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DÉFENSE DE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS
CONTRE LA RÉPONSE DE M. BASNAGE.
PREMIER DISCOURS.
Les révoltes de la Réforme mal excusées : vaines
récriminations sur le mariage du landgrave. M. Burnet réfuté.
AUX PRÉTENDUS
RÉFORMÉS.
Mes chers Frères ,
Un nouveau personnage va
paraître : on est las de M. Jurieu et de ses discours emportés; la réponse que
M. Burnet avait annoncée en ces termes : Dure réponse qu'on prépare à M. de
Meaux (1), est venue avec toutes les duretés qu'il nous a promises; et s'il
ne faut que des malhonnêtetés pour le satisfaire, il a sujet d'être content : M.
Basnage a bien répondu à son attente. Mais savoir si sa réponse est solide et
ses raisons soutenables, cet essai le fera connaître. Nous reviendrons, s'il le
faut, à M. Jurieu : les écrits où l'on m'avertit qu'il répand sur moi tout ce
qu'il a de venin, ne sont pas encore venus à ma connaissance ; je les attends
avec joie, non-seulement parce que les injures et les calomnies sont des
couronnes à un chrétien et à un évêque, mais encore comme un témoignage de la
faiblesse de sa cause. Quand j'aurai vu ces discours, je dirai ce qu'il
conviendra, non pour ma défense,
1 Burn., Crit. des Var., p. 32, n. 11.
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car ce n'est pas de quoi il s'agit, mais pour celle de la
vérité, si on lui oppose quelque objection qui soit digne d'une réplique : en
attendant commençons à parler à M. Basnage , qui vient avec un air plus sérieux
; nous pourrons le suivre pas à pas dans la suite, avec toute la promptitude que
nous permettront nos autres devoirs; mais la matière où nous a conduit le
cinquième Avertissement, je veux dire celle des révoltes de la Réforme si
souvent armée contre ses rois et sa patrie, mérite bien d'être épuisée pendant
qu'on est en train de la traiter. Vous avez vu, mes chers Frères, dans cet
Avertissement, sur un sujet si essentiel, les excès du ministre Jurieu :
ceux du ministre Basnage ne vous paraîtront ni moins visibles, ni moins odieux ;
et puisque sa réponse paraît justement dans le temps qu'une si grande matière
nous occupe, nous la traiterons la première.
Voici comme ce ministre commence
: « La guerre n'a rien de commun avec l’ Histoire des Variations : mais
il plaît à M. de Meaux de trouver qu'elle est visiblement de son sujet ». » M.
Jurieu en a dit autant : ces Messieurs voudraient bien qu'on crût que ce prélat
embarrassé à trouver des variations dans leur doctrine , se jette sans cesse à
l'écart, et ne songe qu'à grossir son livre de matières qui ne sont pas de son
sujet ; mais ils ne font qu'amuser le monde. La soumission due au priuce ou au
magistrat est constamment une matière de religion , que les protestants ont
traitée dans leurs confessions de foi, et qu'ils se vantent d'avoir éclaircie.
Si au lieu de l'éclaircir, ils l'ont obscurcie ; si contre l'autorité des
Ecritures, ils ont entrepris la guerre contre leur prince et leur patrie , et
qu'ils l'aient fait par maxime, par principe de religion, par décision expresse
de leurs synodes, comme l’ Histoire des Variations l'a fait voir plus
clair que le jour, qui peut dire que cette matière n'appartienne pas à la
religion, et que varier sur ce sujet, comme on leur démontre qu'ils ont fait,
non pas en particulier, mais en corps d'église, ce ne soit pas varier dans la
doctrine? Voilà donc, dès le premier mot, M. Basnage convaincu de vouloir faire
illusion à son lecteur. Poursuivons. Ce ministre se jette d'abord sur la
récrimination , et il objecte à
1 T. I, Il part., char., VI, p. 491.
491
l'Eglise qu'elle persécute les hérétiques. Il suffirait de
dire que ce reproche est hors de propos; c'est autre chose que les souverains
puissent punir leurs sujets hérétiques, selon l'exigence du cas ; autre chose
que les sujets aient droit de prendre les armes contre leurs souverains sous
prétexte de religion : cette dernière question est celle que nous traitons, et
l'autre n'appartient pas à notre sujet. Voilà comme M. Basnage, qui m'accuse de
me jeter sur des questions écartées, fait lui-même ce qu'il me reproche. Mais
enfin, puisqu'il veut parler contre le droit qu'ont les princes de punir leurs
sujets hérétiques : écoutons.
Il y a ici un endroit fâcheux à
la Réforme qui se présente toujours à la mémoire, lorsque ces Messieurs nous
reprochent la persécution des hérétiques : c'est l'exemple de Servet et des
autres, que Calvin fit bannir et brûler par la république de Genève, avec
l'approbation expresse de tout le parti, comme on le peut voir sans aller loin
dans l’Histoire des Variations (1). La réponse de M. Basnage est
surprenante : « On ne peut, dit-il, reprocher à Calvin que la mort d'un seul
homme, qui était un impie blasphémateur ; et au lieu de le justifier, on avoue
que c'était là un reste du papisme (2). » Il est vrai : c'est là un bon mot de
M. Jurieu, et une invention admirable d'attribuer au papisme tout ce qu'on
voudra blâmer dans Calvin. Car cet hérésiarque était si plein de complaisance
pour la Papauté, qu'à quelque prix que ce fût, il en voulait tenir quelque chose
: quoi qu'il en soit, M. Basnage , qui peut-être n'a pas toujours pour M. Jurieu
toute la complaisance possible, a pris de lui ce bon mot ; mais vous n'y pensez
pas, M. Basnage : permettez-moi de vous adresser la parole : « Servet est un
impie blasphémateur : » ce sont vos propres paroles : et néanmoins, selon vous,
« c'est un reste de papisme de le punir : » c'est donc un des fruits de la
Réforme, de laisser l'impiété et le blasphème impunis ; de désarmer le magistrat
contre les blasphémateurs et les impies : on peut blasphémer sans craindre, à
l'exemple de Servet ; nier la divinité de Jésus-Christ avec la simplicité et la
pureté infinie de l'Etre divin , et préférer la doctrine des mahométans à celle
des chrétiens. Mais écoutons tout de suite
1 Var., liv. X, n. 56. — 2
Ibid. p. 492.
492
le discours de notre ministre , et la belle idée qu'il nous
donne de la Réforme : « On ne peut accuser Calvin que de la mort de Servet, qui
était un impie blasphémateur, et au lieu de justifier cette action de Calvin ,
on avoue que c'était là un reste du papisme : l'hérétique n'a pas besoin d'édits
pour vivre en repos dans les Etats réformés ; et si on lui en a donné
quelques-uns, il n'est point troublé par la crainte de les voir abolis : on est
tranquille quand on vit sous la domination des protestants (1). » Après cette
pompeuse description où M. Basnage prend le ton dont on célèbre l'âge d'or, il
ne reste plus qu'à s'écrier : Heureuse contrée, où l'hérétique est en repos
aussi bien que l'orthodoxe : où l'on conserve les vipères comme les colombes et
les animaux innocents : où ceux qui composent les poisons, jouissent de la même
tranquillité que ceux qui préparent les remèdes ; qui n'admirerait la clémence
de ces Etats réformés ? On disait dans l'ancienne loi : « Chasse le
blasphémateur du camp, et que tout Israël l'accable à coups de pierre (2).»
Nabuchodonosor est loué pour avoir prononcé dans un édit solennel : Que toute
langue qui blasphémera contre le dieu de Sidrac, Misac et Abdenago, périsse, et
que la maison des blasphémateurs soit renversée (3). Mais c'était là des
ordonnances de l'ancienne loi; et l'Eglise romaine les a trop grossièrement
transportées à la nouvelle : où la Réforme domine, l'hérétique n'a rien à
craindre, fût-il aussi « impie » qu'un Servet, et aussi grand « blasphémateur. »
Jésus-Christ a retranché de la puissance publique la partie de cette puissance
qui faisait craindre aux blasphémateurs la peine de leur impiété ; ou si on
perce la langue à ceux qui blasphémeront par emportement, on se gardera bien de
toucher à ceux qui le feront par maximes et par dogme : ils n'ont besoin
d'aucuns édits pour être en sûreté ; et si par force, ou par politique, ou par
quelque autre considération, on leur en accorde quelques-uns, ce seront les
seuls qu'on tiendra pour irrévocables, et sur lesquels la puissance des princes
qui les auront faits ne pourra rien ! que le blasphème est privilégié ! Que
l'impiété est heureuse !
Voilà sérieusement où en
viennent les fins réformés : ils
1 Basn., ibid. — 2 Levit.,
XXIV, 14. — 3 Dan., IV, 96.
493
prononcent sans restriction que le prince n'a aucun droit
sur les consciences, et ne peut faire des lois pénales sur la religion : ce
n'est rien de l'exhorter à la clémence : on le flatte , si on ne lui dit que
Dieu lui a entièrement lié les mains contre toutes sortes d'hérésies ; et que
loin de le servir, il entreprend sur ses droits, dès qu'il ordonne les moindres
peines pour les réprimer. La Réforme inonde toute la terre d'écrits où l'on
établit cette maxime, comme un des articles les plus essentiels de la piété ;
c'est où allait naturellement M. Jurieu, après avoir souvent varié sur cette
matière. Pour M. Basnage, il se déclare ouvertement, non-seulement en cet
endroit, mais par tout son livre : telle est la règle qu'il prétend donner à
tous les « Etats protestants : l'hérétique, dit-il, y est en repos : » il parle
en termes formels, et de l'hérétique indistinctement, et des Etats protestants
en général : il n'y a qu'à être brouniste, anabaptiste, socinien, indépendant,
tout ce qu'on voudra ; mahométan si l'on veut ; idolâtre, déiste même ou athée :
car il n'y a point d'exception à faire, et tous répondront également que le
magistrat ne peut rien sur la conscience, ni obliger personne à croire en Dieu,
ou empêcher ses sujets de dire sincèrement ce qu'ils pensent : aveugles,
conducteurs d'aveugles, en quel abîme tombez-vous? Mais du moins parlez de bonne
foi : n'attribuez pas ce nouvel article de réforme à tous les Etats qui se
prétendent réformés. Quoi ! la Suède s'est-elle relâchée de la peine de mort
qu'elle a décernée contre les catholiques? Le bannissement , la confiscation et
les autres peines ont-elles cessé en Suisse, ou en Allemagne et dans les autres
pays protestants ? Les luthériens du moins ou les calvinistes ont-ils résolu de
s'accorder mutuellement le libre exercice de leur religion partout où ils sont
les maîtres? L'Angleterre est-elle bien résolue de renoncer à ses lois pénales
envers tous les non-conformistes? Mais la Hollande elle-même, d'où nous viennent
tous ces écrits, s'est-elle bien déclarée en faveur de la liberté de toutes les
sectes, et même de la socinienne? Avouez de bonne foi qu'il n'était pas encore
temps de nous dire indéfiniment : « L'hérétique n'a rien à craindre dans les
Etats protestants, » ni de nous donner vos désirs pour le dogme de vos églises.
Mais quoi! il fallait conserver aux réfugiés de France
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ce beau titre d'orthodoxie, qu'on fait consister à souffrir
pour la religion : il vaut mieux laisser en repos les sectes les plus impies,
que de leur donner la moindre part à la persécution qu'on veut nous faire passer
pour le caractère le plus sensible de la vérité ; et afin que Rome soit la seule
persécutrice, il faut que tous les Etats ennemis de Rome ouvrent leur sein à
tous les impies et les mettent à l'abri des lois.
Après quelques autres
récriminations qui ne sont pas plus du sujet et dont nous parlerons ailleurs ,
M. Basnage vient au fond, et il rapporte les paroles des Variations, « où
M. de Meaux, dit-il , oppose notre conduite à celle de l'ancienne Eglise (1).
Pour détruire une opposition si odieuse, » il entreprend d'apporter des exemples
de « l'ancienne Eglise, » et il allègue celui de Julien l'Apostat tué , à ce
qu'il prétend , par un chrétien en haine des maux qu'il faisait souffrir à
l'Eglise : celui de l'empereur Anastase contraint de se renfermer dans son
palais contre les fureurs d'un peuple soulevé : et celui des Arméniens, qui
tourmentés par Chosroès se donnèrent aux Romains. Mais d'abord ces exemples lui
sont inutiles pour deux raisons. La première, qu'ils ne prouvent rien ; la
seconde, qu'ils prouvent trop. Ils ne prouvent rien, car en faisant l'Eglise
infaillible, nous ne faisons pas pour cela les peuples et les chrétiens
particuliers impeccables. Pour nous produire des exemples de l'ancienne Eglise,
qui est notre question, il ne suffit pas de montrer des faits anciens, il
faudrait encore montrer que l'Eglise les ait approuvés, comme nous montrons à
nos réformés que leurs églises en corps ont approuvé leurs révoltes par décrets
exprès. Mais le ministre ne songe pas seulement à nous donner cette preuve,
parce qu'il sait bien en sa conscience qu'elle est impossible.
Secondement, ces faits qu'il
allègue prouveraient trop, puisqu'ils prouveraient, non qu'il soit permis à
l'église persécutée de prendre les armes pour se défendre, qui est le point dont
il s'agit; mais qu'il est permis, non-seulement de changer de maître et se
donner à un autre roi à l'exemple des Arméniens, ce que nos réformés
protestaient dans toutes leurs guerres civiles qu'ils ne voulaient
1 P. 495.
495
jamais faire; mais encore, à l'exemple de ce prétendu
soldat chrétien et du peuple de Constantinople, d'attenter sur la personne du
prince et de tremper ses mains dans son sang : ce qui est si abominable, que nos
adversaires n'ont encore osé l'approuver, puisqu'ils font encore semblant de
détester Cromwel et le cromwélisme (1). Que prétend donc aujourd'hui M. Basnage
de nous alléguer des exemples manifestement exécrables, qu'il aurait honte de
suivre, et qu'on voit bien aussi que l'ancienne Eglise ne peut jamais avoir
approuvés, à moins d'avoir approuvé qu'on attentât sur la vie des princes ; ce
que je ne crois pas que ce ministre lui-même, quelque mépris qu'il ait pour
elle, ose lui imputer ?
Vous voyez, mes chers Frères,
qu'il n'en faudrait pas davantage pour lui fermer la bouche. Mais afin que vous
connaissiez comment on vous mène, et avec quelle mauvaise foi on traite avec
vous, il faut en descendant au particulier de son discours, vous y montrer sans
exagérer plus de faussetés que de paroles. Je commence par l'exemple de
l'empereur Anastase, qui est le plus apparent des trois qu'il produit. Car voici
comme il le raconte : « M. de Meaux ignore ou dissimule ce qui s'est fait sous
Anastase, où Macédonius, patriarche de Constantinople, homme célèbre par ses
jeûnes et par sa piété, voyant que les eutyqiens voulaient insérer dans le
Trisagion quelques termes qui semblaient favoriser leur opinion, se servit de
son clergé pour soulever le peuple : on tua, on brusla; et l'empereur, qui
n'était plus en sûreté dans son palais, fut obligé de paraître en public sans
couronne, et d'envoyer un héraut pour publier qu'il se démettait de l'empire
(2). » Voilà le peuple, le clergé, les moines émus, et le patriarche à la tête,
et encore un saint patriarche, qui autorise la sédition, ou plutôt qui l'excite
lui-même : cela paraît convaincant. Mais pour ne point répéter que cet exemple
prouve trop, puisqu'il prouve qu'on peut attenter sur la personne du prince, et
encore sans qu'il y paraisse de persécution, il y a bien à rabattre de ce que
le ministre avance : et d'abord il en faut ôter ce qu'il y a de plus essentiel,
c'est-à-dire tout ce qu'il raconte du clergé et
1 Voyez Ve Avert., n. 62. — 2 P. 496.
496
du patriarche Macédonius. Car voici ce qu'en dit Evagre : «
Sévère écrit dans la lettre à Soteric que l'auteur et le chef de cette sédition
fut le patriarche Macédonius et le clergé de Constantinople (1), » Telles sont
les paroles de cet historien, le plus entier des anciens auteurs qui nous
restent sur cette matière. Il ne dit pas que cela soit, mais que Sévère l'écrit
ainsi dans la lettre à Soteric. Mais qui était ce Sévère ? Le chef des
eutyqiens, qu'on appelle Sévériens de son nom , c'est-à-dire le chef du parti
qu'Anastase soutenait : par conséquent l'ennemi déclaré du patriarche
Macédonius, du concile de Chalcédoine et des orthodoxes. Et à qui est-ce qu'il
l'écrit? A Soteric, du même parti, à qui il ne faut point s'étonner qu'il fasse
un récit qui ne pouvait que lui plaire, puisqu'il tendait à rendre odieuse la
conduite de leur ennemi commun et celle de l'Eglise catholique dont ils
s'étaient séparés. Aussi n'ajouta-t-on aucune foi a un témoignage si suspect; et
après l'avoir rapporté, Evagre ajoute ces mots : « Ce fut, à mon avis, par ces
calomnies, outre les raisons que nous avons rapportées, que Macédonius fut
chassé de son siège. » De cette sorte Sévère, auteur de ce récit, était un
calomniateur qui voulait rendre le patriarche odieux à l'empereur, afin qu'il le
chassât ; et le ministre a fondé tout son discours sur une calomnie. Après cela
que lui reste-t-il d'une histoire qu'il fait tant valoir, si ce n'est une
émotion populaire, où l'Eglise n'a aucune part? Voilà l'exemple de l'ancienne
Eglise que M. Basnage nous a promis; voilà comme il lit les livres d'où il
emprunte ce qu'il nous oppose.
Il n'a pas mieux examiné le fait
de Julien l'Apostat : « M. de Meaux, dit-il, est trop crédule, s'il est persuadé
que le trait qui le perça fut lancé de la main d'un ange ; les historiens
ecclésiastiques, mieux instruits de ce fait que lui, ne nient pas que ce fût un
chrétien irrité des desseins que cet empereur avait formés contre la religion
chrétienne, qui le tua : » quel raisonnement ! Ce n'est pas un ange :
s'ensuit-il que ce soit un chrétien? Les historiens ecclésiastiques ne le nient
pas : donc cela est. Pour tirer cette conséquence, il faudrait auparavant nous
faire voir que les historiens païens l'ont assuré; et ce serait quelque chose
alors,
1 Evag., lib. III, cap. 44.
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qu'un fait avancé par les historiens païens ne fût pas nié
par les historiens ecclésiastiques. Mais nous allons voir qu'il est bien certain
que ni les historiens païens, ni les historiens ecclésiastiques ne le
rapportent, et même qu'ils rapportent le contraire. Ne voilà-t-il pas une belle
preuve, et n'y a-t-il pas bien de quoi me reprocher ici ma crédulité, en
supposant que je pourrais croire qu'un ange aurait fait ce coup ?
J'avouerai pourtant franchement
que si j'en avais de bons témoignages, sans faire ici l'esprit fort, ni me
soucier des railleries de M. Basnage, je le croirais de bonne foi. Car je sais
non-seulement que Dieu a des anges, mais encore qu'il les emploie à punir les
rois impies; et je ne vois pas que depuis Hérode, qui fut frappé d'une telle
main (1), Dieu se soit exclus de s'en servir. Ce qui m'empêche de croire
déterminément que Julien ait péri de la main d'un ange, c'est que je n'en ai pas
de témoignage suffisant. Mais par la même raison, je crois encore moins qu'il
ait péri de la main d'un chrétien, parce qu'encore y eut-il des gens, et même
quelques païens domestiques de cet empereur, par exemple, un nommé Calliste, qui
crurent que ce fut un ange ou, comme parlaient les païens, un démon ou quelque
autre puissance céleste qui frappa cet apostat (2); et qu'il ne s'est trouvé
personne qui assurât de bonne foi et comme un fait positif, que ce fût un
chrétien. « Mais, continue le ministre, il y en a quelques-uns (des historiens
ecclésiastiques), qui louent celui qui fit le coup. On ne doit pas, dit Sozomène,
condamner un homme qui pour l'amour de Dieu et de la religion a fait une si
belle action (3). » D'où M. Basnage conclut aussitôt après : « Voilà des
mouvements fort violents de l'Eglise sous Julien. » Ainsi ce particulier qu'on
fait auteur sans raison de cet attentat, c'est l'Eglise : Sozomène, un historien
qui n'est qu'un laïque et qui n'est suivi de personne, c'est l'Eglise; et on ne
craint point d'assurer sur de si faibles témoignages que l'Eglise, non contente
de se révolter contre l'empereur (ce qui n'avait jamais été), a même trempé ses
mains dans son sang : ce qu'on ne peut penser sans horreur. Tel est le
raisonnement de notre ministre ; mais pour enfin venir au détail que j'ai
promis, tout est faux dans
1 Act., XII, 23. — 2 Soc, m, 18 ;
Soz., VI, 2; Theodor., III, 25. — 3 Basn., ibid.
498
son discours : il est faux d'abord qu'un soldat chrétien
soit coupable de la mort de Julien. Aucun historien, ni païen ni chrétien, ne le
dit. Zozime, l'ennemi le plus déclaré du christianisme et des chrétiens, ne le
dit ni à l'endroit où il raconte la mort de Julien, ni en aucun autre (1). Il
eût eu honte de reprocher aux chrétiens un crime que personne ne leur imputait.
Ammian Marcellin, auteur du temps et païen aussi bien que Zozime, en rapportant
avec soin tout ce qu'on a su de la mort de Julien (2), ne marque en aucune sorte
cette circonstance, qu'il n'aurait pas oubliée ; au contraire on doit juger par
son récit que le coup partit d'un escadron qui fuyait devant l'empereur, et ne
cessait de tirer en fuyant : ce qui faisait qu'on criait de tous côtés à ce
prince qu'il prît garde à lui. Et quand on le vit tomber, toute l'armée ne douta
pas d'où venait le coup, et ne songea plus qu'à venger sa mort sur les ennemis.
Eutrope, qui l'avait suivi dans cette guerre, dit expressément que « cet
empereur en s'exposant inconsidérément, fut tué de la main d'un ennemi :
hostili manu (3). » Aurélius Victor ajoute que ce fut « par un ennemi qui
fuyait devant lui avec les autres (4). » C'était pourtant un païen aussi bien
qu'Eutrope. Voilà trois païens, auteurs du temps ou des temps voisins, qui
justifient les chrétiens contre la calomnie de M. Basnage; et Rufus Festus,
pareillement auteur du temps et apparemment païen comme les autres, confirme
leurs témoignages : « Comme il s'était, dit-il, éloigné des siens, il fut percé
d'un dard par un cavalier ennemi qui vint à sa rencontre (5). » Loin qu'on put
soupçonner les siens d'avoir fait le coup, on voit par cet historien qu'il en
était éloigné lorsqu'il le reçut. Philostorge raconte aussi « qu'il fut tué par
un Sarrazin qui servait dans l'armée de Perse, et qu'après que ce Sarrazin eut
fait son coup, un des gardes de l'empereur lui coupa la tête (6). » Quoique cet
historien soit arien, il est aussi bon qu'un autre, hors les intérêts de sa
secte, surtout étant soutenu par tant d'autres historiens aussi peu suspects.
Toute l'armée, comme on vient de voir, n'en eut pas une autre opinion : Julien
même, qui n'aurait pas ménagé les Galiléens, ne les accusa de rien (7), encore
1 Zoz., III.— 2 Lib. XXV.— 3 Lib. X, n.
16. — 4 Aur., in Juliano.— 5 Ruf. Fest., Brev. ad Val. Aug. — 6 Philost.,
lib. VII, cap. XV. — 7 Amm. Marc, ibid.
499
qu'après sa blessure il ait eu de longs entretiens avec ses
amis, et même avec le philosophe Maxime, qui l'aigrissait le plus qu'il pouvait
contre les chrétiens; mais il ne fut rien dit contre eux en cette occasion. Le
seul qui attribue le coup à un chrétien, c'est Libanius, que M. Basnage n'a osé
citer, parce qu'il sait bien que ce n'est pas un historien, mais un déclamateur
et un sophiste, et qui pis est, un sophiste calomniateur manifeste des
chrétiens, qui porte par conséquent son reproche dans son nom ; qu'aucun
historien ne suit ; que les historiens démentent ; qui ne fait pas une histoire,
mais une déclamation où encore il ne dit rien de positif, et nous allègue pour
toutes preuves ses conjectures et sa haine. Mais encore quelles conjectures ? «
Personne, dit-il, ne s'est vanté parmi les Perses d'un coup qui lui aurait
attiré tant de récompenses (1). » Comme si celui qui le fit en fuyant, comme on
vient de voir, n'avait pas pu le faire au hasard et sans le savoir lui-même, ou
qu'il n'eût pas pu périr aussitôt après, à la manière que dit Philostorge, ou
par cent autres accidents. Mais quand Libanius aurait bien prouvé que Julien fut
tué par un des siens, pour en venir à un chrétien, il n'avait plus pour guide
que sa haine : « On ne peut, dit-il, accuser de cette mort que ceux à qui sa vie
n'était pas utile, et qui ne vivaient pas selon les lois. » C'est ainsi qu'il
désignait les chrétiens, « qui, dit-il, ayant déjà attenté sur sa personne, ne
le manquèrent pas dans l'occasion. » Il ose dire que les chrétiens avaient déjà
souvent attenté sur la vie de l'empereur ; chose dont aucun autre auteur ne fait
mention, et dont personne, ni Julien même, ne s'est jamais plaint; au contraire
nous avons vu qu'encore qu'il haït l'Eglise au point que tout le monde sait (2),
jamais il n'en a tenu la fidélité pour suspecte. Il est donc aussi vrai qu'il a
été tué par un chrétien, qu'il est vrai que les chrétiens avaient déjà attenté
sur sa vie. Libanius a dit l'un et l'autre, et n'est pas moins calomniateur dans
l'un que dans l'autre.
Pour ce qui est des historiens
ecclésiastiques, dont il semble que le ministre veuille s'appuyer, à cause
seulement qu'ils n'ont pas nié le fait, il se trompe encore, car il cite en
marge Socrate et
1 Liban. Jul., Epitaph. — 2 Ve
Avert., n. 17.
500
Sozomène; mais voici ce que dit Socrate : « Pendant qu'il
combat sans armes, se fiant à sa bonne fortune, le coup dont il mourut vint on
ne sait d'où. Car quelques-uns disent qu'un transfuge perse le donna ; et
d'autres, que ce fut un soldat romain : et c'est le bruit le plus répandu (1) »
ajoute cet historien : ce qui pourtant ne paraît pas véritable, puisqu'on voit
tout le contraire dans plus d'historiens et dans ceux mêmes qui étaient
présents. « Mais Calliste, poursuit Socrate, un des gardes de l'empereur, et qui
a écrit sa vie en vers héroïques, dit qu'il fut tué par un démon : ce qu'il a
peut-être inventé par une fiction poétique, et peut-être la chose est-elle
ainsi. » Voilà tout ce que dit Socrate, et il rejette assez clairement ce qu'on
dit de ce prétendu chrétien, puisqu'il ne donne aucun lieu à cette opinion parmi
les bruits incertains qu'ils racontent tous, sans même faire mention du
sentiment de Libanius, que personne ne suivait. Théodoret en use de même (2),
sans rien décider sur le fait, et sans même daigner répéter ce qu'avait imaginé
Libanius, comme chose qui ne méritait, et en effet n'avait trouvé aucune
créance.
Il ne reste à examiner que
Sozomène, dont le ministre fait son fort, mais sans raison. Car il raconte
seulement « qu'un cavalier en courant fort vite avait frappé l'empereur dans
l'obscurité, sans que personne le connût : qu'on ne sait point qui le frappa :
que les uns disent que ce fut un Persan, et d'autres un Sarrazin : d'autres un
soldat romain indigné contre l'empereur, qui jetait l'armée romaine en tant de
périls (3). » Si cela est, ce ne fut donc pas le christianisme qui le poussa à
faire ce coup ; et tels étaient, selon Sozomène, les bruits populaires : après
quoi il rapporte encore, pour ne rien omettre, le discours du sophiste Libanius
: puis en disant son avis, il se déclare pour l'opinion qui attribue cette mort
à un coup du Ciel, dont il donne pour garant « une vision, où dans une grande
assemblée des apôtres et des prophètes, après les plaintes qu'on y fit contre
Julien, on vit deux de l'assemblée partir soudain, et peu après revenir comme
d'une grande expédition, en disant que c'en était fait et que Julien n'était
plus. » Il
1 Soc, III, lib. II. — 2 Theodor.,
Hist., lib. III, :20e édit. 1642, p. 657. — 3 Soz., VI, 1, 2.
501
raconte à ce propos beaucoup d'autres choses, qui tendent à
confirmer que Julien était mort par un coup miraculeux ; et ainsi le parti qu'il
prend est directement opposé à celui de M. Basnage, qui ne craint rien tant que
de voir les esprits célestes mêlés dans cette mort. Il est vrai qu'en récitant
le discours de Libanius qui accusait un chrétien, quoique ce ne soit pas là à
quoi il s'en tient, il reconnaît que cela peut être : car en effet on ne prétend
pas que tous les chrétiens soient incapables de faillir : et Sozomène excuse
l'action par l'exemple de ceux qui ont été tant loués, principalement « parmi
les Grecs, » pour avoir tué les tyrans : discours qui peut avoir lieu contre
Libanius et les païens qui élevaient jusqu'au ciel de tels attentats, mais que
le christianisme ne reçut jamais.
