de celui de l'Eglise : Ecclesia, dit-il, non recipit. Pouvait-il ignorer le sentiment de l'Eglise de son temps? Ou pouvait-il mentir si ouvertement et si impudemment, comme il aurait lait sans doute si elle avait été d'un autre sentiment que lui? Il s'explique encore plus fortement dans la Préface sur Esdras et Néhémie : Quœ non habentur apud Hebrœos, nec de viginti quatuor senibus sunt, (on a expliqué cela (1) )procul abjiciantur ; c'est-à-dire loin du canon des Livres véritablement divins et infaillibles.

XCV. Je crois qu'après cela on peut être persuadé du sentiment de saint Jérôme et de l'Eglise de son temps; mais on le sera encore davantage, quand on considérera que Rufin son grand adversaire , homme savant et qui cherchait occasion de le contredire, n'aurait point manqué de se servir de celle-ci, s'il avait cru que saint Jérôme s'éloignait du sentiment de l'Eglise. Mais bien loin de cela, il témoigne d'être lui-même du même sentiment, lorsqu'il parle ainsi dans son Exposition du Symbole, après avoir fait le dénombrement des Livres divins ou canoniques, fout comme sainl Jérôme : « Il faut savoir, dit-il, qu'il y a des livres que nos anciens ont appelés, non pas canoniques, mais ecclésiastiques, comme la Sagesse de Salomon, et cette autre Sagesse du fils de Sirach, qu'il Semble que les Latins ont appelée pour cela même du nom général d'Ecclésiastique ; en quoi on n'a pas voulu marquer l'auteur, mais la qualité du Livre. Tobie encore, Judith et les Machabées sont du même ordre ou rang : et dans le Nouveau Testament, le Livre pastoral d'Hermas appelé les lieux raies et le Jugement de Pierre livres qu'on a voulu faire lire dans l'église, mais qu'on n’a pas voulu laisser employer pour confirmer l'autorité de la foi . Les autres Ecritures ont été appelées apocryphes, dont on n’a pas voulu permettre la lecture publique dans Les églises. »

 

1 Prœf. in lib. Salom. — 2 Sup., n. 68.

 

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XCVI. Ce passage est fort précis et instructif ; et il faut le conférer avec celui d'Amphilochius cité ci-dessus (1), afin de mieux distinguer les trois espèces d'Ecritures ; savoir : les divines ou les canoniques de la première espèce, les moyennes ou ecclésiastiques qui sont canoniques, selon le style de quelques-uns, de la seconde espèce, ou bien apocryphes selon le sens le plus doux ; et enfin les apocryphes dans le mauvais sens, c'est-à-dire, comme dit saint Athanase ou l'auteur de la Synopse, qui sont plus dignes d'être cachées, apokruphes, que d'être lues, et desquelles saint Jérôme dit, Ep. VII ad Lœtam: Caveat apocrypha; et sur Isaïe, LIV,4: Apocryphorum deliramenta conficiant.

 

Voici la représentation de ces degrés ou espèces :

 

 

 

Canoniques

 

Proprement ou du premier rang

Improprement ou d'un rang inférieur

 

Divins, ou infaillibles

Ecclésiastiques, ou moyens

Défendus, quant à la lecture publique

 

Apocryphes

 

 

Improprement, ou dans le sens plus doux

Plus proprement, ou dans le mauvais sens

 

 

XCVII. Mais on achèvera d'être persuadé que la doctrine de l'église de ce temps était celle des protestants d'aujourd'hui, quand on verra que saint Augustin, qui parle aussi comme le pape Innocent I et le synode ni de Carthage, où l'on croit qu'il a été, s'explique pourtant fort précisément en d'autres endroits, tout comme saint Jérôme et tous les autres. En voici quelques passages : « Cette Ecriture, dit-il, qu'on appelle des Machabées, n'est pas chez les Juifs comme la Loi, les Prophètes et les Psaumes, à qui Notre-Seigneur a rendu témoignage comme à ses témoins.

