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Défense Variations

 

DÉFENSE DE
L'HISTOIRE  DES VARIATIONS
CONTRE LA  RÉPONSE  DE  M. BASNAGE.

 

 

PREMIER DISCOURS.

 

Les révoltes de la Réforme mal excusées : vaines récriminations sur le mariage du landgrave.   M.  Burnet réfuté.

 

AUX PRÉTENDUS RÉFORMÉS.

 

Mes chers Frères ,

 

Un nouveau personnage va paraître : on est las de M. Jurieu et de ses discours emportés; la réponse que M. Burnet avait annoncée en ces termes : Dure réponse qu'on prépare à M. de Meaux (1), est venue avec toutes les duretés qu'il nous a promises; et s'il ne faut que des malhonnêtetés pour le satisfaire, il a sujet d'être content : M. Basnage a bien répondu à son attente. Mais savoir si sa réponse est solide et ses raisons soutenables, cet essai le fera connaître. Nous reviendrons, s'il le faut, à M. Jurieu : les écrits où l'on m'avertit qu'il répand sur moi tout ce qu'il a de venin, ne sont pas encore venus à ma connaissance ; je les attends avec joie, non-seulement parce que les injures et les calomnies sont des couronnes à un chrétien et à un évêque, mais encore comme un témoignage de la faiblesse de sa cause. Quand j'aurai vu ces discours, je dirai ce qu'il conviendra, non pour ma défense,

 

1 Burn., Crit. des Var., p. 32, n. 11.

 

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car ce n'est pas de quoi il s'agit, mais pour celle de la vérité, si on lui oppose quelque objection qui soit digne d'une réplique : en attendant commençons à parler à M. Basnage , qui vient avec un air plus sérieux ; nous pourrons le suivre pas à pas dans la suite, avec toute la promptitude que nous permettront nos autres devoirs; mais la matière où nous a conduit le cinquième Avertissement, je veux dire celle des révoltes de la Réforme si souvent armée contre ses rois et sa patrie, mérite bien d'être épuisée pendant qu'on est en train de la traiter. Vous avez vu, mes chers Frères, dans cet Avertissement, sur un sujet si essentiel, les excès du ministre Jurieu : ceux du ministre Basnage ne vous paraîtront ni moins visibles, ni moins odieux ; et puisque sa réponse paraît justement dans le temps qu'une si grande matière nous occupe, nous la traiterons la première.

Voici comme ce ministre commence : « La guerre n'a rien de commun avec l’ Histoire des Variations : mais il plaît à M. de Meaux de trouver qu'elle est visiblement de son sujet ». » M. Jurieu en a dit autant : ces Messieurs voudraient bien qu'on crût que ce prélat embarrassé à trouver des variations dans leur doctrine , se jette sans cesse à l'écart, et ne songe qu'à grossir son livre de matières qui ne sont pas de son sujet ; mais ils ne font qu'amuser le monde. La soumission due au priuce ou au magistrat est constamment une matière de religion , que les protestants ont traitée dans leurs confessions de foi, et qu'ils se vantent d'avoir éclaircie. Si au lieu de l'éclaircir, ils l'ont obscurcie ; si contre l'autorité des Ecritures, ils ont entrepris la guerre contre leur prince et leur patrie , et qu'ils l'aient fait par maxime, par principe de religion, par décision expresse de leurs synodes, comme l’ Histoire des Variations l'a fait voir plus clair que le jour, qui peut dire que cette matière n'appartienne pas à la religion, et que varier sur ce sujet, comme on leur démontre qu'ils ont fait, non pas en particulier, mais en corps d'église, ce ne soit pas varier dans la doctrine? Voilà donc, dès le premier mot, M. Basnage convaincu de vouloir faire illusion à son lecteur. Poursuivons. Ce ministre se jette d'abord sur la récrimination , et il objecte à

 

1 T. I, Il part., char., VI, p. 491.

 

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l'Eglise qu'elle persécute les hérétiques. Il suffirait de dire que ce reproche est hors de propos; c'est autre chose que les souverains puissent punir leurs sujets hérétiques, selon l'exigence du cas ; autre chose que les sujets aient droit de prendre les armes contre leurs souverains sous prétexte de religion : cette dernière question est celle que nous traitons, et l'autre n'appartient pas à notre sujet. Voilà comme M. Basnage, qui m'accuse de me jeter sur des questions écartées, fait lui-même ce qu'il me reproche. Mais enfin, puisqu'il veut parler contre le droit qu'ont les princes de punir leurs sujets hérétiques : écoutons.

Il y a ici un endroit fâcheux à la Réforme qui se présente toujours à la mémoire, lorsque ces Messieurs nous reprochent la persécution des hérétiques : c'est l'exemple de Servet et des autres, que Calvin fit bannir et brûler par la république de Genève, avec l'approbation expresse de tout le parti, comme on le peut voir sans aller loin dans l’Histoire des Variations (1). La réponse de M. Basnage est surprenante : « On ne peut, dit-il, reprocher à Calvin que la mort d'un seul homme, qui était un impie blasphémateur ; et au lieu de le justifier, on avoue que c'était là un reste du papisme (2). » Il est vrai : c'est là un bon mot de M. Jurieu, et une invention admirable d'attribuer au papisme tout ce qu'on voudra blâmer dans Calvin. Car cet hérésiarque était si plein de complaisance pour la Papauté, qu'à quelque prix que ce fût, il en voulait tenir quelque chose : quoi qu'il en soit, M. Basnage , qui peut-être n'a pas toujours pour M. Jurieu toute la complaisance possible, a pris de lui ce bon mot ; mais vous n'y pensez pas, M. Basnage : permettez-moi de vous adresser la parole : « Servet est un impie blasphémateur : » ce sont vos propres paroles : et néanmoins, selon vous, « c'est un reste de papisme de le punir : » c'est donc un des fruits de la Réforme, de laisser l'impiété et le blasphème impunis ; de désarmer le magistrat contre les blasphémateurs et les impies : on peut blasphémer sans craindre, à l'exemple de Servet ; nier la divinité de Jésus-Christ avec la simplicité et la pureté infinie de l'Etre divin , et préférer la doctrine des mahométans à celle des chrétiens. Mais écoutons tout de suite

 

1 Var., liv. X, n. 56. — 2 Ibid. p. 492.

 

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le discours de notre ministre , et la belle idée qu'il nous donne de la Réforme : « On ne peut accuser Calvin que de la mort de Servet, qui était un impie blasphémateur, et au lieu de justifier cette action de Calvin , on avoue que c'était là un reste du papisme : l'hérétique n'a pas besoin d'édits pour vivre en repos dans les Etats réformés ; et si on lui en a donné quelques-uns, il n'est point troublé par la crainte de les voir abolis : on est tranquille quand on vit sous la domination des protestants (1). » Après cette pompeuse description où M. Basnage prend le ton dont on célèbre l'âge d'or, il ne reste plus qu'à s'écrier : Heureuse contrée, où l'hérétique est en repos aussi bien que l'orthodoxe : où l'on conserve les vipères comme les colombes et les animaux innocents : où ceux qui composent les poisons, jouissent de la même tranquillité que ceux qui préparent les remèdes ; qui n'admirerait la clémence de ces Etats réformés ? On disait dans l'ancienne loi : « Chasse le blasphémateur du camp, et que tout Israël l'accable à coups de pierre (2).» Nabuchodonosor est loué pour avoir prononcé dans un édit solennel : Que toute langue qui blasphémera contre le dieu de Sidrac, Misac et Abdenago, périsse, et que la maison des blasphémateurs soit renversée (3). Mais c'était là des ordonnances de l'ancienne loi; et l'Eglise romaine les a trop grossièrement transportées à la nouvelle : où la Réforme domine, l'hérétique n'a rien à craindre, fût-il aussi « impie » qu'un Servet, et aussi grand « blasphémateur. » Jésus-Christ a retranché de la puissance publique la partie de cette puissance qui faisait craindre aux blasphémateurs la peine de leur impiété ; ou si on perce la langue à ceux qui blasphémeront par emportement, on se gardera bien de toucher à ceux qui le feront par maximes et par dogme : ils n'ont besoin d'aucuns édits pour être en sûreté ; et si par force, ou par politique, ou par quelque autre considération, on leur en accorde quelques-uns, ce seront les seuls qu'on tiendra pour irrévocables, et sur lesquels la puissance des princes qui les auront faits ne pourra rien ! que le blasphème est privilégié ! Que l'impiété est heureuse !

Voilà sérieusement où en viennent les fins réformés : ils

 

1 Basn., ibid. — 2 Levit., XXIV, 14. — 3 Dan., IV, 96.

 

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prononcent sans restriction que le prince n'a aucun droit sur les consciences, et ne peut faire des lois pénales sur la religion : ce n'est rien de l'exhorter à la clémence : on le flatte , si on ne lui dit que Dieu lui a entièrement lié les mains contre toutes sortes d'hérésies ; et que loin de le servir, il entreprend sur ses droits, dès qu'il ordonne les moindres peines pour les réprimer. La Réforme inonde toute la terre d'écrits où l'on établit cette maxime, comme un des articles les plus essentiels de la piété ; c'est où allait naturellement M. Jurieu, après avoir souvent varié sur cette matière. Pour M. Basnage, il se déclare ouvertement, non-seulement en cet endroit, mais par tout son livre : telle est la règle qu'il prétend donner à tous les « Etats protestants : l'hérétique, dit-il, y est en repos : » il parle en termes formels, et de l'hérétique indistinctement, et des Etats protestants en général : il n'y a qu'à être brouniste, anabaptiste, socinien, indépendant, tout ce qu'on voudra ; mahométan si l'on veut ; idolâtre, déiste même ou athée : car il n'y a point d'exception à faire, et tous répondront également que le magistrat ne peut rien sur la conscience, ni obliger personne à croire en Dieu, ou empêcher ses sujets de dire sincèrement ce qu'ils pensent : aveugles, conducteurs d'aveugles, en quel abîme tombez-vous? Mais du moins parlez de bonne foi : n'attribuez pas ce nouvel article de réforme à tous les Etats qui se prétendent réformés. Quoi ! la Suède s'est-elle relâchée de la peine de mort qu'elle a décernée contre les catholiques? Le bannissement , la confiscation et les autres peines ont-elles cessé en Suisse, ou en Allemagne et dans les autres pays protestants ? Les luthériens du moins ou les calvinistes ont-ils résolu de s'accorder mutuellement le libre exercice de leur religion partout où ils sont les maîtres? L'Angleterre est-elle bien résolue de renoncer à ses lois pénales envers tous les non-conformistes? Mais la Hollande elle-même, d'où nous viennent tous ces écrits, s'est-elle bien déclarée en faveur de la liberté de toutes les sectes, et même de la socinienne? Avouez de bonne foi qu'il n'était pas encore temps de nous dire indéfiniment : « L'hérétique n'a rien à craindre dans les Etats protestants, » ni de nous donner vos désirs pour le dogme de vos églises. Mais quoi! il fallait conserver aux réfugiés de France

 

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ce beau titre d'orthodoxie, qu'on fait consister à souffrir pour la religion : il vaut mieux laisser en repos les sectes les plus impies, que de leur donner la moindre part à la persécution qu'on veut nous faire passer pour le caractère le plus sensible de la vérité ; et afin que Rome soit la seule persécutrice, il faut que tous les Etats ennemis de Rome ouvrent leur sein à tous les impies et les mettent à l'abri des lois.

Après quelques autres récriminations qui ne sont pas plus du sujet et dont nous parlerons ailleurs , M. Basnage vient au fond, et il rapporte les paroles des Variations, « où M. de Meaux, dit-il , oppose notre conduite à celle de l'ancienne Eglise (1). Pour détruire une opposition si odieuse, » il entreprend d'apporter des exemples de « l'ancienne Eglise, » et il allègue celui de Julien l'Apostat tué , à ce qu'il prétend , par un chrétien en haine des maux qu'il faisait souffrir à l'Eglise : celui de l'empereur Anastase contraint de se renfermer dans son palais contre les fureurs d'un peuple soulevé : et celui des Arméniens, qui tourmentés par Chosroès se donnèrent aux Romains. Mais d'abord ces exemples lui sont inutiles pour deux raisons. La première, qu'ils ne prouvent rien ; la seconde, qu'ils prouvent trop. Ils ne prouvent rien, car en faisant l'Eglise infaillible, nous ne faisons pas pour cela les peuples et les chrétiens particuliers impeccables. Pour nous produire des exemples de l'ancienne Eglise, qui est notre question, il ne suffit pas de montrer des faits anciens, il faudrait encore montrer que l'Eglise les ait approuvés, comme nous montrons à nos réformés que leurs églises en corps ont approuvé leurs révoltes par décrets exprès. Mais le ministre ne songe pas seulement à nous donner cette preuve, parce qu'il sait bien en sa conscience qu'elle est impossible.

Secondement, ces faits qu'il allègue prouveraient trop, puisqu'ils prouveraient, non qu'il soit permis à l'église persécutée de prendre les armes pour se défendre, qui est le point dont il s'agit; mais qu'il est permis, non-seulement de changer de maître et se donner à un autre roi à l'exemple des Arméniens, ce que nos réformés protestaient dans toutes leurs guerres civiles qu'ils ne voulaient

 

1 P. 495.

 

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jamais faire; mais encore, à l'exemple de ce prétendu soldat chrétien et du peuple de Constantinople, d'attenter sur la personne du prince et de tremper ses mains dans son sang : ce qui est si abominable, que nos adversaires n'ont encore osé l'approuver, puisqu'ils font encore semblant de détester Cromwel et le cromwélisme (1). Que prétend donc aujourd'hui M. Basnage de nous alléguer des exemples manifestement exécrables, qu'il aurait honte de suivre, et qu'on voit bien aussi que l'ancienne Eglise ne peut jamais avoir approuvés, à moins d'avoir approuvé qu'on attentât sur la vie des princes ; ce que je ne crois pas que ce ministre lui-même, quelque mépris qu'il ait pour elle, ose lui imputer ?

Vous voyez, mes chers Frères, qu'il n'en faudrait pas davantage pour lui fermer la bouche. Mais afin que vous connaissiez comment on vous mène, et avec quelle mauvaise foi on traite avec vous, il faut en descendant au particulier de son discours, vous y montrer sans exagérer plus de faussetés que de paroles. Je commence par l'exemple de l'empereur Anastase, qui est le plus apparent des trois qu'il produit. Car voici comme il le raconte : « M. de Meaux ignore ou dissimule ce qui s'est fait sous Anastase, où Macédonius, patriarche de Constantinople, homme célèbre par ses jeûnes et par sa piété, voyant que les eutyqiens voulaient insérer dans le Trisagion quelques termes qui semblaient favoriser leur opinion, se servit de son clergé pour soulever le peuple : on tua, on brusla; et l'empereur, qui n'était plus en sûreté dans son palais, fut obligé de paraître en public sans couronne, et d'envoyer un héraut pour publier qu'il se démettait de l'empire (2). » Voilà le peuple, le clergé, les moines émus, et le patriarche à la tête, et encore un saint patriarche, qui autorise la sédition, ou plutôt qui l'excite lui-même : cela paraît convaincant. Mais pour ne point répéter que cet exemple prouve trop, puisqu'il prouve qu'on peut attenter sur la personne du prince, et encore sans qu'il y paraisse  de persécution, il y a bien à rabattre de ce que le ministre avance : et d'abord il en faut ôter ce qu'il y a de plus essentiel, c'est-à-dire tout ce qu'il raconte du clergé et

 

1 Voyez  Ve Avert., n. 62. — 2 P. 496.

 

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du patriarche Macédonius. Car voici ce qu'en dit Evagre : « Sévère écrit dans la lettre à Soteric que l'auteur et le chef de cette sédition fut le patriarche Macédonius et le clergé de Constantinople (1), » Telles sont les paroles de cet historien, le plus entier des anciens auteurs qui nous restent sur cette matière. Il ne dit pas que cela soit, mais que Sévère l'écrit ainsi dans la lettre à Soteric. Mais qui était ce Sévère ? Le chef des eutyqiens, qu'on appelle Sévériens de son nom , c'est-à-dire le chef du parti qu'Anastase soutenait : par conséquent l'ennemi déclaré du patriarche Macédonius, du concile de Chalcédoine et des orthodoxes. Et à qui est-ce qu'il l'écrit? A Soteric, du même parti, à qui il ne faut point s'étonner qu'il fasse un récit qui ne pouvait que lui plaire, puisqu'il tendait à rendre odieuse la conduite de leur ennemi commun et celle de l'Eglise catholique dont ils s'étaient séparés. Aussi n'ajouta-t-on aucune foi a un témoignage si suspect; et après l'avoir rapporté, Evagre ajoute ces mots : « Ce fut, à mon avis, par ces calomnies, outre les raisons que nous avons rapportées, que Macédonius fut chassé de son siège. » De cette sorte Sévère, auteur de ce récit, était un calomniateur qui voulait rendre le patriarche odieux à l'empereur, afin qu'il le chassât ; et le ministre a fondé tout son discours sur une calomnie. Après cela que lui reste-t-il d'une histoire qu'il fait tant valoir, si ce n'est une émotion populaire, où l'Eglise n'a aucune part? Voilà l'exemple de l'ancienne Eglise que M. Basnage nous a promis; voilà comme il lit les livres d'où il emprunte ce qu'il nous oppose.

Il n'a pas mieux examiné le fait de Julien l'Apostat : « M. de Meaux, dit-il, est trop crédule, s'il est persuadé que le trait qui le perça fut lancé de la main d'un ange ; les historiens ecclésiastiques, mieux instruits de ce fait que lui, ne nient pas que ce fût un chrétien irrité des desseins que cet empereur avait formés contre la religion chrétienne, qui le tua : » quel raisonnement ! Ce n'est pas un ange : s'ensuit-il que ce soit un chrétien? Les historiens ecclésiastiques ne le nient pas : donc cela est. Pour tirer cette conséquence, il faudrait auparavant nous faire voir que les historiens païens l'ont assuré; et ce serait quelque chose alors,

 

1 Evag., lib. III, cap. 44.

 

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qu'un fait avancé par les historiens païens ne fût pas nié par les historiens ecclésiastiques. Mais nous allons voir qu'il est bien certain que ni les historiens païens, ni les historiens ecclésiastiques ne le rapportent, et même qu'ils rapportent le contraire. Ne voilà-t-il pas une belle preuve, et n'y a-t-il pas bien de quoi me reprocher ici ma crédulité, en supposant que je pourrais croire qu'un ange aurait fait ce coup ?

J'avouerai pourtant franchement que si j'en avais de bons témoignages, sans faire ici l'esprit fort, ni me soucier des railleries de M. Basnage, je le croirais de bonne foi. Car je sais non-seulement que Dieu a des anges, mais encore qu'il les emploie à punir les rois impies; et je ne vois pas que depuis Hérode, qui fut frappé d'une telle main (1), Dieu se soit exclus de s'en servir. Ce qui m'empêche de croire déterminément que Julien ait péri de la main d'un ange, c'est que je n'en ai pas de témoignage suffisant. Mais par la même raison, je crois encore moins qu'il ait péri de la main d'un chrétien, parce qu'encore y eut-il des gens, et même quelques païens domestiques de cet empereur, par exemple, un nommé Calliste, qui crurent que ce fut un ange ou, comme parlaient les païens, un démon ou quelque autre puissance céleste qui frappa cet apostat (2); et qu'il ne s'est trouvé personne qui assurât de bonne foi et comme un fait positif, que ce fût un chrétien. « Mais, continue le ministre, il y en a quelques-uns (des historiens ecclésiastiques), qui louent celui qui fit le coup. On ne doit pas, dit Sozomène, condamner un homme qui pour l'amour de Dieu et de la religion a fait une si belle action (3). » D'où M. Basnage conclut aussitôt après : « Voilà des mouvements fort violents de l'Eglise sous Julien. » Ainsi ce particulier qu'on fait auteur sans raison de cet attentat, c'est l'Eglise : Sozomène, un historien qui n'est qu'un laïque et qui n'est suivi de personne, c'est l'Eglise; et on ne craint point d'assurer sur de si faibles témoignages que l'Eglise, non contente de se révolter contre l'empereur (ce qui n'avait jamais été), a même trempé ses mains dans son sang : ce qu'on ne peut penser sans horreur. Tel est le raisonnement de notre ministre ; mais pour enfin venir au détail que j'ai promis, tout est faux dans

 

1 Act., XII, 23. — 2 Soc, m, 18 ; Soz., VI, 2; Theodor., III, 25. — 3 Basn., ibid.

 

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son discours : il est faux d'abord qu'un soldat chrétien soit coupable de la mort de Julien. Aucun historien, ni païen ni chrétien, ne le dit. Zozime, l'ennemi le plus déclaré du christianisme et des chrétiens, ne le dit ni à l'endroit où il raconte la mort de Julien, ni en aucun autre (1). Il eût eu honte de reprocher aux chrétiens un crime que personne ne leur imputait. Ammian Marcellin, auteur du temps et païen aussi bien que Zozime, en rapportant avec soin tout ce qu'on a su de la mort de Julien (2), ne marque en aucune sorte cette circonstance, qu'il n'aurait pas oubliée ; au contraire on doit juger par son récit que le coup partit d'un escadron qui fuyait devant l'empereur, et ne cessait de tirer en fuyant : ce qui faisait qu'on criait de tous côtés à ce prince qu'il prît garde à lui. Et quand on le vit tomber, toute l'armée ne douta pas d'où venait le coup, et ne songea plus qu'à venger sa mort sur les ennemis. Eutrope, qui l'avait suivi dans cette guerre, dit expressément que « cet empereur en s'exposant inconsidérément, fut tué de la main d'un ennemi : hostili manu (3). » Aurélius Victor ajoute que ce fut « par un ennemi qui fuyait devant lui avec les autres (4). » C'était pourtant un païen aussi bien qu'Eutrope. Voilà trois païens, auteurs du temps ou des temps voisins, qui justifient les chrétiens contre la calomnie de M. Basnage; et Rufus Festus, pareillement auteur du temps et apparemment païen comme les autres, confirme leurs témoignages : « Comme il s'était, dit-il, éloigné des siens, il fut percé d'un dard par un cavalier ennemi qui vint à sa rencontre (5). » Loin qu'on put soupçonner les siens d'avoir fait le coup, on voit par cet historien qu'il en était éloigné lorsqu'il le reçut. Philostorge raconte aussi « qu'il fut tué par un Sarrazin qui servait dans l'armée de Perse, et qu'après que ce Sarrazin eut fait son coup, un des gardes de l'empereur lui coupa la tête (6). » Quoique cet historien soit arien, il est aussi bon qu'un autre, hors les intérêts de sa secte, surtout étant soutenu par tant d'autres historiens aussi peu suspects. Toute l'armée, comme on vient de voir, n'en eut pas une autre opinion : Julien même, qui n'aurait pas ménagé les Galiléens, ne les accusa de rien (7), encore

 

1 Zoz., III.— 2 Lib. XXV.— 3 Lib. X, n. 16. — 4 Aur., in Juliano.— 5 Ruf. Fest., Brev. ad Val. Aug. — 6 Philost., lib. VII, cap. XV. — 7 Amm. Marc, ibid.

 

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qu'après sa blessure il ait eu de longs entretiens avec ses amis, et même avec le philosophe Maxime, qui l'aigrissait le plus qu'il pouvait contre les chrétiens; mais il ne fut rien dit contre eux en cette occasion. Le seul qui attribue le coup à un chrétien, c'est Libanius, que M. Basnage n'a osé citer, parce qu'il sait bien que ce n'est pas un historien, mais un déclamateur et un sophiste, et qui pis est, un sophiste calomniateur manifeste des chrétiens, qui porte par conséquent son reproche dans son nom ; qu'aucun historien ne suit ; que les historiens démentent ; qui ne fait pas une histoire, mais une déclamation où encore il ne dit rien de positif, et nous allègue pour toutes preuves ses conjectures et sa haine. Mais encore quelles conjectures ? « Personne, dit-il, ne s'est vanté parmi les Perses d'un coup qui lui aurait attiré tant de récompenses (1). » Comme si celui qui le fit en fuyant, comme on vient de voir, n'avait pas pu le faire au hasard et sans le savoir lui-même, ou qu'il n'eût pas pu périr aussitôt après, à la manière que dit Philostorge, ou par cent autres accidents. Mais quand Libanius aurait bien prouvé que Julien fut tué par un des siens, pour en venir à un chrétien, il n'avait plus pour guide que sa haine : « On ne peut, dit-il, accuser de cette mort que ceux à qui sa vie n'était pas utile, et qui ne vivaient pas selon les lois. » C'est ainsi qu'il désignait les chrétiens, « qui, dit-il, ayant déjà attenté sur sa personne, ne le manquèrent pas dans l'occasion. » Il ose dire que les chrétiens avaient déjà souvent attenté sur la vie de l'empereur ; chose dont aucun autre auteur ne fait mention, et dont personne, ni Julien même, ne s'est jamais plaint; au contraire nous avons vu qu'encore qu'il haït l'Eglise au point que tout le monde sait (2), jamais il n'en a tenu la fidélité pour suspecte. Il est donc aussi vrai qu'il a été tué par un chrétien, qu'il est vrai que les chrétiens avaient déjà attenté sur sa vie. Libanius a dit l'un et l'autre, et n'est pas moins calomniateur dans l'un que dans l'autre.

Pour ce qui est des historiens ecclésiastiques, dont il semble que le ministre veuille s'appuyer, à cause seulement qu'ils n'ont pas nié le fait, il se trompe encore, car il cite en marge Socrate et

 

1 Liban. Jul., Epitaph. — 2 Ve Avert., n. 17.

 

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Sozomène; mais voici ce que dit Socrate : « Pendant qu'il combat sans armes, se fiant à sa bonne fortune, le coup dont il mourut vint on ne sait d'où. Car quelques-uns disent qu'un transfuge perse le donna ; et d'autres, que ce fut un soldat romain : et c'est le bruit le plus répandu (1) » ajoute cet historien : ce qui pourtant ne paraît pas véritable, puisqu'on voit tout le contraire dans plus d'historiens et dans ceux mêmes qui étaient présents. « Mais Calliste, poursuit Socrate, un des gardes de l'empereur, et qui a écrit sa vie en vers héroïques, dit qu'il fut tué par un démon : ce qu'il a peut-être inventé par une fiction poétique, et peut-être la chose est-elle ainsi. » Voilà tout ce que dit Socrate, et il rejette assez clairement ce qu'on dit de ce prétendu chrétien, puisqu'il ne donne aucun lieu à cette opinion parmi les bruits incertains qu'ils racontent tous, sans même faire mention du sentiment de Libanius, que personne ne suivait. Théodoret en use de même (2), sans rien décider sur le fait, et sans même daigner répéter ce qu'avait imaginé Libanius, comme chose qui ne méritait, et en effet n'avait trouvé aucune créance.

Il ne reste à examiner que Sozomène, dont le ministre fait son fort, mais sans raison. Car il raconte seulement « qu'un cavalier en courant fort vite avait frappé l'empereur dans l'obscurité, sans que personne le connût : qu'on ne sait point qui le frappa : que les uns disent que ce fut un Persan, et d'autres un Sarrazin : d'autres un soldat romain indigné contre l'empereur, qui jetait l'armée romaine en tant de périls (3). » Si cela est, ce ne fut donc pas le christianisme qui le poussa à faire ce coup ; et tels étaient, selon Sozomène, les bruits populaires : après quoi il rapporte encore, pour ne rien omettre, le discours du sophiste Libanius : puis en disant son avis, il se déclare pour l'opinion qui attribue cette mort à un coup du Ciel, dont il donne pour garant « une vision, où dans une grande assemblée des apôtres et des prophètes, après les plaintes qu'on y fit contre Julien, on vit deux de l'assemblée partir soudain, et peu après revenir comme d'une grande expédition, en disant que c'en était fait et que Julien n'était plus. » Il

 

1 Soc, III, lib. II. — 2 Theodor., Hist., lib. III, :20e édit. 1642, p. 657. — 3 Soz., VI, 1, 2.

 

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raconte à ce propos beaucoup d'autres choses, qui tendent à confirmer que Julien était mort par un coup miraculeux ; et ainsi le parti qu'il prend est directement opposé à celui de M. Basnage, qui ne craint rien tant que de voir les esprits célestes mêlés dans cette mort. Il est vrai qu'en récitant le discours de Libanius qui accusait un chrétien, quoique ce ne soit pas là à quoi il s'en tient, il reconnaît que cela peut être : car en effet on ne prétend pas que tous les chrétiens soient incapables de faillir : et Sozomène excuse l'action par l'exemple de ceux qui ont été tant loués, principalement « parmi les Grecs, » pour avoir tué les tyrans : discours qui peut avoir lieu contre Libanius et les païens qui élevaient jusqu'au ciel de tels attentats, mais que le christianisme ne reçut jamais.