Voilà ces exemples de l'ancienne
Eglise qu'on nous avait tant vantés. Tout se réduit dans le fait à la conjecture
du seul Libanius, manifeste calomniateur et ennemi juré des chrétiens; et dans
le dogme, au sentiment du seul Sozomène, à qui sans lui dénier dans les faits
l'autorité qu'il peut avoir comme historien, nous refuserons hardiment celle qui
peut convenir à un docteur. Car enfin s'il est permis de mettre la main sur un
empereur, sous prétexte qu'il persécute l'Eglise, que deviennent ces
déclarations qu'elle faisait durant la persécution dans toutes ses apologies,
lorsqu'elle y protestait solennellement qu'elle regardait dans les princes une
seconde majesté, que la première majesté, c'est-à-dire celle de Dieu, avait
établie ; en sorte qu'honorer le prince c'était un acte de religion , comme en
violer la majesté c'était un sacrilège (1) ? Que si M. Basnage a voulu penser
que l'Eglise du quatrième siècle, et sous Julien l'Apostat, eût dégénéré de
cette sainte doctrine, il eût fallu nous alléguer un saint Basile, un saint
Grégoire de Nazianze, un saint Ambroise, un saint Chrysostome, un saint Augustin
et les autres saints évêques qu'elle reconnaissait pour ses docteurs, dont aussi
le sentiment unanime réglait celui de tous les fidèles. Mais le ministre n'a pas
osé seulement les nommer; car il savait bien qu'en parlant souvent contre Julien
l'Apostat et contre les autres princes persécuteurs, ils n'ont eu et n'ont
inspiré à tous les peuples
1 Voyez Ve Avert., d. 13 et suiv.
502
qu'un inviolable respect pour leur autorité. Je ne
répéterai pas tout ce que j'ai dit sur cette matière dans le cinquième
Avertissement (1), où il paraît plus clair que le jour que loin de rien
attenter contre la personne des princes, l'Eglise, quoique constamment la plus
forte dans ce siècle, a persisté dans l'obéissance par maxime, par piété, par
devoir, autant que dans les siècles où elle était plus faible. Seulement pour
fermer la bouche à notre ministre, je le ferai souvenir de ce témoignage de
saint Augustin : « Quand Julien disait à ses soldats chrétiens : Offrez de
l'encens aux idoles, ils le refusaient ; quand il leur disait : Marchez,
combattez, ils obéissaient sans hésiter (2). » Mais c'était peut-être pour
trouver plus commodément dans la mêlée l'occasion de l'assassiner? Laissons-le
croire à M. Basnage, à Libanius et aux autres ennemis de la piété. Saint
Augustin dit toute autre chose de ces religieux soldats : « Ils distinguaient,
dit-il, le Roi éternel du roi temporel, et demeuraient assujettis au roi
temporel pour l'amour du Roi éternel : parce que, poursuit le même Père, lorsque
les impies deviennent rois, c'est Dieu qui le fait pour exercer son peuple. »
Comment l'exercer, si ce n'est par la persécution ? D'où ce grand homme conclut
que, loin de rien entreprendre contre l'autorité et encore moins contre la
personne du prince, « on ne peut pas refuser à cette puissance » établie de
Dieu, comme il vient de le prouver, « l'obéissance qui lui est due. » Saint
Augustin fait deux choses en cette occasion, toutes deux entièrement décisives :
la première, il pose le fait constant et public, c'est-à-dire l'obéissance que
les soldats chrétiens rendirent toujours à Julien, sans s'être jamais démentis :
secondement, il va au principe selon sa coutume, et il montre que cette pratique
constante et universelle des soldats chrétiens était fondée sur les maximes
inébranlables de l'Eglise, en sorte a qu'on ne pouvait pas refuser à cette
puissance l'honneur qui lui était dû : Non poterat non reddi honos ei debitus
potestati. » C'est d'un si grand évêque qu'il fallait apprendre la pratique
inviolable aussi bien que la doctrine constante de l'Eglise sous Julien, et non
pas de Libanius, ou même de Sozomène. Car outre la différence qu'il y a entre un
docteur si autorisé et un
1 Ve Avert., n. 17 et suiv. — 2 Ve Avert., n.
17 el suiv.; Aug., in Psal. CXXIV.
503
simple historien, Sozomène raisonne sur un récit en l'air,
que lui-même croyait faux ; et saint Augustin rapporte un fait constant, dont il
avait pour témoin tout l'univers : Sozomène répond à un païen selon les
principes du paganisme; et saint Augustin propose les plus sûres et plus saintes
maximes du christianisme : et ce qui seul emporte la décision, Sozomène parle
seul sans qu'on puisse alléguer un seul chrétien qui ait parlé comme lui ; et
saint Augustin est soutenu, comme on l'a fait voir (1), par la tradition
constante de tous les siècles passés, et par le consentement unanime de tous les
évêques de son temps.
Et puisque nous sommes tombés
sur saint Augustin, pour ne m'en tenir pas ici seulement à ce que j'en avais
rapporté ailleurs, vous serez bien aises, mes Frères, de remonter avec lui
jusqu'au principe qui peut rendre les guerres légitimes, afin d'entendre à fond
combien sont injustes celles que les ministres ont fait entreprendre à vos
pères, et qu'ils voudraient encore aujourd'hui vous faire imiter.
Saint Augustin attaqué par
diverses objections des manichéens, qui condamnaient beaucoup de pratiques et de
lois de l'Ancien Testament comme contraires aux bonnes mœurs, pour connaître la
règle des mœurs consulte avant toutes choses, « la loi éternelle , »
c'est-à-dire, comme il la définit, « la raison divine et l'immuable volonté de
Dieu, qui ordonne de conserver l'ordre naturel et défend de le troubler (2). »
Puis venant à parler des guerres entreprises par l'ordre de Dieu sous Moïse et
les autres princes du peuple saint, il montre aux manichéens qui les blâmaient,
que si l'on peut entreprendre justement la guerre par l'ordre des princes, à
plus forte raison le peut-on par l'ordre de Dieu, pour punir ou corriger ceux
qui se rebellent contre lui (3). Par ce moyen il entre nécessairement dans le
principe qui rend les guerres légitimes parmi les hommes; et là en considérant
la loi éternelle qui ordonne de conserver l'ordre naturel, il donne cette belle
règle : « L'ordre naturel, dit-il, sur lequel est établie la tranquillité
publique, demande que l'autorité et le conseil d'entreprendre la
1 Ve Avert., n. 3, 12, 13, etc. jusqu'à 21. — 2
Cont. Faust., lib. XXII cap. XXVII. — 3 Ibid., cap. LXXIV.
504
guerre soit dans le prince, et en même temps que
l'exécution des ordres de la guerre soit dans les soldats qui doivent ce
ministère au salut et à la tranquillité publique (1). » Ainsi selon l'ordre de
la nature, que la loi éternelle veut conserver, saint Augustin établit dans le
prince, comme dans le chef, la raison et l'autorité, et dans les soldats, comme
dans les membres, un ministère qui lui est soumis : d'où il s'ensuit que
quiconque n'est pas le prince ne peut commencer ni entreprendre la guerre :
autrement contre la nature il ôte à la tête l'autorité et le conseil, pour les
transporter aux membres qui n'ont que le ministère et l'exécution : il partage
le corps de l'Etat : il y met deux princes et deux chefs : il fait deux Etats
dans un Etat; et rompant le lien commun des citoyens, il introduit dans un
empire la plus grande confusion qu'on y puisse voir et la plus prochaine
disposition à sa totale ruine, conformément à cette parole de notre Sauveur : «
Tout royaume divisé en lui-même sera désolé, et les maisons en tomberont l'une
sur l'autre (2). »
Il ne faut donc pas s'étonner,
si saint Augustin n'a laissé aux soldats de Julien autre parti à prendre dans la
guerre que celui d'obéir à leur empereur, lorsqu'il leur disait : « Marchez : »
s'ils marchent sans son ordre, et encore plus s'ils marchent contre son ordre,
de membres ils se font les chefs et renversent l'ordre public : ce qui va si
loin, que qui combat même l'ennemi sans l'ordre du prince, se rend digne de
châtiment : combien plus s'il tourne ses armes contre le prince lui-même et
contre sa patrie, comme on fait dans les guerres civiles ?
Et de peur qu'on ne s'imagine
qu'en combattant sous un prince injuste on ait part à l'injustice de ses
entreprises, saint Augustin établit un autre principe, ou plutôt du premier
principe qu'il a établi il tire cette conséquence, « qu'un homme de bien qui en
combattant suit les ordres d'un prince impie, et ne voit pas manifestement
l'injustice de ses desseins , ni une expresse défense de Dieu dans ses
entreprises, peut innocemment faire la guerre en gardant l'ordre public et la
subordination nécessaire au corps de l'Etat (3); » c'est-à-dire en se soumettant
à l'ordre du prince, qui
1 Cont. Faust., lib. XXII, cap.
LXXV. — 2 Matth., XII, 25; Luc., XI, 17, — 3 Ibid.
505
seul en fait le lien : « en sorte, continue-t-il, que
l'ordre de la sujétion rend le sujet innocent, lors même que l'injustice de
l'entreprise rend le prince criminel : » tant il importe à l'ordre, dit le même
Père, « de savoir ce qui convient à chacun (1): » et tant il est véritable que
l'obéissance peut être louée, encore même que le commandement soit injuste et
condamnable.
Par là donc on voit clairement
que dans la guerre on n'est assuré de son innocence, que lorsque l'on combat
sous les ordres de son prince ; et qu'au contraire lorsque l'on combat, ou sans
son ordre ou, ce qui est encore pis, contre son ordre et contre lui, comme dans
les guerres civiles, la guerre n'est qu'un brigandage, et on commet autant de
meurtres qu'on tire de fois l'épée.
Mais parce qu'on pourrait
imaginer d'autres règles à suivre lorsqu'on est injustement opprimé par son
prince légitime, saint Augustin fait voir dans la suite par l'exemple de
Jésus-Christ (2), qu'encore qu'il fut l'innocence même et tout ensemble le plus
parfait et le plus indignement opprimé de tous les justes, « Il ne permet pas à
saint Pierre de tirer l'épée pour le défendre, et répare par un miracle la
blessure qu'il avait faite à un des exécuteurs des ordres injustes qu'on avait
donnés contre lui : » montrant en toutes manières à ses disciples, et par ses
exemples aussi bien qu'il avait fait par ses paroles, qu'il ne leur laissait
aucun pouvoir ni aucune force contre la puissance publique, quand ils en
seraient opprimés avec autant d'injustice et de violence qu'il l'avait été
lui-même.
Ainsi loin de conclure, comme a
fait M. Jurieu, que Jésus-Christ en commandant à ses disciples d'avoir des
épées, avait intention de leur commander en même temps de s'en servir pour le
défendre contre ses injustes persécuteurs (3), saint Augustin remarque au
contraire, « qu'il avait bien ordonné d'acheter une épée, mais qu'il n'avait pas
ordonné qu'on en frappât, et même qu'il reprit saint Pierre d'avoir frappé de
lui-même et sans ordre (4)» afin de lui faire entendre qu'il n'est permis aux
particuliers d'employer l'épée qu'avec l'ordre ou la permission de la puissance
publique,
1 Cont. Faust., lib. XXII, cap.
LXXIII.— 2 Ibid., LXXVI, LXXVII. — 3 Ve Avert., p. 23. — 4
Ibid., cap. LXXII.
506
et qu'il est encore bien moins permis de l'employer contre
elle-même dans quelque abus qu'elle tombe. C'est aussi manifestement ce que
Jésus-Christ nous fait voir, lorsqu'à l'occasion de ces épées et des coups que
ses disciples en donnèrent : « Il faut, dit-il, que cette prophétie soit encore
accomplie de moi : Il a été mis au nombre des scélérats (1) : » mettant
manifestement au rang des crimes la résistance que voulurent faire se? disciples
à la puissance publique, encore que ce fût dans une occasion où l'injustice et
la violence furent poussées au dernier excès, ainsi que nous l'avons plus
amplement expliqué ailleurs (2).
Selon ces paroles de
Jésus-Christ, il ne reste plus aux fidèles opprimés par la puissance publique,
que de souffrir à l'exemple du Fils de Dieu, sans résistance et sans murmure, et
de répondre comme lui à ceux qui voudraient combattre pour les en empêcher : «
Ne voulez-vous pas que je boive le calice que mon Père m'a préparé (3) ? » C'est
ce qu'a fait Jésus-Christ, et c'est ce qu'il prescrit aux siens : « Il leur
présente, » dit saint Augustin, le calice qu'il a pris; et sans leur permettre
autre chose, « il les oblige à la patience par ses préceptes et par ses exemples
(4). » C'est pourquoi, dit le même Père, « quoique le nombre de ses martyrs fût
si grand, que s'il avait voulu en faire des armées et les protéger dans les
combats, nulle nation et nul royaume n'eût été capable de leur résister (5) : »
il a voulu qu'ils souffrissent, parce qu'il ne convenait pas à ses enfants
humbles et pacifiques de troubler l'ordre naturel des choses humaines, ni de
renverser, avec l'autorité des princes, le fondement des empires et de la
tranquillité publique.
Telle est la doctrine de saint
Augustin, qui se trouve renfermée toute entière dans ce seul mot de saint Paul :
« Ce n'est pas en vain que le prince porte l'épée comme ministre de Dieu et
comme vengeur des crimes (6) ; » par où il montre que le prince est seul armé
dans un Etat : qu'on n'a nulle force que sous ses ordres : que c'est à lui seul
à tirer l'épée que Dieu lui a mise en main pour la vengeance publique, et que
l'épée tirée contre lui est celle que
1 Luc, XXII, 37. — 2 Ve Avert.,
n. 23. — 3 Joan., XVIII, 11. — 4 Aug., ibid., cap. LXXVI. — 5
Ibid. — 6 Rom.,
XIII, 4.
507
Jésus-Christ ordonne de remettre dans le fourreau. Ainsi
les guerres civiles sous prétexte de se défendre de l'oppression sont des
attentats ; et saint Augustin qui a établi cette vérité par de si beaux
principes, n'a été que l'interprète de saint Paul.
Selon ces lois éternelles, qui
ont réglé durant les persécutions la conduite de l'Eglise et qu'elle n'a
constamment jamais démentie, elle n'avait garde d'approuver le soulèvement du
peuple de Cons-tantinople contre l'empereur Anastase, où ce bel ordre et si
naturel des choses humaines était si étrangement renversé, que les membres
mettaient en péril, non-seulement l'autorité, mais encore la vie de leur chef :
encore moins eùt-elle approuvé ce prétendu attentat d'un soldat chrétien contre
Julien, qui selon les règles de l'Eglise, quoi que Sozomène en eût pu dire, eût
passé pour une entreprise contre la loi éternelle, et même pour un sacrilège
contre la seconde majesté.
Pour ce qui regarde les
Arméniens sujets à la Perse, ou comme on les appelait les Pers-Arméniens,
qui maltraités pour leur religion par le roi de Perse, se donnèrent à l'empereur
Justin, il faudrait savoir, pour en juger, à quelles conditions le royaume
d'Arménie était sujet à celui de Perse. Car tous les peuples ne sont pas sujets
à même titre, et il y en a dont la sujétion tient autant de l'alliance et de la
confédération que de la parfaite et véritable dépendance : ce qui se remarque
principalement dans les grands empires, et surtout dans leurs provinces les plus
éloignées, au nombre desquelles était la Pers-Arménie dans le vaste royaume de
Perse. Elle avait été détachée du reste de l'Arménie ; et tout ce royaume avait
autrefois appartenu aux Romains, mais à des conditions bien différentes du reste
des peuples sujets, puisque l'empire romain n'exerçait aucun droit sur ceux-ci,
que celui de leur donner un roi de leur nation et du sang des Arsacides, sans au
surplus en rien exiger, ni se mêler de leur gouvernement.
Après même qu'ils eurent cessé
d'avoir des rois, ils conservaient de grands privilèges, et prétendirent en
général devoir vivre selon leurs lois, et en particulier d'être exempts de tous
impôts (1) : en
1 Proc., Pers., lib. I, cap. III.
508
sorte qu'en étant chargés, ils se donnèrent au roi de
Perse. Si la partie de ce royaume, qui fut depuis sujette à la Perse , en
Munissant à ce grand empire s'était réservé ou non quelque droit semblable, et
avait fait ses conditions sur la religion chrétienne qu'elle avait presque reçue
dès son origine, c'est ce que les historiens de M. Basnage ne nous disent pas
(1), ni aucune des circonstances qui pourraient nous faire juger jusqu'à quel
degré on pourrait condamner ou excuser la défection de ces peuples. Mais comme
ces historiens nous racontent dans le même temps et pour la même cause, une
semblable action des Ibériens, nous pouvons juger de l'une par l'autre. Or
constamment les Ibériens, quoique sujets de la Perse, ne l'étaient pas si
absolument qu'ils n'eussent leur roi et n'usassent de leurs lois. C'est Procope
qui nous l'apprend (2), et que le roi des Ibériens qui se retira d'avec les
Perses pour s'attacher aux Romains, s'appelait Gurgène; ces peuples, qui avaient
leurs rois, ordinairement étaient bien sujets du grand roi de Perse pour
certaines choses, et devaient le suivre à la guerre : mais dans le reste le roi
de Perse n'exerçait sur eux aucune souveraineté (3). Ainsi on peut croire que
les Ibériens et leur roi étaient soumis à l'empire persien à peu près aux mêmes
conditions que les Laziens leurs voisins (c'était l'ancienne Colchos) l'étaient
aux Romains; et tout le droit des Romains consistait à envoyer au roi de Colchos
les marques royales, sans en pouvoir exiger d'autres services.
Telle était la condition de ces
peuples; mais après tout que nous importe, puisque dans le fond , et quoi qu'il
en soit, si les Pers-Arméniens étaient sujets aux mêmes conditions que les
Perses, leur sentence est prononcée dès le temps de la persécution de Sapor, où
nous avons vu les évêques et les chrétiens accusés d'intelligence avec les
Romains s'en défendre comme d'un crime et repousser cette accusation comme une
manifeste calomnie (4). On sait aussi que Constantin ne fit autre chose que
d'écrire en leur faveur, comme nous l'avons fait voir par Sozomène (5) ; et nous
y
1 Evag., lib. V; Theoph. Byzanc, apud
Phot.; Joan. Biclar., in Chron. — 2 Proc. Pers., I, 12;
II, 8, 15. — 3 Ibid., II, 15. — 4 Ve Avert., n. 20. — 5 Soz., II,
8.
509
ajoutons maintenant le témoignage conforme de Théophane ,
qui assure en termes formels qu'ils « furent calomniés par les Juifs et par les
Perses (1). » Ainsi les Pers-Arméniens, s'ils étaient sujets comme les autres et
à même condition, ne peuvent qu'augmenter le nombre des rebelles que la loi
éternelle condamne.
On voit clairement par là que
les exemples de M. Basnage, à la manière qu'il nous les propose, sont des
exemples réprouvés. Ce ne sont donc pas des exemples de l'ancienne Eglise, dont
aussi on ne nous fait voir aucune approbation.
Ainsi ceux qui nous les
proposent, au lieu d'autoriser leurs attentats, en prononcent la condamnation,
et montrent qu'il ne leur reste plus aucune ressource.
On s'imaginera peut-être que la
Réforme si souvent livrée au mauvais esprit qui la poussait à la révolte, n'aura
qu'à la désavouer et tous ceux qui l'ont excitée. Mais non : car on a vu par des
pièces qui ne souffrent aucune réplique, que ceux qui ont excité la révolte et
qui l'ont autorisée par leurs décrets, sont les ministres eux-mêmes, sans en
excepter les réformateurs, et que le peuple réformé a été porté à prendre les
armes contre son roi et sa patrie par les décrets des synodes les plus
authentiques.
Telle a été l'accusation que
j'ai intentée à la Réforme, et il ne faut pas s'étonner si elle est tombée, en
se défendant, dans de manifestes contradictions. Car voici la juste sentence du
souverain Juge : ceux qui combattent la loi éternelle de la vérité sur laquelle
est établi l'ordre du monde, par une suite inévitable de leur erreur sont forcés
à se contredire eux-mêmes, et c'est ce qui a causé dans la Réforme les
variations infinies qu'on a vues dans cette matière. La loi de la vérité gravée
dans les cœurs l'avait forcé à ne montrer au commencement que douceur et que
soumission envers les puissances. Aussitôt qu'elle s'est senti de la force, elle
a mis en évidence ce qu'elle portait dans le sein ; elle a changé de langage
comme de conduite ; et le même esprit de vertige et de variation, qui a paru
dans tout le parti, s'est fait sentir en particulier dans les auteurs qui ont
écrit pour sa défense.
Nous avons vu dans l'Histoire
des Variations (2) que la Réforme
1 Theoph., Chronogr., an 5817, p.
19.— 2 Var., liv. X, n. 26 et suiv.
510
si souvent vaincue et tellement désarmée, que la révolte
était impossible, s'est tournée à faire voir, si elle pouvait, que ces guerres
qu'on lui reprochait étaient guerres de politique, où la religion n'avait aucune
part; et c'est à quoi les meilleures plumes du parti, les Bayles, les Burnets,
les Jurieux même ont consumé leur esprit : mais on ne veut plus maintenant s'en
tenir là : on veut que la Réforme arme de nouveau, si elle peut; et le même
Jurieu qui a condamné les guerres civiles comme contraires à l'esprit du
christianisme, sonne maintenant le tocsin, et n'oublie rien pour montrer que ces
guerres sont légitimes; il méprise l'ancienne Eglise, il profane l'Ecriture en
cent endroits, il dogmatise, il prophétise : tout lui est bon, pourvu qu'il
vienne à son but de porter le flambeau de la rébellion dans sa patrie qu'il a
renoncée.
Qu'on ne s'imagine pas que le
ministre Basnage soit moins agité de cet esprit de la secte, sous prétexte qu'il
paraît plus modéré. Il a fait plus que le ministre Jurieu, puisqu'il n'a pas
craint d'attribuer, non-seulement des révoltes, mais encore des parricides à
l'ancienne Eglise, ce que l'autre n'avait osé. Il ne faut pas s'étonner après
cela s'il excuse toutes les guerres civiles, et jusqu'à la conjuration d'Amboise
(1) ; mais il ne peut pas demeurer ferme dans un sentiment si insoutenable : en
même temps qu'il trouve justes tous ces attentats, il fait les derniers efforts
pour en défendre la Réforme et ses synodes, c'est-à-dire que toutes ces bonnes
actions au fond lui paraissent dignes d'être désavouées; et pendant que sa plume
les justifie, sa conscience lui dicte au dedans que ce sont des crimes. C'est ce
qui jette l'esprit de vertige et de contradiction dans sa défense, puisque les
deux moyens qu'il y emploie se combattent l'un l'autre : il soutient que toutes
les guerres des prétendus réformés sont justes, et en même temps il fait
violence à toutes les histoires pour nous faire accroire que la religion n'y a
point de part. Mais quelle difficulté de lui donner part à ce qui est juste?
C'est ce qu'on ne comprend pas; et cependant sans nous contenter de cet
avantage, nous montrerons dans le reste de ce discours, non-seulement que ces
deux moyens sont incompatibles, mais encore que chacun des deux est mauvais en
soi.
1 Tom. I, liv. II, chap. VI, p. 512, 513.
511
« Il est aisé, dit M. Basnage,
de justifier notre premier attentat, malgré les démonstrations que M. de Meaux a
produites : car un prince du sang était l'auteur de l'entreprise d'Amboise, qui
fut formée par tous les ennemis de la maison de Guise, sans aucune distinction
de religion. Je ne sai, conclut-il ensuite, si cela se doit appeler rébellion
(1). » Mais d'abord et sans encore entrer plus avant dans le fond, où
trouve-t-il qu'un prince du sang, qui après tout est un sujet, puisse autoriser
les ennemis du duc de Guise et du cardinal son frère à attenter sur leurs
personnes, et à les enlever dans le palais du roi et entre ses bras? « Le roi
faible et jeune, dit-il, ne gouvernait pas lui-même. » S'il est permis sous ce
prétexte de faire des coups de main, quels Etats sont en sûreté dans la jeunesse
des rois? Le ministre, qui est né François et qui doit savoir les lois du
royaume, n'ose nier que François II n'y fût reconnu majeur selon ces lois.
était-il donc permis d'usurper sur lui l'autorité souveraine, et de lui arracher
l'épée que Dieu lui avait mise en main, pour la mettre entre les mains d'un
prince du sang, qui n'était que plus obligé par sa naissance à respecter
l'autorité royale? M. Basnage cite par deux fois Castelnau, « qui fut employé,
dit-il, pour savoir le secret de la conjuration, » et qui assure qu'on avait
dessein de procéder contre ceux de Guise « par toutes les formes de la justice
(2). » Mais il supprime ce que dit le même auteur, « que les protestants
conclurent qu'il fallait se défaire du cardinal de Lorraine et du duc de Guise
par forme de justice, s'il était possible pour n'être estimés meurtriers (3).»
C'est dire assez clairement que le nom de la justice était le prétexte, et qu'à
quelque prix que ce fût, on les voulait faire périr ; mais puisqu'on allègue
cet auteur, digne en effet de toute croyance par son désintéressement et son
grand sens, écoutez, mes Frères, comme il parle de vos ancêtres : écoutez
vous-même, M. Basnage qui en faites un de vos témoins, comme il explique les
causes de la conjuration d'Amboise : « Les protestants de France se mettant
devant les yeux l'exemple de leurs voisins, c'est à savoir des royaumes
d'Angleterre, de Danemarc, d'Ecosse, de Suéde, de
1 Basn., ibid., p. 512. — 2 Basn.,
ibid., p. 513, 514. — 3 Cast., lib. I, cap. VII, édit. de Lab., p.
15.
512
Bohême, etc., où les protestants tiennent la souveraineté
et ont osté la messe ; à l'imitation des protestants de l'Empire se voulaient
rendre les plus forts, pour avoir pleine liberté de leur religion : comme aussi
espéraient-ils, et pratiquaient leur secours et appui de ce côté-là, disant que
la cause était commune et inséparable (1).» Ainsi les protestants de France
pratiquaient dès lors le secours de ceux d'Allemagne (2), sous prétexte que la
cause était commune. C'est ce qui avait déjà éclaté en diverses occasions et
depuis peu très-clairement, lorsque les princes de la Confession d’Augsbourg
sollicités par les huguenots à se mêler du gouvernement de ce royaume, « les
obligèrent à demander qu'on donnât » au roi François II « un légitime conseil. »
Etrange hardiesse pour des sujets, de vouloir qu'on gouvernât le royaume au gré
des étrangers! Mais ce n'était là qu'un commencement; et ce qui parut dans la
suite, où les armes des étrangers furent ouvertement appelées, fit bien voir ce
que la Réforme méditait dès lors. Voilà donc, selon Castelnau, quel fut le
dessein « des protestants, » lorsqu'ils ourdirent ce noir attentat de la
conspiration d'Amboise. Ils voulaient se rendre les maîtres, et « pratiquaient »
déjà secrètement pour cela « le secours des étrangers. » Par quelle autorité, et
de quel droit ? Mais continuons la lecture de Castelnau : « Les chefs du party
du roi, poursuit cet auteur, n'étaient pas ignorants des guerres avenues pour le
fait de la religion es lieux susdits; mais les peuples ignorants pour la plupart
n'en savaient rien, et beaucoup ne pouvaient croire qu'il y en eût une telle
multitude en France, comme depuis elle se découvrit, ni que les protestants
osassent ou pussent faire tête au roi, et mettre sus une armée, et avoir secours
d'Allemagne comme ils eurent. » Remarquez tous ces desseins, M. Basnage, et osez
dire qu'il n'y a pas là de « rébellion. » Vous voyez en termes précis le
contraire dans votre auteur : il prend soin de vous expliquer la disposition du
peuple ignorant qui ne connaissait ni le pouvoir, ni les desseins des
protestants : ce qui leur donnait espérance de pouvoir engager le peuple dans
leurs attentats sous d'autres prétextes ; mais au fond le dessein était de
rendre leur religion maîtresse en France en opprimant,
1 Cast., lib. I, cap. VII, édit. de Lab., p. 15.—
2 Thu., XXIII, tom. I, p. 637.
513
comme vous voyez, « le parti du roi : » car c'est ainsi «
que le nomme » cet historien. Il poursuit : « Aussi ne s'assemblaient-ils pas
seulement (les protestants) pour l'exercice de leur religion, ainsi aussi pour
les affaires d'Etat, et pour essayer tous les moyens de se défendre et
assaillir, de fournir argent à leurs gens de guerre, et faire des entreprises
sur les villes et forteresses pour avoir quelques retraites. » Après cela vous
ne voulez pas qu'on ait tenu, ni qu'on tienne encore leurs assemblées pour
suspectes, pendant que sous prétexte de religion ils font des menées secrètes
contre l'Etat. Osez dire que tout cela n'est pas véritable, et qu'il ne fut pas
résolu dans l'assemblée de Nantes de lever de l'argent et des troupes, et
d'allumer la guerre civile par tout le royaume : dites que tout cela ne se fit
pas à l'instigation de la Renaudie ensuite des résolutions de cette assemblée :
dites encore que la Renaudie, huguenot lui-même, ne fut pas établi par les
huguenots et par leur chef pour être le conducteur de la conjuration d'Amboise
qui éclata quelques mois après : par quelle autorité et par quel droit
faisait-on toutes ces menées ? La loi éternelle et l'ordre public les
souffrent-ils dans les Etats? Mais écoutez comme conclut Castelnau : « Apres
donc avoir levé le nombre de leurs adhérents par toute la France (c'est toujours
les protestants dont il parle), et connu leurs forces et leurs enrôlements : »
voilà, ce me semble, assez clairement prendre l'épée contre le précepte de saint
Paul, qui la met uniquement en la main du prince, ou qui assure plutôt que c'est
Dieu qui l'y a mise; mais continuons : « Ils conclurent qu'il fallait se défaire
du cardinal de Lorraine et du duc de Guise, et par forme de justice, s'il était
possible, pour n'être pas estimés meurtriers. » Voilà la belle justice des
protestants, selon cet auteur tant cité par M. Basnage ; mais voilà, ce qui est
pis, le fond du dessein; et sous le prétexte de punir les princes de Guise,
c'était au parti du roi et à sa souveraineté qu'on en voulait, puisqu'on levait
malgré lui des troupes et de l'argent dans tout son royaume, pour occuper ses
places et ses provinces.
M. Basnage croit tout sauver en
dissimulant le fond du dessein, et en disant « qu'il s'y agissait seulement de
savoir si les lois divines et humaines permettaient d'arrêter un ministre
d'Etat,
514
avant que d'avoir fait son procès : défaut de formalité,
continue-t-il, qui se trouvait dans l'entreprise d'Amboise, auquel on tâcha de
suppléer par des informations secrètes (1). » Mais s'il ne veut pas écouter la
loi éternelle, qui lui dira dans le fond du cœur que « ces informations secrètes
» faites sans autorité, par les ennemis de ces princes, étaient de manifestes
attentats, qu'il écoute du moins son auteur, qui lui déclare que « telles
informations et procédures, si aucunes y en avait, étaient folies de gens
passionnés contre tout droit et raison (2). »
Telles sont les défenses de M.
Basnage et celles de tout le parti, car il n'y en a point d'autres ; et ce
ministre en explique le mieux qu'il peut les raisons. Mais si ces raisons sont
bonnes, il ne faut point parler de gouvernement, ni de puissance publique ; et
il n'y aura, pour tout oser, qu'à donner un prétexte au crime.