 

1 N. 78.

 

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Cependant l'Eglise l’a reçue avec utilité, pourvu qu'on la lise sobrement ; ce qu'on a fait principalement à cause de ces Machabées , qui ont souffert en vrais martyrs pour la loi de Dieu (1), etc. »

XCVIII. Et dans la Cité de Dieu : « Les trois Livres de Salomon ont été reçus dans l'autorité canonique ; savoir, les Proverbes, l’Ecclésiaste, et le Cantique des cantiques. Mais les deux autres qu'on appelle la Sagesse et l’Ecclésiastique, et qui à cause de quelque ressemblance du style, ont été attribués à Salomon ( quoique les savants ne doutent point qu'ils ne soient point de lui ), ont pourtant été reçus anciennement dans l'autorité par l'Eglise occidentale principalement.... Mais ce qui n'est pas dans

le canon des Hébreux n'a pas autant de force contre les contredisais que ce qui y est (2). » On voit par là qu'il y a selon lui des degrés dans l'autorité ; qu'il y a une autorité canonique dans le sens plus noble, qui n'appartient qu'aux véritables livres de Salomon , compris dans le canon des Hébreux ; mais qu'il y a aussi une autorité inférieure, que l'Eglise occidentale surtout avait accordée aux livres qui ne sont pas dans le canon hébraïque, et qui consiste dans la lecture publique pour l'édification du peuple, mais non pas dans l'infaillibilité, qui est nécessaire pour prouver les dogmes de la foi contre les contredisants.

XCIX. Et encore dans le même ouvrage : « La supputation du temps, depuis la restitution du temple, ne se trouve pas dans les saintes Ecritures qu'on appelle canoniques ; mais dans quelques autres que, non les Juifs, mais l'Eglise tient pour canoniques, à cause des admirables souffrances des martyrs (3), » etc. On voit combien saint Augustin est flottant dans ses expressions ; mais c'est toujours le même sens. Il dit que les Machabées ne se trouvent pas dans les saintes Ecritures qu'on appelle canoniques ; et puis il dit que l'Eglise les tient pour canoniques. C'est donc dans un autre sens inférieur, que la raison qu'il ajoute fait connaître : car Lee admirables exemples de la souffrance des martyrs, propres à fortifier les chrétiens durant les persécutions, faisaient juger que la lecture de ces livres serait très-utile. C'est pour cela

 

1 Cant. Gaudent., lib. 1, cap. XXXI, n. 38. — 2 De Civit. Dei,lib. XVII, c. XX. — 3 Ibid., cap. XXXVI.

 

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l'Eglise les a reçus dans l'autorité et dans une manière de canon, c'est-à-dire comme ecclésiastiques ou utiles; mais non pas comme divins ou infaillibles : car cela ne dépend pas de l'Eglise ; mais de la révélation de Dieu, faite par la bouche de ses prophètes ou apôtres.

C. Enfin saint Augustin, dans son livre de la Doctrine chrétienne, raisonne sur les livres canoniques dans un sens fort ample et général, entendant tout ce qui était autorisé dans l'Eglise. C'est pourquoi il dit que pour en juger, il faut en faire estime selon le nombre et l'autorité des églises : puis il vient au dénombrement : Totus autem canon Scripturarum in quo istum considerationem versandam dicimus, his libris continetur (1), etc.; et il nomme les mêmes que le pape Innocent I : ce qui fait visiblement connaître qu'eu parlant du canon, il n'entendait pas seulement les Livres divins incontestables, mais encore ceux qu'on regardait diversement, et qui avaient leur autorité de L'Eglise seulement ou des églises, et nullement d'une révélation divine.

CI. Après cela le passage de saint Augustin, où, dans la chaleur de l'apologie de sa citation il semble aller plus loin , ne saurait faire de la peine. Vous aviez remarqué, Monseigneur, § 9, qu'il avait cité contre les pélagiens ce passage de la Sagesse : Raptus est ne malitia mutaret intellectum ejus (2). Quelques savants Gaulois avaient trouvé mauvais qu'il eût employé ce livre, lorsqu'il s'agissait de prouver des dogmes de foi : Tanquàm non canonicum definiebant omittendum. Saint Augustin se défend dans son livre de la Prédestination des Saints (3). Il ne dit pas que la Sagesse est égale en autorité aux autres; ce qu'il aurait fallu dire, s'il avait été dans les sentiments tridentins : mais il répond que quand elle ne dirait rien de semblable, la chose est assez claire en elle-même ; qu'elle doit cependant être préférée à tous les auteurs particuliers, omnibus tractatoribus debere antepani, parce que tous ces auteurs, même les plus proches des temps des apôtres, avaient eu cette déférence pour ce livre : Qui eum testem adhibentes, nihil se adhibere nisi diviuum testimonium

 

1 De Doct. Christ., lib. II, cap. VIII, n. 13. — 2 Sap., IV, 11. — 3 De praedest. Sanct., cap. XIV, n. 27.

 

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crediderunt. Et un peu auparavant : Meruisse in Ecclesià Christi tam longà annositate recitari, et ab omnibus Christiania eum veneratione divinae auctoritatis audiri.