Voilà ces exemples de l'ancienne Eglise qu'on nous avait tant vantés. Tout se réduit dans le fait à la conjecture du seul Libanius, manifeste calomniateur et ennemi juré des chrétiens; et dans le dogme, au sentiment du seul Sozomène, à qui sans lui dénier dans les faits l'autorité qu'il peut avoir comme historien, nous refuserons hardiment celle qui peut convenir à un docteur. Car enfin s'il est permis de mettre la main sur un empereur, sous prétexte qu'il persécute l'Eglise, que deviennent ces déclarations qu'elle faisait durant la persécution dans toutes ses apologies, lorsqu'elle y protestait solennellement qu'elle regardait dans les princes une seconde majesté, que la première majesté, c'est-à-dire celle de Dieu, avait établie ; en sorte qu'honorer le prince c'était un acte de religion , comme en violer la majesté c'était un sacrilège (1) ? Que si M. Basnage a voulu penser que l'Eglise du quatrième siècle, et sous Julien l'Apostat, eût dégénéré de cette sainte doctrine, il eût fallu nous alléguer un saint Basile, un saint Grégoire de Nazianze, un saint Ambroise, un saint Chrysostome, un saint Augustin et les autres saints évêques qu'elle reconnaissait pour ses docteurs, dont aussi le sentiment unanime réglait celui de tous les fidèles. Mais le ministre n'a pas osé seulement les nommer; car il savait bien qu'en parlant souvent contre Julien l'Apostat et contre les autres princes persécuteurs, ils n'ont eu et n'ont inspiré à tous les peuples

 

1 Voyez Ve Avert., d. 13 et suiv.

 

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qu'un inviolable respect pour leur autorité. Je ne répéterai pas tout ce que j'ai dit sur cette matière dans le cinquième Avertissement (1), où il paraît plus clair que le jour que loin de rien attenter contre la personne des princes, l'Eglise, quoique constamment la plus forte dans ce siècle, a persisté dans l'obéissance par maxime, par piété, par devoir, autant que dans les siècles où elle était plus faible. Seulement pour fermer la bouche à notre ministre, je le ferai souvenir de ce témoignage de saint Augustin : « Quand Julien disait à ses soldats chrétiens : Offrez de l'encens aux idoles, ils le refusaient ; quand il leur disait : Marchez, combattez, ils obéissaient sans hésiter (2). » Mais c'était peut-être pour trouver plus commodément dans la mêlée l'occasion de l'assassiner? Laissons-le croire à M. Basnage, à Libanius et aux autres ennemis de la piété. Saint Augustin dit toute autre chose de ces religieux soldats : « Ils distinguaient, dit-il, le Roi éternel du roi temporel, et demeuraient assujettis au roi temporel pour l'amour du Roi éternel : parce que, poursuit le même Père, lorsque les impies deviennent rois, c'est Dieu qui le fait pour exercer son peuple. » Comment l'exercer, si ce n'est par la persécution ? D'où ce grand homme conclut que, loin de rien entreprendre contre l'autorité et encore moins contre la personne du prince, « on ne peut pas refuser à cette puissance » établie de Dieu, comme il vient de le prouver, « l'obéissance qui lui est due. » Saint Augustin fait deux choses en cette occasion, toutes deux entièrement décisives : la première, il pose le fait constant et public, c'est-à-dire l'obéissance que les soldats chrétiens rendirent toujours à Julien, sans s'être jamais démentis : secondement, il va au principe selon sa coutume, et il montre que cette pratique constante et universelle des soldats chrétiens était fondée sur les maximes inébranlables de l'Eglise, en sorte a qu'on ne pouvait pas refuser à cette puissance l'honneur qui lui était dû : Non poterat non reddi honos ei debitus potestati. » C'est d'un si grand évêque qu'il fallait apprendre la pratique inviolable aussi bien que la doctrine constante de l'Eglise sous Julien, et non pas de Libanius, ou même de Sozomène. Car outre la différence qu'il y a entre un docteur si autorisé et un

 

1 Ve Avert., n. 17 et suiv. — 2 Ve Avert., n. 17 el suiv.; Aug., in Psal. CXXIV.

 

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simple historien, Sozomène raisonne sur un récit en l'air, que lui-même croyait faux ; et saint Augustin rapporte un fait constant, dont il avait pour témoin tout l'univers : Sozomène répond à un païen selon les principes du paganisme; et saint Augustin propose les plus sûres et plus saintes maximes du christianisme : et ce qui seul emporte la décision, Sozomène parle seul sans qu'on puisse alléguer un seul chrétien qui ait parlé comme lui ; et saint Augustin est soutenu, comme on l'a fait voir (1), par la tradition constante de tous les siècles passés, et par le consentement unanime de tous les évêques de son temps.

Et puisque nous sommes tombés sur saint Augustin, pour ne m'en tenir pas ici seulement à ce que j'en avais rapporté ailleurs, vous serez bien aises, mes Frères, de remonter avec lui jusqu'au principe qui peut rendre les guerres légitimes, afin d'entendre à fond combien sont injustes celles que les ministres ont fait entreprendre à vos pères, et qu'ils voudraient encore aujourd'hui vous faire imiter.

Saint Augustin attaqué par diverses objections des manichéens, qui condamnaient beaucoup de pratiques et de lois de l'Ancien Testament comme contraires aux bonnes mœurs, pour connaître la règle des mœurs consulte avant toutes choses, « la loi éternelle , » c'est-à-dire, comme il la définit, « la raison divine et l'immuable volonté de Dieu, qui ordonne de conserver l'ordre naturel et défend de le troubler (2). » Puis venant à parler des guerres entreprises par l'ordre de Dieu sous Moïse et les autres princes du peuple saint, il montre aux manichéens qui les blâmaient, que si l'on peut entreprendre justement la guerre par l'ordre des princes, à plus forte raison le peut-on par l'ordre de Dieu, pour punir ou corriger ceux qui se rebellent contre lui (3). Par ce moyen il entre nécessairement dans le principe qui rend les guerres légitimes parmi les hommes; et là en considérant la loi éternelle qui ordonne de conserver l'ordre naturel, il donne cette belle règle : « L'ordre naturel, dit-il, sur lequel est établie la tranquillité publique, demande que l'autorité et le conseil d'entreprendre la

 

1 Ve Avert., n. 3, 12,  13, etc. jusqu'à 21. — 2  Cont. Faust., lib. XXII cap. XXVII. — 3 Ibid., cap. LXXIV.

 

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guerre soit dans le prince, et en même temps que l'exécution des ordres de la guerre soit dans les soldats qui doivent ce ministère au salut et à la tranquillité publique (1). » Ainsi selon l'ordre de la nature, que la loi éternelle veut conserver, saint Augustin établit dans le prince, comme dans le chef, la raison et l'autorité, et dans les soldats, comme dans les membres, un ministère qui lui est soumis : d'où il s'ensuit que quiconque n'est pas le prince ne peut commencer ni entreprendre la guerre : autrement contre la nature il ôte à la tête l'autorité et le conseil, pour les transporter aux membres qui n'ont que le ministère et l'exécution : il partage le corps de l'Etat : il y met deux princes et deux chefs : il fait deux Etats dans un Etat; et rompant le lien commun des citoyens, il introduit dans un empire la plus grande confusion qu'on y puisse voir et la plus prochaine disposition à sa totale ruine, conformément à cette parole de notre Sauveur : « Tout royaume divisé en lui-même sera désolé, et les maisons en tomberont l'une sur l'autre (2). »

Il ne faut donc pas s'étonner, si saint Augustin n'a laissé aux soldats de Julien autre parti à prendre dans la guerre que celui d'obéir à leur empereur, lorsqu'il leur disait : « Marchez : » s'ils marchent sans son ordre, et encore plus s'ils marchent contre son ordre, de membres ils se font les chefs et renversent l'ordre public : ce qui va si loin, que qui combat même l'ennemi sans l'ordre du prince, se rend digne de châtiment : combien plus s'il tourne ses armes contre le prince lui-même et contre sa patrie, comme on fait dans les guerres civiles ?

Et de peur qu'on ne s'imagine qu'en combattant sous un prince injuste on ait part à l'injustice de ses entreprises, saint Augustin établit un autre principe, ou plutôt du premier principe qu'il a établi il tire cette conséquence, « qu'un homme de bien qui en combattant suit les ordres d'un prince impie, et ne voit pas manifestement l'injustice de ses desseins , ni une expresse défense de Dieu dans ses entreprises, peut innocemment faire la guerre en gardant l'ordre public et la subordination nécessaire au corps de l'Etat (3); » c'est-à-dire en se soumettant à l'ordre du prince, qui

 

1 Cont. Faust., lib. XXII, cap.  LXXV. — 2 Matth., XII, 25; Luc., XI, 17, — 3 Ibid.

 

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seul en fait le lien : « en sorte, continue-t-il, que l'ordre de la sujétion rend le sujet innocent, lors même que l'injustice de l'entreprise rend le prince criminel : » tant il importe à l'ordre, dit le même Père, « de savoir ce qui convient à chacun (1): » et tant il est véritable que l'obéissance peut être louée, encore même que le commandement soit injuste et condamnable.

Par là donc on voit clairement que dans la guerre on n'est assuré de son innocence, que lorsque l'on combat sous les ordres de son prince ; et qu'au contraire lorsque l'on combat, ou sans son ordre ou, ce qui est encore pis, contre son ordre et contre lui, comme dans les guerres civiles, la guerre n'est qu'un brigandage, et on commet autant de meurtres qu'on tire de fois l'épée.

Mais parce qu'on pourrait imaginer d'autres règles à suivre lorsqu'on est injustement opprimé par son prince légitime, saint Augustin fait voir dans la suite par l'exemple de Jésus-Christ (2), qu'encore qu'il fut l'innocence même et tout ensemble le plus parfait et le plus indignement opprimé de tous les justes, « Il ne permet pas à saint Pierre de tirer l'épée pour le défendre, et répare par un miracle la blessure qu'il avait faite à un des exécuteurs des ordres injustes qu'on avait donnés contre lui : » montrant en toutes manières à ses disciples, et par ses exemples aussi bien qu'il avait fait par ses paroles, qu'il ne leur laissait aucun pouvoir ni aucune force contre la puissance publique, quand ils en seraient opprimés avec autant d'injustice et de violence qu'il l'avait été lui-même.

Ainsi loin de conclure, comme a fait M. Jurieu, que Jésus-Christ en commandant à ses disciples d'avoir des épées, avait intention de leur commander en même temps de s'en servir pour le défendre contre ses injustes persécuteurs (3), saint Augustin remarque au contraire, « qu'il avait bien ordonné d'acheter une épée, mais qu'il n'avait pas ordonné qu'on en frappât, et même qu'il reprit saint Pierre d'avoir frappé de lui-même et sans ordre (4)» afin de lui faire entendre qu'il n'est permis aux particuliers d'employer l'épée qu'avec l'ordre ou la permission de la puissance publique,

 

1 Cont. Faust., lib. XXII, cap. LXXIII.— 2 Ibid., LXXVI, LXXVII. — 3 Ve Avert., p. 23. — 4 Ibid., cap. LXXII.

 

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et qu'il est encore bien moins permis de l'employer contre elle-même dans quelque abus qu'elle tombe. C'est aussi manifestement ce que Jésus-Christ nous fait voir, lorsqu'à l'occasion de ces épées et des coups que ses disciples en donnèrent : « Il faut, dit-il, que cette prophétie soit encore accomplie de moi : Il a été mis au nombre des scélérats (1) : » mettant manifestement au rang des crimes la résistance que voulurent faire se? disciples à la puissance publique, encore que ce fût dans une occasion où l'injustice et la violence furent poussées au dernier excès, ainsi que nous l'avons plus amplement expliqué ailleurs (2).

Selon ces paroles de Jésus-Christ, il ne reste plus aux fidèles opprimés par la puissance publique, que de souffrir à l'exemple du Fils de Dieu, sans résistance et sans murmure, et de répondre comme lui à ceux qui voudraient combattre pour les en empêcher : « Ne voulez-vous pas que je boive le calice que mon Père m'a préparé (3) ? » C'est ce qu'a fait Jésus-Christ, et c'est ce qu'il prescrit aux siens : « Il leur présente, » dit saint Augustin, le calice qu'il a pris; et sans leur permettre autre chose, « il les oblige à la patience par ses préceptes et par ses exemples (4). » C'est pourquoi, dit le même Père, « quoique le nombre de ses martyrs fût si grand, que s'il avait voulu en faire des armées et les protéger dans les combats, nulle nation et nul royaume n'eût été capable de leur résister (5) : » il a voulu qu'ils souffrissent, parce qu'il ne convenait pas à ses enfants humbles et pacifiques de troubler l'ordre naturel des choses humaines, ni de renverser, avec l'autorité des princes, le fondement des empires et de la tranquillité publique.

Telle est la doctrine de saint Augustin, qui se trouve renfermée toute entière dans ce seul mot de saint Paul : « Ce n'est pas en vain que le prince porte l'épée comme ministre de Dieu et comme vengeur des crimes (6) ; » par où il montre que le prince est seul armé dans un Etat : qu'on n'a nulle force que sous ses ordres : que c'est à lui seul à tirer l'épée que Dieu lui a mise en main pour la vengeance publique, et que l'épée tirée contre lui est celle que

 

1 Luc, XXII, 37. — 2 Ve Avert., n. 23. — 3 Joan., XVIII, 11. — 4 Aug., ibid., cap. LXXVI. — 5 Ibid. — 6 Rom., XIII, 4.

 

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Jésus-Christ ordonne de remettre dans le fourreau. Ainsi les guerres civiles sous prétexte de se défendre de l'oppression sont des attentats ; et saint Augustin qui a établi cette vérité par de si beaux principes, n'a été que l'interprète de saint Paul.

Selon ces lois éternelles, qui ont réglé durant les persécutions la conduite de l'Eglise et qu'elle n'a constamment jamais démentie, elle n'avait garde d'approuver le soulèvement du peuple de Cons-tantinople contre l'empereur Anastase, où ce bel ordre et si naturel des choses humaines était si étrangement renversé, que les membres mettaient en péril, non-seulement l'autorité, mais encore la vie de leur chef : encore moins eùt-elle approuvé ce prétendu attentat d'un soldat chrétien contre Julien, qui selon les règles de l'Eglise, quoi que Sozomène en eût pu dire, eût passé pour une entreprise contre la loi éternelle, et même pour un sacrilège contre la seconde majesté.

Pour ce qui regarde les Arméniens sujets à la Perse, ou comme on les appelait les Pers-Arméniens, qui maltraités pour leur religion par le roi de Perse, se donnèrent à l'empereur Justin, il faudrait savoir, pour en juger, à quelles conditions le royaume d'Arménie était sujet à celui de Perse. Car tous les peuples ne sont pas sujets à même titre, et il y en a dont la sujétion tient autant de l'alliance et de la confédération que de la parfaite et véritable dépendance : ce qui se remarque principalement dans les grands empires, et surtout dans leurs provinces les plus éloignées, au nombre desquelles était la Pers-Arménie dans le vaste royaume de Perse. Elle avait été détachée du reste de l'Arménie ; et tout ce royaume avait autrefois appartenu aux Romains, mais à des conditions bien différentes du reste des peuples sujets, puisque l'empire romain n'exerçait aucun droit sur ceux-ci, que celui de leur donner un roi de leur nation et du sang des Arsacides, sans au surplus en rien exiger, ni se mêler de leur gouvernement.

Après même qu'ils eurent cessé d'avoir des rois, ils conservaient de grands privilèges, et prétendirent en général devoir vivre selon leurs lois, et en particulier d'être exempts de tous impôts (1) : en

 

1 Proc., Pers., lib. I, cap. III.

 

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sorte qu'en étant chargés, ils se donnèrent au roi de Perse. Si la partie de ce royaume, qui fut depuis sujette à la Perse , en Munissant à ce grand empire s'était réservé ou non quelque droit semblable, et avait fait ses conditions sur la religion chrétienne qu'elle avait presque reçue dès son origine, c'est ce que les historiens de M. Basnage ne nous disent pas (1), ni aucune des circonstances qui pourraient nous faire juger jusqu'à quel degré on pourrait condamner ou excuser la défection de ces peuples. Mais comme ces historiens nous racontent dans le même temps et pour la même cause, une semblable action des Ibériens, nous pouvons juger de l'une par l'autre. Or constamment les Ibériens, quoique sujets de la Perse, ne l'étaient pas si absolument qu'ils n'eussent leur roi et n'usassent de leurs lois. C'est Procope qui nous l'apprend (2), et que le roi des Ibériens qui se retira d'avec les Perses pour s'attacher aux Romains, s'appelait Gurgène; ces peuples, qui avaient leurs rois, ordinairement étaient bien sujets du grand roi de Perse pour certaines choses, et devaient le suivre à la guerre : mais dans le reste le roi de Perse n'exerçait sur eux aucune souveraineté (3). Ainsi on peut croire que les Ibériens et leur roi étaient soumis à l'empire persien à peu près aux mêmes conditions que les Laziens leurs voisins (c'était l'ancienne Colchos) l'étaient aux Romains; et tout le droit des Romains consistait à envoyer au roi de Colchos les marques royales, sans en pouvoir exiger d'autres services.

Telle était la condition de ces peuples; mais après tout que nous importe, puisque dans le fond , et quoi qu'il en soit, si les Pers-Arméniens étaient sujets aux mêmes conditions que les Perses, leur sentence est prononcée dès le temps de la persécution de Sapor, où nous avons vu les évêques et les chrétiens accusés d'intelligence avec les Romains s'en défendre comme d'un crime et repousser cette accusation comme une manifeste calomnie (4). On sait aussi que Constantin ne fit autre chose que d'écrire en leur faveur, comme nous l'avons fait voir par Sozomène (5) ; et nous y

 

1 Evag., lib. V; Theoph. Byzanc, apud Phot.; Joan. Biclar., in Chron. — 2 Proc. Pers., I, 12; II, 8, 15. — 3 Ibid., II, 15. — 4 Ve Avert., n. 20. — 5 Soz., II, 8.

 

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ajoutons maintenant le témoignage conforme de Théophane , qui assure en termes formels qu'ils « furent calomniés par les Juifs et par les Perses (1). » Ainsi les Pers-Arméniens, s'ils étaient sujets comme les autres et à même condition, ne peuvent qu'augmenter le nombre des rebelles que la loi éternelle condamne.

On voit clairement par là que les exemples de M. Basnage, à la manière qu'il nous les propose, sont des exemples réprouvés. Ce ne sont donc pas des exemples de l'ancienne Eglise, dont aussi on ne nous fait voir aucune approbation.

Ainsi ceux qui nous les proposent, au lieu d'autoriser leurs attentats, en prononcent la condamnation, et montrent qu'il ne leur reste plus aucune ressource.

On s'imaginera peut-être que la Réforme si souvent livrée au mauvais esprit qui la poussait à la révolte, n'aura qu'à la désavouer et tous ceux qui l'ont excitée. Mais non : car on a vu par des pièces qui ne souffrent aucune réplique, que ceux qui ont excité la révolte et qui l'ont autorisée par leurs décrets, sont les ministres eux-mêmes, sans en excepter les réformateurs, et que le peuple réformé a été porté à prendre les armes contre son roi et sa patrie par les décrets des synodes les plus authentiques.

Telle a été l'accusation que j'ai intentée à la Réforme, et il ne faut pas s'étonner si elle est tombée, en se défendant, dans de manifestes contradictions. Car voici la juste sentence du souverain Juge : ceux qui combattent la loi éternelle de la vérité sur laquelle est établi l'ordre du monde, par une suite inévitable de leur erreur sont forcés à se contredire eux-mêmes, et c'est ce qui a causé dans la Réforme les variations infinies qu'on a vues dans cette matière. La loi de la vérité gravée dans les cœurs l'avait forcé à ne montrer au commencement que douceur et que soumission envers les puissances. Aussitôt qu'elle s'est senti de la force, elle a mis en évidence ce qu'elle portait dans le sein ; elle a changé de langage comme de conduite ; et le même esprit de vertige et de variation, qui a paru dans tout le parti, s'est fait sentir en particulier dans les auteurs qui ont écrit pour sa défense.

Nous avons vu dans l'Histoire des Variations (2) que la Réforme

 

1 Theoph., Chronogr., an 5817, p. 19.— 2 Var., liv. X, n. 26 et suiv.

 

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si souvent vaincue et tellement désarmée, que la révolte était impossible, s'est tournée à faire voir, si elle pouvait, que ces guerres qu'on lui reprochait étaient guerres de politique, où la religion n'avait aucune part; et c'est à quoi les meilleures plumes du parti, les Bayles, les Burnets, les Jurieux même ont consumé leur esprit : mais on ne veut plus maintenant s'en tenir là : on veut que la Réforme arme de nouveau, si elle peut; et le même Jurieu qui a condamné les guerres civiles comme contraires à l'esprit du christianisme, sonne maintenant le tocsin, et n'oublie rien pour montrer que ces guerres sont légitimes; il méprise l'ancienne Eglise, il profane l'Ecriture en cent endroits, il dogmatise, il prophétise : tout lui est bon, pourvu qu'il vienne à son but de porter le flambeau de la rébellion dans sa patrie qu'il a renoncée.

Qu'on ne s'imagine pas que le ministre Basnage soit moins agité de cet esprit de la secte, sous prétexte qu'il paraît plus modéré. Il a fait plus que le ministre Jurieu, puisqu'il n'a pas craint d'attribuer, non-seulement des révoltes, mais encore des parricides à l'ancienne Eglise, ce que l'autre n'avait osé. Il ne faut pas s'étonner après cela s'il excuse toutes les guerres civiles, et jusqu'à la conjuration d'Amboise (1) ; mais il ne peut pas demeurer ferme dans un sentiment si insoutenable : en même temps qu'il trouve justes tous ces attentats, il fait les derniers efforts pour en défendre la Réforme et ses synodes, c'est-à-dire que toutes ces bonnes actions au fond lui paraissent dignes d'être désavouées; et pendant que sa plume les justifie, sa conscience lui dicte au dedans que ce sont des crimes. C'est ce qui jette l'esprit de vertige et de contradiction dans sa défense, puisque les deux moyens qu'il y emploie se combattent l'un l'autre : il soutient que toutes les guerres des prétendus réformés sont justes, et en même temps il fait violence à toutes les histoires pour nous faire accroire que la religion n'y a point de part. Mais quelle difficulté de lui donner part à ce qui est juste? C'est ce qu'on ne comprend pas; et cependant sans nous contenter de cet avantage, nous montrerons dans le reste de ce discours, non-seulement que ces deux moyens sont incompatibles, mais encore que chacun des deux est mauvais en soi.

 

1 Tom. I, liv. II, chap. VI, p. 512, 513.

 

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« Il est aisé, dit M. Basnage, de justifier notre premier attentat, malgré les démonstrations que M. de Meaux a produites : car un prince du sang était l'auteur de l'entreprise d'Amboise, qui fut formée par tous les ennemis de la maison de Guise, sans aucune distinction de religion. Je ne sai, conclut-il ensuite, si cela se doit appeler rébellion (1). » Mais d'abord et sans encore entrer plus avant dans le fond, où trouve-t-il qu'un prince du sang, qui après tout est un sujet, puisse autoriser les ennemis du duc de Guise et du cardinal son frère à attenter sur leurs personnes, et à les enlever dans le palais du roi et entre ses bras? « Le roi faible et jeune, dit-il, ne gouvernait pas lui-même. » S'il est permis sous ce prétexte de faire des coups de main, quels Etats sont en sûreté dans la jeunesse des rois? Le ministre, qui est né François et qui doit savoir les lois du royaume, n'ose nier que François II n'y fût reconnu majeur selon ces lois. était-il donc permis d'usurper sur lui l'autorité souveraine, et de lui arracher l'épée que Dieu lui avait mise en main, pour la mettre entre les mains d'un prince du sang, qui n'était que plus obligé par sa naissance à respecter l'autorité royale? M. Basnage cite par deux fois Castelnau, « qui fut employé, dit-il, pour savoir le secret de la conjuration, » et qui assure qu'on avait dessein de procéder contre ceux de Guise « par toutes les formes de la justice (2). » Mais il supprime ce que dit le même auteur, « que les protestants conclurent qu'il fallait se défaire du cardinal de Lorraine et du duc de Guise par forme de justice, s'il était possible pour n'être estimés meurtriers (3).» C'est dire assez clairement que le nom de la justice était le prétexte, et qu'à quelque prix que ce fût, on les voulait faire périr ;  mais puisqu'on allègue cet auteur, digne en effet de toute croyance par son désintéressement et son grand sens, écoutez, mes Frères, comme il parle de vos ancêtres : écoutez vous-même, M. Basnage qui en faites un de vos témoins, comme il explique les causes de la conjuration d'Amboise : « Les protestants de France se mettant devant les yeux l'exemple de leurs voisins, c'est à savoir des royaumes d'Angleterre, de Danemarc, d'Ecosse, de Suéde, de

 

1 Basn., ibid., p. 512. — 2 Basn., ibid., p. 513, 514. — 3 Cast., lib. I, cap. VII, édit. de Lab., p. 15.

 

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Bohême, etc., où les protestants tiennent la souveraineté et ont osté la messe ; à l'imitation des protestants de l'Empire se voulaient rendre les plus forts, pour avoir pleine liberté de leur religion : comme aussi espéraient-ils, et pratiquaient leur secours et appui de ce côté-là, disant que la cause était commune et inséparable (1).» Ainsi les protestants de France pratiquaient dès lors le secours de ceux d'Allemagne (2), sous prétexte que la cause était commune. C'est ce qui avait déjà éclaté en diverses occasions et depuis peu très-clairement, lorsque les princes de la Confession d’Augsbourg sollicités par les huguenots à se mêler du gouvernement de ce royaume, « les obligèrent à demander qu'on donnât » au roi François II « un légitime conseil. » Etrange hardiesse pour des sujets, de vouloir qu'on gouvernât le royaume au gré des étrangers! Mais ce n'était là qu'un commencement; et ce qui parut dans la suite, où les armes des étrangers furent ouvertement appelées, fit bien voir ce que la Réforme méditait dès lors. Voilà donc, selon Castelnau, quel fut le dessein « des protestants, » lorsqu'ils ourdirent ce noir attentat de la conspiration d'Amboise. Ils voulaient se rendre les maîtres, et « pratiquaient » déjà secrètement pour cela « le secours des étrangers. » Par quelle autorité, et de quel droit ? Mais continuons la lecture de Castelnau : « Les chefs du party du roi, poursuit cet auteur, n'étaient pas ignorants des guerres avenues pour le fait de la religion es lieux susdits; mais les peuples ignorants pour la plupart n'en savaient rien, et beaucoup ne pouvaient croire qu'il y en eût une telle multitude en France, comme depuis elle se découvrit, ni que les protestants osassent ou pussent faire tête au roi, et mettre sus une armée, et avoir secours d'Allemagne comme ils eurent. » Remarquez tous ces desseins, M. Basnage, et osez dire qu'il n'y a pas là de « rébellion. » Vous voyez en termes précis le contraire dans votre auteur : il prend soin de vous expliquer la disposition du peuple ignorant qui ne connaissait ni le pouvoir, ni les desseins des protestants : ce qui leur donnait espérance de pouvoir engager le peuple dans leurs attentats sous d'autres prétextes ; mais au fond le dessein était de rendre leur religion maîtresse en France en opprimant,

 

1 Cast., lib. I, cap. VII, édit. de Lab., p. 15.— 2 Thu., XXIII, tom. I, p. 637.

 

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comme vous voyez, « le parti du roi : » car c'est ainsi « que le nomme » cet historien. Il poursuit : « Aussi ne s'assemblaient-ils pas seulement (les protestants) pour l'exercice de leur religion, ainsi aussi pour les affaires d'Etat, et pour essayer tous les moyens de se défendre et assaillir, de fournir argent à leurs gens de guerre, et faire des entreprises sur les villes et forteresses pour avoir quelques retraites. » Après cela vous ne voulez pas qu'on ait tenu, ni qu'on tienne encore leurs assemblées pour suspectes, pendant que sous prétexte de religion ils font des menées secrètes contre l'Etat. Osez dire que tout cela n'est pas véritable, et qu'il ne fut pas résolu dans l'assemblée de Nantes de lever de l'argent et des troupes, et d'allumer la guerre civile par tout le royaume : dites que tout cela ne se fit pas à l'instigation de la Renaudie ensuite des résolutions de cette assemblée : dites encore que la Renaudie, huguenot lui-même, ne fut pas établi par les huguenots et par leur chef pour être le conducteur de la conjuration d'Amboise qui éclata quelques mois après : par quelle autorité et par quel droit faisait-on toutes ces menées ? La loi éternelle et l'ordre public les souffrent-ils dans les Etats? Mais écoutez comme conclut Castelnau : « Apres donc avoir levé le nombre de leurs adhérents par toute la France (c'est toujours les protestants dont il parle), et connu leurs forces et leurs enrôlements : » voilà, ce me semble, assez clairement prendre l'épée contre le précepte de saint Paul, qui la met uniquement en la main du prince, ou qui assure plutôt que c'est Dieu qui l'y a mise; mais continuons : « Ils conclurent qu'il fallait se défaire du cardinal de Lorraine et du duc de Guise, et par forme de justice, s'il était possible, pour n'être pas estimés meurtriers. » Voilà la belle justice des protestants, selon cet auteur tant cité par M. Basnage ; mais voilà, ce qui est pis, le fond du dessein; et sous le prétexte de punir les princes de Guise, c'était au parti du roi et à sa souveraineté qu'on en voulait, puisqu'on levait malgré lui des troupes et de l'argent dans tout son royaume, pour occuper ses places et ses provinces.

M. Basnage croit tout sauver en dissimulant le fond du dessein, et en disant « qu'il s'y agissait seulement de savoir si les lois divines et humaines permettaient d'arrêter un ministre d'Etat,

 

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avant que d'avoir fait son procès : défaut de formalité, continue-t-il, qui se trouvait dans l'entreprise d'Amboise, auquel on tâcha de suppléer par des informations secrètes (1). » Mais s'il ne veut pas écouter la loi éternelle, qui lui dira dans le fond du cœur que « ces informations secrètes » faites sans autorité, par les ennemis de ces princes, étaient de manifestes attentats, qu'il écoute du moins son auteur, qui lui déclare que « telles informations et procédures, si aucunes y en avait, étaient folies de gens passionnés contre tout droit et raison (2). »

Telles sont les défenses de M. Basnage et celles de tout le parti, car il n'y en a point d'autres ; et ce ministre en explique le mieux qu'il peut les raisons. Mais si ces raisons sont bonnes, il ne faut point parler de gouvernement, ni de puissance publique ; et il n'y aura, pour tout oser, qu'à donner un prétexte au crime.

