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ÉTAT  PRÉSENT DES   CONTROVERSES,
ET DE LA RELIGION PROTESTANTE.

TROISIÈME   ET   DERNIÈRE   PARTIE   DU SIXIÈME   AVERTISSEMENT CONTRE  M. JURIEU.

 

Mes chers Frères,

 

Les égarements de votre ministre nous ont menés plus loin que je ne pensais : il ne faut pas le quitter sans en examiner les causes, puisque même cette recherche nous conduit naturellement à la

 

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troisième partie de ce dernier Avertissement, où nous avons promis de représenter l'état présent de nos controverses et de toute la religion protestante.

Je dis donc que ce qui produit les variations , les incertitudes, les égarements de ce ministre et tous les autres excès de sa licencieuse théologie, c'est la constitution de la Réforme, qui n'a ni règle ni principe ; et que par la même raison que tout le corps n'a rien de certain, la doctrine des particuliers ne peut être qu'irrégulière et contradictoire.

Il ne faut point se jeter ici dans une longue controverse, mais seulement se souvenir que la Réforme a été bâtie sur ce fondement, qu'on pouvait retoucher toutes les décisions de l'Eglise et les rappeler à l'examen de l'Ecriture, parce que l'Eglise se pouvait tromper dans sa doctrine et n'avait aucune promesse de l'assistance infaillible du Saint-Esprit : de sorte que ses sentiments étaient des sentiments humains, sans qu'il restât sur la terre aucune autorité vivante et parlante, capable de déterminer le vrai sens de l'Ecriture, ni de fixer les esprits sur les dogmes qui composent le christianisme. Tel a été le fondement, tel a été le génie de la Réforme; et Calvin l'a parfaitement expliqué, lorsque s'objectant à lui-même que par la doctrine qu'il enseignait, tous les jugements de l'Eglise, et ses conciles les plus anciens, les plus authentiques devenaient sujets à révision , en sorte « que tout le monde indifféremment put recevoir ou rejeter ce qu'ils auront établi : » il répond que leur « décision pouvait servir de préjugé, mais néanmoins dans le fond qu'elle n'empêchait pas l'examen (1). »

Je n'ai pas besoin d'examiner si cette doctrine est bonne ou mauvaise : ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'aussitôt que Luther et Calvin la firent paraitre, on leur prédit qu'en renversant le fondement sur lequel se reposait la foi des peuples, les anciennes décisions de l'Eglise ne tiendraient pas plus que les dernières ; puisque si l'autorité en était divine, elle attirait un respect égal à tous les siècles ; et si elle ne l'était pas, l'antiquité des premières ne les mettait pas à couvert des inconvénients où toutes les choses humaines étaient exposées.

 

1 Instit., lib. IV, cap. IX.

 

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Par ce moyen il était visible que les articles de foi s'en iraient les uns après les autres ; que les esprits une fois émus et abandonnés à eux-mêmes, ne pourraient plus se donner de bornes : ainsi, que l'indifférence des religions serait le malheureux fruit des disputes qu'on excitait dans toute la chrétienté, et enfin le terme fatal où aboutirait la Réforme.

L'expérience fit bientôt voir la vérité de cette prédiction. Les innovations de Luther attirèrent celles de Zuingle et de Calvin : on avait beau dire de part et d'autre que l'Ecriture était claire : on n'en disputait pas avec moins d'opiniâtreté, et personne ne cédait (1). Quand les luthériens, qui étaient la tige de la Réforme, désespérant de ramener par la prétendue évidence des livres divins ceux qui la divisaient dans sa naissance, voulurent en venir à l'autorité et faire des décisions contre les nouveaux sacramentaires, on leur demanda de quel droit, et s'ils voulaient ramener l'autorité de l'Eglise dont ils avaient tous ensemble secoué le joug (2). Le bon sens favorisait cette réplique : Mélanchthon, qui sentait le faible de son église prétendue , empêchait autant qu'il pou voit qu'on ne fit ces décisions, que la propre constitution de la Réforme rendrait toujours méprisables : il ne voyait cependant aucun moyen ni de terminer les disputes ni de les empêcher de s'accroître : si loin qu'il portât ses regards par sa prévoyance, il ne découvrait « que d'affreux combats de théologiens, et des guerres plus impitoyables que celles des centaures (3). » Les disputes sociniennes avaient déjà commencé de son temps : mais il connut bien, au mouvement qu'il remarquait dans les esprits, qu'elles seraient un jour poussées beaucoup plus loin : « Bon Dieu, disait-il (4), quelle tragédie verra la postérité, si on vient un jour à remuer ces questions, si le Verbe, si le Saint-Esprit est une personne ! » Il s'en est bien remué d'autres : presque tout le christianisme a été mis en question : les sociniens inondent toute la Réforme qui n'a point de barrière à leur opposer ; et l'indifférence des religions s'y établit invinciblement par ce moyen.

Pour en être persuadé il ne faut qu'entendre M. Jurieu , et

 

1 Hist. des Var., liv. II. — 2 Var., liv. VIII. — 3 Lib. IV, ep. XIV ; Var., liv V n. 31. — 4 Ibid                                                                                              

 

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écouter les raisons qui l'obligent à entreprendre ce parti. C'est premièrement le nombre infini de ceux dont il est formé. Car il y range les tolérants, peuple immense dans la Réforme, qu'il appelle les indifférents;  parce qu'ils vont à la  tolérance universelle des religions sous la conduite d'Episcopius et de Socin.

On sait assez sur ce point la pente de l'Angleterre et de la Hollande. Mais nous apprenons de M. Jurieu que nos prétendus réformés n'étaient pas exempts d'un si grand mal. Ils n'osaient le faire paraître dans un royaume où les catholiques les éclairaient de trop près pour leur permettre de donner un libre essor à leurs sentiments. Mais enfin, dit M. Jurieu, « le rideau a été tiré, l'on a vu le fond de l'iniquité, et ces Messieurs se sont presque entièrement découverts, depuis que la persécution les a dispersez en des lieux où ils ont cru pouvoir s'ouvrir avec liberté (1). » Voilà un aveu sincère qui fait bien voir à la France ce qu'elle cachait dans son sein, pendant qu'elle y portait tant de ministres. Nous en soupçonnions quelque chose, et M. d'Huisseau, ministre de Saumur, célèbre dans la Réforme pour en avoir recueilli la discipline, publia il y a quinze ou vingt ans une Réunion du christianisme sur le pied de la tolérance universelle, sans en exclure aucuns hérétiques, pas même les sociniens. Ce ministre fut déposé ; et encore qu'on fût averti de bien des endroits, que ce feu couvait sous la cendre plutôt qu'il n'était éteint dans la Réforme, nous avions peine à croire qu'il y fût si grand. Mais aujourd'hui M. Jurieu nous ouvre les yeux : il nous apprend que M. Pajon, ministre d'Orléans, fameux dans son parti par sa Réponse aux Préjugés légitimes de M. Nicole contre les calvinistes (2), et ceux qui établis-soient avec lui toute l'opération de la grâce dans la seule proposition de la parole de Dieu, en niant l'opération et l'influence du Saint-Esprit dans les cœurs, étaient de ces sociniens et de ces indifférents cachés, qui, dit-il, « formaient, dans les églises réformées de France, depuis quelques années, ce malheureux parti où l'on conjurait contre le christianisme (3). » Ce n'était donc plus seulement contre l'Eglise romaine; c'était contre le christianisme en général

 

1 Tabl., lett., I, p. 8. — 2 Examen des préjugés légitimes. — 3 Tabl. du Socin., lett. I, p. 5.

 

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que la Réforme s'armait secrètement. Le ministre voudrait bien nous faire accroire que la persécution qu'on faisait à la prétendue Réforme, l'empêchait de réprimer ces ennemis cachés de la religion chrétienne : mais au contraire c'était manifestement la crainte des catholiques qui les tenait dans le silence; car n'y ayant que le calvinisme qui fût toléré dans le royaume, les nouveaux pélagiens, les nouveaux paulianistes, et en un mot les sociniens et les indifférents avaient tout à craindre. Ils n'avaient donc garde de paraître tant qu'ils étaient parmi nous, et aussi n'ont-ils éclaté qu'à leur dispersion, quand ils se sont trouvés dans des pays où, comme dit M. Jurieu, ils ont eu la liberté de parler (1) ; c'est-à-dire, dans les pays où la Réforme dominait.

Voilà donc manifestement cette cabale toute socinienne, comme l'appelle M. Jurieu (2), qui ne tendait pas à moins qu'à ruiner le christianisme : la voilà, dis-je, fortifiée par le soutien qu'elle trouve dans les pays protestants, où les réfugiés de France ont été dispersés. « Les jeunes gens, dit notre ministre (3), venus tout nouvellement de France, gros de la tolérance universelle de toutes les hérésies et de leur esprit de libertinage, ont cru que c'était ci le vrai temps et le vrai lieu d'en accoucher. » C'est ainsi que la jeunesse était élevée parmi nos prétendus réformés. Elle était grosse de l'indifférence des religions; et ce monstre, que les lois du royaume ne lui permettaient pas d'enfanter en France, a vu le jour, aussitôt que cette jeunesse libertine, comme l'appelle M. Jurieu (4), a respiré en Hollande un air plus libre.

Combien est puissante cette secte dans les pays où écrit M. Jurieu, on peut le juger par la préface de son livre, Des deux souverains. « Aujourd'hui, dit-il (5), le monde est plein de ces indifférents, et particulièrement dans ces provinces : les sociniens et les remontrants le sont de profession : mille autres le sont d'inclination. » Il ne faut donc pas s'étonner si les réfugiés français sont enfin accouchés de ce nouveau dogme dans un pays si favorable à sa naissance, et on peut croire que le ministre ne parlerait pas de cette manière d'un pays qui lui a donné une

 

1 Tabl. du Socin., lett. I, p. 8. — 2 Ibid., p. 5, 6. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 479. — 4 Ibid. — 5 Des droits des deux souverains. Avis au lecteur.

 

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retraite si avantageuse, si la force de la vérité ne l'y obligeait.

C'est en vain qu'il s'efforce ailleurs de diminuer cette cabale de la jeunesse française, en supprimant le grand nombre des ministres qui la composent. « Le nombre, dit-il (1), n'en est pas grand, et le soupçon ne doit pas tomber sur tant de bons pasteurs qui sont sortis de France. » Mais le mal éclate malgré lui ; ce qui lui fait dire à lui-même, « qu'on fait publiquement les éloges de ces livres qui établissent la charité dans la tolérance du paganisme, de l'idolâtrie et du socinianisme : » et encore: «Notre langue n'es-toit pas encore souillée de ces abominations ; mais depuis notre dispersion, la terre est couverte de livres français qui établissent ces hérésies (2). » Ainsi les indifférents n'osaient se déclarer étant en France, et on voit toujours que la dispersion a fait éclore le mal qu'ils tenaient caché. Depuis ce temps, poursuit-il (3), « on voit passer dans les mains de tout le monde les pièces qui établissent cette tolérance universelle, laquelle enferme la tolérance du socinianisme : et on voit sensiblement les tristes progrès que ces méchantes maximes font sur les esprits. » Le mal gagne déjà les parties nobles : « Quand, dit-il (4), le poison commence à passer aux parties nobles, il est temps d'aller aux remèdes : outre que le nombre de ces indifférents se multiplie plus qu'on ne l'ose dire : » par où on voit tout ensemble non-seulement la grandeur du mal, mais encore qu'on n'ose le dire ; de peur de faire paraître la foi-blesse de la Réforme, que sa propre constitution entraîne dans l'indifférence des religions. Cependant quoiqu'on dissimule et qu'on n'ose pas avouer combien ces indifférents s'accroissent au milieu de la Réforme, on est forcé d'avouer que ce n'est rien de moins qu'un torrent dont il faut arrêter le cours. « Ce qui est très-certain, poursuit le ministre (5), c'est qu'il est temps de s'opposer à ce torrent impur, et de découvrir les pernicieux desseins des disciples d'Episcopius et de Socin ; il serait à craindre que nos jeunes gens ne se laissassent corrompre : et il se trouverait que notre dispersion aurait servi à nous faire ramasser la crasse et la lie des autres religions. »

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 8. — 2 Tabl., lett. VI, p. 48. — 3 Ibid. — 4 Ibid., p. 9. — 5 Ibid., p. 11.

 

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Il est bien aisé d'entendre ce qui l'a jeté dans cette crainte. En un mot, c'est qu'il appréhende que la dispersion déjà prête à enfanter, comme il disait, l'indifférence des religions, n'achève de se gâter dans les pays où la liberté de dogmatiser n'a point de bornes, et par là ne vienne en effet à ramasser en Angleterre et en Hollande la crasse des fausses religions, dont on sait que ces pays abondent. Car d'abord, pour ce qui regarde l'Angleterre, « ces dispersés l'ont trouvée, dit-il (1), sous des princes papistes ou sans religion, qui étaient bien aises de voir l'indifférence des religions et l'hérésie s'introduire parmi les protestants , afin de les ramener plus aisément à l'Eglise romaine. » C'est bien fait de charger de tout les princes papistes; car l'indifférence des religions était sans doute le meilleur moyen pour induire les esprits à la religion catholique, c'est-à-dire, à la plus sévère et la moins tolérante de toutes les religions. Mais laissons M. Jurieu raisonner comme il lui plaira; laissons-lui caractériser à sa mode les deux derniers rois d'Angleterre ; qu'il fasse, s'il peut, oublier à tout l'univers ce que Hornebec et Hornius, auteurs protestants, ont écrit des indépendants et des principes d'indifférence qu'ils ont laissés dans cette île; et qu'il impute encore à l'Eglise romaine cette effroyable multiplicité de religions qui naissaient tous les jours, non pas sous ces deux rois que le ministre veut accuser de tout le désordre, mais durant la tyrannie de Cromwel, lorsque le puritanisme et le calvinisme y ont été le plus dominants. Sans combattre les raisonnements de notre ministre, je me contente du fait qu'il avoue. Quoi qu'il en soit, l'indifférence des religions avait la vogue en Angleterre quand les dispersés y sont arrivés; et si nous pressons le ministre de nous en dire la cause, il nous avouera franchement que c'est qu'on y estime Episcopius. « C'est, dit-il (2), ce qui a donné lieu aux hétérodoxes de deçà la mer de calomnier l'église anglicane, ils ont dit qu'on y expliquait publiquement Episcopius dans leurs universités, et qu'on n'y faisait pas de façon de tirer les sociniens du nombre des hérétiques. C'est, poursuit M. Jurieu, ce qui m'a été dit à moi-même par une infinité de gens. Cette fausse accusation est le

 

1 Tabl., lett. VI, p. 8. — 2 Ibid., p. 10.

 

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fruit du commerce trop étroit que quelques théologiens anglais ont eu avec les œuvres d'Episcopius. » A la fin donc il avouera que c'est par principe, à l'exemple d'Episcopius, que l'Angleterre devient indifférente. Ce n'est pourtant que quelques théologiens anglais. Car il faut toujours exténuer le mal, et couvrir autant qu'on pourra la honte de la Réforme chancelante, qui ne sait plus ce qu'elle veut croire, ni presque même si elle veut être chrétienne, puisqu'elle embrasse une indifférence, qui selon M. Jurieu ne tend à rien de moins qu'à renverser le christianisme. En effet, quoi qu'il puisse dire de ce petit nombre de théologiens défenseurs d'Episcopius, le nombre en est assez grand pour faire penser à une infinité de gens, qui en ont assuré M. Jurieu que l'Angleterre ne faisait point de façon de déclarer son indifférence, et de tirer les sociniens du nombre des hérétiques.

Voilà pour ce qui regarde l'Angleterre, où l'on voit que les dispersés indifférents ont trouvé le champ assez libre : voyons ce qu'ils auront trouvé en Hollande. « Ils ont abusé, dit notre ministre (1), de la tolérance politique qu'on avait ailleurs pour les différentes sectes : » nous entendons ce langage et la liberté de ces pays-là, qui a fait dire, comme on vient de voir, à M. Jurieu que tout est plein d'indifférents dans ces provinces (2). M. Basnage n'en a pas moins dit, puisqu'il nous assure que l'hérétique n'a rien à craindre dans ces bienheureuses contrées (3) : et sans besoin d'édits pour s'y maintenir, tout y est tranquille pour lui. Mais cette tolérance politique, dont on prétend que les dispersés ont abusé, va bien plus loin qu'on ne pense, puisque selon M. Jurieu (4), ceux qui l'établissent « ne vont pas à moins qu'à ruiner les principes du véritable christianisme...., à mettre tout dans l'indifférence, et à ouvrir la porte aux opinions les plus libertines : » ce que le même ministre confirme en ajoutant un peu après (5), que « par là on ouvre la porte au libertinage, et qu'on veut se frayer le chemin à l'indifférence des religions. »

Ainsi la tolérance civile, c'est-à-dire l'impunité accordée par

 

1 Tabl., lett. I, p. 8. — 2 Droits des deux souver., prêt, ci-dessus, n. 7. — 3 Bam., t. I, cap. VI, p. 492. — 4 Tabl., lett. VIII, p. 369. — 5 Ibid., p. 402.

 

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le magistrat à toutes les sectes, dans l'esprit de ceux qui la soutiennent est liée nécessairement avec la tolérance ecclésiastique, et il ne faut pas regarder ces deux sortes de tolérances comme opposées l'une à l'autre, mais la dernière comme le prétexte dont l'autre se couvre. Si on se déclarait ouvertement pour la tolérance ecclésiastique, c'est-à-dire qu'on reconnût tous les hérétiques pour vrais membres et vrais enfants de l'Eglise, on marquerait trop évidemment l'indifférence des religions. On fait donc semblant de se renfermer dans la tolérance civile. Qu'importe en effet à ceux qui tiennent toute religion pour indifférente, que l'Eglise les condamne? Cette censure n'est à craindre qu'à ceux qui ont des églises, des chaires, ou des pensions ecclésiastiques à perdre : quant aux autres indifférents, pourvu que le magistrat les laisse en repos, ils jouiront tranquillement de la liberté qu'ils se donnent à eux-mêmes, de penser tout ce qu'il leur plaît, qui est le charme par où les esprits sont jetés dans ces opinions libertines. C'est pourquoi ils font tant de bruit, lorsqu'on excite contre eux le magistrat : mais leur dessein véritable est de cacher l'indifférence des religions sous l'apparence miséricordieuse de la tolérance civile.

C'est ce qui fait dire à M. Jurieu, « que de tous les voiles derrière lesquels se cachent les indifférents, le dernier et le plus spécieux c'est celui de la tolérance civile (1). » Elle ne fait donc pas, encore un coup, dans la Réforme un parti opposé à celui de l'indifférence des religions, mais le voile sous lequel se cachent les indifférents, et le masque dont ils se déguisent.

Mais si cela est, comme il est certain, et que le ministre le prouve par des arguments démonstratifs (2), on peut juger combien est immense le nombre des indifférents dans la Réforme, puisqu'on y voit les défenseurs de la tolérance civile se vanter publiquement qu'ils sont mille contre un (3). Et que ce ne soit pas à tort qu'ils s'en glorifient, l'embarras de M. Jurieu me le fait croire : car écoutons ce qu'il leur répond : « Ils se font, dit-il (4), un plaisir de voir je ne sais combien de gens qui paraissent les flatter, et cela

 

1 Tabl., lett. VIII, art.  I, p. 398. — 2 Ibid.  et suiv. — 3 Ibid., 475,  495. — 4 Ibid.

 

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leur fait dire qu'ils sont raille contre un : mais depuis quel temps et en quel pays? Je leur soutiens qu'avant les sociniens et les anabaptistes, il n'y a pas eu un seul docteur de marque qui ait appuyé leur sentiment. » Il ne s'agit pas de savoir ce qu'on pensait sur la tolérance avant les sociniens et les anabaptistes ; c'est-à-dire, si je ne me trompe, avant que le nombre en fût grossi au point qu'il est : il s'agit de répondre s'il est vrai que les tolérants soient aujourd'hui mille contre un, comme ils s'en vantent : le ministre n'ose le nier, et ne s'en tire qu'en biaisant. « Nous sommes, disent-ils, mille contre un : c'est, répond-il (1), une fausseté ; et je ne connais pas de gens fort distingués qui soient dans ce sentiment. » Quelque beau semblant qu'il fasse, et malgré le démenti qu'il leur donne, il biaise encore : les indifférents qu'il attaque se vantent, à ce qu'il dit, de la multitude, et il leur répond sur les gens de marque, sur la distinction des personnes. Mais si on lui demandait comment il définirait ces gens distingués, il blaiserait encore beaucoup davantage; et on ne voit que trop, quoi qu'il en soit, que l'indifférence prend une force invincible dans la Réforme, et que c'est là ce torrent impur duquel M. Jurieu s'oppose en vain.

Mais les actes du synode Vallon, tenu à Amsterdam le 23 août et les jours suivants de l'an 1000, achèvent de démontrer combien ce torrent est enflé et impétueux. Trente-quatre ministres de France réfugiés en Angleterre se plaignent à ce synode « du scandale que leur causent ces ministres réfugiez, qui, étant infectez de diverses erreurs, travaillent, disent-ils (2), à les semer parmi le peuple.... Ces erreurs, poursuivent-ils , ne vont à rien moins qu'à renverser le christianisme; puisque ce sont celles des pélagiens et des ariens, que les sociniens ont jointes à leurs systèmes dans ces derniers siècles. » On voit qu'ils parlent en mêmes termes que le ministre Jurieu, et qu'ils reconnaissent comme lui la ruine du christianisme dans ces erreurs. Mais le reste s'explique encore beaucoup mieux. « Il y en a, continuent-ils, qui soutiennent ouvertement ces erreurs : il y en a d'autres

 

1 P. 558. — 2 Lettres écrites au syn. d’Amst. par plus. min. réf. à Londres ; Tabl., lett. VIII, p. 559.

 

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qui se cachent sous le voile d'une tolérance sans bornes. Ceux-ci ne sont guère moins dangereux que les autres; et l'expérience a fait voir jusqu'ici que ceux qui ont affecté une si grande charité pour les sociniens, ont été sociniens eux-mêmes, ou n'ont point eu de religion. » Enfin le péril est si grand, « et la licence est venue à un tel point, qu'il n'est plus permis aux compagnies ecclésiastiques de dissimuler, et que ce serait rendre le mal incurable que de n'y apporter que des remèdes palliatifs. »

Il ne faut donc plus cacher l'état triomphant où l'indifférence, qui est une branche du socinianisme, se trouve aujourd'hui dans la Réforme sous le nom et sous la couleur de la tolérance ; puisque les ministres qui sont à Londres crient à ceux qui sont en Hollande, qu'il est temps d'en venir aux derniers remèdes : et ce qu'il y a de plus remarquable dans leur plainte, c'est que nous ne voyons point, dans cette lettre de Londres, la souscription de plusieurs ministres des plus fameux que nous connaissons : on sait d'ailleurs que ces trente-quatre qui ont signé la lettre ne font qu'une très-petite partie des ministres réfugiés en Angleterre. Le silence des autres fait bien voir quel est le nombre qui prévaut, et ce que la France nourrissait, sans y penser, de sociniens ou d'indifférents cachés pendant qu'elle tolérait la Réforme.

Telle est la plainte que les trente-quatre réfugiés d'Angleterre portent au synode d'Amsterdam contre les indifférents : mais la réponse que fait le synode montre encore mieux combien est grand ce parti; puisqu'on en parle comme d'un torrent dont il faut arrêter le cours (1). On voit même qu'en Angleterre ces réfugiés dont on se plaint poussent leur hardiesse jusqu'à débiter leurs impiétés en public, les prêchant ouvertement ; ce qui montre combien ils se sentent soutenus : et en effet on n'entend point dire qu'ils soient déposés.

il ne faut pas s'imaginer que ce mal ne soit qu'en Angleterre. Les réfugiés de ce pays-là écrivent au synode Vallon qu'il y en a en Hollande de ce caractère (2); et le synode lui-même parle ainsi dans sa décision : « Nous apprenons par les mémoires et les instructions de plusieurs églises, que quelques esprits inquiets et

 

1 Tabl., lett. VI, p. 563. — 2 P. 560.

 

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téméraires sèment dans le public et dans le particulier des erreurs capitales, et d'autant plus dangereuses que sous le nom affecté de la charité et delà tolérance, elles tendent à faire glisser dans l’âme des simples le poison du socinianisme et l'indifférence des religions. » Les avis ne viennent donc pas d'Angleterre seulement, mais encore de plusieurs églises des Pays-Bas protestants : le mal se répand partout en deçà et au delà de la mer ; et on exhorte les fidèles à résister courageusement à ce torrent (1). C'est donc toujours un torrent dont le cours menace la Réforme : le synode aussi n'épargne rien de ce qui dépend de sa lumière et de son autorité : il suspend, il excommunie; il suscite de tous côtés des observateurs pour veiller sur ce qui se dit non-seulement dans les chaires, mais encore dans les conversations : il autorise autant qu'il se peut les dénonciateurs ; il fait en un mot ce que la Réforme a tant blâmé dans la conduite de Rome, et ce qu'elle a tant appelé une tyrannie, une gêne des consciences. Encore n'est-ce pas assez ; et voici à quoi les exhorte M. Jurieu. « Il est juste, leur dit-il (2), afin que peu de gens soient suspects, que vous employiez des voies sûres et non équivoques pour distinguer les innocents des coupables. Les mesures que vous avez prises dans votre dernière assemblée, (c'est celle dont on vient de voir la sévérité) quelque bien concertées qu'elles paraissent, ne se trouvent pas encore suffisantes pour découvrir les ennemis de nos vérités, et pour soumettre ces esprits qui méprisent vos derniers règlements avec tant de hauteur. C'est pourquoi j'espère, poursuit-il, que dans votre prochaine assemblée vous prendrez des résolutions encore plus fortes et plus efficaces pour arrêter le mal : » par où nous voyons tout ensemble et le peu d'effet du synode d'Amsterdam, et les nouvelles rigueurs qu'on prépare, non plus pour punir les tolérants déclarés, mais pour les discerner et les découvrir comme gens qui se cachent. La Réforme change de méthode : tout s'y échauffe : ceux qu'on ne pourra convaincre d'être hérétiques, seront recherchés, seront punis comme suspects, et rien ne sera à couvert de l'inquisition que M. Jurieu veut établir.

On demandera peut-être ici quel rapport il y a ou de

 

1 P. 567. — 2 Tabl., lett. VIII, p. 397.

 

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l'indifférence au socinianisme ou du socinianisme à l'indifférence : c'est ce que  M. Jurieu explique très-nettement, lorsqu'il dit que la méthode des sociniens, qu'il entreprend de combattre, est d'insinuer d'abord « qu'il ne s'agit de rien d'important entre eux et les autres protestants qui ont abandonné le papisme : que ce sont des disputes très-légères, et qu'on peut croire là-dessus tout ce que l'on veut (1). Quand cela est fait, continue-t-il, et qu'ils ont persuadé que le socinianisme est une religion où l'on peut se sauver, il ne leur est pas difficile d'achever et de pousser les esprits dans la religion socinienne : parce que le socinianisme est une religion de plain-pied, qui lève toutes les difficultés et aplanit toutes les hauteurs : » ce qui fait, conclut-il, « qu'on est bien aise de trouver un lieu où l'on puisse se sauver, sans être obligé de croire tant de choses qui incommodent l'esprit et le cœur. » On ôte tous les mystères, on éteint les feux éternels, et on ne cherche qu'à se mettre au large. C'est ainsi que l'indifférence et le socinianisme sont liés ; et il est aisé de comprendre que ce torrent débordé de sociniens ou d'indifférents dont la Réforme se plaint elle-même et qu'elle ne peut retenir, entraîne naturellement les esprits à cette religion de plain-pied qui aplanit toutes les hauteurs du christianisme.

Pour exténuer un mal à qui la Réforme prépare déjà d'extrêmes remèdes, le ministre voudrait nous faire accroire qu'il nous est commun avec elle. « La communion de Rome a senti, dit-il (2), ce torrent d'impiétés qui a presque inondé toute l'Eglise : ce qui a obligé ses auteurs à écrire plusieurs ouvrages pour prouver la vérité de la religion chrétienne. » Sur ce fondement il nous donne « des déistes à la Cour et des sociniens dans l'Eglise en assez grand nombre : » en sorte que nous n'avons rien à reprocher à la Réforme de ce côté-là. Pour rendre les choses égales, il faudrait encore nous nommer les royaumes catholiques où l'on prêche publiquement le socinianisme et l'indifférence; les conciles qu'on y tient contre ces erreurs, et les moyens extraordinaires dont on croit y avoir besoin pour en exterminer les sectateurs. Du moins peut-on assurer que les sociniens font peu de bruit dans le monde,

 

1 P. 12, 13. — 2 Tabl., lett. I, p. 11, 12.

 

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et pour moi qui pourrais peut-être en rencontrer quelques-uns, s'il y en avait dans l'Eglise autant que dit le ministre, je n'en puis pas nommer un seul. Mais après tout et pour le prendre de plus haut, la question n'est pas de savoir si le nombre des indifférents, c'est-à-dire celui des impies, s'augmente dans la chrétienté, et s'il peut y en avoir de cachés parmi nous : ce qu'il faut examiner, c'est d'où cette race est venue, de quel principe elle est née, et pourquoi elle se déclare hautement parmi les protestants. D'abord on avouera, pour peu qu'on ait de bonne foi, que l'Eglise romaine y est opposée par sa propre constitution. Une Eglise qui pose pour fondement qu'il n'y a de vie ni de salut que dans sa communion, sans doute est opposée par sa nature à l'indifférence des religions. Une Eglise qui a pour règle de la foi, qu'elle doit avoir aujourd'hui celle qu'elle avait hier, qui croit que celle d'hier est celle de tous les siècles passés et futurs, en sorte que la vérité régnera éternellement dans sa communion, et qu'il y a une promesse divine qui l'en assure, est incompatible par son propre fonds avec toutes les nouveautés ; et d'autant plus opposée à celle des sociniens et des tolérants ou indifférents, que leurs innovations sont plus hardies. Qu'on vienne dire à une telle Eglise qu'elle ne doit pas adorer le Fils de Dieu autant que le Père, ou que Jésus-Christ n'est pas proprement un Rédempteur qui ait vraiment satisfait pour elle et payé un prix infini ; ou que l'enfer n'est pas éternel comme la béatitude qui nous est promise ; ou qu'on puisse trouver son salut autre part qu'avec Jésus-Christ et son Eglise : elle bouchera ses oreilles pour ne point ouïr de tels blasphèmes, et repoussera de toute sa force ces novateurs avec un concours universel : il faut qu'ils sortent ou qu'ils se cachent si bien, qu'il ne leur reste d'asile que celui de l'hypocrisie, qui se condamne elle-même à des ténèbres éternelles. Voilà où en sont réduits tous les novateurs dans l'Eglise catholique. Qu'on laisse reposer les peuples sur cette foi et sur la promesse divine, jamais les nouveautés ne seront seulement écoutées. Mais que l'on commence à dire avec la Réforme qu'il y a sept ou huit cents ans, plus ou moins, que l'erreur et l'idolâtrie règnent dans l'Eglise, c'en est fait ; la chaîne est rompue ; la promesse est anéantie ; on ne tient plus à la

 

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succession. L'Antéchrist, qui ne commençait qu'au septième ou huitième siècle, si l'on veut, prendra naissance au cinquième et en la personne de saint Léon : si l'on veut, la corruption aura commencé au concile de Nicée : ce sera plus tôt, si l'on veut, et dès le temps qu'on a condamné Paul de Samosate qui niait la préexistence du Fils de Dieu : il n'y a plus de digues à opposer à cette pente secrète qui porte l'esprit de l'homme à cette religion de plain-pied qui supprime tout l'exercice de la foi ; et tout devient indifférent.

Qu'ainsi ne soit; mettons aux mains un de ces protestants in-i différées, sociniens, pajonistes, arminiens, si l'on veut, car tous i ces noms symbolisent fort, avec quelque bon réformé, avec M. Jurieu lui-même; et voyons s'il pourra le vaincre par les principes communs de la Réforme. Cet indifférent a trois règles : la première : Il ne faut connaître nulle autorité que celle de l'Ecriture : celle-là seule est divine : ne me parlez ni d'Eglise ni d'antiquité ni de synode : ce sont tous moyens papistiques ; et la Réforme m'apprend que tout cela n'est pas ma règle. La seconde règle de notre indifférent : L'Ecriture pour obliger doit être claire; ce qui ne parle qu'obscurément ne décide rien et ne fait qu'ouvrir le champ à la dispute : telle est la seconde règle de l'indifférent. La troisième et la dernière : « Où l'Ecriture paraît enseigner des choses inintelligibles, et où la raison ne peut atteindre, comme une Trinité, une Incarnation, et le reste ; il faut la tourner au sens dont la raison peut s'accommoder, quoiqu'on semble faire violence au texte. » Tout roule sur ces trois maximes : mais voyons un peu plus dans le détail comment les indifférents les emploient, et si les vieux réformés pourront les nier ou en éviter les conséquences.

Par la première maxime, Nulle autorité que celle de l'Ecriture, ils excluent d'abord toutes les confessions de foi de la Réforme, parce qu'elles sont faites, reçues, autorisées par des hommes sujets à errer comme les autres. Quand donc les trente-quatre réfugiés d'Angleterre pressent le synode d'Amsterdam de réduire les proposants et les ministres à la confession belgique; premièrement , ils ne disent rien ; car ils ne veulent les y soumettre que

 

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dans les articles capitaux, sans expliquer quels ils sont (1). Secondement, ils demandent qu'on impose à ces proposants et à ces ministres un joug humain, et qu'on leur ôte la liberté que l'Evangile réformé leur a donnée de tout examiner, et même les résolutions et les décisions les plus authentiques de l'Eglise.

Cette raison met à couvert nos indifférents de la décision du synode même, lorsqu'il leur défend « de rien supporter de ce qui pourra contrevenir à la doctrine enseignée dans la parole de Dieu, dans la confession de foi, et dans le synode national de Dordrecht (2) : » car d'abord la parole de Dieu visiblement n'est mise là que pour la forme : autrement de deux choses l'une; ou le synode leur défendrait de supporter les luthériens contre le décret de Charenton et le sentiment unanime de la Réforme calvinienne; ou elle les forcerait à confesser que la présence réelle, l'ubiquité et le reste qu'il faut passer aux luthériens, n'est pas contraire à la parole de Dieu, puisque s'il y était contraire, selon les termes de ce synode, on ne pourrait plus le supporter.

Il en faudra donc venir à dire que la parole de Dieu n'est mise là qu'à condition de l'entendre selon les interprétations des confessions de foi et du synode de Dordrecht : ce qui est manifestement la doctrine que la Réforme a improuvée dans les catholiques, et une restriction de la liberté qu'elle a donnée d'interpréter l'Ecriture chacun selon son esprit particulier.

Que si M. Jurieu répond, selon les principes de son Système, que ces confessions de foi n'obligent pas en conscience, mais à titre de confédération volontaire et arbitraire, comme il parle (3), où l'on a pu recevoir et d'où aussi l'on peut exclure qui l'on veut, il demeurera pour certain qu'on en peut croire en conscience tout ce qu'on voudra, et que le refus qu'on ferait d'y souscrire ne pourrait avoir que des effets politiques qui n'auraient aucune liaison avec le salut.

Qu'ainsi ne soit : selon ce ministre, on pouvait régler de telle manière ces confédérations des églises, par exemple, de Genève et de Suisse, que les pélagiens et semi-pélagiens n'en auraient

 

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pas été exclus : « et ce qui est bien certain, dit-il, c'est qu'on n'a pas eu dessein de damner ceux qui embrasseraient le semi-pélagianisme (1) : » en les excommuniant on ne les exclut que de cette confédération particulière, de cette église et de ce troupeau particulier , et non pas en général de la société de l'Eglise et encore moins du salut. On est donc encore libre en conscience de croire ce qu'on voudra de ces confessions de foi : quoiqu'elles se soient déclarées contre les semi-pélagiens, on peut encore être ou n'être pas de cette secte. Ainsi il en faut toujours revenir au fond; et les censures lancées sur le fondement de ces confédérations arbitraires ne regardent qu'une police extérieure de l'Eglise, qui ne gêne en aucune sorte la liberté intérieure de la conscience.