Mais en tout cas, nous dit-il,
ce n'est pas un crime de la Réforme, puisque « l'entreprise fut formée par tous
les ennemis de la maison de Guise, sans aucune distinction de religion (3). »
Son auteur le dément encore ; et si ce n'est pas assez de ce qu'on en a
rapporté, pour montrer que les protestants étaient les auteurs de l'entreprise,
le même historien raconte encore « qu'il fut envoyé par Sa Majesté pour
apprendre quelle était la délibération des conjurés; et qu'il fut vérifié qu'une
assemblée de plusieurs ministres, surveillants, gentilshommes et autres
protestants de toute qualité, s'était faite en la ville de Nantes (4).» On voit
donc plus clair que le jour que c'est l'entreprise et l'assemblée des
protestants. Il continue : « La Renaudie, » protestant lui-même par dépit et par
vengeance, comme on a vu (5), « communiqua le secret à des Avenelies, qui trouva
cet expédient fort bon; aussi était-il protestant. » C'est donc, encore une
fois, l'affaire de la secte. Dans la suite de l'entreprise, Castelnau parle
toujours « du rendez-vous des protestants, » et de la requête que les conjurés
doivent présenter au roi, « pour être assurés par le moyen de cette requête, qui
se devait présenter pour la liberté de leurs consciences, de quelque soulagement
au reste de la France (6). » C'était donc
1 Basil., ibid., p. 514. — 2
Casteln., ibid., chap. VII, p. 16. — 3 Basn., ibid., p. 512. — 4
Ibid., p. 8. — 5 Var., liv. X, n. 30. — 6 Chap. VIII, IX.
515
pour la dernière fois une requête des protestants ; mais il
ne faut pas oublier que cette requête se devait présenter à main armée, et par
des gens soutenus d'un secours de cavalerie dispersée aux environs (1) : ce que
le même Castelnau trouve avec raison « fort étrange et du tout contre le devoir
d'un bon sujet, principalement d'un François obéissant et fidèle à son prince,
de lui présenter une requête à main armée (2). » Mais enfin le fait est
constant, non-seulement par Castelnau, mais encore unanimement parmi les
auteurs, sans en excepter les protestants; et cependant ce n'est pas là une
rébellion, ni une entreprise de la Réforme, si nous en croyons M. Basnage.
Mais, dira-t-il, dans cette
requête, on demandait aussi le soulagement du peuple. Il n'y a donc qu'à le
demander « à main armée » pour être innocent; et la Réforme sera lavée d'une
rébellion si ouverte, à cause qu'à la manière des autres rebelles ceux-ci
l'auront revêtue d'un prétexte du bien public? Mais qui ne voit au contraire que
les plus noirs attentats deviendraient légitimes par ce moyen, et que le comble
de l'iniquité c'est de donner un beau nom au crime?
Mais, dit-on, il y entra
quelques catholiques. Quoi donc! quelques mauvais catholiques entraînés dans un
parti de protestants le feront changer d'esprit, de dessein et de nom même! On
oubliera que le chef du parti était un prince huguenot ; que la Renaudie
huguenot en était l'âme; que le ministre Chandieu était son associé ; que ceux à
qui on se fiait étaient de même secte ; que les huguenots composaient le gros du
parti ; que l'action devait commencer par une requête pour la liberté de
conscience (3); qu'après la conjuration découverte, l'amiral interrogé par la
reine sur ce qu'il y avait à faire pour en prévenir les suites, ne lui proposa
que la liberté de conscience (4) ? On oubliera tout cela, et on aura tant de
complaisance pour les protestants, qu'on croira la conjuration entreprise pour
toute autre fin.
Mais l'affaire fut découverte
par deux protestants, qui se repentirent d'y être entrés (5)? Il y eut deux
hommes fidèles dans tout
1 Thu., XXIII, tom. I, 675.— 2 Liv. II,
chap. I, p. 25.— 3 Ibid., Thu., XXV, 675. — 4 Thuan., ibid., 676; Cast.,
liv. II, p. 24; Bez., III, 264. — 5 Basn., ibid.
516
un parti. Donc il est absous : qui fit jamais un
raisonnement si pitoyable ?
Il ne sert de rien de nous dire
encore que les conjurés avaient protesté de ne point attenter sur la vie du roi,
ni des personnes royales (1), Car aussi aurait-on pu espérer de trouver autant
qu'il fallait de conjurés, en leur déclarant un dessein si exécrable? Mais enfin
sans attenter sur la vie du roi, n'était-ce pas un crime assez noir que d'entrer
dans son palais à main armée : soulever toutes ses provinces ; le mettre en
tutelle ; se rendre maître de sa personne sacrée et de celle des deux reines sa
mère et sa femme, jusqu'à ce qu'on eût fait tout ce qu'on voulait? M. Basnage
dissimule toutes ces choses, parce qu'elles ne souffrent point de repartie, et
croit la Réforme assez innocente, pourvu qu'elle soit exempte d'avoir attenté
sur la vie du roi? Mais qui répondait aux complices de ce qui pou voit arriver
dans un si grand tumulte, et de toutes les noires pensées qui auraient pu entrer
dans l'esprit d'un prince devenu maître de son roi et de tout l'Etat? Comment
peut-on justifier de tels attentats ? Et n'est-ce pas se rendre sourd à la
vérité éternelle, qui établit l'ordre des empires et consacre la majesté des
souverains?
C'est se moquer ouvertement
après cela que de dire qu'on voulait tout faire contre les princes de Guise et
dans tout le reste « par l'ordre de la justice et par les Etats généraux (2). »
Mais si le roi ne voulait pas les convoquer; si les Etats, plus religieux que
les protestants, refusaient de s'assembler au nom du prince de Condé, qui ne
pouvait les convoquer qu'en se faisant roi ; qu'aurait-on fait? Les conjurés
auraient-ils posé les armes et remis, non-seulement le roi et les reines, mais
encore les princes de Guise en liberté? On insulte à la foi publique, lorsqu'on
s'imagine pouvoir persuader au monde de tels contes. Aussi l'histoire dit-elle
nettement que sans hésiter on aurait massacré le duc de Guise et son frère le
cardinal, s'ils ne promettaient de se retirer de la cour et des affaires (3). On
sait le nom de celui qui s'était chargé de tuer le duc (4) : et après un si beau
commencement, qui peut répondre de
1 Basil., ibid. — 2 Basil., 514, 515. — 3 Thuan.,
675. — 4 Brant., Vie de Guise; Le Labour., Addit. à Casteln., tom.
1, liv. I, p. 398.
517
tous les excès où se serait emporté un peuple appâté de
sang ? Telle fut la résolution que fit prendre la Renaudie dans l'assemblée de
Nantes, après avoir invoqué le nom de Dieu. Car Bèze sait bien remarquer que
c'est par là qu'il commença (1) : après cela tout est permis ; et pourvu qu'on
donne à l'assemblée un air de réforme, on peut destiner des assassins à qui l'on
veut : fouler aux pieds toutes les lois : forcer le roi dans son palais et
mettre en feu tout le royaume.
Que si à la fin on est forcé
d'avouer que cette conjuration est un crime abominable, il faut avouer encore
avec la même sincérité que c'est un crime de la Réforme : un crime entrepris par
dogme : par expresse délibération « de jurisconsultes et de théologiens
protestants, » comme l'assure M. de Thou en termes formels (2) : un crime
approuvé des ministres et en particulier de Bèze, qui en fait l'éloge dans son
Histoire Ecclésiastique (3). Les passages en sont rapportés dans le livre
des Variations (4) : le prince de Condé, selon Bèze, est un héros
chrétien pour avoir en cette occasion « postposé toutes choses au devoir qu'il
avait à sa patrie, à sa majesté et à son sang : la province de Saintonge est
louée d'avoir fait son devoir comme les autres : combien qu'une si
juste entreprise par la déloyauté de quelques hommes ne succédât
comme on le désirait (5). » Ainsi ces réformateurs renversent tout : ils
appellent «justice » une affreuse conspiration; et « déloyauté » le remords de
ceux qui se repentent d'un crime ; ils sanctifient les attentats les plus noirs,
et ils en font un « devoir, » tant pour les princes du sang que pour les autres
sujets.
M. Basnage a vu cet endroit de
Bèze dans l'Histoire des Variations , et il fait semblant de ne le pas
voir. C'est sa perpétuelle coutume : ce ministre croit tout sauver en
dissimulant ce qui ne souffre point de repartie ; en récompense il soutient que
parmi les consultons qui autorisèrent la conjuration, il y avait « des
jurisconsultes papistes : » du moins il n'ose avancer qu'il y eût des
théologiens de notre religion, ni démentir M. de Thou qui n'y admet que des
protestants. Mais si le ministre veut mettre des
1 Liv. III, 252. — 2 Thuan., 670.— 3
Hist. Eccles., liv. III, p. 251.— 4 Var., liv. X, n. 26. — 5
Ibid., 313.
518
nôtres parmi les jurisconsultes, qu'il les nomme : qu'il
nomme un seul auteur catholique qui ait approuvé cette entreprise, comme nous
lui nommons Bèze qui en fait l'éloge. Mais pourquoi lui nommer ce réformateur et
les autres de même temps ? Je nomme à M. Basnage M. Basnage lui-même, et je lui
demande devant Dieu quel intérêt il peut prendre à excuser, comme il fait, une
si noire entreprise, si la Réforme, comme il le prétend, n'y a point de part?
Enfin pour dernière excuse, on
nous dit que plusieurs des chefs du parti improuvèrent ce dessein. M. Bayle
nomme l'amiral, à qui on n'osa jamais le confier, et s'il l'eût su, dit
Brantôme, « il aurait bien rabravé les conjurateurs et révélé le tout (1). »
Calvin même, qui sut l'entreprise, dit M. Basnage (2), déclara une et deux fois
« qu'il en avait de l'horreur, » et il le prouve par ses lettres que j'ai aussi
alléguées dans l'Histoire des Variations (3) : mais si Calvin et l'amiral
ont en effet et de bonne foi détesté un crime si noir, comment ose-t-on
aujourd'hui le justifier? Qui ne voit ici qu'on se moque, et qu'il n'y a dans
les réponses des ministres ni sincérité ni bonne foi? Calvin, je l'avoue,
improuva beaucoup l'entreprise après qu'elle eut manqué, et s'en disculpe autant
qu'il peut : mais si Bèze avait remarqué dans le fond et dès l'origine qu'elle
lui eût paru criminelle plutôt que mal concertée, en aurait-il entrepris si
hautement la défense ? Y avait-il si peu de concert entre ces deux chefs de la
Réforme sur la règle des mœurs et sur le devoir des sujets? Bèze aurait-il
proposé comme une chose approuvée par « les plus doctes théologiens, » ce que
Calvin aurait détesté jusqu'à en avoir de l'horreur? Calvin tenait-il un si
petit rang parmi les théologiens de la Réforme? M. Basnage selon sa coutume
dissimule tout cela ; et se contente de dire que M. de Meaux fait éclater son
injustice contre Calvin d'une manière trop sensible (4). Pourquoi? Parce que
je dis que ce prétendu réformateur, à prendre droit par lui-même, agit trop
mollement en cette occasion, et qu'il devait dénoncer le crime (5) ? Mais
l'amiral lui en donnait l'exemple, puisqu'on vient de voir qu'il était en
1 Var., liv. X, n. 33. — 2 P.
516. — 3 Var., liv. X, n. 33. — 4 Basn., ibid.— 5 Var.,
ibid.
519
disposition de tout révéler, s'il l'eût su : il ne fallait
pas qu'un réformateur sût moins son devoir qu'un courtisan. M. Basnage devait
répondre à cette raison, avant que de m'accuser d'une injustice « si sensible »
envers Calvin. Mais il ne pénètre rien, et ne fait que supprimer les
difficultés. Cependant comme s'il avait satisfait à celle-ci, qui est si
pressante et si clairement exposée dans l'Histoire des Variations, il
demande avec un ton de confiance : « Que pouvait faire Calvin qu'il n'ait fait ?
» Ce qu'il pouvait ! Rompre absolument l'entreprise, en la faisant déclarer au
roi ou à la justice. L'ordre des empires le veut : la loi éternelle l'ordonne :
si Calvin en ignorait les règles sévères, pourquoi prenait-il le titre de
Réformateur ? Il était François, et faisait semblant de conserver dans Genève
les sentiments d'un bon citoyen et d'un bon sujet (1), Quand donc il l'en
faudrait croire, et se persuader sur sa parole qu'il a fait véritablement tout
ce qu'il raconte après que le coup a failli, toujours de son aveu propre il
demeurera impliqué dans le crime, puisqu'il l'a su sans le révéler. Lorsqu'on
sait un complot d'assassinat, on n'en est pas quitte pour l'improuver : il faut
avertir celui qui est en péril ; et en matière d'Etat il faut du moins faire
entendre au coupable que s'il ne se désiste d'un si noir dessein contre son roi
et sa patrie, on en avertira le magistrat ; autrement on y participe : et voilà
le chef de la Réforme, quoi qu'en dise M. Basnage, complice manifestement selon
la loi éternelle du crime des conjurés.
Il l'a été beaucoup davantage
des guerres civiles. Que diriez-vous d'un docteur, si écrivant à un chef de
rebelles ou de voleurs, qui se glorifierait d'être son disciple, au lieu de lui
faire sentir l'horreur de son crime, il lui prescrivait seulement comme à un
homme autorisé par le public les lois d'une milice légitime ? C'est précisément
ce qu'a fait Calvin. J'ai rapporté une lettre qu'il écrit au baron des Adrets
(2), le plus ardent et le plus cruel de tous les chefs de la Réforme. Dans cette
lettre il ne blâme que les violences, la déprédation des reliquaires et les
autres choses de cette nature faites « sans l'autorité publique. » Mais il se
garde bien de lui dire que le titre même du commandement qu'il usurpait, était
1 Ve Avert., n. 64. — 2 Var., liv. X, n. 35.
520
destitué de cette autorité : par conséquent que la guerre
entreprise de cette sorte était, non-seulement dans ses excès, mais encore dans
son fond une révolte, un attentat et en un mot un brigandage plutôt qu'une
guerre légitime. Au lieu de lui reprocher son impiété à tourner ses armes
infidèles contre sa patrie et contre son prince, il se contente de lui dire,
comme saint Jean faisait aux soldats légitimement enrôlés sous les étendards
publics : « Ne faites point de violence, et contentez-vous de votre paye (1). »
Les catholiques et les protestants concluent d'un commun accord de cette
décision de saint Jean, avec saint Augustin et les autres Pères, que la guerre
sous un légitime souverain est permise, puisque saint Jean n'en reprenant que
les excès, il s'ensuit qu'il en approuve le fond. Mais par la même raison on
démontre manifestement à Calvin qu'il autorisait la guerre civile. M. Basnage
répond premièrement, « qu'on ne dit pas toujours tout dans une lettre (2) » et
que Calvin avait assez expliqué ailleurs (3) « qu'il fallait obéir aux rois lors
même qu'ils étaient méchants et indignes de porter le sceptre. » Le ministre
voudrait nous donner le change. La question n'était pas s'il fallait obéir aux
mauvais rois. La Réforme ne prenait pas pour prétexte de sa révolte leur
injustice en général, mais en particulier la seule persécution : c'était donc
contre cette erreur que Calvin la devait munir pour lui ôter les armes des
mains, et il fallait lui montrer qu'à l'exemple de l'ancienne Eglise, on doit
obéir même aux princes persécuteurs. C'est ce que devait faire un réformateur :
mais c'est de quoi Calvin ne dit pas un mot dans le passage allégué par notre
ministre ; et s'il eût eu ce sentiment dans le cœur, il le fallait expliquer en
écrivant à un chef de la révolte; car c'est le cas d'appliquer les grandes
maximes au fait particulier, et d'instruire à fond de ses devoirs celui qu'on
entreprend d'enseigner.
Mais M. Basnage répond en second
lieu « que c'était assez entreprendre contre le baron des Adrets, que de vouloir
d'abord réprimer sa fureur : on n'obtient rien, poursuit-il, quand on demande
beaucoup (4). » Je vous entends, M. Basnage : en effet c'est
1 Luc., III, 14. — 2 Ibid., 516.
— 3 Calv., Inst., lib. IV, cap. XX, art. 25. — 4 Ibid.
521
trop demander à la Réforme que de lui prescrire « de poser
les armes » qu'elle a prises contre sa patrie. Mais si Calvin n'eût rien obtenu,
si ses disciples avaient persisté contre son avis dans une guerre criminelle ,
la protestation qu'il eût faite contre leur infidélité eût servi de témoignage à
son innocence. Je crois ici que M. Basnage se moque en son cœur de notre
simplicité, de demander à Calvin de semblables déclarations. Ce n'est pas le
style des ministres ; nous trouvons bien dans Bèze les protestations qu'ils
firent contre la paix d'Orléans, « afin que la postérité fût avertie comme ils
s'étaient portés dans cette affaire (1). » Mais des protestations contre la
guerre civile, on n'en trouve point dans leur histoire : ce n'était pas là leur
esprit, ni celui de la Réforme.
M. Basnage ose
soutenir cette protestation des ministres ; mais la raison qu'il en rend est
admirable. « Les ministres, dit-il, avaient raison de s'opposer à ce traité,
puisque le prince voulait les sacrifier à sa grandeur (2). » Sans doute, il
valait bien mieux que les ministres le sacrifiassent à leurs intérêts avec toute
la noblesse et le peuple qui le suivait et que toute la France fût en sang,
plutôt que de blesser la délicatesse de ces docteurs qui voulaient être les
maîtres de tout. L'aveu au moins est sincère. « Mais, poursuit M. Basnage, leurs
demandes étaient justes dans le fond, puisqu'ils souhaitaient seulement qu'on
observât un édit qu'on leur avait donné : il ne s'agissait pas de décider si la
guerre était juste ou non. » Quelle erreur de prêcher la guerre, sans avoir
auparavant décidé qu'elle était juste! M. Basnage se moque-t-il d'alléguer de
telles raisons ? Mais les ministres « ne songeaient, continue-t-il, qu'à
pourvoir à la sûreté de leurs troupeaux. » Nous avons fait voir ailleurs (3) que
le prince y avait pourvu, et que toute la question n'était que du plus au moins
; mais en quelque façon qu'on le prenne, c'était donc un point résolu par le
sentiment des ministres que la guerre était légitime, puisqu'à quelque prix que
ce fût et aux dépens du sang de tous les François, ils voulaient qu'on la
continuât.
1 Hist., tom. II, liv. VI, 282;
Var., liv. X, n. 47. — 2 Ibid., p. 520. — 3 Var., liv.
X, n. 47.
522
Voyons maintenant les raisons
par lesquelles notre auteur ose soutenir que cette guerre était juste : il se
réduit à trois principales : la première, « qu'il s'agissait de la punition du
massacre de Vassi commis par le duc de Guise, laquelle la reine avec son conseil
avait solennellement promise, malgré les oppositions du roi de Navarre et du
cardinal de Ferrare ; et qu'ainsi les protes-tans avaient droit de la demander,
et de se plaindre si on ne la faisait pas (1). » La seconde raison de M. Basnage,
« c'est qu'on ne s'unissait que pour un édit que les parlements de France et les
Etats avaient vérifié (2). » La troisième, qui paraît la plus vraisemblable,
c'est que le prince, sous la conduite duquel la Réforme se réunit, agissait par
les ordres de la reine régente : c'était donc lui qui était muni de l'autorité
publique, et il ne regardait le duc de Guise, qui était le chef du parti
contraire, que comme un particulier contre lequel on avait droit de
s'élever comme contre un ennemi de l'Etat (3). Au reste M. Basnage déclare
d'abord « qu'il ne prétend pas traiter cette matière épuisée par d'autres
auteurs, et qu'il touchera seulement les réflexions que M. de Meaux a faites. »
Mais c'est justement ce qu'il oublie. Sur le prétendu « massacre de Vassi, » ma
principale remarque a été que « ce n'était pas une entreprise préméditée, » ce
que j'établis en un mot (4), mais d'une manière invincible, par le consentement
unanime des historiens non suspects. Ma preuve est si convaincante , que M.
Burnet s'y est rendu. Je lui avais fait le reproche « d'avoir pris le désordre
de Vassi pour une entreprise préméditée (5), » et voici comme il y répond : « Il
m'accuse (M. de Meaux) de m'être mépris sur le but du massacre de Vassi. Mais il
n'y a rien dans l'anglais qui marque que j’aie cru que ce fût un dessein formé,
et je ne suis responsable que de l'anglais (6). » Je n'en sais rien, puisqu'il a
donné à la version française une approbation si authentique. Quoi qu'il en soit,
je le prends au mot, et je le loue de désavouer de bonne foi ce qu'il dit que
son traducteur avait ajouté du sien. M. Basnage n'a qu'à l'imiter ; puisqu'il le
comble de tant de louanges, en lui dédiant sa réponse, il ne doit pas avoir
honte de suivre son exemple.
1 P. 519. — 2 Ibid. — 3 Ibid.,
517, 518. — 3 Var., liv. X , n. 42. — 4 Var. ibid. — 5
Crit. de l’Hist. des Variat., n. 11, p. 33.
523
Qu'il avoue donc
de bonne foi que ce qu'on appelle le massacre de Vassi, ne fut qu'une
rencontre fortuite, et que c'est un fait avéré par l'histoire de M. de Thou et
par celle de la Popelinière, auteurs non suspects : qu'il ajoute sur la foi des
mêmes auteurs que le duc de Guise fit ce qu'il put pour empêcher le désordre ,
et qu'ainsi c'était à la Réforme une manifeste injustice d'exiger par tant de
clameurs et ensuite par une guerre déclarée, que sans connaissance de cause et
sur la seule accusation de ses ennemis on le punît d'un crime dont il était
innocent. Mais après tout, quand le duc de Guise serait aussi criminel que les
protestants le publiaient, le faible du raisonnement de M. Basnage n'en est pas
moins clair, puisque même en lui accordant tout ce qu'il demande on voit qu'il
ne conclut rien, et qu'enfin tout ce qu'il conclut, c'est « que la reine avec
son conseil ayant promis la punition » de ce prétendu massacre , « les
protestants avaient droit de la demander, et de se plaindre si on ne la faisait.
» Mais « qu'ils eussent droit de la demander » par la force ouverte et par une
guerre déclarée, « ou de se plaindre » les armes à la main : c'est précisément
de quoi il s'agit : c'est ce qu'il fallait établir pour justifier la Réforme ;
mais M. Basnage lui-même ne l'a osé dire : il a senti la loi éternelle qui lui
criait dans sa conscience qu'on renverse l'ordre du monde, lorsque des sujets
entreprennent de se faire justice à eux-mêmes contre les plus criminels , et à
plus forte raison contre un innocent.
La même raison détruit encore le
vain prétexte tiré des édits. Car sans se tourmenter vainement l'esprit par la
discussion des faits, dans une occasion où l'on s'accusait mutuellement d'avoir
manqué à la foi donnée : la règle invariable de la vérité décide que les sujets
doivent conserver les édits qu'on leur accorde par les mêmes voies dont ils ont
dû se servir pour les mériter, c'est-à-dire par d'humbles supplications et de
fidèles services. Ainsi de quelque contravention qu'on ait à se plaindre, cette
règle de la vérité et de l'ordre public revient toujours : Qu'on ne se doit pas
faire justice à soi-même : Que les sujets n'ont point de force contre la
puissance publique, et que le glaive n'est donné qu'aux souverains. Nos ancêtres
les martyrs n'ont pas fait la guerre à
524
Sévère et à Valérien, pour rappeler en usage les favorables
édits d'Adrien et de Marc-Aurèle ; ni à Julien l'Apostat, en faveur de ceux de
Galère et de Maximin, de Constantin et de Constance. Le bel ordre dans un Etat,
si toutes les plaintes de contravention aux libertés et aux droits de chaque
corps se tournoient en guerre civile ! Mais quel prodige d'égarement de
s'imaginer qu'en donnant des privilèges, le prince donne le droit d'armer contre
lui, partage son autorité et se dégrade lui-même : ou que les grâces qu'il
accordera en faveur d'une religion contraire à la sienne , soient plus
inviolables et plus sacrées que les autres ! Que si l'on nie que ces édits
fussent des grâces, c'était donc de deux choses l'une : ou un effet de la
violence faite au souverain, ce qui est un attentat manifeste ; ou un droit
également acquis et une justice due à toutes les sectes, ce qui est une
prétention trop nouvelle, encore même parmi les protestants, pour faire une loi.
Il n'y a donc plus aucune
ressource pour la Réforme si souvent rebelle que de dire qu'elle a armé par
l'autorité publique, et d'en revenir à ces ordres secrets donnés par la reine au
chef du parti. Mais d'abord il est manifeste que cette excuse n'est bonne en
tout cas que pour les premières guerres commencées durant la régence de
Catherine de Médicis. Car ce n'est qu'en cette occasion qu'on peut alléguer de
tels ordres , et il n'y en a pas même le moindre vestige dans les guerres qui
ont suivi depuis Charles IX jusqu'à Louis XIII de triomphante mémoire. Quelle
misérable défaite, qui dans la vaste étendue qu'ont occupée ces guerres civiles,
ne trouve à justifier qu'une seule année, puisque la première guerre ne dura pas
davantage ? Mais après tout, que peut-on conclure de ces lettres de la reine ?
J'y ai donné deux réponses ' : la première entièrement décisive, « que la reine
qui appelait en secret le prince de Condé au secours du roi son fils, n'en avait
pas le pouvoir, puisqu'on est d'accord que la régence lui avait été déférée à
condition de ne rien faire de conséquence que dans le conseil, avec la
participation et de l'avis d'Antoine de Bourbon roi de Navarre, comme premier
prince du sang et lieutenant général du roi dans toutes ses provinces et dans
toutes ses armées durant sa minorité. » C’est
1 Var., liv. X, n. 45.
525
ce que portait l'acte de tutelle arrêté dans les Etats
généraux : le fait est constant par l'histoire (1). Cette réponse ferme la
bouche aux protestants : aussi M. Basnage, qui avait promis « de répondre à mes
réflexions, » demeure muet à celle-ci, comme il fait dans tout son ouvrage à
celles qui sont les plus décisives : on appelle cela répondre à l'Histoire
des Variations, comme si répondre était faire un livre et lui donner un vain
titre.
Le ministre, qui passe sous
silence un endroit si essentiel de ma réponse, en touche un autre, mais pour le
corrompre : «M. de Meaux soutient que le duc de Guise ne faisait rien que par
l'ordre du roi (2). » Il m'impose : il n'était pas même question des ordres du
roi, qui était mineur et qui avait à peine douze ans : je parle du roi de
Navarre, et je dis, ce qui est certain , que le duc de Guise « ne fit rien que
par les ordres du roi (3, » comme il devait : le ministre, qui n'a rien à dire à
une réponse si précise, change mes paroles : est-ce là répondre ou se moquer et
insulter à la foi publique? Il poursuit : « Maimbourg ne chicane point, et il
avoué que la reine écrivit coup sur coup quatre lettres extrêmement fortes, où
elle conjure le prince de Condé de conserver la mère, les enfants et le royaume
en dépit de ceux qui voulaient tout perdre (4). » On dirait, à entendre le
ministre, que je dissimule ces lettres ; mais j'en rapporte tous les termes
qu'il a relevés , et je reconnais que la reine les écrivit pour prier ce prince
« de vouloir bien conserver la mère et les enfants et tout le royaume contre
ceux qui voulaient tout perdre (5). » Est-ce chicaner sur ces lettres que de les
rapporter de si bonne foi? Mais j'ajoute ce que vous taisez, M. Basnage : que la
reine, qui écrivait en ces termes, et qui semblait vouloir se livrer avec le roi
et ses enfants au chef d'un parti rebelle et aux huguenots, n'en avait pas le
pouvoir : répondez , si vous pouvez; et si vous ne pouvez pas, comme vous
l'avouez assez par votre silence, cessez de tromper le monde par une vaine
apparence de réponse.
J'avais fait une autre remarque
qui n'était pas moins décisive : que « ces sentiments de la reine ne durèrent
qu'un moment : qu'après
1 Thuan., tom. I, lib. XXVI. 719, edit.
1606. — 2 Basn., ibid., 517. — 3 Var., liv. X, n. 45. — 4
Basn., p. 518. — 5 Var., ibid.
526
qu'elle se fut rassurée, elle rentra de bonne foi dans les
sentiments du roi de Navarre, et qu'elle fit ce qu'elle put par de continuelles
négociations avec le prince de Condé, pour le ramener à son devoir. » Tous ces
faits, que j'avais rapportés dans l'Histoire des Variations (1), sont
incontestables, et en effet ne sont pas contétés par M. Basnage. J'ajoute encore
dans le même endroit que la reine écrivit ces lettres « en secret par ses
émissaires , de peur qu'en favorisant la nouvelle religion , elle ne perdît
l'amitié des grands et du peuple, et qu'on ne lui ôtât enfin la régence. » Ce
sont les propres termes de M. de Thou : et voilà ce qui fit prendre de meilleurs
conseils à cette princesse, que son ambition avait jetée d'abord dans des
conseils désespérés. M. Basnage n'a rien à répondre, sinon a que la reine
changea, parce qu'elle se vit opprimée par les Guises qu'il fallut flatter (2).
» Il dissimule que tout se faisait par les ordres du roi de Navarre, selon
l'acte de tutelle autorisé par les Etats ; et qu'à la réserve du prince de Coudé
et de l'amiral, ce roi avait avec lui les autres princes du sang, les grands du
royaume, le connétable et les principaux officiers de la couronne , la ville et
le parlement de Paris, les parlements, les provinces et en un mot toutes les
forces de l'Etat : M. Basnage oublie tout cela, et il appelle oppression les
ordres publics : tout cela étaient les rebelles « et les ennemis de l'Etat : »
et le prince de Condé fut le seul fidèle, à cause qu'il avait pour lui les
huguenots seuls, et qu'il était à leur tète. Peut-on s'aveugler soi-même jusqu'à
cet excès, sans être frappé de l'esprit d'étourdissement?
Si l'on se souvient maintenant
de ce qu'entreprit peu de temps après et dans les secondes guerres « ce parti
fidèle » et si obéissant à la reine, on sera bien plus étonné. Il appela
l'étranger au sein du royaume : il livra le Havre-de-Grace, c'est-à-dire la clef
du royaume aux Anglais anciens ennemis de l'Etat, et les consola de la perte de
Calais et de Boulogne. Il n'y avait point là de lettres de la régente : elle fut
contrainte de prendre la fuite avec le roi devant « ce parti fidèle : » on les
attaqua dans le chemin au milieu de ce redoutable bataillon de Suisses : il
fallut fuir pendant la nuit,
1 Var., ibid., Thuan., tom. II, lib. XXIX. —
2 Ibid., 518.
527
et achever le voyage avec les terreurs qu'on sait :
cependant ceux qui poursuivaient le roi et la reine sans garder aucune mesure,
étaient les fidèles sujets ; et ceux qui les gardaient étaient les rebelles.