Mais en tout cas, nous dit-il, ce n'est pas un crime de la Réforme, puisque « l'entreprise fut formée par tous les ennemis de la maison de Guise, sans aucune distinction de religion (3). » Son auteur le dément encore ; et si ce n'est pas assez de ce qu'on en a rapporté, pour montrer que les protestants étaient les auteurs de l'entreprise, le même historien raconte encore « qu'il fut envoyé par Sa Majesté pour apprendre quelle était la délibération des conjurés; et qu'il fut vérifié qu'une assemblée de plusieurs ministres, surveillants, gentilshommes et autres protestants de toute qualité, s'était faite en la ville de Nantes  (4).» On voit donc plus clair que le jour que c'est l'entreprise et l'assemblée des protestants. Il continue : « La Renaudie, » protestant lui-même par dépit et par vengeance, comme on a vu (5), « communiqua le secret à des Avenelies, qui trouva cet expédient fort bon; aussi était-il protestant. » C'est donc, encore une fois, l'affaire de la secte. Dans la suite de l'entreprise, Castelnau parle toujours « du rendez-vous des protestants, » et de la requête que les conjurés doivent présenter au roi, « pour être assurés par le moyen de cette requête, qui se devait présenter pour la liberté de leurs consciences, de quelque soulagement au reste de la France (6). » C'était donc

 

1 Basil., ibid., p. 514. — 2 Casteln., ibid., chap. VII, p. 16. — 3 Basn., ibid., p. 512. — 4 Ibid., p. 8. — 5 Var., liv. X, n. 30. — 6 Chap. VIII, IX.

 

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pour la dernière fois une requête des protestants ; mais il ne faut pas oublier que cette requête se devait présenter à main armée, et par des gens soutenus d'un secours de cavalerie dispersée aux environs (1) : ce que le même Castelnau trouve avec raison « fort étrange et du tout contre le devoir d'un bon sujet, principalement d'un François obéissant et fidèle à son prince, de lui présenter une requête à main armée (2). » Mais enfin le fait est constant, non-seulement par Castelnau, mais encore unanimement parmi les auteurs, sans en excepter les protestants; et cependant ce n'est pas là une rébellion, ni une entreprise de la Réforme, si nous en croyons M. Basnage.

Mais, dira-t-il, dans cette requête, on demandait aussi le soulagement du peuple. Il n'y a donc qu'à le demander « à main armée » pour être innocent; et la Réforme sera lavée d'une rébellion si ouverte, à cause qu'à la manière des autres rebelles ceux-ci l'auront revêtue d'un prétexte du bien public? Mais qui ne voit au contraire que les plus noirs attentats deviendraient légitimes par ce moyen, et que le comble de l'iniquité c'est de donner un beau nom au crime?

Mais, dit-on, il y entra quelques catholiques. Quoi donc! quelques mauvais catholiques entraînés dans un parti de protestants le feront changer d'esprit, de dessein et de nom même! On oubliera que le chef du parti était un prince huguenot ; que la Renaudie huguenot en était l'âme; que le ministre Chandieu était son associé ; que ceux à qui on se fiait étaient de même secte ; que les huguenots composaient le gros du parti ; que l'action devait commencer par une requête pour la liberté de conscience (3); qu'après la conjuration découverte, l'amiral interrogé par la reine sur ce qu'il y avait à faire pour en prévenir les suites, ne lui proposa que la liberté de conscience (4) ? On oubliera tout cela, et on aura tant de complaisance pour les protestants, qu'on croira la conjuration entreprise pour toute autre fin.

Mais l'affaire fut découverte par deux protestants, qui se repentirent d'y être entrés (5)? Il y eut deux hommes fidèles dans tout

 

1 Thu., XXIII, tom. I, 675.— 2 Liv. II, chap. I, p. 25.— 3 Ibid., Thu., XXV, 675. — 4 Thuan., ibid., 676; Cast., liv. II, p. 24; Bez., III, 264. —  5 Basn., ibid.

 

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un parti. Donc il est absous : qui fit jamais un raisonnement si pitoyable ?

Il ne sert de rien de nous dire encore que les conjurés avaient protesté de ne point attenter sur la vie du roi, ni des personnes royales (1), Car aussi aurait-on pu espérer de trouver autant qu'il fallait de conjurés, en leur déclarant un dessein si exécrable? Mais enfin sans attenter sur la vie du roi, n'était-ce pas un crime assez noir que d'entrer dans son palais à main armée : soulever toutes ses provinces ; le mettre en tutelle ; se rendre maître de sa personne sacrée et de celle des deux reines sa mère et sa femme, jusqu'à ce qu'on eût fait tout ce qu'on voulait? M. Basnage dissimule toutes ces choses, parce qu'elles ne souffrent point de repartie, et croit la Réforme assez innocente, pourvu qu'elle soit exempte d'avoir attenté sur la vie du roi? Mais qui répondait aux complices de ce qui pou voit arriver dans un si grand tumulte, et de toutes les noires pensées qui auraient pu entrer dans l'esprit d'un prince devenu maître de son roi et de tout l'Etat? Comment peut-on justifier de tels attentats ? Et n'est-ce pas se rendre sourd à la vérité éternelle, qui établit l'ordre des empires et consacre la majesté des souverains?

C'est se moquer ouvertement après cela que de dire qu'on voulait tout faire contre les princes de Guise et dans tout le reste « par l'ordre de la justice et par les Etats généraux (2). » Mais si le roi ne voulait pas les convoquer; si les Etats, plus religieux que les protestants, refusaient de s'assembler au nom du prince de Condé, qui ne pouvait les convoquer qu'en se faisant roi ; qu'aurait-on fait? Les conjurés auraient-ils posé les armes et remis, non-seulement le roi et les reines, mais encore les princes de Guise en liberté? On insulte à la foi publique, lorsqu'on s'imagine pouvoir persuader au monde de tels contes. Aussi l'histoire dit-elle nettement que sans hésiter on aurait massacré le duc de Guise et son frère le cardinal, s'ils ne promettaient de se retirer de la cour et des affaires (3). On sait le nom de celui qui s'était chargé de tuer le duc (4) : et après un si beau commencement, qui peut répondre de

 

1 Basil., ibid. — 2 Basil., 514, 515. — 3 Thuan., 675. — 4 Brant., Vie de Guise; Le Labour., Addit. à Casteln., tom. 1, liv. I, p. 398.

 

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tous les excès où se serait emporté un peuple appâté de sang ? Telle fut la résolution que fit prendre la Renaudie dans l'assemblée de Nantes, après avoir invoqué le nom de Dieu. Car Bèze sait bien remarquer que c'est par là qu'il commença (1) : après cela tout est permis ; et pourvu qu'on donne à l'assemblée un air de réforme, on peut destiner des assassins à qui l'on veut : fouler aux pieds toutes les lois : forcer le roi dans son palais et mettre en feu tout le royaume.

Que si à la fin on est forcé d'avouer que cette conjuration est un crime abominable, il faut avouer encore avec la même sincérité que c'est un crime de la Réforme : un crime entrepris par dogme : par expresse délibération « de jurisconsultes et de théologiens protestants, » comme l'assure M. de Thou en termes formels (2) : un crime approuvé des ministres et en particulier de Bèze, qui en fait l'éloge dans son Histoire Ecclésiastique (3). Les passages en sont rapportés dans le livre des Variations (4) : le prince de Condé, selon Bèze, est un héros chrétien pour avoir en cette occasion « postposé toutes choses au devoir qu'il avait à sa patrie, à sa majesté et à son sang : la province de Saintonge est louée d'avoir fait son devoir comme les autres : combien qu'une si juste entreprise par la déloyauté de quelques hommes ne succédât comme on le désirait (5). » Ainsi ces réformateurs renversent tout : ils appellent «justice » une affreuse conspiration; et « déloyauté » le remords de ceux qui se repentent d'un crime ; ils sanctifient les attentats les plus noirs, et ils en font un « devoir, » tant pour les princes du sang que pour les autres sujets.

M. Basnage a vu cet endroit de Bèze dans l'Histoire des Variations , et il fait semblant de ne le pas voir. C'est sa perpétuelle coutume : ce ministre croit tout sauver en dissimulant ce qui ne souffre point de repartie ; en récompense il soutient que parmi les consultons qui autorisèrent la conjuration, il y avait « des jurisconsultes papistes : » du moins il n'ose avancer qu'il y eût des théologiens de notre religion, ni démentir M. de Thou qui n'y admet que des protestants. Mais si le ministre veut mettre des

 

1 Liv. III, 252. — 2 Thuan., 670.— 3 Hist. Eccles., liv. III, p. 251.— 4  Var., liv. X, n. 26. — 5 Ibid., 313.

 

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nôtres parmi les jurisconsultes, qu'il les nomme : qu'il nomme un seul auteur catholique qui ait approuvé cette entreprise, comme nous lui nommons Bèze qui en fait l'éloge. Mais pourquoi lui nommer ce réformateur et les autres de même temps ? Je nomme à M. Basnage M. Basnage lui-même, et je lui demande devant Dieu quel intérêt il peut prendre à excuser, comme il fait, une si noire entreprise, si la Réforme, comme il le prétend, n'y a point de part?

Enfin pour dernière excuse, on nous dit que plusieurs des chefs du parti improuvèrent ce dessein. M. Bayle nomme l'amiral, à qui on n'osa jamais le confier, et s'il l'eût su, dit Brantôme, « il aurait bien rabravé les conjurateurs et révélé le tout (1). » Calvin même, qui sut l'entreprise, dit M. Basnage (2), déclara une et deux fois « qu'il en avait de l'horreur, » et il le prouve par ses lettres que j'ai aussi alléguées dans l'Histoire des Variations (3) : mais si Calvin et l'amiral ont en effet et de bonne foi détesté un crime si noir, comment ose-t-on aujourd'hui le justifier? Qui ne voit ici qu'on se moque, et qu'il n'y a dans les réponses des ministres ni sincérité ni bonne foi? Calvin, je l'avoue, improuva beaucoup l'entreprise après qu'elle eut manqué, et s'en disculpe autant qu'il peut : mais si Bèze avait remarqué dans le fond et dès l'origine qu'elle lui eût paru criminelle plutôt que mal concertée, en aurait-il entrepris si hautement la défense ? Y avait-il si peu de concert entre ces deux chefs de la Réforme sur la règle des mœurs et sur le devoir des sujets? Bèze aurait-il proposé comme une chose approuvée par « les plus doctes théologiens, » ce que Calvin aurait détesté jusqu'à en avoir de l'horreur? Calvin tenait-il un si petit rang parmi les théologiens de la Réforme? M. Basnage selon sa coutume dissimule tout cela ; et se contente de dire que M. de Meaux fait éclater son injustice contre Calvin d'une manière trop sensible (4). Pourquoi? Parce que je dis que ce prétendu réformateur, à prendre droit par lui-même, agit trop mollement en cette occasion, et qu'il devait dénoncer le crime (5) ? Mais l'amiral lui en donnait l'exemple, puisqu'on vient de voir qu'il était en

 

1 Var., liv. X, n. 33. — 2 P. 516. — 3 Var., liv. X, n. 33. — 4 Basn., ibid.— 5 Var., ibid.

 

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disposition de tout révéler, s'il l'eût su : il ne fallait pas qu'un réformateur sût moins son devoir qu'un courtisan. M. Basnage devait répondre à cette raison, avant que de m'accuser d'une injustice « si sensible » envers Calvin. Mais il ne pénètre rien, et ne fait que supprimer les difficultés. Cependant comme s'il avait satisfait à celle-ci, qui est si pressante et si clairement exposée dans l'Histoire des Variations, il demande avec un ton de confiance : « Que pouvait faire Calvin qu'il n'ait fait ? » Ce qu'il pouvait ! Rompre absolument l'entreprise, en la faisant déclarer au roi ou à la justice. L'ordre des empires le veut : la loi éternelle l'ordonne : si Calvin en ignorait les règles sévères, pourquoi prenait-il le titre de Réformateur ? Il était François, et faisait semblant de conserver dans Genève les sentiments d'un bon citoyen et d'un bon sujet (1), Quand donc il l'en faudrait croire, et se persuader sur sa parole qu'il a fait véritablement tout ce qu'il raconte après que le coup a failli, toujours de son aveu propre il demeurera impliqué dans le crime, puisqu'il l'a su sans le révéler. Lorsqu'on sait un complot d'assassinat, on n'en est pas quitte pour l'improuver : il faut avertir celui qui est en péril ; et en matière d'Etat il faut du moins faire entendre au coupable que s'il ne se désiste d'un si noir dessein contre son roi et sa patrie, on en avertira le magistrat ; autrement on y participe : et voilà le chef de la Réforme, quoi qu'en dise M. Basnage, complice manifestement selon la loi éternelle du crime des conjurés.

Il l'a été beaucoup davantage des guerres civiles. Que diriez-vous d'un docteur, si écrivant à un chef de rebelles ou de voleurs, qui se glorifierait d'être son disciple, au lieu de lui faire sentir l'horreur de son crime, il lui prescrivait seulement comme à un homme autorisé par le public les lois d'une milice légitime ? C'est précisément ce qu'a fait Calvin. J'ai rapporté une lettre qu'il écrit au baron des Adrets (2), le plus ardent et le plus cruel de tous les chefs de la Réforme. Dans cette lettre il ne blâme que les violences, la déprédation des reliquaires et les autres choses de cette nature faites « sans l'autorité publique. » Mais il se garde bien de lui dire que le titre même du commandement qu'il usurpait, était

 

1 Ve Avert., n. 64. — 2 Var., liv. X, n. 35.

 

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destitué de cette autorité : par conséquent que la guerre entreprise de cette sorte était, non-seulement dans ses excès, mais encore dans son fond une révolte, un attentat et en un mot un brigandage plutôt qu'une guerre légitime. Au lieu de lui reprocher son impiété à tourner ses armes infidèles contre sa patrie et contre son prince, il se contente de lui dire, comme saint Jean faisait aux soldats légitimement enrôlés sous les étendards publics : « Ne faites point de violence, et contentez-vous de votre paye (1). » Les catholiques et les protestants concluent d'un commun accord de cette décision de saint Jean, avec saint Augustin et les autres Pères, que la guerre sous un légitime souverain est permise, puisque saint Jean n'en reprenant que les excès, il s'ensuit qu'il en approuve le fond. Mais par la même raison on démontre manifestement à Calvin qu'il autorisait la guerre civile. M. Basnage répond premièrement, « qu'on ne dit pas toujours tout dans une lettre (2) » et que Calvin avait assez expliqué ailleurs (3) « qu'il fallait obéir aux rois lors même qu'ils étaient méchants et indignes de porter le sceptre. » Le ministre voudrait nous donner le change. La question n'était pas s'il fallait obéir aux mauvais rois. La Réforme ne prenait pas pour prétexte de sa révolte leur injustice en général, mais en particulier la seule persécution : c'était donc contre cette erreur que Calvin la devait munir pour lui ôter les armes des mains, et il fallait lui montrer qu'à l'exemple de l'ancienne Eglise, on doit obéir même aux princes persécuteurs. C'est ce que devait faire un réformateur : mais c'est de quoi Calvin ne dit pas un mot dans le passage allégué par notre ministre ; et s'il eût eu ce sentiment dans le cœur, il le fallait expliquer en écrivant à un chef de la révolte; car c'est le cas d'appliquer les grandes maximes au fait particulier, et d'instruire à fond de ses devoirs celui qu'on entreprend d'enseigner.

Mais M. Basnage répond en second lieu « que c'était assez entreprendre contre le baron des Adrets, que de vouloir d'abord réprimer sa fureur : on n'obtient rien, poursuit-il, quand on demande beaucoup (4). » Je vous entends, M. Basnage : en effet c'est

 

1 Luc., III, 14. — 2 Ibid., 516. — 3 Calv., Inst., lib. IV, cap. XX, art. 25. — 4 Ibid.

 

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trop demander à la Réforme que de lui prescrire « de poser les armes » qu'elle a prises contre sa patrie. Mais si Calvin n'eût rien obtenu, si ses disciples avaient persisté contre son avis dans une guerre criminelle , la protestation qu'il eût faite contre leur infidélité eût servi de témoignage à son innocence. Je crois ici que M. Basnage se moque en son cœur de notre simplicité, de demander à Calvin de semblables déclarations. Ce n'est pas le style des ministres ; nous trouvons bien dans Bèze les protestations qu'ils firent contre la paix d'Orléans, « afin que la postérité fût avertie comme ils s'étaient portés dans cette affaire (1). » Mais des protestations contre la guerre civile, on n'en trouve point dans leur histoire : ce n'était pas là leur esprit, ni celui de la Réforme.

        M. Basnage ose soutenir cette protestation des ministres ; mais la raison qu'il en rend est admirable. « Les ministres, dit-il, avaient raison de s'opposer à ce traité, puisque le prince voulait les sacrifier à sa grandeur (2). » Sans doute, il valait bien mieux que les ministres le sacrifiassent à leurs intérêts avec toute la noblesse et le peuple qui le suivait et que toute la France fût en sang, plutôt que de blesser la délicatesse de ces docteurs qui voulaient être les maîtres de tout. L'aveu au moins est sincère. « Mais, poursuit M. Basnage, leurs demandes étaient justes dans le fond, puisqu'ils souhaitaient seulement qu'on observât un édit qu'on leur avait donné : il ne s'agissait pas de décider si la guerre était juste ou non. » Quelle erreur de prêcher la guerre, sans avoir auparavant décidé qu'elle était juste! M. Basnage se moque-t-il d'alléguer de telles raisons ? Mais les ministres « ne songeaient, continue-t-il, qu'à pourvoir à la sûreté de leurs troupeaux. » Nous avons fait voir ailleurs (3) que le prince y avait pourvu, et que toute la question n'était que du plus au moins ; mais en quelque façon qu'on le prenne, c'était donc un point résolu par le sentiment des ministres que la guerre était légitime, puisqu'à quelque prix que ce fût et aux dépens du sang de tous les François, ils voulaient qu'on la continuât.

 

1 Hist., tom. II, liv. VI, 282; Var., liv. X, n. 47. — 2 Ibid., p. 520. — 3  Var., liv. X, n. 47.

 

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Voyons maintenant les raisons par lesquelles notre auteur ose soutenir que cette guerre était juste : il se réduit à trois principales : la première, « qu'il s'agissait de la punition du massacre de Vassi commis par le duc de Guise, laquelle la reine avec son conseil avait solennellement promise, malgré les oppositions du roi de Navarre et du cardinal de Ferrare ; et qu'ainsi les protes-tans avaient droit de la demander, et de se plaindre si on ne la faisait pas (1). » La seconde raison de M. Basnage, « c'est qu'on ne s'unissait que pour un édit que les parlements de France et les Etats avaient vérifié (2). » La troisième, qui paraît la plus vraisemblable, c'est que le prince, sous la conduite duquel la Réforme se réunit, agissait par les ordres de la reine régente : c'était donc lui qui était muni de l'autorité publique, et il ne regardait le duc de Guise, qui était le chef du parti contraire, que comme un particulier contre lequel on avait droit de s'élever comme contre un ennemi de l'Etat (3). Au reste M. Basnage déclare d'abord « qu'il ne prétend pas traiter cette matière épuisée par d'autres auteurs, et qu'il touchera seulement les réflexions que M. de Meaux a faites. » Mais c'est justement ce qu'il oublie. Sur le prétendu « massacre de Vassi, » ma principale remarque a été que « ce n'était pas une entreprise préméditée, » ce que j'établis en un mot (4), mais d'une manière invincible, par le consentement unanime des historiens non suspects. Ma preuve est si convaincante , que M. Burnet s'y est rendu. Je lui avais fait le reproche « d'avoir pris le désordre de Vassi pour une entreprise préméditée (5), » et voici comme il y répond : « Il m'accuse (M. de Meaux) de m'être mépris sur le but du massacre de Vassi. Mais il n'y a rien dans l'anglais qui marque que j’aie cru que ce fût un dessein formé, et je ne suis responsable que de l'anglais (6). » Je n'en sais rien, puisqu'il a donné à la version française une approbation si authentique. Quoi qu'il en soit, je le prends au mot, et je le loue de désavouer de bonne foi ce qu'il dit que son traducteur avait ajouté du sien. M. Basnage n'a qu'à l'imiter ; puisqu'il le comble de tant de louanges, en lui dédiant sa réponse, il ne doit pas avoir honte de suivre son exemple.

 

1 P. 519. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 517, 518. — 3 Var., liv. X ,  n. 42. — 4 Var. ibid. — 5 Crit. de l’Hist. des Variat., n. 11, p. 33.

 

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        Qu'il avoue donc de bonne foi que ce qu'on appelle le massacre de Vassi, ne fut qu'une rencontre fortuite, et que c'est un fait avéré par l'histoire de M. de Thou et par celle de la Popelinière, auteurs non suspects : qu'il ajoute sur la foi des mêmes auteurs que le duc de Guise fit ce qu'il put pour empêcher le désordre , et qu'ainsi c'était à la Réforme une manifeste injustice d'exiger par tant de clameurs et ensuite par une guerre déclarée, que sans connaissance de cause et sur la seule accusation de ses ennemis on le punît d'un crime dont il était innocent. Mais après tout, quand le duc de Guise serait aussi criminel que les protestants le publiaient, le faible du raisonnement de M. Basnage n'en est pas moins clair, puisque même en lui accordant tout ce qu'il demande on voit qu'il ne conclut rien, et qu'enfin tout ce qu'il conclut, c'est « que la reine avec son conseil ayant promis la punition » de ce prétendu massacre , « les protestants avaient droit de la demander, et de se plaindre si on ne la faisait. » Mais « qu'ils eussent droit de la demander » par la force ouverte et par une guerre déclarée, « ou de se plaindre » les armes à la main : c'est précisément de quoi il s'agit : c'est ce qu'il fallait établir pour justifier la Réforme ; mais M. Basnage lui-même ne l'a osé dire : il a senti la loi éternelle qui lui criait dans sa conscience qu'on renverse l'ordre du monde, lorsque des sujets entreprennent de se faire justice à eux-mêmes contre les plus criminels , et à plus forte raison contre un innocent.

La même raison détruit encore le vain prétexte tiré des édits. Car sans se tourmenter vainement l'esprit par la discussion des faits, dans une occasion où l'on s'accusait mutuellement d'avoir manqué à la foi donnée : la règle invariable de la vérité décide que les sujets doivent conserver les édits qu'on leur accorde par les mêmes voies dont ils ont dû se servir pour les mériter, c'est-à-dire par d'humbles supplications et de fidèles services. Ainsi de quelque contravention qu'on ait à se plaindre, cette règle de la vérité et de l'ordre public revient toujours : Qu'on ne se doit pas faire justice à soi-même : Que les sujets n'ont point de force contre la puissance publique, et que le glaive n'est donné qu'aux souverains. Nos ancêtres les martyrs n'ont pas fait la guerre à

 

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Sévère et à Valérien, pour rappeler en usage les favorables édits d'Adrien et de Marc-Aurèle ; ni à Julien l'Apostat, en faveur de ceux de Galère et de Maximin, de Constantin et de Constance. Le bel ordre dans un Etat, si toutes les plaintes de contravention aux libertés et aux droits de chaque corps se tournoient en guerre civile ! Mais quel prodige d'égarement de s'imaginer qu'en donnant des privilèges, le prince donne le droit d'armer contre lui, partage son autorité et se dégrade lui-même : ou que les grâces qu'il accordera en faveur d'une religion contraire à la sienne , soient plus inviolables et plus sacrées que les autres ! Que si l'on nie que ces édits fussent des grâces, c'était donc de deux choses l'une : ou un effet de la violence faite au souverain, ce qui est un attentat manifeste ; ou un droit également acquis et une justice due à toutes les sectes, ce qui est une prétention trop nouvelle, encore même parmi les protestants, pour faire une loi.

Il n'y a donc plus aucune ressource pour la Réforme si souvent rebelle que de dire qu'elle a armé par l'autorité publique, et d'en revenir à ces ordres secrets donnés par la reine au chef du parti. Mais d'abord il est manifeste que cette excuse n'est bonne en tout cas que pour les premières guerres commencées durant la régence de Catherine de Médicis. Car ce n'est qu'en cette occasion qu'on peut alléguer de tels ordres , et il n'y en a pas même le moindre vestige dans les guerres qui ont suivi depuis Charles IX jusqu'à Louis XIII de triomphante mémoire. Quelle misérable défaite, qui dans la vaste étendue qu'ont occupée ces guerres civiles, ne trouve à justifier qu'une seule année, puisque la première guerre ne dura pas davantage ? Mais après tout, que peut-on conclure de ces lettres de la reine ? J'y ai donné deux réponses ' : la première entièrement décisive, « que la reine qui appelait en secret le prince de Condé au secours du roi son fils, n'en avait pas le pouvoir, puisqu'on est d'accord que la régence lui avait été déférée à condition de ne rien faire de conséquence que dans le conseil, avec la participation et de l'avis d'Antoine de Bourbon roi de Navarre, comme premier prince du sang et lieutenant général du roi dans toutes ses provinces et dans toutes ses armées durant sa minorité. » C’est

 

1 Var., liv. X, n. 45.

 

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ce que portait l'acte de tutelle arrêté dans les Etats généraux : le fait est constant par l'histoire (1). Cette réponse ferme la bouche aux protestants : aussi M. Basnage, qui avait promis « de répondre à mes réflexions, » demeure muet à celle-ci, comme il fait dans tout son ouvrage à celles qui sont les plus décisives : on appelle cela répondre à l'Histoire des Variations, comme si répondre était faire un livre et lui donner un vain titre.

Le ministre, qui passe sous silence un endroit si essentiel de ma réponse, en touche un autre, mais pour le corrompre : «M. de Meaux soutient que le duc de Guise ne faisait rien que par l'ordre du roi (2). » Il  m'impose : il n'était pas même question des ordres du roi, qui était mineur et qui avait à peine douze ans : je parle du roi de Navarre, et je dis, ce qui est certain , que le duc de Guise « ne fit rien que par les ordres du roi (3, » comme il devait : le ministre, qui n'a rien à dire à une réponse si précise, change mes paroles : est-ce là répondre ou se moquer et insulter à la foi publique? Il poursuit : « Maimbourg ne chicane point, et il avoué que la reine écrivit coup sur coup quatre lettres extrêmement fortes, où elle conjure le prince de Condé de conserver la mère, les enfants et le royaume en dépit de ceux qui voulaient tout perdre (4). » On dirait, à entendre le ministre, que je dissimule ces lettres ; mais j'en rapporte tous les termes qu'il a relevés , et je reconnais que la reine les écrivit pour prier ce prince « de vouloir bien conserver la mère et les enfants et tout le royaume contre ceux qui voulaient tout perdre (5). » Est-ce chicaner sur ces lettres que de les rapporter de si bonne foi? Mais j'ajoute ce que vous taisez, M. Basnage : que la reine, qui écrivait en ces termes, et qui semblait vouloir se livrer avec le roi et ses enfants au chef d'un parti rebelle et aux huguenots, n'en avait pas le pouvoir : répondez , si vous pouvez; et si vous ne pouvez pas, comme vous l'avouez assez par votre silence, cessez de tromper le monde par une vaine apparence de réponse.

J'avais fait une autre remarque qui n'était pas moins décisive : que « ces sentiments de la reine ne durèrent qu'un moment : qu'après

 

1 Thuan., tom. I, lib. XXVI. 719, edit. 1606. — 2 Basn., ibid., 517. — 3 Var., liv. X, n. 45. — 4 Basn., p. 518. — 5 Var., ibid.

 

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qu'elle se fut rassurée, elle rentra de bonne foi dans les sentiments du roi de Navarre, et qu'elle fit ce qu'elle put par de continuelles négociations avec le prince de Condé, pour le ramener à son devoir. » Tous ces faits, que j'avais rapportés dans l'Histoire des Variations (1), sont incontestables, et en effet ne sont pas contétés par M. Basnage. J'ajoute encore dans le même endroit que la reine écrivit ces lettres « en secret par ses émissaires , de peur qu'en favorisant la nouvelle religion , elle ne perdît l'amitié des grands et du peuple, et qu'on ne lui ôtât enfin la régence. » Ce sont les propres termes de M. de Thou : et voilà ce qui fit prendre de meilleurs conseils à cette princesse, que son ambition avait jetée d'abord dans des conseils désespérés. M. Basnage n'a rien à répondre, sinon a que la reine changea, parce qu'elle se vit opprimée par les Guises qu'il fallut flatter (2). » Il dissimule que tout se faisait par les ordres du roi de Navarre, selon l'acte de tutelle autorisé par les Etats ; et qu'à la réserve du prince de Coudé et de l'amiral, ce roi avait avec lui les autres princes du sang, les grands du royaume, le connétable et les principaux officiers de la couronne , la ville et le parlement de Paris, les parlements, les provinces et en un mot toutes les forces de l'Etat : M. Basnage oublie tout cela, et il appelle oppression les ordres publics : tout cela étaient les rebelles « et les ennemis de l'Etat : » et le prince de Condé fut le seul fidèle, à cause qu'il avait pour lui les huguenots seuls, et qu'il était à leur tète. Peut-on s'aveugler soi-même jusqu'à cet excès, sans être frappé de l'esprit d'étourdissement?

Si l'on se souvient maintenant de ce qu'entreprit peu de temps après et dans les secondes guerres « ce parti fidèle » et si obéissant à la reine, on sera bien plus étonné. Il appela l'étranger au sein du royaume : il livra le Havre-de-Grace, c'est-à-dire la clef du royaume aux Anglais anciens ennemis de l'Etat, et les consola de la perte de Calais et de Boulogne. Il n'y avait point là de lettres de la régente : elle fut contrainte de prendre la fuite avec le roi devant « ce parti fidèle : » on les attaqua dans le chemin au milieu de ce redoutable bataillon de Suisses : il fallut fuir pendant la nuit,

 

1 Var., ibid., Thuan., tom. II, lib. XXIX. — 2 Ibid., 518.

 

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et achever le voyage avec les terreurs qu'on sait : cependant ceux qui poursuivaient le roi et la reine sans garder aucune mesure, étaient les fidèles sujets ; et ceux qui les gardaient étaient les rebelles.