Il en faut dire autant de tous les synodes, et même de celui de Dordrecht, le plus authentique de tous. A quelque autorité qu'on s'efforce de l'élever dans la Réforme, le plus rigide des intolérants, c'est-à-dire M. Jurieu, se contente qu'on lui accorde que ce synode « a pu obliger, non tous les membres de sa société, mais au moins tous ses docteurs, prédicateurs et autres gens qui se mêlent d'enseigner, sans pourtant obliger à la même chose les autres églises et les autres communions (2). » Ses décrets ne sont donc pas une règle de vérité proposée à tout le monde, mais une police extérieure du calvinisme, qui selon les principes de la Réforme ne peut lier les consciences.

Ainsi les indifférents ont gagné leur cause contre les synodes et les confessions de foi : et à parler sincèrement, il ne faudrait les presser que par l'Ecriture selon les anciens principes de la Réforme.

Venons au second principe des indifférents : L'Ecriture pour obliger doit être claire. Ce principe n'est pas moins indubitable dans la Réforme que le précédent, puisque c'est sur ce fondement qu'elle a tant dit que l'Ecriture était claire, et qu'il n'y avait personne, pour occupé ou pour ignorant qu'il fût, qui n'y put trouver les vérités nécessaires, en considérant par lui-même attentivement les passages et les conférant avec soin les uns avec les autres.

 

1 Hist. des Var., liv. XIV, n. 83, 84. — 2 Jurieu, Sur les méthodes, sect. XVIII, p. 159, 160.

 

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C'est par là qu'on flattait le monde et qu'on soutenait la Réforme : mais c'est maintenant ce qui la perd. Car l'expérience a fait sentir aux simples fidèles, et même aux plus présomptueux, aux plus entêtés, qu'en effet ils n'entendaient pas ce qu'ils s'imaginaient entendre : ils se sont trouvés si embarrassés entre les raisonnements des vieux réformés et ceux des arminiens, des sociniens, des pajonistes, pour ne point ici parler des catholiques et des luthériens, qu'on a été obligé de leur avouer qu'au milieu de tant d'ignorances, de tant de distractions et d'occupations nécessaires, l'examen de discussion leur était aussi peu possible, que d'ailleurs il leur était peu nécessaire.

C'est ce que M. Jurieu a expressément avoué : car non content d'avoir enseigné dans son Système que la discussion n'est nécessaire ni à ceux qui sont déjà dans l'Eglise, ni à ceux qui veulent y entrer, et qu'il ne la peut conseiller ni aux uns ni aux autres (1), il ajoute en termes formels, qu'un simple n'en est pas capable (2) ; et encore plus expressément : « Cette voie de trouver la vérité n'est pas celle de l'examen ; car je suppose avec M. Nicole qu'elle est absurde, impossible, ridicule, et qu'elle surpasse entièrement la portée des simples (3). »

Il ne faut pourtant pas ôter à nos prétendus réformés le mot d'examen dont on les a toujours amusés. Outre l'examen de discussion, on sait que M. Jurieu en a trouvé encore un autre, qu'il appelle, « d'attention ou d'application de la vérité à l'esprit, qui, dit-il (4), est le moyen ordinaire par lequel la foi se forme dans les fidèles. Cela consiste, dit-il, dans ce que la vérité, qui proprement est la lumière du monde intelligible, vient s'appliquer à l'esprit, tout de même que la lumière sensible s'applique aux yeux corporels : » ce qu'il explique en un autre endroit encore plus précisément (5), lorsqu'il dit « que ce qui fait proprement le grand effet pour la production de la foi, c'est la vérité même qui frappe l'entendement comme la lumière frappe les yeux. »

A la vérité, on ne voit pas bien pourquoi cette application de

 

1 Syst., liv. II, chap. XXII, p. 401, 403 35 suiv. — 2 Syst., liv. III, chap. V, p. 472. — 3 Ibid., liv. II, chap. XIII, p. 337. —  4 Ibid., liv. II, chap. XIX, p. 380, 381 et suiv.— 5 P. 383.

 

 

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la vérité s'appelle examen, puisque les yeux bien assurément n'ont point à examiner si c'est la lumière qu'ils découvrent, et qu'ils ne font autre chose que s'ouvrir pour la recevoir. Mais sans disputer des mots ni raffiner sur les réflexions dont M. Jurieu prétend que cette application de la vérité est accompagnée, souvenons-nous seulement que « cet examen, qu'il appelle d'attention et d'application , n'est rien que le goût de l'âme qui distingue le bon du mauvais, le vrai du faux, comme le palais distingue l’amer du doux (1). »

C'est ce qu'il appelle ailleurs la voie d'adhésion ou d'adhérence (2), et plus ordinairement la voie d'impression, de sentiment, ou de goût, qu'il reconnaît être la même dont s'était servi M. Claude (3). Par cette voie on rend aux réformés la facilité dont on les a toujours flattés de se résoudre par eux-mêmes, et on leur donne un moyen aisé de trouver tous les articles de foi, non plus par la discussion qu'on reconnaît impossible et peu nécessaire pour eux , mais par sentiment et par goût (4). Il ne faut que leur proposer un amas de vérités, un sommaire de la doctrine chrétienne : alors indépendamment de toute discussion, et même, ce qu'il y a de plus remarquable, « indépendamment du livre où la doctrine de l'Evangile et de la véritable religion est contenue (5), » c'est-à-dire constamment, de l'Ecriture, la vérité leur est claire : « on la sent comme on sent la lumière quand on la voit, la chaleur quand on est auprès du feu, le doux et l’amer quand on en mange. » C'est ce qu'a dit M. Jurieu, c'est ce qu'a dit M. Claude, et c'est à quoi se réduit toute la défense de la Réforme.

Ce moyen est aisé sans doute : mais par malheur la même expérience qui a détruit la discussion, détruit encore ce prétendu goût, ce prétendu sentiment. Ne disons donc point aux ministres ce que nous leur avons déjà objecté (6), que tout cela se dit en l'air et sans fondement, contre les propres principes de la Réforme, ; avec un péril inévitable de tomber dans le fanatisme : laissons les raisonnements, et tenons-nous-en à l'expérience. Ce qu'il y aura

 

1 Syst., liv. II, chap. XXIV, p. 413. — 2 Ibid., chap. xx, XXI, XXV; liv. III, chap. V, IX, X. — 3 Ibid., liv III, chap. II, III, V. — 4 Ibid., liv. II, chap. XXV, p. 428, 453 et suiv.; Var., liv. XV, n. 112 et suiv. — 5 Ibid., p. 453. — 5 Var., liv. XV, n. 66 et suiv.

 

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de gens sensés et de bonne foi dans la Réforme avoueront franchement qu'ils ne sentent pas plus ce goût, cette évidence de la vérité aussi claire que la lumière du soleil, dans les mystères de la Trinité, de l'Incarnation et les autres, qu'ils ont senti par la discussion le vrai sens de tous les passages de l'Ecriture : on flattait leur présomption en leur disant qu'ils entendaient l'Ecriture par la discussion des passages : on les flatte d'une autre manière en leur disant qu'ils goûtent et qu'ils sentent la vérité des mystères avec autant de clarté qu'on sent le blanc et le noir, l’amer et le doux. Rien ne peut les empêcher de s'apercevoir de l'illusion qu'on leur fait, ni de sentir qu'on n'a fait que changer les termes : que ce qu'on appelle goût et sentiment n'est au fond que leur prévention et la soumission qu'on leur inspire pour les sentiments qu'ils ont reçus de leur église et de leurs ministres : qu'on les mène en aveugles, et que quelque nom qu'on donne à la recherche qu'on leur propose de la vérité, soit celui de discussion ou celui de sentiment et de goût, on les remet par un autre tour sous l'autorité dont on leur a fait secouer le joug.

En cet état un socinien ou rigide ou mitigé vient doucement et sans s'échauffer vous proposer son troisième et dernier principe, qui renferme toute la force ou plutôt tout le venin de la secte : je le répète : « Où l'Ecriture paraît enseigner des choses que la raison ne peut atteindre par aucun endroit, il la faut tourner au sens dont la raison s'accommode, quoiqu'on semble faire violence au texte. » Je soutiens qu'un prétendu réformé tombe nécessairement dans ce piège : car, dit-il, la Trinité et l'Incarnation sont mystères impénétrables à ma raison : tout mon esprit, tous mes sens se révoltent contre : l'Ecriture , qu'on me propose pour me les faire recevoir, fait le sujet de la dispute : la discussion m'est impossible et mes ministres l'avouent : l'évidence de sentiment dont ils me flattent n'est qu'illusion : ils ne me laissent sur la terre nulle autorité qui puisse me déterminer dans cet embarras : que reste-t-il à un homme dans cet état, que de se laisser doucement aller à cette religion de plain-pied qui aplanit toutes les hauteurs, comme disait M. Jurieu? On y tombe naturellement,

 

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et il ne faut pas s'étonner si la pente vers ce parti est si violente et le concours si fréquent de ce côté-là.

Mais le rusé socinien ne s'en tient pas là, et il soutient au calviniste qu'il ne peut nier son principe. « Pourquoi, dit-il (1), ne croyons-nous pas que Dieu ait des mains et des yeux, ce que l'Ecriture dit si expressément? C'est parce que ce sens est contraire à la raison. Il en est de même de ces paroles : Ceci est mon corps : si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, etc. » Ce sont les paroles du subtil auteur, qui a donné au public des Avis sur le Tableau du socinianisme (2). Il engage M. Jurieu dans son principe par un exemple qu'il ne peut rejeter. Dans ces paroles : Ceci est mon corps, tout le calvinisme reconnaît une figure, pour éviter la violence que la lettre fait à la raison et au sens humain : qui peut donc après cela empêcher le socinien d'en faire autant sur ces paroles : Le Verbe était Dieu, le Verbe a été fait chair : et ainsi des autres? S'il faut de nécessité mettre au large la raison humaine, et que ce soit là le grand ouvrage de la Réforme, pourquoi ne pas l'affranchir de tous les mystères, et en particulier de celui de la Trinité ou de celui de l'Incarnation comme de celui de la présence réelle, puisque la raison n'est pas moins choquée de l'un que de l'antre?

M. Jurieu déteste cette proposition de Fauste Socin sur la satisfaction de Jésus-Christ : « Quand cela se trouverait écrit non pas une fois, mais souvent dans les écrits sacrez, je ne croirais pourtant pas que la chose allât comme vous pensez : car comme cela est impossible, j'interpréterais les passages en leur donnant un sens commode, comme je fais avec les autres en plusieurs autres passages de l'Ecriture (3). » Notre ministre déteste, et avec raison, cette parole de Socin. Car en suivant la méthode qu'il nous y propose, il n'y a plus rien de fixe dans l'Ecriture : à chaque endroit difficile on sera réduit à soutenir thèse sur l'impossibilité; et au lieu d'examiner en simplicité de cœur ce que Dieu dit, il faudra à chaque moment disputer de ce qu'il peut.

On ne saurait donc rejeter trop loin cette méthode, qui soumet

 

1 Avis sur le Tabl. du Soc., I traité. — 2 Ibid., art. 1, p. 13. — 3 Tabl., lett. III, p. 107; Socin., lib. III, de Servatore, cap. II et VI.

 

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toute l'Ecriture et toute la foi au raisonnement humain. Mais voyons si la Réforme peut s'exempter de cet inconvénient.

L'auteur des Avis demande à M. Jurieu, comment il dispose son cœur dans les mystères que la raison ne peut atteindre par aucun endroit (1). Et ce ministre lui répond : « Je sacrifie à Dieu, qui est la première vérité, toutes les résistances de ma raison : la révélation divine devient ma souveraine raison (2). » Cette réponse serait admirable dans une autre bouche ; mais pour la faire avec efficace à un socinien, il faut donc poser pour principe, que partout où il s'agit de révélation on doit imposer silence au raisonnement humain , et n'écouter qu'un Dieu qui parle. Ainsi lorsqu'il s'agira de la présence réelle et du sens de ces paroles : Ceci est mon corps, il n'est plus permis de répondre, comme fait M. Jurieu (3) : « L'Eglise romaine croit avoir une preuve invincible de la présence réelle dans ces paroles de Jésus-Christ : Si quelqu'un ne mange ma chair, etc. Prenez, mangez, ceci est mon corps. Cette prétendue manducation nous conduit à des prodiges, à renverser les lois de la nature, l'essence des choses, la nature de Dieu, et l'Ecriture sainte, à nous rendre mangeurs de chair humaine. De là je conclus sans balancer qu'il y a de l'illusion dans la preuve et de la figure dans le texte. » Mais je vous prie, que fait autre chose le socinien? ne trouve-t-il pas dans la Trinité, dans l'Incarnation, dans l'immutabilité de Dieu, dans sa prescience, dans le péché originel, dans l'éternité des peines, des prodiges, des renversements de la nature de Dieu et de l'essence des choses ? Faut-il donc entrer avec lui dans cette discussion, et jeter de simples fidèles dans la plus subtile et la plus abstraite métaphysique ? Où est donc ce sacrifice de résistance de notre raison qu'on nous promettait? Et s'il nous faut disputer et devenir philosophes, que devient la simplicité de la foi ?

M. Jurieu dira peut-être : J'emploie, il est vrai, la résistance de la raison contre la présence réelle : mais c'est aussi que la raison y résiste plus qu'à la Trinité, à l'Incarnation et aux autres mystères que le socinien rejette. Vous voilà donc, encore un coup,

 

1 Traité I, art. 1, p. 16. — 2 Lett. III, p. 131.— 3 Des deux Souv., chap. VIII, p. 162.

 

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à disputer sur le plus et sur le moins de la résistance : il faut faire argumenter le simple fidèle, il en faut faire un philosophe, un dialecticien ; et celui dont vous ne voulez pas charger la foi blesse ou l'ignorance, de la discussion de l'Ecriture, est jeté dans la discussion des subtilités de la philosophie la plus abstraite et la plus contentieuse. Est-ce là ce chemin aisé et cette voie abrégée de conduire le chrétien aux vérités révélées ?

Mais, direz-vous, il ne s'agit pas de raisonnement : j'ai les sens mêmes pour moi ; et je vois bien que du pain n'est pas un corps. Ignorant, qui n'entendez pas que toute la difficulté consiste à savoir si Dieu peut réduire un corps à une si petite étendue ! Le luthérien croit qu'il le peut; et si vous vous obstinez à vouloir conserver, le pain avec le corps, il le conserve et donne aux sens tout ce qu'ils demandent ; vous n'avez donc rien à lui dire de ce côté-là, et vous voilà à disputer sur la nature des corps, à examiner jusqu'à quel point Dieu a voulu que nous connussions le secret de son ouvrage, et s'il ne voit pas dans la nature des corps comme dans celle des esprits quelque chose de plus caché et de plus foncier, pour ainsi dire, que ce qu'il en a découvert à notre faible raison. Il faut donc alambiquer son esprit dans ces questions de la possibilité ou impossibilité, c'est-à-dire dans les plus fines disputes où la raison puisse entrer ou plutôt dans les plus dangereux labyrinthes où elle se puisse perdre. Et après tout, s'il se trouve vrai que Dieu puisse réduire un corps à une si petite étendue, qui doute qu'il ne puisse le cacher où il voudra, et sous telle apparence qu'il voudra? Il a bien caché ses anges, des esprits si purs, sous la figure des corps, et fait paraître son Saint-Esprit sous la forme d'une colombe : pourquoi donc ne pourrait-il pas cacher quelque corps qu'il lui plaira sous la figure, sous les apparences, sous la vérité s'il le veut ainsi, de quelque autre corps que ce soit, puisqu'il les a tous également dans sa puissance? Donc le sens ne décide pas : donc c'est le raisonnement le plus abstrait qu'il faut appeler à son secours, et la plus fine dialectique. Mais s'il faut être dialecticien ou philosophe pour être chrétien, je veux l'être partout, dira le socinien : je veux soumettre à ma raison tous les passages de l'Ecriture où je la

 

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trouverai choquée, et autant ceux qui regardent la Trinité et l'Incarnation, que ceux qui regardent la présence réelle. On peut discourir, on peut écrire, on peut chicaner sans fin : mais à un homme de bonne foi ce raisonnement n'a point de réplique.

M. Jurieu dira sans doute que ce n'est pas la raison seule, mais encore l'Ecriture sainte qu'il oppose au luthérien et au catholique sur ces paroles : Ceci est mon corps. Mais outre, comme nous verrons, que le socinien en fait bien autant, voyons ce qui a frappé M. Jurieu, et répétons le passage que nous venons de citer sur ces paroles : Ceci est mon corps : le sens de la présence réelle « nous conduit, dit-il, à des prodiges, à renverser les lois de la nature, l'essence des choses , la nature de Dieu, l'Ecriture sainte, à nous rendre mangeurs de chair humaine. » L'Ecriture est nommée ici, je l'avoue; car aussi pouvait-on l'omettre sans abandonner la cause? Mais l'on voit par où l'on commence, ce qu'on exagère, ce qu'on met devant l'Ecriture, ce qu'on met après, et on ressent manifestement que ce qui choque et ce qui décide en cette occasion, c'est enfin naturellement la raison humaine. On sent qu'elle a succombé à la tentation de ne pas vouloir se résoudre à croire des choses où elle a tant à souffrir : c'est en effet ce qui frappe tous les calvinistes. Un catholique ou un luthérien commence avec eux une dispute : forcé par l'impénétrable hauteur dm mystères dont la croyance est commune entre nous tous, le calviniste reconnaît qu'il ne faut point appeler la raison humaine dans les disputes de la foi. Là-dessus on lui demande qu'il la fasse taire dans la dispute de l'Eucharistie comme dans les autres. La condition est équitable : il faut que le calviniste la passe. C'en est donc fait: ne parlons plus de raison humaine, ni d'impossibilité, ni des essences changées : que Dieu parle ici tout seul. Le calviniste vous le promettra cent fois; cent fois il vous manquera de parole, et vous le verrez toujours revenir aux peines dont sa raison se sent accablée : Mais je ne vois que du pain ? Mais comment un corps humain en deux lieux et dans cet espace ? Je n'en ai jamais vu un seul qui ne se replongeât bientôt dans ces difficultés, qui à vrai dire sont les seules qui les frappent. Calvin comme les autres promettait souvent aux luthériens, lorsqu’il

 

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qu'il disputait avec eux sur cette matière (1), de ne point faire entrer de philosophie ou de raisonnement humain dans cette dispute : cependant à toutes les pages il y retombait. Si les calvinistes se font justice, ils avoueront qu'ils n'en usent pas d'une autre manière, et qu'ils en reviennent toujours à des pointillés du raisonnement humain.

Mais n'allèguent-ils pas l'Ecriture? Sans doute, de la même sorte que font les sociniens. Je suis la vigne, je suis la porte; la pierre était Christ : ils prouvent parfaitement bien qu'il y a dans l'Ecriture des façons de parler figurées : donc celle-ci : Ceci est mon corps, est de ce genre. C'est ainsi qu'un socinien raisonne : il y a tant de façons de parler où il faut admettre une figure ; pourquoi celle-ci : Le Verbe était Dieu, le Verbe a été fait chair, ne serait-elle pas de ce nombre? Ils sauront fort bien vous dire que Jésus-Christ étant sur la terre le représentant de Dieu, revêtu de sa vérité, inondé de sa vertu toute-puissante, on le peut aussi bien appeler Dieu et vrai Dieu, que le pain de l'Eucharistie est appelé corps. Vous voilà donc dans les discussions, dans la conférence des passages, dans l'embarras des disputes, auxquelles vous ne vouliez pas vous assujettir.

Mais, direz-vous, l'Ecriture est claire pour moi.— C'est la question. Le socinien ne prétend pas moins à cette évidence que vous : voilà donc toujours la foi dépendante des disputes; et ce moyen abrégé de l'établir tout d'un coup et sans discussion vous échappe. Mais enfin si l'Ecriture est si claire en cette matière, d'où vient que le luthérien ne peut l'entendre depuis plus de cent cinquante ans de disputes? Vous ne direz pas que c'est un profane , ennemi de Dieu, de qui il retire ses lumières, comme vous pourrez le dire d'un socinien. Il est du nombre des enfants de Dieu , du nombre de ceux qu'il enseigne, qu'il reçoit à sa table et dans son royaume. Voulez-vous faire dépendre la foi d'un simple fidèle, d'une dispute qui demeure encore indécise après un si long temps? Avouez donc la vérité : sentez-la du moins : ce n'est pas l'Ecriture qui vous détermine : la méthode socinienne vous entraîne ; et de deux sens qu'on donne à ces paroles, Ceci est mon corps, vous

 

1 Cont. Hesh.; Cont. Vest.

 

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vous résolvez par celui qui flatte la raison humaine. Ainsi seront entraînés tous ceux qui mépriseront les décisions de l'Eglise ; et tant qu'on ne voudra point fonder sur une promesse certaine, une autorité infaillible qui arrête la pente des esprits, la facilité déterminera, et la religion où il y aura le moins de mystères sera nécessairement la plus suivie.

Mais voici dans les écrits des indifférents un attrait plus inévitable pour les calvinistes. L'auteur des Avis demande à M. Jurieu une règle pour discerner les articles fondamentaux d'avec les autres (1). Car il est constant, et le ministre en convient, « qu'outre les vérités fondamentales, l'Ecriture contient cent et cent vérités de droit et de fait, dont l'ignorance ne saurait damner (2). » Il s'agirait donc de savoir si, en lisant l'Ecriture, le peuple, les ignorants et les simples, c'est-à-dire sans comparaison la plus grande partie de ceux que Dieu appelle au salut, pourraient trouver cette règle pour discerner les vérités dont l'ignorance ne damne pas, d'avec les autres, et connaître par conséquent quelles erreurs on peut supporter, et jusqu'où l'on doit étendre la tolérance : en un mot quelle raison il y a d'en exclure les sociniens plutôt que les luthériens. C'est ce qu'il faudrait pouvoir établir par l'Ecriture ; mais c'est à quoi les ministres ne songent seulement pas. Au lieu de nous faire voir dans les saints Livres la désignation de ces articles fondamentaux, le sommaire qui les ramasse ou la marque qui les distingue de tous les autres objets de la révélation, M. Jurieu se jette dans un long raisonnement où il prétend faire voir, sans dire un mot de l'Ecriture, qu'il y a trois caractères pour distinguer ces vérités fondamentales (3) : le premier est la révélation ; le second est le poids et l'importance ; le troisième est la liaison de certaines vérités avec la fin de la religion.

Il ne faut pas s'arrêter au caractère de révélation qui est le premier, puisque c'est là que le ministre est d'accord qu'il y a cent et cent vérités de droit et de fait révélées dans l'Ecriture, qui néanmoins ne sont pas fondamentales : ce caractère n'est donc pas fort propre à distinguer ces vérités d'avec les autres. Passons

 

1 Avis, traité. I, art. 1, p. 19. — 2 Tabl., lett. III, p. 119. — 3 Ibid.

 

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au second, qui est le poids et l'importance, où d'abord il est certain qu’il faut entendre un poids et une importance qui aille jusqu'à rendre ces vérités nécessaires au salut : car le ministre ne dira pas que Dieu qui se glorifie par son prophète d'enseigner des choses utiles : Je suis, dit-il (1), le Seigneur ton Dieu, qui t'enseigne des choses utiles, prenne le soin d'en révéler de peu importantes. Ce n'est donc rien de prouver en général que ces vé-rilés soient importantes, si l'on ne prouve qu'elles le sont jusqu'à être de la dernière nécessité pour le salut. Cela posé, écoutons ce que nous dira le ministre : « Sur le second caractère, qui est le poids et l'importance, il faut savoir que le bon sens et la raison seule en peuvent juger. Dieu a donné à l'homme un discernement capable de juger si une vérité est importante ou non à la religion : tout de même qu'il lui a donné des yeux pour distinguer si un objet est blanc, ou noir, grand ou petit, et des mains pour connaître si un corps est pesant ou léger. » Voilà de ces évidences que la Réforme nous prêche. M. Claude nous les expliquait d'une autre façon et nous disait qu'on sent naturellement que l’âme est suffisamment remplie de la vérité, comme on sent naturellement que le corps a pris une nourriture suffisante. Ces ministres pensent par là trouver un asile où l'on ne puisse les forcer. Car qui osera disputer avec un homme sur ce qu'il vous dit de son goût, ou prouver à un entêté de sa religion quelle qu'elle soit, qu'il n'a pas ce goût qu'il nous vante, et qu'il ne sent pas comme à la main le poids des vérités du christianisme jusqu'à savoir discerner celles qui sont nécessaires au salut d'avec les autres? Sans doute ils ont trouvé là un beau moyen de chicaner. Mais ce qu'il y a d'abord à leur dire , c'est que, sous prétexte de cette évidence de goût et de sentiment, ils renoncent formellement à prouver par l'Ecriture l'importance et la nécessité des vérités fondamentales. M. Jurieu y est exprès : « Il est très-certain, dit-il (2), qu'il est très-important de savoir si Jésus-Christ est Dieu, ou s'il ne l'est pas ; s'il est mort pour satisfaire à la justice de Dieu pour nous; si Dieu connaît les choses à venir, s'il est infini ou non, s'il est l'auteur de tout le bien qui se fait en nous. » Et un

 

1 Isa. XLVIII, 17. —  2 Lett. III, p. 125.

 

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peu après : « Si l'Ecriture sainte ne dit pas que ces vérités soient de la dernière importance et nécessaires au salut; c'est parce que cela se voit et se sent assez : on ne s'avise point, quand on fait des philosophes, de leur dire que le feu est chaud et que la neige est blanche, parce que cela se sent (1). » Ce n'est donc point par l'Ecriture qu'on prouve les articles fondamentaux ; chacun les connaît à son goût, c'est-à-dire, chacun les désigne à sa fantaisie , sans qu'on le doive ou qu'on le puisse convaincre ou désabuser sur ces articles.

Que si on sent que ces articles sont nécessaires au salut, à plus forte raison doit-on sentir qu'ils sont véritables. Si on sent, par exemple, comme M. Jurieu vient de dire (2), qu'il est nécessaire au salut de croire que Dieu est l'auteur de tout le bien qui se fait en nous, à plus forte raison doit-on sentir que c'est une vérité constante ; car il est clair que la croyance d'une fausseté ne peut pas être nécessaire au salut. Voilà les controverses bien abrégées : on n'a qu'à dire qu'on sent et qu'on goûte, pour se mettre hors de toute atteinte; et par la même raison , vous avez beau dire à un homme : Cela se goûte, cela se sent ; s'il n'a ni ce sentiment ni ce goût, il vous quittera bientôt, et sa perte sera sans remède comme ses erreurs.

Qu'ainsi ne soit : à quoi sentez-vous que la présence réelle confessée par les luthériens ne soit pas une erreur fondamentale, et qu'ils puissent impunément être des mangeurs de chair humaine ? Mais ce dogme de l'ubiquité, « monstre affreux, énorme et horrible, comme vous l'appelez vous-même (3), d'une laideur i prodigieuse en lui-même, et encore plus prodigieuse dans ses conséquences ; puisqu'il ramène au monde la confusion des natures en Jésus-Christ, et non-seulement celle de l’âme avec le corps, mais encore celle de la divinité avec l'humanité, et en un mot l'eutychianisme détesté unanimement de toute l'Eglise : » à quoi sentez-vous, je vous prie, que le poids d'une telle erreur si grossière , si charnelle et si manifestement contraire à l'Ecriture , ne précipite pas les âmes dans l'enfer ? Mais cette erreur abominable

 

1 Lett. III, p. 126. — 2 Ci-dessus, n. 31. — 3 Jur , Consult., p. 242 ; Var., Addit. au liv. XIV, n. 1.

 

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d'ôter à la créature toute liberté, et de faire Dieu en termes formels auteur de tous les péchés, comment la pardonnez-vous à Luther? Vous l'en avez convaincu; vous lui avez démontré que c'est un blasphème qui tend au manichéisme, qui renverse toute religion (1), et dont néanmoins il ne s'est jamais rétracté. Où était le goût de la vérité dans ce chef des réformateurs lorsqu'il blasphémait de cette sorte? Mais où était-il dans les autres réformateurs , qui constamment blasphémaient de même (2) ? Et par quel goût sentez-vous que cette impiété ne les empêchait pas d'être fidèles serviteurs de Dieu? On a démontré plus clair que le jour aux luthériens, dans l’ Histoire des Variations et dans le troisième Avertissement (3), qu'ils sont devenus semi-pélagiens, en attachant la grâce de la conversion à une chose qui selon eux ne dépend que du libre arbitre, c'est-à-dire au soin d'assister à la prédication ; ce qui est, en termes formels, attribuer à nos propres forces le commencement de notre salut, sans que la grâce y soit nécessaire. J'ai rapporté les endroits de Beaulieu, fameux ministre de Sedan, où il a convaincu les luthériens de cette erreur (4) : M. Basnage l'a reconnue (5), et il passe à M. de Meaux cette insigne variation de la Réforme. Mais l'aveu de M. Jurieu est encore ici plus considérable; puisque, dans sa Consultation au docteur Scultet, il entreprend de lui démontrer ce semi-pélagianisme des luthériens, en les convainquant d'enseigner que pour avoir la grâce de la conversion, il faut que l'homme fasse auparavant le devoir de se convertir par ses forces et ses connaissances naturelles (6): ce qui est le pur et franc semi-pélagianisme, et enferme tout le venin de l'hérésie pélagienne. Ainsi le fait est constant , de l'aveu des ministres et de M. Jurieu lui-même.

J'en reviens donc à demander à ce ministre : Que ferez-vous en cette occasion ? Vous n'oseriez abandonner les luthériens, à qui en termes précis vous offrez la communion et la paix malgré

 

1 Jur., Consult., p. 242; Var., Addit. au liv. XIV, n. 2, 3 et suiv.; Jur., Consult., II part, chap. VIII, p. 210 et suiv.; IIe Avert., n. 3, 4, 5 et suiv. — 2 Var., liv. XIV, n. 1, 2 et suiv.; Addit., ibid. — 3 Var., liv. VIII, n. 48, 52 et suiv.; liv. XIV, n. 116 et suiv.; IIIe Avert., n. 12 et suiv. — 4 Var., liv. XIV, n. 116. — 5 Basn., tom. II, lib. III, cap. II, n. 4. — 6 Jur., Consult., p. 117,118; Var., Addit., n. 4; IIIe Avert., n. 12 et suiv.

 

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cette erreur (1). Que direz-vous donc pour les excuser? Que la révélation du dogme opposé au semi-pélagianisme n'est pas évidente , et qu'il n'est pas clair dans l'Ecriture que c'est Dieu qui commence le salut, comme c'est lui qui l'achève par sa grâce? Mais y a-t-il rien de plus clair que cette parole de saint Paul : Celui qui commence en vous la bonne œuvre, l'accomplira (2), pour ne point parler ici des autres passages? Ou bien est-ce que cette erreur des pélagiens et des luthériens n'est pas importante ? Mais vous nous contiez tout à l'heure cette vérité, que Dieu est l'auteur de tout le bien qui est en nous (3), par conséquent du commencement comme du progrès et de l'accomplissement de notre salut, parmi celles qu'on sent d'abord comme nécessaires au salut ; en sorte qu'on n'a pas besoin de les prouver. Comment donc le luthérien, vrai enfant de Dieu selon vous, l'a-t-il oublié, et comment a-t-il varié ? Vous dites tout ce qu'il vous plaît, et votre théologie n'a point de règle.

Mais voici bien pis : vous-même vous variez avec les luthériens, puisque ce point important de la nécessité de la grâce qui était autrefois si fondamental, a cessé de l'être depuis que les luthériens l'ont rejeté, et qu'en ôtant à Dieu le commencement du salut ils ne lui en ont plus réservé que l'accomplissement. Comment pourrai-je me fier à ce goût auquel vous me renvoyez, si vous-même vous variez dans votre goût ; si en nous disant d'un côté que jamais homme de bien ni vrai chrétien ou vrai dévot ne fut pélagien ou semi-pélagien, vous ne laissez pas de nous dire encore qu'un luthérien, franc semi-pélagien selon vous, peut soutenir son erreur sans préjudice de son salut, et sans être exclus du pain de vie (4) ? Mais n'avez-vous pas démontré à ce même luthérien, qu'il ruine la nécessité des bonnes œuvres, qu'il en ravale le prix ; que selon lui l'exercice de l'amour de Dieu n'est nécessaire pour être sauvé ni à la vie ni à la mort (5) ? A quoi reconnaissez-vous que ces dogmes luthériens sont de poids pour le salut, et que tant d'autres n'en sont pas? Ne voyez-vous pas que vous avez un

 

1 Jur., Consult., p. 117, 1I8. Var., Addit., n. 4 ; IIIe Avert., n.   12 et suiv. — 2 Philip., I,   6. —  3 Ci-dessus, n. 34. — 4 Jur.,  Méth., sect. 15, p. 113, 121; Var., liv. XIV, n. 83, 84 et suiv., 92, 93 et suiv. — 5 Var., Addit., n. 5; Jur., Consult., II part., chap. II, p. 243; IIe Avert., n. 19 et suiv.

 

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poids et un poids, chose abominable devant le Seigneur (1), et que vous pesez les erreurs avec une balance trompeuse et inégale ?

De là vient que le ministre lui-même à la fin ne se fie pas à cette balance où il pèse les vérités fondamentales. « Je sais, dit-il (2), que les préjugés sont capables de corrompre ce discernement, et que nous jugeons les articles et les vérités importantes selon nos passions et nos préventions. Mais premièrement, le bon sens ne peut être corrompu qu'à certain degré. » Vous voilà donc à examiner en quel degré la prévention peut avoir corrompu votre goût et votre bon sens : qui nous expliquera cette énigme? «Mais ces vices, poursuit-il, ne peuvent aller à faire paraître une montagne comme un grain de sable, ou un grain de sable comme une montagne. Il en est de même du jugement qui distingue l'important de ce qui ne l'est pas en toute matière. » D'où vient donc que le luthérien trouve la présence réelle et même l'ubiquité si importante, pendant que le calviniste méprise l'une et l'autre ? Ou d'où vient que le calviniste trouve si importante la nécessité de la grâce et celle de l'amour de Dieu, lorsque le luthérien ne la sent pas? Ou pourquoi est-ce que le calviniste lui-même se relâche en faveur du luthérien, et ne trouve plus essentiel ce qui l'était auparavant ? Avouez que votre bon goût et votre évidence de sentiment est une illusion dont vous amusez les entêtés. Mais voici dans le discours de M. Jurieu le dernier excès de l'extravagance et le renversement entier des maximes de la Réforme. « De plus, continue-t-il (3), quand le bon sens pourrait être corrompu tout outre dans quelques sujets, comme il l'est en effet, la pluralité n'ira jamais de ce côté-là ; » et il le prouve par cet exemple. « Il y aura dans une grande ville vingt yeux viciez qui verront vert et jaune ce qui est blanc ; mais le reste des habitants, qui surpasse infiniment en nombre, rectifieront le mauvais jugement de ces vingt yeux, et feront qu'on ne les en croira pas. » Vous voilà donc à la fin réduits à compter les voix. Et où en était la Réforme lorsqu'elle s'est séparée, et qu'on l'appelait au concile œcuménique de l'Eglise qu'elle quittait ? Mais quoi ! si les sociniens prévalent enfin dans la Réforme; si ce torrent, dont on ne peut arrêter le

 

1 Prov., XX, 10. — 2 Tabl. du Soc., p. 119. — 3 Ibid.

 

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cours, s'enfle tellement qu'il prévale, et qu'ils en viennent à être sur tous les articles mille contre un, comme ils s'en vantent déjà sur la tolérance qui renferme tout le venin de la secte, sans qu'on ose les contredire, le socinianisme sera véritable ou du moins indifférent? Mais cela, direz-vous, n'arrivera pas : la Réforme est devenue infaillible contre les tolérants. Aveugles, ne verrez-vous jamais qu'avec ces illusions vous ne contenterez que des entêtés, et que tous les gens de bon sens de votre communion se donneront aux indifférents, si vous n'avez recours à d'autres principes ?