CII Ces paroles de saint Augustin paraîtraient étranges, d'autant qu'elles semblent contraires à la doctrine reçue dans l'Eglise, si l'on n'était déjà instruit de son langage par tous les passages précédents. Donc puisque aussi il n'est pas croyable que ce grand homme ait voulu s'opposer à lui-même et à tant d'autres, il faut conclure que cette autorité divine dont il parle ne peut être autre chose que le témoignage que l'Eglise a rendu au livre de la Sagessse; qu'il n'y a rien là que de conforme aux Ecritures immédiatement divines ou inspirées, puisqu'il avait reconnu lui-même , dans son livre de la Cité de Dieu (1), que ce livre n'a reçu son autorité que par l'Eglise, surtout en Occident; mais qu'il n'a pas assez de force contre les contredisants, parce qu'il n'est pas dans le canon originaire du Vieux Testament. Et le même saint Augustin citant un livre de pareille nature (2), qui est celui du fils de Sirach, n'y insiste point, et se contente de dire que si on contredit à ce livre parce qu'il n'est pas dans le canon des Hébreux, il faudra au moins croire au Deutéronome et à l'Evangile qu'il cite après.

CIII. Ce qu'on a dit du sens de saint Augustin doit être encore entendu de ceux qui ont copié ses expressions par après, comme Isidore et Rabanus Maurus, et autres, lorsqu'ils parlaient d'une manière plus confuse. Mais quand ils parlaient distinctement, et traitaient la question de l'égalité ou inégalité des Livres de la Bible, ils continuaient à parler comme l'Eglise avait toujours parlé; en quoi l'Eglise grecque n'a jamais biaisé. Et l'autorité de saint Jérôme a toujours servi de préservatif dans l'Eglise d'Occident , malgré la barbarie qui s'en était emparée. On a toujours été accoutumé de mettre son Prologus Galeatus et sa Lettre à Paulin à la tête de la sainte Ecriture, et ses autres Préfaces devant les livres de la Bible qu'elles regardent; où il s'explique aussi nettement qu'on a vu, sans que personne ait jamais osé, je ne dis pas condamner, mais critiquer même cette doctrine

 

1 De civit. Dei, lib. XVII, cap. XX, ubi sup. — 2 Lib. de curâ pro Mortuis, cap. XV.

 

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qu'au concile de Trente, qui l'a frappée d'anathème par une entreprise des plus étonnantes.

CIV. Il sera à propos de particulariser tant soit peu cette conservation de la saine doctrine ; car pour rapporter tout ce qui se pourrait dire il faudrait un ample volume. Cassiodore dans ses Institutions, a donné les deux catalogues, tant le plus étroit de saint Jérôme et de l'Eglise universelle, qui n'est que des Livres immédiatement divins, que la liste plus large de saint Augustin et des églises de Rome et d'Afrique, qui comprend aussi les livres ecclésiastiques.

CV. Junilius, évêque d'Afrique, fait parler un maître avec son disciple. Ce maître s'explique fort nettement, et sert très-bien à foire voir qu'on donnait abusivement le titre de Livres divins à cens qui, à parler proprement, ne le dévoient point avoir. Discipulus : Quomodo divinorum Librorum consideratur auctoritas? Magister : Quia quidam perfectae  auctoritatis sunt, quidam mediae, quidam nullius (1). Après cela on ne s'étonnera pas si quelques-uns, surtout les Africains, ont donné le nom de divines Ecritures aux livres qui dans la vérité n'étaient qu'ecclésiastiques.

CVI. Grégoire le Grand, quoique pape du siège de Rome et successeur d'Innocent I et de Gélase, n'a pas laissé de parler comme saint Jérôme : et il a montré par là que les sentiments de ses prédécesseurs dévoient être expliqués de même ; car il dit positivement que les livres des Machabées ne sont point canoniques, licèt non canonicos (2) ; mais qu'ils servent à l'édification de l'Eglise.