M. Basnage , qui se tait à tous ces excès, croit excuser la Réforme en nous alléguant en tout cas d'autres rébellions : il n'a que de tels exemples pour se soutenir ; mais toutes les rébellions sont faibles à comparaison de celles de la Réforme : les rois, pour ne pas ici répéter le reste, s'y sont vus assiégés dans leurs palais, comme François II à Amboise, et au milieu de leurs gardes, comme Charles IX dans la fuite de Meaux à Paris : quelle rébellion poussa jamais plus loin son audace? Oubliera-t-on cette réponse de Montbrun à une lettre où Henri III lui parlait naturellement avec l'autorité convenable à un roi envers son sujet? Que lui répondit ce fier réformé : « Quoi, dit-il, le roi m'écrit comme roi, et comme si je le devais reconnaître? Je veux bien qu'il sache que cela serait bon en temps de paix, et que lors je le reconnaîtrais pour tel ; mais en temps de guerre , qu'on a le bras armé et le cul sur la selle, tout le monde est compagnon (1). » C'est l'esprit qui régnait dans le parti ; et je ne finirais jamais, si je commençais à raconter les paroles et, ce qui est pis, les actions insolentes des héros de la Réforme.

Si l’on se sont là des rébellions et des félonies manifestes, je n'en connais plus dans les histoires. Encore pour les autres révoltes on en rougit; mais pour celles-ci on les soutient, on les loue, on les imite : il le faut bien, puisqu'elles ont été faites par religion et autorisées par les synodes.

M. Basnage ose le nier, et nous avons déjà dit que par là il se réfute lui-même. Car si ces conjurations et ces guerres sont légitimes , pourquoi en rougir, et n'oser y faire entrer les synodes ? Mais c'est que l'iniquité se dément toujours elle-même : ces révoltes couvrent de honte ceux qui les soutiennent : ce sont de bonnes actions, disent les ministres, mais que chacun serait plus aise de n'avoir point faites, et dont on voudrait du moins pouvoir laver les synodes.

 

1 Brant., L. Lab., Addit. aux Mém. de Casteln., tom. II, p. 643.

 

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Le ministre le tente vainement, et il est encore plus faible et plus faux dans cet endroit de sa Réponse que dans tous les autres : on le va voir. La pièce la plus décisive contre la Réforme est un décret du synode national de Lyon en 1563 dès l'origine des guerres. Nous en avons produit deux articles, que malgré leur ennuyeuse longueur je ne craindrai pas de remettre encore devant les yeux du lecteur. Car il faut une fois confondre ces infidèles écrivains, qui osent nier les faits les plus constants. J'ai donc produit deux articles de ce synode : le XXXVIIIe, où il est écrit « qu'un ministre de Limosin, qui autrement s'était bien porté, a écrit à la reine-mère qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, jaçoit qu'il y ait consenti et contribué : item, qu'il promettait de ne plus prêcher, jusqu'à ce que le roi le lui permettrait. Depuis connaissant sa faute , il en a fait confession publique devant tout le peuple; et un jour de Cène en la présence de tous les ministres du pays et de tous les fidèles : on demande s'il peut rentrer dans sa charge ? On est d'avis que cela suffit : toutefois il écrira à celui qui l'a fait tenter, pour lui faire connaître sa pénitence : et le priera-t-on qu'on le fasse entendre à la reine, et là où il adviendrait que le scandale en arrivât à son église : et sera en la prudence du synode de Limosin de le changer de lieu (1). »

L'autre article du même synode, qui est le XLVIIIe , n'est pas moins exprès : « Un abbé venu, dit-on, à la connaissance de l'Evangile, a brûlé ses titres, et n'a pas permis depuis six ans qu'on ait chanté messe en l'abbaye : ains s'est toujours porté fidèlement, et a porté les armes pour maintenir l'Evangile : il doit être reçu à la Cène : » conclut tout le synode national.

Voilà qui est clair : il n'y faut point de notes, ni de commentaire : c'est le décret d'un synode national, qu'on a en forme authentique avec tous les autres; c'est l'acte d'un de ces synodes où, selon la discipline de nos réformés, se fait la suprême et finale résolution tant au dogme qu'en la discipline ; et il n'y a rien au-dessus dans la Réforme : tout y enseigne, tout y autorise, tout y respire la guerre et la désobéissance : que fera ici M. Basnage? Ce que font les avocats des causes déplorées : ce que lui-même il

 

1 Var., liv. X, n. 36; Ve Avert., n. 10.

 

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fait partout dans sa Réponse, comme on a vu et comme on verra dans toute la suite. C'est de passer sous silence ce qui ne souffre aucune réplique, et si on trouve un petit mot par où l'on puisse embrouiller la matière, de s'y accrocher par une basse chicane. L'article de l'abbé est d'une nature à ne point souffrir de repartie : les circonstances du fait sont trop bien marquées : c'est un abbé huguenot, qui garde six ans son abbaye sans en acquitter aucune charge, ni faire dire aucune partie de l'office ; les revenus l'accommodaient, et c'est assez pour garder le bénéfice : ce qui l'excuse envers la Réforme, c'est qu'il a brûlé tous les titres pour abolir la mémoire de l'intention des fondateurs, et toutes les marques de la Papauté dans son abbaye. Car au reste un homme de main comme lui n'avait besoin que de la force pour se maintenir dans la possession : et un abbé de cette trempe , « qui sait se porter fidèlement et prendre les armes pour l'évangile, » n'a que faire de titre. Voilà au moins le cas bien posé : la cause de la guerre bien expliquée : l'abbaye en très-bonnes mains : on reçoit l'abbé à la Cène, et la guerre qu'il fait à son roi et à sa patrie lui en ouvre les entrées. Il n'y a ici qu'à se taire, comme fait M. Basnage.

Personne ne peut douter que l'article du même synode sur le ministre de Limosin ne soit de même esprit et de même sens : mais parce qu'il y est parlé du déni que fait le ministre d'avoir consenti au port des armes «jaçoit qu'il y eût consenti et contribué , » et de la promesse qu'il fait de ne prêcher plus sans la permission du roi, M. Basnage s'attache à ces derniers points : « Il suffit, dit-il, de savoir lire pour voir que la censure tombe sur deux choses : la première, que le ministre avait proféré un mensonge public en écrivant à la reine qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, quoiqu'il y eût consenti et contribué ; et la seconde, parce qu'il abandonnait son ministère. Il ne s'agissait donc pas de la repentance de ce ministre, et encore moins d'une décision en faveur de la guerre (1). » Quoi! le ministre n'est pas loué « de s'être bien porté d'ailleurs, et d'avoir contribué » comme les autres au port des armes? Ce n'est pas là tout l'air du décret,

 

1 Basn., liv. II, art. 6, p. 518; et Jurieu.

 

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et cet homme n'est pas continué dans le ministère, encore qu'il ait « consenti et contribué » à la guerre, en sorte que « tout le scandale » qu'il a donné à l'Eglise, c'est d'avoir eu honte de sa révolte et d'avoir promis sur ce fondement de ne prêcher plus ? J'en appelle à la conscience des sages lecteurs. Car aussi pourquoi le synode aurait-il refusé à ce ministre la louange de consentir à la guerre, puisqu'on a bien loué l'abbé de l'avoir faite lui-même? Et quand nous voudrions nous attacher à ce que M. Basnage reconnaît pour la seule cause de la censure : si la guerre contre sa patrie et contre son roi était réputée dans le synode un fait honteux et reniable, comme on parle, serait-ce un si grand scandale de le désavouer ? Si contribuer à la révolte en y animant les peuples eût été réputé un attentat contre son roi et sa patrie , quelle honte y aurait-il eu d'abandonner le ministère dont on aurait abusé ? N'eût-il pas fallu se souvenir de cette parole du Saint-Esprit : « Dieu a dit au pécheur : Pourquoi annonces-tu ma justice , et portes-tu mon alliance dans ta bouche ? Tu as haï la discipline, et tu as rejeté ma parole loin de toi : tu t'es joint avec les voleurs (1) : » ou ce qui n'est pas moins impie, tu as augmenté le nombre des rebelles, et tu as allumé dans ta patrie le flambeau de la guerre civile : « Ta bouche a abondé en malice, et ta langue a été adroite à forger des fraudes, » pour engager dans la révolte ceux qui écoutaient tes discours. Quoi de plus juste en cet état que d'abdiquer le ministère dont on aurait abusé contre son prince, et du moins de ne le reprendre qu'avec sa permission ? Mais ce qui ferait l'édification d'une vraie Eglise, fait un scandale dans la Réforme : il faut que toutes les églises du parti, il faut que la reine même sache qu'on se repent d'avoir eu la guerre civile en horreur, et il ne reste que ce moyen-là d'être maintenu dans le ministère. Voilà comme M. Basnage sauve son église et le synode national de Lyon. M. Jurieu est plus sincère : il a tâché comme les autres de déguiser autant qu'il a pu le fait des guerres civiles : lorsqu'il a vu qu'on savait le décret du synode national, il a reconnu la vérité ; mais aussi en même temps il a repris son audace, qu'il n'avait quittée que pour un moment : « Et, dit-il, M. de

 

1 Psal. XLIX, 16-18.

 

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Meaux doit savoir que nous ne nous faisons pas une honte de ces décisions de nos synodes (1). » Voilà deux ministres bien opposés : l'un accorde ce que l'autre nie : l'un est contraint d'avouer que le synode approuve la prise des armes, et soutient qu'il a eu raison de le faire : l'autre, qui ne s'est pas encore durci le front jusqu'à croire que les synodes doivent autoriser de tels excès, ne se sauve qu'en niant un fait constant : mais la Réforme demeure toujours également confondue, soit qu'elle craigne d'avouer ce fait honteux, ou qu'elle ait l'audace de le soutenir.

La question est terminée par ces seuls décrets d'un synode si solennel, et si suivi dans tout le parti. Mais j'ai encore d'autres synodes à produire, et ce sont ceux des vaudois calvinisés, en l'an 1560.

C'est ici que M. Basnage semble triompher, puisqu'il se vante d'avoir prouvé que je cite faux, et voici comment : « On tâche, dit-il, en passant d'Allemagne dans les vallées de Piémont, d'y trouver quelque ombre de rébellion (2). » Que le lecteur attentif prenne garde à ces paroles : « On tâche, » c'est de moi qu'il parle, « de trouver dans les vallées quelque ombre de rébellion; » il n'y a donc eu dans ces vallées selon le ministre, ni aucun attentat contre le prince, ni pas même une ombre de rébellion. D'où viennent donc tant de sièges, tant de combats, et tant de sang répandu? Mais sans encore entrer dans ce détail, que M. de Thou et la Popelinière racontent si amplement, que répondra-t-on au traité transcrit de mot à mot par ces historiens, dont voici le commencement : « Capitulation et articles dernièrement accordés entre M. de Raconis de la part de Son Altesse, et ceux des vallées de Piémont, appelés vaudois. » Il en rapporte les paroles et conclut ainsi : « Que l'on expédiera lettres-patentes de Son Altesse, par lesquelles il constatera qu'il fait rémission et pardon à ceux des vallées d'Angrogne, » et des autres qu'il nomme toutes, « tant pour avoir pris les armes contre Son Altesse, que contre les seigneurs et gentilshommes particuliers (à qui ces lieux appartenaient), lesquels il reçoit et tient en sa sauvegarde particulière (3). » Voilà, ce me

 

1 Jur., lett. IX. — 2 Basn., II part., chap. VI , p. 410. — 3 La Pop., tom. I, liv. VII, fol. 253.

 

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semble, toutes les vallées spécifiées avec assez de soin, qui toutes ensemble demandent pardon d'avoir pris les armes contre leurs seigneurs et contre leur prince souverain. Cependant à entendre notre ministre, il n'y a pas même eu parmi les vaudois « une ombre de rébellion ; » et c'est en vain que M. de Meaux tâche d'y en trouver le moindre vestige. Ce traité, que j'ai tiré de la Pope-linière est raconté en un mot, mais toujours dans le même sens par M. de Thou, puisqu'il dit « qu'on fit un traité d'amnistie par lequel le prince pardonnait à ses sujets des vallées tout ce qui s'était passé dans les guerres (1). » Cependant M. Basnage m'insulte comme si j'avais faussement cité ces deux auteurs.

Je rapporterai ses paroles, afin qu'on voie une fois ce qu'il faut croire de son jugement et de sa sincérité : « Les vaudois, dit M. de Meaux, avaient enseigné tout nouvellement cette doctrine (qu'on pouvait armer contre son prince) ; et la guerre fut entreprise dans les vallées contre les ducs de Savoie, qui en étaient les souverains (2). » Je reconnais mes paroles, et il est vrai que je donne pour garants M. de Thou et la Popelinière, deux historiens non suspects. Ecoutons sur cela M. Basnage : « On cite M. de Thou pour le prouver, mais il dit précisément le contraire de ce que M. de Meaux lui fait dire. Il est vrai, poursuit M. Basnage (3), que les ministres permirent aux vaudois de repousser la violence de quelques soldats qui s'attroupaient pour les piller. Car il est permis de s'armer contre des voleurs. Mais quand les armées du duc de Savoie commandées par un chef s'approchèrent, M. de Thou dit qu'on délibéra s'il était permis de prendre les armes contre son prince pour la défense de la religion, et que les syndics et les pasteurs des vallées décidèrent que cette défense n'était point permise : qu'il fallait se retirer sur les montagnes, et se reposer sur la bonté de Dieu qui n'abandonnerait pas ses enfants : » et il remarque comme une espèce de prodige » qu'après cette décision il n'y en eut pas un seul qui ne quittât ses maisons et ses biens au lieu de les défendre. » Ainsi conclut le ministre, « On ne peut parler d'une manière plus contraire à M. de Meaux. » Il est vrai, si ces belles résolutions avaient duré. Mais le ministre déguise d'une étrange

 

1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 18. — 2 Basil., ibid. — 3 Ibid.

 

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sorte ce qu'ajoute M. de Thou. « Il ajoute, dit M. Basnage, que dans la suite quelques ministres varièrent, s'imaginant qu'on pouvait se défendre, parce qu'il ne s'agissait point de la religion mais de la conservation de ses femmes et de ses enfants, qui allaient être immolez à la violence des persécuteurs : et que d'ailleurs on ne faisait pas la guerre à son souverain, mais au Pape qui était l'auteur de cette violence. Mais, continue M. Basnage, ces raisons, qui étaient soutenues par les mouvements de la nature, ne furent point suivies, et on demeura ferme dans la première décision. La Popelinière rapporte précisément la même chose que M. de Thou : et ces deux historiens font voir que M. de Meaux est souverainement injuste dans ses accusations. »

Où me cacherai-je, si j'ai falsifié si honteusement les deux historiens que je produis? Mais aussi que répondra M. Basnage, si c'est lui qui les a tronqués? La chose n'est pas douteuse, puisqu'il ne fallait que continuer un moment la lecture de M. de Thou, pour y trouver, trois pages après, « que les pasteurs d'Angrogne changèrent d'avis, et résolurent d'un commun consentement qu'on défendrait dorénavant la religion parles armes (1). »

Après une si honteuse dissimulation de M. Basnage, où un passage si clair est entièrement retranché de l'histoire de M. de Thou, il n'y aura plus que les aveugles qui ne verront pas que les ministres, lorsqu'ils nous répondent, ne songent qu'à faire dire qu'ils ont répondu et entretenir la réputation du parti, sans au reste se mettre en peine de répliquer rien de sincère ni de sérieux. Ne laissons pas de faire voir à M. Basnage la conduite des nouveaux martyrs dont il nous vante la constance. M. de Thou lui apprendra que cette courageuse résolution « de tout perdre jusqu'à sa vie ?, » plutôt que de résister à son souverain, ne dura que peu de jours, puisqu'un peu après l'armée du duc de Savoie s'étant avancée sous la conduite du comte de la Trinité, les habitants prirent les armes qu'ils avaient auparavant rejetées : qu'ils combattirent jusqu'à la nuit, résolus de maintenir leur religion jusqu'au dernier soupir : qu'ils envoyèrent demander secours à ceux de Pérouse, et même à ceux de Pragelas dans le royaume

 

1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 15. — 2 Ibid., p. 12.

 

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de France : que le comte de la Trinité craignant de les pousser au désespoir, les porta à entrer en quelque accommodement : qu'ils présentèrent une requête au prince, où ils lui promettaient une prompte et inviolable fidélité, et lui demandaient pardon pour ceux qui avaient pris les armes par une extrême nécessité et comme par désespoir, le suppliant de leur laisser la liberté de leurs consciences (1) : que les députés n'ayant rapporté de la part du duc que des ordres qui parurent trop rigoureux à ceux de Luserne et de Bobio, ils écrivirent à Pragelas et aux autres vallées du royaume de France, pour leur  demander conseil et secours (2) : qu'il se fit un traité entre eux de s'entre-secourir mutuellement, sans jamais pouvoir traiter d'accommodement les uns sans les autres : que les habitants enflés du succès de ce traité, résolurent de refuser les conditions imposées par le duc, et désavouèrent leurs députés qui les avaient accordées : que pour confirmer l'alliance par quelque entreprise mémorable, « ils pillèrent les vallées voisines, » et sous prétexte d'aller entendre le sermon dans une église, « en renversèrent les autels et les images ; » qu'un corps de troupes du duc, qui venaient exécuter le traité que les députés des vallées avaient conclu, trouvèrent au lieu de la paix qu'ils attendaient, « tous les habitants armés, » qui les poussèrent jusque dans la citadelle, où ils les contraignirent de se rendre à discrétion ; et qu'enfin le comte de la Trinité étant venu à Luserne avec son armée et ayant mis garnison dans Saint-Jean, ce fut alors « qu'on changea d'avis, » comme on a vu, « et qu'après avoir conclu qu'on prendrait les armes contre le duc, on confirma l'accord arrêté avec ceux de Pragelas. »

M. Basnage a raison de dire que la Popelinière a raconté précisément la même chose (3). Voilà comme ces deux auteurs « disent positivement le contraire de ce que M. de Meaux en a rapporté. » Les vaudois de l'obéissance de Savoie par le commun avis de leurs pasteurs ont renoncé à la patience et au martyre, dont d'abord ils avaient eu quelque idée : ceux de Pragelas sujets du roi, qui font de telles confédérations avec des étrangers sans la permission de leur prince, ne sont pas moins criminels; et voilà tout

 

1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 13. — 2 Ibid., 14. — 3 Pop., liv. VII.

 

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ce qui restait de vaudois coupables manifestement de la rébellion dont le ministre avait entrepris de les excuser jusqu'à dire qu'on n'en trouva pas même l'ombre parmi eux.

Cependant c'était ici cette réponse dont on me menaçait il y a deux ans, et qui devait me convaincre d'énormes infidélités. Les ministres ne manquent pas de se vanter les uns les autres, et ils éblouissent les simples par cet artifice. M. Jurieu a publié qu'on saurait bien me montrer que j'avais falsifié beaucoup de passages dans l'Histoire des Variations, sans néanmoins en marquer un seul. Dans sa petite critique de trente-six pages, M. Burnet, qui se vante d'avoir détruit toute mon histoire, ajoute « qu'une belle plume, et trop belle à son gré pour la matière où elle s'emploie, » me fera voir mon peu de sincérité ; à la vérité ces Messieurs n'ont pas voulu se charger de cette recherche, et M. Burnet me passe tous les faits que j'ai rapportés sur sa Réforme anglicane et sur son Cranmer, aussi bien que sur ses autres héros (1), sans en contredire aucun : aussi ne le peut-il pas, puisque je les ai pris de lui-même. La gloire de découvrir mes prétendues faussetés dans la conduite variable, dont j'ai convaincu la Réforme, était laissée à M. Basnage, qui répète aussi à toutes les pages que je n'ai rien vu par moi-même : que j'ai suivi en aveugle mes compilateurs, en relisant tout au plus les endroits qu'ils m'avaient marqués, sans considérer tout le reste, et qu'aussi je suis convaincu de faux par tous les auteurs que je produis : mais c'est principalement dans le fait des guerres civiles qu'il prétend m'avoir convaincu de ces honteuses falsifications ; et son frère, qui fait ce qu'il peut dans son Histoire des ouvrages des savants pour lui préparer un théâtre favorable, a remarqué en particulier que c'est sur les guerres de France et d'Allemagne « qu'on accuse M. de Meaux de bien des infidélités (2). » On a vu les principales dont on m'accusait, et on peut juger maintenant de la sincérité de M. Basnage.

Ce ministre trop aisément ébloui par la belle résolution que les vaudois avaient fait paraître, n'a pas voulu passer outre, ni pousser

 

1 Burn., Crit. des Var., n. II, p. 32. — 2 Hist, des ouv. des Sav., mois de déc. 89, janvier et fév. 90, p. 250.

 

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plus loin son récit. La décision des vaudois était en effet plus forte encore que M. Basnage ne nous l'a représentée, puisqu'au lieu de dire simplement que la défense n'était pas permise contre son prince, M. de Thou leur fait dire : Loin qu'on pût défendre sa maison et ses biens, « qu'il n'était pas même permis de défendre sa vie contre son souverain; » mais ces courageuses maximes si promptement démenties par des maximes contraires, ne servent qu'à justifier ce que j'ai dit des variations de la Réforme, qui d'une part a été forcée par la vérité à reconnaître ce qu'on doit au prince et à la patrie, et de l'autre y a renoncé par d'expresses décisions.

On peut voir encore en cette occasion ce qu'on doit attendre de notre ministre sur l'Histoire des albigeois et des vaudois, où il prend le ton de vainqueur d’une manière qui, à ce qu'on dit, a ébloui tout le parti : mais j'espère qu'il faudra bientôt déposer cet air superbe ; et dès à présent on peut voir combien l'Histoire vaudoise est inconnue à cet auteur, en la reprenant dès son origine, puisqu'il en ignore même ce qui s'est passé du temps de nos pères, jusqu'à nous donner les vaudois de ce dernier temps comme des gens où l'on cherche en vain une ombre de rébellion, et leurs Barbes comme des docteurs qui n'ont jamais varié dans une partie si essentielle de la doctrine chrétienne.

Après leur décision qui fut prononcée en 1561, toute la Réforme retentit de décrets semblables, où la domination fut ravilie et la majesté blasphémée. En 1562 « une assemblée » tenue à Paris, où « étaient les principaux de l'église, résolut qu'on prendrait les armes, si la nécessité amenait les églises à ce point (1). » C'est Bèze qui le raconte dans son Histoire ecclésiastique (2). Pour excuser l'église de cet attentat, M. Basnage fait semblant de vouloir douter « si ces principaux de l'église étaient ecclésiastiques, ou plutôt laïques (3). » Sans doute, il y avait beaucoup de laïques, puisque les assemblées de la Réforme les plus ecclésiastiques sont composées d'anciens, c'est-à-dire de purs laïques, plus que de ministres. Mais enfin s'il y eut de l'ordre dans cette assemblée, où

 

1 Var., liv. X, n. 47. — 2 Liv. VI, p. 6. — 3 Tom. I, IIe part., chap. VI, p. 519.

 

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la question proposée regardait la religion et la conscience, les ministres y devaient tenir le premier rang : et sans s'arrêter à ces chicanes de M. Basnage, Castelnau, dont il loue l'histoire, nous apprend qu'au commencement de la guerre civile, « les huguenots firent assembler le synode gênerai en la ville d'Orléans, où il fut délibéré des moyens de faire une armée, d'amasser de l'argent, lever des gens de tous côtés, et enrôler tous ceux qui pourraient porter les armes. Puis ils firent publier jeûnes et prières solennelles par toutes leurs églises, pour éviter les dangers et persécutions qui se présentaient contre eux (1). »

Qu'on dise encore que ce a synode gênerai » n'était pas une assemblée ecclésiastique, ou qu'on n'y approuva pas la prise des armes contre le roi et la patrie. On n'en demeura pas là : il se tint encore un synode à Saint-Jean-d'Angely, où la question étant proposée « s'il était permis par la parole de Dieu de prendre les armes pour la liberté de conscience et pour délivrer le roi et la reine contre ceux qui violaient les édits, et contre les perturbateurs du repos public, il fut décidé qu'on le pouvait (2). » Laissons à part les prétextes qui ne manquent jamais à la révolte, et dont aussi nous avons vu la vanité. Enfin le fait est constant, et un synode résout, « par la parole de Dieu, » que des sujets peuvent armer sans ordre du prince, et se soulever contre lui sous prétexte de le délivrer. Car on voulait le tenir pour captif entre les bras des princes du sang, à qui les Etats généraux l'avaient confié, et dans le sein, pour ainsi parler, de son parlement et de sa ville capitale. C'était là qu'il était captif selon la Réforme, et il eût été entièrement libre entre les mains du prince de Condé et des huguenots. Le synode le décide ainsi, et afin que rien ne manque à l'iniquité, la parole de Dieu y est employée. La même chose fut résolue dans un synode de Saintes, pour raffermir ceux qui doutaient « si cette guerre était licite, attendu que le roi et la reine sa mère ayant l'administration du royaume par les Etats, et le roi de Navarre lieutenant gênerai représentant la personne du roi, tenaient le parti contraire (3). » Voilà du moins le fait bien

 

1 Mém. de Castelnau, liv. III. — 2 Thu., tom. II, lib. XXX, p. 101, an. 1562. — 3 Thu., ibid.; La Pop., liv. VIII, fol. 332.

 

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posé, et on supposait la régente bien revenue de l'erreur où son ambition inquiète l'avait plongée. « Elle tenait le parti contraire, » et demeurait bien unie avec le roi de Navarre, « représentant la personne du roi » par l'autorité des Etats. Mais le prince de Condé son cadet avait lui seul plus d'autorité que tout cela, parce qu'il se disait réformé, et qu'il était le chef du parti : en sorte que ce synode, où il y avait soixante ministres, « résolut par la parole de Dieu (sans laquelle on ne résout rien dans la Réforme) que la guerre n'était pas seulement permise et légitime, mais encore absolument nécessaire : » ce qui fut ainsi décidé, pour , user de leurs propres termes, « toutes objections et doutes bien débattues par tout droit divin et humain. » Voilà, ce me semble, assez de synodes, assez d'assemblées, assez de décrets pour autoriser la guerre civile ; et néanmoins on en vint encore à la résolution du synode national de Lyon, que nous avons rapportée, qui confirma et exécuta toutes les résolutions précédentes, en leur donnant la dernière force qu'elles pouvaient recevoir dans le parti : et après cela je suis un faussaire d'accuser toute la Réforme d'avoir entrepris la guerre civile par principe de religion, et en corps d'église.

Il n'y a encore qu'à se souvenir des décisions de Calvin : il n'y a qu'à rappeler celles de Bèze, qui se glorifie « d'avoir averti de leur devoir, tant en public par ses prédications que par lettres et de parole, tant M. le prince de Condé que M. l'amiral et tous autres seigneurs et gens de toutes qualités, faisant profession de l'Evangile, pour les induire à maintenir par tous moyens à eux possibles l'autorité des édits du roi et l'innocence des pauvres oppressés : et depuis, poursuit ce réformateur, il a toujours continué dans la même volonté,  exhortant toutefois un chacun d'user des armes en la plus grande modestie qu'il est possible, et de chercher après l'honneur de Dieu la paix sur toutes choses, pourvu qu'on ne se laisse décevoir (1). » C'est assez en autorisant la révolte que d'y recommander la modestie, comme si on pouvait être à la fois et modeste et rebelle contre son roi. Les ministres étaient si ardents à prêcher la guerre, que les

 

1 Ci-dessus, n. 20; Var., liv. X, n. 47; Bèze, Hist., liv. VI.

 

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Rochelois résolus au commencement à demeurer dans l'obéissance, furent contraints de chasser Ambroise Faget, dont les prêches séditieux les animaient à prendre les armes. Le fait est constant par Aubigné (1) et par d'autres historiens. Il fallait bannir les ministres, lorsqu'on voulait demeurer dans son devoir; et nous avons vu qu'on ne put conclure la paix après le siège d'Orléans, qu'en excluant les ministres de toutes les délibérations (2). Il ne faut donc plus demander si l'assemblée de Paris, où l'on résolut de prendre les armes, était gouvernée par les ministres ; et la protestation qu'ils publièrent contre cette paix fit bien voir de qui venaient les conseils de la guerre.