Enfin le troisième caractère par où on distingue les articles fondamentaux d'avec les autres, c'est, selon M. Jurieu (1), la liaison de certaines vérités avec la fin de la religion, c'est-à-dire, avec la gloire de Dieu, avec la sanctification et le salut de l'homme. Je le veux : la fin de la religion en général, c'est, 1° dites-vous, de ne croire qu'un Dieu : le socinien n'en croit qu'un, et il vous accuse d'en croire trois : 2° de n'adorer que lui ; ce qu'il faut entendre sans doute d'une adoration souveraine : le socinien le fait, et il vous accuse de rendre cette adoration à un homme pur. N'importe que vous le croyiez Dieu, vous voulez bien que le catholique soit idolâtre en adorant dans l'Eucharistie Jésus-Christ qu'il y croit présent. Vous direz que c'est une erreur damnable de rendre à Jésus-Christ homme un culte inférieur qui se rapporte à Dieu : vous damnez donc tous les Pères du quatrième siècle, à qui néanmoins vous faites invoquer les Saints et honorer leurs reliques sans préjudice de leur sainteté ni de leur salut. La 3e fin de la religion, c'est, dit le ministre, de regarder Dieu comme celui qui gouverne le monde. Le socinien le nie-t-il ? Vous sentez-vous si faible contre lui, que vous ne puissiez le combattre qu'en déguisant sa doctrine? 4° D'attendre de lui des peines ou des récompenses après la mort. Le socinien n'en attend-il pas? et lui pou-vez-vous objecter qu'il rejette absolument les peines de l'autre vie, à cause qu'il ne les croit pas éternelles? Voilà pour les caractères essentiels à la religion en général; mais il y en a, dit M. Jurieu (2), « qui sont particuliers à la religion chrétienne, et qui la distinguent Je toute autre, comme de croire que Jésus est le

 

1 P. 120, 121, 126, 127. — 2 P. 122.

 

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Messie; » le socinien le croit : que ce Messie est le Fils de Dieu, et Dieu éternel comme le Père : c'est la question que vous ne devez pas supposer comme résolue, pendant que vous vous donnez tant de peine à la résoudre : qu'il a satisfait pour les, péchés des hommes ; autre question à examiner, et non pas à supposer avec le socinien et avec ceux qui le favorisent : que les morts ressusciteront, qu'il y aura un jugement dernier à la fin du monde; vous calomniez le socinien si vous l'accusez de nier ces vérités : savoir s'il les reconnaît dans toute leur étendue et si ce qui manque à sa foi est fondamental, c'est de quoi vous avez promis de nous instruire, et vous ne faites que le supposer, tant vous êtes forcé à reconnaître que les principes pour fermer la bouche au socinien, manquent à votre Réforme.

Et ce qui prouve plus clair que le jour que le ministre ne sait où il en est, c'est ce qu'il ajoute que « les vérités que les sociniens veulent ôter à la religion, sont révélées et clairement révélées (1). » Si elles sont révélées et clairement révélées, si les articles fondamentaux sont si évidents et si aisés à trouver dans l'Ecriture, pourquoi en craignez-vous la discussion pour le peuple? Pourquoi le renvoyez-vous à son goût, à son sentiment? goût et sentiment que vous lui donnez avant même qu'il ait ouvert l'Ecriture sainte. Continuons : « Ces articles sont clairement révélez, et en même temps ils sont de la dernière importance. » Mais déjà, pour la vérité et pour l'évidence de la révélation, le ministre déclare souvent dans toutes ses lettres qu'il n'y veut pas encore entrer. « On voit, dit-il (2), où un tel projet nous mènerait. Au lieu d'un petit ouvrage à l'usage des moins savants, il faudrait faire un gros livre qu'à peine les savants auraient le loisir de lire. » Mais si cette discussion est si difficile aux savants mêmes, combien est-il manifeste que les moins savants s'y perdraient? Que fera-t-il donc? Il se réduira à deux articles, qui est celui de la divinité de Jésus-Christ et de sa satisfaction. Mais songera-t-il du moins à vous en prouver la vérité? Point du tout; il va entreprendre de vous en prouver l’importance (3), et vous en fera voir la vérité dans une seconde partie qu'il ne trouve pas à propos de traiter.» Voilà cette rare

 

1 P. 123. — 2 Ibid. — 3 Tabl., lett. II.

 

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méthode. Il vous prouvera qu'un article est important avant que de vous montrer qu'il est véritable et clairement révélé. C'est où se termine aujourd'hui toute la théologie réformée.

Vous direz peut-être, mes Frères, que votre ministre, sans vouloir entrer dans le fond, suppose la vérité et l'évidence de la révélation, comme une chose dont les tolérants qu'il attaque demeurent d'accord. Mais visiblement il leur impose : au contraire l'auteur des Avis, auteur que votre ministre voulait réfuter, avait raisonné en cette sorte : « Je pose, lui avait-il dit (1), le principe de la réformation qui est celui du bon sens : c'est que Dieu ayant donné sa parole aux hommes afin de les conduire au salut, et Dieu appelant à ce salut beaucoup plus de peuple que de grands et de savants, il s'ensuit nécessairement que ceux du peuple qui ne sont pas privez entièrement de sens commun, peuvent se déterminer sur ces objets fondamentaux par la lecture de la parole de Dieu. » Ce principe présupposé, il raisonne ainsi: « Cela étant, il me semble que l'on en peut conclure que tous ces dogmes sur lesquels les savants ont tant de peine à se déterminer, quoiqu'ils travaillent de bonne foi à leur salut, ne sont pas de cette nécessité absolue dont nous parlons. Car si les savants, qui ne sont pas la millième partie du peuple, trouvent tous ces embarras qui retiennent les plus sages d'entre eux indéterminés, comment les simples sans étude et sans application pourront-ils voir avec cette certitude que la foi demande, ces objets obscurs et douteux aux savants? »

On voit donc que les adversaires de M. Jurieu ne supposent pas que les articles dont il s'agit soient si clairs : au contraire, ils présupposent qu'ils ne le sont pas au peuple, puisqu'ils excitent tant de disputes parmi les savants, et que les plus sages d'entre eux sont encore indéterminés: et quand même ces savants conviendraient que ces articles leur paraissent clairs dans l'Ecriture, il ne s'ensuit pas qu'ils les crussent clairs pour tout le peuple; au contraire, l'auteur des Avis conclut ainsi : « Plus j'y pense, plus je me persuade que les préjugés tirés des catéchismes, plutôt qu'une connaissance puisée dans la parole de Dieu, sont aujourd'hui presque l’unique fondement de la foi des peuples. » Ce

 

1 Tabl., lett. III et suiv.; Avis sur le Tableau, art. 11, p. 20.

 

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n'est donc pas l'évidence de la révélation, mais les catéchismes et les préjugés de la secte, c'est-à-dire une autorité humaine qui les persuade.

Enfin, l'auteur des Avis finit son raisonnement par ces paroles (1) : « Je crois que l'on peut conclure, après cette réflexion, que les points fondamentaux de la religion ne sont pas à beaucoup près en si grand nombre que plusieurs se l'imaginent aujourd'hui : autrement je croirais que la voie d'examen, qui est le fondement de notre réformation, serait un principe impossible au peuple, et par conséquent injuste et faux. J'attends avec impatience quelque éclaircissement là-dessus. »

Voilà ce qu'attendaient les tolérants. Ils supposaient que les peuples ne pouvaient pas voir assez clair pour prendre parti sur les articles qui partageaient les savants. Parla donc ils insinuaient qu'il fallait réduire les articles fondamentaux à ceux dont tout le monde et les sociniens comme les autres sont d'accord ; c'est-à-dire qu'ils les réduisaient à croire que Dieu est un, et que Jésus est son Christ : car c'est de quoi conviennent tous les chrétiens. Que si le ministre avait à leur donner une autre marque d'évidence que ce consentement universel, c'était à lui à le prouver, et à ne pas ruiner sa cause, en supposant comme prouvé ce qui était en question.

L'exemple des luthériens vient ici fort à propos. On demande à M. Jurieu et aux calvinistes, si la certitude du salut, l'inamissibilité de la justice, la nécessité de la grâce pour commencer le salut, aussi bien que pour l'achever, et les autres points décidés dans le synode de Dordrecht ; si la nécessité des bonnes œuvres et celle de l'amour de Dieu; si cet article important de la Réforme, que Jésus-Christ en tant qu'homme est uniquement renfermé dans le ciel, sont choses obscurément et douteusement ou clairement révélées? Si ces articles leur paraissent obscurément révélés, où en est le calvinisme? Où en sont les décisions du synode de Dordrecht? Aura-t-il excommunié tant de ministres, bons protestants d'ailleurs, pour des articles obscurs et obscurément révélés? Que si tous les points qu'on vient de réciter, paraissent

 

1 P. 21.

 

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aux calvinistes évidemment révélés, pourquoi le doute des luthériens les ébranle-t-il assez |pour les obliger à la tolérance? ou pourquoi comptent-ils pour rien les cloutes des autres aussi malaisés à résoudre que ceux des luthériens.

Le ministre croit avoir abattu les tolérants, quand il leur dit : Est-il possible que Dieu ait voulu révéler la divinité de Jésus-Christ, sans obliger à la reconnaître ? ou qu'il ait satisfait pour nous, sans imposer aux hommes la nécessité d'accepter ce paiement par la foi (1)?Comme si on ne pouvait pas dire de même: Est-il possible que Dieu ait voulu que nous dussions tout notre salut, et autant le commencement que la fin, à la grâce de Jésus-Christ, et que ce soit là le principal fruit de sa mort, et que néanmoins il ne veuille pas que tout le monde reconnaisse cette vérité, et qu'il faille tolérer les luthériens qui la rejettent? Ne pourrait-on pas dire aussi : Est-il possible que Jésus-Christ ait voulu se rendre réellement présent selon son corps et selon son sang dans le pain et dans le vin de l'Eucharistie, et qu'il n'ait pas voulu nous obliger à reconnaître une présence si merveilleuse, et à lui rendre grâces d'un témoignage si étonnant de son amour ? Cependant vous voulez persuader aux luthériens, qui reconnaissent cette présence, de vous supporter, vous qui, loin de la reconnaître, en faites le sujet de vos railleries, c'est-à-dire selon eux, de vos blasphèmes, jusqu'à traiter ceux qui la croient de mangeurs de chair humaine.

Il ne faut point ici dissimuler une misérable chicane de M. Jurieu qui soutient que l'article de la présence réelle et de l'union corporelle des fidèles avec Jésus-Christ ne peut pas être fondamental ; parce que les luthériens eux-mêmes ne disent pas que cette union corporelle de Jésus-Christ avec ses membres soit absolument nécessaire. Il est donc clair, conclut-il, que les calvinistes ne nient rien de fondamental et de nécessaire selon les luthériens (2).

Ce ministre ne veut jamais entendre en quoi consiste la difficulté qu'on lui propose. Il est vrai que les luthériens ne disent pas que cette union corporelle du fidèle avec Jésus-Christ soit absolument nécessaire, parce qu'ils ne disent pas non plus que la

 

1 Lett. IV, art. 2, n. 5, 6. — 2 Jur., de l'Un, de l'Egl., tom. VI, chap. V, p. 560.

 

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réception de l'Eucharistie le soit ; mais si les luthériens ne croyaient pas que la foi de cette union corporelle fût nécessaire à celui qui reçoit l'Eucharistie, pourquoi excluraient-ils de leur communion les calvinistes avec une inexorable sévérité? Il faut donc bien qu'ils croient absolument nécessaire à tout chrétien la foi de cette union et de la présence réelle, et qu'ils tiennent ceux qui la nient pour coupables d'une erreur intolérable.

Ainsi il se pourrait très-bien faire qu'on ne crût pas la communion absolument nécessaire, comme en effet elle ne l'est pas de la dernière et inévitable nécessité ; et qu'on crût absolument nécessaire quand on communie , de savoir ce qu'on y reçoit, et ne pas priver le fidèle de la foi de la présence réelle ; n'y ayant rien de plus ridicule et de plus impie que de tenir pour indifférent, si ce qu'on reçoit sous le pain et avec le pain, comme parle le luthérien, est ou n'est pas Jésus-Christ même selon la propre substance de son corps et de son sang ; puisque c'est faire tomber son indifférence sur la présence ou sur l'absence de Jésus-Christ même et de son humanité sainte.

Ainsi, quoi que puisse dire votre ministre j'en reviens toujours à vous demander s'il n'est d'aucune importance de savoir que Jésus-Christ en tant qu'homme soit vraiment présent ou non sous les symboles sacrés? Mais ce serait en vérité être trop profane que de pousser son indifférence jusque-là, et de croire si Jésus-Christ homme a voulu être présent avec toute la réalité que croit le luthérien, que cela puisse devenir indifférent à ses fidèles. Que si vous êtes enfin forcé d'avouer que c'est là un point important et très-important, mais non pas de cette importance qui rend un article fondamental et absolument nécessaire pour le salut, puisque même la réception de l'Eucharistie n'est pas de cette nécessité ; vous ne nous échapperez pas par cette évasion : car toujours on ne cessera de vous demander ce que vous diriez d'un homme qui, sous prétexte que la Cène ou la communion n'est pas ' absolument nécessaire, rejetterait ce sacrement en disant qu'il le faut ôter des assemblées chrétiennes, et qu'il n'est pas nécessaire de le conserver dans l'Eglise ? Vous n'oseriez soutenir qu'avec cette erreur il fût digne du nom chrétien ni de la société du peuple

 

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de Dieu dont il rejetterait le sceau sacré. Car par la même raison, sous prétexte qu'on peut absolument être sauvé sans le baptême lorsqu'on y supplée par la contrition ou par le martyre, et que même sans y suppléer par ces moyens on croit parmi vous que ce sacrement n'est pas nécessaire au salut des enfants des fidèles; il faudrait aussi tolérer ceux qui cesseraient de le donner , ou qui, à l'exemple de Fauste Socin, ne le croiraient plus nécessaire à l'Eglise de Jésus-Christ, en disant avec ce téméraire hérésiarque qu'il n'a été institué que pour les commencements du christianisme. Or autant qu'il est nécessaire de conserver dans l'Eglise le sacrement de l'Eucharistie, autant est-il nécessaire d'y conserver la connaissance de la chose sainte qu'elle contient ; puisque même saint Paul condamne expressément ceux qui la mangent sans la discerner (1).

Vous dites que le socinien détruit la gloire de Dieu, en le faisant impuissant, ignorant, changeant (2) : la détruit-on moins en le faisant avec les réformateurs, auteur du péché? et en niant, comme font encore les luthériens, qu'il soit auteur de tout le bien qui se fait en nous, ne l'étant pas du commencement de notre salut? Le socinien, poursuivez-vous , ôte la sanctification en détruisant les motifs qui y portent, comme sont la crainte des peines éternelles : et les luthériens ne vous reprochent-ils pas que vous ôtez aussi ces motifs par votre certitude du salut et votre inamissibilité de la justice? Quelle différence mettez-vous entre ôter les peines éternelles, et obliger le fidèle à croire avec une entière certitude qu'elles ne sont pas pour lui, puisqu'on quelque excès qu'il tombe, il est assuré de ne mourir pas dans son péché? Le socinien ôte la consolation : demandez au luthérien s'il ne trouve point de consolation dans la foi de la présence réelle, et s'il ne vous accuse pas de ravir aux enfants de Dieu cet exercice de leur foi, et ce doux soutien de leurs âmes durant leur pèlerinage. Vous accusez le socinien de nier le mérite de Jésus-Christ et de sa mort : le socinien ne le nie pas absolument. Vous argumentez et vous dites qu'il nie le mérite par voie de satisfaction ; ce qui est en quelque façon le nier : et n'est-ce pas aussi le nier en quelque

 

1 I Cor., XI, 29. — 2 Tabl., lett. III, p. 127.

 

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façon, et encore d'une façon très-criminelle, que de croire avec les luthériens le commencement du salut indépendant de la grâce que cette mort nous a méritée ! Et d'ailleurs que répondrez-vous à vos frères les Anglais protestants et à cette opinion qu'on dit se glisser parmi eux? Mais quelle est cette opinion que vous coulez si doucement? « C'est, dites-vous (1), que Jésus-Christ n'a pas proprement satisfait pour nos péchés, et qu'il n'est pas mort afin que ses souffrances nous fussent imputées. » Voilà cette opinion qui se glisse en Angleterre, selon le ministre. « Sur quoi, poursuit-il, ils tournent en ridicule, à ce qu'on m'écrit, la justice imputée, avec autant de violence que les papistes ignorants. » Ces théologiens dont on vous écrit, qui nient ouvertement que Jésus-Christ ait proprement satisfait, et tournent en ridicule votre justice imputée avec autant de violence que pourrait faire un papiste, apparemment ne se cachent pas. Vous avez peine, dites-vous, à distinguer cette théologie de l'impiété des sociniens, et vous souhaitez qu'on la flétrisse : mais cependant l'on ne dit mot à des gens qui nient si ouvertement la satisfaction de Jésus-Christ : on laisse glisser cette opinion parmi les docteurs, d'où elle passera bientôt au peuple ; et l'église anglicane ne se croit pas obligée de régler ses censures par vos décisions. Criez tant que vous voudrez que ces articles sont révélés et clairement révélés ; vous en devez dire autant de tous les articles que vous soutenez contre les luthériens : et si enfin vous répondez que les articles que vous opposez au luthéranisme, à la vérité sont révélés et clairement révélés, mais qu'ils ne sont pas pour cela fondamentaux ni de l'importance qu'il faut pour être nécessaires au salut; nous en voilà donc revenus à examiner l'importance des articles révélés. Par quelles règles et sur quels principes? Le ministre n'en a aucun à nous donner; et dans sa cinquième lettre, où il fait les derniers efforts pour éclaircir cette matière, après avoir épuisé toutes ses subtilités, il n'y voit plus autre chose à faire que d'en revenir enfin à compter les voix, comme il l'avait déjà proposé dans sa troisième lettre.

Mais plus il s'explique sur cette matière, plus son embarras est

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 578.

 

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visible; car voici ce qu'il écrit dans cette cinquième lettre : « Il se peut donc faire, dit-il (1), qu'il y ait en effet quelques personnes qui soient aveuglées à ce point de pouvoir croire que la divinité de Jésus-Christ et sa satisfaction sont des vérités; mais que ce ne sont pas des vérités essentielles à la religion chrétienne. Mais nous ne croyons pas que cet entêtement puisse aller loin ni s'étendre à beaucoup de personnes : » à cause, dit-il, que c'est un état trop violent « de croire que certaine personne soit Dieu, et de croire qu'on ne lui fait pas de tort en le regardant comme une créature. » Voilà votre dernier refuge : vous en appelez au grand nombre, et vous voulez que les tolérants demeurent toujours le plus petit. Mais si ce torrent vous inonde , si l'expérience réfute vos raisonnements, et qu'enfin la tolérance l'emporte, où en serez-vous? Or certainement, au train qu'elle prend, il faudra bien qu'elle prévale, si vous n'avez à lui objecter que le petit nombre de ceux qui la suivent, c'est-à-dire selon la Réforme une autorité purement humaine, et le plus faible de tous les secours. Qu'ainsi ne soit : écoutons la suite (2). « On doit savoir que nous portons ce jugement (que le nombre des tolérants sera toujours le plus petit) des docteurs et des théologiens; car autrement je suis bien persuadé qu'il y a mille et mille bonnes gens dans les communions de nos sectaires qui unissent fort bien ces deux propositions: Jésus-Christ est fils éternel de Dieu ; mais il n'est pas nécessaire de le croire pour être sauvé. Car de quoi ne sont pas capables les peuples et les gens qui ne sont pas de profession à s'appliquer, ni de capacité à pénétrer ? Et même entre ceux qui sont appelés à enseigner les autres, combien peu y en a-t-il qui soient capables de voir le fond d'un sujet? » Voilà donc, de votre aveu propre, mille et mille bonnes gens, et non-seulement parmi les peuples, mais encore parmi ceux qui sont appelés à enseigner les autres, qui ne voient pas l'importance que vous voulez qui saute aux yeux. C'est pour ces mille et mille bonnes gens, pour ces gens qui ne sont pas de profession à s'appliquer, ni de capacité à pénétrer, pour ces gens, dis-je, dont il est certain que toutes les communions sont pleines, c'est pour eux et pour le grand nombre même

 

1 P. 203. — 2 p. 204.

 

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des docteurs que vous jugez incapables de voir le fond d'un sujet; c'est pour eux, encore un coup, que je vous demande une règle. Quelle sera-t-elle? L'Ecriture? Mais ils ne sont pas de profession à s'y appliquer, ni de capacité à la pénétrer. Les docteurs ? Mais ce sont ceux-là qui les embarrassent par leurs divisions, et qui, après tout, ne sont que des hommes sujets à faillir, et en particulier, et en corps ; des hommes, enfin, dont le plus grand nombre n'est pas capable, selon vous, de voir le fond d'un sujet. Que pouvez-vous donc donner pour règle à ce grand nombre d'ignorants? La multitude? qu'ils voient croître tous les jours et en train de se grossir beaucoup davantage. Le goût et le sentiment ? C'est ce qui les perd : car ils ont tant de goût pour la liberté ; la tolérance leur paraît si belle, si douce, si charitable, et par là si chrétienne! Quoi donc, enfin? Les synodes, les consistoires, les censures? Tous ces moyens sont usés et trop faibles, trop décriés dans la Réforme. Il ne reste plus à opposer que les magistrats; et c'est à quoi M. Jurieu travaille de toute sa force dans ses derniers ouvrages.

Cependant dans l'embarras où il est sur les moyens d'établir les articles fondamentaux, il semble quelquefois se repentir d'avoir avoué si souvent qu'il ne les trouve pas marqués dans l'Ecriture. Car il prétend, par exemple, que l'absolue nécessité de croire la divinité de Jésus-Christ à peine d'être damné, est clairement marquée par ces paroles : Celui qui ne croit pas au Fils éternel de Dieu est condamné: où il suppose le mot de Fils éternel au lieu de celui de Fils unique (1), et donne occasion aux tolérants de lui reprocher qu'il n'a pu trouver la condamnation expresse des sociniens dans les passages qu'il produit, sans les altérer. Il produit encore ce passage de saint Jean : Celui qui nie que Jésus soit venu en chair, est l'Antéchrist (2). Mais que conclut ce passage pour les articles fondamentaux, puisque de l'aveu du ministre, saint Léon et ses premiers successeurs ont été le vrai Antéchrist sans préjudice de leur sainteté et de leur salut, par conséquent sans nier aucun article fondamental? Il aura souvent

 

1 De l’Un., traité VI, chap. V, p. 550 ; Joan., III, 18. — 2 De l’Un., ibid. ;  Tabl., lett. IV, p. 159; II Joan., 7.

 

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sujet de se repentir d'avoir avancé une proposition si insensée ; mais après tout la question demeure toujours : ce que c'est que venir en chair. Si c'est donner à Jésus, comme ont fait les marcionites et les manichéens, au lieu d'une chair humaine une chair fantastique, les sociniens sont à couvert de ce passage. On sait d'ailleurs ce que c'est, selon eux, que venir en chair: et sans excuser leurs réponses, que je trouve aussi mauvaises que M. Jurieu, il est question de sauver de leurs vaines subtilités ce nombre infini de gens parmi les sa vans aussi bien que parmi le peuple, qu'on exclut de la discussion des passages de l'Ecriture, parce qu'ils n'ont ni le loisir ni la capacité de la faire, ainsi que le mini stre vient encore d'en convenir.

On voit donc combien est faible la seule barrière qu'il met entre lui et les tolérants, qui est celle des points fondamentaux. Il nous renvoie à ce qu'il en a dit au traité vi de son livre de l'Unité de l'Eglise (1) ; mais il n'y dit pas autre chose que ce qu'il répète dans ses Lettres, et il ne fait que l'étendre, comme il en demeure d'accord. Parcourons néanmoins ce traité : nous n'y trouverons que de nouveaux embarras sur cette matière. Après avoir supposé que les articles fondamentaux sont les principes essentiels du christianisme, il met trois choses non fondamentales: « 1° L'explication des mystères : 2° les conséquences qui se tirent de ces mystères: et 3° les vérités théologiques qu'on puise dans l'Ecriture ou dans la raison humaine, mais qui ne sont pas essentiellement liées avec les principes (2). » Je ne veux rien lui disputer sur cette division : je remarquerai seulement quelques conséquences qu'il met parmi les choses non fondamentales : « Le principe du christianisme, dit-il (3), c'est que l'homme étant tombé volontairement dans la misère par le péché, il lui fallait un rédempteur que Dieu lui a envoyé en Jésus-Christ. De ce principe les uns tirent ces conséquences, que l'homme par son- péché avait entièrement perdu toute sa force pour faire le bien et pour tendre à sa fin surnaturelle : les autres les nient. » Ce n'est donc pas un principe du christianisme que l'homme ait perdu par le péché toute sa force

 

1 Tabl., lett. III, p. 116. — 2 De l’Un., traité VI, chap. I, p. 496. — 3 Ibid., p. 497.

 

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pour faire le bien et tendre à sa fin surnaturelle : ce n'est qu'une conséquence non fondamentale, comme l'appelle le ministre (1), sur laquelle il convient aussi que les chrétiens sont partagés ; et il est permis de dire que la nature tombée a des forces pour faire le bien jusqu'à le pouvoir commencer, ainsi qu'on a vu (2), par elle-même, et tendre à sa fin surnaturelle : ce qui rétablit en honneur le semi-pélagianisme, comme on l'a vu souvent.

Voici encore une des conséquences non fondamentales que le ministre donne pour exemple. De ce principe, qu'on avait besoin d'un rédempteur, «les uns concluent, dit-il, que la satisfaction était d'une absolue nécessité, les autres n'en veulent pas tomber d'accord (3). » C'est donc une chose libre de croire qu'on ait besoin de la satisfaction de Jésus-Christ par une absolue nécessité, ou de croire qu'on pouvait s'en passer : ce qui seul renverse de fond en comble le système du ministre.

Car quand il viendra nous dire dans la suite, que pour croire « un rédempteur comme fournissant à tous nos besoins, il faut croire qu'il a satisfait parfaitement à la justice de Dieu; puisque c'est là un des besoins que la nature et la loi lui faisaient sentir (4) : » il sera aisé de lui répondre que tout le bien que nous sentons est celui que Dieu nous pardonne nos péchés, en quelque manière que ce soit, ou par la satisfaction de Jésus-Christ ou sans elle : ce qui fait ranger au ministre même parmi les choses indifférentes l'opinion qui ne veut pas reconnaître que la satisfaction de Jésus-Christ soit d'une absolue nécessité.

Mais dès là tout son système et celui de M. Claude est à bas. Car voici leur raisonnement : L'homme sentait son péché : par conséquent il sentait que Dieu était irrité contre lui, et que sa justice demandait sa mort; qu'il fallait donc que cette justice fût parfaitement satisfaite : donc par un mérite infini ; donc par une personne infinie ; donc par un Dieu-homme ; donc il fallait qu'il : y eût en Dieu plus d'une personne ; donc l'homme sentait par son besoin qu'il y avait une Trinité et une Incarnation; que ces mystères étaient nécessaires à son salut, et par conséquent

 

1 De l’Un., traité VI, chap. I, p. 497. — 2 Ci-dessus, n. 35, 36, 38. — 3 Ibid. — 4 Ibid., chap. III, 1, p. 527.

 

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fondamentaux (1). Voilà ce qu'on sent dans la Réforme. Encore que tout ce discours ne soit qu'un tissu de raisonnements et de conséquences, il se faut bien garder d'appeler cela raisonnements ; car autrement il y faudrait de la discussion et de la plus fine; et c'est ce qu'on veut exclure : il faut dire qu'on sent tout cela comme on sent le froid et le chaud, le doux et l’amer, la lumière et les ténèbres : et si on ne le sentait de cette sorte, la Réforme ne saurait plus où elle en serait, ni comment elle montrerait les articles fondamentaux.

En vérité, c'est trop se moquer du genre humain, que de vouloir lui faire accroire qu'on sente de cette sorte une Trinité et une Incarnation. Car supposé qu'on sentît qu'on a besoin d'un Dieu qui satisfasse pour nos péchés, en tout cas, on ne sent pas là le Saint-Esprit ni une troisième personne, et il suffit qu'il y en ait deux. Mais cette seconde personne dont on sent, dit-on, qu'on a besoin, sent-on encore qu'on ait besoin qu'elle soit engendrée? et ne peut-on satisfaire à Dieu si on n'est son fils, quoique d'ailleurs on lui soit égal? Quoi donc! le Saint-Esprit serait-il indigne de satisfaire pour nous, s'il avait plu à Dieu qu'il s'incarnât? Mais sent-on encore, je vous prie, que pour faire une Incarnation, il faille reconnaître en Dieu la pluralité des personnes? Et quand on n'en concevrait qu'une seule, ne concevrait-on pas qu'elle pourrait s'incarner? Mais, direz-vous, il faut deux personnes pour accomplir l'œuvre de la satisfaction : car une même personne ne peut se satisfaire à elle-même. Aveugles, qui ne sentez pas qu'il faut bien que le Fils de Dieu ait satisfait à lui-même, aussi bien qu'au Père et au Saint-Esprit; et si vous dites que comme homme il a satisfait à lui-même comme Dieu, qui empêche qu'on n'en dise autant quand il n'y aurait en Dieu qu'une personne?

Je ne parlerai point ici des autres difficultés de cette satisfaction, qui fait dire à un très-grand nombre et peut-être à la plupart des théologiens, que la satisfaction de Jésus-Christ est un mystère d'amour, où Dieu exerce plutôt sa miséricorde en acceptant volontairement la mort de son Fils, qu'il ne satisfait à sa justice selon les règles étroites, et comme parle l'Ecole, ad strictos juris

 

1 De l’Un., traité VI, chap. III, p. 527; Syst., liv. II, chap. XXV, p. 429.

 

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apices. Je laisse toutes ces choses et cent autres aussi difficiles, comme le savent les théologiens, qu'on veut pourtant faire sentir aux plus ignorants du peuple. Il me suffit d'avoir fait voir qu'on n'a senti jusqu'ici dans le discours de M. Jurieu ni la personne du Saint-Esprit, ni même celle du Fils, ni la procession de l'un, ni l'éternelle génération de l'autre; choses pourtant qui appartiennent aux fondements de la foi.

Mais en poussant encore les choses plus loin, pour sentir le besoin qu'on a d'un Dieu incarné, il faut sentir en même temps que Dieu ne nous peut sauver ni nous pardonner nos péchés que par cette voie : autrement si l'on sent qu'il y en a d'autres, on ne sent pas le besoin qu'on a nécessairement de celle-là. Il faut donc pouvoir dire à Dieu : Oui, je sens que vous ne pouvez me sauver qu'en faisant prendre chair humaine à un Dieu qui satisfasse pour mes péchés, et vous n'aviez que ce seul moyen de les pardonner. Cependant M. Jurieu lui-même n'a osé nous obliger à croire que cette voie de sauver les hommes par une satisfaction, soit de nécessité absolue (1) : et quand ce ministre ne nous aurait pas donné cette liberté, qui ne voit que le bon sens nous la donnerait, puisqu'il n'y a point d'homme assez osé pour proposer aux chrétiens comme un article fondamental de la religion, qu'il n'était pas possible à Dieu de sauver l'homme par une pure condamnation et rémission de ses péchés, ni autrement qu'en exigeant de son Fils la satisfaction qu'il lui a offerte?

Avouons donc de bonne foi que nous ne sentons ni la Trinité ni l'Incarnation. Nous croyons ces adorables mystères, parce que Dieu nous l'a ainsi révélé et nous l'a dit : mais que nous les sentions par nos besoins, et encore que nous les sentions comme on sent le froid et le chaud, la lumière et les ténèbres, c'est la plus absurde de toutes les illusions. Et pour faire voir à M. Jurieu, s'il en est capable, l'absurdité de ses pensées, il ne faudrait que lui remettre devant les yeux la manière dont il croit sentir l'ascension du Fils de Dieu. « C'est, dit-il (2), que si on le croit ressuscité, ne le trouvant plus sur terre, il faut nécessairement croire qu'il est monté dans les cieux : » ajoutez, car c'est là l’article, « et qu'il

 

1 Ci-dessus, n. 50. — 2 Ibid., chap. III, p. 527.

 

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est assis à la droite de son Père, » pour de là gouverner tout l'univers et exercer la toute-puissance qui lui est donnée dans le ciel et dans la terre. Vous sentez tout cela, si nous voulons vous en croire, parce que ne trouvant plus Jésus-Christ sur la terre il ne peut être que dans le ciel et à la droite du Père : il n'était pas possible à Dieu de le mettre quelque autre part; si l'on veut avec Elie et avec Enoch qu'on ne trouve point sur la terre, et que néanmoins on ne place pas à la droite du Père éternel dans le ciel. Dieu ne pouvait pas réserver au dernier jour à placer son Fils dans le ciel, lorsqu'il y viendrait accompagné de tous ses élus et de tous ses membres, après avoir jugé les vivants et les morts. Mais encore où sentez-vous ce jugement que le Fils de Dieu rendra comme Fils de l'homme (1)? Dieu ne pouvait-il pas juger le genre humain par lui-même? et fallait-il nécessairement que Jésus-Christ descendit du ciel une seconde fois ? Sentez-vous encore cela dans vos besoins, et soutiendrez-vous à Dieu qu'il ne lui était pas possible de faire justice autrement? Quelle erreur parmi tant de mystères incompréhensibles, d'aimer mieux dire, Je les sens, que de dire tout simplement, Je les crois, comme on nous l'avait appris dans le Symbole ?

Mais s'il faut dire ici ce que nous sentons, et donner notre sentiment pour notre règle, je dirai sans balancer à M. Jurieu, que s'il y a quelque chose au monde que je sente, c'est que je n'ai par moi-même aucune force pour m'élever à ma fin surnaturelle, et que j'ai besoin de la grâce pour faire la moindre action d'une sincère piété. Cependant M. Jurieu nous permet de ne pas sentir ce besoin : il permet, dis-je, au luthérien de ne pas sentir qu'il ait besoin d'une grâce intérieure et surnaturelle pour commencer son salut (2) : mais moi je sens au contraire que si j'en ai besoin pour l'accomplir, j'en ai besoin pour le commencer, et que ces deux choses me sont ou également possibles ou également impossibles. Je pourrais dire encore à M. Jurieu : Je sens que si j'ai besoin que Jésus-Christ soit ma victime, il faut, pour accomplir son sacrifice, qu'il me présente cette victime à manger, non-seulement en esprit, mais encore aussi réellement, aussi

 

1 Joan., V, 27. — 2 Ci-dessus, n. 37, 38.

 

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substantiellement qu'elle a été immolée; autrement je ne sentirais pas assez que c'est pour moi qu'elle l'a été, et qu'elle est tout à fait mienne : ainsi cette manducation était nécessaire, et quand je supporterais celui qui l'ignore, je ne dois pas supporter celui qui la nie. Voilà, dirai-je, ce que je sens aussi vivement que M. Jurieu se vante de sentir tout le reste. Le luthérien le sent comme moi : le calviniste sent tout le contraire. Mais pourquoi son sentiment prévaudra-t-il au nôtre, puisque nous sommes deux contre lui seul, et que constamment du moins nous l'emportons par le nombre, dont nous avons vu tout à l'heure que M. Jurieu fait tant de cas?

Par toutes ces raisons et par cent autres qui peuvent venir aisément en la pensée, il est plus clair que le jour, lorsque le ministre nous dit : « On sent bien que tout cela est essentiel à la religion chrétienne (1) : » et encore : « Pour distinguer les articles fondamentaux d'avec les autres, il ne faut que la lumière du bon sens, qui a été donné à l'homme pour distinguer le grand du petit, le pesant du léger, et l'important de ce qui ne l'est pas (2) ; » qu'il faut prendre tous ces beaux discours pour un aveu de son impuissance à établir ces articles par une autre voie , et une excuse qu'on fait aux réformés de ce qu'on ne peut les trouver dans l'Ecriture, comme le ministre est contraint de le reconnaître.