M. Basnage , qui se tait à tous
ces excès, croit excuser la Réforme en nous alléguant en tout cas d'autres
rébellions : il n'a que de tels exemples pour se soutenir ; mais toutes les
rébellions sont faibles à comparaison de celles de la Réforme : les rois, pour
ne pas ici répéter le reste, s'y sont vus assiégés dans leurs palais, comme
François II à Amboise, et au milieu de leurs gardes, comme Charles IX dans la
fuite de Meaux à Paris : quelle rébellion poussa jamais plus loin son audace?
Oubliera-t-on cette réponse de Montbrun à une lettre où Henri III lui parlait
naturellement avec l'autorité convenable à un roi envers son sujet? Que lui
répondit ce fier réformé : « Quoi, dit-il, le roi m'écrit comme roi, et comme si
je le devais reconnaître? Je veux bien qu'il sache que cela serait bon en temps
de paix, et que lors je le reconnaîtrais pour tel ; mais en temps de guerre ,
qu'on a le bras armé et le cul sur la selle, tout le monde est compagnon (1). »
C'est l'esprit qui régnait dans le parti ; et je ne finirais jamais, si je
commençais à raconter les paroles et, ce qui est pis, les actions insolentes des
héros de la Réforme.
Si l’on se sont là des
rébellions et des félonies manifestes, je n'en connais plus dans les histoires.
Encore pour les autres révoltes on en rougit; mais pour celles-ci on les
soutient, on les loue, on les imite : il le faut bien, puisqu'elles ont été
faites par religion et autorisées par les synodes.
M. Basnage ose le nier, et nous
avons déjà dit que par là il se réfute lui-même. Car si ces conjurations et ces
guerres sont légitimes , pourquoi en rougir, et n'oser y faire entrer les
synodes ? Mais c'est que l'iniquité se dément toujours elle-même : ces révoltes
couvrent de honte ceux qui les soutiennent : ce sont de bonnes actions, disent
les ministres, mais que chacun serait plus aise de n'avoir point faites, et dont
on voudrait du moins pouvoir laver les synodes.
1 Brant., L. Lab., Addit. aux Mém. de Casteln., tom.
II, p. 643.
528
Le ministre le tente vainement,
et il est encore plus faible et plus faux dans cet endroit de sa Réponse que
dans tous les autres : on le va voir. La pièce la plus décisive contre la
Réforme est un décret du synode national de Lyon en 1563 dès l'origine des
guerres. Nous en avons produit deux articles, que malgré leur ennuyeuse longueur
je ne craindrai pas de remettre encore devant les yeux du lecteur. Car il faut
une fois confondre ces infidèles écrivains, qui osent nier les faits les plus
constants. J'ai donc produit deux articles de ce synode : le XXXVIIIe, où il est
écrit « qu'un ministre de Limosin, qui autrement s'était bien porté, a écrit à
la reine-mère qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, jaçoit qu'il y
ait consenti et contribué : item, qu'il promettait de ne plus prêcher, jusqu'à
ce que le roi le lui permettrait. Depuis connaissant sa faute , il en a fait
confession publique devant tout le peuple; et un jour de Cène en la présence de
tous les ministres du pays et de tous les fidèles : on demande s'il peut rentrer
dans sa charge ? On est d'avis que cela suffit : toutefois il écrira à celui qui
l'a fait tenter, pour lui faire connaître sa pénitence : et le priera-t-on qu'on
le fasse entendre à la reine, et là où il adviendrait que le scandale en
arrivât à son église : et sera en la prudence du synode de Limosin de le changer
de lieu (1). »
L'autre article du même synode,
qui est le XLVIIIe , n'est pas moins exprès : « Un abbé venu, dit-on, à la
connaissance de l'Evangile, a brûlé ses titres, et n'a pas permis depuis six ans
qu'on ait chanté messe en l'abbaye : ains s'est toujours porté fidèlement,
et a porté les armes pour maintenir l'Evangile : il doit être reçu
à la Cène : » conclut tout le synode national.
Voilà qui est clair : il n'y
faut point de notes, ni de commentaire : c'est le décret d'un synode national,
qu'on a en forme authentique avec tous les autres; c'est l'acte d'un de ces
synodes où, selon la discipline de nos réformés, se fait la suprême et finale
résolution tant au dogme qu'en la discipline ; et il n'y a rien au-dessus dans
la Réforme : tout y enseigne, tout y autorise, tout y respire la guerre et la
désobéissance : que fera ici M. Basnage? Ce que font les avocats des causes
déplorées : ce que lui-même il
1 Var., liv. X, n. 36; Ve Avert., n. 10.
529
fait partout dans sa Réponse, comme on a vu et comme
on verra dans toute la suite. C'est de passer sous silence ce qui ne souffre
aucune réplique, et si on trouve un petit mot par où l'on puisse embrouiller la
matière, de s'y accrocher par une basse chicane. L'article de l'abbé est d'une
nature à ne point souffrir de repartie : les circonstances du fait sont trop
bien marquées : c'est un abbé huguenot, qui garde six ans son abbaye sans en
acquitter aucune charge, ni faire dire aucune partie de l'office ; les revenus
l'accommodaient, et c'est assez pour garder le bénéfice : ce qui l'excuse envers
la Réforme, c'est qu'il a brûlé tous les titres pour abolir la mémoire de
l'intention des fondateurs, et toutes les marques de la Papauté dans son abbaye.
Car au reste un homme de main comme lui n'avait besoin que de la force pour se
maintenir dans la possession : et un abbé de cette trempe , « qui sait se porter
fidèlement et prendre les armes pour l'évangile, » n'a que faire de titre. Voilà
au moins le cas bien posé : la cause de la guerre bien expliquée : l'abbaye en
très-bonnes mains : on reçoit l'abbé à la Cène, et la guerre qu'il fait à son
roi et à sa patrie lui en ouvre les entrées. Il n'y a ici qu'à se taire, comme
fait M. Basnage.
Personne ne peut douter que
l'article du même synode sur le ministre de Limosin ne soit de même esprit et de
même sens : mais parce qu'il y est parlé du déni que fait le ministre d'avoir
consenti au port des armes «jaçoit qu'il y eût consenti et contribué , » et de
la promesse qu'il fait de ne prêcher plus sans la permission du roi, M. Basnage
s'attache à ces derniers points : « Il suffit, dit-il, de savoir lire pour voir
que la censure tombe sur deux choses : la première, que le ministre avait
proféré un mensonge public en écrivant à la reine qu'il n'avait jamais consenti
au port des armes, quoiqu'il y eût consenti et contribué ; et la seconde, parce
qu'il abandonnait son ministère. Il ne s'agissait donc pas de la repentance de
ce ministre, et encore moins d'une décision en faveur de la guerre (1). » Quoi!
le ministre n'est pas loué « de s'être bien porté d'ailleurs, et d'avoir
contribué » comme les autres au port des armes? Ce n'est pas là tout l'air du
décret,
1 Basn., liv. II, art. 6, p. 518; et Jurieu.
530
et cet homme n'est pas continué dans le ministère, encore
qu'il ait « consenti et contribué » à la guerre, en sorte que « tout le scandale
» qu'il a donné à l'Eglise, c'est d'avoir eu honte de sa révolte et d'avoir
promis sur ce fondement de ne prêcher plus ? J'en appelle à la conscience des
sages lecteurs. Car aussi pourquoi le synode aurait-il refusé à ce ministre la
louange de consentir à la guerre, puisqu'on a bien loué l'abbé de l'avoir faite
lui-même? Et quand nous voudrions nous attacher à ce que M. Basnage reconnaît
pour la seule cause de la censure : si la guerre contre sa patrie et contre son
roi était réputée dans le synode un fait honteux et reniable, comme on parle,
serait-ce un si grand scandale de le désavouer ? Si contribuer à la révolte en y
animant les peuples eût été réputé un attentat contre son roi et sa patrie ,
quelle honte y aurait-il eu d'abandonner le ministère dont on aurait abusé ?
N'eût-il pas fallu se souvenir de cette parole du Saint-Esprit : « Dieu a dit au
pécheur : Pourquoi annonces-tu ma justice , et portes-tu mon alliance dans ta
bouche ? Tu as haï la discipline, et tu as rejeté ma parole loin de toi : tu
t'es joint avec les voleurs (1) : » ou ce qui n'est pas moins impie, tu as
augmenté le nombre des rebelles, et tu as allumé dans ta patrie le flambeau de
la guerre civile : « Ta bouche a abondé en malice, et ta langue a été adroite à
forger des fraudes, » pour engager dans la révolte ceux qui écoutaient tes
discours. Quoi de plus juste en cet état que d'abdiquer le ministère dont on
aurait abusé contre son prince, et du moins de ne le reprendre qu'avec sa
permission ? Mais ce qui ferait l'édification d'une vraie Eglise, fait un
scandale dans la Réforme : il faut que toutes les églises du parti, il faut que
la reine même sache qu'on se repent d'avoir eu la guerre civile en horreur, et
il ne reste que ce moyen-là d'être maintenu dans le ministère. Voilà comme M.
Basnage sauve son église et le synode national de Lyon. M. Jurieu est plus
sincère : il a tâché comme les autres de déguiser autant qu'il a pu le fait des
guerres civiles : lorsqu'il a vu qu'on savait le décret du synode national, il a
reconnu la vérité ; mais aussi en même temps il a repris son audace, qu'il
n'avait quittée que pour un moment : « Et, dit-il, M. de
1 Psal. XLIX, 16-18.
531
Meaux doit savoir que nous ne nous faisons pas une honte de
ces décisions de nos synodes (1). » Voilà deux ministres bien opposés : l'un
accorde ce que l'autre nie : l'un est contraint d'avouer que le synode approuve
la prise des armes, et soutient qu'il a eu raison de le faire : l'autre, qui ne
s'est pas encore durci le front jusqu'à croire que les synodes doivent autoriser
de tels excès, ne se sauve qu'en niant un fait constant : mais la Réforme
demeure toujours également confondue, soit qu'elle craigne d'avouer ce fait
honteux, ou qu'elle ait l'audace de le soutenir.
La question est terminée par ces
seuls décrets d'un synode si solennel, et si suivi dans tout le parti. Mais j'ai
encore d'autres synodes à produire, et ce sont ceux des vaudois calvinisés, en
l'an 1560.
C'est ici que M. Basnage semble
triompher, puisqu'il se vante d'avoir prouvé que je cite faux, et voici comment
: « On tâche, dit-il, en passant d'Allemagne dans les vallées de Piémont, d'y
trouver quelque ombre de rébellion (2). » Que le lecteur attentif prenne garde à
ces paroles : « On tâche, » c'est de moi qu'il parle, « de trouver dans les
vallées quelque ombre de rébellion; » il n'y a donc eu dans ces vallées selon le
ministre, ni aucun attentat contre le prince, ni pas même une ombre de
rébellion. D'où viennent donc tant de sièges, tant de combats, et tant de sang
répandu? Mais sans encore entrer dans ce détail, que M. de Thou et la
Popelinière racontent si amplement, que répondra-t-on au traité transcrit de mot
à mot par ces historiens, dont voici le commencement : « Capitulation et
articles dernièrement accordés entre M. de Raconis de la part de Son Altesse, et
ceux des vallées de Piémont, appelés vaudois. » Il en rapporte les paroles et
conclut ainsi : « Que l'on expédiera lettres-patentes de Son Altesse, par
lesquelles il constatera qu'il fait rémission et pardon à ceux des vallées d'Angrogne,
» et des autres qu'il nomme toutes, « tant pour avoir pris les armes contre Son
Altesse, que contre les seigneurs et gentilshommes particuliers (à qui ces lieux
appartenaient), lesquels il reçoit et tient en sa sauvegarde particulière (3). »
Voilà, ce me
1 Jur., lett. IX. — 2 Basn., II part., chap. VI , p. 410. —
3 La Pop., tom. I, liv. VII, fol. 253.
532
semble, toutes les vallées spécifiées avec assez de soin,
qui toutes ensemble demandent pardon d'avoir pris les armes contre leurs
seigneurs et contre leur prince souverain. Cependant à entendre notre ministre,
il n'y a pas même eu parmi les vaudois « une ombre de rébellion ; » et c'est en
vain que M. de Meaux tâche d'y en trouver le moindre vestige. Ce traité,
que j'ai tiré de la Pope-linière est raconté en un mot, mais toujours dans le
même sens par M. de Thou, puisqu'il dit « qu'on fit un traité d'amnistie par
lequel le prince pardonnait à ses sujets des vallées tout ce qui s'était passé
dans les guerres (1). » Cependant M. Basnage m'insulte comme si j'avais
faussement cité ces deux auteurs.
Je rapporterai ses paroles, afin
qu'on voie une fois ce qu'il faut croire de son jugement et de sa sincérité : «
Les vaudois, dit M. de Meaux, avaient enseigné tout nouvellement cette doctrine
(qu'on pouvait armer contre son prince) ; et la guerre fut entreprise dans les
vallées contre les ducs de Savoie, qui en étaient les souverains (2). » Je
reconnais mes paroles, et il est vrai que je donne pour garants M. de Thou et la
Popelinière, deux historiens non suspects. Ecoutons sur cela M. Basnage : « On
cite M. de Thou pour le prouver, mais il dit précisément le contraire de ce que
M. de Meaux lui fait dire. Il est vrai, poursuit M. Basnage (3), que les
ministres permirent aux vaudois de repousser la violence de quelques soldats qui
s'attroupaient pour les piller. Car il est permis de s'armer contre des voleurs.
Mais quand les armées du duc de Savoie commandées par un chef s'approchèrent, M.
de Thou dit qu'on délibéra s'il était permis de prendre les armes contre son
prince pour la défense de la religion, et que les syndics et les pasteurs des
vallées décidèrent que cette défense n'était point permise : qu'il fallait se
retirer sur les montagnes, et se reposer sur la bonté de Dieu qui
n'abandonnerait pas ses enfants : » et il remarque comme une espèce de prodige »
qu'après cette décision il n'y en eut pas un seul qui ne quittât ses maisons et
ses biens au lieu de les défendre. » Ainsi conclut le ministre, « On ne peut
parler d'une manière plus contraire à M. de Meaux. » Il est vrai, si ces belles
résolutions avaient duré. Mais le ministre déguise d'une étrange
1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 18. —
2 Basil., ibid. — 3 Ibid.
533
sorte ce qu'ajoute M. de Thou. « Il ajoute, dit M. Basnage,
que dans la suite quelques ministres varièrent, s'imaginant qu'on pouvait se
défendre, parce qu'il ne s'agissait point de la religion mais de la conservation
de ses femmes et de ses enfants, qui allaient être immolez à la violence des
persécuteurs : et que d'ailleurs on ne faisait pas la guerre à son souverain,
mais au Pape qui était l'auteur de cette violence. Mais, continue M. Basnage,
ces raisons, qui étaient soutenues par les mouvements de la nature, ne furent
point suivies, et on demeura ferme dans la première décision. La Popelinière
rapporte précisément la même chose que M. de Thou : et ces deux historiens font
voir que M. de Meaux est souverainement injuste dans ses accusations. »
Où me cacherai-je, si j'ai
falsifié si honteusement les deux historiens que je produis? Mais aussi que
répondra M. Basnage, si c'est lui qui les a tronqués? La chose n'est pas
douteuse, puisqu'il ne fallait que continuer un moment la lecture de M. de Thou,
pour y trouver, trois pages après, « que les pasteurs d'Angrogne changèrent
d'avis, et résolurent d'un commun consentement qu'on défendrait dorénavant
la religion parles armes (1). »
Après une si honteuse
dissimulation de M. Basnage, où un passage si clair est entièrement retranché de
l'histoire de M. de Thou, il n'y aura plus que les aveugles qui ne verront pas
que les ministres, lorsqu'ils nous répondent, ne songent qu'à faire dire qu'ils
ont répondu et entretenir la réputation du parti, sans au reste se mettre en
peine de répliquer rien de sincère ni de sérieux. Ne laissons pas de faire voir
à M. Basnage la conduite des nouveaux martyrs dont il nous vante la constance.
M. de Thou lui apprendra que cette courageuse résolution « de tout perdre
jusqu'à sa vie ?, » plutôt que de résister à son souverain, ne dura que peu de
jours, puisqu'un peu après l'armée du duc de Savoie s'étant avancée sous la
conduite du comte de la Trinité, les habitants prirent les armes qu'ils avaient
auparavant rejetées : qu'ils combattirent jusqu'à la nuit, résolus de maintenir
leur religion jusqu'au dernier soupir : qu'ils envoyèrent demander secours à
ceux de Pérouse, et même à ceux de Pragelas dans le royaume
1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 15. —
2 Ibid., p. 12.
534
de France : que le comte de la Trinité craignant de les
pousser au désespoir, les porta à entrer en quelque accommodement : qu'ils
présentèrent une requête au prince, où ils lui promettaient une prompte et
inviolable fidélité, et lui demandaient pardon pour ceux qui avaient pris les
armes par une extrême nécessité et comme par désespoir, le suppliant de leur
laisser la liberté de leurs consciences (1) : que les députés n'ayant rapporté
de la part du duc que des ordres qui parurent trop rigoureux à ceux de Luserne
et de Bobio, ils écrivirent à Pragelas et aux autres vallées du royaume de
France, pour leur demander conseil et secours (2) : qu'il se fit un traité
entre eux de s'entre-secourir mutuellement, sans jamais pouvoir traiter
d'accommodement les uns sans les autres : que les habitants enflés du succès de
ce traité, résolurent de refuser les conditions imposées par le duc, et
désavouèrent leurs députés qui les avaient accordées : que pour confirmer
l'alliance par quelque entreprise mémorable, « ils pillèrent les vallées
voisines, » et sous prétexte d'aller entendre le sermon dans une église, « en
renversèrent les autels et les images ; » qu'un corps de troupes du duc, qui
venaient exécuter le traité que les députés des vallées avaient conclu,
trouvèrent au lieu de la paix qu'ils attendaient, « tous les habitants armés, »
qui les poussèrent jusque dans la citadelle, où ils les contraignirent de se
rendre à discrétion ; et qu'enfin le comte de la Trinité étant venu à Luserne
avec son armée et ayant mis garnison dans Saint-Jean, ce fut alors « qu'on
changea d'avis, » comme on a vu, « et qu'après avoir conclu qu'on prendrait les
armes contre le duc, on confirma l'accord arrêté avec ceux de Pragelas. »
M. Basnage a raison de dire que
la Popelinière a raconté précisément la même chose (3). Voilà comme ces deux
auteurs « disent positivement le contraire de ce que M. de Meaux en a rapporté.
» Les vaudois de l'obéissance de Savoie par le commun avis de leurs pasteurs ont
renoncé à la patience et au martyre, dont d'abord ils avaient eu quelque idée :
ceux de Pragelas sujets du roi, qui font de telles confédérations avec des
étrangers sans la permission de leur prince, ne sont pas moins criminels; et
voilà tout
1 Thuan., tom. II, lib. XXVII, p. 13. —
2 Ibid., 14. — 3 Pop., liv. VII.
535
ce qui restait de vaudois coupables manifestement de la
rébellion dont le ministre avait entrepris de les excuser jusqu'à dire qu'on
n'en trouva pas même l'ombre parmi eux.
Cependant c'était ici cette
réponse dont on me menaçait il y a deux ans, et qui devait me convaincre
d'énormes infidélités. Les ministres ne manquent pas de se vanter les uns les
autres, et ils éblouissent les simples par cet artifice. M. Jurieu a publié
qu'on saurait bien me montrer que j'avais falsifié beaucoup de passages dans l'Histoire
des Variations, sans néanmoins en marquer un seul. Dans sa petite critique
de trente-six pages, M. Burnet, qui se vante d'avoir détruit toute mon histoire,
ajoute « qu'une belle plume, et trop belle à son gré pour la matière où elle
s'emploie, » me fera voir mon peu de sincérité ; à la vérité ces Messieurs n'ont
pas voulu se charger de cette recherche, et M. Burnet me passe tous les faits
que j'ai rapportés sur sa Réforme anglicane et sur son Cranmer, aussi bien que
sur ses autres héros (1), sans en contredire aucun : aussi ne le peut-il pas,
puisque je les ai pris de lui-même. La gloire de découvrir mes prétendues
faussetés dans la conduite variable, dont j'ai convaincu la Réforme, était
laissée à M. Basnage, qui répète aussi à toutes les pages que je n'ai rien vu
par moi-même : que j'ai suivi en aveugle mes compilateurs, en relisant tout au
plus les endroits qu'ils m'avaient marqués, sans considérer tout le reste, et
qu'aussi je suis convaincu de faux par tous les auteurs que je produis : mais
c'est principalement dans le fait des guerres civiles qu'il prétend m'avoir
convaincu de ces honteuses falsifications ; et son frère, qui fait ce qu'il peut
dans son Histoire des ouvrages des savants pour lui préparer un théâtre
favorable, a remarqué en particulier que c'est sur les guerres de France et
d'Allemagne « qu'on accuse M. de Meaux de bien des infidélités (2). » On a vu
les principales dont on m'accusait, et on peut juger maintenant de la sincérité
de M. Basnage.
Ce ministre trop aisément ébloui
par la belle résolution que les vaudois avaient fait paraître, n'a pas voulu
passer outre, ni pousser
1 Burn., Crit. des Var., n. II, p. 32. — 2 Hist,
des ouv. des Sav., mois de déc. 89, janvier et fév. 90, p. 250.
536
plus loin son récit. La décision des vaudois était en effet
plus forte encore que M. Basnage ne nous l'a représentée, puisqu'au lieu de dire
simplement que la défense n'était pas permise contre son prince, M. de Thou leur
fait dire : Loin qu'on pût défendre sa maison et ses biens, « qu'il n'était pas
même permis de défendre sa vie contre son souverain; » mais ces courageuses
maximes si promptement démenties par des maximes contraires, ne servent qu'à
justifier ce que j'ai dit des variations de la Réforme, qui d'une part a été
forcée par la vérité à reconnaître ce qu'on doit au prince et à la patrie, et de
l'autre y a renoncé par d'expresses décisions.
On peut voir encore en cette
occasion ce qu'on doit attendre de notre ministre sur l'Histoire des albigeois
et des vaudois, où il prend le ton de vainqueur d’une manière qui, à ce qu'on
dit, a ébloui tout le parti : mais j'espère qu'il faudra bientôt déposer cet air
superbe ; et dès à présent on peut voir combien l'Histoire vaudoise est inconnue
à cet auteur, en la reprenant dès son origine, puisqu'il en ignore même ce qui
s'est passé du temps de nos pères, jusqu'à nous donner les vaudois de ce dernier
temps comme des gens où l'on cherche en vain une ombre de rébellion, et leurs
Barbes comme des docteurs qui n'ont jamais varié dans une partie si essentielle
de la doctrine chrétienne.
Après leur décision qui fut
prononcée en 1561, toute la Réforme retentit de décrets semblables, où la
domination fut ravilie et la majesté blasphémée. En 1562 « une assemblée » tenue
à Paris, où « étaient les principaux de l'église, résolut qu'on prendrait les
armes, si la nécessité amenait les églises à ce point (1). » C'est Bèze qui le
raconte dans son Histoire ecclésiastique (2). Pour excuser l'église de
cet attentat, M. Basnage fait semblant de vouloir douter « si ces principaux de
l'église étaient ecclésiastiques, ou plutôt laïques (3). » Sans doute, il y
avait beaucoup de laïques, puisque les assemblées de la Réforme les plus
ecclésiastiques sont composées d'anciens, c'est-à-dire de purs laïques, plus que
de ministres. Mais enfin s'il y eut de l'ordre dans cette assemblée, où
1 Var., liv. X, n. 47. — 2 Liv.
VI, p. 6. — 3 Tom. I, IIe part., chap. VI, p. 519.
537
la question proposée regardait la religion et la
conscience, les ministres y devaient tenir le premier rang : et sans s'arrêter à
ces chicanes de M. Basnage, Castelnau, dont il loue l'histoire, nous apprend
qu'au commencement de la guerre civile, « les huguenots firent assembler le
synode gênerai en la ville d'Orléans, où il fut délibéré des moyens de faire une
armée, d'amasser de l'argent, lever des gens de tous côtés, et enrôler tous ceux
qui pourraient porter les armes. Puis ils firent publier jeûnes et prières
solennelles par toutes leurs églises, pour éviter les dangers et persécutions
qui se présentaient contre eux (1). »
Qu'on dise encore que ce a
synode gênerai » n'était pas une assemblée ecclésiastique, ou qu'on n'y approuva
pas la prise des armes contre le roi et la patrie. On n'en demeura pas là : il
se tint encore un synode à Saint-Jean-d'Angely, où la question étant proposée «
s'il était permis par la parole de Dieu de prendre les armes pour la liberté de
conscience et pour délivrer le roi et la reine contre ceux qui violaient les
édits, et contre les perturbateurs du repos public, il fut décidé qu'on le
pouvait (2). » Laissons à part les prétextes qui ne manquent jamais à la
révolte, et dont aussi nous avons vu la vanité. Enfin le fait est constant, et
un synode résout, « par la parole de Dieu, » que des sujets peuvent armer sans
ordre du prince, et se soulever contre lui sous prétexte de le délivrer. Car on
voulait le tenir pour captif entre les bras des princes du sang, à qui les Etats
généraux l'avaient confié, et dans le sein, pour ainsi parler, de son parlement
et de sa ville capitale. C'était là qu'il était captif selon la Réforme, et il
eût été entièrement libre entre les mains du prince de Condé et des huguenots.
Le synode le décide ainsi, et afin que rien ne manque à l'iniquité, la parole de
Dieu y est employée. La même chose fut résolue dans un synode de Saintes, pour
raffermir ceux qui doutaient « si cette guerre était licite, attendu que le roi
et la reine sa mère ayant l'administration du royaume par les Etats, et le roi
de Navarre lieutenant gênerai représentant la personne du roi, tenaient le parti
contraire (3). » Voilà du moins le fait bien
1 Mém. de Castelnau, liv. III. — 2 Thu., tom.
II, lib. XXX, p. 101, an. 1562. — 3 Thu., ibid.; La
Pop., liv. VIII, fol. 332.
538
posé, et on supposait la régente bien revenue de l'erreur
où son ambition inquiète l'avait plongée. « Elle tenait le parti contraire, » et
demeurait bien unie avec le roi de Navarre, « représentant la personne du roi »
par l'autorité des Etats. Mais le prince de Condé son cadet avait lui seul plus
d'autorité que tout cela, parce qu'il se disait réformé, et qu'il était le chef
du parti : en sorte que ce synode, où il y avait soixante ministres, « résolut
par la parole de Dieu (sans laquelle on ne résout rien dans la Réforme) que la
guerre n'était pas seulement permise et légitime, mais encore
absolument nécessaire : » ce qui fut ainsi décidé, pour , user de leurs
propres termes, « toutes objections et doutes bien débattues par tout droit
divin et humain. » Voilà, ce me semble, assez de synodes, assez d'assemblées,
assez de décrets pour autoriser la guerre civile ; et néanmoins on en vint
encore à la résolution du synode national de Lyon, que nous avons rapportée, qui
confirma et exécuta toutes les résolutions précédentes, en leur donnant la
dernière force qu'elles pouvaient recevoir dans le parti : et après cela je suis
un faussaire d'accuser toute la Réforme d'avoir entrepris la guerre civile par
principe de religion, et en corps d'église.
Il n'y a encore qu'à se souvenir
des décisions de Calvin : il n'y a qu'à rappeler celles de Bèze, qui se glorifie
« d'avoir averti de leur devoir, tant en public par ses prédications que
par lettres et de parole, tant M. le prince de Condé que M. l'amiral et tous
autres seigneurs et gens de toutes qualités, faisant profession de l'Evangile,
pour les induire à maintenir par tous moyens à eux possibles l'autorité des
édits du roi et l'innocence des pauvres oppressés : et depuis, poursuit ce
réformateur, il a toujours continué dans la même volonté, exhortant toutefois
un chacun d'user des armes en la plus grande modestie qu'il est possible,
et de chercher après l'honneur de Dieu la paix sur toutes choses, pourvu
qu'on ne se laisse décevoir (1). » C'est assez en autorisant la révolte que
d'y recommander la modestie, comme si on pouvait être à la fois et modeste et
rebelle contre son roi. Les ministres étaient si ardents à prêcher la guerre,
que les
1 Ci-dessus, n. 20; Var., liv. X,
n. 47; Bèze, Hist., liv. VI.
539
Rochelois résolus au commencement à demeurer dans
l'obéissance, furent contraints de chasser Ambroise Faget, dont les prêches
séditieux les animaient à prendre les armes. Le fait est constant par Aubigné
(1) et par d'autres historiens. Il fallait bannir les ministres, lorsqu'on
voulait demeurer dans son devoir; et nous avons vu qu'on ne put conclure la paix
après le siège d'Orléans, qu'en excluant les ministres de toutes les
délibérations (2). Il ne faut donc plus demander si l'assemblée de Paris, où
l'on résolut de prendre les armes, était gouvernée par les ministres ; et la
protestation qu'ils publièrent contre cette paix fit bien voir de qui venaient
les conseils de la guerre.