Je ne dois pas omettre ici la lettre que la prétendue église de Paris écrivit à la reine Catherine (3), parce qu'elle est d'un style extraordinaire envers une reine, et confirme admirablement tout ce qu'on a vu de l'esprit de la Réforme. Elle fut écrite en 1560, un peu devant la condamnation d'Anne du Bourg : et la lettre porte « que si on attentait plus outre contre lui et les autres chrétiens, il y aurait grand danger de troubles et émotions, et que les hommes pressés par trop grande violence, ne ressemblassent aux eaux d'un étang la chaussée duquel rompue, les eaux n'apportaient par leur impétuosité que ruine et dommage aux terres voisines : non, poursuivaient-ils, que cela avint par ceux qui dessous leur ministère avaient embrassé la réformation de l'évangile ; car elle devait attendre d'eux toute obéissance, mais pour ce qu'il y en avait d'autres en plus grand nombre cent fois, qui connaissant les abus du Pape et ne s'étant encore rangés à la discipline ecclésiastique, ne pourraient souffrir la persécution : de quoi ils avaient bien voulu l'avertir, afin qu'avenant quelque méchef, elle ne pensât icelui procéder d'eux. »

Bèze nous a conservé cette lettre, et on y remarque d'abord deux choses contraires. En apparence on y promettait une obéissance inviolable. Le royaume n'a rien à craindre, disent les ministres, de ceux qui se sont soumis « à leur ministère : » il n'y a que ceux des réformés qui ne se sont pas encore rangés à la discipline, « qui ne pourront souffrir la persécution : » les autres, à

 

1 Liv. III, chap. VI. —  2 Ci-dessus , n. 20, 21. — 3 Bèze, liv. III, p. 227

 

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les ouïr, sont à toute épreuve : voilà parler en sujets, à qui la loi éternelle fait sentir leur devoir. Mais ils ne demeurent pas longtemps sur ce ton soumis : on les aurait crus trop endurants ; et ils ajoutent aussitôt après qu'il y en a beaucoup d'autres parmi eux de qui tout est à craindre, jusqu'aux plus grands excès et jusqu'aux débordements les plus furieux : ainsi ils diront si vous voulez avec saint Paul, pour exagérer leur patience : « Nous sommes comme des brebis destinées à la boucherie (1) : » mais si vous les pressés, ils tiendront bientôt un autre langage, et vous diront hardiment : Ne vous y trompez pas : nous ne sommes pas si brebis ni si patients que vous pourriez croire : il est vrai qu'il y en a parmi nous dont vous n'avez rien à craindre : mais le nombre en est petit : le nombre des emportés est « cent fois plus grand. » Que ne devait-on craindre de cette Réforme? Au lieu que les premiers chrétiens disaient aux empereurs et à tout l'empire, comme on a vu dans le précédent Avertissement (2) : Vous n'avez rien à craindre de nous : ceux- ci écrivent à la reine : Tout est à craindre. Leurs menaces ne furent pas vaines : tôt après on les vit suivies de la conjuration d'Amboise, de la prise universelle des armes, des décrets de trente synodes qui les autorisaient : tout, et peuples et ministres mêmes, et synodes et consistoires, passa aux rangs de ces « âmes indisciplinées » dont on avait menacé la reine : on vit cette prétendue église de Paris, qui promettait selon l'Evangile une soumission à toute épreuve, sonner le tocsin pour animer toutes les autres à la guerre; et les ministres, qui avertis-soient que les peuples comme les eaux d'un étang pourraient enfin rompre leurs digues, furent les premiers à les lever.

Cette seule lettre est capable de pousser à bout les Jurieux, les Burnets, les Basnages, et en un mot tous les écrivains de la Réforme. Car d'un côté la prétendue église de Paris promet une obéissance à toute épreuve et malgré la persécution, ce qu'elle n'aurait pas fait si elle ne s'y fût sentie obligée par la règle de la vérité; de l'autre elle menace le roi en la personne de la reine sa mère, et lui fait en effet la guerre un an ou deux ans après. Que diront donc les ministres? qu'il est permis de prendre les armes

 

1 Rom., VIII, 36. — 2 Ve Avert., n. 13.

 

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contre son roi ? La prétendue église de Paris les confond par ses promesses. Que leur parti est demeuré dans la soumission ? La même prétendue église les dément par ses menaces. Que la Réforme n'a point varié dans ce dogme si essentiel à la tranquillité publique? On voit toutes les variations dont nous l'avons convaincue ramassées dans une seule lettre, où en même temps qu'elle établit la loi de l'obéissance, elle y déroge d'abord par ses discours menaçants, toute prête à l'anéantir par les actions les plus sanguinaires.

M. Basnage entreprend de justifier la Réforme de l'assassinat du duc de Guise, et d'abord il réussit mal pour l'amiral. « On lui fait un crime, dit-il, d'avoir ouï quelquefois parler du dessein d'assassiner le duc de Guise, sans s'y être opposé fortement (1). » Il supprime le principal chef de l'accusation. L'amiral n'est pas seulement convaincu d'avoir « ouï quelquefois parler » de cet assassinat : il avoue lui-même que l'assassin lui a découvert son dessein en partant d'auprès de lui pour l'exécuter : et que loin de l'en détourner, il lui donna de l'argent pour se monter et pour vivre dans l'armée du roi, où il allait le commettre. C'est une complicité manifeste : c'est non-seulement nourrir l'assassin, mais lui fournir des moyens pour exécuter son traître attentat. Bèze nous a conservé la déclaration où se trouve cet aveu formel de l'amiral (2). M. Basnage le tait, parce qu'il n'a rien à y répondre; mais avec tous ses artifices il n'a pu dissimuler deux faits décisifs : l'un que l'amiral a su le crime : l'autre qu'il n'a voulu ni détourner ni découvrir le criminel. C'en est assez pour le condamner selon la loi éternelle, qui met au rang des coupables ceux qui consentent au crime, et ne prennent aucun soin de l'empêcher. L'amiral, dit M. Basnage (3), l'avait fait autrefois : je le veux, quoique je ne le sache que de la bouche de l'amiral même qui s'en vante; mais en tout cas il devait donc continuer à bien faire, et à satisfaire à une loi dont il avait reconnu la force. Mais, ajoute M. Basnage, ce qui l'empêcha de découvrir cet assassinat, c'est que le duc de Guise « avait attenté à sa personne. » C'est l'amiral qui le dit, et le dit seul et le dit sans preuve : je l'ai fait voir dans

 

1 Basn., n. 522. — 2 Bèze, liv. VI; Var., liv. X, n. 54, 55. — 3 Basn., n. 522.

 

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l’ Histoire des Variations (1) : M. Basnage le dissimule, et il croit le crime du duc de Guise sur la seule déposition de son ennemi (2). Ce n'est pas ainsi que je procède, et j'ai convaincu l'amiral par l'aveu de l'amiral même. Mais après tout, et quoi qu'il en soit, la justice chrétienne souffre-t-elle qu'on permette d'attenter sur son ennemi, ni qu'on laisse périr son frère pour qui Jésus-Christ est mort, en lui permettant de courir à la trahison et au meurtre sans seulement se mettre en peine de l'en détourner, pour ne pas dire en lui fournissant de l'argent et du secours? Mais je fais nos prétendus réformés d'une conscience trop délicate sur l'assassinat. On sait assez que d'Andelot ne s'excusa que faiblement du meurtre commis en la personne de Charri : l'amiral son frère n'en fut non plus ému que lui (3) : ces Messieurs voulaient bien qu'on sût qu'il ne faisait pas bon s'attaquer à eux, et que leurs amis ne leur manquaient pas dans le besoin; et le meurtre ne leur était rien, pourvu qu'on ne pût pas les en convaincre dans les formes. Ce ne sont pas là des soupçons, ce sont des assassinats bien avérés dans l'histoire. La prédiction d'Anne du Bourg coûta la vie au président Minard (4) : M. Basnage m'a demandé si j'étais assez crédule pour m'imaginer que Julien l'Apostat ait été tué par un ange. Je pourrais bien à mon tour lui demander s'il « est si crédule » que de croire que du Bourg ait été prophète, ou que quelqu'un des esprits célestes ait tué Minard. La Réforme était toute pleine d'anges semblables. Les deux compagnons du président n'échappèrent à leurs mains que par hasard : mais Julien Freme ne s'en sauva pas : « Il portait, dit Castelnau, des mémoires et papiers pour faire le procès à plusieurs grands protestants et partisans de cette cause (5). » Il en mourut : les anges de la Réforme ne manquèrent pas leur coup à cette fois, et l'envoyèrent avec le président Minard.

Je me suis senti obligé à remarquer ces assassinats dans l’Histoire des Variations, et je suis encore contraint de les répéter : si la Réforme s'en fâche, je veux bien m'en taire à jamais, pourvu enfin qu'elle cesse de nous tant vanter ses héros et sa feinte douceur. M. Basnage nous veut faire accroire que tous ces meurtres

 

1 Var., ibid. — 2 Basa., ibid. — 3  Brant., Le  Lab., addit., lib. I, tom. I, p. 388. — 4 Var., liv. X, n. 51. — 5 Cast., liv. I, chap. V, p. 9.

 

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infâmes, et même celui de Poltrot, fut hautement désavoue par les chefs du parti (1) : il ne fut que faiblement désavoué, comme on a vu (2), puisque l'amiral en avoue assez pour se déclarer complice. Il n'y a qu'à revoir l’Histoire des Variations, pour en demeurer convaincu. Pour Bèze, je lui fais justice, et je reconnais « que Poltrot, après l'avoir accusé d'abord, persista jusqu'à la mort à le décharger (3). » M. Basnage le répète, et il prouve parfaitement bien ce que personne ne lui conteste ; mais en récompense il ne dit mot sur ce qui charge la Réforme de tous ces crimes : c'est que Poltrot et les autres s'en expliquaient hautement, sans que personne les en reprît : ce qui montre combien la Réforme était indulgente à ces pieux assassinats. J'ai aussi reproché à Bèze « l'approbation qu'il avait donnée à l'entreprise d'Amboise, sans comparaison plus criminelle » que le meurtre de Poltrot (4). Ce traître pouvait-il croire que ce fût un crime de massacrer le duc de Guise, après avoir vu tout le parti entrer par conjuration dans un semblable dessein contre ce prince, avec l'approbation « des plus doctes théologiens » de la Réforme et de Bèze lui-même, qui en trouve, comme on a vus, le dessein très-juste? C'est à quoi il fallait répondre; mais le ministre ne l'entreprend pas. J'avais encore ajouté, ce qui est hors de tout doute, a que Bèze devant l'action ne fit rien pour l'empêcher, encore qu'il ne pût pas l'ignorer, » puisque la déclaration en était publique; et « qu'après qu'elle eut été faite, il n'oublia rien pour lui donner toute la couleur d'une action inspirée. » Pour en être entièrement convaincu, il ne faut que lire l’Histoire des Variations, et voir en même temps le profond silence de M. Basnage.

J'ai satisfait ce ministre sur ce qui regarde la France; et le lecteur peut juger si son livre, où il laisse sans réplique ce qu'il y a de plus convaincant, et où il déguise le reste avec des faussetés si évidentes, mérite le nom de Réponse. Il ne faut pas laisser croire à M. Burnet que sa petite critique sur l’Histoire des Variations soit meilleure. Il s'offense du juste reproche que je lui ai  fait, de parler des affaires de France comme un protestant entêté

 

1 Basa., ibid., 521. — 2 Var., liv., n. 54, 55. — 3 Ibid., n. 55. — 4 Ibid. — 5 Ci-dessus, n. 18.

 

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et un étranger mal instruit. Je fais plus, car je lui fais voir qu'il a pris pour le droit français les murmures et les libelles des mécontents. Comment s'en peut-il laver, puisqu'après avoir été si bien averti, il tombe encore dans la même faute ? Il ne faut qu'entendre sa critique, où il parle ainsi : « Si, dit-il, M. de Meaux s'était donné la peine de parcourir le XXIIIe livre de M. de Thou, qui traite de l'administration des affaires sous François II, il y aurait trouvé tout ce que j’ai allégué concernant les opinions des jurisconsultes français (1). » Sans doute, je l'aurais trouvé, mais dans des libelles sans nom. Car, continue notre docteur, « M. de Thou fait un long extrait d'un livre écrit sur la fin du mois d'octobre de l'an 1559 contre la part qu'une femme et des étrangers prenaient au gouvernement du royaume. » Il est vrai que tout cela se trouve dans cet extrait, et on y trouve encore « que les rois de France ne sont en âge de régner par eux-mêmes qu'à vingt-cinq ans (2). » Mais on y trouve en même temps, que ce livre qu'on fait tant valoir, est « un libelle » sans nom d'auteur, qu'on sema parmi le peuple pour l'émouvoir, et que M. de Thou a rapporté comme un fidèle historien, de même qu'il a rapporté dans le même endroit « les discours licencieux qu'on répandait artificieusement parmi le peuple, sous prétexte de défendre la liberté publique. » Voilà les jurisconsultes de M. Burnet, et les sources où il a puisé les maximes du droit public des François.

Mais puisque cent ans après que tous ces petits écrits sont dissipés et que l'histoire en a reconnu la malignité, M. Burnet se met encore à la tête de ses réformés pour les défendre : venons au fond. C'est un fait constant que François II était reconnu pour majeur dans tout le royaume : la reine sa mère présidait à ses conseils : Antoine, roi de Navarre, premier prince du sang , qui fut sollicité de troubler le gouvernement, ne se laissa pas ébranler, non plus que les autres princes du sang (3) : le seul prince de « Condé, que ses liaisons avec l'amiral et les huguenots rendaient suspect dès lors, fit quelques démarches qui n'eurent aucun effet, et qu'on traita de séditieuses : tout était tranquille : on murmurait contre les princes de Guise, comme on fait contre les autres

 

1 Crit., p. 35. — 2 Ibid., 634. — 3 Thuan., lib. XXIII, p. 626.

 

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favoris bons ou mauvais : que sert ici de parler des prétextes dont on se servit ? Le fond était que les mécontents voulaient obliger le roi à former son conseil à leur gré. Cependant on ne niait pas que le duc de Guise n'eût sauvé l'Etat en plusieurs rencontres, et qu'au grand bonheur de la France il n'eût été bien avant dans les affaires sous le règne précédent. Metz et Calais sont des témoins immortels de son zèle pour le bien de l'Etat : on s'obstinait néanmoins à lui trouver le cœur étranger malgré ses services, et encore que la branche d'où il était issu eût fait tige en France. Quoi qu'il en fût, ce qui décidait contre les auteurs du libelle, c'est que le gouvernement était reconnu par les armées et par les provinces, dans toutes les compagnies et dans tous les ordres du royaume : en sorte que les affaires allaient leur train sans contradiction jusqu'au tumulte d'Amboise, auquel tous ces libelles préparaient la voie.

Tous ces faits sont bien constants dans notre histoire et en particulier dans celle de M. de Thou. Disons plus : M. Burnet ne nie pas lui-même que dès l'an 1374 il n'y eût une ordonnance de Charles Ier, surnommé le Sage et en effet le plus avisé et le plus prévoyant de tous nos rois, qui réglait les majorités à quatorze ans, ou pour mieux dire à la quatorzième année. Notre auteur fait semblant de croire que cette ordonnance ne fut pas suivie ; mais c'est nier, non quelques faits particuliers, mais une suite de faits si constants, qu'il n'y a pas moyen de les désavouer, puisqu'on sait non-seulement que cette ordonnance de Charles V a été souvent confirmée par ses successeurs, mais encore dans le fait que toutes les minorités arrivées depuis ont été réglées sur ce pied-là. Et d'abord Charles VI, fils de Charles Ier, fut déclaré majeur à l'âge qui y était porté. Les autres rois jusqu'à Charles VIII étaient venus à la couronne en âge viril: mais Charles VIII avait seulement treize ans et demi à la mort de Louis XI son père. Cependant « il fut ordonné dans les états de Tours qu'il n'y aurait aucun régent en France (1): » sa personne fut confiée à madame de Beaujeu sa sœur ainée, « de quoi Louis duc d'Orléans ne fut pas content; » mais la majorité du jeune roi n'en fut pas moins reconnue. Après

 

1 Du Tillet, Chron. abrég. des rois de France.

 

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les règnes de Louis XII, de François I et de Henri II, François II fut le premier qui tomba dans le cas de l'ordonnance de Charles V; et encore qu'il n'eût que quinze ans, il fut naturellement et sans aucune contradiction reconnu majeur, conformément aux derniers exemples de Charles VI et de Charles VIII, où l'autorité des Etats généraux avait passé. La maxime était si constante, qu'elle fut suivie sans difficulté sous Charles IX, frère et successeur de François II, qui fut aussi sans contradiction déclaré majeur dans sa quatorzième année, et gouverna son royaume par les conseils de la reine sa mère, qui avait été régente. Car pour les reines, que l'auteur sans nom du libelle séditieux voulait exclure absolument du gouvernement, il en était démenti par les exemples des siècles passés. Les régences, quoique malheureuses, de Frédegonde et de Brunehaud, ne laissent pas de fair connaître l'ancien esprit de nos ancêtres dès l'origine de la monarchie ; et sans ici alléguer les autres régences, celle de la reine Blanche était en vénération à tous les peuples. Il y avait tant d'autres exemples anciens et modernes d'une semblable conduite, qu'on ne pouvait les nier sans impudence. Ainsi le gouvernement n'eut rien d'extraordinaire ni d'irrégulier sous François II, et M. Burnet n'a pu l'improuver qu'en préférant les libelles aux ordonnances et les cabales aux conseils publics.

C'est ainsi que Du Tillet, reconnu par tous les François pour le plus savant et le plus fidèle interprète du gouvernement de France, est devenu odieux à cet auteur, à cause qu'il était du parti royal : il voudrait même nous faire accroire que « M. de Thou censure Du Tillet, et favorise son adversaire (1) ; » mais il ne faut que ce seul endroit pour découvrir la mauvaise foi de M. Burnet, puisque, loin d'avoir censuré le livre de Du Tillet, M. de Thou lui donne au contraire ce grand éloge : « Que ce livre qu'on avait blâmé dans le temps qu'il fut publié, en haine de ceux de Guise pour qui il fut fait, fut rappelé en usage parle chancelier de l'Hospital durant la minorité de Charles IX, et élevé à un si haut point d'autorité, qu'on lui donna rang parmi les ordonnances de nos rois (2). » Ce qu'il dit, que ce livre de Du Tillet fut rappelé en usage,

 

1 Crit., p. 37. — 2 Thuan., lib. XXIII, p. 638.

 

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c'est qu'ayant été imprimé d'abord par ordre du roi, les cabales le décrièrent ; mais « la face des choses étant changée, » comme parle M. de Thou (1), « et l'expérience ayant fait voir que ceux qui voulaient s'attirer l'autorité (durant la minorité des rois) avaient mis par leur ambition dans un extrême péril l'Etat divisé de factions : » tout le monde connut clairement qu'il en fallait revenir aux maximes que Du Tillet avait établies par tant d'ordonnances et tant d'exemples : et en effet, après la décision d'un aussi grave chancelier que Michel de l'Hospital, ce qu'avait écrit cet auteur passa pour inviolable parmi nous, comme tiré des archives et des registres publics, qu'il avait maniés longtemps avec autant de fidélité que d'intelligence. Voilà comme M. de Thou a censuré Du Tillet, et voilà comme M. Burnet lit ses auteurs.

Il n'a point trouvé d'autre remède à ce passage de M. de Thou que de le corrompre. Au lieu que M. de Thou dit précisément « que le livre de Du Tillet fut rappelé en usage par le chancelier de l'Hospital : Is liber in usum revocatus fuit à Michaële Hospitalio, » il lui fait dire « que c'est l'ordonnance de Charles V » qui fut rappelée en usage par ce savant chancelier : au lieu que M. de Thou continue à dire que ce livre « mérita tant d'autorité qu'il fut mis au rang des ordonnances, » M. Burnet lui fait dire «que l'ordonnance de Charles V (dont il n'est fait nulle mention en cet endroit de M. de Thou) fut insérée entre les édits royaux : » comme si une ordonnance reçue tant de fois par les Etats généraux et si constamment pratiquée, eût eu besoin de recevoir une nouvelle autorité du chancelier de l'Hospital, ou que ce fût une chose bien rare de mettre un édit royal si authentique parmi les édits royaux. Ce qu'il y avait de rare et de remarquable, c'est de donner cette autorité au livre d'un particulier; et c'est oe qui arriva, dit M. de Thou, à celui de Du Tillet : tant on le jugea rempli des sentiments et de la doctrine de toute la France.

Que M. Burnet cesse donc de parler de nos affaires, puisque toutes les fois qu'il y met la main, il augmente sa confusion ; et qu'il cesse d'attribuer à M. de Thou ses erreurs et ses ignorances, en falsifiant comme il le fait un si grand auteur. Il triomphe

 

1 Thuan., lib. XXIII, p. 638.

 

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cependant; et comme s'il avait fermé la bouche à tous les François, il insulte au gouvernement de France (1). Je ne daignerai lui répondre : ce n'est pas à un homme de cette trempe de censurer le gouvernement de la plus noble et de la plus ancienne de toutes les monarchies : et en tout cas, s'il nous veut donner pour modèle celui d'Angleterre, il devrait attendre qu'il eût pris une forme arrêtée, et qu'on y fût du moins convenu d'une règle stable et fixe pour la succession, qui est le fondement des Etats.

Je louerais la rétractation que fait cet auteur de l'erreur où il est tombé sur la régence prétendue du roi de Navarre (2); mais on ne doit pas se faire honneur de si peu de chose, pendant qu'on persiste à soutenir des erreurs bien plus essentielles. Si M. Burnet avait à se repentir, c'était d'avoir donné son approbation aux révoltes des protestants : c'était d'avoir autorisé la plus noire des conjurations, c'est-à-dire celle d'Amboise; et pour passer à d'autres matières, c'était d'avoir mis au rang des plus grands saints un Cranmer qui n'a jamais refusé sa main, sa bouche, son consentement aux iniquités et aux violences d'un roi injuste; qui lui a sacrifié durant treize ans sa religion et sa conscience; qui en mourant a renié deux fois sa croyance, et dont on ose encore comparer la perpétuelle et infâme corruption à la faiblesse de saint Pierre, qui n'a duré qu'un moment, et qui fut sitôt expiée par des larmes intarissables.

Il ne peut rester aucun doute sur les révoltes de la Réforme en France, et les palliations de M. Burnet sont aussi faibles pour les excuser que celles de M. Basnage; mais peut-être qu'il aura mieux réussi à colorer les rébellions de son pays. C'est ce qu'il est bon d'examiner pendant que nous sommes sur cette matière. Il est constant dans le fait que l'esprit de sédition et de révolte parut en Ecosse comme en France et partout ailleurs, dès que la nouvelle Réforme y fut portée. Elle se contint comme en France sous les règnes forts, tel que fut celui de Jacques V. Comme en France, elle s'emporta aux derniers excès sous les faibles règnes et dans les minorités, telle que fut celle de Marie Stuart, qui avait à peine six jours lorsqu'elle vint à la couronne. Une si longue minorité

 

1 Crit., p. 37. — 2 Ibid., p. 84, 35.

 

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et l'absence de la jeune reine qui était en France, où elle épousa le dauphin François, donnèrent lieu aux réformés de son royaume de tout entreprendre contre elle. Ils commencèrent à s'autoriser par l'assassinat du cardinal David Beton, archevêque de Saint-André et primat du royaume. Il est constant, de l'aveu de tous les auteurs et entre autres de M. Burnet (1), que le prétendu martyre de Georges Vischard, un des prédicants de la Réforme, donna lieu à la conjuration par laquelle ce cardinal perdit la vie. On répandit une opinion qu'il était digne de mort pour avoir fait mourir Vischard contre les lois (2); que si le gouvernement n'avait pas assez de force alors pour le punir, c'était aux particuliers à prendre ce soin, et que les assassins d'un usurpateur avaient de tout temps été estimés dignes de louanges. C'est ce que raconte M. Burnet. On reconnaît le génie de la Réforme, qui a toujours de bonnes raisons pour se venger de ses ennemis et usurper la puissance publique. Les conjurés prévenus de ces sentiments, entrèrent dans le château du cardinal, et l'ayant engagé à leur ouvrir la porte de sa chambre où il s'était barricadé, ils le massacrèrent sans pitié. Ainsi ils joignirent la perfidie à la cruauté. « La mort de Béton, dit M. Burnet, fit porter des jugements assez opposés. Il se trouva des personnes qui voulurent justifier les conjurés, en disant qu'ils n'avaient rien fait que tuer un voleur insigne. D'autres bien aises que le cardinal fût mort, condamnaient pourtant la manière dont on l'avait assassiné, et y trouvaient trop de perfidie et de cruauté.» S'il y en eût eu un peu moins, l'affaire aurait pu passer. C'est sur cet acte sanguinaire que la réformation a été fondée en Ecosse ; et il est bon de remarquer comment il est raconté dans un livre imprimé à Londres, qui a pour titre : Histoire de la Réformation d'Ecosse (3). Après s'être saisis du château et de la chambre du cardinal par la perfidie qu'on vient de voir, les conjurés « le trouvèrent assis dans une chaire qui leur criait : Je suis prêtre, je suis prêtre, ne me tuez pas. Jean Leslé suivant ses anciens vœux frappa le premier, et lui donna un ou deux coups, comme fit aussi Pierre Carmichaelle. Mais Jacques Malvin, homme d'un

 

1 Hist. de la Réf., tom. I, liv. III, p._461 et suiv. — 2 Burn., ibid. — 3 Hist. de la Réf. d'Ecosse, à Londres, 1644, p. 72.

 

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culturel doux et très-modeste, croyant qu'ils étaient tous deux en colère, les arrêta en disant : Cet œuvre et jugement de Dieu doit être fait avec une plus grande gravité. Alors présentant la pointe de l'épée au cardinal, il lui dit : Repens-toi de ta mauvaise vie passée, et en particulier d'avoir répandu le sang de ce notable instrument de Dieu, Georges Vischard, qui consumé par le feu devant les hommes crie néanmoins vengeance contre toi; et nous sommes envoyés de Dieu pour en faire le châtiment. Car je proteste ici en présence de mon Dieu que ni la haine de ta personne, ni l'amour de tes richesses, ni la crainte d'aucun mal que tu m'aurais pu faire en particulier, ne m'ont porté ou ne me portent à te frapper; mais seulement parce que tu as été et que tu es encore un ennemi obstiné de Jésus-Christ et de son Evangile. Ensuite il lui donna deux ou trois coups d'épée au travers du corps. » On n'avait jamais vu encore de douceur ni de modestie de cette nature, ni la pénitence prêchée à un homme en cette forme, ni un assassinat si religieusement commis. On voit combien sérieusement tout cela est raconté dans l’Histoire de la Réformation d'Ecosse. C'est en effet par cette action que les réformés commencèrent à prendre les armes, et on lui donne partout dans cette histoire l'air d'une action inspirée pour l'honneur de l'Evangile. Tout le monde fut persuadé que les ministres étaient du complot : mais pour ici ne raconter que les choses dont M. Burnet demeure d'accord, il est certain que les conjurés s'étant emparés du château où ils avaient fait le meurtre, et y ayant soutenu le siège pour éviter la juste vengeance de leur sacrilège, « quelques nouveaux prédicateurs allèrent s'y réfugier avec eux (1). » Cette marque d'intelligence et de complicité est manifeste. Les coupables du même crime cherchent naturellement un même refuge. Mais il faut voir de quelle couleur M. Burnet a voulu couvrir cette honteuse action de ces prédicants : « Ces nouveaux prédicateurs, dit-il, lorsque le coup eut été fait, allèrent véritablement se réfugier dans le château où les assassins s'étaient mis à couvert; mais aucun d'eux n'était entré dans cette conjuration, pas même par un simple consentement; et si plusieurs tâchèrent ensuite de pallier l'énormité

 

1 Burn., ibid.

 

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de ce crime, je ne trouve point qu'aucun entreprit de le justifier (1). » On voit déjà deux faits constants : l'un, que « ces nouveaux prédicateurs » eurent le même asile que les meurtriers; et l'autre, qu'ils pallièrent l'énormité du meurtre. Voilà de l'aveu de M. Burnet les premiers fruits de la Réforme : on y pallie selon lui les crimes les plus énormes, lié! que voulaient-ils qu'ils fissent? Qu'ils donnassent ouvertement leur approbation, pour se rendre exécrables à tout le genre humain? C'est ainsi que la Réforme commence. Tout ce qu'on peut dire en faveur de ses auteurs, c'est qu'en palliant les assassinats les plus barbares, ils n'en étaient pas venus jusqu'à l'excès de les approuver ouvertement. M. Burnet ajoute que «comme ces nouveaux prédicateurs appréhendèrent que le clergé ne vengeât sur eux la mort de Béton, ils se retirèrent dans le château, » où ils s'étaient réfugiés. C'est, en voulant les excuser, achever de les convaincre. Car je demande quand a-t-on vu des innocents se ranger volontairement avec les coupables ? Et si, au lieu de se disculper ou de se mettre à couvert de la vengeance publique, ce n'est pas là au contraire en se déclarant complice l'irriter davantage? Quel exil ne devait-on pas plutôt choisir qu'un asile si infâme, et pouvait-on s'éloigner trop de gens si indignes de vivre? Cependant M. Burnet raconte lui-même qu'un nommé Jean Rough, un de ces nouveaux prédicateurs de l'évangile, « prit sa route en Angleterre ; » mais ce fut « à cause qu'il ne put souffrir la licence des soldats de la garnison, de qui la vie faisait honte à la cause dont ils se couvraient (2), » c'est-à-dire à la Réforme. Ce ne fut ni l'assassinat commis avec perfidie sur la personne d'un cardinal et d'un archevêque, ni l'audace de le défendre par les armes contre la puissance publique, qui firent horreur à ce prédicant; mais seulement la licence des soldats : il aurait toléré en eux l'assassinat et la rébellion, si le reste de leur vie eût un peu mieux soutenu le titre de Réformés qu'ils se donnaient. Au surplus, et lui et les autres docteurs de la Réforme se joignirent aux meurtriers, et ils cherchèrent des excuses à leur crime.