Au défaut de l'Ecriture, il leur propose encore un autre moyen. Les articles fondamentaux sont connus, dit-il (3), « par le respect que les mystères de la religion impriment naturellement par leur majesté, par leur hauteur et par leur antiquité. » Naturellement; ce mot m'étonne : les mystères de la religion selon saint Paul étaient par leur hauteur, ou, si vous voulez, par leur apparente bassesse, scandale aux Juifs, et folie aux Gentils (4), et n'étaient sagesse qu'à ceux qui avaient commencé par captiver leur intelligence sous l'obéissance de la foi (5). Mais sans nous arrêter davantage à cet effet des mystères dont nous venons de parler, c'est ici leur antiquité que le ministre nous donne pour règle. Il s'en

 

1 Ibid., p. 526. — 2 P. 529, 530. — 3 Tabl., lett. V, p. 199. — 4 I Cor., I, 23. — 5  II Cor., X, 5.

 

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explique en ces termes dans le traité de l'Unité où il nous renvoie : « C'est, dit-il (1), que tout ce que les chrétiens ont cru unanimement et croient encore, est fondamental. » Vous voilà donc, mes chers Frères, réduits à l'autorité, et à une autorité humaine : ou bien il faut avouer, avec les catholiques, que l'autorité de tous les chrétiens et de l'Eglise universelle qui les rassemble est une autorité au-dessus de l'homme.

Qu'ainsi ne soit : écoutez comme parle votre ministre : «M. Nicole , dit-il (2), suppose que les sociniens pourraient rendre le monde et l'Eglise socinienne ; et moi je suppose que la providence de Dieu ne peut pas permettre cela. » Mais pourquoi ne le peut-elle pas permettre? Pourquoi Dieu ne pourra-t-il plus comme autrefois laisser les nations aller dans leurs voies (3) ? si ce n'est qu'il s'est engagé à toute autre chose, par l'alliance qu'il a contractée avec son Eglise, et par la promesse qu'il a faite de la mettre à couvert de l'erreur ; ce qui est en termes formels l'infaillibilité que nous vous prêchons.

Vous voyez donc plus clair que le jour, qu'il faut emprunter de nous tout ce qu'on dit pour vous affermir dans les fonde-mens de la foi. Mais cependant ces vérités sont si étrangères à la Réforme, qu'elle ne sait comment s'en servir.

Quelquefois M. Jurieu semble vouloir dire, que pour connaître un article comme fondamental, il nous suffit de le voir reçu actuellement de notre temps par tous les chrétiens de l'univers ; et c'est pourquoi il a dit, comme vous venez de l'entendre, que Dieu ne peut pas permettre aux sociniens d'occuper aujourd'hui toute l'Eglise. Remarquez qu'il ne le dit pas pour une fois et dans le seul Traité de l'Unité; il avait déjà dit dans son Système (4) que « Dieu ne saurait permettre que de grandes sociétés chrétiennes se trouvent engagées dans des erreurs mortelles, et qu'elles y persévèrent longtemps. » Ce n'était donc pas seulement l'Eglise universelle, c'est-à-dire, selon ce ministre, l'amas des grandes sociétés chrétiennes ; c'est encore chaque grande société qui est infaillible à cet égard. Enfin le même ministre, dans ses Lettres

 

1 Trait. VI, chap. VI, p. 561 ; Syst. Liv. II, chap. I ; ibid., p. 237. — 2 de l’Un., trait. VI, chap. VI ; ibid., p. 567. — 3 Act., XIV, 15. — 4 Syst., liv. II, chap. I, p. 237.

 

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pastorales de la troisième année (1), a rangé encore, parmi « les suppositions impossibles, celle où l'on dirait que le socinianisme ait pu gagner tout le monde ou une partie, comme a fait le papisme. »

Remarquez bien, mes chers Frères, encore un coup ; non-seulement Dieu ne peut pas avoir permis que l'hérésie qui rejette la divinité de Jésus-Christ ait occupé tous les siècles passés, mais encore il ne peut pas permettre aujourd'hui aux derniers défenseurs de cette hérésie, qui sont les sociniens, de tenir, je ne dis pas la première place, mais même une grande place dans la chrétienté; en sorte qu'il nous suffit de voir cette hérésie actuellement rejetée par le gros des chrétiens d'aujourd'hui, et même par une grande société chrétienne, pour conclure sans avoir besoin de remonter plus haut, que cette hérésie est fondamentale.

Mais s'il est ainsi, mes chers Frères, s'il n'est pas possible à Dieu ( après ses promesses ) de laisser tomber les grandes sociétés chrétiennes dans le socinianisme, comment peut-on imaginer qu'il les ait laissées tomber dans l'idolâtrie? C'est néanmoins ce qui serait arrivé, si c'était une idolâtrie d'invoquer les Saints, et d'en honorer les reliques comme fait l'Eglise romaine ; puisqu'il est certain que cette pratique lui est commune avec les Grecs, les nestoriens, les eutychiens, et en un mot avec toutes les communions que M. Jurieu a rangées parmi les grandes communions des chrétiens.

Et il ne faut pas répondre que les luthériens et les calvinistes qui sont aussi de grandes sociétés s'opposent à cette doctrine ; car il faut prendre les choses comme elles étaient avant votre séparation il y a environ deux cents ans. Or en cet état, mes Frères, cette invocation des Saints était universelle parmi les chrétiens : le fait est constant : M. Jurieu en convient : « Il y a deux cents ans, dit-il (2), qu'on eût eu bien de la peine de trouver une communion qui n'eût pas invoqué les saints. » Par conséquent, de deux choses l'une : ou Dieu avait laissé tomber non pas une communion, mais toutes les communions chrétiennes dans l'idolâtrie,

 

1 Lett. X, p. 79. — 2 De l’Un., trait. VI, chap. 71, p. 567.

 

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ou c'est une calomnie de donner ce nom à l'invocation des Saints dont nous usons.

Et il ne sert de rien de répondre, que ce ministre ne dit pas absolument qu'il n'y avait point de communion qui n'invoquât pas les Saints; mais qu'on eût eu de la peine à en trouver; car cette expression ne sert qu'à faire voir qu'il voudrait bien pouvoir déguiser un fait qui l'accable. En effet, il est bien constant que s'il y avait eu alors quelque grande société qui n'eût pas invoqué les Saints, on n'eût point eu de peine à la trouver : ces grandes sociétés éclatent aux yeux de tout le monde; et leur culte, aussi public que la lumière du soleil, ne peut être ignoré : ainsi on n'a point de peine à le trouver pour peu qu'on le cherche.

C'est donc en effet, mes Frères, qu'avant votre séparation il n'y avait point de pareilles sociétés chrétiennes, où l'on n'invoquât pas les Saints : vous n'oseriez nous compter pour quelque chose les vaudois réduits à quelques vallées, et quelques hussites renfermés dans un coin de la Bohême ; car il faudrait nous trouver de grandes sociétés, des sociétés étendues, et qui fissent figure dans le monde, comme parle votre ministre (1) : or celles-ci, loin d'être étendues, étaient réduites à de petits coins de très-petites provinces, et ne faisaient non plus de figure dans le monde que les sociniens, qui selon le même ministre n'en ont jamais fait, malgré les églises qu'ils ont eues dans la Pologne, et qu'ils ont peut-être encore en Transylvanie.

C'est ici que le ministre accablé ne veut plus que le consentement actuel des sociétés chrétiennes soit un préjugé certain de la vérité : « Ce consentement ne fait preuve, dit-il (2), que quand le consentement des premiers siècles de l'Eglise y entre ; » ce qui selon lui ne convient pas à la prière des Saints, inconnue dans son sentiment aux trois premiers siècles. Je le veux : mais, premièrement, vous perdez d'abord votre cause contre les sociniens sur l'immutabilité de Dieu et sur l'égalité des trois Personnes ; puisque vous ôtez aux trois premiers siècles la connaissance de ces articles, comme on a vu (3). Secondement, vous perdez encore

 

1 Syst., liv. II, chap. I, p. 236. — 2 De l’Un., trait VI, chap. VI, p. 567. — 3 Voyez le sixième Avert., I part., art. 1 et suiv., art. 5 et suiv.

 

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contre les mêmes hérétiques un avantage présent que vous aviez, en leur faisant voir, par un fait certain et palpable, qu'ils sont hérétiques, et d'une hérésie capitale, puisque nulle Eglise chrétienne qui ait quelque nom n'est aujourd'hui de leur sentiment. En troisième lieu, je reviens encore contre vous, et je ne cesse de vous dire : Si vous trouvez impossible que l'Eglise devienne socinienne, comment croyez-vous plus possible qu'elle devienne idolâtre? Par conséquent tout ce que vous dites de notre idolâtrie n'est qu'illusion. En quatrième lieu, je vous soutiens que, par la même raison que l'erreur n'a pu dominer dans les siècles précédents, elle ne peut non plus dominer dans le nôtre, ou dans quelque autre qu'on puisse assigner; puisque s'il n'y a point de promesse de préserver l'Eglise d'erreur, tous les siècles y sont sujets; et s'il y a une promesse, tous les siècles en sont exempts. En cinquième et dernier lieu, sans cela le ministre ne dit rien. Son dessein est d'en venir au discernement des articles fondamentaux par le sentiment unanime de l'Eglise chrétienne, comme par un moyen facile au peuple, par conséquent sans discussion, selon ses principes. Or est-il que la discussion serait infinie, s'il fallait examiner par le menu la foi de tous les siècles précédents. Il faut donc trouver le moyen de faire, pour ainsi dire,' toucher au doigt à chaque fidèle dans le siècle où il est, en lui disant que par la promesse divine la foi d'aujourd'hui est la foi d'hier et celle de tous les siècles tant précédents que futurs ; ce qui est précisément la doctrine de l'Eglise catholique.

M. Jurieu voudrait bien dire, dans une de ses Lettres pastorales, que ce n'est ni au peuple, ni aux simples, mais seulement aux savants, qu'il propose ce moyen de discerner les articles fondamentaux : mais en cela il continue à montrer qu'il raisonne sans principes, et qu'il parle sans sincérité; puisqu'il vient encore d'écrire le contraire dans la cinquième lettre de son Tableau, où après avoir établi, comme on a vu, que l'importance des mystères rejetés par les sociniens se connaît entre autres choses par leur antiquité, il ajoute, que « les peuples sachant que c'est la foi universelle de l'Eglise de tous les temps, ne peuvent que très-malaisément être induits à croire que ces mystères sont indifférents :

 

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au lieu, poursuit-il, que si l'on permet que le dogme de l'indifférence devienne général, le peuple, qui n'aura plus de digue à franchir, se jettera sans difficulté dans le précipice (1). » Ce sont donc en termes formels, les peuples qui savent la foi universelle de l'Eglise de tous les temps. Ils ne la savent point par la discussion de l'histoire de tous les siècles : ils ne peuvent donc la savoir que par l'uniformité que la promesse de Dieu y entretient, et parce que la foi de l'Eglise appuyée sur cette promesse est infaillible et invariable : sans cette digue, poursuit le ministre, les peuples se jetteraient dans le précipice de l'indifférence des religions. Il n'y a donc que cette autorité qui puisse les retenir sur ce penchant : il n'y a que ce moyen de fixer les articles de la religion : il en faut donc nécessairement revenir à la voie de l'autorité, comme font les catholiques; et de l'aveu du ministre, la religion chrétienne n'a que cet appui.

Cependant, comme ce principe est étranger à la Réforme, quoiqu'elle soit réduite à s'en servir, M. Jurieu y commet deux fautes essentielles. La première, c'est qu'il étend l'effet de la promesse de Dieu et de l'assistance de son Saint-Esprit sur toutes les sociétés considérables par leur nombre et qui font figure dans le monde, comme il parle (2). Dieu ne peut pas, dit-il, abandonner une telle société jusqu'à y laisser manquer les fondements du salut. Or cela c'est une erreur manifeste. Car il s'ensuivrait que les ariens, à qui même nos adversaires ne rougissent pas de donner en un certain temps tout l'univers ; mais qui, sans exagérer, ont fait longtemps une société considérable, ayant occupé des nations entières, comme les Vandales, les Hérules, les Visigoths, les Ostrogoths, les Bourguignons, auraient conservé le fondement de la foi en persistant à nier la divinité de Jésus-Christ.

L'erreur est d'associer les sectes séparées à des promesses qui originairement ont été données à la tige d'où elles se sont détachées. Par exemple, cette promesse, Je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles (3), suppose une société qui ait toujours été avec Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ aussi a toujours voulu être avec elle. Mais

 

1 III Ann., lett. XI, p. 83; Tabl., lett. v. p. 199. — 2 Voyez ci-dessus, n. 60. — 3 Matth., XXVIII, 20.

 

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les sectes séparées, par exemple, la nestorienne ou celle des Cophtes et des Abyssins, que le ministre met au rang de celles que Dieu ne peut pas abandonner, s'est désunie du tout à qui la promesse avait été faite. On la doit donc regarder comme déchue des promesses : ce n'est donc pas là qu'il faut chercher l'effet des promesses et de l'assistance divine : il faut remonter à la source et rechercher avant toutes choses le principe de l'unité, comme l'enseignent les catholiques.

La seconde erreur du ministre, c'est de restreindre les vérités que Jésus-Christ s'est obligé à conserver dans son Eglise à trois ou quatre; comme si les autres étaient inutiles, et que Jésus-Christ, qui a envoyé son Saint-Esprit pour les révéler toutes à son Eglise, ne s'en souciât plus. Lorsque l'Esprit consolateur sera venu, il vous apprendra toute vérité, dit le Sauveur (1) : Je suis avec vous (2) indéfiniment et sans y apporter de restriction : Les portes d'enfer ne prévaudront pas (3); encore sans restriction, pour montrer qu'elles ne pourront  prévaloir en rien, ni jusqu'à éteindre quelque vérité, loin de les pouvoir éteindre toutes : d'où vient aussi que l'Eglise est appelée encore sans restriction la colonne et le soutien de la vérité (4) : ce qui enferme indéfiniment toute vérité révélée de Dieu et enseignée aux apôtres par le Saint-Esprit. Interpréter avec restriction et réduire à de certaines vérités la promesse de Jésus-Christ, c'est établir gratuitement une exception qu'il n'a pas faite : c'est donner à sa fantaisie des bornes à sa parole : c'est accuser sa toute-puissance, comme s'il ne pou-voit accomplir au pied de la lettre et dans toute son étendue ce qu'il a promis. Quand donc, conformément à cette promesse, on dit dans le Symbole des apôtres, qu'on croit l'Eglise catholique, c'est-à-dire qu'on la croit en tout; et que si elle avait perdu quelque vérité de celles qui lui ont été révélées, elle ne serait plus la vraie Eglise : qui est précisément notre doctrine, dont le ministre par conséquent ne peut s'éloigner qu'en détruisant les fondements qu'il avait posés.

C'est en vain que le ministre nous objecte que l'Eglise romaine

 

1 Joan., XVI, 13. — 2 Matth., XXVIII, 20. — 3 Ibid., XVI, 18. — 4 I Timoth., III, 15.

 

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elle-même distingue les points fondamentaux d'avec les autres (1) ; car il sait bien que le dessein de cette Eglise n'est pas de retenir dans son sein ceux qui en recevant ces points principaux nieraient les autres qu'elle a reconnus pour expressément révélés : au contraire dès qu'on rejette quelqu'un de ces articles, quel qu'il soit, elle croit qu'on renverse le fondement, et qu'on ébranle autant qu'il est en soi la pierre sur laquelle la foi du fidèle est appuyée. L'Eglise romaine avoue donc qu'il y a quelques articles principaux qu'il n'est pas permis d'ignorer ; et la même autorité de l'Eglise, qui lui en fait trouver la vérité dans la parole de Dieu, lui en apprend aussi la conséquence ; mais elle ne dit pas pour cela qu'il soit permis de nier les autres points également révélés et unanimement reçus, parce qu'il n'y en a aucun qui ne soit d'une extrême importance, nécessaire au corps de l'Eglise, et même aux particuliers en certains cas, comme nous l'avons dit ailleurs.

On peut voir ce qui est écrit sur cette matière dans le livre XV des Variations, et dans notre premier Avertissement. Maintenant il me suffit d'avoir fait voir par l'exemple de M. Jurieu, d'un côté, que la Réforme est contrainte de se servir contre ses propres principes de la voie d'autorité ; et de l'autre, qu'elle ne sait pas comment il s'en faut servir, et qu'elle en doit apprendre l'usage de l'Eglise catholique dont elle l'a empruntée.

Il est maintenant aisé de voir combien elle est éloignée de ses premières maximes. On n'y entendait autrefois que ces plausibles discours par lesquels on flattait le peuple : Nous ne vous en imposons pas : lisez vous-mêmes; examinez les Ecritures : vous entendrez tout; et les secrets vous en sont ouverts, du moins poulies vérités nécessaires. Le même langage subsiste; mais la chose est bien changée. On veut, mes Frères, que vous portiez à la lecture des saints Livres votre foi toute formée par la voie d'autorité. On vous propose cette autorité dans le consentement unanime de l'Eglise universelle : ce qu'on y a ajouté de ce goût, de cette adhésion, de ce sentiment qui vous rend toute vérité aussi manifeste que la lumière ou soleil, n'est encore que l'autorité expliquée en

 

1 De l’Un., trait VI, chap. III, p. 537 et suiv.

 

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d'autres termes. Tout cela ne signifie autre chose, à parler français, si ce n'est que vos préjugés et vos Confessions de foi vous déterminent, ou, comme disait tout à l'heure l'auteur des Avis (1), que l'autorité de vos catéchismes et de votre église vous emporte. En effet, il est bien constant que les remontrants furent d'abord excommuniés comme suivant une doctrine contraire aux Confessions de foi et aux catéchismes reçus dans les Provinces-Unies. C'est ce qui est posé en fait comme constant dans Y Histoire des Variations (2), c'est ce que M. Basnage n'a osé nier dans la Réponse qu'il y fait ; on n'a qu'à lire les endroits où il traite cette matière (3). Bien plus : comme les remontrants se servaient des maximes de la Réforme pour prouver que les synodes qu'on tiendrait contre eux ne lieraient pas leur conscience, celui de Delpht leur répondit que « Jésus-Christ, qui avait promis à ses apôtres l'Esprit de vérité, avait aussi promis à son Eglise d'être toujours avec elle (4); » d'où il concluait « que lorsqu'il s'assemblerait de plusieurs pays des pasteurs pour décider selon la parole de Dieu ce qu'il faudrait enseigner dans les églises, il fallait avec une ferme confiance se persuader que Jésus-Christ serait avec eux selon sa promesse. »

M. Basnage a vu ce passage dans l'Histoire des Variations, et sa réponse aboutit à trois points. Il soutient premièrement, qu'être avec l'Eglise, ce n'est pas « la conduire tellement qu'elle ne puisse errer : » Secondement, « que cette infaillibilité, quand elle serait promise par ces paroles, ne serait pas pour cela communiquée à une certaine assemblée de prélats : » Troisièmement, « que les réformés espèrent bien de la grâce de Dieu que l'Eglise n'errera pas dans ses jugements ; qu'ils le présument par un jugement de charité; qu'ils ont même quelque confiance que Dieu conduira l'Eglise par son esprit, afin que ses décisions soient conformes à la vérité ; mais ils ne disent pas que leurs synodes ne peuvent errer (5). » C'est ce que j'admire, que n'osant le dire en ces mêmes mots, ils le disent équivalemment. Car le synode provincial de Delpht, lu et approuvé dans le national et comme œcuménique de

 

1 P. 20. —2 Var., liv. XIV, n. 79. — 3 Tom. II, liv. III, chap. II, p. 3. — 4 Syn. Delph., Ad. Dordr. Syn., p. 16; Var., ibid., n. 75. — 5 Tom. II, liv. III, chap. III, p. 91.

 

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Dordrecht, ainsi qu'on l'appelle dans la Réforme , ne parle pas de présomption et d'espérance, mais de confiance; et ce n'est pas quelque confiance qu'il veut qu'on ait en cette occasion, comme le tourne M. Basnage, mais une ferme confiance fondée sur la promesse de Jésus-Christ : et ce n'était pas en général à toute l'Eglise qu'il attachait cette promesse, mais à une certaine assemblée de pasteurs qui s'assembleraient de divers pays : et ce qu'il veut qu'on en croie avec une si ferme confiance, c'est que Jésus-Christ serait avec eux selon sa promesse : ce qui sans doute ne serait pas vrai, s'il les livroit à l'erreur et s'il les abandonnait à eux-mêmes. Voilà de quoi on flattait les peuples de la Réforme dans le scandale qu'y excitait la querelle des arminiens. Leurs docteurs leur proposaient, à l'exemple des catholiques, l'assistance du Saint-Esprit infailliblement attachée aux synodes : les remontrants avaient beau crier aux ministres que contre les maximes de leur religion ils rétablissaient le papisme avec l'infaillibilité de l'Eglise et des conciles : la nécessité les y forçait; et on n'avait plus d'autre frein pour retenir les esprits. On passa même, pour étourdir le vulgaire par les plus grands mots, à établir dans le synode de Dordrecht l'autorité d'un concile comme œcuménique et général (1), par conséquent en quelque sorte au-dessus du concile national ; et la prétendue église réformée n'oubliait rien pour imiter ou pour contrefaire l'Eglise romaine catholique, il s'élevait de toutes parts jusque dans son sein des cris continuels : Laissez, disait-on, ces moyens à Rome : ce sont ses principes naturels, qu'elle suit par conséquent de bonne foi ; mais nous, qui l'avons quittée pour cela même, pouvons-nous ainsi nous démentir ? On n'entendait retentir dans la bouche des remontrants que cabales, mauvaise foi, politique, pour ne pas dire tyrannie et oppression ; et plus la Réforme voulait se donner d'autorité contre ses règles, moins elle en avait dans le fond.

C'est la conduite qu'on tient encore aujourd'hui avec les tolérants : ils sentent bien qu'on ne veut plus les mener que par autorité : l'auteur des Avis sur le Tableau le reproche en se moquant à M. Jurieu, et le prie de ne le pas traiter comme le peuple : Nous

 

1 Prœf. ad Ecc. ante Syn. Dordr.; Var., liv. XIV, n. 77.

 

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ne sommes pas peuples, dit-il (1), nous sommes de bons réformés, qui voulons être menés selon les règles de notre Réforme par l'évidence de la raison, ou par celle de la révélation expresse.

Mais on sent l'autorité si nécessaire, que Bullus, protestant anglais, oppose aux sociniens l'autorité infaillible du concile de Nicée. « Car, dit-il (2), si dans un article principal on s'imagine que tous les pasteurs de l'Eglise auront pu tomber dans l'erreur et tromper tous les fidèles, comment pourra-t-on défendre la parole de Jésus-Christ, qui a promis à ses apôtres et en leurs personnes à leurs successeurs d'être toujours avec eux? Promesse, poursuit ce docteur, qui ne serait pas véritable, puisque les apôtres ne doivent pas vivre si longtemps, n'était que leurs successeurs sont ici compris en la personne des apôtres mêmes. » Voilà donc manifestement l'Eglise infaillible, et son infaillibilité établie sur la promesse de Jésus-Christ par un si habile protestant : il ne reste qu'à lui demander si ces divines promesses n'avaient de force que jusqu'au quatrième siècle, et si la succession des apôtres s'est éteinte alors.

Mais voici encore sur l'autorité une rare imagination de M. Jurieu : « On voit, dit-il (3), une providence admirable en ce que Dieu, dans le quatrième et cinquième siècles, qui sont les derniers de la pureté de l'Eglise, a pris soin de mettre à couvert et la Trinité et L'Incarnation sous l'autorité de plusieurs conciles assemblés de toutes les parties de l'Eglise. » Remarquez en passant, mes Frères, que le quatrième et cinquième siècles sont les derniers de la pureté de l'Eglise, où néanmoins le même ministre qui leur donne cette louange prétend vous faire trouver le règne de l'idolâtrie antichrétienne, comme nous l'avons observé ailleurs. Poursuivons : Dieu savait, continue-t-il, que l'esprit de l'Antéchrist allait entrer dans l'Eglise : le ministre oublie ses principes : il y était déjà entré; et c'est par l'Antéchrist même, par saint Léon que fut tenu le concile de Chalcédaine, un de ceux où la foi de l'Incarnation fut si puissamment affermie : le ministre poursuit ainsi : « Dieu savait donc que l'Antéchrist allait entrer dans

 

1 P. 10. — 2 Buill., Def. fid. Nic., proœm., n. 1, p. 2; Var., liv. XV, n. 103. — 3 Tabl., lett. v, p, 198, 199.

 

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l'Eglise, qu'il ruinerait la foi, qu'il entreprendrait d'attaquer les parties les plus augustes du christianisme, qu'il anéantirait et la connaissance et presque l'autorité des Livres sacrés; qu'il établirait pour fondement de la foi des traditions humaines, des juge-mens d'hommes, des conciles sujets à erreur. » Laissons-lui étaler ces calomnies contre l'Eglise catholique : comme il les suppose sans preuve, laissons-les passer sans réplique, et voyons la conséquence qu'il en tire : « Avant que cet esprit entrât dans l'Eglise, Dieu par une sagesse profonde mit les articles fondamentaux à l'abri de la seule autorité qui devait être respectée dans ce christianisme antichrétien; et sans cela, poursuit-il, tout le monde serait aujourd'hui arien et socinien, parce qu'il n'y a point d'esprit qui naturellement n'aime à secouer le joug. » Grâces à la divine miséricorde : c'est donc ce joug salutaire de l'autorité des conciles qui a tenu dans le respect les esprits naturellement indociles : c'est à l'abri de cette autorité sacrée que les fondements de la foi sont demeurés en leur entier. En effet, il n'y a qu'à voir, aussitôt que la Réforme s'est opposée à cette autorité des conciles, quelle licence a régné dans les esprits, avec quelle audace et quel concours la Trinité et l'Incarnation ont été attaquées : sans le respect qu'on avait pour ces conciles tout le monde, dit le ministre, et les réformés comme les autres, serait aujourd'hui arien et socinien. Mais pourquoi donc n'attribuer un secours si nécessaire au christianisme qu'à un christianisme antichrétien, et ne pas vouloir qu'un tel secours, si grand, si nécessaire, si essentiel, soit donné dès son origine à l'Eglise chrétienne? Mais si ce secours était si nécessaire au christianisme, selon M. Jurieu, pourquoi le même ministre foule-t-il aux pieds les décisions de ces saints conciles et celle du concile d'Ephèse, qui est celui où la foi de l'Incarnation a été le plus puissamment affermie? Ce saint concile décida que la sainte Vierge était Mère de Dieu, et ne trouva point de terme plus propre que celui là pour fermer la bouche à Nestorius, comme le concile de Nicée n'en avait point trouvé de plus énergique contre les chicanes des ariens, que celui de consubstantiel. Mais M. Jurieu ne craint pas de dire que « ce fut aux docteurs du cinquième siècle une témérité malheureuse d'avoir appelé la sainte Vierge

 

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mère de Dieu (1). » Voilà comme il s'oppose au dessein de Dieu, qui voulait, comme il l'avoue, se servir de l'autorité de ce concile pour affermir la foi de l'Incarnation : et afin que rien ne manque au mépris qu'il inspire pour cette assemblée, il ajoute qu'aussi « Dieu n'a pas versé sa bénédiction sur la fausse sagesse de ces docteurs : au contraire, continue-t-il, il a permis que la plus criminelle et la plus outrée de toutes les idolâtries (il veut dire la dévotion à la sainte Vierge) ait pris son origine de là. » Voilà donc ce saint concile, un des appuis, selon lui, des fondements de la foi, livré à l’idolâtrie, et encore à l'idolâtrie la plus outrée, en punition de sa décision : la corruption du monde et l'antichristianisme en fut le fruit. Mais si le concile d'Ephèse est si hautement méprisé, on n'a pas plus épargné celui de Nicée. M. Jurieu a entrepris d'y trouver l'inégalité des personnes, l'imperfection de la naissance du Fils de Dieu, et un changement manifeste dans le sein de la Divinité (2). La porte à l'apostasie est ouverte ; et ce ministre ébranle avec la révérence des premiers conciles les fondements de la foi des peuples, que l'Antéchrist avait respectés. Car quel respect veut-il qu'il nous reste pour le concile de Chalcédoine, qu'il fait tenir à l'Antéchrist même, et en général pour le quatrième et le cinquième siècles où selon lui l'idolâtrie antichrétienne et les doctrines des démons ont régné impunément? Les trois premiers siècles sont pleins d'ignorance, ariens ou pis qu'ariens; les deux suivants plus éclairés, et les derniers de la pureté, sont idolâtres et antichrétiens, et il n'y a rien de sain dans le christianisme. Vous recommencez, dira-t-il, trop souvent le même reproche : qu'il y réponde une fois, et nous nous tairons.

Autant donc qu'il est évident, par toutes ces choses, que la Réforme ne se peut passer de la voie d'autorité, autant est-il véritable qu'il ne lui est pas possible de la soutenir : elle lui est trop étrangère, trop incompatible avec ses maximes. Tout y respire la liberté de dogmatiser : on ne songe qu'à se mettre au large sur les articles de foi ; ce qui est le chemin manifeste au socinianisme, ou plutôt, et à ne rien déguiser, le socinianisme lui-même.

 

1 Ann., lett. XVI, p. 130, 131 ; I Avert., n. 19. — 2 VIe Avert., I part., n. 47 et suiv.

 

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Que ce soit là l'esprit du parti, M. Jurieu nous en est un grand exemple, puisque nous venons de voir que déjà il fait régner dans les trois premiers siècles de l'Eglise des erreurs manifestement sociniennes. M. Basnage le seconde dans ce dessein : lorsque je lui nie que les anciens aient enseigné les dogmes pernicieux que son collègue M. Jurieu lui attribue, il me reproche que je nie les choses les plus claires; et il se réduit comme son confrère à soutenir que malgré ces erreurs des prélats la foi de l'Eglise n'était pas périe (1).

Il n'y a qu'à prendre un ton de confiance pour éblouir nos réformés : mais qu'on pénètre ce qui est caché sous ces grands mots de M. Basnage, on y trouvera qu'il adopte les sentiments de son confrère, c'est-à-dire, qu'il fait nier aux anciens docteurs l'égalité et la coéternité des trois Personnes divines.

M. Burnet n'est pas plus favorable à l'antiquité. Il prétend « que les Pères et les Docteurs de l'Ecole ont demeuré longtemps à faire un système complet de leurs notions à l'égard de la Divinité (2) : » c'est-à-dire, à ne rien dissimuler et à ôter les embarras affectés de cette expression, qu'on a passé plusieurs siècles sans avoir une notion complète de Dieu, et à dire vrai, sans le bien connaître. Non-seulement il veut « que j'apprenne du Père Pétau combien les idées des Pères des trois premiers siècles étaient obscures sur la Trinité, » mais encore il ne craint point d'assurer que, « même après le concile de Nicée, on a été longtemps avant que de mettre l'idée de l'unité de l'essence divine dans l'état où elle est depuis plusieurs siècles. » Nous entendons ce langage : nous n'ignorons pas qui sont les protestants d'Angleterre , qui prétendent que l'unité qu'on reconnaissait dans la nature divine était semblable à celle des autres natures, c'est-à-dire, qu'il n'y avait qu'une unité d'espèce ou de genre ; si bien qu'à proprement parler il y avait plusieurs dieux comme il y a plusieurs hommes. Voilà les erreurs Que M. Burnet attribue aux premiers siècles, en sorte qu'il n'y avait nulle connaissance certaine et nulle confession claire de l'unité ni de la perfection de Dieu non plus que de la Trinité de ses

 

1 Déf. de la Réf. Cont. Les Var., tom. I, liv. II, chap. V, p. 478, 479. — 2 Crit. De l’Hist. des Var.

 

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personnes. C'est à peu près dans la foi la même imperfection que reconnaît M. Jurieu : c'est ce qu'il avait appelé la Trinité informe.

La Réforme a aujourd'hui trois principaux défenseurs ; M. Jurieu, M. Burnet et M. Basnage : tous trois ont donné les premiers siècles pour fauteurs aux hérésies des sociniens : nous avons vu les conséquences de cet aveu, d'où l'on induit nécessairement la tolérance universelle. M. Burnet l'a ouvertement favorisée dans sa préface sur un Traité qu'il a traduit de Lactance ; et nous produirons bientôt d'autres preuves incontestables de son sentiment. Pour ce qui est de M. Basnage, nous avons vu comme il s'est déjà déclaré pour la tolérance civile, qui selon M. Jurieu a une liaison si nécessaire avec l'indifférence des religions. Il a loué les magistrats sous qui l'hérétique n'a rien à craindre (1). Nous avons ouï de sa bouche que la punition de Servet, quoique impie et blasphémateur, était un reste de papisme (2). Par là il met à couvert du dernier supplice les blasphémateurs les plus impies : ce qui favorise une des maximes de la tolérance, où l'on ne tient pour blasphémateurs que ceux qui s'attaquent à ce qu'ils reconnaissent pour divin, directement contre saint Paul, qui se nomme blasphémateur, quoique ce fût, comme il le dit, dans son ignorance (3); et même contre l'Evangile, qui range aussi au nombre des blasphémateurs ceux dont les langues impudentes chargeaient d'injures le Sauveur (4), quoiqu'ils le fissent par ignorance (5), sans connaître le Seigneur de gloire; et que le Sauveur lui-même les ait excusés envers son Père, en disant qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient (6).

Le grand principe des sociniens et l'un de ceux que M. Jurieu attaque le plus (7), c'est qu'on ne peut nous obliger à croire ce que nous ne connaissons pas clairement. C'était aussi le principe des manichéens; et saint Augustin, qui s'est attaché à le détruire en plusieurs de ses ouvrages, a persuadé tout le monde excepté les sociniens et M. Basnage. Je remarquerai ici en passant un endroit où, en rapportant les vaines promesses des manichéens qui

 

1 Basn., tom. 1, chap. VI, p. 492; ci-dessus, n. 10. — 2 Déf. de l’Hist. des Var., n. 3. — 3 I Timoth., I, 13. — 4 Matth., XXVII, 39. — 5 Act., III, 17 — 6 Luc., XXIII, 31. — 7 Tabl., lett. III, p. 131.

 

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s'engageaient « à conduire les hommes à la connaissance nette et distincte de la vérité, et qui avaient pour principe qu'on ne doit croire véritables que les choses dont on a des idées claires et distinctes ; » tout d'un coup, sans qu'il en fût question, ou que son discours l'y menât par aucun endroit, il s'avise de dire « que saint Augustin réfute ce principe de la manière du monde la plus pitoyable (1) » C'était peu de dire la plus faible ou s'il voulait la plus fausse; pour insulter plus hautement à saint Augustin il fallait dire la plus pitoyable; et cela sans alléguer la moindre preuve, sans se mettre du moins en peine de dire mieux que saint Augustin , ni de détruire un principe dont il sait que les sociniens aussi bien que les manichéens font leur appui. Il leur a voulu faire le plaisir de leur donner gain de cause contre saint Augustin, et persuader à tout le monde qu'un docteur si éclairé est demeuré court en attaquant le principe qui fait tout le fondement de leur hérésie.

C'est, en un mot, je l'ai dit souvent et je le répète sans crainte, c'est, dis-je, que la Réforme n'a point de principe universel contre les hérésies, et ne produit aujourd'hui aucun auteur où l'on ne trouve quelque chose de socinien : mais celui qui en a le plus, très-certainement c'est M. Jurieu. Avant lui on n'avait oui parler d'une Trinité informe. Personne n'avait encore dit que la doctrine de la grâce fût informe et mêlée d'erreurs devant saint Augustin, ou qu'il fallût encore aujourd'hui prêcher à la pélagienne (2). Voilà ce qu'enseigne ce grand adversaire des sociniens. Il enseigne qu'on ne peut condamner ceux qui font la Trinité nouvelle, et deux de ses Personnes nouvellement produites; qui font dans l'éternité la nature divine imparfaite, divisible, changeante, et les personnes inégales dans leur opération et leur perfection ; ceux qui disent que le concile de Nicée, loin de réprouver ces erreurs y a consenti et les a autorisées par ses décrets ; que la doctrine de l'immutabilité de Dieu est une idée d'aujourd'hui, et qu’on ne peut réfuter par l'Ecriture ni accuser d'hérésie ceux qui la rejettent (3).