CVII. Il sera bon de revoir un peu les Grecs avant que de venir aux Latins postérieurs. Léontius, auteur du sixième siècle, parle comme les plus anciens. Il dit qu'il y a vingt-deux Livres du Vieux Testament, et que l'Eglise n'a reçu dans le canon que ceux qui sont reçus chez les Hébreux (3).

CVIII. Mais sans s'amuser à beaucoup d'autres, on peut se contenter de l'autorité de Jean de Damas, premier auteur d'un système de théologie, qui a écrit dans le huitième siècle, et que les Grecs plus modernes, et même les scolastiques latins ont suivi.

 

1 Lib. de Part. div. legis, cap. VII. — 2 Moral., lib. XIX, cap. XXI, n. 34. — 3 De Sect., act. II.

 

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Cet auteur, dans son livre IV de la Foi orthodoxe (1), imitant, comme il semble, le passage allégué ci-dessus du livre d'Epiphane des Poids et mesures, ne nomme que vingt-deux Livres canoniques du Vieux Testament; et il ajoute que les livres des deux Sagesses, de celle qu'on attribue à Salomon et de celle du fils de Sirach, quoique beaux et bons, ne sont pas du nombre des canoniques, et n'ont pas été gardés dans l'arche, où il croit que les Livres canoniques ont été enfermés.

CIX. Pour retourner aux Latins, Strabus, auteur de la Glose ordinaire, qui a écrit dans le neuvième siècle, venant à la préface de saint Jérôme mise devant le livre de Tobie, où il y a ces paroles : Librum Tobiœ Hebrœi de catalogo divinorum Scripturarum secantes, iis quœ hagiographa memorant, manciparunt, remarque ceci : Potiùs et venus dixisset apocrypha, tel large accepit hagioqrapha, quasi Sanctorum scripta, et non de numero illorum novem, etc.

CX. Radulphus Elaviacensis, bénédictin du dixième siècle, dit au commencement de son livre quatorzième sur le Lévitique : « Quoiqu'on lise Tobie, Judith et les Machabées pour l'instruction, ils n'ont pas pourtant une parfaite autorité. »

CXI. Rupert, abbé de Tuits, parlant de la Sagesse : « Ce livre, dit-il, n'est pas dans le canon, et ce qui en est pris n'est pas tiré de l'Ecriture canonique (2). »

CXII. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, écrivant une lettre contre certains, nommés Pétrobrusiens, qu'on disait ne recevoir de l'Ecriture que les seuls Evangiles, leur prouve, en supposant l'autorité des Evangiles, qu'il faut donc recevoir encore les autres Livres canoniques.

Sa preuve ne s'étend qu'à ceux que les protestants reconnaissent aussi. Et quant aux ecclésiastiques, il en parle ainsi : «Après les Livres authentiques de la sainte Ecriture, restent encore six. qui ne sont pas à oublier, la Sagesse, Jésus fils de Sirach, Tobie, Judith et les deux des Machabées, qui n'arrivent pas à la sublime autorité des précédents, mais qui à cause de leur doctrine louable et nécessaire ont mérité d'être reçus par

 

1 Cap. XVIII. — 2 Lib. in Gen., cap. XXXI.

 

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l'Eglise. Je n'ai pas besoin de vous les recoin mander; car si vous avez quelque considération pour l'Eglise, vous recevrez quelque chose sur son autorité. » Ce qui fait voir que cet auteur ne considère ces livres que comme seulement ecclésiastiques.

CXIII. Hugues de Saint-Victor, auteur du commencement du douzième siècle, dans son livret Ecritures et Ecrivains sacrés, fait le dénombrement des vingt-deux livres du Vieux Testament; et puis il ajoute : « Il y a encore d'autres livres, comme la Sagesse de Salomon, le livre de Jésus fils de Sirach, Judith, Tobie et les Machabées qu'on lit, mais qu'on ne met pas dans le canon (1) ; » et ayant parlé des écrits des Pères, comme de saint Jérôme, saint Augustin, etc., il dit que ces livres des Pères ne sont pas du texte de l'Ecriture sainte, « de même qu'il y a des livres du Vieux Testament qu'on lit, mais qu'on ne met pas dans le canon, connue la Sagesse et quelques autres. »

CXIV. Pierre Comestor, auteur de l’Histoire Scolastique, contemporain de Pierre Lombard, fondateur de la théologie scolastique, va Jusqu'à corriger en critique le texte du passage de saint Jérôme, dans sa Préface de Judith, où il y a que Judith est entre les hagiographes chez les Hébreux, et que son autorité n'est pas suffisante pour décider des controverses. Pierre Comestor veut qu'au lieu d’hagiographa, on lise apocrypha, croyant que les copistes prenant les apocryphes en mauvais sens, ont corrompu le texte de saint Jérôme : Apocrypha horrentes, eo rejecto, hagiographa scripsere. Il semble que le passage de Strabus sur Tobie a donné occasion à cette doctrine.