Je trouve au nombre de ceux qui se joignirent à ces assassins, Jean Knox, ce fameux disciple de Jean Calvin et le chef des

 

1 Burn., ibid. — 2 Burn., p. 463.

 

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réformateurs de l'Ecosse (1). On le croit auteur de l'Histoire de la Réformation de l'Ecosse, où l'on vient de voir l'assassinat étalé avec autant d'appareil et d'aussi belles couleurs qu'on aurait pu faire les actions les plus approuvées. Il est bien constant d'ailleurs que Jean Knox se retira comme les autres prédicants dans le château avec les meurtriers ; et tout ce qu'on dit pour l'excuser, c'est qu'il ne s'y mit avec eux qu'après la levée du siège : comme si en quelque temps que ce fût, je ne dis pas un réformateur, mais un homme de bien , n'eût pas dû avoir en horreur les auteurs d'un crime si énorme, et les éviter comme des monstres. Les plus zélés défenseurs de ce chef de la Réforme d'Ecosse demeurent d'accord que cette action est insoutenable. M. Burnet n'a osé la remarquer, et il dissimule encore ce que raconte Buchanan, et après lui M. de Thou (2), que Jean Knox reprenait « ceux du château des viols et des pilleries qu'ils faisaient dans le voisinage : » mais sans qu'on ait remarqué que jamais non plus que Jean Rough, il leur ait dit le moindre mot de leur assassinat.

Il aurait trop démenti sa propre doctrine. Car c'est lui qui dans ce fameux Avertissement à la noblesse et au peuple d'Ecosse, ne craint point d'écrire ces mots (3) : « J'assurerai hardiment que les gentilshommes, les gouverneurs, les juges et le peuple d'Angleterre , devaient non-seulement résister à Marie leur reine , cette nouvelle Jézabel, dès lors qu'elle commença à éteindre l'évangile, mais encore la faire mourir avec tous ses prêtres et tous ceux qui entraient dans ses desseins. » Qui doute donc qu'avec ces principes un tel homme ne dût approuver le meurtre du cardinal Béton, puisqu'il aurait même approuvé celui de la reine d'Angleterre et de tous ses prêtres, non-seulement depuis qu'elle eut puni du dernier supplice les auteurs de la Réforme, mais encore dès le moment qu'elle commença à la vouloir supprimer?

Tels ont été les sentiments des auteurs et, comme on les appelle dans le parti, des apôtres de la Réforme, bien éloignés en cela comme en tout le reste des apôtres de Jésus-Christ. Ce Jean Knox est encore celui dont le violent discours anima tellement le peuple

 

1 Buchan., lib. XV; Thuan., lib. III. — 2 Ibid. — 3 Jo Knox, Admon. ad nob. et pop. Scot.

 

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réformé de Perth à la sédition , qu'il en arriva des meurtres et des pilleries par toute la ville, que l'autorité de la régente ne put jamais apaiser. Depuis ce temps la révolte ne cessa de s'augmenter : la reine n'eut plus d'autorité, qu'autant, dit M. Burnet, « qu'il plût à ses peuples de dépendre de ses volontés : » ils secondèrent les desseins de la reine Elisabeth, et on sait jusqu'où ils poussèrent leur reine Marie Stuart.

On trouve dans l’Histoire d'Ecosse qu'après qu'elle eut été condamnée à mort, le roi son fils ordonna des prières publiques pour elle ; mais tous les ministres refusèrent de les faire. Il crut que la religion dont la reine faisait profession pouvait les empêcher d'obéir à ses ordres, et dressa lui-même cette formule de prière : « Qu'il plût à Dieu l'éclaircir par la lumière de la vérité , et la délivrer du péril où elle était. » Il n'y eut qu'un seul ministre qui obéit, à la réserve de ceux qui étaient domestiques du roi : les autres aimèrent mieux ne prier pas pour la conversion de leur reine, que de demander à Dieu qu'il la délivrât du dernier supplice auquel ils la voyaient condamnée.

Ils ne furent pas plus tranquilles sous le roi Jacques son fils, qui crut être échappé des mains de ses ennemis plutôt que de ses sujets, lorsque l'ordre de la succession l'appela de la couronne d'Ecosse à celle d'Angleterre. Tout le monde sait ce qu'il dit des puritains ou presbytériens , et de leurs maximes toujours ennemies de la royauté. Enfin il eût cru trouver la paix dans son nouveau royaume d'Angleterre, s'il n'y eût pas trouvé cette secte, et le même esprit que Jean Knox et Buchanan avaient inspiré aux Ecossois. Mais enfin les puritains qui en étaient pleins ont dominé en Angleterre comme en Ecosse, et ils ont fait souffrir au fils et au petit-fils de ce roi ce qu'on sait et ce qu'on voit. L'Angleterre a oublié ce qu'elle avait conservé de meilleur de l'ancienne religion ; et il a fallu , comme nous l'avons montré ailleurs », que la doctrine de l'inviolable majesté des rois cédât au puritanisme. Toutes les conjurations que nous avons vues s'élever en Angleterre contre les rois et la royauté, ont été notoirement entreprises par des gens de ce parti. Le même parti a renouvelé de nos jours

 

1 Ve Avert., n. 60 et suiv.

 

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l'assassinat du cardinal Béton, en la personne d'un de ses successeurs, archevêque de Saint-André et primat d'Ecosse comme lui. Les proclamations du meurtrier (1) et celles des autres fanatiques contre les rois et l'Etat, n'ont point eu d'autres fondements que ceux que Jean Knox et Buchanan ont établis en Ecosse contre les rois et contre ceux qui en soutenaient l'autorité ; et tout ce qu'ont fait ces fanatiques plus que les autres, a été de prêcher sur les toits ce que les autres se disaient mutuellement à l'oreille. Tels ont été, encore un coup, les fruits de la Réforme et de la prédication de Jean Knox et des calvinistes : et M. Burnet, qui les imite, a donné lieu à cette addition de l'Histoire des Variations de la Réforme.

Afin de remonter à la source, il faut aller jusqu'à Luther, et malgré les vaines défaites de M. Basnage faire voir l'esprit de révolte dans l'Allemagne protestante. Cette dispute ira plus vite, parce qu'il y a moins de faits : mais d'abord il y en a un absolument décisif contre Luther dans ses thèses de 1540, toutes pleines de sédition et de fureur, comme on le peut voir par la simple lecture (2). M. Basnage excuse Luther en disant qu'il y établit « l'obéissance due au magistrat lors même qu'il persécute, et qu'il y a décidé qu'on devait abandonner toutes choses plutôt que de lui résister (3). » Je l'avoue : mais ce ministre ne connaît guère l'humeur de Luther, qui après avoir dit quelques vérités pendant qu'il est un peu de sens rassis, entre tout à coup en ses furies aussitôt qu'il nomme le Pape, et ne se possède plus. C'est pourquoi à ces belles thèses où il avait si bien établi l'autorité du magistrat, il ajoute celles-ci, dont la fureur est sans exemple (4) : « Que le Pape est un loup-garou possédé du malin esprit : que tous les villages et toutes les villes doivent s'attrouper contre lui : qu'il ne faut attendre l'autorité, ni de juge, ni de concile, ni se soucier du juge qui défendrait de le tuer : que si ce juge ou les paysans sont tués eux-mêmes dans le tumulte par ceux qui poursuivent ce monstre, ils n'ont que ce qu'ils méritent : on ne leur a fait aucun tort : Nihil injuriae illis illatum est. » Ne voilà-t-il pas le juge ou le magistrat bien en sûreté sous l'autorité de Luther ?

 

1 Proclam. de Jean Russel. — 2 Luth., t. I, p. 407; Sleid., XVI; Var., liv. VIII, n. 1. — 3 Basn., tom. I, IIe part., chap. VI, p. 16. — 4 Ibid. th. 58 et seq.

 

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Il poursuit : « Qu'il ne faut point se mettre en peine, si le Pape est soutenu par les princes, par les rois, par les Césars mêmes : que qui combat sous un voleur est déchu de la milice aussi bien que du salut éternel : et que ni les princes, ni les rois, ni les Césars ne se sauvent pas de cette loi sous prétexte qu'ils sont défenseurs de l'Eglise, parce qu'ils sont tenus de savoir ce que c'est que l'Eglise. » M. Basnage passe tout cela, et ne craint pas d'assurer que Luther n'attaque que « l'autorité usurpée et tyrannique des Papes (1) » sans seulement daigner remarquer qu'il n'attaque pas moins violemment , non-seulement les juges et les magistrats, mais encore et nommément les rois et les princes, et même les empereurs qui le soutiennent : qu'il les dégrade de la milice : qu'il les met au rang des bandits qui combattent sous un chef de voleurs, et qu'il abandonne leur vie au premier venu. Ce n'est pas là seulement permettre de prendre les armes pour se défendre des persécuteurs : c'est ouvertement se rendre agresseurs, et contre le Pape et contre les rois qui défendront de le tuer, et on ne peut pas pousser la révolte à un plus grand excès. Le chef des réformateurs a introduit ces maximes.

Ces thèses soutenues d'abord en 1540, furent jugées dignes par Luther d'être renouvelées en 1545, quelques mois avant sa mort : et ce cygne mélodieux (car c'est ainsi qu'on prétend que le prophète Jean Hus a nommé Luther) répéta cette chanson en mourant. Elle fut suivie des guerres civiles de Jean Frédéric électeur de Saxe, et de Philippe landgrave de Hesse, contre l'Empereur pour soutenir la ligue de Smalcalde (2). M. Basnage fait semblant de me vouloir prendre par mes propres paroles, à cause de ce que j'ai dit (3), que l'Empereur témoignait que ce n'était pas pour la religion qu'il prenait les armes. C'était donc, dit M. Basnage, une guerre politique (4). Il raisonne mal : pour savoir le sentiment des protestants, il ne s'agit pas de remarquer ce que disait Charles V, mais ce que disaient les protestants eux-mêmes. Or j'ai fait voir (5) et il est constant par leur manifeste, et par Sleidan qui le rapporte (6), qu'ils s'autorisaient du prétexte de la religion et de l'Evangile,

 

1 Basn., ibid., p. 506. — 2 Sleid., lib. XVI. — 3 Var., liv. VIII, n. 3. — 4 Basa., ibid., p. 504. —  5 Var., liv. VIII, n. 3. — 6 Sleid., lib. XVII.

 

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que l'Empereur, disaient-ils, attaquait en leurs personnes, mêlant partout l'Antéchrist romain, comme les thèses de Luther et tous ses autres discours le leur apprenaient : c'était donc dans l'esprit des protestants, une guerre de religion, et on pouvait se révolter par ce principe.

M. Basnage en convient (1) ; mais il croit sauver la Réforme, en disant qu'outre le motif de la religion les princes alléguaient encore les raisons d'Etat. Il raisonne mal, encore un coup. Car il suffit pour ce que je veux , sans nier les autres prétextes, que la religion eu ait été l'un, et même le principal, puisque c'était celui-là qui faisait le fondement de la ligue et dont les armées rebelles étaient le plus émues.

Le raisonnement du ministre a un peu plus d'apparence, lorsqu'il dit que les princes d'Allemagne sont des souverains (2) ; d'où il conclut qu'ils peuvent légitimement faire la guerre à l'Empereur. Néanmoins il se trompe encore ; et sans entrer dans la discussion des droits de l'empire, dont il parle très-ignoramment, aussi bien que du droit des vassaux, Sleidan dit expressément en cette occasion, comme il a été remarqué dans l’Histoire des Variations (3), que le duc de Saxe, le plus consciencieux des protestants, ne voulait pas « que Charles V fût traité d'empereur dans le manifeste, parce qu'autrement on ne pourrait pas lui faire la guerre légitimement : alioqui cum eo belligerari non licere. » M. Basnage passe cet endroit selon sa coutume, parce qu'il est décisif et sans réplique. Il est vrai que le landgrave n'eut point ce scrupule : mais c'est qu'il n'avait pas la conscience si délicate, témoin son intempérance et, ce qui est pis, sa polygamie, qui fait la honte de la Réforme. Il est vrai encore que le duc de Saxe entreprit la guerre, ensuite du bel expédient dont on convint, de ne traiter pas Charles l’comme empereur, mais « comme se portant pour empereur (4) : » Mais tout cela sert à confirmer ce que j'ai établi partout, que la Réforme est toujours forcée par la vérité à reconnaître ce qui est dû aux puissances souveraines , et en même temps toujours prête à éluder cette obligation par de vains

 

1 Basn., tom. I, p. 505. — 2 Ibid., 501 et suiv. — 3 Sleid., XVII; Var., liv. VIII, n, 3. — 4 Sleid , ibid.; Var., ibid.

 

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textes. M. Basnage n'a donc qu'à se taire, et il le fait : mais il faudrait donc renoncer à la défense d'une cause qui ne se peut soutenir que par de telles dissimulations.

Il dissimule encore ce qui est constant, que ces princes proscrits par l'Empereur comme de rebelles vassaux, furent contraints d'acquiescer à la sentence ; que le duc en perdit son électorat et la plus grande partie de son domaine; que l'Empereur donna l'un et l'autre ; que cette sentence tint et tient encore ; en un mot, qu'il punit ces princes comme des rebelles , et les tint comme prisonniers non-seulement de guerre, mais encore d'Etat : sans que l'Allemagne réclamât, ni que les autres princes fissent autre chose que de très-humbles supplications et des offices respectueux envers l'Empereur. M. Basnage soutient indéfiniment que les princes d'Allemagne, lorsqu'ils font la guerre à l'Empereur, ne demandent ni grâce ni pardon (1). Ceux-ci le demandèrent souvent et avec autant de soumission que le font des sujets rebelles, et jurèrent à l'Empereur une fidèle obéissance comme une chose qui lui était due. Tout cela, dis-je, est constant par l'autorité de Sleidan et de toutes les histoires (2) : ce qui montre dans cette occasion, quoi qu'en dise M. Basnage , une rébellion manifeste , pendant qu'il est certain d'ailleurs que la religion en fut le motif : qui est tout ce que j'avais à prouver.

Dans ce temps, après la défaite de l'électeur et du landgrave, arriva la fameuse guerre de ceux de Magdebourg, et le long siège que cette ville soutint contre Charles V. Les protestants se défendirent par maximes autant que par armes, et publièrent en 1550 le livre qui avait pour titre : Du droit des magistrats sur leurs sujets, où ils soutiennent à peu près la même doctrine que le ministre Languet sous le nom de Junius Brutus, que Buchanan, que David Paré, que les autres protestants, et depuis peu M. Jurieu ont établie , c'est-à-dire celle qui donne aux peuples sujets un empire souverain sur leurs princes légitimes, aussitôt qu'ils croiront avoir raison de les appeler tyrans.

Il ne plaît pas à M. Basnage que Luther ait mis en feu toute l'Allemagne. Qu'on lise le IIe livre des Variations, on y trouvera

 

1 Basn., tom. I, p. 501. — 2  Sleid., XVII-XX, XXIV.

 

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que les luthériens furent les premiers qui armèrent pour leur religion, sans que personne songeât encore à les attaquer (1). Un traité imaginaire entre George duc de Saxe et les catholiques en fut le prétexte ; il demeura pour constant que ce traité n'avait jamais été ; cependant tout le parti prit les armes. Mélanchthon est troublé « du scandale dont la bonne cause allait être chargée (2), » et ne sait comment excuser les exactions énormes que fit le landgrave toujours peu scrupuleux, pour se faire dédommager d'un armement , constamment et de son aveu fait mal à propos et sur de faux rapports. Mais Luther approuva tout ; et sans aucun respect ni ménagement pour la maison de Saxe, dont il était sujet, il ne menaça de rien moins le duc George, qui était un prince de cette maison, que de le faire « exterminer » par les autres princes. N'est-ce pas là allumer la guerre civile ? Mais M. Basnage ne le veut pas voir, et il passe tout cet endroit des Variations sous silence.

En voici un où il croit avoir plus d'avantage. On a rapporté dans cette histoire un célèbre écrit de Luther, où « encore que jusqu'alors il eût enseigné qu'il n'était pas permis de résister aux puissances légitimes, » il déclarait maintenant contre ses anciennes maximes « qu'il était permis de faire des ligues pour se défendre contre l'Empereur et contre tout autre qui ferait la guerre en son nom, et que non-seulement le droit, mais encore la nécessité et la conscience mettait les armes en main aux protestants (3). » J'avais à prouver deux choses : l'une, que Luther fit cette déclaration après avoir été expressément consumé sur la matière : je le prouve par Sleidan qui rapporte la consultation des théologiens et jurisconsultes où il assista, et où il donna son avis tel qu'on le vient de rapporter (4) : l'autre, que le même Luther mit son sentiment par écrit, et « que cet écrit de Luther répandu dans toute l'Allemagne fut comme le son de tocsin pour exciter toutes les villes à faire des ligues : » ce sont les propres termes de Mélanchthon dans une lettre de confiance qu'il écrit à son ami Camérarius : et le fait que je rapporte est incontestable par le témoignage constant de ces deux auteurs.

 

1 Var., liv. II, n. 44; Sleid., lib. VI. — 2 Var., ibid., Mel, lib. IV, 70, 72. — 3 Var., liv. IV, n. 1, 2 ; Sleid., lib. VIII, imit. —  4 Sleid., ibid.

 

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Ajoutons que Mélanchthon même, quelque horreur qu'il eût toujours eue des guerres civiles, consentit à cet écrit. Car après avoir enseigné « que tous les gens de bien devaient s'opposer à ces ligues ; » après s'être glorifié « de les avoir dissipées l'année d'auparavant (1), » comme il a été démontré dans l’Histoire des Variations par ses propres termes (2) : à la fin il s'y laisse aller, quoiqu'en tremblant et comme malgré lui : « Je ne crois pas, dit-il, qu'il faille blâmer les précautions de nos gens : il peut y avoir de justes raisons de faire la guerre : Luther a écrit très-modérément, et on a bien eu de la peine à lui arracher son écrit : je crois que vous voyez bien, mon cher Camérarius, que nous n'avons point de tort (3). » Tout le reste qu'on peut voir dans l'Histoire des Variations est de même style. Ainsi quoiqu'ils eussent peine à apaiser leur conscience, Luther et Mélanchthon même franchirent le pas : toutes les villes suivirent, et la Réforme se souleva contre l'Empereur par maxime.

        M. Basnage m'objecte que « le passage de Mélanchthon que je cite est falsifié : Mélanchthon se plaint, poursuit-il, qu'on a publié cet écrit dans toute l'Allemagne après l'avoir tronqué : M. de Meaux efface ce mot qui détruit sa preuve : car on sait bien que l'écrit le plus pacifique et le plus judicieux peut produire de mauvais effets quand il est tronqué (4).» Voyons si ce mot ôté affaiblit ma preuve, ou même s'il sert quelque chose à la matière. Je ne cherchais pas dans Mélanchthon le sentiment de Luther : il n'en parle qu'obscurément à un ami qui savait le fait d'ailleurs. C'est de Sleidan que nous l'apprenons, et ce sentiment de Luther était en termes formels, « de permettre de se liguer pour prendre les armes même contre l'Empereur. » On en a vu le passage , qui ne souffre aucune réplique : aussi M. Basnage n'y en fait-il pas. De cette sorte ma preuve est complète : la doctrine de Luther est claire, et nous n'avons besoin de Mélanchthon que pour en apprendre les mauvais effets. Il nous les découvre en trois mots, lorsqu'il se plaint que « l'écrit donna le signal à toutes les villes pour former des ligues : » ces ligues qu'il se glorifiait « d'avoir

 

1 Mel., lib. IV, epist. LXXXV, CX, CXI. — 2 Var., liv. IV, n. 2; liv. V, n. 32, 33. — 3 Epist. CX, CXI. — 4 Basn. tom. I, p. 506.

 

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dissipées : » ces ligues que « les gens de bien devaient tant haïr. » Les ligues étaient donc comprises dans cet écrit de Luther, et les ligues contre l'Empereur, puisque c'était celles dont il s'agissait, et pour lesquelles on était assemblé ; l'écrit n'était pas « tronqué » à cet égard, et c'est assez. Qu'on en ait, si vous voulez, retranché les preuves dont Luther soutenait sa décision, ou que Mélanchthon se plaigne qu'on la laisse trop sèche et trop crue en lui ôtant les belles couleurs dont sa douce et artificieuse éloquence l'avait peut-être parée : quoi qu'il en soit, le fait est constant, et le mot que j'ai omis ou par oubli ou comme inutile, l'était en effet. Mais enfin rétablissons ce mot oublié, si M. Basnage le souhaite : quel avantage en espère-t-il? Si cet écrit tronqué, qui soulevoit toutes les villes contre l'Empereur, déplaisait à Luther, que ne le désavouait-il? Si la fierté de Luther ne lui permettait pas un tel désaveu , où était la modération dont Mélanchthon se faisait honneur? était-ce assez de se plaindre à l'oreille d'un ami d'un écrit tronqué , pendant qu'il couroit toute l'Allemagne, et y soulevait toutes les villes? Mais ni Luther, ni Mélanchthon même ne le désavouent ; et malgré toutes les chicanes de M. Basnage, ma preuve subsiste dans toute sa force, et la Réforme est convaincue par ce seul écrit d'avoir passé la rébellion en dogme.

Le ministre revient à la charge; et il fait dire à Mélanchthon « que Luther ne fut point consulté sur la ligue (1), » Mais à ce coup c'est lui qui tronque, et d'une manière qui change le sens. Mélanchthon ne dit pas au lieu qu'il cite, c'est-à-dire dans la lettre CXI, que Luther ne fut pas consulté sur la ligue ; voici ses mots : « Personne, dit-il, ne nous consulte maintenant ni Luther ni moi sur les ligues (2). » Il ne nie pas qu'ils n’aient été consultés : il dit qu'on ne les consulte plus « maintenant; » il avait dit dans la lettre précédente : « On ne nous consulte plus tant sur la question, s'il est permis de se défendre par les armes(3). » On les avait donc consultés; on les consultait encore; mais plus rarement, et peut-être avec un peu de détour : mais toujours la conclusion était qu'on pouvait faire des ligues, c'est-à-dire prendre les armes contre l'Empereur.

 

1 Basn., tom. I, 506. — 2 Mel., lib. IV, epist. CXI. — 3 Ibid., epist. CX.

 

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Ce n'était plus là le premier projet, ni ces beaux desseins de la Réforme naissante, lorsque Mélanchthon écrivait au landgrave, c'est-à-dire à l'architecte de toutes les ligues : « Il vaut mieux périr » que d'émouvoir des guerres civiles, « ou d'établir l'évangile; » c'est-à-dire la Réforme « par les armes (1). » Et encore : « Tous les gens de bien doivent s'opposer à ces ligues (2). » On dit que Mélanchthon était faible et timide; mais que répondre à Luther, qui ne voulait que souffler pour détruire l'Antéchrist romain sans guerre, sans violence, « en dormant à son aise dans son lit et en discourant doucement au coin de son feu? » Tout cela était bien changé, quand il sonnait le tocsin contre l'Empereur, et qu'il donnait le signal pour former les ligues qui firent nager toute l'Allemagne dans le sang.

Mais après tout, à quoi aboutit tout ce discours du ministre? Si on a eu raison de faire ces ligues comme il le soutient (3), pourquoi tant excuser Luther de les avoir approuvées? N'oserait-on approuver une bonne action? Ou bien est-ce, malgré qu'on en ait, qu'on sent en sa conscience que l'action n'est pas bonne, et que la Réforme, qui la défend le mieux qu'elle peut, ne laisse pas dans le fond d'en avoir honte?

Il ne me reste qu'à dire un mot sur les guerres des paysans révoltés, et sur celles des anabaptistes qui se mêlèrent dans ces troubles. Le ministre s'échauffe beaucoup sur cette matière, et se donne une peine extrême pour prouver que Luther n'a point soulevé ces paysans ; qu'au contraire il a improuvé leur rébellion ; qu'il a défendu l'autorité du magistrat légitime, même dans son livre de la Liberté chrétienne, et ailleurs jusqu'à soutenir qu'il n'est pas permis de lui résister, lors même qu'il est injuste et persécuteur; qu'il a toujours détesté les anabaptistes et leurs fausses prophéties qu'il a traitées de folles visions; qu'il a combattu de tout son pouvoir Muncer, Pfifer, et les autres séducteurs de cette secte : il emploie un long discours à cette preuve : en un mot, il est heureux à prouver ce que personne ne lui conteste.  Il a voulu avoir le plaisir de me reprocher deux ou trois fois hardiment « mes calomnies; » mais c'a été en me faisant dire ce

 

2 Lib. III, epist. XVI. — 2 Lib. IV, epist. LXXXV. — 3 Basn., ibid.

 

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que je ne dis pas, et en laissant sans réplique ce que je dis. Et d'abord pour ce qui regarde les anabaptistes, pourquoi s'étendre à prouver que Luther les a détestés, et s'opposa avec chaleur à leurs visions (1) ? Je le savais bien, et je l'ai marqué en plus d'un endroit de l'Histoire des Variations (2). Comment Luther n'aurait-il pas rejeté Muncer et les siens, qui le traitaient de second Pape et de second Antéchrist, autant à craindre que le premier contre lequel il se soulevait? J'ai reconnu toutes ces choses, et je n'ai pas laissé pour cela d'appeler « les anabaptistes un rejeton de la doctrine de Luther (3); » non en disant qu'il ait approuvé leurs sentiments, à quoi je n'ai pas seulement songé, mais parce qu'encore qu'il les improuvât, il était vrai néanmoins que les « anabaptistes ne s'étaient formés qu'en poussant à bout ses maximes. »

C'est ce qu'il fallait attaquer; mais on n'ose. Car qui ne sait que les anabaptistes n'ont condamné le baptême des petits enfants et le baptême sans immersion, qu'en poussant à bout cette maxime de Luther, que toute vérité révélée de Dieu est écrite, et qu'en matière de dogmes les traditions les plus anciennes ne sont rien sans l'Ecriture ? Disons plus : Luther a reproché aux anabaptistes de s'être faits pasteurs sans mission : il s'est bien déclaré évangéliste par lui-même (4); et il n'a fait non plus de miracles pour autoriser sa mission extraordinaire que les anabaptistes à qui il en demandait (5). Si Muncer et ses disciples se sont faits prophètes sans inspiration, c'est en imitant Luther, qui a pris le même ton sans ordre ; et on n'a qu'à lire les Variations pour voir qu'il est le premier des fanatiques (6).

M. Basnage me fait dire que Luther « n'était pas innocent des troubles de l'Allemagne (7). » Déjà ce n'était pas dire qu'il les eût directement excités; mais j'ai dit encore quelque chose de moins ; voici mes paroles : « On ne croyait pas Luther innocent des troubles de l'Allemagne (8); » il fallait me faire justice en reconnaissant que je ménageais les termes envers Luther comme envers les autres, et que je prenais garde à ne rien outrer. Car au reste on croyait si peu Luther innocent de ces troubles, je veux dire de

 

1 Basn., 499. — 2 Var., liv. II, n. 28, etc. — 3 ibid., n. 11. — 4 Var., liv. I, II. 27, 29. — 5 Ibid., 28. — 6 Ibid., 31. — 7 Basn., 497. — 8 Var., liv. II, n. 15.

 

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ceux des paysans révoltés comme de ceux des anabaptistes, que l'Empereur en fit le reproche aux protestants en pleine diète, leur ' disant « que si on avait obéi au décret de Vorms, où le luthéranisme était proscrit du commun consentement de tous les Etats de l'Empire, on n'aurait pas vu les malheurs dont l'Allemagne avait été affligée, parmi lesquels il mettait au premier rang la révolte des paysans et la secte des anabaptistes. » C'est ce que raconte Sleidan que j'ai pris à garant de cette plainte (1). M. Basnage est si subtil, qu'il ne veut pas que Charles V ait chargé Luther des désordres qu'il imputait au luthéranisme. « M. de Meaux, dit-il, ajoute du sien que Luther fut chargé particulièrement de ce crime dans l'accusation de l'Empereur; ce qui n'est pas (2) ; » et sur cela il s'écrie : « Est-il permis d'ajouter et de retrancher ainsi à l'histoire? » Sans doute, lorsqu'on trouve dans l'histoire les malheurs attribués au luthéranisme, il sera toujours permis d'ajouter que c'est à Luther qu'il s'en faut prendre. Quoi qu'en dise M. Basnage, les protestants répondirent mal à ce reproche de l'Empereur, lorsqu'ils se vantèrent « d'avoir condamné et puni les anabaptistes, » comme ils firent les paysans révoltés; car l'Empereur ne les accusait pas « d'avoir trempé dans leur révolte, » comme le veut notre ministre (3), mais d'y avoir donné lieu en rejetant le décret de Vorms, et en soutenant Luther et sa doctrine que l'Empire avait proscrite. Les effets parlaient plus que les paroles : l'Empire était tranquille avant Luther : depuis lui on ne vit que troubles sanglants, que divisions irrémédiables. Les paysans, qui menaçaient toute l'Allemagne, étaient ses disciples ; « et ne cessaient de le réclamer. » Le fait est constant par Sleidan (4). Les anabaptistes étaient sortis de son sein, puisqu'ils s'étaient élevés en soutenant ses maximes et en suivant ses exemples : qu'y avait-il à répondre, et que répondront encore aujourd'hui les protestants?