Il est vrai qu'il a pris la peine de répondre à ce dernier

 

1 Basn., tom. I, I part chap. IV, art 2 p. 127. — 2 Voy. VIe Avert., I part., art. 2-5. — 3 Ibid., art. 6 et suiv.

 

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proche, et il soutient qu'il n'a voulu dire autre chose, sinon « que les lumières naturelles achèvent ce que l'Ecriture sainte avait commencé là-dessus (1). » Un autre aurait dit. que l'Ecriture confirme et achève ce que la lumière naturelle avait commencé : notre ministre aime mieux attribuer le commencement à l'Ecriture et la perfection à la raison : comme si les écrivains sacrés n'avaient pas eu la raison, et par-dessus la raison la lumière du Saint-Esprit qui en perfectionnait les connaissances. Mais après tout, ce n'est pas là ce qu'avait dit le ministre : il avait dit en termes formels que les anciens, en donnant au Verbe une seconde génération, lui donnaient non un nouvel être, mais une nouvelle manière d'être (2) : que cette nouvelle manière d'être ajoutait la perfection au Verbe et accomplissait sa naissance imparfaite jusque-là : « qu'on devait pourtant bien remarquer que l'on ne saurait réfuter par l'Ecriture cette bizarre théologie des anciens ; et c'est, disait-il, une raison pourquoi on ne leur en saurait faire une hérésie : il n'y a que la seule idée que nous avons aujourd'hui de la parfaite immutabilité de Dieu qui nous fasse voir la fausseté de ces hypothèses (3). » L'Ecriture n'était donc pas suffisante pour nous faire voir un Dieu immuable. Qu'il ne chicane point sur ce mot de faire voir, comme si l'Ecriture nous faisait croire seulement l'immutabilité de Dieu, et que la raison nous la fit voir. Car il avait dit clairement que ces hypothèses des Pères ne sauraient être réfutées par l'Ecriture : l'Ecriture ne pouvait donc ni faire voir ni faire croire que Dieu fût immuable : l'idée de l'immutabilité est une idée d'aujourd'hui, qui n'était ni dans les saints Livres ni dans la doctrine de ceux qui nous avaient précédés. On a vu quelle est l'ignorance et l'impiété d'une telle proposition. Mais le ministre qui la désavoue ne sait encore qu'en croire, puisqu'au lieu de dire à pleine bouche que nous voyons dans l'Ecriture l'immutabilité de Dieu, il se contente de dire qu'il n'a jamais dit que «l'Ecriture ne servît de rien à en former l'idée. Car, poursuit-il, puisque l'Ecriture sert infiniment à nous donner l'idée de l'être infiniment parfait, elle sert aussi sans doute à nous

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 580. — 2 Tabl., lett. VI, p. 266 et suiv. — 3 VI° Avert., 1 part., art. 1, n. 10, 11; Tabl., lett. VI, p. 268.

 

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faire comprendre la parfaite immutabilité de Dieu. » Vous diriez que l'Ecriture ne nous dise pas en termes assez formels que Dieu est immuable, jusqu'à exclure de ce premier être même l'ombre du changement (1); mais qu'elle serve seulement à nous le faire comprendre, et que ce soit là une conséquence qu'il faille comme arracher de ses autres expressions. Je ne m'étonne donc plus si l'auteur des Avis prend à témoin M. Jurieu des belles lumières que nous recevons de la philosophie moderne. » M. Jurieu sait, dit-il (2), qu'avant la philosophie de l'incomparable Descartes on n'avait aucune juste idée de la nature d'un esprit : » sans doute, avant ce philosophe nous ne savions pas que Dieu fût esprit, ni de nature à n'être aperçu que par la pure intelligence, ni que notre âme fût faite à son image, ni qu'il y eût des esprits administrateurs : sans Descartes ces expressions de l'Ecriture étaient pour nous des énigmes; on ne trouvait pas dans saint Augustin, pour ne point parler |des autres Pères, la distinction de l’âme et du corps : on ne la trouvait pas même dans Platon. M. Jurieu le sait bien : car si nous n'entendons que d'aujourd'hui l'immutabilité de Dieu, pourquoi entendrions-nous mieux sa spiritualité, qui seule le rend immuable, puisqu'un corps qui de sa nature est divisible et mobile, ne le peut pas être ? Que la Réforme qui ne sait rien de tout cela, et qui l'apprend d'aujourd'hui, est éclairée ! L'aveuglement de ses docteurs ne la fera-t-elle jamais rougir? Mais ne comprendra-t-elle jamais combien l'esprit du socinianisme domine en elle, puisque M. Jurieu y est entraîné comme par force en le combattant.

Pour ce qui regarde la tolérance, il n'y a qu'à se souvenir avec quelle évidence nous venons de démontrer que ce ministre l'a autorisée même en voulant la combattre. Et pour ne point répéter ce qu'on a dit (3), on ajoutera seulement que M. Jurieu est lui-même le plus grand exemple qu'on puisse jamais proposer de la tolérance du parti. On lui tolère toutes les erreurs qu'on vient de voir, quoiqu'elles n'emportent rien moins qu'un renversement total des fondements du christianisme, et même des principes de la Réforme.

 

1 Jacob., I, 17. — 2 Avis sur le Tabl., art. 3. — 3 VIe Avert., II part., n. 105.

 

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On lui tolère de dire qu'on se peut sauver dans une communion socinienne : c'est une accusation que je lui ai faite dans l’Histoire des Variations et dans le premier Avertissement (1). Il n'est pas nécessaire d'en répéter ici la preuve, puisqu'après avoir beaucoup chicané, le ministre a enfin passé condamnation. « Il conclut (l'évêque de Meaux) son premier Avertissement par des preuves que selon moi on peut être sauvé dans une communion socinienne. Il n'y a pas plus de bonne foi là-dedans que dans le reste. Si l'on pouvait conclure quelque chose de mes écrits, ce serait qu'un homme, qui sans être socinien et en détestant les hérésies sociniennes, vivrait dans la communion externe des sociniens n'en pouvant sortir, serait sauvé : c'est ce que je ne nie pas (2). » Il avoue donc en termes formels le crime dont on l'accuse, qui est qu'on se peut sauver dans une communion socinienne.

Car être à l'extérieur dans cette communion, c'est y recevoir les sacrements, c'est y assister au service, aux prêches, aux catéchismes, aux prières , comme font les autres , avec les marques extérieures de consentement : il n'y a point d'autres liens extérieurs de communion que ceux-là : or si cela est permis, on ne sait plus ce que veulent dire ces paroles : Retirez-vous des tentes des impies (3) ; ni celles-ci de saint Paul : Je ne veux point que vous soyez en société avec les démons : vous ne pouvez boire le calice du Seigneur et le calice des démons : vous ne pouvez participer éc la table du Seigneur et à la table des démons (4); ni enfin celles-ci, du même Apôtre : Quelle communion y a-t-il entre la justice et l'iniquité? ou quelle convention entre Jésus-Christ et Bélial? ou quel accord peut-il y avoir entre le temple de Dieu et les idoles (5) ? S'il est permis d'être uni par les liens extérieurs de la religion avec l'assemblée des impies, tous ces préceptes de l'Apôtre, toutes ces fortes expressions du Saint-Esprit, ne sont plus qu'un son inutile ; et le ministre manifestement les réduit à rien. Ainsi la limitation qu'il apporte à sa proposition en supposant que celui qu'il met dans une communion socinienne, n'y sera qu'extérieurement et détestera dans son cœur les hérésies de cette secte, ne

 

1 Var., liv. XV, n. 79; Ier Avert., n. 42. — 2 Tabl., lett. VI, p. 298 — 3 Numer., XVI, 26. — 4 I Cor., X, 20. — 5 II Cor., VI, 14.

 

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sert qu'à le condamner davantage. Car un tel homme sera nécessairement un hypocrite, qui sans être socinien fera semblant de l'être : or c'est encore pis, s'il se peut, de sauver un tel hypocrite que de sauver un socinien ; puisqu'on peut être socinien par ignorance et avec une espèce de bonne foi ; au lieu qu'on ne peut être hypocrite que par une expresse perfidie et une malice déterminée.

La condition qu'il appose, qu'on demeure innocemment à l'extérieur dans cette communion n'en pouvant sortir, met le comble à l'impiété. Car elle suppose qu'on est excusé de se lier de communion avec les impies lorsqu'on ne peut en sortir, c'est-à-dire manifestement, lorsqu'on ne le peut sans mettre sa vie ou ses biens ou son honneur en péril : or si on reçoit cette excuse, tous les exemples des martyrs sont des excès; tous les préceptes de l'Evangile, qui obligent à mourir plutôt que de trahir la vérité et sa conscience, sont des préceptes outrés, qui ne sont propres qu'à envoyer les gens de bien à la boucherie.

Que si enfin le ministre se sent forcé à répondre que cet homme, qui communie à l'extérieur avec les sociniens, n'en déteste pas seulement les erreurs dans sa conscience, mais déclare publiquement l'horreur qu'il en a; il renverse la supposition. Car cet homme très-constamment n'est plus dans la communion extérieure des sociniens, puisqu'il y renonce expressément par la profession qu'il fait d'une foi contraire. Un tel homme se gardera bien de faire la cène avec eux, ni de prendre le pain sacré de la main de leurs pasteurs qu'il regarde comme des impies : et s'il assiste à leurs prêches, ce sera comme un étranger qui irait voir ce qui se passe dans leurs assemblées, ou qui entrerait, si l'on veut, dans une mosquée par simple curiosité.

Que si l'on assiste sérieusement au service des sociniens avec le même extérieur que les autres membres de leurs assemblées, et en un mot qu'on en fasse son culte ordinaire, on pourra assister de même au culte des mahométans ou des idolâtres : les catholiques, les luthériens, les calvinistes pourront se tromper ainsi les uns les autres, sans préjudice de leur salut; et tout l'univers sera rempli de profanes et d'hypocrites qu'on ne laissera pas de compter parmi les élus. Voilà où aboutit la doctrine du plus rude en

 

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apparence des intolérants; et il s'engage dans tous ces blasphèmes pendant qu'il tâche le plus de s'en justifier, tant il est secrètement dominé par cet esprit d'irréligion et d'indifférence.

On peut voir sur ce sujet-là ce qui est écrit dans le livre XVe des Variations, et dans le premier Avertissement (1) : mais on y peut voir encore de plus grands excès du ministre : puisqu'on y trouve que « damner tous ces chrétiens innombrables qui vivaient dans la communion externe de l'arianisme, dont les uns en détestaient les dogmes, les autres les ignoraient, les autres les toléraient en esprit de paix, les autres étaient retenus dans le silence par la crainte et par l'autorité : damner, dis-je, tous ces gens-là, c'est une opinion de bourreau, et qui est digne de la cruauté du papisme (2). » Le dogme des ariens est donc de ces dogmes qu'on peut tolérer en esprit de paix. On a objecté ce passage à M. Jurieu de tous côtés. Il n'y répond pas un seul mot ; et voilà, de son aveu, les ariens, c'est-à-dire, les ennemis de la divinité de Jésus-Christ et de celle du Saint-Esprit, parmi ceux qu'il faut comprendre dans la tolérance.

Il nous donne pour marque de socinianisme, de dire que cette secte était moins mauvaise que le papisme (3) : et néanmoins il dit lui-même qu'il est plus difficile de se sauver parmi les catholiques que parmi les ariens (4), qui soutenaient les principaux dogmes des sociniens.

Si les ariens sont compris dans la tolérance, les nestoriens et les eutychiens ne pouvaient pas en être exclus. Le ministre les y reçoit en termes formels, et met les sociétés où la confusion des deux natures et la distinction des Personnes sont soutenues en Jésus-Christ, au nombre des communions où Dieu se conserve des élus (5).

Si cela est, cette merveilleuse sagesse de Dieu, que le ministre reconnaît dans les quatre premiers conciles, qui, dit-il, ont mis à l'abri les fondements de la foi, ne sera plus rien ; puisque les erreurs condamnées par ces grands conciles n'empêchent pas le

 

1 Var., liv. XV, n. 79 et suiv.; 1er Avert., n. 41 et suiv. — 2 Préj. lég., p. 22; Var., liv. XV, n. 80. — 3 Tabl, lett. I, p. 7; Préj. lég., I part., chap. I. — 4 Syst., p. 225; Var., liv. XV, n. 172. —  5 Préj., chap. I, p. 16; Syst., p. 146, 150, 154; Var., liv. XV, n. 55; Tabl., lett. V, p. 198.

 

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salut de ceux qui en seraient infectés, et ne les excluent pas de la tolérance.

Voilà donc, par la doctrine de votre ministre, la tolérance établie en faveur de ceux qui renversent les fondements de la foi, même ceux qu'on a reconnus dans les quatre premiers conciles, qui, de l'aveu du ministre, et par les Confessions de foi de tous les protestants, sont les plus essentiels au christianisme.

Outre ces intolérables erreurs qu'on ne tolère qu'à lui, il y en a d'autres qu'il faut tolérer par les principes de la secte. Les tolérants s'étonnent qu'on lui laisse dire qu'on croit, parce qu'on veut croire, par goût, par adhésion, par sentiment, et non pas par discussion ni par examen des passages de l'Ecriture. Mais que pourrait reprendre dans cette doctrine un synode de protestants, puisqu'ils n'ont de dénouement contre nous que celui-là? M. Jurieu leur dira : Voulez-vous obliger à la discussion ceux à qui leur expérience fait connaître qu'ils n'ont ni la capacité ni le loisir de la faire ? Ils se moqueront de vous. Les renverrez-vous à l'autorité de l'Eglise? Vous renverserez votre Réforme. Ne voyez-vous donc pas plus clair que le jour, que le goût et le sentiment que M. Claude et moi avons introduit, est le seul refuge qui nous reste, et que si vous le condamnez tout est perdu pour la Réforme ?

Je ne m'étonne pas non plus qu'on laisse avancer à M. Jurieu tant d'étranges propositions sur le mariage : c'est qu'en effet la Réforme les soutient. Ce n'a pas été assez aux prétendus réformateurs d'abandonner la sainte doctrine de toute l'Eglise d'Occident sur l'entière indissolubilité du mariage, même dans le cas d'adultère. Pour adoucir les difficultés du mariage, si grandes qu'elles faisaient dire aux apôtres : Maître, s'il est ainsi, il vaut mieux ne point se marier (1); on y permet tous les jours, pour beaucoup d'autres sujets, de rompre « des mariages faits et consommés dans toutes les formes, et de permettre à un mari et à une femme de prendre un autre époux et une autre épouse l'autre étant vivante (2) » et très-constamment vivante. Le ministre rapporte un fameux arrêt de la Cour de Hollande en l'an 1630 (3), où

 

1 Matth., XIX, 10. — 2 Tabl., lett. VI, p. 303. — 3 Ibid., 305.

 

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du consentement des parties présentes, on résolut un mariage contracté dans toutes les formes : un mari eut la liberté d'épouser une autre femme que la sienne, et sa femme de demeurer avec celui qu'elle avait épousé sur la fausse présomption de la mort de son véritable mari. La désertion est une autre cause de rompre le mariage. C'est la pratique constante de « l'église de Genève, qui, dit-il (1), est la source de notre droit canon. On en a, poursuit-il , un exemple tout récent dont je crois que tout le monde a ouï parler : on ne nommera pas les personnes à cause du scandale, » mais cependant quelque grand qu'il soit, on passe pardessus dans les jugements. « On nommera, continue-t-il (2), la demoiselle Sève, qui en 1677 épousa un nommé M. Misson, fils d'un ministre de Normandie, lequel après avoir demeuré quelque temps avec elle l'abandonna. Elle a obtenu permission de se remarier; ce qu'elle fit. » Je ne vois pas après cela qu'on puisse s'empêcher de rompre les mariages pour des maladies incurables ou des incompatibilités aussi sans remèdes. Pour justifier ce libertinage, il suffit à M. Jurieu de dire que les maximes contraires « sont prises de la théologie romaine, selon laquelle le mariage est un sacrement (3). » On voit donc bien la raison qui a inspiré à la Réforme de crier avec tant de force contre, le sacrement de mariage : elle voulait anéantir cette salutaire contrainte que Jésus-Christ avait établie dans les mariages chrétiens, et s'ouvrir une large porte à les casser. C'est donc inutilement que Jésus-Christ a prononcé, que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni (4). On prétend à la vérité qu'il y a lui-même apporté une seule exception ; et c'est celle du cas de l'adultère : mais la Réforme licencieuse ne s'en est pas contentée, et n'a pas craint d'ajouter à cette unique exception, qui peut avoir quelque couleur dans l'Evangile, une si grande multitude d'autres exceptions dont on n'y en trouve pas le moindre vestige ; c'est-à-dire qu'on a excepté non-seulement y à ce qu'on prétend, selon l'Evangile, mais encore très-expressément contre l'Evangile; et M. Jurieu ne craint point de dire (5), « que la bonne foi et les lois du prince sont les interprètes des

 

1 Tabl., lett. VI, p. 305. — 2 Ibid., 303, 304. — 3 P. 304. — 4 Matth., XIX, 6. — 5 Tabl., lett. VI, p. 308.

 

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exceptions qu'on peut apporter à la loi évangélique qui défend le divorce, et qu'elles suffisent pour mettre la conscience en repos. » Les consciences sont si endormies et les cœurs si appesantis dans la Réforme, qu'on y demeure en repos malgré les décisions de l'Evangile sur les exceptions qu'y apportent des lois et une autorité humaine. Ce n'est pas ici le sentiment d'un ministre particulier ; c'est celui de Genève, d'où est né le droit canon de la Réforme ; c'est celui de l'église anglicane, qui en est la principale partie, comme l'appelle notre ministre : et M. le Grand vient de faire voir à M. Burnet, que selon les lois de cette église « on fait divorce pour avoir abandonné le mariage pour une  trop longue absence, pour des inimitiés capitales, pour les mauvais traitements, et qu'on peut se remarier dans tous ces cas (1). » Voilà quatre exceptions à l'Evangile tirées du code des lois ecclésiastiques d'Angleterre (2), résolues et passées en loi dans une assemblée où prêchait Thomas Cranmer, archevêque de Cantorbéry, le grand réformateur de ce royaume. Quel mariage demeure en sûreté contre ces exceptions, puisqu'on reçoit jusqu'à celle qui se tire des aversions invincibles; ce qui enferme manifestement l'incompatibilité des humeurs? Je ne m'étonne donc plus si ce grand réformateur a rompu tant de mariages, et je m'étonne seulement qu'il ne l'a pas fait avec encore moins de façon. Sans recourir au Lévitique, qui de l'aveu des plus grands auteurs de la Réforme, ne faisait loi que pour les Juifs, et sans acheter à prix d'argent tant de consultations contre le mariage de Henri et de Catherine, il n'y avait qu'à alléguer l'aversion implacable de ce roi. Mais peut-être qu'on n'osait encore, et que la Réforme n'a-voit pas acquis toute la force dont elle avait besoin contre l'Evangile. On trouverait néanmoins si l'on voulait ces exceptions dans les autres réformateurs, dans un Luther, dans un Calvin, dans un Bucer, dans un Bèze. Voilà à quoi aboutit cette prétendue délicatesse de la Réforme. Elle se vante d'une observation étroite de Evangile ; elle s'élève avec fureur contre les papes sous prétexte qu'ils ont dispensé de la loi de Dieu, à quoi néanmoins il est certain qu'ils n'ont seulement jamais songé : et cette fausse

 

1 Lett. De M.le Grand à M. Burnet, p. 37. — 2 Leg. Eccl. Ang., cap. VIII-XI.

 

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régularité se termine enfin à trouver eux-mêmes des exceptions de la loi évangélique. Un ministre le dit hautement (1); et aucun synode, aucun consistoire, aucun ministre ne l'en reprend. Il ne se trouve à relever cette erreur qu'un jeune avocat qu'il traite impunément avec le dernier mépris : pourquoi? Parce que les ministres et les synodes, et les consistoires savent bien que ce ministre ne fait qu'établir la théologie commune de toutes les églises protestantes, et en particulier de celle de Genève, qui est la source du droit canon, c'est-à-dire de la-licence effrénée du calvinisme.

C'est donc en vain qu'on s'élève contre lui dans le parti et qu'on le défère aux synodes. Après tout, il ne soutient rien qui ne soit, ou de l'esprit de la Réforme ou nécessaire à sa défense. Mais quoi ! ces dogmes affreux contre l'immutabilité de Dieu et l'égalité des Personnes divines ne répugnent-ils pas clairement aux Confessions de foi des protestants? Ils y répugnent, je l'avoue, et j'en ai moi-même rapporté les témoignages ; mais après tout, s'il eût supprimé ces endroits de sa doctrine, où vouliez-vous qu'il trouvât des variations? Et pour en montrer dans l'ancienne Eglise, ne fallait-il pas tout ensemble en accuser et en excuser les docteurs? Les accuser, pour montrer qu'on variait ; et à la fois les excuser, pour n'étendre pas l'intolérance jusqu'à eux. Soutenir une telle cause sans se contredire soi-même, est-ce une chose possible? Mais les synodes auront encore de bien plus fortes raisons pour épargner M. Jurieu, le seul défenseur de la religion protestante. Pouvait-on se passer de lui dans un parti où l'on voulait soulever les peuples contre leur roi, et les enfants, si l'on eût pu, contre les pères? Il fallait bien assurer que Dieu s'en mêlait ; qui était plus affirmatif que notre ministre? « C'est être pélagien, dit-il (2), de ne pas vouloir apercevoir des miracles de la Providence dans les révolutions d'Angleterre, dans celle de Savoie et dans les délivrances de nos frères des Vallées. » Dieu se déclarait visiblement pour la Réforme ; la France allait succomber sous ces coups du Ciel; et le nier, c'était alors une hérésie. Mais maintenant que sera-ce donc, et faudra-t-il croire encore tous ces miracles après ce que nous voyons? Il fallait un Jurieu pour pousser l'assurance

 

1 Jur., Avis cont. M. de Beauv. — 2 Lett. III, p. 129.

 

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jusque-là. Mais quel autre était plus capable d'émouvoir les peuples, que celui qui leur faisait voir jusque dans leur rage le soutien de leur foi (1) ? Etoit-il aisé de trouver un homme qui attaquât aussi hardiment et avec moins de mesure la majesté des souverains? qui sût mieux allumer le feu d'une guerre civile? qui sût, pour tromper les peuples, si bien soutenir de faux miracles, ou débiter avec un plus grand air de confiance des prophéties qu'il avait prises dans son cœur? Pour cela, ne fallait-il pas avoir le courage de hasarder des prédictions, et de s'immoler pour le parti à la risée inévitable de tout l'univers? Mais quel autre l'eût voulu faire ? Quel autre eût voulu donner à ses prédictions cet air mystérieux dont notre prophète a paré les siennes, en feignant que par ses désirs, par l'ardeur et la persévérance de ses vœux, il s'était enfin ouvert l'entrée dans le secret des prophéties, et que s'il ne disait pas tout, c'est qu'il ne voulait pas tout dire? Il s'est vanté d'avoir prédit à un prince qu'avant que l'année fût révolue, il se verrait la couronne sur la tête. Sans doute, il avait trouvé l'Angleterre bien désignée dans l'Apocalypse, et l'année 1689 y était clairement marquée. N'a-t-il pas été un grand prophète d'avoir promis un heureux succès à un prince qui remuait de si grands ressorts ? Car, après tout, qu'avait-il à craindre en hasardant cette prédiction? ou quel mal lui arrive-t-il pour avoir si mal deviné dans toutes les autres? Le prince qu'il voulait flatter avait bien parmi ses papiers de meilleures prophéties que celles d'un ministre. Mais qui ne connaît l'usage que les hommes de ce caractère savent faire des prédictions; et combien cependant ils méprisent dans leur cœur, et les dupes qui les croient, et les fanatiques qui les rêvent, ou les séducteurs qui les inventent? M. Jurieu s'est mis au-dessus de tout cela; il a sacrifié sa réputation à la politique du parti : ébloui du grand nom de prophète, qu'on lui a donné jusque dans des médailles, il ne peut encore s'en défaire ; et après tant d'illusions dont tout le monde se moque dans son parti même, il ose encore prophétiser « que les rois de France, d'Espagne, l'Empereur et tous les princes papistes doivent sans doute entrer quelque jour dans l'esprit où entrèrent les rois d'Angleterre,

 

1 Accomp. des Proph., Avis à tous les Chrétiens.

 

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d'Ecosse, de Suède, de Danemark dans le siècle passé (1). » Il ne faut plus que vingt ou trente ans pour accomplir cette merveille, et tout s'y dispose, comme on voit. Si toutefois les succès ne répondent pas à son attente, et que les conquêtes de son héros n'avancent pas, autant qu'il pense, le règne de mille ans après lequel il soupire, il s'est préparé une réponse contre les événements qui ne voudront pas cadrer assez juste. On sera toujours reçu à dire que Dieu n'y prend pas garde de si près (2) ; et lors même que tout sera manifestement contraire aux prédictions, M. Jurieu en tout cas sera toujours aussi grand prophète qu'un Cotterus et tant d'autres semblables trompeurs convaincus de faux selon lui-même, dont néanmoins il ne laisse pas d'égaler les visions à celles d'Ezéchiel et d'Isaïe. Que diront donc les synodes à un homme dont la Réforme a tant de besoin? Luther n'y fut jamais plus nécessaire. Elle commençait à languir; et la grâce de la nouveauté lui étant ôtée, il ne faut pas s'étonner si loin de faire de nouveaux progrès elle reculait en arrière : le fait du moins est constant par M. Jurieu, qui vient de faire publiquement ce triste aveu : « La Réformation dans ce siècle n'est point avancée, elle était plutôt diminuée qu'augmentée (3) :  » de peur qu'elle ne tombât tout à fait, il en fallait revenir aux impétuosités, aux emportements, aux inspirations,  aux prophéties de Luther. La complexion d'un Calvin pouvait bien avec son aigreur, avec son chagrin amer et dédaigneux, produire des   emportements,  des  déchaînements, d'autres excès de cette nature : mais elle ne pouvait fournir ces ardeurs d'imagination qui font les prophètes des fausses religions. Il fallait quelqu'un qui sût émouvoir l'esprit des peuples, tromper leur crédulité, les pousser jusqu'au transport et à la fureur. Si le succès n'a pas répondu à la volonté ; si par la puissante protection de Dieu il s'est trouvé dans le monde une main plus forte que toutes celles qu'on a tâché vainement d'armer contre elle, ce n'est pas la faute de M. Jurieu; et les synodes, qui n'ont rien à lui imputer, ne peuvent aussi rien faire de moins que de se taire comme ils font en sa faveur.

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 503, 506. — 2 Accomp. des Proph., Avis à tous les Chrét. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 506.

 

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Si cependant on méprise ces faibles synodes, et qu'une si timide politique achève de leur faire perdre le peu de crédit qu'ils avaient dans la Réforme, ce n'est pas là aussi que M. Jurieu met sa confiance : c'est aux princes et aux magistrats qu'il a recours, et il leur rend le droit de persécuter qu'il leur avait ravi. J'avais autrefois demandé, dans une lettre particulière qu'il a imprimée, quelle raison on avait d'excepter les hérétiques du nombre de ces malfaiteurs contre lesquels saint Paul a mis aux princes l'épée en main. Le ministre m'avait répondu : « Ce n'est pas à nous à vous montrer que les hérétiques ne sont pas de ce nombre : c'est à vous, messieurs les persécuteurs , à nous prouver qu'ils y sont compris (1) ; car, poursuivait-il (2), les malsentants et les malfaiteurs ne sont pas la même chose. » Alors donc le magistrat était sans pouvoir contre les malsentants, et ce n'était pas pour cela qu'il était lieutenant de Dieu. Mais maintenant cela est changé : les princes et les magistrats sont, dit-il (3), «les images et les oints de Dieu et ses lieutenants en terre. » Sans doute, ils ont ces beaux titres dans les Ecritures, et pour nous arrêter au dernier, saint Paul nous les représente comme ordonnés de Dieu pour lui faire rendre obéissance comme ses ministres et ses lieutenants, qui ne portent pas sans cause l'épée qu'il leur a mise en main. « Mais ce sont d'étranges lieutenants de Dieu, poursuit le ministre, s'ils ne sont obligés à aucun devoir par rapport à Dieu en tant que magistrats : comment donc peut-on s'imaginer qu'un magistrat chrétien, qui est le lieutenant de Dieu, remplisse tous ses devoirs en conservant pour le temporel la société à la tète de laquelle il se trouve, et qu'il ne soit pas obligé d'empêcher la révolte contre ce Dieu dont il est le lieutenant, afin que le peuple ne choisisse un autre dieu ou ne serve le vrai Dieu autrement qu'il ne veut être servi? » Le voilà donc redevenu lieutenant de Dieu contre ceux qui ne veulent pas le reconnaître ou reconnaître son vrai culte, et en un mot, contre les malsentants aussi bien que contre les malfaiteurs. Que si, par l’Epitre aux Romains, il est le ministre et le lieutenant de Dieu, contre les hérétiques aussi bien que contre les

 

1 Jur., Lett. past. de la 1ère ann., Ire lett. p. 7, 8. — 2 IIe Lett., p. 11, ibid. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 445, 446.

 

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autres coupables ; c'est donc contre eux aussi qu'il a l'épée en main ; et l'évêque de Meaux n'avait pas tort lorsqu'il l'interprétait de cette sorte.

Le ministre a trouvé ici une belle distinction : c'est que le prince a l'épée en main contre les hérétiques ; mais pour les gêner seulement, pour les bannir, et non pas pour leur donner la mort. Mais les tolérants lui demandent où il a trouvé ces bornes qu'il donne à sa fantaisie au pouvoir des princes ? Il n'était pas ici question de faire le doux , et de vouloir en apparence épargner le sang. Il ne fallait point, disent-ils, poser des principes d'où l'on tombe pas à pas dans les dernières rigueurs. Qu'ainsi ne soit, n'avez-vous pas dit que « ces aversions, que produit la diversité des religions, produisent aussi la guerre et la division, et qu'elles en sont une semence (1) ?» Quand vous le nieriez, le fait est trop criant pour être révoqué en doute. Si le parti hérétique devient inquiet, mutin et séditieux ; s'il est à charge à l'Etat, et toujours prêt à enfanter les guerres civiles dont il porte la semence dans son sein, le prince ne pourra-t-il jamais en venir aux derniers remèdes, et portera-t-il l'épée sans cause (2)? Vous vous aveuglez vous-même, si vous croyez pouvoir donner aux puissances légitimes des bornes que vous ne trouvez point dans les passages que vous produisez. Vous nous alléguez ce passage : Otez d'entre vous le méchant (3). Vous vous trompez d'adresser aux princes ce précepte de l'Apôtre, qui visiblement ne s'entend que des censures ecclésiastiques; mais si vous voulez l'étendre aux magistrats, et que ce soit à eux à ôter le méchant, laissez donc à leur prudence les voies de l'ôter. Qui vous a donné le pouvoir de les réduire à des peines légères, à des gênes, à des prisons, peut-être au bannissement tout au plus? Il faut, disent toujours les tolérants (4), ou, comme nous, leur ôter tout pouvoir de contraindre les hérétiques; ou, comme les catholiques, leur permettre d'en user selon l'exigence des cas. Car s'ils jugent par leur prudence que ce ne soit pas assez ôter le méchant que de le bannir, pour faire pulluler ailleurs ses impiétés, comme celles de Nestorius se sont

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 519. — 2 Rom., XIII, 4. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 457. — 4 Lettre venue de Suisse.

 

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répandues en Orient par son exil et celui de ses adhérents, qui êtes-vous pour donner des bornes à leur puissance? Et espérez-vous de réduire à des règles invariables ce qui dépend des cas et des circonstances ? Aussi ne savez-vous où vous renfermer ; et vous le faites clairement paraître par ces paroles : « Dieu veut qu'on use de clémence avec les idolâtres et les hérétiques, et qu'on épargne leur vie autant qu'il se peut (1). » C'est éluder manifestement la difficulté. Car quelqu'un a-t-il jamais dit que la clémence fût interdite aux souverains, ou qu'ils ne soient pas obligés à épargner autant qu'il se peut la vie humaine? Si la seule règle qu'on peut leur donner selon vous, est de l'épargner autant qu'il se peut, il ne faut donc pas, comme vous faites, diminuer leur pouvoir ; mais leur laisser examiner ce qu'ils peuvent faire avec raison.

Mais, direz-vous, la douceur chrétienne doit prévaloir. Sans doute, vous répliqueront les tolérants, dans tous les cas où vous-même vous ne la jugez pas préjudiciable. Mais vous permettez qu'on procède « jusqu'à la peine de mort, lorsqu'il y a des preuves suffisantes de malignité , de mauvaise foi, de dessein de troubler l'Eglise et l'Etat, et enfin d'impiété et de blasphème conjoint avec audace, impudence et mépris des lois (2). » Vous ajoutez que a la plupart des hérésiarques sont impies, et ne se révoltent contre la foi que par un motif d'ambition, d'orgueil, de domination : quand dans ces dispositions ils passent jusqu'à l'outrage et au blasphème, l'Eglise doit les abandonner au magistrat pour en user selon sa prudence. » C'est ce que dit le ministre : ceux qui abandonnent les hérésiarques à la prudence du magistrat jusqu'aux dernières rigueurs, n'ont pas d'autres motifs que ceux-là : il ne reste qu'à tirer de là le traitement qu'on peut faire aux partisans de ces hérésiarques, et enfin aux imitateurs de leur séditieuse et indocile fierté. Pourquoi donc disputer plus longtemps contre un homme qui détruit-lui-même ses principes? Il avoue qu'il y a des provinces des Pays-Bas, qui n'ont pas même « de connivence pour les papistes. Quand on les découvre, dit-il (3), on ne les protégé pas contre la violence des peuples. » On entend

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 456. — 2 P. 422. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 432, 433.

 

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bien ce langage : mais vaut-il mieux abandonner à la violence ceux qu'on prétend hérétiques, et les laisser déchirer à une aveugle fureur, que de les soumettre aux jugements réguliers du magistrat? On voit donc que ce ministre ne sait ce qu'il dit. Il n'y a qu'à l'écouter sur le sujet de Servet. Tantôt il n'approuve pas que Genève l'ait condamné au feu à la poursuite de Calvin : il en dédit ses docteurs, et il décide que c'était là un reste de papisme (1). Mais quelquefois il revient de cette extrême mollesse : « et, dit-il (2), ceux qui condamnent si hautement le supplice de Servet ne savent pas toutes les circonstances de son crime.» Laissons donc peser ces circonstances au magistrat. L'Etat est maître de ses peines, dit-il en un autre endroit (3), et c'est aux princes à les régler selon leur prudence.

Mais tous les grands arguments de la Réforme doivent toujours être tirés de l'Apocalypse. Pour bannir éternellement la peine de mort dans le cas de religion, voici comme parle le ministre (4) : « N'aura-t-on jamais honte de cette barbarie antichrétienne ? Et ne reconnaîtra-t-on jamais que c'est le caractère de la bête de l'Apocalypse, qui s'enivre du sang des saints, qui dévore leur chair, qui leur fait la guerre, qui les surmonte, et qui à cause de cela est appelée bête, lion, ours, léopard? Car il faut avoir renoncé à la raison, à l'humanité, et être devenu une bête pour en user envers les chrétiens comme l'Eglise romaine en use envers nous. » Voilà donc en apparence tous les chrétiens à couvert du dernier supplice. Cela irait bien pour les tolérants, si la suite de son passage et de son interprétation n'en ruinait pas le commencement. Car selon lui (5), les dix rois qui détruiront la prostituée (6) seront des rois réformés : et que feront-ils pour « réformer la religion dans leurs Etats? Ils haïront la prostituée ; ils la désoleront ; ils la dépouilleront ; ils en mangeront les chairs et ils la consumeront par le feu. Et les oiseaux du ciel seront appelés pour manger les chairs des rois et les chairs des capitaines, et les chairs des braves soldats, et celles des chevaux et des cavaliers, et des petits et des grands, et des esclaves et des hommes libres (7). »

 

1 1re Ann., lett. II, p. 11. — 2 Ibid., p. 422. — 3 P. 428. — 4 1re Ann., lett. II, p. 12. — 5 Tabl., lett. VIII, p. 505, 506. — 6 Apoc., XVII, 6. — 7 Ibid., XIX, 17, 18.