Je ne dois pas omettre ici la
lettre que la prétendue église de Paris écrivit à la reine Catherine (3), parce
qu'elle est d'un style extraordinaire envers une reine, et confirme
admirablement tout ce qu'on a vu de l'esprit de la Réforme. Elle fut écrite en
1560, un peu devant la condamnation d'Anne du Bourg : et la lettre porte « que
si on attentait plus outre contre lui et les autres chrétiens, il y aurait grand
danger de troubles et émotions, et que les hommes pressés par trop grande
violence, ne ressemblassent aux eaux d'un étang la chaussée duquel rompue, les
eaux n'apportaient par leur impétuosité que ruine et dommage aux terres voisines
: non, poursuivaient-ils, que cela avint par ceux qui dessous leur ministère
avaient embrassé la réformation de l'évangile ; car elle devait attendre d'eux
toute obéissance, mais pour ce qu'il y en avait d'autres en plus grand nombre
cent fois, qui connaissant les abus du Pape et ne s'étant encore rangés à la
discipline ecclésiastique, ne pourraient souffrir la persécution : de
quoi ils avaient bien voulu l'avertir, afin qu'avenant quelque méchef, elle ne
pensât icelui procéder d'eux. »
Bèze nous a conservé cette
lettre, et on y remarque d'abord deux choses contraires. En apparence on y
promettait une obéissance inviolable. Le royaume n'a rien à craindre, disent les
ministres, de ceux qui se sont soumis « à leur ministère : » il n'y a que ceux
des réformés qui ne se sont pas encore rangés à la discipline, « qui ne pourront
souffrir la persécution : » les autres, à
1 Liv. III, chap. VI. — 2 Ci-dessus , n. 20, 21. — 3 Bèze,
liv. III, p. 227
540
les ouïr, sont à toute épreuve : voilà parler en sujets, à
qui la loi éternelle fait sentir leur devoir. Mais ils ne demeurent pas
longtemps sur ce ton soumis : on les aurait crus trop endurants ; et ils
ajoutent aussitôt après qu'il y en a beaucoup d'autres parmi eux de qui tout est
à craindre, jusqu'aux plus grands excès et jusqu'aux débordements les plus
furieux : ainsi ils diront si vous voulez avec saint Paul, pour exagérer leur
patience : « Nous sommes comme des brebis destinées à la boucherie (1) : » mais
si vous les pressés, ils tiendront bientôt un autre langage, et vous diront
hardiment : Ne vous y trompez pas : nous ne sommes pas si brebis ni si patients
que vous pourriez croire : il est vrai qu'il y en a parmi nous dont vous n'avez
rien à craindre : mais le nombre en est petit : le nombre des emportés est «
cent fois plus grand. » Que ne devait-on craindre de cette Réforme? Au lieu que
les premiers chrétiens disaient aux empereurs et à tout l'empire, comme on a vu
dans le précédent Avertissement (2) : Vous n'avez rien à craindre de nous :
ceux- ci écrivent à la reine : Tout est à craindre. Leurs menaces ne furent pas
vaines : tôt après on les vit suivies de la conjuration d'Amboise, de la prise
universelle des armes, des décrets de trente synodes qui les autorisaient :
tout, et peuples et ministres mêmes, et synodes et consistoires, passa aux rangs
de ces « âmes indisciplinées » dont on avait menacé la reine : on vit cette
prétendue église de Paris, qui promettait selon l'Evangile une soumission à
toute épreuve, sonner le tocsin pour animer toutes les autres à la guerre; et
les ministres, qui avertis-soient que les peuples comme les eaux d'un étang
pourraient enfin rompre leurs digues, furent les premiers à les lever.
Cette seule lettre est capable
de pousser à bout les Jurieux, les Burnets, les Basnages, et en un mot tous les
écrivains de la Réforme. Car d'un côté la prétendue église de Paris promet une
obéissance à toute épreuve et malgré la persécution, ce qu'elle n'aurait pas
fait si elle ne s'y fût sentie obligée par la règle de la vérité; de l'autre
elle menace le roi en la personne de la reine sa mère, et lui fait en effet la
guerre un an ou deux ans après. Que diront donc les ministres? qu'il est permis
de prendre les armes
1 Rom.,
VIII, 36. — 2 Ve Avert., n. 13.
541
contre son roi ? La prétendue église de Paris les confond
par ses promesses. Que leur parti est demeuré dans la soumission ? La même
prétendue église les dément par ses menaces. Que la Réforme n'a point varié dans
ce dogme si essentiel à la tranquillité publique? On voit toutes les variations
dont nous l'avons convaincue ramassées dans une seule lettre, où en même temps
qu'elle établit la loi de l'obéissance, elle y déroge d'abord par ses discours
menaçants, toute prête à l'anéantir par les actions les plus sanguinaires.
M. Basnage entreprend de
justifier la Réforme de l'assassinat du duc de Guise, et d'abord il réussit mal
pour l'amiral. « On lui fait un crime, dit-il, d'avoir ouï quelquefois parler du
dessein d'assassiner le duc de Guise, sans s'y être opposé fortement (1). » Il
supprime le principal chef de l'accusation. L'amiral n'est pas seulement
convaincu d'avoir « ouï quelquefois parler » de cet assassinat : il avoue
lui-même que l'assassin lui a découvert son dessein en partant d'auprès de lui
pour l'exécuter : et que loin de l'en détourner, il lui donna de l'argent pour
se monter et pour vivre dans l'armée du roi, où il allait le commettre. C'est
une complicité manifeste : c'est non-seulement nourrir l'assassin, mais lui
fournir des moyens pour exécuter son traître attentat. Bèze nous a conservé la
déclaration où se trouve cet aveu formel de l'amiral (2). M. Basnage le tait,
parce qu'il n'a rien à y répondre; mais avec tous ses artifices il n'a pu
dissimuler deux faits décisifs : l'un que l'amiral a su le crime : l'autre qu'il
n'a voulu ni détourner ni découvrir le criminel. C'en est assez pour le
condamner selon la loi éternelle, qui met au rang des coupables ceux qui
consentent au crime, et ne prennent aucun soin de l'empêcher. L'amiral, dit M.
Basnage (3), l'avait fait autrefois : je le veux, quoique je ne le sache que de
la bouche de l'amiral même qui s'en vante; mais en tout cas il devait donc
continuer à bien faire, et à satisfaire à une loi dont il avait reconnu la
force. Mais, ajoute M. Basnage, ce qui l'empêcha de découvrir cet assassinat,
c'est que le duc de Guise « avait attenté à sa personne. » C'est l'amiral qui le
dit, et le dit seul et le dit sans preuve : je l'ai fait voir dans
1 Basn., n. 522. — 2 Bèze, liv. VI; Var., liv. X, n. 54,
55. — 3 Basn., n. 522.
542
l’ Histoire des Variations (1) : M. Basnage le
dissimule, et il croit le crime du duc de Guise sur la seule déposition de son
ennemi (2). Ce n'est pas ainsi que je procède, et j'ai convaincu l'amiral par
l'aveu de l'amiral même. Mais après tout, et quoi qu'il en soit, la justice
chrétienne souffre-t-elle qu'on permette d'attenter sur son ennemi, ni qu'on
laisse périr son frère pour qui Jésus-Christ est mort, en lui permettant de
courir à la trahison et au meurtre sans seulement se mettre en peine de l'en
détourner, pour ne pas dire en lui fournissant de l'argent et du secours? Mais
je fais nos prétendus réformés d'une conscience trop délicate sur l'assassinat.
On sait assez que d'Andelot ne s'excusa que faiblement du meurtre commis en la
personne de Charri : l'amiral son frère n'en fut non plus ému que lui (3) : ces
Messieurs voulaient bien qu'on sût qu'il ne faisait pas bon s'attaquer à eux, et
que leurs amis ne leur manquaient pas dans le besoin; et le meurtre ne leur
était rien, pourvu qu'on ne pût pas les en convaincre dans les formes. Ce ne
sont pas là des soupçons, ce sont des assassinats bien avérés dans l'histoire.
La prédiction d'Anne du Bourg coûta la vie au président Minard (4) : M. Basnage
m'a demandé si j'étais assez crédule pour m'imaginer que Julien l'Apostat ait
été tué par un ange. Je pourrais bien à mon tour lui demander s'il « est si
crédule » que de croire que du Bourg ait été prophète, ou que quelqu'un des
esprits célestes ait tué Minard. La Réforme était toute pleine d'anges
semblables. Les deux compagnons du président n'échappèrent à leurs mains que par
hasard : mais Julien Freme ne s'en sauva pas : « Il portait, dit Castelnau, des
mémoires et papiers pour faire le procès à plusieurs grands protestants et
partisans de cette cause (5). » Il en mourut : les anges de la Réforme ne
manquèrent pas leur coup à cette fois, et l'envoyèrent avec le président Minard.
Je me suis senti obligé à
remarquer ces assassinats dans l’Histoire des Variations, et je suis
encore contraint de les répéter : si la Réforme s'en fâche, je veux bien m'en
taire à jamais, pourvu enfin qu'elle cesse de nous tant vanter ses héros et sa
feinte douceur. M. Basnage nous veut faire accroire que tous ces meurtres
1 Var., ibid. — 2 Basa.,
ibid. — 3 Brant., Le Lab., addit., lib. I, tom. I, p.
388. — 4 Var., liv. X, n. 51. — 5 Cast., liv. I, chap. V, p. 9.
543
infâmes, et même celui de Poltrot, fut hautement
désavoue par les chefs du parti (1) : il ne fut que faiblement désavoué,
comme on a vu (2), puisque l'amiral en avoue assez pour se déclarer complice. Il
n'y a qu'à revoir l’Histoire des Variations, pour en demeurer convaincu.
Pour Bèze, je lui fais justice, et je reconnais « que Poltrot, après l'avoir
accusé d'abord, persista jusqu'à la mort à le décharger (3). » M. Basnage le
répète, et il prouve parfaitement bien ce que personne ne lui conteste ; mais en
récompense il ne dit mot sur ce qui charge la Réforme de tous ces crimes : c'est
que Poltrot et les autres s'en expliquaient hautement, sans que personne les en
reprît : ce qui montre combien la Réforme était indulgente à ces pieux
assassinats. J'ai aussi reproché à Bèze « l'approbation qu'il avait donnée à
l'entreprise d'Amboise, sans comparaison plus criminelle » que le meurtre de
Poltrot (4). Ce traître pouvait-il croire que ce fût un crime de massacrer le
duc de Guise, après avoir vu tout le parti entrer par conjuration dans un
semblable dessein contre ce prince, avec l'approbation « des plus doctes
théologiens » de la Réforme et de Bèze lui-même, qui en trouve, comme on a vus,
le dessein très-juste? C'est à quoi il fallait répondre; mais le ministre ne
l'entreprend pas. J'avais encore ajouté, ce qui est hors de tout doute, a que
Bèze devant l'action ne fit rien pour l'empêcher, encore qu'il ne pût pas
l'ignorer, » puisque la déclaration en était publique; et « qu'après qu'elle eut
été faite, il n'oublia rien pour lui donner toute la couleur d'une action
inspirée. » Pour en être entièrement convaincu, il ne faut que lire l’Histoire
des Variations, et voir en même temps le profond silence de M. Basnage.
J'ai satisfait ce ministre sur
ce qui regarde la France; et le lecteur peut juger si son livre, où il laisse
sans réplique ce qu'il y a de plus convaincant, et où il déguise le reste avec
des faussetés si évidentes, mérite le nom de Réponse. Il ne faut pas
laisser croire à M. Burnet que sa petite critique sur l’Histoire des
Variations soit meilleure. Il s'offense du juste reproche que je lui ai
fait, de parler des affaires de France comme un protestant entêté
1 Basa., ibid., 521. — 2 Var., liv., n. 54,
55. — 3 Ibid., n. 55. — 4 Ibid. — 5 Ci-dessus, n. 18.
544
et un étranger mal instruit. Je fais plus, car je lui fais
voir qu'il a pris pour le droit français les murmures et les libelles des
mécontents. Comment s'en peut-il laver, puisqu'après avoir été si bien averti,
il tombe encore dans la même faute ? Il ne faut qu'entendre sa critique, où il
parle ainsi : « Si, dit-il, M. de Meaux s'était donné la peine de parcourir le
XXIIIe livre de M. de Thou, qui traite de l'administration des affaires sous
François II, il y aurait trouvé tout ce que j’ai allégué concernant les opinions
des jurisconsultes français (1). » Sans doute, je l'aurais trouvé, mais dans des
libelles sans nom. Car, continue notre docteur, « M. de Thou fait un long
extrait d'un livre écrit sur la fin du mois d'octobre de l'an 1559 contre la
part qu'une femme et des étrangers prenaient au gouvernement du royaume. » Il
est vrai que tout cela se trouve dans cet extrait, et on y trouve encore « que
les rois de France ne sont en âge de régner par eux-mêmes qu'à vingt-cinq ans
(2). » Mais on y trouve en même temps, que ce livre qu'on fait tant valoir, est
« un libelle » sans nom d'auteur, qu'on sema parmi le peuple pour l'émouvoir, et
que M. de Thou a rapporté comme un fidèle historien, de même qu'il a rapporté
dans le même endroit « les discours licencieux qu'on répandait artificieusement
parmi le peuple, sous prétexte de défendre la liberté publique. » Voilà les
jurisconsultes de M. Burnet, et les sources où il a puisé les maximes du droit
public des François.
Mais puisque cent ans après que
tous ces petits écrits sont dissipés et que l'histoire en a reconnu la
malignité, M. Burnet se met encore à la tête de ses réformés pour les défendre :
venons au fond. C'est un fait constant que François II était reconnu pour majeur
dans tout le royaume : la reine sa mère présidait à ses conseils : Antoine, roi
de Navarre, premier prince du sang , qui fut sollicité de troubler le
gouvernement, ne se laissa pas ébranler, non plus que les autres princes du sang
(3) : le seul prince de « Condé, que ses liaisons avec l'amiral et les huguenots
rendaient suspect dès lors, fit quelques démarches qui n'eurent aucun effet, et
qu'on traita de séditieuses : tout était tranquille : on murmurait contre les
princes de Guise, comme on fait contre les autres
1 Crit., p. 35. — 2 Ibid.,
634. — 3 Thuan., lib. XXIII, p. 626.
545
favoris bons ou mauvais : que sert ici de parler des
prétextes dont on se servit ? Le fond était que les mécontents voulaient obliger
le roi à former son conseil à leur gré. Cependant on ne niait pas que le duc de
Guise n'eût sauvé l'Etat en plusieurs rencontres, et qu'au grand bonheur de la
France il n'eût été bien avant dans les affaires sous le règne précédent. Metz
et Calais sont des témoins immortels de son zèle pour le bien de l'Etat : on
s'obstinait néanmoins à lui trouver le cœur étranger malgré ses services, et
encore que la branche d'où il était issu eût fait tige en France. Quoi qu'il en
fût, ce qui décidait contre les auteurs du libelle, c'est que le gouvernement
était reconnu par les armées et par les provinces, dans toutes les compagnies et
dans tous les ordres du royaume : en sorte que les affaires allaient leur train
sans contradiction jusqu'au tumulte d'Amboise, auquel tous ces libelles
préparaient la voie.
Tous ces faits sont bien
constants dans notre histoire et en particulier dans celle de M. de Thou. Disons
plus : M. Burnet ne nie pas lui-même que dès l'an 1374 il n'y eût une ordonnance
de Charles Ier, surnommé le Sage et en effet le plus avisé et le plus prévoyant
de tous nos rois, qui réglait les majorités à quatorze ans, ou pour mieux dire à
la quatorzième année. Notre auteur fait semblant de croire que cette ordonnance
ne fut pas suivie ; mais c'est nier, non quelques faits particuliers, mais une
suite de faits si constants, qu'il n'y a pas moyen de les désavouer, puisqu'on
sait non-seulement que cette ordonnance de Charles V a été souvent confirmée par
ses successeurs, mais encore dans le fait que toutes les minorités arrivées
depuis ont été réglées sur ce pied-là. Et d'abord Charles VI, fils de Charles
Ier, fut déclaré majeur à l'âge qui y était porté. Les autres rois jusqu'à
Charles VIII étaient venus à la couronne en âge viril: mais Charles VIII avait
seulement treize ans et demi à la mort de Louis XI son père. Cependant « il fut
ordonné dans les états de Tours qu'il n'y aurait aucun régent en France (1): »
sa personne fut confiée à madame de Beaujeu sa sœur ainée, « de quoi Louis duc
d'Orléans ne fut pas content; » mais la majorité du jeune roi n'en fut pas moins
reconnue. Après
1 Du Tillet, Chron. abrég. des rois de France.
546
les règnes de Louis XII, de François I et de Henri II,
François II fut le premier qui tomba dans le cas de l'ordonnance de Charles V;
et encore qu'il n'eût que quinze ans, il fut naturellement et sans aucune
contradiction reconnu majeur, conformément aux derniers exemples de Charles VI
et de Charles VIII, où l'autorité des Etats généraux avait passé. La maxime
était si constante, qu'elle fut suivie sans difficulté sous Charles IX, frère et
successeur de François II, qui fut aussi sans contradiction déclaré majeur dans
sa quatorzième année, et gouverna son royaume par les conseils de la reine sa
mère, qui avait été régente. Car pour les reines, que l'auteur sans nom du
libelle séditieux voulait exclure absolument du gouvernement, il en était
démenti par les exemples des siècles passés. Les régences, quoique malheureuses,
de Frédegonde et de Brunehaud, ne laissent pas de fair connaître l'ancien esprit
de nos ancêtres dès l'origine de la monarchie ; et sans ici alléguer les autres
régences, celle de la reine Blanche était en vénération à tous les peuples. Il y
avait tant d'autres exemples anciens et modernes d'une semblable conduite, qu'on
ne pouvait les nier sans impudence. Ainsi le gouvernement n'eut rien
d'extraordinaire ni d'irrégulier sous François II, et M. Burnet n'a pu
l'improuver qu'en préférant les libelles aux ordonnances et les cabales aux
conseils publics.
C'est ainsi que Du Tillet,
reconnu par tous les François pour le plus savant et le plus fidèle interprète
du gouvernement de France, est devenu odieux à cet auteur, à cause qu'il était
du parti royal : il voudrait même nous faire accroire que « M. de Thou censure
Du Tillet, et favorise son adversaire (1) ; » mais il ne faut que ce seul
endroit pour découvrir la mauvaise foi de M. Burnet, puisque, loin d'avoir
censuré le livre de Du Tillet, M. de Thou lui donne au contraire ce grand éloge
: « Que ce livre qu'on avait blâmé dans le temps qu'il fut publié, en haine de
ceux de Guise pour qui il fut fait, fut rappelé en usage parle chancelier de l'Hospital
durant la minorité de Charles IX, et élevé à un si haut point d'autorité, qu'on
lui donna rang parmi les ordonnances de nos rois (2). » Ce qu'il dit, que ce
livre de Du Tillet fut rappelé en usage,
1 Crit., p. 37. — 2 Thuan., lib.
XXIII, p. 638.
547
c'est qu'ayant été imprimé d'abord par ordre du roi, les
cabales le décrièrent ; mais « la face des choses étant changée, » comme parle
M. de Thou (1), « et l'expérience ayant fait voir que ceux qui voulaient
s'attirer l'autorité (durant la minorité des rois) avaient mis par leur ambition
dans un extrême péril l'Etat divisé de factions : » tout le monde connut
clairement qu'il en fallait revenir aux maximes que Du Tillet avait établies par
tant d'ordonnances et tant d'exemples : et en effet, après la décision d'un
aussi grave chancelier que Michel de l'Hospital, ce qu'avait écrit cet auteur
passa pour inviolable parmi nous, comme tiré des archives et des registres
publics, qu'il avait maniés longtemps avec autant de fidélité que
d'intelligence. Voilà comme M. de Thou a censuré Du Tillet, et voilà comme M.
Burnet lit ses auteurs.
Il n'a point trouvé d'autre
remède à ce passage de M. de Thou que de le corrompre. Au lieu que M. de Thou
dit précisément « que le livre de Du Tillet fut rappelé en usage par le
chancelier de l'Hospital : Is liber in usum revocatus fuit à Michaële
Hospitalio, » il lui fait dire « que c'est l'ordonnance de Charles V » qui
fut rappelée en usage par ce savant chancelier : au lieu que M. de Thou continue
à dire que ce livre « mérita tant d'autorité qu'il fut mis au rang des
ordonnances, » M. Burnet lui fait dire «que l'ordonnance de Charles V (dont il
n'est fait nulle mention en cet endroit de M. de Thou) fut insérée entre les
édits royaux : » comme si une ordonnance reçue tant de fois par les Etats
généraux et si constamment pratiquée, eût eu besoin de recevoir une nouvelle
autorité du chancelier de l'Hospital, ou que ce fût une chose bien rare de
mettre un édit royal si authentique parmi les édits royaux. Ce qu'il y avait de
rare et de remarquable, c'est de donner cette autorité au livre d'un
particulier; et c'est oe qui arriva, dit M. de Thou, à celui de Du Tillet : tant
on le jugea rempli des sentiments et de la doctrine de toute la France.
Que M. Burnet cesse donc de
parler de nos affaires, puisque toutes les fois qu'il y met la main, il augmente
sa confusion ; et qu'il cesse d'attribuer à M. de Thou ses erreurs et ses
ignorances, en falsifiant comme il le fait un si grand auteur. Il triomphe
1 Thuan., lib. XXIII, p. 638.
548
cependant; et comme s'il avait fermé la bouche à tous les
François, il insulte au gouvernement de France (1). Je ne daignerai lui répondre
: ce n'est pas à un homme de cette trempe de censurer le gouvernement de la plus
noble et de la plus ancienne de toutes les monarchies : et en tout cas, s'il
nous veut donner pour modèle celui d'Angleterre, il devrait attendre qu'il eût
pris une forme arrêtée, et qu'on y fût du moins convenu d'une règle stable et
fixe pour la succession, qui est le fondement des Etats.
Je louerais la rétractation que
fait cet auteur de l'erreur où il est tombé sur la régence prétendue du roi de
Navarre (2); mais on ne doit pas se faire honneur de si peu de chose, pendant
qu'on persiste à soutenir des erreurs bien plus essentielles. Si M. Burnet avait
à se repentir, c'était d'avoir donné son approbation aux révoltes des
protestants : c'était d'avoir autorisé la plus noire des conjurations,
c'est-à-dire celle d'Amboise; et pour passer à d'autres matières, c'était
d'avoir mis au rang des plus grands saints un Cranmer qui n'a jamais refusé sa
main, sa bouche, son consentement aux iniquités et aux violences d'un roi
injuste; qui lui a sacrifié durant treize ans sa religion et sa conscience; qui
en mourant a renié deux fois sa croyance, et dont on ose encore comparer la
perpétuelle et infâme corruption à la faiblesse de saint Pierre, qui n'a duré
qu'un moment, et qui fut sitôt expiée par des larmes intarissables.
Il ne peut rester aucun doute
sur les révoltes de la Réforme en France, et les palliations de M. Burnet sont
aussi faibles pour les excuser que celles de M. Basnage; mais peut-être qu'il
aura mieux réussi à colorer les rébellions de son pays. C'est ce qu'il est bon
d'examiner pendant que nous sommes sur cette matière. Il est constant dans le
fait que l'esprit de sédition et de révolte parut en Ecosse comme en France et
partout ailleurs, dès que la nouvelle Réforme y fut portée. Elle se contint
comme en France sous les règnes forts, tel que fut celui de Jacques V. Comme en
France, elle s'emporta aux derniers excès sous les faibles règnes et dans les
minorités, telle que fut celle de Marie Stuart, qui avait à peine six jours
lorsqu'elle vint à la couronne. Une si longue minorité
1 Crit., p. 37. — 2 Ibid., p. 84, 35.
549
et l'absence de la jeune reine qui était en France, où elle
épousa le dauphin François, donnèrent lieu aux réformés de son royaume de tout
entreprendre contre elle. Ils commencèrent à s'autoriser par l'assassinat du
cardinal David Beton, archevêque de Saint-André et primat du royaume. Il est
constant, de l'aveu de tous les auteurs et entre autres de M. Burnet (1), que le
prétendu martyre de Georges Vischard, un des prédicants de la Réforme, donna
lieu à la conjuration par laquelle ce cardinal perdit la vie. On répandit une
opinion qu'il était digne de mort pour avoir fait mourir Vischard contre les
lois (2); que si le gouvernement n'avait pas assez de force alors pour le punir,
c'était aux particuliers à prendre ce soin, et que les assassins d'un usurpateur
avaient de tout temps été estimés dignes de louanges. C'est ce que raconte M.
Burnet. On reconnaît le génie de la Réforme, qui a toujours de bonnes raisons
pour se venger de ses ennemis et usurper la puissance publique. Les conjurés
prévenus de ces sentiments, entrèrent dans le château du cardinal, et l'ayant
engagé à leur ouvrir la porte de sa chambre où il s'était barricadé, ils le
massacrèrent sans pitié. Ainsi ils joignirent la perfidie à la cruauté. « La
mort de Béton, dit M. Burnet, fit porter des jugements assez opposés. Il se
trouva des personnes qui voulurent justifier les conjurés, en disant qu'ils
n'avaient rien fait que tuer un voleur insigne. D'autres bien aises que le
cardinal fût mort, condamnaient pourtant la manière dont on l'avait assassiné,
et y trouvaient trop de perfidie et de cruauté.» S'il y en eût eu un peu
moins, l'affaire aurait pu passer. C'est sur cet acte sanguinaire que la
réformation a été fondée en Ecosse ; et il est bon de remarquer comment il est
raconté dans un livre imprimé à Londres, qui a pour titre : Histoire de la
Réformation d'Ecosse (3). Après s'être saisis du château et de la chambre du
cardinal par la perfidie qu'on vient de voir, les conjurés « le trouvèrent assis
dans une chaire qui leur criait : Je suis prêtre, je suis prêtre, ne me tuez
pas. Jean Leslé suivant ses anciens vœux frappa le premier, et lui donna un ou
deux coups, comme fit aussi Pierre Carmichaelle. Mais Jacques Malvin, homme
d'un
1 Hist. de la Réf., tom. I, liv. III, p._461 et suiv.
— 2 Burn., ibid. — 3 Hist. de la Réf. d'Ecosse, à Londres, 1644,
p. 72.
550
culturel doux et très-modeste, croyant qu'ils
étaient tous deux en colère, les arrêta en disant : Cet œuvre et jugement de
Dieu doit être fait avec une plus grande gravité. Alors présentant la pointe de
l'épée au cardinal, il lui dit : Repens-toi de ta mauvaise vie passée, et en
particulier d'avoir répandu le sang de ce notable instrument de Dieu, Georges
Vischard, qui consumé par le feu devant les hommes crie néanmoins vengeance
contre toi; et nous sommes envoyés de Dieu pour en faire le châtiment. Car je
proteste ici en présence de mon Dieu que ni la haine de ta personne, ni l'amour
de tes richesses, ni la crainte d'aucun mal que tu m'aurais pu faire en
particulier, ne m'ont porté ou ne me portent à te frapper; mais seulement parce
que tu as été et que tu es encore un ennemi obstiné de Jésus-Christ et de son
Evangile. Ensuite il lui donna deux ou trois coups d'épée au travers du corps. »
On n'avait jamais vu encore de douceur ni de modestie de cette nature, ni la
pénitence prêchée à un homme en cette forme, ni un assassinat si religieusement
commis. On voit combien sérieusement tout cela est raconté dans l’Histoire de
la Réformation d'Ecosse. C'est en effet par cette action que les réformés
commencèrent à prendre les armes, et on lui donne partout dans cette histoire
l'air d'une action inspirée pour l'honneur de l'Evangile. Tout le monde fut
persuadé que les ministres étaient du complot : mais pour ici ne raconter que
les choses dont M. Burnet demeure d'accord, il est certain que les conjurés
s'étant emparés du château où ils avaient fait le meurtre, et y ayant soutenu le
siège pour éviter la juste vengeance de leur sacrilège, « quelques nouveaux
prédicateurs allèrent s'y réfugier avec eux (1). » Cette marque d'intelligence
et de complicité est manifeste. Les coupables du même crime cherchent
naturellement un même refuge. Mais il faut voir de quelle couleur M. Burnet a
voulu couvrir cette honteuse action de ces prédicants : « Ces nouveaux
prédicateurs, dit-il, lorsque le coup eut été fait, allèrent véritablement se
réfugier dans le château où les assassins s'étaient mis à couvert; mais aucun
d'eux n'était entré dans cette conjuration, pas même par un simple consentement;
et si plusieurs tâchèrent ensuite de pallier l'énormité
1 Burn., ibid.
551
de ce crime, je ne trouve point qu'aucun entreprit de le
justifier (1). » On voit déjà deux faits constants : l'un, que « ces nouveaux
prédicateurs » eurent le même asile que les meurtriers; et l'autre, qu'ils
pallièrent l'énormité du meurtre. Voilà de l'aveu de M. Burnet les premiers
fruits de la Réforme : on y pallie selon lui les crimes les plus énormes, lié!
que voulaient-ils qu'ils fissent? Qu'ils donnassent ouvertement leur
approbation, pour se rendre exécrables à tout le genre humain? C'est ainsi que
la Réforme commence. Tout ce qu'on peut dire en faveur de ses auteurs, c'est
qu'en palliant les assassinats les plus barbares, ils n'en étaient pas venus
jusqu'à l'excès de les approuver ouvertement. M. Burnet ajoute que «comme ces
nouveaux prédicateurs appréhendèrent que le clergé ne vengeât sur eux la mort de
Béton, ils se retirèrent dans le château, » où ils s'étaient réfugiés. C'est, en
voulant les excuser, achever de les convaincre. Car je demande quand a-t-on vu
des innocents se ranger volontairement avec les coupables ? Et si, au lieu de se
disculper ou de se mettre à couvert de la vengeance publique, ce n'est pas là au
contraire en se déclarant complice l'irriter davantage? Quel exil ne devait-on
pas plutôt choisir qu'un asile si infâme, et pouvait-on s'éloigner trop de gens
si indignes de vivre? Cependant M. Burnet raconte lui-même qu'un nommé Jean
Rough, un de ces nouveaux prédicateurs de l'évangile, « prit sa route en
Angleterre ; » mais ce fut « à cause qu'il ne put souffrir la licence des
soldats de la garnison, de qui la vie faisait honte à la cause dont ils se
couvraient (2), » c'est-à-dire à la Réforme. Ce ne fut ni l'assassinat commis
avec perfidie sur la personne d'un cardinal et d'un archevêque, ni l'audace de
le défendre par les armes contre la puissance publique, qui firent horreur à ce
prédicant; mais seulement la licence des soldats : il aurait toléré en eux
l'assassinat et la rébellion, si le reste de leur vie eût un peu mieux soutenu
le titre de Réformés qu'ils se donnaient. Au surplus, et lui et les
autres docteurs de la Réforme se joignirent aux meurtriers, et ils cherchèrent
des excuses à leur crime.
Je trouve au nombre de ceux qui
se joignirent à ces assassins, Jean Knox, ce fameux disciple de Jean Calvin et
le chef des
1 Burn., ibid. — 2 Burn., p. 463.
552
réformateurs de l'Ecosse (1). On le croit auteur de l'Histoire
de la Réformation de l'Ecosse, où l'on vient de voir l'assassinat étalé avec
autant d'appareil et d'aussi belles couleurs qu'on aurait pu faire les actions
les plus approuvées. Il est bien constant d'ailleurs que Jean Knox se retira
comme les autres prédicants dans le château avec les meurtriers ; et tout ce
qu'on dit pour l'excuser, c'est qu'il ne s'y mit avec eux qu'après la levée du
siège : comme si en quelque temps que ce fût, je ne dis pas un réformateur, mais
un homme de bien , n'eût pas dû avoir en horreur les auteurs d'un crime si
énorme, et les éviter comme des monstres. Les plus zélés défenseurs de ce chef
de la Réforme d'Ecosse demeurent d'accord que cette action est insoutenable. M.