Diront-ils que Luther réprimait les rebelles par ses écrits, en leur disant « que Dieu défendait la sédition? » On ne peut pas me reprocher de l'avoir dissimulé dans l'Histoire des Variations,

 

1 Sleid., lib. VII; Var., ibid. — 2 Basn., ibid. — 3 Ibid. — 4 Sleid., lib. V; Var., liv. II, n. 12, 15.

 

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puisque j'ai expressément rapporté ces paroles de Luther (1). Mais j'ai eu raison d'ajouter en même temps, « qu'au commencement de la sédition il avait autant flatté que réprimé les paysans soulevés (2) : » c'est-à-dire, en les réprimant d'un côté, qu'il les incitait de l'autre, tant il écrivait sans mesure. Est-ce bien réprimer une populace armée et furieuse, que d'écrire publiquement qu'on « exerçait sur elle une tyrannie qu'elle ne pouvait, ni ne voulait, ni ne devait plus souffrir (3)? » Après cela prêchez la soumission à des gens que vous voyez en cet état, ils n'écoutent que leur passion et l'aveu que vous leur faites, « qu'ils ne peuvent ni ne doivent pas souffrir davantage » les maux qu'ils endurent. Mais Luther passe plus avant, puisqu'après avoir écrit séparément aux seigneurs et à leurs sujets rebelles; dans un écrit qu'il adressait aux uns et aux autres, il leur criait qu'ils avaient « tort tous deux, et que s'ils ne posaient les armes, ils seraient tous damnés (4). » Parler en cette sorte, non pas aux sujets rebelles seulement comme il fallait, mais aux sujets et aux seigneurs indifféremment; à ceux dont les armes étaient légitimes, et à ceux dont elles étaient séditieuses : c'est visiblement enfler le cœur des derniers, et affaiblir le droit des autres. Bien plus, c'est donner lieu aux rebelles de dire : Nous désarmerons quand nous verrons nos maîtres désarmés : c'est-à-dire qu'ils ne désarmeront jamais : à plus forte raison les princes et les seigneurs ne désarmeront pas les premiers. Ainsi cet avis bizarre de Luther était propre à faire qu'on se regardât l'un l'autre, et que loin de désarmer on en vînt aux mains; ce qui en effet arriva bientôt après. Qui ne voit donc qu'il fallait tenir un autre langage ; et en ordonnant aux uns de poser les armes, avertir les autres d'en user avec clémence, même après la victoire ? Mais Luther ne savait parler que d'une manière outrée : après avoir flatté ces malheureux jusqu'à dire les choses que nous venons d'entendre, il conclut à les passer tous dans le combat au fil de l'épée, même ceux « qui auront été entraînés par force dans des actions séditieuses (5), » encore qu'ils tendent les mains ou le col aux victorieux. On en pourra voir davantage dans

 

1 Var., liv.  II, n. 12. — 2 Ibid., 15., Sleid., ibid. — 3 Var.ibid., n. 12. — 4 Sleid., ibid.; Var., ibid. — 5 Ibid.

 

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l’ Histoire des Variations : il y fallait répondre ou se taire, et ne se persuader pas que Luther eût satisfait à tous ses devoirs en parlant en général contre la révolte. Mais encore d'où lui venaient des mouvements si irréguliers, si ce n'est qu'un homme enivré du pouvoir qu'il croit avoir sur la multitude fait paraître partout ses excès; ou pour mieux dire qu'un homme qui se croit prophète, sans que le bon esprit du Seigneur soit tombé sur lui, s'imagine qu'à sa parole les bataillons hérissés baisseront les armes, et que tous, grands et petits, seront atterrés?

Pour ce qui regarde le livre de la Liberté chrétienne, je reconnais avoir écrit « qu'on prétendait que ce livre n'avait pas peu contribué à inspirer la rébellion à la populace (1). » M. Basnage s'en offense (2), et entreprend de prouver que Luther y a bien parlé de l'autorité des magistrats. Loin de le dissimuler, j'ai remarqué en termes exprès qu'en parlant indistinctement en plusieurs endroits de son livre « contre les législateurs et les lois, il s'en sauvait en disant qu'il n'entendait point parler des magistrats, ni des lois civiles. » Mais cependant dans le fait deux choses sont bien avérées, tant par les demandes des rebelles que par Sleidan qui les rapporte (3) : l'une, que ces malheureux, entêtés de « la liberté chrétienne « que Luther leur avait tant prêchée, se plaignaient « qu'on les traitait de serfs, quoique tous les chrétiens soient affranchis par le sang de Jésus-Christ. » Il est bien constant qu'ils appelaient servitudes beaucoup de droits légitimes des seigneurs; et quoi qu'il en soit, c'était pour soutenir cette liberté chrétienne qu'ils prenaient les armes. Il n'en faudrait pas davantage pour faire voir comment ils prenaient ces belles propositions de Luther : « Le chrétien n'est sujet à aucun homme : le chrétien est maître de tout : le chrétien est sujet à tout homme (4). » On voit assez les idées que de tels discours mettent naturellement dans les esprits. Ce n'est rien moins que l'égalité des conditions, c'est-à-dire la confusion de tout le genre humain. Quand après on veut adoucir par des explications ces paradoxes hardis, le coup est frappé, et les esprits qu'on a poussés dans des excès n'en reviennent pas à votre gré.

 

1 Var., liv. II, n. 11. — 2 Basn., p. 507. — 3 Sleid., lib. V. — 4 Luth., De lib. Christ.

 

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M. Basnage excuse ces propositions en disant, que selon Luther, « le chrétien selon l’âme est libre et ne dépend de personne, mais qu'à l'égard du corps et de ses actions, il est sujet à tout le monde. » Tout cela est faux à la rigueur; car ni tout homme n'est sujet à tout homme selon le corps, puisqu'il y a des seigneurs et des souverains sur le corps desquels les sujets ne peuvent attenter sans crime en quelque cas que ce soit : ni l'indépendance de l’âme n'est si absolue, qu'il ne soit vrai en même temps que « toute âme doive être soumise aux puissances supérieures » et à leurs commandements, jusqu'au point d'en être liée même « dans la conscience » selon saint Paul (1). Ce n'est donc point enseigner, mais tromper les hommes, que de leur tenir en cette sorte de vagues discours; et on peut juger de ce qu'opéraient ces propositions toutes crues, comme Lutheries avançait, puisqu'elles sont encore si irrégulières avec les excuses et les adoucissements de M. Basnage.

Mais le livre de la Liberté chrétienne produisit encore un autre effet pernicieux. Il inspirait tant de haine contre tout l'ordre ecclésiastique, et même contre les prélats qui étaient en même temps souverains, qu'on croyait rendre service à Dieu lorsqu'on en secouait le joug, qu'on appelait tyrannique : l'erreur passait aisément de l'un à l'autre : je veux dire, comme il a été remarqué dans l'Histoire des Variations, « que mépriser les puissances soutenues par la majesté de la religion, était un moyen d'affaiblir les autres (2). » C'est précisément ce qui arriva dans la révolte de ces paysans : ils commencèrent par les princes ecclésiastiques, comme il paraît par Sleidan (3); et la révolte attaqua ensuite sans mesure et sans respect tous les seigneurs. C'en est trop pour faire voir qu'on avait raison « de prétendre » que le livre de la Liberté chrétienne « n'avait pas peu contribué à inspirer la rébellion (4). »

Et puisque M. Basnage nous met sur cette matière, il faut encore qu'il voie un beau discours de Luther. Lorsque les séditieux semblaient n'en vouloir qu'aux seuls ecclésiastiques, et qu'ils n'avaient même pas encore pris les armes, Luther leur parlait en cette sorte : « Ne faites point de sédition ; » il fallait bien commencer par ce bel endroit; car sans cela qui aurait pu le supporter ?

 

1 Rom., XIII, 1, 5.— 2 Liv. II, n. Il.— 3 Sleid., ibid. — 4  Var., ibid.

 

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Mais voici comme il continue : « Bien que les ecclésiastiques paraissent en évident péril, je crois ou qu'ils n'ont rien à craindre ou qu'en tout cas leur péril ne sera pas tel, qu'il pénètre dans tous leurs Etats, ou qu'il renverse toute leur puissance. Un bien autre péril les regarde : et c'est celui que saint Paul a prédit après Daniel, qui est que leur tyrannie tombera, sans que les hommes s'en mêlent, par l'avènement de Jésus-Christ et par le souffle de Dieu : c'était là, poursuivait-il, son fondement : c'est pour cela qu'il ne s'était pas beaucoup opposé à ceux qui prenaient les armes : car il savait bien que leur entreprise serait vaine, et que si on massacrait quelques ecclésiastiques, cette boucherie ne s'étendrait pas jusqu'à tous (1). »

On voit en passant l'esprit de la Réforme dès son commencement : chaque temps a son prophète, et Luther faisait alors ce personnage : tout était alors dans saint Paul et dans Daniel, comme tout est présentement dans l'Apocalypse : sur la foi de la prophétie, il n'y avait qu'à laisser faire les séditieux contre les ecclésiastiques : ils n'en tueraient guère ; et Luther se consolait de les voir périr d'abord en si petit nombre, parce qu'il était assuré d'une vengeance plus universelle qui allait éclater d'en haut sur eux. Si c'est dans cette vue qu'il les épargne, que deviendront-ils, hélas ! pour peu que tarde la prophétie? Quoi! le saint nom des prophètes sera-t-il toujours le jouet de la Réforme et le prétexte de ses violences et de ses révoltes? Mais laissons ces plaintes, et renfermons-nous dans celles de notre sujet. On nous demande quelquefois la preuve des séditions causées par la Réforme; et poussées dès son commencement contre les catholiques et contre les prêtres jusqu'à la pillerie, les voilà poussées jusqu'au meurtre : et c'est Luther, témoin non suspect, qui le dépose lui-même. On l'accuse d'y avoir du moins connivé : on n'a pas besoin de preuve, et c'est lui-même qui nous avoue « qu'il ne s'y est opposé » que faiblement, sans se mettre « beaucoup » en peine d'arrêter le cours « de la sédition armée. » Il lui laissait massacrer un petit nombre d'ecclésiastiques, et c'était assez « que la boucherie ne s'étendît pas sur tous. » Peut-on nier, sous couleur de réprimer

 

1 Sleid., liv. V.

 

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la sédition, que ce ne soit là lui lâcher la bride? Je n'avais point rapporté cet étrange discours de Luther dans l’Histoire des Variations : on pense me faire accroire que j'y exagère les excès de la Réforme : on voit, loin d'exagérer, que je suis contraint de supprimer beaucoup de choses; et on verra dans tous les endroits qu'on attaquera de cette histoire, qu'on a si peu de moyens d'en affaiblir les accusations, que la Réforme au contraire paraîtra toujours plus coupable que je ne l'ai dit d'abord, à cause que j'étais contraint à donner des bornes à mon discours.

Cependant on ne rougit pas de m'accuser « de mauvaise foi (1), » et même de calomnie: ces reproches m'ont fait horreur, je l'avoue: j'écris sous les yeux de Dieu; et on a pu voir que je tâche de mesurer toutes mes paroles, en sorte que mes expressions soient plutôt faibles qu'outrées. S'il faut user de termes forts, la force de la vérité me les arrache. M. Basnage m'objecte « une contradiction sensible, » en ce « que je veux que Luther, dès l'an 1525, ait soulevé ou entretenu la rébellion des paysans, » pendant que « j'avoue ailleurs (2) que jusqu'à la ligue de Smalcalde , qui se fit longtemps après, il n'y avait rien de plus inculqué dans ses écrits que cette maxime , qu'on ne doit jamais prendre les armes pour la cause de l'Evangile (3). » Je reconnais mes paroles. Certainement je n'avais garde d'accuser Luther d'avoir au commencement rejeté l'obéissance due au magistrat et même au magistrat persécuteur, puisqu'au contraire j'avoue que, bien éloigné d'en venir d'abord à cet excès, il enseigna les bonnes maximes : et c'est par où je le convaincs d'avoir varié lorsqu'il en a pris de contraires. Il fallait que la Réforme fût confondue par elle-même dès son principe, et que la loi éternelle la forçât d'abord à établir l'obéissance qu'elle devait rejeter dans la suite ; le bien ne se soutient pas chez elle : il n'y prend point racine, pour ainsi parler, parce qu'il n'y a jamais toute sa force : de là vient aussi qu'elle se dément dans le temps même qu'elle dit la vérité : Luther fomentait la rébellion qu'il semblait vouloir éteindre; et en un mot, comme on vient de voir, il inspirait plus de mal qu'il n'en conseillait en effet dans ce temps-là. Mais dans la suite il ne garda point de mesure : il

 

1 Basn., ibid. — 2 Basn., ibid., 500. — 3 Var., liv. IV, n. 1.

 

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enseigna ouvertement qu'on peut armer contre les souverains, sans épargner ni rois, ni Césars : toute l'Allemagne protestante entre dans ces sentiments : la contagion gagne l'Ecosse et l'Angleterre : la France ne s'en sauve pas : la Réforme remplit tout de sang et de carnage : dans les vains efforts qu'elle fait pour effacer de dessus son front ce caractère si visiblement antichrétien, elle succombe, et ne trouve plus de ressource qu'à chercher même parmi nous de mauvais exemples : comme si réformer le monde était seulement prendre un beau titre sans valoir mieux que les autres.

Mais si on ne voulait pas éviter soi-même les abus qu'on reprenait dans l'Eglise, il ne fallait pas du moins approuver ses propres égarements ni s'en faire honneur : nous détestons parmi nous tout ce que nous y voyons de mauvais exemples, en quelque lieu qu'il paraisse  et de quelque nom qu'il s'autorise : les rébellions des protestants sont passées en dogmes et autorisées par les synodes : ce n'est point un mal qui soit survenu à la Réforme vieillie et défaillante : c'est dès son commencement et dans sa force, c'est sous les réformateurs et par leur autorité qu'elle est tombée dans cet excès, et des abus si énormes ont les mêmes auteurs que la Réforme.

On peut voir beaucoup d'autres choses également convaincantes sur cette matière dans un livre intitulé Avis aux Réfugiés, qui vient de tomber entre mes mains, quoiqu'il ait été imprimé en Hollande au commencement de l'année passée. Cet ouvrage semble être bâti sur les fondements de l'Apologie des Catholiques, qui n'a laissé aucune réplique aux protestants; mais pour leur ôter tout prétexte, on y ajoute en ce livre, non-seulement ce qui s'est passé depuis, mais encore tant d'autres preuves des excès de la Réforme, et une si vive réfutation de ses sentiments, qu'elle ne peut plus couvrir sa confusion. Si l'auteur de ce bel ouvrage est un protestant , comme la préface et beaucoup d'autres raisons donnent sujet de le croire, on ne peut assez louer Dieu de le voir si désabusé des préventions où il a été nourri, et de voir que sans concert nous soyons tombés lui et moi dans les mêmes sentiments sur tant de points décisifs. Je ne dois pas refuser cette preuve de la vérité; elle se fait sentir à qui il lui plaît; et lorsqu'elle veut faire

 

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concourir les pensées des hommes au même but, nulle diversité d'opinions ou de pensées ne lui fait obstacle. Les protestants peuvent voir dans cet ouvrage (1) avec quelle témérité M. Jurieu les vantait, il y a dix ans, comme les plus assurés et les plus fidèles sujets (2). On leur montre dans cet ouvrage l'affreuse doctrine de leurs auteurs contre la majesté des rois et contre la tranquillité des Etats. Toute la ressource de la Réforme était autrefois de désavouer, quoiqu'avec peu de sincérité, tous ces livres que l'esprit de rébellion avait produits, ceux d'un Buchanan, ceux d'un Paré, ceux d'un Junius Brutus et tant d'autres de cette nature; mais maintenant on leur ôte entièrement cette vaine excuse, en leur montrant qu'ils ont confirmé, et qu'ils confirment encore par leur pratique constante, cette doctrine qu'ils désavouaient; et que l'église anglicane, qui de toutes les protestantes avait le mieux conservé la doctrine de l'inviolable majesté des rois, se voit contrainte aujourd'hui de l'abandonner (3). On n'oublie pas que M. Jurieu, le même qui nous vantait il y a dix ans la fidélité des protestants à toute épreuve, jusqu'à dire que « tous les huguenots étaient prêts de signer de leur sang que nos rois ne dépendent pour le temporel de qui que ce soit que de Dieu, et que sous quelque prétexte que ce soit les sujets ne peuvent être absous du serment de fidélité (4), » à la fin a embrassé le parti de ceux qui donnent tout pouvoir aux peuples sur leurs rois; qu'il leur laisse par conséquent le pouvoir de l'absoudre eux-mêmes et sans attendre personne de tout serment de fidélité et de toute obligation d'obéir à leurs souverains ; et qu'il s'est par ce moyen réfuté lui-même, plus que n'auraient jamais pu faire tous ces adversaires ensemble. Par là on découvre clairement que la Réforme n'a rien de sincère ni de sérieux dans ses réponses, qu'elle les accommode au temps et les fait au gré de ceux qu'elle veut flatter. Ce qui donnait prétexte aux protestants de préférer leur fidélité à celle des catholiques, était la prétention des Papes sur la temporalité des rois. Mais outre qu'on leur a fait voir dans ce livre que toute la France, une aussi grande partie de l'Eglise catholique, fait profession

 

1 Avis, p. 77. — 2 Polit. du Clergé.— 3 Avis, p. 219 et suiv.— 4 Avis, p. 81 et suiv.; Polit. du Clerg., p. 217.

 

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ouverte de la rejeter (1), on montre encore plus clair que le jour que s'il fallait comparer les deux sentiments, celui qui soumet le temporel des souverains aux Papes, et celui qui le soumet au peuple; ce dernier parti, où la fureur, où le caprice , où l'ignorance et l'emportement domine le plus, serait aussi sans hésiter le plus à craindre. L'expérience a fait voir la vérité de ce sentiment ; et notre âge seul a montré parmi ceux qui ont abandonné les souverains aux cruelles bizarreries de la multitude, plus d'exemples et plus tragiques contre la personne et la puissance des rois qu'on n'en trouve durant six à sept cents ans parmi les peuples qui en ce point ont reconnu le pouvoir de Rome. Enfin la Réforme poussée à bout pour ses révoltes, produisait pour dernière excuse l'exemple des catholiques sous Henri le Grand ; mais on l'a encore forcée dans ce dernier retranchement (2), non-seulement en lui faisant voir combien il était honteux, en se disant réformés, de faire pis que tous ceux qu'on était venu corriger ; mais encore en montrant dans le bon parti, qui était celui du roi, des parlements tout entiers composés de catholiques, une noblesse infinie de même croyance et presque tous les évêques, desquels nulle autorité et nul prétexte de religion n'avait rien pu obtenir contre leur devoir : au lieu que parmi les protestants, lorsqu'on y a attaqué les souverains, la défection a été universelle et poussée jusqu'aux excès qu'on a vus. Joignez à toutes ces choses si évidemment démontrées par un protestant dans l’Avis aux Réfugiés, ce que j'ai dit dans ces deux derniers Avertissements en me renfermant, comme je devais, dans la Défense des Variations contre M. Jurieu et M. Basnage qui les attaquaient; l'histoire de la Réforme paraîtra affreuse et insupportable, puisqu'on y verra toujours l'esprit de révolte en remontant depuis nos jours jusqu'à ceux des réformateurs.

Ainsi par un juste jugement, Dieu livre au sens réprouvé et à des erreurs manifestes ceux qui prennent des noms superbes contre son Eglise, et entreprennent de la réformer dans sa doctrine. Témoin encore le mariage du landgrave, l'éternelle confusion de la Réforme, et l'écueil inévitable où se briseront à jamais tous les

 

1 P. 210, 211, 214. — 2 Avis, p. 282 et suiv.

 

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reproches qu'elle nous l'ait des abus de nos conducteurs. Car y en a-t-il un plus grand que de flatter l'intempérance, jusqu'à autoriser la polygamie, et d'introduire parmi les chrétiens des mariages judaïques et mahométans? Vous avez vu les égarements du ministre Jurieu sur ce sujet, si étranges et si excessifs, que plusieurs bons protestants en ont eu honte. J'ai vu les écrits de M. de Beauval, que M. Jurieu tâche d'accabler par son autorité ministrale; j'ai vu la lettre imprimée d'un ministre sur ce sujet. J'ai cru que c'était M. Basnage, confrère de M. Jurieu dans le ministère de Roterdam : on m'assure que c'est un autre, je le veux ; et quoi qu'il en soit, ce ministre qui m'est inconnu pousse vigoureusement M. Jurieu, qui de son côté ne l'épargne pas. Le mariage du landgrave et l'erreur prodigieuse des réformateurs a excité ce tumulte parmi les ministres. M. Basnage lui-même, qui ne veut pas être l'auteur de la lettre publiée contre son confrère, prend un autre tour que le sien dans sa Réponse aux Variations; voyons s'il réussira mieux, et poussons encore ce ministre par cet endroit-là : ce sera autant d'avancé sur la réponse générale qu'il lui faudra faire, et elle sera déchargée de cette matière. Voici donc comme il commence : « Il faut rendre justice aux grands hommes autant que la vérité le permet ; mais il ne faut pas dissimuler leurs fautes. J'avoue donc que Luther ne devait pas accorder au landgrave de Hesse la permission d'épouser une seconde femme, lorsque la première était encore vivante : et M. de Meaux a raison de le condamner sur cet article (1). » C'est quelque chose d'avouer le fait, et de condamner le crime sans chicaner; mais il en fallait davantage pour mériter la louange d'une véritable et chrétienne sincérité : il fallait encore rayer Luther, Bucer et Mélanchthon, ces chefs des réformateurs, du rang « des grands hommes. » Car encore que les grands hommes en matière de religion et de piété, qui est le genre où l'on veut placer ces trois personnages, puissent avoir des faiblesses, il y en a qu'ils n'ont jamais, comme celle de trahir la vérité et leur conscience, de flatter la corruption, d'autoriser l'erreur et le vice connu pour tel; de donner au crime le nom de la sainteté et de la vertu; d'abuser pour tout cela de l'Ecriture et du

 

1 Basn., tom. I, IIe part., chap. III, p. 443.

 

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ministère sacré ; de persévérer dans cette iniquité jusqu'à la fin , sans jamais s'en repentir ni s'en dédire, et d'en laisser un monument authentique et immortel à la postérité. Ce sont là manifestement des faiblesses incompatibles, je ne dis pas avec la perfection « des grands hommes, » mais avec les premiers commencements de la piété. Or tels ont été Luther, Bucer et Mélanchthon : ils ont trahi la vérité et leur conscience : c'est de quoi M. Basnage demeure d'accord, et en pensant les excuser il met le comble à leur honte : « Je remarquerai, dit-il, trois choses : la première, qu'on arracha cette faute à Luther; il en eut honte, et voulut qu'elle fût secrète (1). » Bucer et Mélanchthon ont la même excuse, mais c'est ce qui les condamne. Car ils n'ont donc pas péché par ignorance : ils ont donc trahi la vérité connue : leur conscience leur reprochait leur corruption ; ils en ont étouffé les remords, et ils tombent dans ce juste reproche de saint Paul : « Leur esprit et leur conscience sont souillés (2). » Voilà les héros de la Réforme et les chefs des réformateurs. Si c'est une excuse de cacher les crimes qui ne peuvent pas même souffrir la lumière de ce monde, il faut effacer de l'Ecriture ces redoutables sentences : « Nous rejetons les crimes honteux qu'on est contraint de cacher (3) » Et encore : « Ce qui se fait parmi eux, » et qui pis est, ce qu'on y approuve, ce qu'on y autorise, « est honteux même à dire (4); » et enfin cette parole de Jésus-Christ même : « Celui qui fait mal hait la lumière (5). » Ainsi qui veut découvrir le faux de la Réforme et la faible idée qu'on y a du vice et de la vertu, n'a qu'à entendre les vaines excuses dont elle tâche de diminuer ou de pallier les faiblesses les plus honteuses de ses prétendus grands hommes.

Mais ils ne connaissaient peut-être pas toute l'horreur du crime qu'ils commettaient? C'est ce qu'on ne peut pas dire en cette rencontre. Car ils savaient que leur crime était d'autoriser une erreur contre la foi : de pervertir le sens des Ecritures : d'anéantir la réforme que le Fils de Dieu avait faite dans le mariage. Ils savaient la conséquence d'une telle erreur, puisqu'ils reconnaissaient expressément que si leur déclaration venait aux oreilles du

 

1 Basn., tom. I, IIe part. chap. III, p. 443. — 2 Tit., I, 15. — 3 II Cor., IV, 2. — 4 Ephes., V, 12. — 5 Joan., III, 20.

 

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public, ils n'auraient rien de moins à craindre, que d'être mis « au rang des mahométans et des anabaptistes qui se jouent du mariage (1). » C'est en effet en ce rang qu'ils ne craignent pas de se mettre, pourvu que le cas soit secret. L'erreur qu'ils autorisent est quelque chose de pis qu'un adultère public, puisqu'ils aiment mieux que la femme qu'ils donnent au landgrave passe pour une impudique et lui pour un adultère, que de découvrir l'infâme secret de son second mariage. Par leur consultation ils ne justifient pas ce prince. Car un aveugle qui se laisse conduire par d'autres aveugles n'en est pas quitte pour cela, et il tombe avec eux dans l'abîme. Ils damnent donc celui qui leur confiait sa conscience, et ils se damnent avec lui. Ils le damnent, dis-je, d'autant plus inévitablement, qu'il se flatte du consentement et de l'autorité de ses pasteurs, qui n'étaient rien de moins dans le parti que les auteurs de la Réforme. Je ne vois rien de plus clair ni ensemble de plus affreux que tous ces excès.

« On leur arracha cette faute, » dit M. Basnage. Quoi ! leur fit-on violence, pour souscrire à cet acte infâme qui ternit la pureté du christianisme, où un adultère public est appelé du saint nom de mariage? Leur fit-on voir des épées tirées? Les enferma-t-on du moins ? Les menaça-t-on de leur faire sentir quelque mal ou dans leurs personnes ou du moins dans leurs biens? C'est ce qu'on eût pu appeler en quelque façon « leur arracher une faute, » quoique dans le fond on n'arrache rien de semblable à un parfait chrétien, et il sait bien mourir plutôt que de céder à la violence. Mais il n'y eut rien de tout cela dans la souscription des réformateurs : on leur promit des monastères à piller (2) : que la Réforme en rougisse : le landgrave, l'homme du monde qui avait le plus conversé avec ces réformateurs et qui les connaissait le mieux, les gagne par ces promesses : et voilà toute la violence qu'il leur fait. Il est vrai qu'il leur fait aussi entrevoir qu'il pourrait les abandonner, et s'adresser ou à l'Empereur ou au Pape même. A ces mots la Réforme tremble : « Notre pauvre petite église, misérable et abandonnée, a besoin, dit-elle, de princes régents vertueux (3); »

 

1 Consult., n. 10, 11 ; Var., liv. VI, n. 8. — 2 Var., liv. VI, n. 4. — 3 Consult., n. 3; Var., liv. VI, n. 7.

 

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de ces vertueux qui veulent avoir ensemble deux épouses : il faut tout accorder à leur intempérance, de peur de les perdre : une église qui s'appuie sur l'homme, et sur le bras de la chair, ne peut résister à de semblables violences. C'est ainsi que Luther, Bucer et Mélanchthon, ces colonnes de la Réforme, sont violentés selon M. Basnage; et cela qu'est-ce autre chose qu'avouer en autres termes qu'ils sont violentés par la corruption de leur cœur?

Elle fut si grande et leur assoupissement si prodigieux, qu'ils ne se réveillèrent jamais : ils sentaient qu'ils laissaient un acte de célébration de mariage, la première femme vivante, où il était énoncé qu'on le faisait « en présence de Mélanchthon, de Bucer et de Mélander (1) le propre pasteur et prédicateur du prince, » et de l'avis de plusieurs autres prédicateurs, dont la consultation était jointe au contrat de mariage, signée en effet de sept docteurs, à la tête desquels étaient Luther, Mélanchthon et Bucer, et à la fin le même Denis Mélander le propre pasteur du landgrave. Ces deux actes furent déposés dans les registres publics attestés authentiquement par des notaires, « pour éviter le scandale et conserver la réputation de la fille que le landgrave épousait et de toute son honorable parenté. » Ces actes étaient donc publics, et on supposait qu'ils devaient paraître un jour comme regardant tout ensemble et l'honneur d'une famille considérable, et même l'intérêt d'une maison souveraine. Cependant loin de les avoir jamais révoqués, Luther et ses compagnons y persistent. Ce secret honteux ne fut pas si bien gardé, qu'on n'en ait fait le reproche et au landgrave et à Luther de leur vivant : ils s'en sauvent par des équivoques, et Luther y ajoute fièrement à son ordinaire a que le landgrave est assez puissant, et a des gens assez savants pour le défendre (2) ; » ce qui est joindre la menace au crime et insulter à la raison, à cause que le mépris en est soutenu par la puissance. Tout cela est démontré si clairement dans l'Histoire des Variations, qu'on n'a rien eu à y répliquer : telle a été la conduite de ces « grands hommes, » et il faut du moins avouer qu'il n'y en a de cette figure que dans la Réforme.

Grâce à Dieu, ceux que nous reconnaissons parmi nous pour

 

1 Var., liv. VI, n. 9 ; Instrum. copul., à la fin. — 2 Var., liv. VI, n. 10.

 

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de grands hommes ne sont pas tombés dans des excès où l'on voie de la perfidie, de l'impiété, une corruption manifeste, et une lâche prostitution de la conscience. Mais sans parler des grands hommes, je pose en fait, parmi tant de fautes dont les protestants ont chargé quelques Papes à tort ou à droit, qu'ils n'en nommeront jamais un seul, dans un si grand nombre et dans la suite de tant de siècles, qui soit tombé dans un abus de cette nature. Qu'ainsi ne soit M. Basnage, qui pousse en cette occasion la récrimination le plus loin qu'il peut, n'a eu à nous objecter que deux décrets des Papes : l'un de Grégoire II, et l'autre de Jules II. Or pour commencer avec lui par le dernier, il nous objecte « la dispense que ce Pape accorda à Henri VIII, » pour épouser la veuve de son frère Arthus; et comme s'il avait prouvé qu'il fût constant que cette dispense fût illégitime, il s'écrie en cette sorte : « Faut-il moins de sainteté pour être vicaire de Jésus-Christ et le chef de l'Eglise, que pour réformer quelques abus? Où l'inceste est-il un crime moins énorme qu'un double mariage (1) ? » Il renouvelle ici le fameux procès du mariage de Henri VIII avec Catherine d'Arragon; mais visiblement il n'y a nulle bonne foi à comparer ces deux exemples. Afin qu'ils fussent égaux, il faudrait qu'il fût aussi constant que le mariage contracté avec la veuve de son frère est réprouvé dans l'Evangile, qu'il est constant que le mariage contracté avec une seconde femme, la première encore vivante, y est rejeté. Mais M. Basnage sait bien le contraire : il sait bien, dis-je, qu'il est constant entre lui et nous que la polygamie est défendue dans l'Evangile, et qu'une femme surajoutée à celle qu'on a déjà ne peut être légitime. Oserait-il dire qu'il soit de même constant entre nous que l'Evangile ait défendu d'épouser la veuve de son frère, ou que le précepte du Lévitique, qui défend de tels mariages, ait lieu parmi les chrétiens? Mais il sait, loin que cela soit constant parmi nous, qu'il ne l'est pas même parmi les protestants. Nous en avons rapporté dans l'Histoire des Variations (2), les témoignages favorables au mariage de Henri VIII et à la dispense de Jules II. Mélanchthon et Bucer ont approuvé cette dispense, et conséquemment ont improuvé le divorce de Henri VIII.