 

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Voilà, ce me semble, assez de carnage, assez de sang répandu assez de chairs dévorées, assez de feux allumés : mais selon M. Jurieu, tout cela sera l'ouvrage des rois réformés; c'est par là que s'accomplira la réformation, jusqu'ici trop faiblement commencée ; la Réforme fera souffrir tous ces maux à des chrétiens sans doute, puisque ce sera à des papistes : ce ne sera pas seulement sur des particuliers, mais sur toute l'Eglise romaine qu'on exercera ces cruautés. Il ne reste plus qu'à dire qu'il n'appartient qu'aux rois de la Réforme d'user de l'épée contre les sectes qu'ils croient mauvaises, et que tout leur est permis contre la prostituée. Mais s'il ne tient qu'à trouver des noms odieux pour les sociétés hérétiques et rebelles, l'Ecriture en fournirait d'assez forts pour animer contre elles le zèle des princes catholiques.

Au reste, afin que M. Jurieu n'aille pas ici se jeter à l'écart, et renouveler toutes les plaintes des protestants contre la France ; ce n'est pas là de quoi il s'agit, mais en général de la question de la tolérance civile; c'est-à-dire quel droit peut avoir le magistrat d'établir des peines contre les hérétiques. C'est sur cette grande question que les protestants sont partagés : et je ne craindrai point d'assurer qu'ils se poussent à bout les uns les autres. Les tolérants poussent à bout M. Jurieu, en lui démontrant qu'il se contredit lui-même, et qu'il faut ou abandonner la doctrine de l'intolérance, ou permettre au magistrat autant les derniers supplices qu'il lui défend, que les moindres peines qu'il lui permet K Car aussi, lui dit-on, où a-t-il pris et où ont pris les intolérants mitigés ces bornes arbitraires qu'ils veulent donner à un pouvoir qu'ils reconnaissent établi de Dieu en termes indéfinis? Ou il faut prendre les preuves dans toute leur force, ou il faut les abandonner tout à fait. Vous croyez fermer la bouche à M. de Meaux en lui disant (2) : « Si l'Eglise a droit d'implorer le bras séculier pour la punition des hérétiques, pourquoi saint Paul dit-il simplement : Evite l'homme hérétique (3) ? Que ne dit-il : Livre-le au bras séculier, afin qu'il soit brûlé ? Saint Paul ne savait-il pas que dans peu les princes seraient chrétiens, et qu'ils auraient le glaive

 

1 Comm. philos.; Lett. ven. de Suisse; Apol. des vrais tolér. — 2 I Ann. Lett. II. — 3 Tit.., III, 10.

 

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en main ? N'a-t-il donc donné des préceptes que pour le temps et pour l'état présent? » On vous rend vos propres paroles. Saint Paul ne savait-il pas que le magistrat allait devenir chrétien? Pourquoi donc n'ajoute-t-il pas à l'obligation d'éviter l'homme hérétique celle de le gêner, de le contraindre dans l'exercice de sa religion, et enfin de le bannir s'il refuse de se taire (1)? Il vous plaît maintenant de nous objecter les exemples des rois d'Israël qui brisaient tes idoles, chassaient et punissaient les idolâtres (2). Mais ne les punissaient-ils pas jusqu'à employer contre eux le dernier supplice? Qui a borné sur cela le pouvoir des souverains ? C'est, dit-on, qu'en ce temps-là et sous l'Ancien Testament l'idolâtrie était la vraie félonie contre Dieu, qui était alors le vrai Roi de son peuple : et le ministre répond : « Est-ce qu'aujourd'hui Dieu n'est pas le Roy des nations chrétiennes tout autrement qu'il ne l'est des peuples païens et infidèles ? Retourner à l'infidélité et au paganisme ou à l'idolâtrie, n'est-ce pas aujourd'hui félonie et rébellion contre Dieu ? » Pourquoi donc n'emploiera-t-on pas le même supplice contre le même crime ? Et en est-on quitte pour dire sans preuve, comme fait M. Jurieu (3), que Dieu maintenant a relâché de sa sévérité et de ses droits ? Où est donc écrit ce relâchement ? Et en quel endroit voyons-nous que la puissance publique ait été affaiblie par l'Evangile?

Lorsqu'il s'agissait de blâmer les persécutions du papisme, le ministre nous alléguait la tolérance qu'on avait eue autrefois pour les sadducéens dans le judaïsme, et il disait que le Fils de Dieu ne s'y était jamais opposé (4). Si cet argument prouve quelque chose, il prouve non-seulement qu'on doit épargner les derniers supplices , mais encore jusqu'aux moindres peines, puisqu'on n'en imposait aucune aux sadducéens. Il prouve même beaucoup davantage ; puisque, de l'aveu du ministre, on vivait avec les sadducéens dans le même temple et dans la même communion (5). Ainsi il est manifeste que cet argument prouve trop, et par conséquent ne prouve rien. Cela est certain, cela est clair; mais le ministre ne

 

1 Apol. des tolér.; Lett. ven. de Suisse. — 2 Tabl., lett., VIII, p. 434, 452, 459 et suiv. — 3 Ibid. p. 456. — 4 Hist. du Papisme, II part., chap. VIII; lett. VIII, p. 416, 420 et suiv. — 5 Tabl., lett. VIII, ibid.

 

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veut jamais avoir failli. Pour soutenir son argument des sadducéens, il attaque jusqu'à la maxime : Qui prouve trop, ne prouve rien ; c'est-à-dire, que vous arrêtez où il vous plaît la force de vos raisonnements, et que vous ne donnez à cette monnaie que le prix que vous voulez.

En passant nous remarquerons, sur cet argument des sadducéens, cette étrange expression de notre ministre, que pour certaines raisons Notre-Seigneur Jésus-Christ s'est beaucoup moins déchaîné contre les sadducéens que contre les pharisiens (1). Je vous demande si un homme sage a jamais parlé de la sorte. N'est-ce pas faire de notre Sauveur comme un lion furieux qui rompt ses liens et se déchaîne lui-même contre ceux dont il reprend les excès? On voit donc que cet auteur emporté ne songe pas même à ce qu'il doit à Jésus-Christ, et s'abandonne à l'ardeur de son imagination. Mais revenons à la tolérance.

Les tolérants démontrent à M. Jurieu non-seulement qu'il se contredit lui-même, mais encore qu'il contredit les principaux docteurs de la Réforme ; puisque M. Claude ne craint pas d'assurer « que saint Augustin flétrit sa mémoire, lorsqu'il soutint qu'il fallait persécuter les hérétiques, et les contraindre à la foi orthodoxe , ou bien les exterminer ; qui est, poursuit ce ministre, un sentiment fort terrible et fort inhumain (2). » Saint Augustin ne proposait pas les derniers supplices ; et s'il voulait qu'on exterminât les donatistes, ce n'était que par les moyens que M. Jurieu approuve à présent. Si donc c'est le sentiment des principaux docteurs de la Réforme, que saint Augustin a flétri sa mémoire par cette doctrine, les tolérants concluent de même, que M. Jurieu se déshonore en conseillant des rigueurs qu'il avait autrefois tant condamnées.

C'est en vain qu'il semble quelquefois vouloir épargner les sociétés déjà établies : car les tolérants prouvent au contraire, « que, s'il est vrai qu'on soit en droit de poursuivre un hérétique qui vient semer ses sentiments dans un lieu où il n'a aucun exercice, à plus forte raison doit-on travailler à l'extirpation des sociétés entières ; parce qije plus une société est nombreuse, plus elle a de

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 419.— 2 M. Claude, De la lect. des PP.; Lett. de Suisse, p. 20.

 

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docteurs , et plus aussi elle est en état de tout gâter et de tout perdre par le venin de ses hérésies (1). »

Par tels et semblables raisonnements les tolérants démontrent à M. Jurieu que la persécution qu'il veut établir n'a point de bornes, et qu'avec tout le beau semblant de son intolérance mitigée, il en viendrait bientôt au sang, pour peu qu'on lui résistât ou qu'il fût le maître. Avec une telle doctrine, si les protestants l'embrassent, il leur faudra bientôt changer leur ton plaintif, et les aigres lamentations, par lesquelles dès leur naissance ils ont tâché d'émouvoir toute la terre. Ils ne se vanteront plus d'être cette église posée sous la croix, que Jésus-Christ préfère à toutes les autres : les sociétés des hérétiques jouiront du même privilège : la Réforme persécutée deviendra persécutrice, et la souffrance ne sera plus qu'un signe équivoque du véritable christianisme.

M. Jurieu d'autre côté ne poussera pas moins loin les tolérants : car, quelque mine qu'ils fassent, il les forcera à approuver tout le Commentaire philosophique, c'est-à-dire à confesser premièrement que le magistrat doit la liberté de conscience à toutes les sectes, et non-seulement à la socinienne, comme ils en conviennent aisément, mais encore à la mahométane ; car ou la règle est générale, que le magistrat ne peut contraindre les consciences ; ou s'il y a des exceptions, on ne sait plus à quoi s'en tenir ni où s'arrêter.

Les tolérants se moquent de M. Jurieu, quand il dit que la tolérance n'est due qu'à ceux qui reçoivent les trois symboles (2) : car ils le poussent à bout en lui demandant où sont écrites ces bornes. Mais s'ils réduisent la tolérance à ceux qui font profession de reconnaître Jésus-Christ pour le Messie, il leur demandera à son tour où est écrite cette exception. Si le magistrat est persuadé qu'il n'a point d'autorité sur la religion, ou, comme parlent les tolérants, que la conscience n'est pas de son ressort, et qu'il s'élève sous son empire quelques dévots de l'Alcoran, pourra-t-il leur refuser une mosquée (3)? Voilà déjà une conséquence du Commentaire philosophique qu'il faut recevoir : mais on n'en demeurera

 

1 Lett. de Suisse, p. 113. — 2 I Ann., lett. II, p. 11; De l’Un., traité VI, chap. VI. — 3 Comment. philos., chap. VII et suiv.

 

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pas là; car le subtil commentateur revient à la charge : et si, dit-il, ce socinien, ce mahométan se croit obligé en conscience de prêcher sa doctrine et de se faire convertisseur, il faudra bien le laisser faire, pourvu qu'il se comporte modestement et qu'il ne soit point séditieux; autrement on le gênerait dans sa conscience; ce qui par la supposition n'est pas permis. Voilà donc tous les Etats obligés à tolérer les prédicants de toutes les sectes, c'est-à-dire, à supporter la séduction, sous prétexte qu'elle fera la modeste jusqu'à ce qu'elle ait pris racine, et qu'elle ait acquis assez de force pour attaquer ou pour opprimer tout ce qui pourra s'opposer à ses desseins. Ou s'il est permis de prévoir et de prévenir ce mal, il est donc permis de l'étouffer dès sa naissance, aussi bien que de le réprimer dans son progrès ; et la tolérance n'est plus qu'un nom en l'air.

Mais quand on sera venu à cet aveu et qu'on aura accordé au commentateur, [qu'il faut laisser croire et prêcher tout ce qu'on voudra, alors il demandera sans plus de façon l'indifférence des , religions, c'est-à-dire, qu'on n'exclue personne du salut, et que chacun règle sa foi par sa conscience. Les tolérants mitigés ou dissimulés se récrieront contre cette dernière conséquence qu'ils protestent de ne jamais vouloir admettre. Mais en ce point M. Jurieu les pousse à bout, en leur disant (1) : « Quand un homme est bien persuadé qu'un malade a la peste, qu'il peut perdre tout un pays et causer la mort à une infinité de gens, il ne conseillera jamais qu'on mette un tel homme au milieu de la foule, et qu'on permette à tout le monde de l'approcher : et s'il permet à tous de le voir,  ce sera une marque qu'il croira la maladie légère et nullement contagieuse. » La suite n'est pas moins pressante. « Ils  veulent que nous les croyions, quand ils disent qu'ils n'estiment pas qu'on peut être sauvé en toutes religions,  et qu'il y a des hérésies qui donnent la mort. S'ils pensent cela où  est la charité de vouloir permettre à toutes sortes d'hérétiques   de  prêcher,   pour   infecter   les âmes   et  pour  les damner? »

Le ministre passe plus loin, et il démontre aux tolérants, par

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 402.

 

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une autre voie, que selon les principes qu'ils supposent avec le commentateur, il n'est pas possible qu'ils s'en tiennent à la tolérance civile , où ils semblent vouloir se réduire. Car, dit-il (1), ce qu'ils promettent de plus spécieux dans leur tolérance civile, c'est la concorde entre les citoyens qui se supportent les uns les autres, et la paix dans les Etats. Mais pour en venir à cette paix, il faut encore établir « qu'on est sauvé en toutes religions. J'avoue , poursuit-il, qu'avec une telle théologie on pourrait fort bien nourrir la paix entre les diverses religions. Mais tandis que le papiste me regardera comme un damné, et que je regarderai le mahométan comme un réprouvé, et le socinien comme hors du christianisme, il sera impossible de nourrir la paix entre nous. Car nous ne saurions aimer, souffrir, ni tolérer ceux qui nous damnent. Nos Messieurs sentent bien cela; c'est pourquoi très-assurément leur but est de nous porter à l'indifférence des religions , sans laquelle leur tolérance civile ne servirait de rien du tout à la paix de la société. »

Ainsi l'état où se trouve le parti protestant, est, que les intolérants et les tolérants se poussent également aux dernières absurdités, chacun selon ses principes. Les tolérants veulent conserver la liberté de leurs sentiments, et demeurer affranchis de toute sorte d'autorité capable de les contraindre ; ce qui en effet est le vrai esprit de la Réforme et le charme qui y a jeté tant de monde : M. Jurieu les pousse jusqu'à l'indifférence des religions. D'autre côté, malgré les maximes de la Réforme, ce ministre sent qu'il a besoin sur la terre d'une autorité contraignante ; et ne pouvant la trouver dans l'intérieur de son église ni de ses synodes, il est contraint de recourir à celle des princes : et voilà en même temps que les tolérants le poussent malgré qu'il en ait, et de principe en principe, jusqu'aux excès les plus odieux et les plus décriés dans la Réforme.

En effet que répondra-t-il à ce dernier raisonnement tout tiré de ses principes et de faits constants? Si le magistrat réformé emploie l'épée qu'il a en main pour gêner les consciences, ou il le fera à l'aveugle, et sans connaissance du fond, sur la foi des décisions

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 119.

 

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de son église ; ou il examinera par lui-même le fond des doctrines qu'il entreprendra d'abolir. Le premier est absolument contraire aux principes de la Réforme, qui ne connaît point cette soumission aux décisions de l'Eglise : le magistrat de la prétendue Réforme serait plus soumis à l'autorité humaine, telle qu'est selon ses principes celle de l'Eglise, que le reste du peuple ; et on tomberait dans l'inconvénient tant détesté par M. Jurieu, que les synodes seraient les juges, et les princes les exécuteurs et les bourreaux (1). L'autre parti n'est pas moins absurde, parce que si le magistrat n'est point de ceux dont parle M. Jurieu, qui n'ont pas la capacité d'examiner les dogmes, il est du moins de ceux qui n'en ont pas le loisir, et à qui pour cette raison la discussion ne convient pas.

L'exemple des empereurs chrétiens que le ministre propose aux magistrats de la Réforme est inutile. Il est vrai que ces empereurs, comme dit M. Jurieu, « ont proscrit et relégué aux extrémités de l'Empire les hérétiques dont la doctrine avait été condamnée par les conciles : » mais c'est qu'après que les conciles avaient prononcé, ces princes religieux en recevaient la sentence comme sortie de la bouche de Dieu même, ainsi que l'empereur Constantin reçut le décret de Nicée (2) : mais c'est qu'ils ne croyaient pas qu'il fût permis de douter ou de disputer lorsque l'Eglise s'était expliquée dans ses conciles ; et ils disaient que chercher encore après leurs décisions, c'était vouloir trouver le mensonge, comme Marcien le déclarait du concile de Chalcédoine (3). En un mot, ils vivaient dans une église, où, comme nous l'avons dit souvent dans ce discours, comme nous l'avons démontré ailleurs et sans que personne nous ait contredit (4) on prenait pour règle de la foi, qu'il fallait tenir aujourd'hui celle qu'on tenait hier ; où la souveraine raison était de dire : Nous baptisons dans la même foi dans laquelle nous avons été baptisés, et nous croyons dignes d'anathème tous ceux qui, en condamnant leurs prédécesseurs, croient avoir trouvé l'erreur en règne dans l'Eglise de Jésus-Christ. En

 

1 I Ann., lett. II, p. 11. — 2 Ruf., Hist. eccl., lib. X, cap. V. — 3 Edict. Val. et Marc., Conc. Chalced., p. 3, n. 3; Ed. Labb., tom. IV. — 4 I Avert., n. 29-31 et suiv.

 

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ces temps et selon ces principes, il est aisé de régler la foi ; puisque tout dépend du fait de l'innovation dont tout le monde est témoin. Mais comme la Réforme a quitté ce principe salutaire et cet inviolable fondement de la foi des peuples, il faut que son magistrat, comme les autres, et plus que les autres, examine toutes les questions naissantes, autrement il se mettrait au hasard de tourmenter des innocents, et de prêter son ministère à l'injustice. Ne lui parlons pas de luthéranisme, d'arminianisme, ni du socinianisme vulgaire : encore qu'il y ait pour lui dans toutes ces sectes des labyrinthes inexplicables, puisqu'il ne lui est jamais permis de supposer que la Réforme n'ait pu se tromper dans tous ses synodes et dans toutes ses Confessions de foi. Tantôt on lui prouvera, par une fine critique, qu'un passage et puis un autre ont été fourrés dans l'Evangile. Il ne saura où cela va, et il est clair que cela va à tout. Tantôt on lui fera voir que ni les prophètes, ni les évangélistes, ni les apôtres n'ont été véritablement inspirés ; qu'il ne faut point d'inspiration pour raisonner comme fait un saint Paul; et qu'il en faut encore moins pour raconter ce qu'on a vu comme a fait un saint Matthieu ; en un mot, qu'il n'y a rien de certainement inspiré que ce qui est sorti de la propre bouche du Sauveur ; encore s'est-il accommodé aux opinions du vulgaire, en citant les prophètes et les autres écrivains sacrés comme vraiment inspirés de Dieu, quoiqu'ils ne le fussent pas. Tout cela c'est impiété, dira-t-on ; c'est néanmoins de quoi il s'agit aujourd'hui avec les sociniens : mais laissons-les là. Le magistrat n'aura pas meilleur marché des autres docteurs. Les ennemis déclarés de la grâce intérieure, c'est-à-dire les pélagiens, très-bons protestants d'ailleurs, lui demanderont la même tolérance qu'on accorde aux demi-pélagiens en la personne de ceux de la Confession d'Augsbourg : M. Jurieu l'assure déjà qu'il faut prêcher à la pélagienne : le même lui dira qu'on ne peut prouver par l'Ecriture l'immutabilité de Dieu, ni par conséquent condamner ceux qui la nient, et qui assurent sur ce fondement l'inégalité des trois Personnes divines. Si on vient à s'opiniâtrer , et que cette doctrine fasse secte , voilà le magistrat à chercher. Nous avons vu ce ministre trouver des exceptions à l'Evangile : s'il y en a pour les mariages,

 

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pourquoi non en d'autres points aussi importants? Voilà des questions que nous voyons nées ; mais il y en a d'infinies que nous ne pouvons pas prévoir : car qui pourrait deviner toutes les rêveries des anabaptistes, des trembleurs et des fanatiques, ou tout ce que peuvent inventer les sectes présentes ou futures ? Il n'y a qu'à voir dans Hornebeck et dans Hornius les nouvelles religions dont l'Angleterre , la Hollande et l'Allemagne sont inondées : la mer agitée n'a pas plus de vagues : la terre ne produit pas plus d'épines et plus de chardons. L'Eglise, dira-t-on, décidera; mais le magistrat n'en sera pas moins obligé à revoir les points résolus. Il lui faudra perpétuellement rouler dans son esprit des dogmes de religion dans une église qui ne cesse d'en produire continuellement de nouveaux, et il passera sa vie dans des disputes ; ou pour avoir plus tôt fait, il laissera tout le monde à sa bonne foi, au gré et selon les vœux des tolérants.

A cela, il faut l'avouer, il n'y aura jamais de repartie selon les maximes de la Réforme; mais il n'y en a non plus à ce qu'objecte M. Jurieu. Vous voulez dire que les princes en matière de religion ne peuvent user de contrainte : et sur quoi subsiste donc notre Réforme? En même temps il leur fait voir plus clair que le jour, et par les actes les plus authentiques de leur religion, « qu'en effet Genève, les Suisses, les républiques et villes libres, les électeurs et les princes de l'Empire, l'Angleterre et l'Ecosse, la Suède et le Danemark» (voilà, ce me semble, un dénombrement assez exact de tous les pays qui se vantent d'être réformés), « ont employé l'autorité du souverain magistrat pour abolir le papisme, et pour établir la réformation (1). »

Il n'y a point à s'étonner après cela si les princes ont fait la loi dans la Réforme. Nous avons vu que Calvin s'est élevé inutilement contre cet abus (2), le plus grand à son avis qu'on put introduire dans la religion, sans y voir aucun remède. On s'en plaignait de tous côtés, et les plus zélés ministres s'écriaient : « Les laïques s'attribuent tout, et le magistrat s'est fait pape. »

Mais pourquoi tant se récrier? Le magistrat avait raison de vouloir être le maître dans une religion que son autorité avait

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 490. — 2 Var., liv. V, n. 8 et suiv.

 

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établie. Voilà cet ancien christianisme. Voilà cette église réformée sur le modèle de l'Eglise primitive : cette église qui se vantait d'être sous la croix et dans l'humiliation, pendant qu'elle ne songeait qu'à mettre l'autorité et la force de son côté. Pour achever le tableau, il ne faudrait plus qu'ajouter les motifs particuliers de ces changements que nous avons démontrés ailleurs par le témoignage des chefs de la Réforme, c'est-à-dire, la licence, le libertinage, la mutinerie des villes, qui de sujettes avaient entrepris de se rendre libres, les bénéfices devenus la proie des princes, et le reste qu'on peut revoir, pour peu qu'on en doute, dans l’Histoire des Variations (1) ; mais nous n'en avons pas besoin pour l'affaire que nous traitons. Sans s'arrêter à tous ces motifs, les tolérants trouvent très-mauvais et très-honteux à la Réforme, qu'elle doive son établissement à l'autorité ou plutôt à la violence, et qu'on ait engagé les princes à la nouvelle religion en les rendant maîtres de tout, et même de la doctrine : « Nous croyons, dit M. Jurieu (2), mettre la Réforme à couvert quand nous prouvons que par tout elle s'est faite par l'autorité des souverains. Mais voici des gens (les tolérants) qui nous enlèvent cette retraite, et qui disent que c'est là l'opprobre de la réformation, de ce qu'elle s'est faite par l'autorité des magistrats, » parce qu'en effet c'est ce qui fait voir que c'est un ouvrage humain, qui doit sa naissance à l'autorité et aux intérêts temporels.

Mais le ministre oppose à des raisons si évidentes des faits qui ne le sont pas moins : « car il est vrai, poursuit-il (3), que la Réforme s'est faite par l'autorité des souverains : ainsi s'est-elle fuite à Genève par le sénat ; en Suisse par le conseil souverain de chaque canton; en Allemagne par les princes de l'Empire; dans les Provinces-Unies par les Etats ; en Danemark, en Suède, en Angleterre, en Ecosse par l'autorité des rois et des parlements : et cette autorité ne s'est pas resserrée à donner pleine liberté aux réformez : elle a passé jusqu'à ôter les églises aux papistes et à briser leurs images, à défendre l'exercice public de leur culte, et cela généralement partout : et même en plusieurs lieux cela est allé jusqu'à défendre par autorité l'exercice particulier du

 

1 Var., liv. V, n. 5 et suiv. — 2 Tabl., lett. VIII, p. 502. — 3 Ibid., 502-504.

 

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papisme. Que peuvent dire les tolérants? Le fait est certain. Voilà, leur dit le ministre selon leurs principes, non une partie, mais toute la réformation établie dans le monde par la violence, par la contrainte, par des voies injustes et criminelles. Mais la conséquence en est terrible : ces Messieurs, poursuit ce ministre, sont de bonnes gens de vouloir bien demeurer dans une religion ainsi faite.... Voilà notre réformation qu'on livre pieds et poings liez à toute la malignité de nos ennemis, et à toute l'ignominie dont on la veut couvrir. Il y a bien apparence, conclut-il, que Dieu ait permis qu'un ouvrage, dans lequel eux-mêmes reconnaissent le doigt de Dieu, fut fait universellement par des voies antichrétiennes. »

Il paraissait ici une échappatoire « pour la réformation de la France, qui s'est faite sans l'autorité des souverains : » mais le ministre y sait bien répondre : car, dit-il (1), « premièrement, c'est si peu de chose, qu'elle ne doit pas être comparée à tout le reste. Secondement, quoique la réformation ait commencé en France sans l'autorité des souverains, cependant elle ne s'est point établie sans l'autorité des grands ; et, poursuit-il, si les rois de Navarre, les princes du sang et les grands du royaume ne s'en fussent mêlés, » (en se révoltant contre leurs rois, et en faisant nager leur patrie dans le sang des guerres civiles) « la véritable religion aurait entièrement succombé, comme elle a fait aujourd'hui. » Ne voilà-t-il pas une religion bien justifiée? La force et l'autorité sont si nécessaires à la Réforme, qu'au défaut de la puissance légitime, il a fallu emprunter celle que les armes et la sédition donnent aux rebelles : mais enfin les faits sont constants, et les tolérants n'ont rien à y répliquer.

Vantez-vous après cela que, pour attirer ce grand nombre qui a suivi la Réforme, il n'a fallu que montrer la lumière de l'Evangile, claire par elle-même, et écouter les réformateurs comme de nouveaux apôtres, du moins comme des hommes extraordinairement envoyés pour ce grand ouvrage : les tolérants se riront de ces vains discours ; et quelque violence que vous leur fassiez, ils sentiront bien dans leur cœur que vos vrais réformateurs sont

 

1 Tabl., lett. VIII, p. 505.

 

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les magistrats ignorants au gré de qui la Réforme a été construite.

Cependant les voilà pressés d'une étrange sorte, ou plutôt tous les protestants se portent mutuellement des coups mortels. L'un dit que la religion universellement introduite par l'autorité et la contrainte n'est pas une religion, mais une hypocrisie ; et que forcer en cette sorte les consciences, c'est le pur et véritable anti-christianisme. L'autre dit : Sortez donc de la Réforme, qui constamment n'a point eu un autre établissement : Vous êtes de bonnes gens, de vouloir bien demeurer dans une religion ainsi faite (1).

M. Jurieu ne demeure pas en si beau chemin : dans le besoin qu'il a d'une autorité pour fixer la religion, il prétend qu'il appartient au magistrat de décider de la foi ; et en cela il faut avouer qu'il ne fait rien de nouveau. Malgré les anciennes maximes de la Réforme, il avait déjà enseigné ailleurs, comme nous l'avons démontré », que les synodes ne peuvent point prononcer de jugement en ces matières : que les pasteurs ne sont point des juges, et qu'on les écoute seulement comme des experts. Il avait encore enseigné que les confédérations, qui forment les églises particulières, sont des établissements arbitraires que les princes font et défont, augmentent et diminuent à leur gré; en sorte que tout dépend de leur autorité dans les églises. C'est ce qu'il avait appris de Grotius : mais ce qu'il disait alors confusément et en général, il le confirme maintenant par des exemples (3); et non content d'étaler avec soin les maximes outrées de son auteur, sans presque y rien changer, il accable les tolérants par un décret des Etats, où ils prononcent tout court sur la foi, sur la vocation, sur la prédestination : le fait est incontestable; les paroles du décret sont précises, et le ministre l'avoue (4).

Il est vrai qu'avant que de prononcer, les Etats ont écouté les ministres : mais il ne faut pas s'y tromper, il les ont écoutés seulement comme conseillers : « Lesquels, disent-ils, leur ont donné leurs conseils par écrit. » Voilà donc le partage des pasteurs, qui

 

1 Jur., Tabl., lett. VIII, 500, 504 et suiv. — 2 Var., liv. XV, n. 69, 105 et suiv. — 3 Lett. VIII. — 4 Ibid., p. 465, 481-483; Dec. Ord., ap. Grot., tom. III, p. 114.

 

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est de donner leurs conseils : mais à l'égard de l'autorité, l'Etat se l'attribue toute entière : « Sur quoi, disent-ils, usant de l'autorité qui nous appartient, en qualité de souverains magistrats, selon la sainte parole de Dieu, et en suivant les exemples des rois, princes et villes qui ont embrassé la réformation de la religion.....» Ils n'hésitent donc point à se rendre les arbitres de la religion, ils posent pour indubitable que tous les princes réformés ont cette puissance par la parole de Dieu et de droit divin.

Les tolérants s'y opposent, et ils ne peuvent souffrir que les princes soient reconnus pour chefs delà religion. Cette prétention des princes de la Réforme est détruite par des raisons invincibles (1). Ce n'est point aux potentats, mais aux apôtres et à leurs disciples que le Saint-Esprit a confié le dépôt de la foi (2) : si quelqu'un en doit juger, ce sont ceux à qui la prédication en est commise; en rendre les princes maîtres, c'est faire de nouveaux papes plus absolus que celui dont on voulait secouer le joug, et sacrifier la foi à la politique. Si ces raisons ne suffisent pas, les tolérants ont en main les écrits de Calvin et des autres réformateurs, qui ont attaque cette autorité que les princes s'attribuaient : ils ont la décision expresse du synode national de la Rochelle, de 1071,qui condamne en termes formels ceux qui soutiennent que le magistrat est chef de l'Eglise, avec toutes les suites de cette doctrine que le ministre Jurieu entreprend de faire revivre dans le calvinisme. Il y a même encore aujourd'hui parmi les protestants un parti assez courageux pour soutenir en ce point les anciennes maximes du calvinisme et la liberté de l'Eglise : « Il y a, dit notre ministre (3), les puritains et les rigides presbytériens, qui, en arrachant la juridiction au pape et aux évêques, ont voulu la transférer au presbytère et aux synodes; mais avec tant de rigueur qu'ils ont prétendu que les magistrats n'avaient aucun droit de se mêler des affaires de l'Eglise qu'ils n'y fussent appelez, et que comme la juridiction civile appartient au seul magistrat, la juridiction ecclésiastique appartient uniquement aux pasteurs, aux consistoires et aux synodes. » Le même ministre nous apprend que le clergé réformé des Provinces-Unies dans le fond est de cet avis : il remarque « les

 

1 Tract. De toler. — 2 II Timoth., II, 2, etc. — 3 Tabl., lett. VIII, p. 461.

 

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démêlés qui ont été de tout temps dans ce pays-ci entre le magistrat et le clergé là-dessus (1); » et il ne veut pas qu'on oublie « combien la politique de Grotius a causé de bruit et de murmures de la part du clergé (2) : » jusqu'à faire regarder cet auteur, en effet plus jurisconsulte que théologien, comme l'oppresseur de l'Eglise. Ainsi, à parler de bonne foi, c'est une question encore indécise, même dans la Réforme, si les princes ont ce droit ou s'ils l'usurpent : tout le clergé protestant des Pays-Bas le leur dénie ; et ce parti est si fort, que le ministre déclare , par deux fois, qu'il ne veut pas entrer dans ce démêlé (3). Mais visiblement il se moque, et tout en disant qu'il n'y entre pas, » il déclare, qu'il est certain, selon son sens, que pour le fond, la théologie de Grotius est fondée en raison et en pratique (4). » Il donne aussi pour tout avéré, « que les princes sont chefs-nés de l'Eglise chrétienne aussi bien que de la société civile, également maîtres de la religion comme de l'Etat (5). » Il semble oublier ce qu'il avait dit, que les empereurs à la vérité proscrivaient les hérétiques ; mais ceux-là seulement que les conciles avaient condamnez (6). Grotius l'a converti; et il approuve, à son exemple, « que les empereurs, pour ne pas subir le joug tyrannique du clergé, aient fait quelquefois eux-mêmes des formulaires de foi pour la décision des controverses (7), » indépendamment de l'Eglise : autrement on ne prouverait rien, et l'Eglise serait la maîtresse de la religion, contre la prétention de ces auteurs.

Il faut ici remarquer que ces exemples de formulaires de foi des empereurs produits par Grotius et approuvés, comme on voit, par son disciple Jurieu , sont les Hénotiques, les Types, les Ecthèses, et les autres semblables décrets faits par les princes hérétiques, et détestés unanimement par les orthodoxes. Voilà les exemples que nous produit le ministre après son maître Grotius : voilà l'excès où s'emporte ce flatteur des princes, quand il a besoin de leur autorité contre ses adversaires.

Il ne tient rien toutefois : la cause est en son entier : et si on laisse la liberté des sentiments, parles principes de la Réforme

 

1 Tabl.,lett. VIII, p. 484. — 2 P. 478.— 3 P. 478, 484. — 4 P. 478. — 5 P. 462.— 6 Ibid., 424. — 7 P. 488; Grot., Piet. Ord. de jur. potest. in sacr., t. III.

 

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celui des tolérants l'emportera. Il leur sera du moins permis de suivre en cette matière les sentiments du clergé protestant des Provinces-Unies : il leur sera, dis-je, permis de le suivre, puisque M. Jurieu, de peur de le condamner, fait semblant, comme on vient de voir, de ne pas entrer dans cette question. Il passe encore plus avant en un autre endroit où il déclare « qu'en bonne justice l'Eglise devrait être maîtresse de ses censures et de la tolérance ecclésiastique, et l'Etat aussi maître de ses peines, et de la tolérance civile (1). » Voilà donc par son sentiment les deux puissances établies maîtresses chacune dans son détroit, selon que nous avons vu qu'il avait été décidé par les synodes ; et les décisions des magistrats, en matière de foi, n'ont point de lieu.

Mais enfin le ministre en a besoin : tout ce qu'il dit au contraire n'est que feinte ; et il sent bien dans le fond qu'il ne peut se passer d'autorité. Au reste il n'y a point de raisonnement à lui opposer. Les Etats ont décidé que c'est à eux à juger les points de foi. Nous en avons vu le décret exprès rapporté par ce ministre. Nous avons vu que ce décret reconnaît le même droit dans tous les Etats protestants ; et si un seul décret ne suffit pas, le ministre en a une infinité à nous produire. En un mot, « tous les décrets d'union entre les provinces, comme est celui d'Utrecht, portant expressément que chaque province demeurera maîtresse de la religion, pour la régler et l'établir selon qu'elle jugera à propos (2), » pouvait-on assujettir en termes plus forts la religion à l'Etat : et quelle réplique reste-t-il aux tolérants ?

C'est ainsi que les deux partis ne se laissent mutuellement aucune défense. Les tolérants se soutiennent par les maximes constantes de la Réforme : les intolérants s'autorisent par des faits qui ne sont pas moins incontestables : chaque parti l'emporte tour à tour. La Réforme a fait tout le contraire de ce qu'elle s'était proposé : elle se vantait de persuader les hommes par l'évidence de la vérité et de la parole de Dieu, sans aucun mélange d'autorité humaine : c'était là sa maxime : mais dans le fait elle n'a pu ni s'établir ni se soutenir sans cette autorité qu'elle venait de détruire ; et l'autorité ecclésiastique ayant chez elle de trop débiles

 

1 Tab., lett. VIII, p. 428. — 2 Ibid. p. 481.

 

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fondements, elle a senti qu'elle ne pouvait se fixer que par l'autorité des princes : en sorte que la religion, comme un ouvrage purement humain, n'ait plus de force que par eux, et qu'à dire vrai, elle ne soit plus qu'une politique. Ainsi la Réforme n'a point de principes, et par sa propre constitution elle est livrée à une éternelle instabilité.