CXV. Mans le treizième siècle fleurissait un autre Hugo, dominicain, premier auteur des Concordances sur la sainte Ecriture, c'est-à-dire des allégations marginales des passages parallèles, fait cardinal par Innocent IV. On a de lui des vers, où après le dénombrement des Livres canoniques, suivant L'antiquité et les protestants, on trouve ceci :

 

Lex vetus his libris perfectè tota tenetur ;

Restant apocrypha : Jesus, Sapientia, Pastor,
Et Machabeorum libri, Judith atque Tobias.

 

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Illi, quia sunt dubii, sub Canone non numeratur ;
Sed quia vera canunt, Ecclesia suspicit illos.

 

CXVI. Nicolas de Lyre, fameux commentateur de la sainte Ecriture du quatorzième siècle, commençant d'écrire sur les livres non canoniques, débute ainsi dans sa Préface sur Tobie : « Jusqu'ici j'ai écrit, avec l'aide de Dieu, sur les Livres canoniques; maintenant je veux écrire sur ceux qui ne sont plus dans le canon. » Et puis, « bien que la vérité écrite dans les Livres canoniques précède ce qui est dans les autres, à l'égard du temps dans la plupart et à l'égard de la dignité en tous, néanmoins la vérité écrite dans les livres non canoniques est utile pour nous diriger dans le chemin des bonnes mœurs, qui mène au royaume des cieux. »

CXVII. Dans le même siècle, le glossateur du décret, qu'on croit être Jean Semeca, dit le Teutonique, parle ainsi : « La Sagesse de Salomon, et le livre de Jésus fils de Sirach, Judith, Tobie et le livre des Machabées sont apocryphes. On les lit ; mais peut-être n'est-ce pas généralement (1). »

CXVIII. Dans le quinzième siècle, Antonin, archevêque de Florence, que Rome a mis au nombre des Saints, dans sa Somme de théologie (2), après avoir dit que la Sagesse, l’Ecclésiastique, Judith, Tobie et les Machabées sont apocryphes chez les Hébreux ; et que saint Jérôme ne les juge point propres à décider les controverses, ajoute que « saint Thomas, in secundà secundae, et Nicolas de Lyre, sur Tobie, en disent autant ; savoir, qu'on n'en peut pas tirer des arguments efficaces en ce qui est de la foi, comme des autres Livres de la sainte Ecriture. Et peut-être, ajoute Antonin, qu'ils ont la même autorité que les paroles des Saints, approuvées par l'Eglise. »

CXIX. Alphonse Tostat, grand commentateur du siècle qui a précédé celui de la réformation, dit dans son Defensorium, «que la distinction des Livres du Vieux Testament en trois classes, faite par saint Jérôme dans son Prologus Galeatus, est celle de l'Eglise universelle; qu'on l'a eue des Hébreux avant Jésus-Christ, et

 

1 Can. C, dist. 16. — 2 Summa Theol., part. III, lit. 18, cap. VI, § 2.

 

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qu'elle a été continuée dans l'Eglise (1).» Il parle en quelques endroits comme saint Augustin, disant dans son Commentaire sur le Prologus Galeatus, que l'Eglise reçoit ces livres, exclus parles Hébreux, pour authentiques et compris au nombre des saintes Ecritures. Mais il s'explique lui-même sur saint Matthieu : « Il y a, dit-il, d'autres livres que l'Eglise ne met pas dans le canon, et ne leur ajoute pas autant de foi qu'aux autres : Non recipientes non judicat inobedientes aut infideles (2) ; elle ignore s'ils sont inspirés; » et puis il nomme expressément à ce propos la Sagesse, l’Ecclésiastique, les Machabées, Judith et Tobie, disant : Quòd probatio ex illis sumpta sit aliqualiter efficax. Et parlant des apocryphes, dont il n'est pas certain qu'ils ont été écrits par des auteurs inspirés, il dit « qu'il suffit qu'il n'y a rien qui soit manifestement faux ou suspect; qu'ainsi l'Eglise ne les met pas dans son canon et ne force personne à les croire ; cependant elle les lit (3), etc.; » et puis il dit expressément au même endroit, qu'il n'est pas assuré que les cinq livres susdits soient inspirés : De auctoribus horum non constat Ecclesiœ an Spiritu sancto dictante scripserint, non tamen reperit in illis aliquid fulsum aut valdè suspectum de falsilate.