 

1 Basn., ibid., 143. — 2 Var., liv. VII, n. 54 et suiv.

 

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Castelnau, dont nous avons vu l'autorité alléguée par M. Basnage, dit expressément que « ce roi envoya en Allemagne et à Genève, offrant de se faire chef des protestants, mener dix mille Anglais à la guerre, et contribuer cent mille livres sterlings, qui valent un million de livres tournois; mais ils ne voulurent jamais approuver la répudiation (1). » Selon le témoignage de ce grave auteur, la répudiation fut improuvée, non-seulement en Allemagne, mais encore à Genève même : c'est-à-dire dans les deux partis de la nouvelle Réforme. Si Calvin a introduit depuis ce temps un autre sentiment parmi les siens, il ne laisse pas de demeurer pour constant que la dispense de Jules II était si favorable, qu'elle fut même approuvée de ceux qui cherchaient le plus à critiquer la conduite des Papes.

M. Basnage reproche à Jules II d'avoir accordé cette dispense hautement et à la face du soleil, au lieu que Luther a eu honte de celle qu'il a donnée, et tâcha de la cacher : ce qui est selon ce ministre bien moins criminel. Sans doute quand le crime est manifeste, l'audace de le publier en fait le comble. Mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Jules II n'avait garde de rougir de sa dispense, ou de la cacher à l'exemple des chefs de la Réforme, puisqu'au contraire il la donnait hautement comme légitime (2) qu'elle fut publiquement acceptée par tout le royaume d'Angleterre, où elle demeura sans contradiction durant vingt ans, et qu'en effet les fondements s'en trouvèrent si solides, que les plus passionnés ennemis des Papes les crurent inébranlables. Voilà ce que l'on compare à la scandaleuse consultation de Luther.

Le ministre nous objecte que « le concile de Trente prononce anathème contre ceux qui lui disputeront le pouvoir de dispenser dans les degrés d'affinité défendus par la loi de Dieu (2). » D'où il conclut « que l'Eglise romaine se donne l'autorité de faire des choses directement contraires à la loi de Dieu. » Il dissimule qu'il s'agit ici de l'ancienne loi et de sa police, et que dans ce décret du concile la question n'était pas, si l'Eglise pouvait dispenser de la loi de Dieu, ce que les Pères de Trente n'ont jamais pensé ; mais

 

1 Mém. de Castelnau, liv. I, chap. XI, p. 29, Le Lab. — 2 Basn., ibid., 443; Conc. Trid., sess. XXIV, can. 3.

 

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si Dieu lui-même avait abrogé la loi ancienne à cet égard. Nous prétendons qu'une partie des empêchements du mariage portés par le Lévitique sont de la loi positive et de la police de l'ancien peuple, dont Dieu nous a déchargés : en sorte que ces empêchements ne subsistent plus que par des coutumes et des lois ecclésiastiques. Ce n'est qu'en cette manière et dans cette vue que l'Eglise en dispense : et c'est par conséquent une calomnie de dire qu'elle s'élève au-dessus de la loi de Dieu, ou qu'elle en prétende dispenser.

M. Basnage nous oppose un second décret de Pape, et il est bon d'entendre avec quel air de décision et de dédain il le fait. « M. de Meaux se trompe, dit-il, quand il assure si fortement (au sujet de la consultation de Luther) que ce fut la première fois qu'on déclara que Jésus-Christ n'a point défendu de semblables mariages (où l'on a deux femmes ensemble) : il faut le tirer d'erreur en lui apprenant ce que fit Grégoire II, lequel étant consulté si l'Eglise romaine croyait qu'on put prendre deux femmes, lorsque la première détenue par une longue maladie ne pouvait souffrir le commerce de son mari, décida (1) » selon la vigueur du Siège apostolique, que lorsqu'on ne pouvait se contenir, il fallait prendre une autre femme, pourvu qu'on fournît les aliments à la première. On voit déjà en passant que ce n'est pas là prendre deux femmes, comme M. Basnage veut le faire entendre, mais en quitter une pour une autre : ce qui est bien éloigné de la bigamie dont il s'agit entre nous. Au reste ce curieux décret, que M. Basnage daigne bien m'apprendre, n'est ignoré de personne : toutes nos écoles en retentissent, et nos novices en théologie le savent par cœur. Après deux autres passages aussi vulgaires que celui-là, M. Basnage avec un ton fier et avec un air magistral nous avertit qu'il ne les rapporte que « pour apprendre à M. de Meaux qu'il ne doit pas se faire honneur de l'antiquité qu'il n'a pas examinée (2). » Je lui laisse faire le savant tant qu'il lui plaira, et il aura bon marché de moi, tant qu'il ne me reprochera que de l'ignorance : je ne trouve rien de plus bas ni de plus vain parmi les hommes que de se piquer de science ; mais aussi ne faut-il pas en avoir beaucoup pour répondre à M. Basnage. Cette décision de Grégoire II se trouve

 

1 P. 443. — 2 Ibid., 444.

 

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parmi ses lettres (1), et encore dans le Décret de Gratien avec cette note au bas : Illud Gregorii sacris canonibus, imo evangelicœ et apostolicœ doctrinœ penitùs reperitur adversum (2) : c'est-à-dire : « Cette réponse de Grégoire est contraire aux saints canons, et même à la doctrine évangélique et apostolique. » Les Papes ne sont donc pas si jaloux qu'on pense de maintenir comme inviolables toutes les réponses de leurs prédécesseurs, puisqu'on trouve celle-ci avec cette note dans le Décret imprimé par l'ordre de Grégoire XIII, et que les réviseurs qu'il avait nommés n'y trouvent rien à redire. Ainsi sans nous arrêter à ce que d'autres ont dit sur ce passage, contentons-nous de demander à M. Basnage ce qu'il en prétend conclure? Quoi? que ce Pape a approuvé comme Luther qu'on eût deux femmes ensemble pour en user indifféremment? C'est tout le contraire : c'est autre chose de dire avec ce Pape, que le mariage soit dissous en ce cas, autre chose de dire avec Luther que sans le dissoudre on en puisse faire un second ; l'un a plus de difficulté, l'autre n'en eut jamais la moindre parmi les chrétiens : et Luther est le premier et le seul à qui la corruption a fait naître un doute sur un sujet si éclairci. Que si parmi les protestants, d'autres ou devant ou après lui ont soutenu en spéculation la polygamie, il est le seul qui ait osé pousser la chose jusqu'à la pratique.

Mais enfin, dira-t-on, quoi qu'il en soit, un Pape se sera trompé? Est-ce là de quoi il s'agit? M. Basnage connaît-il quelqu'un parmi nous qui entreprenne de soutenir que les Papes ne se soient jamais trompés, pas même comme docteurs particuliers? Et quand il voudrait conclure que celui-ci se serait trompé même comme Pape, à cause qu'il parle comme il dit lui-même : Vigore Sedis apostolicœ : avec la force et la vigueur du Siège apostolique : sans examiner s'il est ainsi et si c'est là tout ce qu'on exige pour prononcer comme on dit ex cathedrâ : enfin tout cela n'est pas notre question. Ce n'est pas une ignorance ou une surprise de Luther que nous objectons à la Réforme ; il n'y aurait rien là que d'humain : c'est une séduction faite de dessein dans un dogme essentiel

 

1 Gregor. II, epist IX,  tom I ; Conc. Gall. — 2 Dec, II part., caus. 32, quaest. VII, cap  XVIII : Quod proposuisti.

 

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du christianisme, par une corruption manifeste, contre la vérité et sa conscience. Il n'en est pas ainsi de Grégoire II; ce n'est point pour flatter un prince qu'il a écrit de cette sorte : c'est dans une difficulté assez grande une résolution générale : on ne lui a fait espérer, pour le corrompre, ni le pillage d'un monastère, ni de secourir son parti : il ne se croit pas obligé de cacher sa réponse : s'il s'est trompé, aussi ne le suit-on pas, et on le reprend sans scrupule : mais enfin il a dit naturellement ce qu'il pensait : M. Basnage n'a pu le convaincre, ni lui ni les autres Papes, d'avoir décidé contre leur conscience, comme Luther et ses compagnons sont convaincus de l'avoir fait, et par les reproches de la leur et de l'aveu de M. Basnage ; et ainsi les réformateurs de la Papauté n'y ont pu trouver aucun abus qui égalât ceux qu'ils ont commis.

Le ministre n'a point trouvé de Pape : il a cru trouver un empereur. « Valentinien, dit-il, fit publier dans toutes les villes de l'empire une loi en faveur de la bigamie ; et en effet il eut deux femmes sans encourir l'excommunication de son clergé (1). » Qu'appelle-t-il son clergé? Ce sont les évoques du quatrième siècle. N'est-ce pas aussi le clergé de M. Basnage, et veut-il à l'exemple de M. Jurieu livrer à l'Antéchrist ce clergé auguste, qui comprend les colonnes du christianisme? Veut-il dire que tant de saints et un siècle si plein de lumière ait approuvé une loi si étrange et si inouïe, je ne dis pas seulement dans l'Eglise catholique, mais dans l'empire romain , ou qu'on ait pu douter un seul moment que la polygamie fût défendue ? Il n'oserait l'avoir dit, et il sait bien qu'on l'accablerait de passages qui lui prouveraient le contraire. Mais enfin il y a eu une loi? Je n'en crois rien, non plus que Baronius et M. Valois, et tous nos habiles critiques. Socrate, qui le dit seul (2), ne mérite pas assez de croyance pour établir un fait si étrange : M. Basnage sait bien qu'il en hasarde bien d'autres, dont il est dédit par tous les savants. Sozomène, qui le suit presque partout, se tait ici : Théodoret de même : en un mot tous les auteurs du temps ou des temps voisins gardent un pareil silence, et on ne trouve ce fait que dans ceux qui ont copié Socrate quatre à cinq

 

1 Basn., p. 444. — 2 Socr., lib. IV, cap. XXVI.

 

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cents ans après. Il ne faut pas oublier deux auteurs païens qui ont écrit vers les temps de Valentinien. C'est Ammian Marcellin et Zozime; le premier est constamment peu favorable à ce prince, qu'il semble même vouloir déprimer en haine du mépris qu'il témoignait pour Julien l'Apostat, le héros de cet historien (1) : et néanmoins parmi toutes ses fautes qu'il marque avec un soin extrême, non-seulement il ne marque point celle-ci, mais il semble même qu'il ait dessein de l'exclure, puisqu'il rend ce témoignage à Valentinien, que ce prince « toujours attaché aux règles d'une vie pudique, a été chaste au dedans et au dehors de sa maison, sans avoir jamais souillé sa conscience par aucune action malhonnête et impure, ce qui même le rendait sévère à réprimer la licence de la Cour (2). » Aurait-on rendu ce témoignage à un prince qui eût entrepris de faire une loi, et de donner un exemple pour autoriser la polygamie que les Romains, même païens, ne jugeaient digne que des barbares ; que Valérien, que Dioclétien et les autres princes avaient réprimée par des lois expresses qu'on trouve encore dans le Code ?

Si Valentinien en avait fait une contraire, Zozime n'aimait pas assez cet empereur pour nous le cacher. En parlant de Valentinien et du dessein qu'il avait de composer un corps de lois, il en remarque une qu'il fut contraint d'abolir (3) ; c'était le cas de parler de celle-ci, si elle avait jamais été. Aussi ne se trouve-t-elle ni dans le Code ni nulle part : ni on ne voit qu'elle ait jamais été reçue, ni on n'écrit qu'elle ait été abolie : il n'en est rété ni aucun usage dans l'Empire, bien qu'on prétende qu'elle ait été publiée dans toutes les villes : ni aucune marque parmi les jurisconsultes : ni enfin aucune mémoire parmi les hommes. Jamais les Pères ne l'ont reprochée , ni durant la vie ni après la mort, ni à Valentinien, ni à Justine cette prétendue seconde femme, quoique, devenue arienne et persécutrice des catholiques, elle n'avait pas mérité d'être flattée. Quand nous n'aurions aucune autre preuve contre cette fable, le nom même d'un empereur si grave , si sérieux, si chrétien y résisterait : il n'aurait pas déshonoré son empire, si glorieux d'ailleurs, par une loi non-seulement si criminelle même

 

1 Amm. Marc, lib. XXXVI, sub fin. ; XXVII. — 2 Ibid., XXX — 3 Lib. IV.

 

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dans l'opinion des païens, mais encore si impertinente. Qui en voudra voir davantage sur ce sujet peut consulter Baronius, qui même convainc de faux cette historiette de Socrate en plusieurs de ses circonstances, comme par exemple lorsqu'il nous donne cette Justine pour fille dans le temps que Valentinien l'épousa, elle qu'on sait avoir été veuve du tyran Magnence. C'est Zozime qui le rapporte au quatrième livre de son histoire : « Le jeune fils de Valentinien, que ce prince avait eu de la veuve de Magnence, fut, dit-il, fait empereur à l’âge de cinq ans  (1). » Et encore vers la fin du même livre : « Le jeune Valentinien se retira auprès de Théodose avec sa mère Justine, qui, comme nous avons dit, avait été femme de Magnence, et épousée après sa mort par Valentinien pour sa beauté. » Trouver deux fois dans un historien, plutôt ennemi que favorable à Valentinien, ce mariage avec Justine, sans qu il en marque cette honteuse circonstance, ce serait, quand nous n'aurions autre chose, une preuve plus que suffisante de sa fausseté. était-il permis à M. Basnage de dissimuler toutes ces choses : de nous donner comme un fait constant ce qu'il sait avoir été rejeté par tant d'habiles gens et par des raisons si solides : et encore de me reprocher l'ignorance de l'antiquité, parce que lorsque j'en marquais les sentiments sur la pluralité des femmes, je n'avais daigne tenir compte, ni d'un fait si mal fondé, ni de cette prétendue loi de Valentinien ? Et après tout, que peut-il conclure de tout ce fait, quand il serait aussi véritable qu'il est manifestement convaincu de faux? Le public n'en verrait pas moins de quelle absurdité il était à trois prétendus réformateurs de remettre en usage après tant de siècles une loi entièrement oubliée d'un empereur. M. Basnage nous cite pour dernier passage celui des Constitutions apostoliques, où « il est ordonné, dit-il, de recevoir paisiblement à la communion la concubine d'un infidèle qui n'a commerce qu'avec lui (2). » Il croit donc que les églises de Jésus-Christ ont approuvé de tels commerces hors du mariage , et ne craint point de souiller la sainteté des mœurs chrétiennes , et dans les temps les plus purs, par ces indignes soupçons. Faut-il apprendre à ce faux savant la distinction triviale des femmes épousées

 

1 Lib. IV, circa med. — 2 Basa. Const. Ap., VIII, 32.

 

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solennellement, et d'autres femmes qu'on appelait concubines, parce qu'elles étaient épousées avec moins de solennité, quoiqu'elles fussent vraies femmes sous un nom moins honorable? Toutes les lois en sont pleines, tous les jurisconsultes en conviennent, on en voit même des restes en Allemagne; on la trouve jusque dans l'Ecriture, et ce grand docteur l'ignore ou, ce qui est pis, il fait semblant de l'ignorer. C'est qu'il cherchait une occasion de nous objecter « que le droit canon, dont les lois sont si sacrées à Rome, autorise le concubinage, puisqu'il permet de coucher avec une fille lorsqu'on n'a point de femme (1). » S'il voulait dire des faussetés , il devait tâcher du moins de les expliquer en termes plus modestes. Mais où est cet endroit « du droit canon? » M. Basnage demeure court, et n'en a cité aucun endroit. C'est qu'en effet il n'y en a point : il n'a même osé citer ce fameux canon du concile de Tolède, où l'on permet une concubine au sens qu'on vient de rapporter, parce qu'il sait que cette grossière équivoque est maintenant reconnue de tout le monde : et cependant sur un fondement si léger il remue sans nécessité toutes ces ordures, et il ose calomnier la doctrine de l'Eglise catholique.

Voilà toutes les excuses qu'il a pu trouver pour la Réforme dans ce honteux mariage du landgrave. Il se donne encore la peine d'excuser ce prince, non de son incontinence qui est avérée, mais d'avoir eu de ces maladies qu'on ne nomme pas, et qu'il avait lui-même tâché de cacher; il est vrai : je l'avais remarqué en passant dans l'Histoire des Variations (2) comme une circonstance qui n'était pas indifférente au fait que je rapportais, et je l'avais fait avec tout le ménagement qui est dû en ces occasions aux oreilles d'un lecteur. Mais puisque M. Basnage m'entreprend ici comme « un calomniateur » qui ai « corrompu » un passage de Mélanchthon, que je produis, il me contraint à la preuve. Ce ministre veut nous faire accroire qu'on cachait, non point la nature de la maladie du landgrave, mais sa maladie elle-même, « de peur d'alarmer le parti dans un temps où sa présence était absolument nécessaire, et où le délai de son voyage pour se trouver avec les autres princes donnait déjà quelque alarmes. » M. Basnage

 

1 Basn., Const. Ap., VIII, 32. — 2 Var., liv. VI, n. 1. — 3 Basn., Const. Ap., VIII, 32.

 

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ne s'aperçoit pas, tant ses lumières sont courtes, qu'il est pris par son aveu. Dès qu'une personne publique, principalement un souverain, et un souverain d'une si grande action, cesse tout à fait de paraître, quoiqu'il soit au milieu de ses Etats, dès qu'on n'admet dans le cabinet que le domestique ou les gens plus affidés et plus familiers, et que l'antichambre est muette, on ne demande pas s'il est malade. Plus ce souverain est attendu dans une assemblée solennelle et plus sa présence y est nécessaire , plus on sent qu'il est malade lorsqu'il y manque : et loin d'en faire finesse, c'est alors qu'il le faut plutôt découvrir, de peur qu'on n'attribue son absence à une autre cause. Enfin si ce n'était pas la qualité du mal que l'on cachait, que veulent dire ces paroles de Mélanchthon, puisqu'enfin on me contraint à les traduire : « On cache la maladie , et les médecins disent que l'espèce n'en est pas des plus fâcheuses (1)? » Cependant « j'ai corrompu » Mélanchthon, dit notre ministre, à cause que la bienséance m'avait empêché de le traduire grossièrement, et de mot à mot. Mais après tout que nous importe? Quand on aura défendu un prince si réformé d'un mal honteux, l'aura-t-on défendu par là d'une intempérance encore plus honteuse ? Il la confesse lui-même : il avoue, dans l'Instruction qu'il envoie à Luther par Bucer que « quelques semaines après son mariage, il n'a cessé de se plonger dans l'adultère, et qu'il ne voulait ni ne pouvait se corriger d'une telle vie, à moins qu'on lui permit d'avoir deux femmes ensemble (2) : » et remarquons que la lettre qu'on vient de voir de Mélanchthon, cette lettre où il est parlé de la maladie qu'on ne nommait pas, est datée du commencement de I539 : l'Instruction est de la fin de la même année, et il y dit que cette belle résolution de demander la permission d'avoir deux femmes, est « la suite des réflexions qu'il a faites dans sa dernière maladie (3). » Il dit encore, et il a voulu qu'on l'écrivit en l'an 1540 dans l'acte de son second mariage, que ce mariage lui était nécessaire « pour la santé de son âme et de son corps (4). » Qu'on ramasse ces circonstances, et qu'on juge si c'est moi qui fais une calomnie au landgrave, comme le dit M. Basnages, ou si

 

1 Lib. IV, epist. CCXIV;   Var., liv. VI, n. 1. — 2 Var., ibid., n. 3; Inst. du Land., n. 1, 2. — 3 Var., ibid. — 4 Var., lib. VI, n. 9. — 5 Basn., p. 444.

 

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c'est M. Basnage qui me fait une honteuse chicane. Il dit encore que M. de Thou justifie ce prince, parce qu'en disant « qu'il avait une concubine avec sa femme par le conseil de ses pasteurs, » il ajoute « qu'à cela près il était fort tempérant. » Mais assurément le témoignage de M. de Thou ne prévaudra pas sur l'aveu du landgrave qu'on vient d'entendre. C'est une honte à ce prince et à la Réforme d'avouer ce commerce comme approuvé par ses pasteurs. Et néanmoins ce que l'on cachait était encore plus infâme, puisque c'était la débauche sous le nom de la sainteté, et un adultère public sous le voile du mariage.

Pour purger les chastes oreilles des idées d'un mariage scandaleux, et tout ensemble effacer les soupçons qu'on a voulu donner de l'ancienne Eglise, comme si elle était capable d'en approuver de semblables ou d'aussi mauvais : disons avec saint Augustin et les autres Pères, à la gloire de la sagesse divine, que les lois éternelles qu'elle a établies pour la multiplication de la race humaine, ont été dispensées dans l'exécution avec divers changements : que pour réparer les ruines de notre nature presque toute ensevelie dans les eaux du déluge, il a été convenable au commencement de permettre d'avoir plusieurs femmes; et que cette coutume venue de cette origine s'est conservée et se conserve encore en plusieurs contrées et dans plusieurs nations : qu'elle s'est conservée en particulier dans le peuple saint, à cause qu'il devait se multiplier par les mêmes voies que le genre humain, c'est-à-dire parle sang : que toutes les raisons qu'on vient de dire sont la cause des mariages de nos Pères les patriarches à commencer depuis Abraham, qui devait être le père de tant de nations : que Jacob, en qui devait commencer la multiplication du peuple saint par la naissance des douze patriarches pères des douze tribus, usa de cette loi, et fut suivi par tous ses descendants et tout le peuple de Dieu : que le désir de revivre dans une longue et nombreuse postérité, fut fortifié par celui de voir enfin sortir de sa race ce Christ tant promis : qu'après même qu'il fut déclaré qu'il sortirait de Juda et de David, chacun pouvait espérer d'avoir part à sa naissance par les filles de sa race, qu'on pourrait marier dans ces familles bénites : et qu'ainsi le même désir de multiplier sa race subsistait

 

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toujours dans l'ancien peuple , non-seulement par l'espérance de revivre dans ses enfants, mais encore par celle d'avoir en leur nombre le Désiré des nations. Les saintes femmes étaient touchées du même désir, tant de celui de revivre dans leur postérité que de celui d'être comptées parmi les aïeules du Christ, ce qui, comme on sait, a illustré Thamar, Ruth et Bethsabée. Par ces raisons et par la constitution de l'ancien peuple, la stérilité était un opprobre et la virginité était sans gloire : c'était la cause du désir qu'on voit dans les saintes femmes qui avaient ensemble un seul époux, de devenir mères; et comme ce désir des femmes pieuses était chaste et nécessaire en ce temps, les saints patriarches leurs époux avaient raison d'y condescendre. C'est aussi par là qu'on doit conclure que la jalousie ne régnait point en elles, non plus que la sensualité qui en est la source , mais le seul désir d'être mères, naturel dans son fond et raisonnable en ses manières selon la disposition de ces temps-là : on voit paraître ce même esprit dans les saints patriarches leurs époux ; et ainsi, comme le remarquent saint Chrysostome et saint Augustin (1), et comme l'apercevront aisément ceux qui regarderont de près toute leur conduite, ce n'était pas le désir de satisfaire les sens, mais l'amour de la fécondité qui présidait à ces chastes mariages, lesquels aussi étaient la figure de la sainte union de Jésus-Christ avec les âmes fidèles, qui s'unissant avec lui portent des fruits éternels. Par une raison contraire, depuis que la Synagogue eut enfanté Jésus-Christ, que les anciennes figures furent accomplies, et qu'on vit paraître le peuple qui ne devait plus se multiplier par la trace du sang, mais par l'effusion du Saint-Esprit, les choses devaient changer : rien n'empêchait plus que le mariage ne fût rétabli, comme il l'a été en effet par Jésus-Christ en sa première forme, et tel qu'il était en Adam et en Eve, où deux seulement et non davantage devenaient une seule chair. Par une suite infaillible de cette institution, la stérilité n'était plus une honte, et la virginité était comblée de gloire, d'autant plus qu'en la personne de la sainte Vierge elle avait fait une Mère et une Mère de Dieu. Il devait aussi paraître alors d'une manière éclatante que toutes les âmes que le Saint-Esprit rendrait fécondes, seraient unies en Jésus-Christ et composeraient toutes

 

1 Chrys., hom. LVI in Gen.; S. Aug., cont. Faust., lib. XXII, cap. XLVI.

 

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ensemble une seule Eglise figurée dans le mariage chrétien par la seule et fidèle épouse d'un seul et fidèle époux. On a vu depuis ce temps et selon ces chastes lois du mariage réformé par Jésus-Christ, que partout où son évangile fut reçu, les anciennes mœurs furent changées : les Perses qui l'ont embrassé, dit un chrétien des premiers siècles, n'épousent plus leurs sœurs : les Parthes ont renoncé à la coutume d'avoir plusieurs femmes, « comme les Egyptiens, à celle d'adorer Apis et des animaux. » Ainsi parlait Bardesane, ce savant astronome, dans l'admirable discours qu'Eusèbe rapporte (1) : ainsi parlent les autres auteurs ecclésiastiques d'un commun consentement, et le mariage réduit à la parfaite société de deux cœurs unis, a été un des caractères du christianisme : ce qui a fait dire à saint Augustin, « que ce n'était pas un crime d'avoir plusieurs femmes lorsque c'était la coutume : » la disposition des temps y convenait : « la loi ne le défendait pas : » mais maintenant « c'est un crime, parce que cette coutume est abolie. » Les temps sont changés : les mœurs sont autres : «et on ne peut plus se plaire dans la multitude des femmes que par un excès de la convoitise (2). »

On peut voir maintenant, non-seulement par l'autorité , mais encore par l'évidence de la doctrine céleste , combien est digne d'être détestée la Consultation de Luther, qui non contente de nous ramener à l'imperfection des anciens temps, nous met encore beaucoup au-dessous, puisque même dans ces temps-là, où le mariage plus libre unissait plusieurs épouses à un seul époux par un même lien conjugal, on a vu que ce n'était pas la licence, mais la seule fécondité qui dominait : au lieu que dans ce nouveau mariage autorisé par Luther et les autres réformateurs, le landgrave content de la lignée et des princes que lui avait donnés sa première femme, ne recherchait dans la seconde qu'on lui accordait, qu'un moyen d'assouvir l'ardeur que l'Evangile lui ordonnait de modérer.

        La Réforme peu régulière, et on le peut dire sans hésiter, peu délicate sur cette matière, a introduit dans la chrétienté un tel abus. On l'a poussé plus loin qu'on ne pense. M. Jurieu qui a établi ces honteuses nécessités que je ne veux pas répéter, pour

 

1 Euseb., Prœp. Ev., lib. VI, cap. X. — 2 Cont. Faust., lib. XXII, cap. XLVII.

 

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prendre aux chrétiens à multiplier leurs femmes, les a soutenues par la discipline de tous les Etats réformés (1). M. de Beauval et les autres s'y opposent en vain ; M. Jurieu lui déclare « qu'il ne changera pas de sentiment pour ses méchantes plaisanteries; qu'au reste ce n'est pas à lui à décider avec cet air de maître ; » que lui et tous ses amis dont il vante les conseils sont « des néants ; » et qu'enfin il n'appartient pas à « un jeune avocat qui ne sait ce qu'il dit, et qui parle de ce qu'il ne sait pas, » d'opposer son sentiment à celui « d'un théologien » aussi grave que M. Jurieu (2). Puis lui parlant au nom de la Réforme, ou de tout l'ordre des ministres : « Qu'il ne fasse point, dit-il, si fort le maître : nous n'en voulons point pour avocat : nous défendrons bien la pureté de nos mariages sans lui. » En cet endroit M. de Beauval a raison de se souvenir de l'incomparable chapitre de l'Accomplissement des prophéties (3), où dans la plus grande ferveur de ses dévotions et même au milieu de ses lumières prophétiques, « l’âme pénétrée de la plus vive douleur» qu'on puisse imaginer sur les malheurs de la Réforme, M. Jurieu avoue qu'il ressent le plaisir de la vengeance, et paraît nager dans la joie en maltraitant un auteur qui l'avait piqué dans quelque endroit délicat. Mais M. de Beauval a beau relever le ridicule de son adversaire dans ses prophéties, dans les miracles qu'il conte et dans tous les autres excès de ses sentiments outrés : l'autorité de M. Jurieu prévaut : les synodes et les consistoires se taisent sur la doctrine que ce ministre leur attribue. C'est qu'il est vrai dans le fond que les églises protestantes se donnent des libertés excessives sur les mariages ; et ceux qui se vantent de réformer l'Eglise catholique ont besoin d'apprendre d'elle en cette matière, comme dans les autres également importantes , la régularité et la pureté de la morale chrétienne.

 

1 Lett. past. — 2 Avis de l’aut. des Lett. past. à M. de Beauval, p. 7. — 3 Rép. de l'auteur de l'Hist. des ouvr. des savons ; Acc. des proph., Ire part., chap. dern.

 

FIN DU QUINZIÈME VOLUME.

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