C'est ce qui paraît clairement dans tout le parti de quelque côté qu'on le regarde : l'indifférence gagne partout, et les Français réfugiés en Allemagne dans les Etats de M. l'électeur de Brandebourg y trouvent autant cet esprit que nous l'avons vu en Angleterre et en Hollande. Je ne l'aurais pas voulu assurer, quelques rapports qu'on m'en eût faits de divers endroits, si je n'avais vu moi-même ce qu'on enseigne hautement dans l'académie de Francfort-sur-l'Oder. Mais on y débite publiquement un petit écrit que le docteur Samuel Strimésius, un des professeurs en théologie de cette académie, met à la tète des thèses de théologie de Conrad Bergius, autrefois professeur en théologie de la même université, pour y servir de préface (1). Ce docteur y propose sans façon la réunion, non-seulement « en particulier de tous les protestants les uns avec les autres, mais encore plus universellement de tous ceux qui sont baptisés, en soumettant à l'examen de l'Ecriture tous les symboles (2), c'est-à-dire toutes les professions de foi, « tous les décrets des conciles œcuméniques quelque vénérables qu'ils soient par leur antiquité , par le consentement de la multitude, par une plus docte et plus exacte explication des dogmes, et par leur zèle singulier contre, la fureur des hérétiques, » et en se tenant simplement aux paroles de l'Ecriture (3), dont on sait bien que les chrétiens conviendront toujours, sans rien exiger de plus.

C'est ce qu'il déduit clairement des principes de la Réforme en cette sorte. Il pose d'abord pour fondement avec tous les protestants « la clarté et l'intelligibilité de l'Ecriture si parfaite, qu'avec la grâce de Dieu commune à tous, et sans aucune explication ajoutée au texte, soit publique, soit particulière, tout homme y

 

1 Conradi Bergii, Themata theologica, § 2, p. 13. — 2 Ibid. § 1, p. 8. — 3 Ibid., p. 9.

 

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peut trouver tout ce qu'il faut croire et faire pour être sauvé (1) : d'où il conclut que l'Ecriture est très-suffisante et très-claire non-seulement en ce qui regarde le fond des dogmes, mais encore dans les façons de parler dont il les faut expliquer (2) : ce qu'on ne peut nier, continue-t-il, sans nier en même temps la clarté, la perfection et la suffisance de l'Ecriture, et sans introduire avec le papisme la source de tous les maux et la torture des consciences. »

Sur ce fondement, il conclut, selon le raisonnement de Jean Bergius, qu'il appelle un grand théologien, et très-zélé pour la paix de l'Eglise (3) : « Que si les sociniens et les ariens persistent sans contention dans les expressions de l'Ecriture, sans les détourner ni les tronquer, et aussi sans y ajouter leurs explications et leurs conséquences, on ne devrait pas les condamner, encore qu'ils ne voulussent pas recevoir nos explications ou nos façons de parler humaines ; » c'est-à-dire, selon le style de ces docteurs, celles qui ne sont pas tirées de l'Ecriture. Car ils posent pour fondement, qu'on ne peut contraindre personne à « d'autres phrases ou expressions, qu'à celles de l'Ecriture (4). Ce qu'il faut, dit Strimésius (5), principalement appliquer aux sociniens modérés, et aux autres qui doutent des dogmes fondamentaux, ou plutôt des explications orthodoxes de ces dogmes ; lesquels, poursuit cet auteur, on doit recevoir comme des infirmes dans la foi, quoiqu'ils révoquent en doute les propositions des orthodoxes qui ne se trouvent pas expressément dans l'Ecriture, et qu'ils se croient obligez à s'en abstenir par respect ; pourvu qu'ils se renferment dans celles qui s'y trouvent, et qu'ils ne s'emportent pas, comme font les plus rigides d'entre eux, jusqu'à nier les choses que l'Ecriture ne nie pas. »

Ainsi, selon ce docteur et selon les autres docteurs de sa religion, qu'il cite en grand nombre pour ce sentiment, les sociniens qu'ils appellent modérés, qui n'avouent non plus que les autres la divinité de Jésus-Christ ni celle du Saint-Esprit, ni l'incarnation, ni le péché originel, ni la nécessité de la grâce, ni l'éternité des peines, ni tant d'autres articles de foi qui sont connus, ne diffèrent pas tant d'avec nous dans les dogmes fondamentaux, que

 

1 Conradi, etc., § 3, p. 15. — 2 Ibid., P. 18, 19. — 3 Ibid., § 5, p. 37. — 4 Ibid., § 4, p. 24. — 5 P. 37.

 

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dans l'explication de ces dogmes; ce qui oblige nécessairement à les recevoir au nombre des vrais fidèles : et quand il faudrait reconnaître, ce qui en effet ne devrait pas être mis en contestation, qu'ils rejettent les articles fondamentaux, on n'a pas droit d'exiger d'eux, non plus que des ariens et des autres hérétiques, qu'ils confessent avec les Pères de Nicée et de Constantinople, « que le Fils de Dieu soit de même substance que son Père, ou qu'il soit engendré de sa substance, ou qu'il ne soit pas tiré du néant, ou que le Saint-Esprit soit ce Seigneur égal au Père et au Fils, qu'il faille pour cette raison adorer et glorifier avec eux : » car tout cela constamment ne se lisant point expressément dans l'Ecriture, on tombe par tous ces discours, disent ces auteurs, dans le cas de vouloir parler mieux que Dieu même (1). En un mot, il faut effacer par un seul trait tout ce que les premiers conciles même œcuméniques ont inséré dans leurs symboles ou dans leurs anathématismes, s'il ne se trouve dans l'Ecriture en termes formels. Car c'est là ce que ces docteurs appellent parler « le langage de Babylone, établir une autorité humaine, et un autre nom que celui de Dieu (2), » n'y ayant rien de plus absurde, disent-ils (3), que de faire accroire « à celui qui sait tout, qu'il n'a pas eu la science des mots lorsqu'il a inspiré les auteurs sacrez, ou que la force n'en était pas présente à son esprit, ou qu'il n'y a pas pris garde, ou qu'il n'a pu faire entrer son lecteur dans sa pensée, en sorte qu'il lui faille pardonner d'avoir parlé ignoramment et inconsidérément ; et que les hommes aient droit de soutenir qu'il fallait choisir d'autres termes que les siens pour bien faire entendre sa pensée, ou du moins pour éviter et convaincre les hérésies, et que les leurs enfin sont plus propres à conserver et à défendre ses vérités, que ceux dont il s'est servi lui-même : » ce qui, disent-ils (4), « n'est autre chose que de vouloir enseigner Dieu et lui apprendre à parler de ses vérités, au lieu que nous le devrions apprendre de lui. »

Telle est la doctrine qu'on enseignait en Allemagne dans les académies de l'Etat de Brandebourg ; celle de Strimésius, professeur

 

1 Conradi, etc., § 4, p. 28. — 2 Ibid., p. 31, 32. — 3 Ibid., p. 25. — 4 Ibid., p. 25, 28.

 

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en théologie de l'université de Francfort-sur-l'Oder ; celle de Conrad Bergius, ci-devant professeur en théologie de la même université, dont il publiait les écrits et recommandait la doctrine; celle de Jean Bergius, de Grégoire Franc, une des lumières de la même académie, comme il l'appelle ; celle de Martin Hundius; celle de Thomas Cartwright, Anglais ; celle de toute l'académie de Duisbourg dans le duché de Clèves, et de plusieurs autres docteurs célèbres dans la Réforme, et qu'il cite aussi avec honneur. L'abrégé et le résultat de leur sentiment est « qu'il ne faut ni tenir ni appeler personne hérétique, lorsque dans les matières de la foi il souscrit à toutes les expressions et manières de parler de l'Ecriture, et qu'il n'ose rien affirmer ou nier au delà; mais qu'il se croit obligé à s'abstenir de tout autre terme par une crainte religieuse et de peur de parler mal à propos des choses saintes ; et au contraire, on doit tenir pour schismatiques tous ceux qui séparent un tel homme, comme hérétique, de leurs assemblées et de leur culte (1). »

On voit par là où tous ces docteurs, la fleur du parti protestant, réduisent le christianisme contre les sociniens. Il n'est pas permis d'exiger d'eux la souscription des conciles de Nicée et de Constantinople, pour ne point ici parler des autres, ni de leur faire avouer en termes formels que le Saint-Esprit soit une personne et quelque chose de subsistant, ni qu'il soit égal au Père et au Fils, ni que le Fils lui-même soit proprement Dieu sans figure et dans le sens littéral, ni, en un mot, d'opposer aux fausses interprétations qu'ils donnent à l'Ecriture, d'autres paroles que celles dont ils abusent pour tromper les simples. Ils n'ont qu'à répondre que s'ils refusent ces expressions, nécessaires pour découvrir leurs équivoques, et qu'ils ne veuillent pas dire, par exemple, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient vraiment et proprement un seul Dieu éternel; c'est par respect pour l'Ecriture et pour ses dogmes ; c'est pour ne point enseigner Dieu, et entreprendre de parler mieux que lui de ses mystères : il faudra les recevoir dans les assemblées chrétiennes sans aucune note : ce seront ceux qui les refuseront qu'il faudra noter comme schismatiques, et mettre par

 

1 Conradi, etc., § 4, n. 6, p. 31.

 

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conséquent dans ce rang les conciles de Nicée et de Constantinople, et tous les autres qui ont obligé de souscrire à leurs formules de foi sous peine d'anathème.

Il ne sert de rien de répondre qu'on les reçoit à la vérité, mais comme des infirmes dans la foi ; car ce serait être trop novice en cette matière, que d'ignorer que ces hérétiques n'en demandent pas davantage. Ces sociniens qu'on appelle modérés, c'est-à-dire dans la vérité, les plus déliés et les plus zélés de cette secte, ne vous iront pas dire à découvert que le Fils ou le Saint-Esprit, à proprement parler, ne sont pas Dieu. Ils vous diront simplement qu'ils n'osent assurer qu'ils le soient, ni mieux parler que le Saint-Esprit, ou se servir de termes qui ne soient pas dans l'Ecriture. Ils tiennent le même langage sur tous les autres mystères. Au reste, vous diront-ils avec un air de modestie qui vous surprendra, ils ne veulent pas faire la loi, ni imposer à personne la nécessité de les en croire : trop heureux qu'on veuille bien les supporter, du moins à titre d'infirmes. Car après tout, que leur importe sous quel nom ils s'insinuent dans les églises ? Dès qu'on leur permet de douter, on lève toute l'horreur qu'on doit avoir de leurs dogmes : l'autorité de la foi est anéantie, et il n'y a plus qu'à tendre le bras à toutes les sectes.

On voit donc en toutes manières que la pente de la Réforme c'est l'indifférence. Car, à ne point se flatter, elle doit sentir que la doctrine qu'on vient de voir est tirée de ses principes les plus essentiels et les plus intimes. En effet que pourrait-elle répondre à ces docteurs, lorsqu'ils objectent que d'imposer aux consciences la nécessité de souscrire à des expressions qui ne sont pas de l'Ecriture, c'est leur imposer un joug humain; c'est déroger à la plénitude et à la perfection des saints Livres, et les déclarer insuffisants à expliquer la doctrine de la foi; c'est attribuer à d'autres paroles qu'à celles de Dieu la force de soutenir les consciences chancelantes (1) ? Mais si l'on admet ces raisonnements tirés du fond, et pour ainsi dire, des entrailles du protestantisme, les fraudes des hérétiques n'ont point de remède , et l'Eglise leur est livrée en proie. Il faut donc avoir recours à d'autres maximes ; il

 

1 Conradi, etc., § 4, p. 30.

 

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faut croire et confesser avec nous l'assistance perpétuelle de l'Esprit donné à l'Eglise, non-seulement pour conserver dans son trésor, mais encore pour interpréter les Ecritures. Car si l'on n'est assuré de cette assistance, l'Eglise pourra se tromper dans ses interprétations : on ne saura si le consubstantiel est bien ou mal ajouté au Symbole : on ne pourra y souscrire avec une entière persuasion, ou, comme parle saint Paul, avec la plénitude de la foi (1) : on sera contraint d'en demeurer aux termes dont les hérétiques abusent, et on n'aura rien à dire à ceux qui offriront de souscrire à l'Ecriture; ce que nulle secte chrétienne ne refusera.

Il ne sert de rien de répliquer que ces auteurs ou quelques-uns d'eux semblent reconnaître « qu'on a pu très-rarement et avec le consentement unanime de toute l'Eglise ajouter à l'Ecriture quelques locutions ou quelque phrase, à condition que l'équipollence de ces locutions avec celles de l'Ecriture serait manifeste et presque sans controverse (2). » Car cela visiblement ce n'est rien dire ; puisque si ces expressions n'ajoutaient rien du tout à l'Ecriture, et ne servaient pas à serrer de plus près les hérétiques, on les introduirait en vain : et toujours, quoi qu'il en soit, pour obliger les chrétiens à les recevoir, il faudrait présupposer une entière et indubitable infaillibilité « dans le consentement unanime de l'Eglise, et même dans un consentement qui serait presque sans controverse, » et de la plus grande partie : ce qui ne peut convenir avec l'esprit de la Réforme. C'est pourquoi dès son origine elle a répugné à toutes ces additions et interprétations de l'Eglise. Il n'y en eut jamais de plus nécessaire à fermer la bouche aux ennemis de la divinité de Jésus-Christ que celle du consubstantiel. Voici néanmoins ce qu'en dit Luther (3) : « Si mon âme a en aversion le terme de consubstantiel, il ne s'ensuit pas que je sois hérétique... Ne me dites pas que ce terme a été reçu contre les ariens : plusieurs et des plus célèbres ne l'ont pas reçu, et saint Jérôme souhaitait qu'on l'abolît. » C'est imposer à saint Jérôme : c'est mentir à la face du soleil que de parler de cette sorte, à moins de vouloir compter parmi les plus excellents hommes de l'Eglise les ariens

 

1 Rom., IV, 20, ; Hebr., X, 22 — 2 Conradi, etc., p.  25. — 3 Luth., cont. Latom.

 

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et les demi-ariens, qui seuls se sont opposés au consubstantiel de Nicée. Luther continue : « Il faut conserver la pureté de l'Ecriture : Que l'homme ne présume pas de prononcer de sa bouche quelque chose de plus clair et de plus pur que Dieu n'a fait de la sienne. Qui n'entend pas la parole de Dieu , lorsqu'il s'explique par lui-même des choses de Dieu, ne doit pas croire qu'il entende mieux l'homme, lorsqu'il parlera des choses qui lui sont étrangères. » C'est précisément ce que nous disaient les auteurs qu'on vient de citer; et on voit plus clair que le jour qu'ils n'ont fait que prendre le sens et répéter les paroles du chef de la Réforme. Il poursuit : « Personne ne parle mieux que celui qui entend le mieux le sujet dont il parle. Mais qui pourrait entendre les choses de Dieu mieux que Dieu même? Qu'est-ce que les hommes sont capables d'entendre dans les choses divines? Que le misérable mortel donne donc plutôt gloire à Dieu, en confessant qu'il n'entend pas ses paroles, et qu'il cesse de les profaner par des termes nouveaux et particuliers, afin que l'aimable sagesse de Dieu nous demeure toute pure et dans sa forme naturelle. » On voit par là, qu'en conséquence des fondements sur lesquels il avait bâti sa Réforme, il regarde comme opposé à la sagesse de Dieu le terme de consubstantiel ajouté à l'Ecriture dans le Symbole de la foi, et traite de profanation et de nouveauté cette addition si nécessaire du concile de Nicée.

Selon ce même principe Calvin a improuvé dans ce concile Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, comme nous l'avons remarqué ailleurs; et dans un autre endroit il donne pour règle, « que lorsqu'il s'agit de Dieu, nous ne devons pas être moins scrupuleux dans nos expressions que dans nos pensées ; parce que tout ce que nous pouvons penser par nous-mêmes d'un si grand objet n'est que folie ; et tout ce que nous en pouvons dire est insipide (1) : » ce qui lui fait regarder les expressions qu'on ajoute à l'Ecriture, « comme étrangères, et comme une source de querelles et de disputes. » C'est encore ce que nous disent les sociniens sur le terme de consubstantiel et sur celui de Trinité, bien qu'ils soient consacrés depuis tant de siècles par l'usage de tout

 

1 Instit., lib. I, cap. XIII, n. 3.

 

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ce qu'il y a eu de chrétiens : en quoi ils suivent encore l'exemple de Luther, qui « ne trouve rien de plus froid que ce petit mot Trinité, qu'aussi on ne lit point dans l'Ecriture (1). » C'était donc l'esprit de la Réforme, dès sa première origine, d'ôter à l'Eglise toutes les interprétations qu'elle ajoutait à l'Ecriture, quelque nécessaires qu'elles fussent, et de rompre toutes les barrières qu'elle avait mises entre elle et les hérétiques.

Conformément à cette doctrine de Luther et de Calvin, Zanchius, un des principaux réformateurs, donne pour règle qu'il « n'est pas permis d'interpréter l'Ecriture par d'autres termes que ceux dont elle se sert, et qu'en avoir usé autrement a été la cause de tous les maux de l'Eglise (2) : » se servir de phrases humaines, c'est donner lieu selon lui à des sentiments humains (3). Cet auteur, sans contestation un des premiers de la Réforme, ne se contente pas de poser le même fondement que Strimésius et les autres que nous avons cités ; mais il en tire les mêmes conséquences en faveur des sociniens, puisque dans sa lettre à Grindal, archevêque d'Yorck, qu'il fait servir de préface au livre qu'il lui dédie sur la Trinité, il parle des sociniens en ces termes : « Quelques-uns d'eux sont tombés dans ce sentiment, non pas de bon cœur, mais par quelque sorte de religion, à cause qu'ils craignent que s'ils confessaient et adoraient Jésus-Christ comme vrai Dieu éternel, ils ne fussent blasphémateurs et idolâtres. Il faut avoir quelque égard pour des gens de cette sorte, puisque Jésus-Christ est venu au monde pour eux, lui qui n'y est point venu pour les réprouvés (4). » Voilà donc manifestement, selon cet auteur, ceux qui ne veulent ni croire ni adorer Jésus-Christ comme vrai Dieu éternel, exclus du nombre des réprouvés. Ils n'ont qu'à dire ce qu’ils disent tous, que c'est par crainte de blasphémer et d'idolâtrer : Zancbius les sauve; et tous nos docteurs allemands n'ont fait que le copier, comme on a vu.

Il est donc, encore une fois, plus clair que le jour, qu'en rejetant l'autorité et l'infaillibilité de l'Eglise, la Réforme a posé le fondement de l'indifférence des religions : de sorte que les protestants,

 

1 Postilla maj. Dim Trin. — 2 Zanch., lom. VIII, Tract. de Script., quœst. XII, cap. II, reg. 7. — 3 Resp. ad Examen. — 4 Zauch., Epist. ad Grind.

 

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qui entrent aujourd'hui en foule dans ce sentiment, ne font que suivre les pas des réformateurs et prendre le vrai esprit de la Réforme.

M. Jurieu ne veut pas croire que les protestants d'Angleterre soient favorables à cette doctrine. Outre les preuves qu'on a tirées de l'aveu de ce ministre, j'ai pris soin de faire traduire fidèlement de l'anglais le témoignage d'un des plus célèbres auteurs de l'église anglicane, dont le livre intitulé, La Religion des protestants une voie sûre au salut, fut dédié par son auteur à Charles Ier, et dans la suite s'est rendu célèbre par le grand nombre d'éditions qu'on en a faites, et depuis peu par les extraits qu'on en a donnés au public. Il pose pour fondement (1) que « comme pour bien juger de la religion catholique, il faut la chercher non dans Bellarmin ou Baronius, ou quelque autre de nos docteurs ; et l'apprendre non de la Sorbonne, ni des jésuites, ni des dominicains et des autres compagnies particulières, mais du concile de Trente dont les catholiques romains font tous profession de recevoir la doctrine : ainsi pour connaître la religion des protestants, il ne faut prendre ni la doctrine de Luther, ni celle de Calvin ou de Mélanchthon, ni la Confession d'Augsbourg ou de Genève, ni le Catéchisme de Heidelberg, ni les Articles de l'église anglicane, ni même l'harmonie de toutes les Confessions protestantes ; mais ce à quoi ils souscrivent tous comme à une règle parfaite de leur foi et de leurs actions, c'est-à-dire, la Bible. Oui la Bible, continue-t-il, la Bible seule est la religion des protestants : tout ce qu'ils croient au delà de la Bible et des conséquences nécessaires, incontestables et indubitables qui en résultent, est matière d'opinion et non matière de foi. » Voilà déjà, comme on voit, tous ceux qui se disent chrétiens bien au large, de quelque secte qu'ils soient, puisqu'ils n'ont rien à souscrire ni à recevoir comme de foi que la Bible seule et ses conséquences incontestables et indubitables; ce qui ne ferme la porte à aucune secte. « C'est la mesure, dit-il, qu'il prend pour lui-même, c'est celle qu'il propose aux autres; et je suis, poursuit-il, bien assuré que Dieu ne m'en demande pas davantage. »

 

1 Chap. VI, n. 56.

 

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Dans la suite il y appose la condition, non-seulement de croire que l’Ecriture est la parole de Dieu; mais aussi de tâcher d'en trouver le sens et d'y conformer sa vie (1) : ce qui n'exclut encore aucun chrétien; n'y en ayant point qui ne tâche, ou ne se vante de tâcher de bien entendre l'Ecriture et d'en trouver le vrai sens : de sorte qu'on ne peut exclure nulle secte du christianisme, puisqu'elles professent toutes ce qui seul est jugé nécessaire et suffisant pour le salut.

Il appuie encore sur ce principe, en disant : « que les protestants conviennent de ces trois articles : « 1° Que les livres de l'Ecriture dont on n'a jamais douté sont certainement la parole de Dieu : 2° que le sens que Dieu a eu dessein de renfermer dans ces livres est certainement vrai : 3° qu'ils doivent faire tous leurs efforts pour croire l'Ecriture dans son vrai sens, et y conformer leur vie : d'où il conclut qu'aucune erreur ne peut nuire au salut de ceux qui sont disposés de cette sorte; puisque les vérités mêmes, à l'égard desquelles ils sont dans l'erreur, ils ne laissent pas de les croire d'une foi implicite : et pourquoi, demande-t-il à un catholique, une foi implicite en Jésus-Christ et en sa parole ne suffirait-elle pas aussi bien qu'une foi implicite à votre Eglise (2) ? »

Il n'y a personne qui n'entende la différence qu'il y a entre le catholique, qui dit : Je crois ce que croit l'Eglise, et notre protestant qui dit : Je crois ce que Jésus-Christ veut que je croie, et ce qu'il a voulu enseigner dans sa parole: car il est aisé de trouver ce que croit l'Eglise, dont les décisions expresses sur chaque erreur sont entre les mains de tout le monde ; et s'il y reste quelque obscurité , elle est toujours vivante pour s'expliquer; de sorte qu'être disposé à croire ce que croit l'Eglise, c'est expressément se soumettre à renoncer à ses propres sentiments, s'ils sont contraires à ceux de l'Eglise qu'on peut apprendre aisément : ce qui emporte un renoncement à toute erreur qu'elle a condamnée. Mais le protestant qui erre est bien éloigné de cette disposition; puisqu'il a beau dire : Je crois tout ce que veut Jésus-Christ et tout ce qui est dans sa parole : Jésus-Christ ne viendra pas le

 

1 Chap. VI, n. 37. — 2 Rép. à la préf. de son advers., n. 26.

 

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désabuser de son erreur et l'Ecriture ne prendra non plus une autre forme que celle qu'elle a pour l'en tirer : tellement que cette foi implicite, qu'il se vante d'avoir en Jésus-Christ et à sa parole, n'est au fond qu'une indifférence pour tous les sens qu'on voudra donner à l'Ecriture; et se contenter d'une telle profession de foi, c'est expressément approuver toutes sortes de religions.

Ainsi dans cette demande du protestant, qui paraît si spécieuse, Pourquoi la foi implicite en Jésus-Christ n'est-elle pas aussi suffisante que la foi en votre Eglise ? on peut voir quelle illusion est cachée dans les propositions qui ont la plus belle apparence. Mais sans disputer davantage, et pour s'attacher seulement à bien entendre notre docteur, il nous suffit d'avoir vu que cette foi dont il est content, Je crois ce que veut Jésus-Christ, ou ce qu'enseigne son Ecriture, n'est autre chose que dire : Je crois tout ce que je veux et tout ce qu'il me plaît d'attribuer à Jésus-Christ et à sa parole, sans exclure de cette foi aucune religion ou aucune secte de celles qui reçoivent l'Ecriture sainte, pas même les Juifs; puisqu'ils peuvent dire, comme nous : Je crois tout ce que Dieu veut, et tout ce qu'il a fait dire du Messie par ses prophètes : ce qui enferme autant toute vérité, et en particulier la foi en Jésus-Christ , que la proposition dont notre protestant s'est contenté.

On peut encore former sur ce modèle une autre foi implicite que le mahométan et le déiste peut avoir comme le juif et le chrétien : Je crois tout ce que Dieu sait : ou si l'on veut encore pousser plus loin, et donner jusqu'à l'athée, pour ainsi parler, une formule de foi implicite : Je crois tout ce qui est vrai, tout ce qui est conforme à la raison : ce qui implicitement comprend tout et même la foi chrétienne ; puisque sans doute elle est conforme à la vérité, et que notre culte, comme dit saint Paul (1), est raisonnable.

Mais, pour nous restreindre aux termes de notre protestant anglais, on voit combien est vague sa foi implicite : Je crois Jésus-Christ et son Ecriture; et quelle indifférence elle établit, d'où « il conclut que dans les contradictions apparentes qui se rencontrent souvent entre l'Ecriture, la raison et l'autorité d'une

 

1 Rom., XII, 1.

 

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part; et l'Ecriture, la raison et l'autorité d'autre part : si à cause de la diversité des tempéraments, des génies, de l'éducation et des préjugés inévitables, par lesquels tous les esprits sont différemment tournés, il arrive qu'ils embrassent des opinions différentes dont il ne se peut que quelques-unes ne soient erronées, c'est faire Dieu un tyran, et mettre l'homme au désespoir, que de dire qu'on soit damné pour cela : il suffit, dit-il, pour le salut, que chacun, autant que son devoir l'y oblige, tâche de croire l'Ecriture dans son vrai sens (1). » Ce qu'il appuie enfin de ce raisonnement: « En matière de religion, pour se soumettre il faut avoir un juge dont nous soyons obligez de croire que le jugement est juste : en matière civile, il suffit d'être honnête homme pour pouvoir devenir juge ; mais en fait de religion, il faut être infaillible. » Ainsi n'y ayant point déjuge infaillible, selon les maximes communes de tous les protestants, il n'y a point de juge à qui on doive se soumettre en fait de religion. D'où il suit que dans ces matières chacun peut garder son sentiment. «Je puis, dit-il, garder mon, sentiment sans vous faire tort : vous pouvez garder le vôtre sans me faire tort ; et tout cela peut se faire sans nous apporter à nous-mêmes aucun préjudice (2). »

Ce qu'il dit, qu'il n'y a point de juge infaillible en matière de religion, fait bien voir qu'il ne reconnaît point l'Ecriture pour un i vrai juge : car d'ailleurs, il est bien certain qu'il la reconnaît pour infaillible ; mais c'est qu'il entend bien que l'Ecriture est une loi infaillible, et non pas un juge infaillible ; puisqu'il ne faut qu'un peu de bon sens et de bonne foi, pour voir qu'un juge est celui qui prononce sur les différentes interprétations de la loi ; ce que la loi elle-même visiblement ne fait pas, ni l'Ecriture non plus.

Il est maintenant aisé de concevoir tout le raisonnement de notre auteur, et le voici en bonne forme : Quelque évidence qu'on veuille poser dans l'Ecriture, elle n'est pas telle qu'il n'y ait diverses manières de l'entendre, dont quelques-unes sont des erreurs contre la foi : c'est pourquoi il y a deux règles suffisantes pour sauver les hommes : la première, de recevoir le texte de l’Ecriture avec toutes ses conséquences nécessaires, incontestables

 

1 Rép. à la Préf., n.26. — 2 Ibid., chap. II, n. 17.

 

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et indubitables; la seconde, dans tout le reste où l'on pourrait errer contre la foi, de tâcher de croire l'Ecriture selon son vrai sens, sans se condamner les uns les autres ; parce que pour condamner il faut être juge, et en matière de religion, juge infaillible : or, il n'y a point de juge de cette sorte. L'Eglise n'est pas infaillible : chaque particulier l'est encore moins dans ses sentiments: donc qu'on ne se juge point les uns les autres, et que chacun demeure innocemment et impunément dans son sens; ce qui est en termes formels l'assurance du salut de chaque chrétien dans sa religion, déduite manifestement de ce qu'il n'y a point déjuge infaillible. Il n'y a donc point de milieu entre croire l'Eglise infaillible et sauver tout le monde dans sa religion ; et ne pas être catholique, c'est nécessairement être indifférent.

Il ne faut pourtant pas dissimuler, qu'en disant que chacun se sauve dans son sentiment, notre auteur y apporte la restriction, « que la différence qui sera entre nous ne concerne aucune chose nécessaire au salut, et que nous aimions tellement la vérité, que nous ayons soin d'en instruire notre conscience, et que nous la suivions constamment (1), » Mais il faut voir quelles sont ces choses nécessaires au salut, et voici comment il les explique. « Touchant la difficulté de distinguer les erreurs damnables d'avec celles qui ne damnent pas, et les vérités fondamentales d'avec celles qui ne sont pas fondamentales, je réponds que la dispute, qui est entre les protestants sur cette question, peut être facilement terminée. Car ou l'erreur dont on parle est tout à fait involontaire, ou elle est volontaire à l'égard de sa cause. Si la cause de l'erreur est quelque faute volontaire et évitable, l'erreur même est criminelle, et par conséquent damnable en elle-même. Mais si je ne suis coupable d'aucune faute de cette nature, si j'aime la vérité , si je la cherche avec soin, si je ne prends point conseil de la chair et du sang pour choisir mes opinions, mais de Dieu seul et de la raison qu'il m'a donnée; si, dis-je, je suis disposé de cette sorte, et que cependant, par un effet de l'infirmité humaine, je tombe dans l'erreur, cette erreur ne peut pas être damnable. » Voilà en termes formels la distinction des erreurs fondamentales et non

 

1 Rép. à la Préf., chap. III, n. 52.

 

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fondamentales établie, non du côté des objets de la religion, ou sur la nature même de ces erreurs, mais sur la disposition de ceux qui y sont, et ce qui tranche en un mot la question des articles fondamentaux, cet auteur les réduit tous à celui-ci, de croire l'Ecriture, et de tâcher de la croire dans son vrai sens (1) ; voilà, dit-il, en un mot le catalogue des articles fondamentaux, et ce qui suffit au salut de tout homme : où l'on voit une tolérance parfaite, et le salut accordé sur le fondement commun des indifférents, qui est de sauver tous ceux qui se servent de leur raison pour chercher la vérité dans l'Ecriture.

Il n'y a qu'un seul remède à une si dangereuse maladie qui tend manifestement à l'extinction du christianisme et de toute re-li.-ion : c'est de chercher la vérité non par sa seule raison, mais avec l'Eglise, sous son atitorité, sous sa conduite. Cat s'il y a au monde un fait constant, c'est que la chercher tout seul, même dans la sainte Ecriture, par son propre esprit, par son propre raisonnement , et non pas avec le corps et dans l'unité de l'Eglise, c'est la source de tous les schismes et de toutes les hérésies : et s'il y a un moyen solide d'éviter ce mal et toute innovation dans la foi, c'est celui de soumettre, non pas Dieu et son Ecriture, comme on voudrait nous faire accroire que nous le pratiquons, mais son sentiment particulier sur l'intelligence de cette Ecriture à celui de l'Eglise universelle : et s'il y a un besoin pressant que l'expérience nous rende sensible, c'est celui que nous avons d'un tel secours.

Faute de vouloir s'en servir, notre protestant anglais, avec son amour prétendu pour la raison, pour la vérité, pour l'Ecriture, est tombé comme les autres dans l'abîme de l'indifférence : comme les autres il a ôté à l'Eglise le moyen de discerner et de convaincre les hérétiques, en la réduisant avec eux aux termes précis de l’Ecriture, et bannissant les interprétations qu'elle oppose aux mauvais sens qu'on lui donne, « Cette présomption, dit-il (2), avec laquelle on attribue le sens des hommes aux paroles de Dieu, le sens particulier des hommes aux expressions générales du Saint-Esprit ; et on oblige la conscience à les recevoir sous peine de

 

1 Rép. à la Préf., n. 27. —  2 Ibid., chap. , IV, n. 16.

 

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mort et de damnation : cette vaine imagination, que nous pouvons mieux parler des choses de Dieu que par les paroles de Dieu ; cet orgueil qui nous porte à canoniser nos propres interprétations , et à user de tyrannie pour les faire recevoir aux autres ; cette manière dont on ose restreindre la parole de Dieu, la tirer de son étendue et de sa généralité, et ôter à l'entendement des hommes cette liberté que Jésus-Christ et les apôtres lui ont laissée : tout cela, dis-je, est et a toujours été la seule source de tous les schismes de l'Eglise; c'est ce qui les rend immortels; c'est ce qui met le feu dans tout le monde chrétien ; c'est ce qui déchire en pièces non-seulement la robe, mais encore les entrailles et les membres de Jésus-Christ, au grand plaisir des Turcs et des Juifs, ridente Turcà, nec dolente Judœo. Ôtez cette muraille de séparation, et en un moment tous les chrétiens seront unis : ôtez ces manières de persécuter, de brûler, de maudire, de damner les hommes, parce qu'ils ne souscrivent pas aux paroles des hommes comme aux paroles de Dieu; demandez seulement aux chrétiens de croire en Jésus-Christ, et de n'appeler leur maître qui que ce soit que lui seul. Que ceux qui de bouche renoncent à l'infaillibilité, y renoncent aussi par leurs actions; rétablissez les chrétiens en leur pleine et entière liberté, de ne captiver leur entendement qu'à l'Ecriture seule : et alors comme les rivières quand elles ont un libre passage courent toutes à l'Océan, ainsi l'on peut espérer de la bénédiction de Dieu, que cette liberté universelle réduira incontinent tout le monde chrétien à la vérité et à l'unité. »

A qui en veut ce docteur, sinon manifestement à ceux qui voudraient obliger les ariens, les pélagiens, les sociniens et tous les autres hérétiques, à dire que Jésus-Christ est Dieu éternel? que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu souverainement et uniquement adorable, d'une même majesté et d'une même nature? à dire que Dieu et l'homme en Jésus-Christ sont une même et seule personne, à qui est due une seule et même adoration avec le Père et le Saint-Esprit? à dire qu'il y a un péché originel véritablement transmis de notre premier père jusqu'à nous? à dire que la grâce intérieure est absolument nécessaire à

 

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chaque action de piété? à dire que les damnés auront à souffrir la peine d'un feu éternel autrement que saint Jude ne l'a dit des habitants de Sodome et de Gomorrhe (1), ou autres choses semblables? et en un mot, à qui en veut-il, si ce n'est à ceux qui voudraient pousser les hérétiques quels qu'ils soient, au delà des expressions de l'Ecriture qu'ils détournent, comme dit saint Pierre (2), à un mauvais sens, et les tirer de leur étendue et de leur généralité, comme parle notre Anglais?

C'est sur ce pied qu'il travaillait à la réunion du christianisme : sur le pied de M. d'Huisseau, ministre de Saumur, que nos prétendus réformés ont condamné : très-bien selon les principes de l'Eglise catholique, mais très-mal selon les principes de la Réforme : très-bien en présupposant que l'Eglise est infaillible dans ses interprétations, et qu'elle a droit d'obliger tous les chrétiens à s'y soumettre ; mais très-mal en s'attribuant à eux-mêmes par leurs actions une infaillibilité qu'ils renonçaient en paroles, selon que leur reproche cet Anglais : car c'est en présupposant cette autorité et infaillibilité de l'Eglise qu'ils condamnent des chrétiens prêts à souscrire à l'Ecriture sainte, et à toutes ses expressions, sans en refuser aucune, sans aussi y rien ajouter: pour cette raison seulement qu'ils ne veulent pas se soumettre aux interprétations de l'Eglise, ni renoncer à la liberté qu'ils prétendent que Dieu a donnée de s'en tenir précisément à la parole de l'Ecriture dans sa généralité.