CXX. Enfin dans le seizième siècle, immédiatement avant la réformation , dans la préface de la Bible du cardinal Ximenès, dédiée à Léon X, il est dit que les livres du Vieux Testament, qu'on n'a qu'en grec, sont hors du canon, et sont plutôt reçus pour l'édification du peuple que pour établir des dogmes.

CXXI. Et le cardinal Cajétan, écrivant après la réformation commencée, mais avant le concile de Trente, dit à la fin de son Commentaire sur l’Ecclésiaste de Salomon, publié à Rome en 1534 : « C'est ainsi que finit l’Ecclésiaste avec les livres de Salomon et de la Sagesse. Mais quant aux autres livres, à qui on donne ce nom, qui vocantur libri sapientiales, puisque saint Jérôme les met hors du canon qui a l'autorité de la foi, nous les omettrons, et nous nous hâterons d'aller aux oracles des prophètes. »

CXXII. Après ce détail de l'autorité de tant de grands hommes

 

1 Part. Il , cap. XXIII. — 2 Quaest. II. — 3 Anton. Summa Theolog., part. II, cap. XIII, quaest. III.

 

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de tous ces siècles, qui ont parlé formellement comme l'ancienne Eglise et comme les protestants, on ne saurait douter, ce semble que l'Eglise a toujours fait une grande différence entre les livres canoniques ou immédiatement divins, et entre d'autres compris dans la Bible, mais qui ne sont qu'ecclésiastiques : de sorte que la condamnation de ce dogme, que le concile de Trente a publiée, est une des plus visibles et des plus étranges nouveautés qu'on ait jamais introduites dans l'Eglise.

Il est temps, Monseigneur, que je revienne à vous, et même que je finisse ; car votre seconde Lettre n'a rien qui nous doive arrêter, excepté ce que j'ai touché au commencement de ma première réponse. Au reste j'y trouve presque tout assez conforme au sens des protestants : car je n'insiste point sur quelques choses incidentes ; et il suffit de remarquer que ce que vous dites si bien de l'autorité et de la doctrine constante de l'Eglise catholique, est entièrement favorable aux protestants et absolument contraire à des novateurs aussi grands que ceux qui étaient de la faction si désapprouvée en France, qui nous a produit las anathèmes inexcusables de Trente.

Je ne doute point que la postérité au moins n'ouvre les yeux là-dessus; et j'ai meilleure opinion de l'Eglise catholique et de l'assistance du Saint-Esprit, que de pouvoir croire qu'un concile de si mauvais aloi soit jamais reçu pour œcuménique par l'Eglise universelle. Ce serait faire une trop grande brèche à l'autorité de l'Eglise et du christianisme même, et ceux qui aiment sincèrement son véritable intérêt s'y doivent opposer. C'est ce que la France a fait autrefois avec un zèle digne de louange, dont elle ne devrait pas se relâcher maintenant qu'elle a été enrichie de tant de nouvelles lumières, parmi lesquelles on vous voit tant briller.

En tout cas, je suis persuadé que vous et tout ce qu'il y a de personnes éclairées dans votre parti, qui ne sauraient encore surmonter les préventions où ils sont engagés, rendront assez de justice aux protestants pour reconnaître qu'il ne leur est pas moins impossible d'effacer l'impression de tant de raisons invincibles, qu'ils croient avoir contre un concile dont la matière et la forme

 

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paraissent également insoutenables. Il n'y a que la force, ou bien une indifférence peu éloignée d'une irréligion déclarée, qui ne se fait que trop remarquer dans le monde, qui puisse le faire triompher. J'espère que Dieu préservera son Eglise d'un si grand mal ; et je le prie de vous conserver longtemps, et de vous donner les pensées qu'il faut avoir pour contribuer à sa gloire autant que les talents extraordinaires qu'il vous a confiés vous donnent moyen de le faire. Et je suis avec zèle, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

                        Leibniz

 

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