Burnet n'a osé la remarquer, et il dissimule encore ce que raconte Buchanan, et
après lui M. de Thou (2), que Jean Knox reprenait « ceux du château des viols et
des pilleries qu'ils faisaient dans le voisinage : » mais sans qu'on ait
remarqué que jamais non plus que Jean Rough, il leur ait dit le moindre mot de
leur assassinat.
Il aurait trop démenti sa propre
doctrine. Car c'est lui qui dans ce fameux Avertissement à la noblesse et au
peuple d'Ecosse, ne craint point d'écrire ces mots (3) : « J'assurerai
hardiment que les gentilshommes, les gouverneurs, les juges et le peuple
d'Angleterre , devaient non-seulement résister à Marie leur reine , cette
nouvelle Jézabel, dès lors qu'elle commença à éteindre l'évangile, mais encore
la faire mourir avec tous ses prêtres et tous ceux qui entraient dans ses
desseins. » Qui doute donc qu'avec ces principes un tel homme ne dût approuver
le meurtre du cardinal Béton, puisqu'il aurait même approuvé celui de la reine
d'Angleterre et de tous ses prêtres, non-seulement depuis qu'elle eut puni du
dernier supplice les auteurs de la Réforme, mais encore dès le moment qu'elle
commença à la vouloir supprimer?
Tels ont été les sentiments des
auteurs et, comme on les appelle dans le parti, des apôtres de la Réforme, bien
éloignés en cela comme en tout le reste des apôtres de Jésus-Christ. Ce Jean
Knox est encore celui dont le violent discours anima tellement le peuple
1 Buchan., lib. XV; Thuan., lib. III. —
2 Ibid. — 3 Jo Knox, Admon. ad nob. et pop. Scot.
553
réformé de Perth à la sédition , qu'il en arriva des
meurtres et des pilleries par toute la ville, que l'autorité de la régente ne
put jamais apaiser. Depuis ce temps la révolte ne cessa de s'augmenter : la
reine n'eut plus d'autorité, qu'autant, dit M. Burnet, « qu'il plût à ses
peuples de dépendre de ses volontés : » ils secondèrent les desseins de la reine
Elisabeth, et on sait jusqu'où ils poussèrent leur reine Marie Stuart.
On trouve dans l’Histoire
d'Ecosse qu'après qu'elle eut été condamnée à mort, le roi son fils ordonna
des prières publiques pour elle ; mais tous les ministres refusèrent de les
faire. Il crut que la religion dont la reine faisait profession pouvait les
empêcher d'obéir à ses ordres, et dressa lui-même cette formule de prière : «
Qu'il plût à Dieu l'éclaircir par la lumière de la vérité , et la délivrer du
péril où elle était. » Il n'y eut qu'un seul ministre qui obéit, à la réserve de
ceux qui étaient domestiques du roi : les autres aimèrent mieux ne prier pas
pour la conversion de leur reine, que de demander à Dieu qu'il la délivrât du
dernier supplice auquel ils la voyaient condamnée.
Ils ne furent pas plus
tranquilles sous le roi Jacques son fils, qui crut être échappé des mains de ses
ennemis plutôt que de ses sujets, lorsque l'ordre de la succession l'appela de
la couronne d'Ecosse à celle d'Angleterre. Tout le monde sait ce qu'il dit des
puritains ou presbytériens , et de leurs maximes toujours ennemies de la
royauté. Enfin il eût cru trouver la paix dans son nouveau royaume d'Angleterre,
s'il n'y eût pas trouvé cette secte, et le même esprit que Jean Knox et Buchanan
avaient inspiré aux Ecossois. Mais enfin les puritains qui en étaient pleins ont
dominé en Angleterre comme en Ecosse, et ils ont fait souffrir au fils et au
petit-fils de ce roi ce qu'on sait et ce qu'on voit. L'Angleterre a oublié ce
qu'elle avait conservé de meilleur de l'ancienne religion ; et il a fallu ,
comme nous l'avons montré ailleurs », que la doctrine de l'inviolable majesté
des rois cédât au puritanisme. Toutes les conjurations que nous avons vues
s'élever en Angleterre contre les rois et la royauté, ont été notoirement
entreprises par des gens de ce parti. Le même parti a renouvelé de nos jours
1 Ve Avert., n. 60 et suiv.
554
l'assassinat du cardinal Béton, en la personne d'un de ses
successeurs, archevêque de Saint-André et primat d'Ecosse comme lui. Les
proclamations du meurtrier (1) et celles des autres fanatiques contre les rois
et l'Etat, n'ont point eu d'autres fondements que ceux que Jean Knox et Buchanan
ont établis en Ecosse contre les rois et contre ceux qui en soutenaient
l'autorité ; et tout ce qu'ont fait ces fanatiques plus que les autres, a été de
prêcher sur les toits ce que les autres se disaient mutuellement à l'oreille.
Tels ont été, encore un coup, les fruits de la Réforme et de la prédication de
Jean Knox et des calvinistes : et M. Burnet, qui les imite, a donné lieu à cette
addition de l'Histoire des Variations de la Réforme.
Afin de remonter à la source, il
faut aller jusqu'à Luther, et malgré les vaines défaites de M. Basnage faire
voir l'esprit de révolte dans l'Allemagne protestante. Cette dispute ira plus
vite, parce qu'il y a moins de faits : mais d'abord il y en a un absolument
décisif contre Luther dans ses thèses de 1540, toutes pleines de sédition et de
fureur, comme on le peut voir par la simple lecture (2). M. Basnage excuse
Luther en disant qu'il y établit « l'obéissance due au magistrat lors même qu'il
persécute, et qu'il y a décidé qu'on devait abandonner toutes choses plutôt que
de lui résister (3). » Je l'avoue : mais ce ministre ne connaît guère l'humeur
de Luther, qui après avoir dit quelques vérités pendant qu'il est un peu de sens
rassis, entre tout à coup en ses furies aussitôt qu'il nomme le Pape, et ne se
possède plus. C'est pourquoi à ces belles thèses où il avait si bien établi
l'autorité du magistrat, il ajoute celles-ci, dont la fureur est sans exemple
(4) : « Que le Pape est un loup-garou possédé du malin esprit : que tous les
villages et toutes les villes doivent s'attrouper contre lui : qu'il ne faut
attendre l'autorité, ni de juge, ni de concile, ni se soucier du juge qui
défendrait de le tuer : que si ce juge ou les paysans sont tués eux-mêmes dans
le tumulte par ceux qui poursuivent ce monstre, ils n'ont que ce qu'ils méritent
: on ne leur a fait aucun tort : Nihil injuriae illis illatum est. » Ne
voilà-t-il pas le juge ou le magistrat bien en sûreté sous l'autorité de Luther
?
1 Proclam. de Jean Russel. — 2 Luth., t. I, p. 407;
Sleid., XVI; Var., liv. VIII, n. 1. — 3 Basn., tom. I, IIe part., chap.
VI, p. 16. — 4 Ibid. th. 58 et seq.
555
Il poursuit : « Qu'il ne faut point se mettre en peine, si
le Pape est soutenu par les princes, par les rois, par les Césars mêmes : que
qui combat sous un voleur est déchu de la milice aussi bien que du salut éternel
: et que ni les princes, ni les rois, ni les Césars ne se sauvent pas de cette
loi sous prétexte qu'ils sont défenseurs de l'Eglise, parce qu'ils sont tenus de
savoir ce que c'est que l'Eglise. » M. Basnage passe tout cela, et ne craint pas
d'assurer que Luther n'attaque que « l'autorité usurpée et tyrannique des Papes
(1) » sans seulement daigner remarquer qu'il n'attaque pas moins violemment ,
non-seulement les juges et les magistrats, mais encore et nommément les rois et
les princes, et même les empereurs qui le soutiennent : qu'il les dégrade de la
milice : qu'il les met au rang des bandits qui combattent sous un chef de
voleurs, et qu'il abandonne leur vie au premier venu. Ce n'est pas là seulement
permettre de prendre les armes pour se défendre des persécuteurs : c'est
ouvertement se rendre agresseurs, et contre le Pape et contre les rois qui
défendront de le tuer, et on ne peut pas pousser la révolte à un plus grand
excès. Le chef des réformateurs a introduit ces maximes.
Ces thèses soutenues d'abord en
1540, furent jugées dignes par Luther d'être renouvelées en 1545, quelques mois
avant sa mort : et ce cygne mélodieux (car c'est ainsi qu'on prétend que le
prophète Jean Hus a nommé Luther) répéta cette chanson en mourant. Elle fut
suivie des guerres civiles de Jean Frédéric électeur de Saxe, et de Philippe
landgrave de Hesse, contre l'Empereur pour soutenir la ligue de Smalcalde (2).
M. Basnage fait semblant de me vouloir prendre par mes propres paroles, à cause
de ce que j'ai dit (3), que l'Empereur témoignait que ce n'était pas pour la
religion qu'il prenait les armes. C'était donc, dit M. Basnage, une guerre
politique (4). Il raisonne mal : pour savoir le sentiment des protestants, il ne
s'agit pas de remarquer ce que disait Charles V, mais ce que disaient les
protestants eux-mêmes. Or j'ai fait voir (5) et il est constant par leur
manifeste, et par Sleidan qui le rapporte (6), qu'ils s'autorisaient du prétexte
de la religion et de l'Evangile,
1 Basn., ibid., p. 506. — 2
Sleid., lib. XVI. — 3 Var., liv. VIII, n. 3. — 4 Basa., ibid., p.
504. — 5 Var., liv. VIII, n. 3. — 6 Sleid., lib. XVII.
556
que l'Empereur, disaient-ils, attaquait en leurs personnes,
mêlant partout l'Antéchrist romain, comme les thèses de Luther et tous ses
autres discours le leur apprenaient : c'était donc dans l'esprit des
protestants, une guerre de religion, et on pouvait se révolter par ce principe.
M. Basnage en convient (1) ;
mais il croit sauver la Réforme, en disant qu'outre le motif de la religion les
princes alléguaient encore les raisons d'Etat. Il raisonne mal, encore un coup.
Car il suffit pour ce que je veux , sans nier les autres prétextes, que la
religion eu ait été l'un, et même le principal, puisque c'était celui-là qui
faisait le fondement de la ligue et dont les armées rebelles étaient le plus
émues.
Le raisonnement du ministre a un
peu plus d'apparence, lorsqu'il dit que les princes d'Allemagne sont des
souverains (2) ; d'où il conclut qu'ils peuvent légitimement faire la guerre à
l'Empereur. Néanmoins il se trompe encore ; et sans entrer dans la discussion
des droits de l'empire, dont il parle très-ignoramment, aussi bien que du droit
des vassaux, Sleidan dit expressément en cette occasion, comme il a été remarqué
dans l’Histoire des Variations (3), que le duc de Saxe, le plus
consciencieux des protestants, ne voulait pas « que Charles V fût traité
d'empereur dans le manifeste, parce qu'autrement on ne pourrait pas lui faire la
guerre légitimement : alioqui cum eo belligerari non licere. » M. Basnage
passe cet endroit selon sa coutume, parce qu'il est décisif et sans réplique. Il
est vrai que le landgrave n'eut point ce scrupule : mais c'est qu'il n'avait pas
la conscience si délicate, témoin son intempérance et, ce qui est pis, sa
polygamie, qui fait la honte de la Réforme. Il est vrai encore que le duc de
Saxe entreprit la guerre, ensuite du bel expédient dont on convint, de ne
traiter pas Charles l’comme empereur, mais « comme se portant pour empereur (4)
: » Mais tout cela sert à confirmer ce que j'ai établi partout, que la Réforme
est toujours forcée par la vérité à reconnaître ce qui est dû aux puissances
souveraines , et en même temps toujours prête à éluder cette obligation par de
vains
1 Basn., tom. I, p. 505. — 2 Ibid., 501 et suiv. — 3
Sleid., XVII; Var., liv. VIII, n, 3. — 4 Sleid , ibid.; Var.,
ibid.
557
textes. M. Basnage n'a donc qu'à se taire, et il le fait :
mais il faudrait donc renoncer à la défense d'une cause qui ne se peut soutenir
que par de telles dissimulations.
Il dissimule encore ce qui est
constant, que ces princes proscrits par l'Empereur comme de rebelles vassaux,
furent contraints d'acquiescer à la sentence ; que le duc en perdit son
électorat et la plus grande partie de son domaine; que l'Empereur donna l'un et
l'autre ; que cette sentence tint et tient encore ; en un mot, qu'il punit ces
princes comme des rebelles , et les tint comme prisonniers non-seulement de
guerre, mais encore d'Etat : sans que l'Allemagne réclamât, ni que les autres
princes fissent autre chose que de très-humbles supplications et des offices
respectueux envers l'Empereur. M. Basnage soutient indéfiniment que les princes
d'Allemagne, lorsqu'ils font la guerre à l'Empereur, ne demandent ni grâce ni
pardon (1). Ceux-ci le demandèrent souvent et avec autant de soumission que le
font des sujets rebelles, et jurèrent à l'Empereur une fidèle obéissance comme
une chose qui lui était due. Tout cela, dis-je, est constant par l'autorité de
Sleidan et de toutes les histoires (2) : ce qui montre dans cette occasion, quoi
qu'en dise M. Basnage , une rébellion manifeste , pendant qu'il est certain
d'ailleurs que la religion en fut le motif : qui est tout ce que j'avais à
prouver.
Dans ce temps, après la défaite
de l'électeur et du landgrave, arriva la fameuse guerre de ceux de Magdebourg,
et le long siège que cette ville soutint contre Charles V. Les protestants se
défendirent par maximes autant que par armes, et publièrent en 1550 le livre qui
avait pour titre : Du droit des magistrats sur leurs sujets, où ils
soutiennent à peu près la même doctrine que le ministre Languet sous le nom de
Junius Brutus, que Buchanan, que David Paré, que les autres protestants, et
depuis peu M. Jurieu ont établie , c'est-à-dire celle qui donne aux peuples
sujets un empire souverain sur leurs princes légitimes, aussitôt qu'ils croiront
avoir raison de les appeler tyrans.
Il ne plaît pas à M. Basnage que
Luther ait mis en feu toute l'Allemagne. Qu'on lise le IIe livre des
Variations, on y trouvera
1 Basn., tom. I, p. 501. — 2 Sleid.,
XVII-XX, XXIV.
558
que les luthériens furent les premiers qui armèrent pour
leur religion, sans que personne songeât encore à les attaquer (1). Un traité
imaginaire entre George duc de Saxe et les catholiques en fut le prétexte ; il
demeura pour constant que ce traité n'avait jamais été ; cependant tout le parti
prit les armes. Mélanchthon est troublé « du scandale dont la bonne cause allait
être chargée (2), » et ne sait comment excuser les exactions énormes que fit le
landgrave toujours peu scrupuleux, pour se faire dédommager d'un armement ,
constamment et de son aveu fait mal à propos et sur de faux rapports. Mais
Luther approuva tout ; et sans aucun respect ni ménagement pour la maison de
Saxe, dont il était sujet, il ne menaça de rien moins le duc George, qui était
un prince de cette maison, que de le faire « exterminer » par les autres
princes. N'est-ce pas là allumer la guerre civile ? Mais M. Basnage ne le veut
pas voir, et il passe tout cet endroit des Variations sous silence.
En voici un où il croit avoir
plus d'avantage. On a rapporté dans cette histoire un célèbre écrit de Luther,
où « encore que jusqu'alors il eût enseigné qu'il n'était pas permis de résister
aux puissances légitimes, » il déclarait maintenant contre ses anciennes maximes
« qu'il était permis de faire des ligues pour se défendre contre l'Empereur et
contre tout autre qui ferait la guerre en son nom, et que non-seulement le
droit, mais encore la nécessité et la conscience mettait les armes en main aux
protestants (3). » J'avais à prouver deux choses : l'une, que Luther fit cette
déclaration après avoir été expressément consumé sur la matière : je le prouve
par Sleidan qui rapporte la consultation des théologiens et jurisconsultes où il
assista, et où il donna son avis tel qu'on le vient de rapporter (4) : l'autre,
que le même Luther mit son sentiment par écrit, et « que cet écrit de Luther
répandu dans toute l'Allemagne fut comme le son de tocsin pour exciter toutes
les villes à faire des ligues : » ce sont les propres termes de Mélanchthon dans
une lettre de confiance qu'il écrit à son ami Camérarius : et le fait que je
rapporte est incontestable par le témoignage constant de ces deux auteurs.
1 Var., liv. II, n. 44;
Sleid., lib. VI. — 2 Var., ibid., Mel, lib.
IV, 70, 72. — 3 Var., liv. IV, n. 1, 2 ; Sleid., lib. VIII, imit.
— 4 Sleid., ibid.
559
Ajoutons que Mélanchthon même,
quelque horreur qu'il eût toujours eue des guerres civiles, consentit à cet
écrit. Car après avoir enseigné « que tous les gens de bien devaient s'opposer à
ces ligues ; » après s'être glorifié « de les avoir dissipées l'année
d'auparavant (1), » comme il a été démontré dans l’Histoire des Variations
par ses propres termes (2) : à la fin il s'y laisse aller, quoiqu'en tremblant
et comme malgré lui : « Je ne crois pas, dit-il, qu'il faille blâmer les
précautions de nos gens : il peut y avoir de justes raisons de faire la guerre :
Luther a écrit très-modérément, et on a bien eu de la peine à lui arracher son
écrit : je crois que vous voyez bien, mon cher Camérarius, que nous n'avons
point de tort (3). » Tout le reste qu'on peut voir dans l'Histoire des
Variations est de même style. Ainsi quoiqu'ils eussent peine à apaiser leur
conscience, Luther et Mélanchthon même franchirent le pas : toutes les villes
suivirent, et la Réforme se souleva contre l'Empereur par maxime.
M. Basnage
m'objecte que « le passage de Mélanchthon que je cite est falsifié : Mélanchthon
se plaint, poursuit-il, qu'on a publié cet écrit dans toute l'Allemagne après
l'avoir tronqué : M. de Meaux efface ce mot qui détruit sa preuve : car on sait
bien que l'écrit le plus pacifique et le plus judicieux peut produire de mauvais
effets quand il est tronqué (4).» Voyons si ce mot ôté affaiblit ma preuve, ou
même s'il sert quelque chose à la matière. Je ne cherchais pas dans Mélanchthon
le sentiment de Luther : il n'en parle qu'obscurément à un ami qui savait le
fait d'ailleurs. C'est de Sleidan que nous l'apprenons, et ce sentiment de
Luther était en termes formels, « de permettre de se liguer pour prendre les
armes même contre l'Empereur. » On en a vu le passage , qui ne souffre aucune
réplique : aussi M. Basnage n'y en fait-il pas. De cette sorte ma preuve est
complète : la doctrine de Luther est claire, et nous n'avons besoin de
Mélanchthon que pour en apprendre les mauvais effets. Il nous les découvre en
trois mots, lorsqu'il se plaint que « l'écrit donna le signal à toutes les
villes pour former des ligues : » ces ligues qu'il se glorifiait « d'avoir
1 Mel., lib. IV, epist. LXXXV, CX, CXI. — 2 Var.,
liv. IV, n. 2; liv. V, n. 32, 33. — 3 Epist. CX, CXI. — 4 Basn. tom. I, p. 506.
560
dissipées : » ces ligues que « les gens de bien devaient
tant haïr. » Les ligues étaient donc comprises dans cet écrit de Luther, et les
ligues contre l'Empereur, puisque c'était celles dont il s'agissait, et pour
lesquelles on était assemblé ; l'écrit n'était pas « tronqué » à cet égard, et
c'est assez. Qu'on en ait, si vous voulez, retranché les preuves dont Luther
soutenait sa décision, ou que Mélanchthon se plaigne qu'on la laisse trop sèche
et trop crue en lui ôtant les belles couleurs dont sa douce et artificieuse
éloquence l'avait peut-être parée : quoi qu'il en soit, le fait est constant, et
le mot que j'ai omis ou par oubli ou comme inutile, l'était en effet. Mais enfin
rétablissons ce mot oublié, si M. Basnage le souhaite : quel avantage en
espère-t-il? Si cet écrit tronqué, qui soulevoit toutes les villes contre
l'Empereur, déplaisait à Luther, que ne le désavouait-il? Si la fierté de Luther
ne lui permettait pas un tel désaveu , où était la modération dont Mélanchthon
se faisait honneur? était-ce assez de se plaindre à l'oreille d'un ami d'un
écrit tronqué , pendant qu'il couroit toute l'Allemagne, et y soulevait toutes
les villes? Mais ni Luther, ni Mélanchthon même ne le désavouent ; et malgré
toutes les chicanes de M. Basnage, ma preuve subsiste dans toute sa force, et la
Réforme est convaincue par ce seul écrit d'avoir passé la rébellion en dogme.
Le ministre revient à la charge;
et il fait dire à Mélanchthon « que Luther ne fut point consulté sur la ligue
(1), » Mais à ce coup c'est lui qui tronque, et d'une manière qui change le
sens. Mélanchthon ne dit pas au lieu qu'il cite, c'est-à-dire dans la lettre CXI,
que Luther ne fut pas consulté sur la ligue ; voici ses mots : « Personne,
dit-il, ne nous consulte maintenant ni Luther ni moi sur les ligues (2). » Il ne
nie pas qu'ils n’aient été consultés : il dit qu'on ne les consulte plus «
maintenant; » il avait dit dans la lettre précédente : « On ne nous consulte
plus tant sur la question, s'il est permis de se défendre par les armes(3). » On
les avait donc consultés; on les consultait encore; mais plus rarement, et
peut-être avec un peu de détour : mais toujours la conclusion était qu'on
pouvait faire des ligues, c'est-à-dire prendre les armes contre l'Empereur.
1 Basn., tom. I, 506. — 2 Mel., lib. IV, epist. CXI. — 3
Ibid., epist. CX.
561
Ce n'était plus là le premier projet, ni ces beaux desseins
de la Réforme naissante, lorsque Mélanchthon écrivait au landgrave, c'est-à-dire
à l'architecte de toutes les ligues : « Il vaut mieux périr » que d'émouvoir des
guerres civiles, « ou d'établir l'évangile; » c'est-à-dire la Réforme « par les
armes (1). » Et encore : « Tous les gens de bien doivent s'opposer à ces ligues
(2). » On dit que Mélanchthon était faible et timide; mais que répondre à
Luther, qui ne voulait que souffler pour détruire l'Antéchrist romain sans
guerre, sans violence, « en dormant à son aise dans son lit et en discourant
doucement au coin de son feu? » Tout cela était bien changé, quand il sonnait le
tocsin contre l'Empereur, et qu'il donnait le signal pour former les ligues qui
firent nager toute l'Allemagne dans le sang.
Mais après tout, à quoi aboutit
tout ce discours du ministre? Si on a eu raison de faire ces ligues comme il le
soutient (3), pourquoi tant excuser Luther de les avoir approuvées? N'oserait-on
approuver une bonne action? Ou bien est-ce, malgré qu'on en ait, qu'on sent en
sa conscience que l'action n'est pas bonne, et que la Réforme, qui la défend le
mieux qu'elle peut, ne laisse pas dans le fond d'en avoir honte?
Il ne me reste qu'à dire un mot
sur les guerres des paysans révoltés, et sur celles des anabaptistes qui se
mêlèrent dans ces troubles. Le ministre s'échauffe beaucoup sur cette matière,
et se donne une peine extrême pour prouver que Luther n'a point soulevé ces
paysans ; qu'au contraire il a improuvé leur rébellion ; qu'il a défendu
l'autorité du magistrat légitime, même dans son livre de la Liberté
chrétienne, et ailleurs jusqu'à soutenir qu'il n'est pas permis de lui
résister, lors même qu'il est injuste et persécuteur; qu'il a toujours détesté
les anabaptistes et leurs fausses prophéties qu'il a traitées de folles visions;
qu'il a combattu de tout son pouvoir Muncer, Pfifer, et les autres séducteurs de
cette secte : il emploie un long discours à cette preuve : en un mot, il est
heureux à prouver ce que personne ne lui conteste. Il a voulu avoir le plaisir
de me reprocher deux ou trois fois hardiment « mes calomnies; » mais c'a été en
me faisant dire ce
2 Lib. III, epist. XVI. — 2 Lib. IV,
epist. LXXXV. — 3 Basn., ibid.
562
que je ne dis pas, et en laissant sans réplique ce que je
dis. Et d'abord pour ce qui regarde les anabaptistes, pourquoi s'étendre à
prouver que Luther les a détestés, et s'opposa avec chaleur à leurs visions (1)
? Je le savais bien, et je l'ai marqué en plus d'un endroit de l'Histoire des
Variations (2). Comment Luther n'aurait-il pas rejeté Muncer et les siens,
qui le traitaient de second Pape et de second Antéchrist, autant à craindre que
le premier contre lequel il se soulevait? J'ai reconnu toutes ces choses, et je
n'ai pas laissé pour cela d'appeler « les anabaptistes un rejeton de la doctrine
de Luther (3); » non en disant qu'il ait approuvé leurs sentiments, à quoi je
n'ai pas seulement songé, mais parce qu'encore qu'il les improuvât, il était
vrai néanmoins que les « anabaptistes ne s'étaient formés qu'en poussant à bout
ses maximes. »
C'est ce qu'il fallait attaquer;
mais on n'ose. Car qui ne sait que les anabaptistes n'ont condamné le baptême
des petits enfants et le baptême sans immersion, qu'en poussant à bout cette
maxime de Luther, que toute vérité révélée de Dieu est écrite, et qu'en matière
de dogmes les traditions les plus anciennes ne sont rien sans l'Ecriture ?
Disons plus : Luther a reproché aux anabaptistes de s'être faits pasteurs sans
mission : il s'est bien déclaré évangéliste par lui-même (4); et il n'a fait non
plus de miracles pour autoriser sa mission extraordinaire que les anabaptistes à
qui il en demandait (5). Si Muncer et ses disciples se sont faits prophètes sans
inspiration, c'est en imitant Luther, qui a pris le même ton sans ordre ; et on
n'a qu'à lire les Variations pour voir qu'il est le premier des
fanatiques (6).
M. Basnage me fait dire que
Luther « n'était pas innocent des troubles de l'Allemagne (7). » Déjà ce n'était
pas dire qu'il les eût directement excités; mais j'ai dit encore quelque chose
de moins ; voici mes paroles : « On ne croyait pas Luther innocent des troubles
de l'Allemagne (8); » il fallait me faire justice en reconnaissant que je
ménageais les termes envers Luther comme envers les autres, et que je prenais
garde à ne rien outrer. Car au reste on croyait si peu Luther innocent de ces
troubles, je veux dire de
1 Basn., 499. — 2 Var., liv. II, n. 28, etc. — 3
ibid., n. 11. — 4 Var., liv. I, II. 27, 29. — 5 Ibid., 28. — 6
Ibid., 31. — 7 Basn., 497. — 8 Var., liv. II, n. 15.
563
ceux des paysans révoltés comme de ceux des anabaptistes,
que l'Empereur en fit le reproche aux protestants en pleine diète, leur ' disant
« que si on avait obéi au décret de Vorms, où le luthéranisme était proscrit du
commun consentement de tous les Etats de l'Empire, on n'aurait pas vu les
malheurs dont l'Allemagne avait été affligée, parmi lesquels il mettait au
premier rang la révolte des paysans et la secte des anabaptistes. » C'est ce que
raconte Sleidan que j'ai pris à garant de cette plainte (1). M. Basnage est si
subtil, qu'il ne veut pas que Charles V ait chargé Luther des désordres qu'il
imputait au luthéranisme. « M. de Meaux, dit-il, ajoute du sien que Luther fut
chargé particulièrement de ce crime dans l'accusation de l'Empereur; ce qui
n'est pas (2) ; » et sur cela il s'écrie : « Est-il permis d'ajouter et de
retrancher ainsi à l'histoire? » Sans doute, lorsqu'on trouve dans l'histoire
les malheurs attribués au luthéranisme, il sera toujours permis d'ajouter que
c'est à Luther qu'il s'en faut prendre. Quoi qu'en dise M. Basnage, les
protestants répondirent mal à ce reproche de l'Empereur, lorsqu'ils se vantèrent
« d'avoir condamné et puni les anabaptistes, » comme ils firent les paysans
révoltés; car l'Empereur ne les accusait pas « d'avoir trempé dans leur révolte,
» comme le veut notre ministre (3), mais d'y avoir donné lieu en rejetant le
décret de Vorms, et en soutenant Luther et sa doctrine que l'Empire avait
proscrite. Les effets parlaient plus que les paroles : l'Empire était tranquille
avant Luther : depuis lui on ne vit que troubles sanglants, que divisions
irrémédiables. Les paysans, qui menaçaient toute l'Allemagne, étaient ses
disciples ; « et ne cessaient de le réclamer. » Le fait est constant par Sleidan
(4). Les anabaptistes étaient sortis de son sein, puisqu'ils s'étaient élevés en
soutenant ses maximes et en suivant ses exemples : qu'y avait-il à répondre, et
que répondront encore aujourd'hui les protestants?
Diront-ils que Luther réprimait
les rebelles par ses écrits, en leur disant « que Dieu défendait la sédition? »
On ne peut pas me reprocher de l'avoir dissimulé dans l'Histoire des
Variations,
1 Sleid., lib. VII; Var.,
ibid. — 2 Basn., ibid. — 3 Ibid. — 4 Sleid., lib. V; Var.,
liv. II, n. 12, 15.