C'est ainsi, comme l'on a vu, que l'ont entendu non-seulement Strimésius et les auteurs qu'il allègue ; mais encore dès l'origine de la Réforme, Luther, Calvin, Zanchius, et les protestants anglais comme les autres. Chillingworth, qui est celui qu'on vient d'entendre, en est une preuve convaincante, parce que son livre a paru avec une approbation authentique et des éloges extraordinaires des théologiens d'Oxford. Aussi est-ce un des plus suivis de tous leurs docteurs. Il s'est formé en Angleterre sur ses principes une secte qui est répandue dans toute l'église anglicane protestante, où l'on ne parle que de paix et de charité universelle. Les défenseurs de cette paix se donnent eux-mêmes le nom de Latitudinariens,

 

1 Jud., 7. — 2 II Petr., III, 16.

 

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pour exprimer l'étendue de leur tolérance qu'ils appellent charité et modération, qui est le titre spécieux dont on couvre la tolérance universelle. On ne peut nier que cette doctrine ne se rende commune en Angleterre : et s'il faut parmi ceux qui la défendent à présent que je produise un auteur connu, je nommerai sns hésiter M. Burnet. C'est lui qui pour lier les mains au magistrat sur les affaires de la religion, donne pour principe général que « nos pensées qui regardent Dieu, et les actions qui sont les effets de ces pensées, ne sont point de son ressort (1) » M. Jurieu, qui montre aujourd'hui tant de zèle pour l'autorité du magistrat, n'a qu'à s'attaquer à cet auteur. Mais il lui dira beaucoup d'autres choses qui lui déplairont davantage. Il lui dira que l'hérésie n'est rien du tout « que l'opiniâtreté dans une erreur après être convaincu que c'est une erreur (2) : » ce qui réduit l'hérésie à rien ; puisque , selon cette définition, il n'y a rien en soi qui soit hérétique , et par conséquent aucune erreur qu'il ne faille tolérer. Il lui dira « que selon les principes de l'Eglise romaine qui se croit infaillible, l'intolérance est plus aisée à soutenir (3) ; » mais qu'elle ne peut subsister dans une église comme la leur, « qui ne prétend rien davantage qu'un pouvoir d'ordre et de gouvernement, et qui ne nie pas qu'elle ne puisse se tromper. » Il conclura de ce principe « qu'on ne doit pas être trop prompt à juger mal de ceux qui sont d'un autre sentiment que nous, ou agir avec eux d'une manière rigoureuse; puisqu'il est possible qu'ils aient raison et que nous ayons tort (4) : » ce qui lui fait appeler la rigueur de ce qu'on appelle l'église anglicane envers les non-conformistes, la rage d'une persécution insensée (5).

Pour sauver les variations qu'on impute aux protestants, il répond qu'ils n'ont jamais varié sur le Symbole des apôtres ni sur les dix commandements (6) : deux pièces où sont contenus tous les articles de foi ; le reste qu'on a inséré dans les Confessions de foi des protestants, n'étant selon lui que des vérités théologiques dont les principes de la Réforme ne permettent pas qu'on impose les

 

1 Préf. sur Lact., p. 18. — 2 Ibid., p. 37. — 3 Ibid., p. 39. — 4 Ibid., p. 30, 40. — 5 Ibid., p. 46, 47. — 6 Rem. sur les Meth. du Clergé de France, méth. XVI, p. 158, art. 3.

 

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décisions aux autres hommes; ni qu'on les oblige à les signer ni à en jurer l'observation.

Voilà bien pour M. Jurieu un autre adversaire qu'un M. Huet, et que les autres ministres qu'il étonne par ses injures, qu'il accable par la crainte d'être déposés. Celui-ci méprise autant ses censures que ses emportements et sa véhémence; et s'étant si hautement déclaré pour la tolérance universelle, il ne trouvera pas mauvais que M. Papin rende publiques les lettres qu'il lui a écrites pour autoriser cette doctrine, et le discours de Strimésius qu'on vient de citer, c'est-à-dire, l'indifférence la plus déclarée qu'on ait jamais vue.

Il ne reste plus maintenant que de trancher en un mot une équivoque de quelques-uns de ces docteurs protestants qui ne veulent pas qu'on les mette au nombre des indifférents, parce que, disent-ils, bien éloignés d'admettre l'indifférence des religions, ils reconnaissent qu'il y en a une meilleure que les autres, plus certaine, plus vraie, si l'on veut, à laquelle il faut tâcher de parvenir par l'intelligence de l'Ecriture, qui est la protestante ou la réformée : mais tout cela c'est se moquer, puisqu'on a vu qu'en tâchant et en s'efforçant, à la manière qu'ils disent, de bien entendre l'Ecriture, on n'en est pas moins sauvé, bien qu'on demeure toujours et jusqu'au dernier soupir comme on était : qui est précisément ce qu'on appelle l'indifférence des religions, puisque dans le fond on se sauve en toutes ; et l'expérience fait voir qu'il n'y a ni ne peut y avoir aucun remède à un si grand mal, qu'en croyant avec les catholiques que jamais on ne tâche et on ne s'efforce comme il faut, jusqu'à ce qu'on en vienne enfin par ses efforts à soumettre de bonne foi son jugement à celui de l'Eglise.

Après cela, mes chers Frères, il ne faut point s'étonner que tout tende dans votre Réforme à l'indifférence des religions, ni qu'une infinité de gens aient dit à M. Jurieu que l'église anglicane, qu'il appelle l'honneur de la Réforme, y tende visiblement comme les autres, puisque nous venons de voir dans ses principaux docteurs des témoignages si précis de ce sentiment.

Sans encore sortir de l'Angleterre, la secte des indépendants est

 

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venue manifestement de la même source: et Jean Hornebeck, un des plus célèbres docteurs de l'académie d'Utrecht, en est un bon témoin, lorsqu'il écrit, dans le livre où il fait le recueil des sectes (1) : « Qu'ils rejettent toutes les formules, tous les catéchismes, tous les symboles, même celui des apôtres. Ils croient, dit-il, qu'il faut éloigner toutes ces choses comme apocryphes, pour ne s'en tenir qu'à la seule et unique parole de Dieu. » Un autre, que le même auteur met au rang des enthousiastes ou prétendus inspirés, qui n'était point ignorant principalement en hébreu, ni de mauvaise vie, disait « qu'il n'y avait plus d'Eglise depuis les apôtres, parce qu'il n'y avait plus d'infaillibilité sur la terre, et que les docteurs qui n'en avaient point ne s'en vantaient pas moins de parler au nom de Dieu. » Un autre concluait de là, « que jusqu'à ce qu'on fut convenu quelle doctrine on aurait à suivre, il fallait établir des assemblées où l'on ne lût que le simple texte de l'Ecriture sans gloses ni expositions; qu'on ne prononcerait autre chose dans les chaires, et que tous les livres de religion, excepté l'Ecriture seule, seraient portez au magistrat (2). » Sur ce fondement il faisait le plan d’une église non partiale : il avait même composé un livre sous ce titre, et un autre qu'il intitulait, la Diminution des sectes. C'était visiblement le même dessein où sont entrés les docteurs qu'on vient de produire. Il n'y avait, pour unir les sectes, que de permettre de croire, de dire et d'écrire tout ce qu'on voudrait. C'est sauver tous les hérétiques sans les convertir, sans les ramener à la tige d'où toutes les sectes sont sorties, sans y songer seulement : et au contraire, en laissant oublier aux chrétiens, s'il se pouvait, ce principe d'unité sur lequel le Fils de Dieu a fondé son Eglise, pour substituer à sa place le caractère de division, qui est dans le royaume de Satan le principe de sa désolation inévitable, conformément à cette parole : Tout royaume divisé en lui-même sera désolé, et les maisons en tomberont les unes sur les autres (3). On voit par là quels prodiges l'ennemi du genre humain voulait introduire sous prétexte de piété; c'est le vrai mystère d'iniquité (4), c'est-à-dire, la plus

 

1 Summa Contrav., lib. X; De Brownistri., p. 686. — 2 Summa Controv., etc., p. 436, 437. — 3 Luc., XI, 17. — 4 II Thess., II, 7.

 

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dangereuse hypocrisie sous couleur de rendre respect à la parole de Dieu, et par là l'indifférence des religions, afin de préparer la voie à la grande apostasie qui doit arriver, et à la révélation de l'Antéchrist (1) : et tout cela fondé sur cette maxime, que les interprétations de l'Eglise ne pouvant être plus infaillibles qu'elle-même, il demeure libre aux chrétiens de rejeter les plus authentiques, et de ne se réserver que le simple texte, à condition de le tourmenter et le tordre à sa fantaisie, jusqu'à ce qu'enfin on l'ait forcé à ne plus violenter le sens humain : qui est le but où se termine le socinianisme, et comme on a vu, le parfait accomplissement de la Réforme des protestants.

C'est par là aussi qu'il s'élève de tous côtés au milieu d'eux tant de sectes de fanatiques ; parce que d'un côté étant constant que l'Ecriture, dont on abuse en tant de manières, a besoin d'interprétation ; et de l'autre, celles de l'Eglise paraissant douteuses ou suspectes aux protestants par les principes de la secte; on est contraint, pour avoir un interprète infaillible, de s'attribuer une inspiration, un instinct venu du Saint-Esprit : d'où l'on est mené pas à pas au mépris du texte sacré, comme l'expérience le fait voir ; tous ces inspirés prétendant enfin être affranchis de la lettre, comme d'une sujétion contraire à la liberté des enfants de Dieu; et ainsi, par la plus grossière de toutes les illusions, une révérence mal entendue de l'Ecriture conduit enfin les esprits à la mépriser.

Pour éviter ces extrémités si visiblement pernicieuses, l'Eglise catholique, toujours assurée de l'Esprit qui l'anime et la dirige, n'a aussi jamais hésité à donner dès les premiers temps comme authentiques ses interprétations unanimes : en quoi, loin de croire qu'elle eût dérogé à l'autorité des Livres saints, elle a au contraire toujours regardé ses explications comme étant le pur esprit de l'Ecriture, et ses traditions constantes et universelles comme faisant avec l'Ecriture un seul et même corps de révélation.

C’est le seul moyen laissé aux fidèles, dans une doctrine aussi haute que celle du christianisme, et dans une aussi grande

 

1 II Thess., II, 7

 

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profondeur que celle de l'Ecriture, d'entretenir parmi eux l'unité que leur ordonne saint Paul, en leur disant : Soyez d'un même cœur et d'une même âme, ayant tous les mêmes sentiments (1). Ce qui devait commencer par la foi; puisque le même saint Paul a dit encore : Un seul corps et un seul esprit : un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême (2). Pour trouver cette unité de la foi dans une si effroyable multiplicité de sentiments et de sectes, on voit à quoi il faut réduire la foi chrétienne, et dans quelle généralité il faut prendre l'Ecriture. Nos indifférents, qui en ont honte, et des divisions où l'on tombe par la méthode qu'ils proposent pour entendre ce divin Livre, croient y trouver un remède en faisant peu de cas des dogmes spéculatifs et abstraits, comme ils les appellent, et ne vantant que la doctrine des mœurs. C'est la maxime de ces latitudinaristes dont nous venons de parler, qui disent que c'est dans les mœurs qu'il faut rétrécir la voie du ciel en la dilatant pour les dogmes. Tout consiste à bien vivre, disent nos indifférents; et l'Ecriture n'a là-dessus aucune obscurité, ni le christianisme aucun partage. Mais c'est encore, sous le prétexte de la piété, la plus fine et la plus dangereuse hypocrisie. Car d'abord, pourquoi ne vouloir pas que captiver son intelligence, sous des mystères impénétrables à l'esprit humain, soit une chose qui appartienne à la doctrine des mœurs, et une partie principale du culte de Dieu, puisque c'est un des sacrifices qui coûte le plus à la nature, et qui est en soi des plus parfaits? Et pourquoi ne sera-ce pas encore un des exercices de la charité, de réduire les vrais chrétiens à la même foi, en rendant obéissance à la même Eglise, et par là étouffer les dissensions, les inimitiés, les aigreurs et les autres maux de cette nature, parmi lesquels saint Paul a compté les hérésies et les sectes (3), comme une source immortelle des divisions que l'esprit de Jésus-Christ devait éteindre? C'est de cela néanmoins que nos parfaits chrétiens font peu d'état; et ils ne parlent que de bien vivre, comme si bien croire n'en était pas le fondement. Mais pour nous restreindre simplement à ce qu'ils appellent les mœurs, où ils semblent vouloir renfermer toute la religion, les sociniens et les autres qui les

 

1 Phil., II, 2. — 3 Ephes., IV, 4, 5. — 3 Galat., V, 20.

 

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vantent tant n'ont-ils pas été les premiers à censurer les commencements de la Réforme, où l'on avait refroidi la pratique des bonnes œuvres, en enseignant clairement qu'elles n'étaient pas nécessaires à la justification ni au salut, non pas même l'amour de Dieu; mais la seule foi des promesses, ainsi que nous l'avons souvent démontré? Les mêmes sociniens ne prouvaient-ils pas invinciblement, aussi bien que les catholiques, qu'il n'y a rien de plus pernicieux aux bonnes mœurs, que l'inamissibilité de la justice, la certitude du salut, et enfin l'imputation de la justice de Jésus-Christ de la manière dont on l'enseignait dans la Réforme? C'en est assez pour les convaincre qu'il peut se trouver dans l'Ecriture, sur les mœurs comme sur les dogmes, de ces généralités où se cachent tant d'opinions et tant d'erreurs différentes. Que si l'on se met à raisonner (et on ne le fait que trop) sur la doctrine des mœurs, sur les inimitiés, sur les usures, sur la mortification, sur le mensonge, sur la chasteté, sur les mariages; avec ce principe qu'il faut réduire l'Ecriture sainte à la droite raison, où n'ira-t-on pas? N'a-t-on pas vu la polygamie enseignée par les protestants, et en spéculation et en pratique? Et ne sera-t-il pas aussi facile de persuader aux hommes, que Dieu n'a pas voulu porter leurs obligations au delà des règles du bon sens, que de leur persuader qu'il n'a pas voulu porter leur croyance au delà du bon raisonnement? Mais quand on en sera là, que sera-ce que ce bon sens dans les mœurs, sinon ce qu'a déjà été ce bon raisonnement dans la croyance, c'est-à-dire ce qu'il plaira à un chacun? Ainsi nous perdrons tout l'avantage des décisions de Jésus-Christ : l'autorité de sa parole, sujette à des interprétations arbitraires, ne fixera non plus nos agitations que ferait la liberté naturelle de notre raisonnement ; et nous nous reverrons replongés dans les disputes interminables, qui ont fait tourner la tète aux philosophes. De cette sorte, il faudra tolérer ceux qui erreront dans les mœurs comme ceux qui erreront sur les mystères, et réduire le christianisme, comme font plusieurs, à la généralité de l'amour de Dieu et du prochain, en quelque sorte qu'on l'applique et qu'on le tourne après cela. Combien ont dogmatisé les anabaptistes et les autres enthousiastes ou prétendus inspirés,

 

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sur les serments, sur les châtiments, sur la manière de prier; sur les mariages, sur la magistrature et sur tout le gouvernement ecclésiastique et séculier : choses si essentielles à la vie chrétienne? Les sociniens, qui ne vantent avec les indifférents que la bonne vie et la voie étroite dans les moeurs, combien se mettent-ils au large lorsqu'ils ne soumettent aux peines de la damnation et à la privation de la vie éternelle que les habitudes vicieuses ? Jusque-là que Socin lui-même n'a pas craint de dire, « que le meurtrier, ou l'homicide qui est jugé digne de mort, et qui ne peut avoir de part à la vie éternelle, n'est pas celui qui a tué un homme ou qui a commis un acte d'homicide, mais celui qui a contracté quelque habitude d'un si grand crime (1) » Il n'y a rien de plus inculqué dans ses ouvrages que cette doctrine. C'est aussi le sentiment de la plupart de ses disciples, et entre autres de Crellius un des plus célèbres, et qui est estimé parmi eux un des plus réguliers sur la doctrine des mœurs : et néanmoins il fait consister dans l'habitude la nature du péché qui exclut de la vie éternelle (2) : et encore plus expressément il distingue deux sortes de péchés, «dont les premiers, dit-il, sont très-griefs et très-énormes de leur nature ou en approchent beaucoup, dans lesquels celui qui espère la vie éternelle et qui a la crainte de Dieu, ou ne tombe jamais, ou il n'y tombe que lorsqu'il est fort pressé par les désirs de la chair, ou faute d'y penser et par quelque sorte d'imprudence. » On voit d'abord que ces péchés, quelque énormes qu'il les représente, ne lui paraissent incompatibles ni avec la crainte de Dieu, ni avec l'espérance du salut, que lorsqu'on y tombe souvent, et avec une malice déterminée. « Et pour les autres péchés, continue-t-il, qui ne sont pas si énormes et où l'on tombe plus facilement, comme la colère, le désir des voluptés illicites qui ne va point jusqu'à l'acte, et l'ambition désordonnée : si on ne les combat pas dans leur naissance et qu'on leur lâche la bride, je ne crois pas qu'on puisse espérer le salut. Mais si l'on combat avec sa passion et qu'on s'occupe à la réprimer, en sorte

 

1 Soc, in cap. III, 1, Ep. Jo., II, 6; tom. I, Bib. Frat., p. 194; Ibid., ad V, 14, p. 202; Ibid., Quod regni Pol., etc., t, p. 194, etc. — 2 Eth. Christ., lib. II, cap. V, tom. IV, p. 287; Resp. ad 3, Sto., in quœst.

 

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qu'on gagne deux choses sur soi-même, l'une souvent de l'éteindre et la bannir de son esprit, l'autre de l'affaiblir et d'en empêcher en quelque sorte l'effet : je n'ôte pas à un tel homme l'espérance du salut. »

On voit par là de quelle indulgence il use envers les péchés. Car pour ce qui regarde les plus énormes , lors même qu'on les commet en effet, il ne veut pas qu'ils excluent la crainte de Dieu ni l'espérance du salut, si l'on y tombe rarement, et que ce soit par emportement et par quelque sorte d'inconsidération : car il ne veut même pas que l'inconsidération soit pleine et entière ; et pour les péchés de pensée, de consentement ou de volonté, tel qu'est par exemple le désir d'un plaisir illicite, encore que Jésus-Christ ait égalé ce désir à un adultère (1) : selon ce nouveau docteur, pour ne pas être damné par un tel crime, il suffit de ne pas lâcher tout à fait la bride à sa convoitise, et d'en empêcher, comme il le dit, non pas entièrement, mais en quelque sorte l'effet, qui est un des plus grands affaiblissements qu'on put inventer de la doctrine (le l'Evangile. Mais de peur encore d'en dire trop, ou de rendre trop difficile le chemin du ciel, il excuse ces sortes de pécheurs, lorsqu'ils sont entraînés au péché par de violentes tentations venues ou du naturel ou de l'habitude. Il est vrai qu'il y ajoute deux conditions : l'une de n'avoir pas eu en soi-même plusieurs de ces dispositions criminelles ; l'autre, d'en récompenser le péché par d'excellentes vertus, comme font la charité et l'aumône. Mais cela lui paraît encore trop dur : « et quand, dit-il, on aurait plusieurs de ces mauvaises dispositions, et qu'on n'aurait point de ces excellentes vertus, je n'ose rois ni accorder ni refuser le salut à des hommes qui seraient en cet état. »

Il n'est pas ici question de les sauver de la damnation par une sincère et véritable pénitence de leurs fautes, car c'est de quoi on ne parle pas dans tous ces discours ; et on sait que tous les péchés même les plus énormes comme les plus délibérés et les plus fréquents, sont pardonnables en cette sorte : il s'agit de trouver dans le péché des excuses au péché même ; et voilà ce qu'en ont pensé ceux de tous les protestants qui se piquent le plus de conserver

 

1 Matth., V, 28.

 

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entière la règle des mœurs. On voit en cet endroit combien ils sont relâchés ; ailleurs ils sont rigoureux jusqu'à l'excès, puisqu'ils s'accordent avec les anabaptistes à condamner parmi les chrétiens les serments, la magistrature, la peine de mort et la guerre, quoique entreprise par autorité publique, quelque juste qu'elle paroisse d'ailleurs ».

Ceux de qui nous venons de voir d'un côté les relâchements, et de l'autre les rigueurs excessives, sont constamment ceux des protestants qui ont le plus secoué le joug de l'autorité : ce sont aussi visiblement ceux qui se sont le plus égarés, non-seulement dans les mystères de la religion, mais encore dans la doctrine des mœurs qu'ils se vantent de mieux observer que tous les autres. Socin, Wolzogue , et les autres, disent que l'usure n'est pas un péché selon les lois chrétiennes (2) : en quoi il faut avouer qu'ils ne dégénèrent pas de la doctrine commune des protestants. Sans parler des autres erreurs des sociniens dans la matière des mœurs, on sait la liberté qu'ils se donnent tous les jours sur la dissimulation et sur le mensonge ; et cela dans la matière la plus sérieuse qu'on puisse traiter parmi les hommes, qui est celle de la religion. Pour peu que les princes grondent, ils se cachent sous tel manteau que vous voulez, et ne s'embarrassent point de l'hypocrisie. On voit donc plus clair que le jour, que pour soutenir les mœurs, comme pour soutenir la foi, il y faut ce ferme fondement d'une autorité infaillible, qui empêche l'esprit de s'égarer dans les interprétations qu'une vaine subtilité pourra donner à l'Ecriture sur cette matière comme sur toutes les autres ; et vanter les mœurs sans cela, c'est, sous prétexte de les établir, les détruire et en laisser la règle à l'abandon.

C'est aussi pour obvier à tous ces maux qu'on nous avait donné dans le Symbole l'article de l'Eglise catholique, où nous trouvons tout ce que saint Paul nous avait montré par ces paroles : Un seul corps et un seul esprit, un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême (3). Mais la Réforme a mis les mains sur cette unité qui

 

1 Soc, tract.  de Magist., cont. Pal., tom. II, p. 5; Wolzog., Instr. ad util. lect. N. T., cap. IV, 2, tom. I, p. 251, 290; Annot. ad quaest. de Magist.; ibid., 65 et seq. — 2 Soc, ad Christoph. Morst., ep. IV, tom. I, p. 455; Wolzog., Comm. in Luc, cap. VI, vers. 35, tom. I, 592. — 3 Ephes., IV, 4, 5.

 

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devait être inviolable : elle a transformé l'Eglise universelle en un amas de sociétés ennemies, qui ne laissent pas, dit M. Jurieu, « d'être unies au corps de l'Eglise chrétienne, fussent-elles en schisme les unes contre les autres jusques aux épées tirées (1).» C'est ainsi qu'il nous a formé le royaume de Jésus-Christ sur le modèle de celui de Satan. Les autres ont poussé à bout le principe que ce ministre avait posé : ils ne trouvent ce seul corps ni ce seul esprit de saint Paul, qu'en s'accordant à compter pour rien par rapport au salut éternel toutes les divisions sur les mystères : ni l'unité de la foi, qu'en la faisant consister dans les plus vagues généralités, et en s'élevant au-dessus de toutes les décisions et interprétations de l'Eglise : ni enfin celle du baptême, qu'en sauvant généralement toutes les sectes où on le reçoit, sans remonter à la source d'où est dérivée cette eau salutaire, et d'où tous les hérétiques l'ont emportée.

Que si maintenant on veut savoir comment nos indifférents sont disposés envers l'Eglise romaine, qui seule se tient à la tige de son unité primitive, il ne faut qu'entendre Strimésius que nous avons tant cité, ou plutôt Jean Bergius un de ses auteurs qui parle ainsi : « Si les papistes ne voulaient point nous obliger à leurs propres et particulières explications, et qu'ils cessassent de nous juger sur cela, mais qu'ils nous laissassent jouir des paroles et des explications de Jésus-Christ, tout irait bien (2) : » c'est-à-dire, qu'il les faudrait recevoir du moins à titre d'infirmes (3), comme on fait les sociniens (car c'est de quoi il s'agissait), et les mettre par conséquent au rang des vrais chrétiens, qui pourraient se sauver dans leur religion. Ainsi l'Eglise romaine pourrait avoir part à cette commune confédération des chrétiens que l'on propose aujourd'hui sous le nom de tolérance, si, sans obliger personne aux interprétations qu'elle a reçues de tout temps, elle voulait se contenter d'une souscription générale aux termes de l'Ecriture, qu'elle pourrait faire avec aussi peu de peine que les autres religions. Car encore qu'elle reconnaisse des traditions non écrites, tout le monde lui rend ce témoignage, qu'elle fait

 

1 Préj., p. 5; Var., liv. XV, n. 51, 53 et suiv. — 2 Strim., ibid., § 5, p. 38. — 3 Ibid., 37.

 

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profession de ne rien admettre qui soit contraire à l'Ecriture : son fondement étant celui-ci, qu'il y a une parfaite uniformité dans tout ce qu'ont dit les apôtres, soit de vive voix soit par écrit. Elle souscrit donc sans difficulté avec tout le reste des chrétiens à l'Ecriture sainte, comme à un livre inspiré de Dieu et immédiatement dicté par le Saint-Esprit; et elle ne se trouve excluse de cette prétendue société, qu'à cause qu'elle est et sera toujours par sa propre constitution opposée à l'indifférence des religions, et en un mot, comme parle M. Jurieu, la plus intolérante de toutes les sectes chrétiennes (1).

De cette sorte on voit clairement que ce qui rend cette Eglise si odieuse aux protestants, c'est principalement et plus que tous les autres dogmes, sa sainte et inflexible incompatibilité, si on peut parler de cette sorte ; c'est qu'elle veut être seule, parce qu'elle se croit l'épouse : titre qui ne souffre point de partage; c'est qu'elle ne peut souffrir qu'on révoque en doute aucun de ses dogmes, parce qu'elle croit aux promesses et à l'assistance perpétuelle du Saint-Esprit. Car c'est en effet ce qui la rend si sévère, si insociable, et ensuite si odieuse à toutes les sectes séparées, qui la plupart au commencement ne demandaient autre chose, sinon qu'elle voulût bien les tolérer, ou du moins ne les pas frapper de ses anathèmes. Mais sa sainte sévérité et la sainte délicatesse de ses sentiments ne lui permettait pas cette indulgence, ou plutôt cette mollesse; et son inflexibilité, qui la fait haïr par les sectes schismatiques, la rend chère et vénérable aux enfants de Dieu ; puisque c'est par là qu'elle les affermit dans une foi qui ne change pas, et qu'elle leur donne l'assurance de dire en tout temps comme en tout lieu : Je crois l'Eglise catholique : parole qui ne veut pas dire seulement, Je crois qu'il y a une Eglise catholique et une société où tous les enfants de Dieu sont recueillis ; mais encore et expressément : Je crois qu'il y a une Eglise catholique et une société unique, universelle, indivisible, où la vérité de Jésus-Christ, qui est la vie et la nourriture des chrétiens, est toujours immuablement enseignée ; ce qui emporte non-seulement, Je crois qu'elle est, mais encore, Je crois sa doctrine, sans laquelle elle ne serait pas, et

 

1 Jur., Lett. pastor. aux fid. de Paris, etc.

 

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perdrait le nom d'Eglise catholique. Et de même que Jésus-Christ disait hautement et sans craindre d'être repris : Qui de vous me convaincra de péché (1) ? ce qui était un des caractères de sa divinité; ainsi l'Eglise catholique, sa vraie et unique épouse, appuyée sur sa protection et sur sa promesse, dit hardiment à toutes les sectes qui ont rompu avec elle : Qui de vous me convaincra d'avoir innové ? Et c'est là ce qui rend sensible que Dieu est en elle. Car comme ce qui vérifie cette parole du Sauveur, Qui de vous me convaincra de péché? c'est qu'encore qu'on ait pu dire en général : Cet homme est un séducteur, et autres choses semblables ; dans le fait particulier on n'a jamais pu ni le convaincre d'aucune erreur dans sa doctrine, ni marquer avec tant soit peu de vraisemblance aucune irrégularité dans sa vie. De même, si on ose en quelque façon lui comparer son Eglise, soutenue de son secours et éclairée de son esprit, on a bien pu en général lui reprocher des innovations ; mais on n'a jamais pu ni on ne pourra jamais lui démontrer, par aucun fait positif, ni qu'elle ait changé aucun de ses dogmes, ni qu'elle se soit jamais séparée du tronc où elle avait été insérée, ou de la pierre sur laquelle elle avait été bâtie. Au lieu donc qu'elle n'a jamais vu naître de secte, à qui elle n'ait pu dire aussitôt hardiment, et sans qu'on le pût nier : Voilà votre auteur, voilà votre date, et vous n'étiez pas hier ; en sorte qu'elle leur montre à toutes sur le front le caractère ineffaçable de leur nouveauté : personne n'a jamais pu et par conséquent ne pourra jamais lui montrer la même chose par aucun fait positif. Car elle a fait en tout temps et fait encore une si haute profession de ne jamais rien changer dans sa doctrine, que pour peu qu'elle y eût changé, ou qu'elle y changeât, elle ne pourrait soutenir son caractère, et perdrait tous ses enfants. C'est donc là le fondement inébranlable et la pierre sur laquelle est appuyée la foi des humbles chrétiens ; c'est que, par la constitution de l'Eglise où ils ont à vivre, la nouveauté dans la doctrine leur y est toujours sensible ; et, comme nous l'avons dit, toujours réduite à ce fait constant : On croyait hier ainsi; et on varie dans la foi, si aujourd'hui on ne croit de même. Sur ce fondement, il est clair que ne point

 

1 Joan., VIII, 48.

 

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vouloir varier et demeurer dans l'Eglise, c'est la même chose. C'est ce qui fait que l'Eglise ne varie jamais ; et la maxime contraire fait que les fausses églises, et en particulier la réformée, est exposée à varier toujours; puisque dès qu'elle a trouvé un seul moment où elle est forcée d'avouer qu'il fallait changer la foi de ceux par qui on avait été instruit, baptisé, communié, ordonné, c'est-à-dire, la foi d'hier, elle n'a plus de raison de ne pas changer celle qu'elle embrasse aujourd'hui.

Aussi lorsqu'on lui objecte des variations, on peut voir ce qu'elle répond. « Quand tout ce que dit M. de Meaux serait vrai, » quand il aurait bien prouvé les variations de nos églises, « il n'aurait gagné, dit M. Burnet (1), que ce que nous lui accordons, sans qu'il se donne la peine de le prouver ; c'est que nous ne sommes ni inspirez ni infaillibles ; nous n'y aspirâmes jamais. » Sur ce fondement il conclut « que les réformés après que leurs Confessions de foi ont été formées, s'y sont peut-être attachez avec trop de roideur, et qu'il sera plus facile de montrer qu'ils devaient avoir varié, que de prouver qu'ils l'ont fait, et qu'ils sont blâmables en cela. » Voilà ce qu'a écrit M. Burnet, et cela qu'est-ce autre chose, à parler franchement, que d'avouer qu'on n'a rien de fixe, et que loin de s'étonner d'avoir varié, on s'étonne plutôt de n'avoir pas varié beaucoup davantage ? Mais de là où tombe-t-on, si ce n'est dans l'inconvénient marqué par saint Paul, de flotter comme des en fans, et de tourner à tout vent de doctrine (2) : qui est la marque la plus sensible d'une âme égarée ? Telle est pourtant la réponse, non-seulement de M. Burnet, ce grand historien de la Réforme mais encore celle de M. Jurieu (3), qui en est le principal défenseur; et afin que rien n'y manque, c'est encore celle de M. Basnage (4) : c'est en un mot celle de tous les protestants que nous connaissons, qui en effet, ne peuvent rien dire de plus spécieux selon leurs principes : Quelle merveille que nos églises aient varié, puisque nous ne les reconnaissons pas pour infaillibles ? Comme s'ils disaient : Nous sommes une secte humaine, qui ne fonde sa stabilité sur aucune promesse de Dieu :

 

1 Burn., Crit. des Var., p. 7, 8, ibid.— 2 Ephes., IV, 14. — 3 Jur., lett. V-VIII ann. 1689. — 4 Basn., Rép. aux Var., Préf., etc.

 

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quelle merveille que nous changions, et que nos propres Confessions de foi n'aient rien de fixe? Mais la conséquence va bien plus loin. On voit l'état présent de la Réforme, et la pente de ses églises prétendues, qui ont pour fondement qu'il n'y a rien de vivant ni de parlant sur la terre, à quoi on doive s'assujettir en matière de religion. Le socinianisme s'y déborde comme un torrent sous le nom de tolérance; les mystères s'en vont les uns après les autres; la foi s'éteint, la raison humaine en prend la place, et on y tombe à grands flots dans l'indifférence des religions. Il n'y a qu'à écouter sur cela M. Jurieu , et le synode de Roterdam : on en a vu les actes et les témoignages : on en voudrait revenir à retenir les esprits par l'autorité, et on ne trouve que celle des princes qu'on puisse opposer à ce torrent ; ce qui n'est bon qu'à tenir peut-être les langues un peu plus captives , et à faire couver sous la cendre un feu qui éclatera en son temps avec plus de force. Si ce parti d'indifférents prévaut parmi vous, et que ce torrent vous emporte, vous n'aurez qu'à nous dire encore : Quelle merveille que l'on varie parmi nous? nous n'étions pas infaillibles. Ceux-là même qui tâchent de vous redresser varient d'une manière pitoyable. Dès que M. Jurieu entreprend de justifier les variations, et d'en montrer dans l'Eglise, le voilà visiblement emporté lui-même de l'esprit de variation et de vertige : l'immutabilité de Dieu, l'égalité des Personnes ne tient plus ; la foi de Nicée vacille, les fondements de la religion sont écroulés ; l'antiquité la plus pure ne les a pas connus : le ministre ne laisse rien en son entier, et tout fourmille d'erreurs dans ses écrits. Il trouve des exceptions à l'Evangile : la Réforme n'a plus de ressources que dans l'autorité des princes, et M. Jurieu veut la contraindre à les reconnaître pour chefs également maîtres de la religion et de l'Etat. Malgré ces nouveautés et ces erreurs, tous les synodes se taisent devant lui. Qui sait si ses sentiments ne prévaudront pas, ou si les tolérants, mal attaqués par un homme qui n'a ni principes ni suite dans ses discours, ne prendront pas le dessus? N'importe, et quoi qu'il en arrive, il n'y aura qu'à nous dire : Nous n'étions pas infaillibles. Mais cela même, c'est avouer en d'autres termes, que si on ne connaît point d'Eglise infaillible,

 

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on est exposé à changer sans fin, sans pouvoir trouver d'autre repos que celui de l'indifférence des religions. C'est ce qu'on avait prévu qui arriverait à la Réforme : cent preuves invincibles le démontraient ; et nous avons maintenant pour nous la plus claire comme la plus forte de toutes les preuves, c'est-à-dire l'expérience. Que si ces variations et cette légèreté vous paraissent la suite inévitable de la doctrine qui ne connaît point l'Eglise pour infaillible, et qu'il n'y ait point de milieu entre tourner à tout vent, et s'appuyer sur l'autorité des décisions ecclésiastiques, comme sur une pierre inébranlable, on voit où est le salut du christianisme. Je n'ai donc plus rien à dire. Que M. Jurieu réplique ou se taise, je garderai également le silence. Assez de gens le réfuteront dans son parti, si on y laisse la liberté de le faire; et il ne sera pas longtemps sans se réfuter lui-même. Que dirais-je donc à un homme à qui la faiblesse de sa cause, autant que son ardente imagination, ne fournit que des idées qui s'effacent les unes les autres? Qu'il dogmatise donc, à la bonne heure, et qu'il prophétise tant qu'il lui plaira ; je laisserai réfuter ses prophéties au temps, et sa doctrine à lui-même, et il ne me restera qu'à prier Dieu qu'il ouvre les yeux aux protestants, pour voir ce signe d'erreur qu'il élève au milieu d'eux, dans l'instabilité de leur doctrine.

 

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