564
puisque j'ai expressément rapporté ces paroles de Luther
(1). Mais j'ai eu raison d'ajouter en même temps, « qu'au commencement de la
sédition il avait autant flatté que réprimé les paysans soulevés (2) : »
c'est-à-dire, en les réprimant d'un côté, qu'il les incitait de l'autre, tant il
écrivait sans mesure. Est-ce bien réprimer une populace armée et furieuse, que
d'écrire publiquement qu'on « exerçait sur elle une tyrannie qu'elle ne pouvait,
ni ne voulait, ni ne devait plus souffrir (3)? » Après cela prêchez la
soumission à des gens que vous voyez en cet état, ils n'écoutent que leur
passion et l'aveu que vous leur faites, « qu'ils ne peuvent ni ne doivent pas
souffrir davantage » les maux qu'ils endurent. Mais Luther passe plus avant,
puisqu'après avoir écrit séparément aux seigneurs et à leurs sujets rebelles;
dans un écrit qu'il adressait aux uns et aux autres, il leur criait qu'ils
avaient « tort tous deux, et que s'ils ne posaient les armes, ils seraient tous
damnés (4). » Parler en cette sorte, non pas aux sujets rebelles seulement comme
il fallait, mais aux sujets et aux seigneurs indifféremment; à ceux dont les
armes étaient légitimes, et à ceux dont elles étaient séditieuses : c'est
visiblement enfler le cœur des derniers, et affaiblir le droit des autres. Bien
plus, c'est donner lieu aux rebelles de dire : Nous désarmerons quand nous
verrons nos maîtres désarmés : c'est-à-dire qu'ils ne désarmeront jamais : à
plus forte raison les princes et les seigneurs ne désarmeront pas les premiers.
Ainsi cet avis bizarre de Luther était propre à faire qu'on se regardât l'un
l'autre, et que loin de désarmer on en vînt aux mains; ce qui en effet arriva
bientôt après. Qui ne voit donc qu'il fallait tenir un autre langage ; et en
ordonnant aux uns de poser les armes, avertir les autres d'en user avec
clémence, même après la victoire ? Mais Luther ne savait parler que d'une
manière outrée : après avoir flatté ces malheureux jusqu'à dire les choses que
nous venons d'entendre, il conclut à les passer tous dans le combat au fil de
l'épée, même ceux « qui auront été entraînés par force dans des actions
séditieuses (5), » encore qu'ils tendent les mains ou le col aux victorieux. On
en pourra voir davantage dans
1 Var., liv. II, n. 12. — 2
Ibid., 15., Sleid., ibid. — 3 Var., ibid., n. 12. — 4
Sleid., ibid.; Var., ibid. — 5 Ibid.
565
l’ Histoire des Variations : il y fallait répondre
ou se taire, et ne se persuader pas que Luther eût satisfait à tous ses devoirs
en parlant en général contre la révolte. Mais encore d'où lui venaient des
mouvements si irréguliers, si ce n'est qu'un homme enivré du pouvoir qu'il croit
avoir sur la multitude fait paraître partout ses excès; ou pour mieux dire qu'un
homme qui se croit prophète, sans que le bon esprit du Seigneur soit tombé sur
lui, s'imagine qu'à sa parole les bataillons hérissés baisseront les armes, et
que tous, grands et petits, seront atterrés?
Pour ce qui regarde le livre de
la Liberté chrétienne, je reconnais avoir écrit « qu'on prétendait que ce
livre n'avait pas peu contribué à inspirer la rébellion à la populace (1). » M.
Basnage s'en offense (2), et entreprend de prouver que Luther y a bien parlé de
l'autorité des magistrats. Loin de le dissimuler, j'ai remarqué en termes exprès
qu'en parlant indistinctement en plusieurs endroits de son livre « contre les
législateurs et les lois, il s'en sauvait en disant qu'il n'entendait point
parler des magistrats, ni des lois civiles. » Mais cependant dans le fait deux
choses sont bien avérées, tant par les demandes des rebelles que par Sleidan qui
les rapporte (3) : l'une, que ces malheureux, entêtés de « la liberté chrétienne
« que Luther leur avait tant prêchée, se plaignaient « qu'on les traitait de
serfs, quoique tous les chrétiens soient affranchis par le sang de Jésus-Christ.
» Il est bien constant qu'ils appelaient servitudes beaucoup de droits légitimes
des seigneurs; et quoi qu'il en soit, c'était pour soutenir cette liberté
chrétienne qu'ils prenaient les armes. Il n'en faudrait pas davantage pour faire
voir comment ils prenaient ces belles propositions de Luther : « Le chrétien
n'est sujet à aucun homme : le chrétien est maître de tout : le chrétien est
sujet à tout homme (4). » On voit assez les idées que de tels discours mettent
naturellement dans les esprits. Ce n'est rien moins que l'égalité des
conditions, c'est-à-dire la confusion de tout le genre humain. Quand après on
veut adoucir par des explications ces paradoxes hardis, le coup est frappé, et
les esprits qu'on a poussés dans des excès n'en reviennent pas à votre gré.
1 Var., liv. II, n. 11. — 2 Basn., p. 507. — 3 Sleid.,
lib. V. — 4 Luth., De lib. Christ.
566
M. Basnage excuse ces propositions en disant, que selon
Luther, « le chrétien selon l’âme est libre et ne dépend de personne, mais qu'à
l'égard du corps et de ses actions, il est sujet à tout le monde. » Tout cela
est faux à la rigueur; car ni tout homme n'est sujet à tout homme selon le
corps, puisqu'il y a des seigneurs et des souverains sur le corps desquels les
sujets ne peuvent attenter sans crime en quelque cas que ce soit : ni
l'indépendance de l’âme n'est si absolue, qu'il ne soit vrai en même temps que «
toute âme doive être soumise aux puissances supérieures » et à leurs
commandements, jusqu'au point d'en être liée même « dans la conscience » selon
saint Paul (1). Ce n'est donc point enseigner, mais tromper les hommes, que de
leur tenir en cette sorte de vagues discours; et on peut juger de ce
qu'opéraient ces propositions toutes crues, comme Lutheries avançait,
puisqu'elles sont encore si irrégulières avec les excuses et les adoucissements
de M. Basnage.
Mais le livre de la Liberté
chrétienne produisit encore un autre effet pernicieux. Il inspirait tant de
haine contre tout l'ordre ecclésiastique, et même contre les prélats qui étaient
en même temps souverains, qu'on croyait rendre service à Dieu lorsqu'on en
secouait le joug, qu'on appelait tyrannique : l'erreur passait aisément de l'un
à l'autre : je veux dire, comme il a été remarqué dans l'Histoire des
Variations, « que mépriser les puissances soutenues par la majesté de la
religion, était un moyen d'affaiblir les autres (2). » C'est précisément ce qui
arriva dans la révolte de ces paysans : ils commencèrent par les princes
ecclésiastiques, comme il paraît par Sleidan (3); et la révolte attaqua ensuite
sans mesure et sans respect tous les seigneurs. C'en est trop pour faire voir
qu'on avait raison « de prétendre » que le livre de la Liberté chrétienne «
n'avait pas peu contribué à inspirer la rébellion (4). »
Et puisque M. Basnage nous met
sur cette matière, il faut encore qu'il voie un beau discours de Luther. Lorsque
les séditieux semblaient n'en vouloir qu'aux seuls ecclésiastiques, et qu'ils
n'avaient même pas encore pris les armes, Luther leur parlait en cette sorte : «
Ne faites point de sédition ; » il fallait bien commencer par ce bel endroit;
car sans cela qui aurait pu le supporter ?
1 Rom.,
XIII, 1, 5.— 2 Liv. II, n. Il.— 3 Sleid., ibid. — 4 Var.,
ibid.
567
Mais voici comme il continue : « Bien que les
ecclésiastiques paraissent en évident péril, je crois ou qu'ils n'ont rien à
craindre ou qu'en tout cas leur péril ne sera pas tel, qu'il pénètre dans tous
leurs Etats, ou qu'il renverse toute leur puissance. Un bien autre péril les
regarde : et c'est celui que saint Paul a prédit après Daniel, qui est que leur
tyrannie tombera, sans que les hommes s'en mêlent, par l'avènement de
Jésus-Christ et par le souffle de Dieu : c'était là, poursuivait-il, son
fondement : c'est pour cela qu'il ne s'était pas beaucoup opposé à ceux
qui prenaient les armes : car il savait bien que leur entreprise serait vaine,
et que si on massacrait quelques ecclésiastiques, cette boucherie ne
s'étendrait pas jusqu'à tous (1). »
On voit en passant l'esprit de
la Réforme dès son commencement : chaque temps a son prophète, et Luther faisait
alors ce personnage : tout était alors dans saint Paul et dans Daniel, comme
tout est présentement dans l'Apocalypse : sur la foi de la prophétie, il
n'y avait qu'à laisser faire les séditieux contre les ecclésiastiques : ils n'en
tueraient guère ; et Luther se consolait de les voir périr d'abord en si petit
nombre, parce qu'il était assuré d'une vengeance plus universelle qui allait
éclater d'en haut sur eux. Si c'est dans cette vue qu'il les épargne, que
deviendront-ils, hélas ! pour peu que tarde la prophétie? Quoi! le saint nom des
prophètes sera-t-il toujours le jouet de la Réforme et le prétexte de ses
violences et de ses révoltes? Mais laissons ces plaintes, et renfermons-nous
dans celles de notre sujet. On nous demande quelquefois la preuve des séditions
causées par la Réforme; et poussées dès son commencement contre les catholiques
et contre les prêtres jusqu'à la pillerie, les voilà poussées jusqu'au meurtre :
et c'est Luther, témoin non suspect, qui le dépose lui-même. On l'accuse d'y
avoir du moins connivé : on n'a pas besoin de preuve, et c'est lui-même qui nous
avoue « qu'il ne s'y est opposé » que faiblement, sans se mettre « beaucoup » en
peine d'arrêter le cours « de la sédition armée. » Il lui laissait massacrer un
petit nombre d'ecclésiastiques, et c'était assez « que la boucherie ne s'étendît
pas sur tous. » Peut-on nier, sous couleur de réprimer
1 Sleid., liv. V.
568
la sédition, que ce ne soit là lui lâcher la bride? Je
n'avais point rapporté cet étrange discours de Luther dans l’Histoire des
Variations : on pense me faire accroire que j'y exagère les excès de la
Réforme : on voit, loin d'exagérer, que je suis contraint de supprimer beaucoup
de choses; et on verra dans tous les endroits qu'on attaquera de cette histoire,
qu'on a si peu de moyens d'en affaiblir les accusations, que la Réforme au
contraire paraîtra toujours plus coupable que je ne l'ai dit d'abord, à cause
que j'étais contraint à donner des bornes à mon discours.
Cependant on ne rougit pas de
m'accuser « de mauvaise foi (1), » et même de calomnie: ces reproches m'ont fait
horreur, je l'avoue: j'écris sous les yeux de Dieu; et on a pu voir que je tâche
de mesurer toutes mes paroles, en sorte que mes expressions soient plutôt
faibles qu'outrées. S'il faut user de termes forts, la force de la vérité me les
arrache. M. Basnage m'objecte « une contradiction sensible, » en ce « que je
veux que Luther, dès l'an 1525, ait soulevé ou entretenu la rébellion des
paysans, » pendant que « j'avoue ailleurs (2) que jusqu'à la ligue de Smalcalde
, qui se fit longtemps après, il n'y avait rien de plus inculqué dans ses écrits
que cette maxime , qu'on ne doit jamais prendre les armes pour la cause de
l'Evangile (3). » Je reconnais mes paroles. Certainement je n'avais garde
d'accuser Luther d'avoir au commencement rejeté l'obéissance due au magistrat et
même au magistrat persécuteur, puisqu'au contraire j'avoue que, bien éloigné
d'en venir d'abord à cet excès, il enseigna les bonnes maximes : et c'est par où
je le convaincs d'avoir varié lorsqu'il en a pris de contraires. Il fallait que
la Réforme fût confondue par elle-même dès son principe, et que la loi éternelle
la forçât d'abord à établir l'obéissance qu'elle devait rejeter dans la suite ;
le bien ne se soutient pas chez elle : il n'y prend point racine, pour ainsi
parler, parce qu'il n'y a jamais toute sa force : de là vient aussi qu'elle se
dément dans le temps même qu'elle dit la vérité : Luther fomentait la rébellion
qu'il semblait vouloir éteindre; et en un mot, comme on vient de voir, il
inspirait plus de mal qu'il n'en conseillait en effet dans ce temps-là. Mais
dans la suite il ne garda point de mesure : il
1 Basn., ibid. — 2 Basn.,
ibid., 500. — 3 Var., liv. IV, n. 1.
569
enseigna ouvertement qu'on peut armer contre les
souverains, sans épargner ni rois, ni Césars : toute l'Allemagne protestante
entre dans ces sentiments : la contagion gagne l'Ecosse et l'Angleterre : la
France ne s'en sauve pas : la Réforme remplit tout de sang et de carnage : dans
les vains efforts qu'elle fait pour effacer de dessus son front ce caractère si
visiblement antichrétien, elle succombe, et ne trouve plus de ressource qu'à
chercher même parmi nous de mauvais exemples : comme si réformer le monde était
seulement prendre un beau titre sans valoir mieux que les autres.
Mais si on ne voulait pas éviter
soi-même les abus qu'on reprenait dans l'Eglise, il ne fallait pas du moins
approuver ses propres égarements ni s'en faire honneur : nous détestons parmi
nous tout ce que nous y voyons de mauvais exemples, en quelque lieu qu'il
paraisse et de quelque nom qu'il s'autorise : les rébellions des protestants
sont passées en dogmes et autorisées par les synodes : ce n'est point un mal qui
soit survenu à la Réforme vieillie et défaillante : c'est dès son commencement
et dans sa force, c'est sous les réformateurs et par leur autorité qu'elle est
tombée dans cet excès, et des abus si énormes ont les mêmes auteurs que la
Réforme.
On peut voir beaucoup d'autres
choses également convaincantes sur cette matière dans un livre intitulé Avis
aux Réfugiés, qui vient de tomber entre mes mains, quoiqu'il ait été imprimé
en Hollande au commencement de l'année passée. Cet ouvrage semble être bâti sur
les fondements de l'Apologie des Catholiques, qui n'a laissé aucune
réplique aux protestants; mais pour leur ôter tout prétexte, on y ajoute en ce
livre, non-seulement ce qui s'est passé depuis, mais encore tant d'autres
preuves des excès de la Réforme, et une si vive réfutation de ses sentiments,
qu'elle ne peut plus couvrir sa confusion. Si l'auteur de ce bel ouvrage est un
protestant , comme la préface et beaucoup d'autres raisons donnent sujet de le
croire, on ne peut assez louer Dieu de le voir si désabusé des préventions où il
a été nourri, et de voir que sans concert nous soyons tombés lui et moi dans les
mêmes sentiments sur tant de points décisifs. Je ne dois pas refuser cette
preuve de la vérité; elle se fait sentir à qui il lui plaît; et lorsqu'elle veut
faire
570
concourir les pensées des hommes au même but, nulle
diversité d'opinions ou de pensées ne lui fait obstacle. Les protestants peuvent
voir dans cet ouvrage (1) avec quelle témérité M. Jurieu les vantait, il y a dix
ans, comme les plus assurés et les plus fidèles sujets (2). On leur montre dans
cet ouvrage l'affreuse doctrine de leurs auteurs contre la majesté des rois et
contre la tranquillité des Etats. Toute la ressource de la Réforme était
autrefois de désavouer, quoiqu'avec peu de sincérité, tous ces livres que
l'esprit de rébellion avait produits, ceux d'un Buchanan, ceux d'un Paré, ceux
d'un Junius Brutus et tant d'autres de cette nature; mais maintenant on leur ôte
entièrement cette vaine excuse, en leur montrant qu'ils ont confirmé, et qu'ils
confirment encore par leur pratique constante, cette doctrine qu'ils
désavouaient; et que l'église anglicane, qui de toutes les protestantes avait le
mieux conservé la doctrine de l'inviolable majesté des rois, se voit contrainte
aujourd'hui de l'abandonner (3). On n'oublie pas que M. Jurieu, le même qui nous
vantait il y a dix ans la fidélité des protestants à toute épreuve, jusqu'à dire
que « tous les huguenots étaient prêts de signer de leur sang que nos rois ne
dépendent pour le temporel de qui que ce soit que de Dieu, et que sous quelque
prétexte que ce soit les sujets ne peuvent être absous du serment de fidélité
(4), » à la fin a embrassé le parti de ceux qui donnent tout pouvoir aux peuples
sur leurs rois; qu'il leur laisse par conséquent le pouvoir de l'absoudre
eux-mêmes et sans attendre personne de tout serment de fidélité et de toute
obligation d'obéir à leurs souverains ; et qu'il s'est par ce moyen réfuté
lui-même, plus que n'auraient jamais pu faire tous ces adversaires ensemble. Par
là on découvre clairement que la Réforme n'a rien de sincère ni de sérieux dans
ses réponses, qu'elle les accommode au temps et les fait au gré de ceux qu'elle
veut flatter. Ce qui donnait prétexte aux protestants de préférer leur fidélité
à celle des catholiques, était la prétention des Papes sur la temporalité des
rois. Mais outre qu'on leur a fait voir dans ce livre que toute la France, une
aussi grande partie de l'Eglise catholique, fait profession
1 Avis, p. 77. — 2 Polit. du Clergé.— 3 Avis,
p. 219 et suiv.— 4 Avis, p. 81 et suiv.; Polit. du Clerg., p. 217.
571
ouverte de la rejeter (1), on montre encore plus clair que
le jour que s'il fallait comparer les deux sentiments, celui qui soumet le
temporel des souverains aux Papes, et celui qui le soumet au peuple; ce dernier
parti, où la fureur, où le caprice , où l'ignorance et l'emportement domine le
plus, serait aussi sans hésiter le plus à craindre. L'expérience a fait voir la
vérité de ce sentiment ; et notre âge seul a montré parmi ceux qui ont abandonné
les souverains aux cruelles bizarreries de la multitude, plus d'exemples et plus
tragiques contre la personne et la puissance des rois qu'on n'en trouve durant
six à sept cents ans parmi les peuples qui en ce point ont reconnu le pouvoir de
Rome. Enfin la Réforme poussée à bout pour ses révoltes, produisait pour
dernière excuse l'exemple des catholiques sous Henri le Grand ; mais on l'a
encore forcée dans ce dernier retranchement (2), non-seulement en lui faisant
voir combien il était honteux, en se disant réformés, de faire pis que tous ceux
qu'on était venu corriger ; mais encore en montrant dans le bon parti, qui était
celui du roi, des parlements tout entiers composés de catholiques, une noblesse
infinie de même croyance et presque tous les évêques, desquels nulle autorité et
nul prétexte de religion n'avait rien pu obtenir contre leur devoir : au lieu
que parmi les protestants, lorsqu'on y a attaqué les souverains, la défection a
été universelle et poussée jusqu'aux excès qu'on a vus. Joignez à toutes ces
choses si évidemment démontrées par un protestant dans l’Avis aux Réfugiés,
ce que j'ai dit dans ces deux derniers Avertissements en me renfermant,
comme je devais, dans la Défense des Variations contre M. Jurieu et M.
Basnage qui les attaquaient; l'histoire de la Réforme paraîtra affreuse et
insupportable, puisqu'on y verra toujours l'esprit de révolte en remontant
depuis nos jours jusqu'à ceux des réformateurs.
Ainsi par un juste jugement,
Dieu livre au sens réprouvé et à des erreurs manifestes ceux qui prennent des
noms superbes contre son Eglise, et entreprennent de la réformer dans sa
doctrine. Témoin encore le mariage du landgrave, l'éternelle confusion de la
Réforme, et l'écueil inévitable où se briseront à jamais tous les
1 P. 210, 211, 214. — 2 Avis, p. 282 et suiv.
572
reproches qu'elle nous l'ait des abus de nos conducteurs.
Car y en a-t-il un plus grand que de flatter l'intempérance, jusqu'à autoriser
la polygamie, et d'introduire parmi les chrétiens des mariages judaïques et
mahométans? Vous avez vu les égarements du ministre Jurieu sur ce sujet, si
étranges et si excessifs, que plusieurs bons protestants en ont eu honte. J'ai
vu les écrits de M. de Beauval, que M. Jurieu tâche d'accabler par son autorité
ministrale; j'ai vu la lettre imprimée d'un ministre sur ce sujet. J'ai cru que
c'était M. Basnage, confrère de M. Jurieu dans le ministère de Roterdam : on
m'assure que c'est un autre, je le veux ; et quoi qu'il en soit, ce ministre qui
m'est inconnu pousse vigoureusement M. Jurieu, qui de son côté ne l'épargne pas.
Le mariage du landgrave et l'erreur prodigieuse des réformateurs a excité ce
tumulte parmi les ministres. M. Basnage lui-même, qui ne veut pas être l'auteur
de la lettre publiée contre son confrère, prend un autre tour que le sien dans
sa Réponse aux Variations; voyons s'il réussira mieux, et poussons encore
ce ministre par cet endroit-là : ce sera autant d'avancé sur la réponse générale
qu'il lui faudra faire, et elle sera déchargée de cette matière. Voici donc
comme il commence : « Il faut rendre justice aux grands hommes autant que la
vérité le permet ; mais il ne faut pas dissimuler leurs fautes. J'avoue donc que
Luther ne devait pas accorder au landgrave de Hesse la permission d'épouser une
seconde femme, lorsque la première était encore vivante : et M. de Meaux a
raison de le condamner sur cet article (1). » C'est quelque chose d'avouer le
fait, et de condamner le crime sans chicaner; mais il en fallait davantage pour
mériter la louange d'une véritable et chrétienne sincérité : il fallait encore
rayer Luther, Bucer et Mélanchthon, ces chefs des réformateurs, du rang « des
grands hommes. » Car encore que les grands hommes en matière de religion et de
piété, qui est le genre où l'on veut placer ces trois personnages, puissent
avoir des faiblesses, il y en a qu'ils n'ont jamais, comme celle de trahir la
vérité et leur conscience, de flatter la corruption, d'autoriser l'erreur et le
vice connu pour tel; de donner au crime le nom de la sainteté et de la vertu;
d'abuser pour tout cela de l'Ecriture et du
1 Basn., tom. I, IIe part., chap. III, p. 443.
573
ministère sacré ; de persévérer dans cette iniquité jusqu'à
la fin , sans jamais s'en repentir ni s'en dédire, et d'en laisser un monument
authentique et immortel à la postérité. Ce sont là manifestement des faiblesses
incompatibles, je ne dis pas avec la perfection « des grands hommes, » mais avec
les premiers commencements de la piété. Or tels ont été Luther, Bucer et
Mélanchthon : ils ont trahi la vérité et leur conscience : c'est de quoi M.
Basnage demeure d'accord, et en pensant les excuser il met le comble à leur
honte : « Je remarquerai, dit-il, trois choses : la première, qu'on arracha
cette faute à Luther; il en eut honte, et voulut qu'elle fût secrète (1). »
Bucer et Mélanchthon ont la même excuse, mais c'est ce qui les condamne. Car ils
n'ont donc pas péché par ignorance : ils ont donc trahi la vérité connue : leur
conscience leur reprochait leur corruption ; ils en ont étouffé les remords, et
ils tombent dans ce juste reproche de saint Paul : « Leur esprit et leur
conscience sont souillés (2). » Voilà les héros de la Réforme et les chefs des
réformateurs. Si c'est une excuse de cacher les crimes qui ne peuvent pas même
souffrir la lumière de ce monde, il faut effacer de l'Ecriture ces redoutables
sentences : « Nous rejetons les crimes honteux qu'on est contraint de cacher (3)
» Et encore : « Ce qui se fait parmi eux, » et qui pis est, ce qu'on y approuve,
ce qu'on y autorise, « est honteux même à dire (4); » et enfin cette parole de
Jésus-Christ même : « Celui qui fait mal hait la lumière (5). » Ainsi qui veut
découvrir le faux de la Réforme et la faible idée qu'on y a du vice et de la
vertu, n'a qu'à entendre les vaines excuses dont elle tâche de diminuer ou de
pallier les faiblesses les plus honteuses de ses prétendus grands hommes.
Mais ils ne connaissaient
peut-être pas toute l'horreur du crime qu'ils commettaient? C'est ce qu'on ne
peut pas dire en cette rencontre. Car ils savaient que leur crime était
d'autoriser une erreur contre la foi : de pervertir le sens des Ecritures :
d'anéantir la réforme que le Fils de Dieu avait faite dans le mariage. Ils
savaient la conséquence d'une telle erreur, puisqu'ils reconnaissaient
expressément que si leur déclaration venait aux oreilles du
1 Basn., tom. I, IIe part. chap. III, p.
443. — 2 Tit., I, 15. — 3 II Cor., IV, 2. — 4 Ephes., V,
12. — 5 Joan., III, 20.
574
public, ils n'auraient rien de moins à craindre, que d'être
mis « au rang des mahométans et des anabaptistes qui se jouent du mariage (1). »
C'est en effet en ce rang qu'ils ne craignent pas de se mettre, pourvu que le
cas soit secret. L'erreur qu'ils autorisent est quelque chose de pis qu'un
adultère public, puisqu'ils aiment mieux que la femme qu'ils donnent au
landgrave passe pour une impudique et lui pour un adultère, que de découvrir
l'infâme secret de son second mariage. Par leur consultation ils ne justifient
pas ce prince. Car un aveugle qui se laisse conduire par d'autres aveugles n'en
est pas quitte pour cela, et il tombe avec eux dans l'abîme. Ils damnent donc
celui qui leur confiait sa conscience, et ils se damnent avec lui. Ils le
damnent, dis-je, d'autant plus inévitablement, qu'il se flatte du consentement
et de l'autorité de ses pasteurs, qui n'étaient rien de moins dans le parti que
les auteurs de la Réforme. Je ne vois rien de plus clair ni ensemble de plus
affreux que tous ces excès.
« On leur arracha cette faute, »
dit M. Basnage. Quoi ! leur fit-on violence, pour souscrire à cet acte infâme
qui ternit la pureté du christianisme, où un adultère public est appelé du saint
nom de mariage? Leur fit-on voir des épées tirées? Les enferma-t-on du moins ?
Les menaça-t-on de leur faire sentir quelque mal ou dans leurs personnes ou du
moins dans leurs biens? C'est ce qu'on eût pu appeler en quelque façon « leur
arracher une faute, » quoique dans le fond on n'arrache rien de semblable à un
parfait chrétien, et il sait bien mourir plutôt que de céder à la violence. Mais
il n'y eut rien de tout cela dans la souscription des réformateurs : on leur
promit des monastères à piller (2) : que la Réforme en rougisse : le landgrave,
l'homme du monde qui avait le plus conversé avec ces réformateurs et qui les
connaissait le mieux, les gagne par ces promesses : et voilà toute la violence
qu'il leur fait. Il est vrai qu'il leur fait aussi entrevoir qu'il pourrait les
abandonner, et s'adresser ou à l'Empereur ou au Pape même. A ces mots la Réforme
tremble : « Notre pauvre petite église, misérable et abandonnée, a besoin,
dit-elle, de princes régents vertueux (3); »
1 Consult., n. 10, 11 ; Var., liv. VI, n. 8.
— 2 Var., liv. VI, n. 4. — 3 Consult., n. 3; Var., liv. VI, n. 7.
575
de ces vertueux qui veulent avoir ensemble deux épouses :
il faut tout accorder à leur intempérance, de peur de les perdre : une église
qui s'appuie sur l'homme, et sur le bras de la chair, ne peut résister à de
semblables violences. C'est ainsi que Luther, Bucer et Mélanchthon, ces colonnes
de la Réforme, sont violentés selon M. Basnage; et cela qu'est-ce autre chose
qu'avouer en autres termes qu'ils sont violentés par la corruption de leur cœur?
Elle fut si grande et leur
assoupissement si prodigieux, qu'ils ne se réveillèrent jamais : ils sentaient
qu'ils laissaient un acte de célébration de mariage, la première femme vivante,
où il était énoncé qu'on le faisait « en présence de Mélanchthon, de Bucer et de
Mélander (1) le propre pasteur et prédicateur du prince, » et de l'avis de
plusieurs autres prédicateurs, dont la consultation était jointe au contrat de
mariage, signée en effet de sept docteurs, à la tête desquels étaient Luther,
Mélanchthon et Bucer, et à la fin le même Denis Mélander le propre
pasteur du landgrave. Ces deux actes furent déposés dans les registres publics
attestés authentiquement par des notaires, « pour éviter le scandale et
conserver la réputation de la fille que le landgrave épousait et de toute son
honorable parenté. » Ces actes étaient donc publics, et on supposait qu'ils
devaient paraître un jour comme regardant tout ensemble et l'honneur d'une
famille considérable, et même l'intérêt d'une maison souveraine. Cependant loin
de les avoir jamais révoqués, Luther et ses compagnons y persistent. Ce secret
honteux ne fut pas si bien gardé, qu'on n'en ait fait le reproche et au
landgrave et à Luther de leur vivant : ils s'en sauvent par des équivoques, et
Luther y ajoute fièrement à son ordinaire a que le landgrave est assez puissant,
et a des gens assez savants pour le défendre (2) ; » ce qui est joindre la
menace au crime et insulter à la raison, à cause que le mépris en est soutenu
par la puissance. Tout cela est démontré si clairement dans l'Histoire des
Variations, qu'on n'a rien eu à y répliquer : telle a été la conduite de ces
« grands hommes, » et il faut du moins avouer qu'il n'y en a de cette figure que
dans la Réforme.
Grâce à Dieu, ceux que nous
reconnaissons parmi nous pour
1 Var., liv. VI, n. 9 ; Instrum. copul., à la
fin. — 2 Var., liv. VI, n. 10.
576
de grands hommes ne sont pas tombés dans des excès où l'on
voie de la perfidie, de l'impiété, une corruption manifeste, et une lâche
prostitution de la conscience. Mais sans parler des grands hommes, je pose en
fait, parmi tant de fautes dont les protestants ont chargé quelques Papes à tort
ou à droit, qu'ils n'en nommeront jamais un seul, dans un si grand nombre et
dans la suite de tant de siècles, qui soit tombé dans un abus de cette nature.
Qu'ainsi ne soit M. Basnage, qui pousse en cette occasion la récrimination le
plus loin qu'il peut, n'a eu à nous objecter que deux décrets des Papes : l'un
de Grégoire II, et l'autre de Jules II. Or pour commencer avec lui par le
dernier, il nous objecte « la dispense que ce Pape accorda à Henri VIII, » pour
épouser la veuve de son frère Arthus; et comme s'il avait prouvé qu'il fût
constant que cette dispense fût illégitime, il s'écrie en cette sorte : «
Faut-il moins de sainteté pour être vicaire de Jésus-Christ et le chef de
l'Eglise, que pour réformer quelques abus? Où l'inceste est-il un crime moins
énorme qu'un double mariage (1) ? » Il renouvelle ici le fameux procès du
mariage de Henri VIII avec Catherine d'Arragon; mais visiblement il n'y a nulle
bonne foi à comparer ces deux exemples. Afin qu'ils fussent égaux, il faudrait
qu'il fût aussi constant que le mariage contracté avec la veuve de son frère est
réprouvé dans l'Evangile, qu'il est constant que le mariage contracté avec une
seconde femme, la première encore vivante, y est rejeté. Mais M. Basnage sait
bien le contraire : il sait bien, dis-je, qu'il est constant entre lui et nous
que la polygamie est défendue dans l'Evangile, et qu'une femme surajoutée à
celle qu'on a déjà ne peut être légitime. Oserait-il dire qu'il soit de même
constant entre nous que l'Evangile ait défendu d'épouser la veuve de son frère,
ou que le précepte du Lévitique, qui défend de tels mariages, ait lieu
parmi les chrétiens? Mais il sait, loin que cela soit constant parmi nous, qu'il
ne l'est pas même parmi les protestants. Nous en avons rapporté dans l'Histoire
des Variations (2), les témoignages favorables au mariage de Henri VIII et à
la dispense de Jules II. Mélanchthon et Bucer ont approuvé cette dispense, et
conséquemment ont improuvé le divorce de Henri VIII.
1 Basn., ibid., 143. — 2 Var., liv. VII, n.
54 et suiv.
577
Castelnau, dont nous avons vu l'autorité alléguée par M.
Basnage, dit expressément que « ce roi envoya en Allemagne et à Genève, offrant
de se faire chef des protestants, mener dix mille Anglais à la guerre, et
contribuer cent mille livres sterlings, qui valent un million de livres
tournois; mais ils ne voulurent jamais approuver la répudiation (1). » Selon le
témoignage de ce grave auteur, la répudiation fut improuvée, non-seulement en
Allemagne, mais encore à Genève même : c'est-à-dire dans les deux partis de la
nouvelle Réforme. Si Calvin a introduit depuis ce temps un autre sentiment parmi
les siens, il ne laisse pas de demeurer pour constant que la dispense de Jules
II était si favorable, qu'elle fut même approuvée de ceux qui cherchaient le
plus à critiquer la conduite des Papes.
M. Basnage reproche à Jules II
d'avoir accordé cette dispense hautement et à la face du soleil, au lieu que
Luther a eu honte de celle qu'il a donnée, et tâcha de la cacher : ce qui est
selon ce ministre bien moins criminel. Sans doute quand le crime est manifeste,
l'audace de le publier en fait le comble. Mais ce n'est pas de quoi il s'agit.
Jules II n'avait garde de rougir de sa dispense, ou de la cacher à l'exemple des
chefs de la Réforme, puisqu'au contraire il la donnait hautement comme légitime
(2) qu'elle fut publiquement acceptée par tout le royaume d'Angleterre, où elle
demeura sans contradiction durant vingt ans, et qu'en effet les fondements s'en
trouvèrent si solides, que les plus passionnés ennemis des Papes les crurent
inébranlables. Voilà ce que l'on compare à la scandaleuse consultation de
Luther.
Le ministre nous objecte que «
le concile de Trente prononce anathème contre ceux qui lui disputeront le
pouvoir de dispenser dans les degrés d'affinité défendus par la loi de Dieu (2).
» D'où il conclut « que l'Eglise romaine se donne l'autorité de faire des choses
directement contraires à la loi de Dieu. » Il dissimule qu'il s'agit ici de
l'ancienne loi et de sa police, et que dans ce décret du concile la question
n'était pas, si l'Eglise pouvait dispenser de la loi de Dieu, ce que les Pères
de Trente n'ont jamais pensé ; mais
1 Mém. de Castelnau, liv. I, chap. XI, p. 29, Le
Lab. — 2 Basn., ibid., 443; Conc. Trid., sess. XXIV, can.
3.
578
si Dieu lui-même avait abrogé la loi ancienne à cet égard.
Nous prétendons qu'une partie des empêchements du mariage portés par le
Lévitique sont de la loi positive et de la police de l'ancien peuple, dont Dieu
nous a déchargés : en sorte que ces empêchements ne subsistent plus que par des
coutumes et des lois ecclésiastiques. Ce n'est qu'en cette manière et dans cette
vue que l'Eglise en dispense : et c'est par conséquent une calomnie de dire
qu'elle s'élève au-dessus de la loi de Dieu, ou qu'elle en prétende dispenser.
M. Basnage nous oppose un second
décret de Pape, et il est bon d'entendre avec quel air de décision et de dédain
il le fait. « M. de Meaux se trompe, dit-il, quand il assure si fortement (au
sujet de la consultation de Luther) que ce fut la première fois qu'on déclara
que Jésus-Christ n'a point défendu de semblables mariages (où l'on a deux femmes
ensemble) : il faut le tirer d'erreur en lui apprenant ce que fit Grégoire II,
lequel étant consulté si l'Eglise romaine croyait qu'on put prendre deux femmes,
lorsque la première détenue par une longue maladie ne pouvait souffrir le
commerce de son mari, décida (1) » selon la vigueur du Siège apostolique, que
lorsqu'on ne pouvait se contenir, il fallait prendre une autre femme, pourvu
qu'on fournît les aliments à la première. On voit déjà en passant que ce n'est
pas là prendre deux femmes, comme M. Basnage veut le faire entendre, mais en
quitter une pour une autre : ce qui est bien éloigné de la bigamie dont il
s'agit entre nous. Au reste ce curieux décret, que M. Basnage daigne bien
m'apprendre, n'est ignoré de personne : toutes nos écoles en retentissent, et
nos novices en théologie le savent par cœur. Après deux autres passages aussi
vulgaires que celui-là, M. Basnage avec un ton fier et avec un air magistral
nous avertit qu'il ne les rapporte que « pour apprendre à M. de Meaux qu'il ne
doit pas se faire honneur de l'antiquité qu'il n'a pas examinée (2). » Je lui
laisse faire le savant tant qu'il lui plaira, et il aura bon marché de moi, tant
qu'il ne me reprochera que de l'ignorance : je ne trouve rien de plus bas ni de
plus vain parmi les hommes que de se piquer de science ; mais aussi ne faut-il
pas en avoir beaucoup pour répondre à M. Basnage. Cette décision de Grégoire II
se trouve
1 P. 443. — 2 Ibid., 444.
579
parmi ses lettres (1), et encore dans le Décret de Gratien
avec cette note au bas : Illud Gregorii sacris canonibus, imo evangelicœ et
apostolicœ doctrinœ penitùs reperitur adversum (2) : c'est-à-dire : « Cette
réponse de Grégoire est contraire aux saints canons, et même à la doctrine
évangélique et apostolique. » Les Papes ne sont donc pas si jaloux qu'on pense
de maintenir comme inviolables toutes les réponses de leurs prédécesseurs,
puisqu'on trouve celle-ci avec cette note dans le Décret imprimé par l'ordre de
Grégoire XIII, et que les réviseurs qu'il avait nommés n'y trouvent rien à
redire. Ainsi sans nous arrêter à ce que d'autres ont dit sur ce passage,
contentons-nous de demander à M. Basnage ce qu'il en prétend conclure? Quoi? que
ce Pape a approuvé comme Luther qu'on eût deux femmes ensemble pour en user
indifféremment? C'est tout le contraire : c'est autre chose de dire avec ce
Pape, que le mariage soit dissous en ce cas, autre chose de dire avec Luther que
sans le dissoudre on en puisse faire un second ; l'un a plus de difficulté,
l'autre n'en eut jamais la moindre parmi les chrétiens : et Luther est le
premier et le seul à qui la corruption a fait naître un doute sur un sujet si
éclairci. Que si parmi les protestants, d'autres ou devant ou après lui ont
soutenu en spéculation la polygamie, il est le seul qui ait osé pousser la chose
jusqu'à la pratique.
Mais enfin, dira-t-on, quoi
qu'il en soit, un Pape se sera trompé? Est-ce là de quoi il s'agit? M. Basnage
connaît-il quelqu'un parmi nous qui entreprenne de soutenir que les Papes ne se
soient jamais trompés, pas même comme docteurs particuliers? Et quand il
voudrait conclure que celui-ci se serait trompé même comme Pape, à cause qu'il
parle comme il dit lui-même : Vigore Sedis apostolicœ : avec la force
et la vigueur du Siège apostolique : sans examiner s'il est ainsi et si
c'est là tout ce qu'on exige pour prononcer comme on dit ex cathedrâ :
enfin tout cela n'est pas notre question. Ce n'est pas une ignorance ou une
surprise de Luther que nous objectons à la Réforme ; il n'y aurait rien là que
d'humain : c'est une séduction faite de dessein dans un dogme essentiel
1 Gregor. II, epist IX, tom I ;
Conc. Gall. — 2 Dec, II part., caus. 32, quaest. VII, cap
XVIII : Quod proposuisti.
580
du christianisme, par une corruption manifeste, contre la
vérité et sa conscience. Il n'en est pas ainsi de Grégoire II; ce n'est point
pour flatter un prince qu'il a écrit de cette sorte : c'est dans une difficulté
assez grande une résolution générale : on ne lui a fait espérer, pour le
corrompre, ni le pillage d'un monastère, ni de secourir son parti : il ne se
croit pas obligé de cacher sa réponse : s'il s'est trompé, aussi ne le suit-on
pas, et on le reprend sans scrupule : mais enfin il a dit naturellement ce qu'il
pensait : M. Basnage n'a pu le convaincre, ni lui ni les autres Papes, d'avoir
décidé contre leur conscience, comme Luther et ses compagnons sont convaincus de
l'avoir fait, et par les reproches de la leur et de l'aveu de M. Basnage ; et
ainsi les réformateurs de la Papauté n'y ont pu trouver aucun abus qui égalât
ceux qu'ils ont commis.
Le ministre n'a point trouvé de
Pape : il a cru trouver un empereur. « Valentinien, dit-il, fit publier dans
toutes les villes de l'empire une loi en faveur de la bigamie ; et en effet il
eut deux femmes sans encourir l'excommunication de son clergé (1). »
Qu'appelle-t-il son clergé? Ce sont les évoques du quatrième siècle. N'est-ce
pas aussi le clergé de M. Basnage, et veut-il à l'exemple de M. Jurieu livrer à
l'Antéchrist ce clergé auguste, qui comprend les colonnes du christianisme?
Veut-il dire que tant de saints et un siècle si plein de lumière ait approuvé
une loi si étrange et si inouïe, je ne dis pas seulement dans l'Eglise
catholique, mais dans l'empire romain , ou qu'on ait pu douter un seul moment
que la polygamie fût défendue ? Il n'oserait l'avoir dit, et il sait bien qu'on
l'accablerait de passages qui lui prouveraient le contraire. Mais enfin il y a
eu une loi? Je n'en crois rien, non plus que Baronius et M. Valois, et tous nos
habiles critiques. Socrate, qui le dit seul (2), ne mérite pas assez de croyance
pour établir un fait si étrange : M. Basnage sait bien qu'il en hasarde bien
d'autres, dont il est dédit par tous les savants. Sozomène, qui le suit presque
partout, se tait ici : Théodoret de même : en un mot tous les auteurs du temps
ou des temps voisins gardent un pareil silence, et on ne trouve ce fait que dans
ceux qui ont copié Socrate quatre à cinq
1 Basn., p. 444. — 2 Socr., lib. IV, cap. XXVI.
581
cents ans après. Il ne faut pas oublier deux auteurs païens
qui ont écrit vers les temps de Valentinien. C'est Ammian Marcellin et Zozime;
le premier est constamment peu favorable à ce prince, qu'il semble même vouloir
déprimer en haine du mépris qu'il témoignait pour Julien l'Apostat, le héros de
cet historien (1) : et néanmoins parmi toutes ses fautes qu'il marque avec un
soin extrême, non-seulement il ne marque point celle-ci, mais il semble même
qu'il ait dessein de l'exclure, puisqu'il rend ce témoignage à Valentinien, que
ce prince « toujours attaché aux règles d'une vie pudique, a été chaste au
dedans et au dehors de sa maison, sans avoir jamais souillé sa conscience par
aucune action malhonnête et impure, ce qui même le rendait sévère à réprimer la
licence de la Cour (2). » Aurait-on rendu ce témoignage à un prince qui eût
entrepris de faire une loi, et de donner un exemple pour autoriser la polygamie
que les Romains, même païens, ne jugeaient digne que des barbares ; que
Valérien, que Dioclétien et les autres princes avaient réprimée par des lois
expresses qu'on trouve encore dans le Code ?
Si Valentinien en avait fait une
contraire, Zozime n'aimait pas assez cet empereur pour nous le cacher. En
parlant de Valentinien et du dessein qu'il avait de composer un corps de lois,
il en remarque une qu'il fut contraint d'abolir (3) ; c'était le cas de parler
de celle-ci, si elle avait jamais été. Aussi ne se trouve-t-elle ni dans le Code
ni nulle part : ni on ne voit qu'elle ait jamais été reçue, ni on n'écrit
qu'elle ait été abolie : il n'en est rété ni aucun usage dans l'Empire, bien
qu'on prétende qu'elle ait été publiée dans toutes les villes : ni aucune marque
parmi les jurisconsultes : ni enfin aucune mémoire parmi les hommes. Jamais les
Pères ne l'ont reprochée , ni durant la vie ni après la mort, ni à Valentinien,
ni à Justine cette prétendue seconde femme, quoique, devenue arienne et
persécutrice des catholiques, elle n'avait pas mérité d'être flattée. Quand nous
n'aurions aucune autre preuve contre cette fable, le nom même d'un empereur si
grave , si sérieux, si chrétien y résisterait : il n'aurait pas déshonoré son
empire, si glorieux d'ailleurs, par une loi non-seulement si criminelle même
1 Amm. Marc, lib. XXXVI, sub fin. ; XXVII. — 2 Ibid.,
XXX — 3 Lib. IV.
582
dans l'opinion des païens, mais encore si impertinente. Qui
en voudra voir davantage sur ce sujet peut consulter Baronius, qui même convainc
de faux cette historiette de Socrate en plusieurs de ses circonstances, comme
par exemple lorsqu'il nous donne cette Justine pour fille dans le temps que
Valentinien l'épousa, elle qu'on sait avoir été veuve du tyran Magnence. C'est
Zozime qui le rapporte au quatrième livre de son histoire : « Le jeune fils de
Valentinien, que ce prince avait eu de la veuve de Magnence, fut, dit-il, fait
empereur à l’âge de cinq ans (1). » Et encore vers la fin du même livre : « Le
jeune Valentinien se retira auprès de Théodose avec sa mère Justine, qui, comme
nous avons dit, avait été femme de Magnence, et épousée après sa mort par
Valentinien pour sa beauté. » Trouver deux fois dans un historien, plutôt ennemi
que favorable à Valentinien, ce mariage avec Justine, sans qu il en marque cette
honteuse circonstance, ce serait, quand nous n'aurions autre chose, une preuve
plus que suffisante de sa fausseté. était-il permis à M. Basnage de dissimuler
toutes ces choses : de nous donner comme un fait constant ce qu'il sait avoir
été rejeté par tant d'habiles gens et par des raisons si solides : et encore de
me reprocher l'ignorance de l'antiquité, parce que lorsque j'en marquais les
sentiments sur la pluralité des femmes, je n'avais daigne tenir compte, ni d'un
fait si mal fondé, ni de cette prétendue loi de Valentinien ? Et après tout, que
peut-il conclure de tout ce fait, quand il serait aussi véritable qu'il est
manifestement convaincu de faux? Le public n'en verrait pas moins de quelle
absurdité il était à trois prétendus réformateurs de remettre en usage après
tant de siècles une loi entièrement oubliée d'un empereur. M. Basnage nous cite
pour dernier passage celui des Constitutions apostoliques, où « il est ordonné,
dit-il, de recevoir paisiblement à la communion la concubine d'un infidèle qui
n'a commerce qu'avec lui (2). » Il croit donc que les églises de Jésus-Christ
ont approuvé de tels commerces hors du mariage , et ne craint point de souiller
la sainteté des mœurs chrétiennes , et dans les temps les plus purs, par ces
indignes soupçons. Faut-il apprendre à ce faux savant la distinction triviale
des femmes épousées
1 Lib. IV, circa med. — 2 Basa.
Const. Ap., VIII, 32.
533
solennellement, et d'autres femmes qu'on appelait
concubines, parce qu'elles étaient épousées avec moins de solennité,
quoiqu'elles fussent vraies femmes sous un nom moins honorable? Toutes les lois
en sont pleines, tous les jurisconsultes en conviennent, on en voit même des
restes en Allemagne; on la trouve jusque dans l'Ecriture, et ce grand docteur
l'ignore ou, ce qui est pis, il fait semblant de l'ignorer. C'est qu'il
cherchait une occasion de nous objecter « que le droit canon, dont les lois sont
si sacrées à Rome, autorise le concubinage, puisqu'il permet de coucher avec une
fille lorsqu'on n'a point de femme (1). » S'il voulait dire des faussetés , il
devait tâcher du moins de les expliquer en termes plus modestes. Mais où est cet
endroit « du droit canon? » M. Basnage demeure court, et n'en a cité aucun
endroit. C'est qu'en effet il n'y en a point : il n'a même osé citer ce fameux
canon du concile de Tolède, où l'on permet une concubine au sens qu'on vient de
rapporter, parce qu'il sait que cette grossière équivoque est maintenant
reconnue de tout le monde : et cependant sur un fondement si léger il remue sans
nécessité toutes ces ordures, et il ose calomnier la doctrine de l'Eglise
catholique.
Voilà toutes les excuses qu'il a
pu trouver pour la Réforme dans ce honteux mariage du landgrave. Il se donne
encore la peine d'excuser ce prince, non de son incontinence qui est avérée,
mais d'avoir eu de ces maladies qu'on ne nomme pas, et qu'il avait lui-même
tâché de cacher; il est vrai : je l'avais remarqué en passant dans l'Histoire
des Variations (2) comme une circonstance qui n'était pas indifférente au
fait que je rapportais, et je l'avais fait avec tout le ménagement qui est dû en
ces occasions aux oreilles d'un lecteur. Mais puisque M. Basnage m'entreprend
ici comme « un calomniateur » qui ai « corrompu » un passage de Mélanchthon, que
je produis, il me contraint à la preuve. Ce ministre veut nous faire accroire
qu'on cachait, non point la nature de la maladie du landgrave, mais sa maladie
elle-même, « de peur d'alarmer le parti dans un temps où sa présence était
absolument nécessaire, et où le délai de son voyage pour se trouver avec les
autres princes donnait déjà quelque alarmes. » M. Basnage
1 Basn., Const. Ap., VIII, 32. — 2 Var., liv.
VI, n. 1. — 3 Basn., Const. Ap., VIII, 32.
584
ne s'aperçoit pas, tant ses lumières sont courtes, qu'il
est pris par son aveu. Dès qu'une personne publique, principalement un
souverain, et un souverain d'une si grande action, cesse tout à fait de
paraître, quoiqu'il soit au milieu de ses Etats, dès qu'on n'admet dans le
cabinet que le domestique ou les gens plus affidés et plus familiers, et que
l'antichambre est muette, on ne demande pas s'il est malade. Plus ce souverain
est attendu dans une assemblée solennelle et plus sa présence y est nécessaire ,
plus on sent qu'il est malade lorsqu'il y manque : et loin d'en faire finesse,
c'est alors qu'il le faut plutôt découvrir, de peur qu'on n'attribue son absence
à une autre cause. Enfin si ce n'était pas la qualité du mal que l'on cachait,
que veulent dire ces paroles de Mélanchthon, puisqu'enfin on me contraint à les
traduire : « On cache la maladie , et les médecins disent que l'espèce n'en est
pas des plus fâcheuses (1)? » Cependant « j'ai corrompu » Mélanchthon, dit notre
ministre, à cause que la bienséance m'avait empêché de le traduire
grossièrement, et de mot à mot. Mais après tout que nous importe? Quand on aura
défendu un prince si réformé d'un mal honteux, l'aura-t-on défendu par là d'une
intempérance encore plus honteuse ? Il la confesse lui-même : il avoue, dans l'Instruction
qu'il envoie à Luther par Bucer que « quelques semaines après son mariage, il
n'a cessé de se plonger dans l'adultère, et qu'il ne voulait ni ne pouvait se
corriger d'une telle vie, à moins qu'on lui permit d'avoir deux femmes ensemble
(2) : » et remarquons que la lettre qu'on vient de voir de Mélanchthon, cette
lettre où il est parlé de la maladie qu'on ne nommait pas, est datée du
commencement de I539 : l'Instruction est de la fin de la même année, et
il y dit que cette belle résolution de demander la permission d'avoir deux
femmes, est « la suite des réflexions qu'il a faites dans sa dernière maladie
(3). » Il dit encore, et il a voulu qu'on l'écrivit en l'an 1540 dans l'acte de
son second mariage, que ce mariage lui était nécessaire « pour la santé de son
âme et de son corps (4). » Qu'on ramasse ces circonstances, et qu'on juge si
c'est moi qui fais une calomnie au landgrave, comme le dit M. Basnages, ou si
1 Lib. IV, epist. CCXIV; Var.,
liv. VI, n. 1. — 2 Var., ibid., n. 3; Inst. du Land., n. 1,
2. — 3 Var., ibid. — 4 Var., lib. VI, n. 9. — 5 Basn., p.
444.
585
c'est M. Basnage qui me fait une honteuse chicane. Il dit
encore que M. de Thou justifie ce prince, parce qu'en disant « qu'il avait une
concubine avec sa femme par le conseil de ses pasteurs, » il ajoute « qu'à cela
près il était fort tempérant. » Mais assurément le témoignage de M. de Thou ne
prévaudra pas sur l'aveu du landgrave qu'on vient d'entendre. C'est une honte à
ce prince et à la Réforme d'avouer ce commerce comme approuvé par ses pasteurs.
Et néanmoins ce que l'on cachait était encore plus infâme, puisque c'était la
débauche sous le nom de la sainteté, et un adultère public sous le voile du
mariage.
Pour purger les chastes oreilles
des idées d'un mariage scandaleux, et tout ensemble effacer les soupçons qu'on a
voulu donner de l'ancienne Eglise, comme si elle était capable d'en approuver de
semblables ou d'aussi mauvais : disons avec saint Augustin et les autres Pères,
à la gloire de la sagesse divine, que les lois éternelles qu'elle a établies
pour la multiplication de la race humaine, ont été dispensées dans l'exécution
avec divers changements : que pour réparer les ruines de notre nature presque
toute ensevelie dans les eaux du déluge, il a été convenable au commencement de
permettre d'avoir plusieurs femmes; et que cette coutume venue de cette origine
s'est conservée et se conserve encore en plusieurs contrées et dans plusieurs
nations : qu'elle s'est conservée en particulier dans le peuple saint, à cause
qu'il devait se multiplier par les mêmes voies que le genre humain, c'est-à-dire
parle sang : que toutes les raisons qu'on vient de dire sont la cause des
mariages de nos Pères les patriarches à commencer depuis Abraham, qui devait
être le père de tant de nations : que Jacob, en qui devait commencer la
multiplication du peuple saint par la naissance des douze patriarches pères des
douze tribus, usa de cette loi, et fut suivi par tous ses descendants et tout le
peuple de Dieu : que le désir de revivre dans une longue et nombreuse postérité,
fut fortifié par celui de voir enfin sortir de sa race ce Christ tant promis :
qu'après même qu'il fut déclaré qu'il sortirait de Juda et de David, chacun
pouvait espérer d'avoir part à sa naissance par les filles de sa race, qu'on
pourrait marier dans ces familles bénites : et qu'ainsi le même désir de
multiplier sa race subsistait
586
toujours dans l'ancien peuple , non-seulement par
l'espérance de revivre dans ses enfants, mais encore par celle d'avoir en leur
nombre le Désiré des nations. Les saintes femmes étaient touchées du même désir,
tant de celui de revivre dans leur postérité que de celui d'être comptées parmi
les aïeules du Christ, ce qui, comme on sait, a illustré Thamar, Ruth et
Bethsabée. Par ces raisons et par la constitution de l'ancien peuple, la
stérilité était un opprobre et la virginité était sans gloire : c'était la cause
du désir qu'on voit dans les saintes femmes qui avaient ensemble un seul époux,
de devenir mères; et comme ce désir des femmes pieuses était chaste et
nécessaire en ce temps, les saints patriarches leurs époux avaient raison d'y
condescendre. C'est aussi par là qu'on doit conclure que la jalousie ne régnait
point en elles, non plus que la sensualité qui en est la source , mais le seul
désir d'être mères, naturel dans son fond et raisonnable en ses manières selon
la disposition de ces temps-là : on voit paraître ce même esprit dans les saints
patriarches leurs époux ; et ainsi, comme le remarquent saint Chrysostome et
saint Augustin (1), et comme l'apercevront aisément ceux qui regarderont de près
toute leur conduite, ce n'était pas le désir de satisfaire les sens, mais
l'amour de la fécondité qui présidait à ces chastes mariages, lesquels aussi
étaient la figure de la sainte union de Jésus-Christ avec les âmes fidèles, qui
s'unissant avec lui portent des fruits éternels. Par une raison contraire,
depuis que la Synagogue eut enfanté Jésus-Christ, que les anciennes figures
furent accomplies, et qu'on vit paraître le peuple qui ne devait plus se
multiplier par la trace du sang, mais par l'effusion du Saint-Esprit, les choses
devaient changer : rien n'empêchait plus que le mariage ne fût rétabli, comme il
l'a été en effet par Jésus-Christ en sa première forme, et tel qu'il était en
Adam et en Eve, où deux seulement et non davantage devenaient une seule chair.
Par une suite infaillible de cette institution, la stérilité n'était plus une
honte, et la virginité était comblée de gloire, d'autant plus qu'en la personne
de la sainte Vierge elle avait fait une Mère et une Mère de Dieu. Il devait
aussi paraître alors d'une manière éclatante que toutes les âmes que le
Saint-Esprit rendrait fécondes, seraient unies en Jésus-Christ et composeraient
toutes
1 Chrys., hom. LVI in Gen.; S.
Aug., cont. Faust., lib. XXII, cap. XLVI.
587
ensemble une seule Eglise figurée dans le mariage chrétien
par la seule et fidèle épouse d'un seul et fidèle époux. On a vu depuis ce temps
et selon ces chastes lois du mariage réformé par Jésus-Christ, que partout où
son évangile fut reçu, les anciennes mœurs furent changées : les Perses qui
l'ont embrassé, dit un chrétien des premiers siècles, n'épousent plus leurs
sœurs : les Parthes ont renoncé à la coutume d'avoir plusieurs femmes, « comme
les Egyptiens, à celle d'adorer Apis et des animaux. » Ainsi parlait Bardesane,
ce savant astronome, dans l'admirable discours qu'Eusèbe rapporte (1) : ainsi
parlent les autres auteurs ecclésiastiques d'un commun consentement, et le
mariage réduit à la parfaite société de deux cœurs unis, a été un des caractères
du christianisme : ce qui a fait dire à saint Augustin, « que ce n'était pas un
crime d'avoir plusieurs femmes lorsque c'était la coutume : » la disposition des
temps y convenait : « la loi ne le défendait pas : » mais maintenant « c'est un
crime, parce que cette coutume est abolie. » Les temps sont changés : les mœurs
sont autres : «et on ne peut plus se plaire dans la multitude des femmes que par
un excès de la convoitise (2). »
On peut voir maintenant,
non-seulement par l'autorité , mais encore par l'évidence de la doctrine céleste
, combien est digne d'être détestée la Consultation de Luther, qui non contente
de nous ramener à l'imperfection des anciens temps, nous met encore beaucoup
au-dessous, puisque même dans ces temps-là, où le mariage plus libre unissait
plusieurs épouses à un seul époux par un même lien conjugal, on a vu que ce
n'était pas la licence, mais la seule fécondité qui dominait : au lieu que dans
ce nouveau mariage autorisé par Luther et les autres réformateurs, le landgrave
content de la lignée et des princes que lui avait donnés sa première femme, ne
recherchait dans la seconde qu'on lui accordait, qu'un moyen d'assouvir l'ardeur
que l'Evangile lui ordonnait de modérer.
La Réforme peu
régulière, et on le peut dire sans hésiter, peu délicate sur cette matière, a
introduit dans la chrétienté un tel abus. On l'a poussé plus loin qu'on ne
pense. M. Jurieu qui a établi ces honteuses nécessités que je ne veux pas
répéter, pour
1 Euseb., Prœp. Ev., lib. VI, cap. X. — 2 Cont.
Faust., lib. XXII, cap. XLVII.
588
prendre aux chrétiens à multiplier leurs femmes, les a
soutenues par la discipline de tous les Etats réformés (1). M. de Beauval et les
autres s'y opposent en vain ; M. Jurieu lui déclare « qu'il ne changera pas de
sentiment pour ses méchantes plaisanteries; qu'au reste ce n'est pas à lui à
décider avec cet air de maître ; » que lui et tous ses amis dont il vante les
conseils sont « des néants ; » et qu'enfin il n'appartient pas à « un jeune
avocat qui ne sait ce qu'il dit, et qui parle de ce qu'il ne sait pas, »
d'opposer son sentiment à celui « d'un théologien » aussi grave que M. Jurieu
(2). Puis lui parlant au nom de la Réforme, ou de tout l'ordre des ministres : «
Qu'il ne fasse point, dit-il, si fort le maître : nous n'en voulons point pour
avocat : nous défendrons bien la pureté de nos mariages sans lui. » En cet
endroit M. de Beauval a raison de se souvenir de l'incomparable chapitre de l'Accomplissement
des prophéties (3), où dans la plus grande ferveur de ses dévotions et même
au milieu de ses lumières prophétiques, « l’âme pénétrée de la plus vive
douleur» qu'on puisse imaginer sur les malheurs de la Réforme, M. Jurieu avoue
qu'il ressent le plaisir de la vengeance, et paraît nager dans la joie en
maltraitant un auteur qui l'avait piqué dans quelque endroit délicat. Mais M. de
Beauval a beau relever le ridicule de son adversaire dans ses prophéties, dans
les miracles qu'il conte et dans tous les autres excès de ses sentiments outrés
: l'autorité de M. Jurieu prévaut : les synodes et les consistoires se taisent
sur la doctrine que ce ministre leur attribue. C'est qu'il est vrai dans le fond
que les églises protestantes se donnent des libertés excessives sur les mariages
; et ceux qui se vantent de réformer l'Eglise catholique ont besoin d'apprendre
d'elle en cette matière, comme dans les autres également importantes , la
régularité et la pureté de la morale chrétienne.
1 Lett. past. — 2 Avis de l’aut. des Lett. past.
à M. de Beauval, p. 7. — 3 Rép. de l'auteur de l'Hist. des ouvr. des
savons ; Acc. des proph., Ire part., chap. dern.
FIN DU QUINZIÈME
VOLUME.
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