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ORAISON FUNÈBRE
DE LOUIS DE BOURBON,
PRINCE DE CONDÉ,
PREMIER PRINCE DU SANG.
Oraison Funèbre
REMARQUES HISTORIQUES.
Quatrième fils de Henri de
Bourbon et de Charlotte de Montmorency, le prince de Condé, qu'on a surnommé
le Grand, vit le jour à Paris le 8 septembre 1621. On craignit de le perdre
comme ses aînés dés les premiers jours de sa naissance, tant il était faible et
débile, et petit. Il fut élevé dans le Berry, au château de Montrond. Lorsqu'il
eut recueilli des forces suffisantes, il fit ses premières études à Bourges, au
collège des Jésuites. A l'âge de douze ans, il rédigea un petit traité de
rhétorique, qu'il dédia au prince de Conti, son frère puîné. Il conserva toute
sa vie le goût des lettres et des sciences.
Louis de Bourbon entra de bonne
heure dans la carrière des armes, et nous le voyons à l'âge de dix-neuf ans
signaler sa bravoure au siège d'Arras. C'est la même année, en 1640, qu'on lui
offrit pour épouse Claire-Clémence, fille du maréchal de Brézé, nièce de
Richelieu. Il refusa d'abord cette union; mais le ministre insiste, le roi donne
des ordres; il faut céder. Le jeune prince verse des larmes de colère, et se
rend à l'autel comme une victime (1). Deux jours après, son sang est tout en
feu, la fièvre le dévore ; mais les remèdes triomphent du mal, et le choc qui
devait l'abattre lui donne de nouvelles forces. Son mariage ne lui donna qu'un
fils, Henri-Jules de Bourbon (2).
1 Son frère, le prince de Conti, dut pareillement épouser
une nièce de Mazarin. Le même ministre réservait une autre de ses nièces à Louis
XIV. On voit que ces habiles hommes savaient mener de front les affaires de leur
famille avec celles de l'Etat.
2 Bossuet fait l'éloge de ce prince avec celui de sou
père; voici la contre-partie : « C'était un homme très-mince et très-maigre,
dont le visage, d'assez petite mine, ne laissait pas d'imposer par le feu et
l'audace de ses yeux..... Personne n'a eu plus d'esprit, et de toutes sortes
d'esprit, ni rarement tant de savoir en presque tous les genres, avec un goût
exquis et universel...... Jamais aussi tant de talents inutiles, tant de génie
sans usage, tant et une si continuelle et si vive imagination uniquement propre
à être son bourreau et le fléau des autres; jamais tant d'épines et tant de
dangers dans lie commerce, tant et de si sordide avarice, et de ménage bas et
honteux, d'injustices, de rapines, de violences; jamais encore tant de hauteur,
jamais en même temps une si vile bassesse.....De là cette cour rampante aux gens
de robe et de finance, ce raffinement abject de courtisan auprès du roi; de là
encore ces hauts et ces bas continuels avec tout le reste. Fils dénaturé, cruel
père, mari terrible, maître détestable, pernicieux voisin, sans amitié, sans
amis, incapable d'en avoir, jaloux,
soupçonneux, inquiet sans aucune relâche..... A tout
prendre, la fougue et l'avarice étaient ses maîtres qui le gourmandaient
toujours.....» Le même écrivain dit ailleurs : « Ce qui ne peut se comprendre,
c'est qu'avec tant d'esprit, de pénétration, de valeur et d'envie de faire et
d'être un aussi grand homme à la guerre qu'était monsieur son père, il n'ait
jamais pu lui faire comprendre les premiers éléments de ce grand art. Il en fit
longtemps son étude et son application principale. Le fils y répondit par la
sienne, sans que jamais il ait pu acquérir la moindre aptitude à aucune des
parties de la guerre, sur laquelle monsieur son père ne lui cachait rien, et lui
expliquait tout à la tête des armées. » (Saint-Simon.)
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Après la mort de Richelieu,
Mazarin le mit à la tête de l'armée de Flandre, qui faisait face à l'armée
d'Espagne. Dans ses premières armes, le jeune soldat n'avait montré qu'une
bravoure bouillante, impétueuse, téméraire ; mais l'art de la guerre était en
lui comme un instinct naturel; il fut grand capitaine du premier coup. Les deux
armées se rencontrèrent dans la plaine de Rocroy. Non-seulement les Espagnols
ont l'avantage du nombre et de la position, mais la Cour a donné l'ordre de ne
point hasarder la bataille, et le maréchal de l'Hôpital seconde ces ordres par
sa circonspection. Le prince triomphe et des timides conseils et des phalanges
ennemies ; les Espagnols laissent dix mille morts sur le champ de bataille ; et
perdent cinq mille prisonniers ; et leur infanterie, si renommée jusqu'alors, ne
ht plus rien de remarquable. Le vieux comte des Fontaines (de Fuentes), qui
commandait cette armée, tomba percé de coups (2). La bataille se donna le 19 mai
1043, cinq jours après la mort de Louis X1IL C'est Bossuet qui a tracé, dans
l'Oraison funèbre, le tableau le plus dramatique et tout ensemble le plus fidèle
de cette affreuse mêlée.
Dans les campagnes suivantes, même inspiration de génie,
même vigueur d'action, même rapidité de succès. En 1044, Louis de Bourbon court
au delà du Rhin combattre un ennemi victorieux; l'armée d'Allemagne, commandée
par .Merci, capitaine aussi brave qu'habile, avait forcé Turenne de lui céder la
ville de Fribourg. Méprisant ici comme à Rocroy la supériorité du nombre, il
livre bataille sous les
(2) Quand il apprit sa fin, Condé dit : « Je voudrais être
mort comme lui, si je n'avais pas vaincu. »
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murs mêmes de la place; trois jours il dispute la victoire,
et trois jours il fait des prodiges de valeur ; dans un moment décisif, voyant
ses troupes hésiter, il jette au milieu des rangs ennemis son bâton de
commandant, et va le reprendre l'épée à la main ; les François le suivent,
couvrent le sol de cadavres et remportent une brillante victoire. Le prince eut
le fourreau de son sabre brisé par une balle, et le pommeau de sa selle emporté
par un boulet. L'année suivante, en 1645, il vole pour la seconde fois au
secours de Turenne ; les deux généraux rencontrent l'armée allemande et la
mettent en pièces à Nordlingen; Merci lui-même, couvert de blessures, meurt aux
pieds de ses vainqueurs. Après une maladie causée par tant de fatigues, en 1646,
il rentre en Flandre et prend Dunkerque en treize jours; Dunkerque qui était
alors une place de grande importance.
Tant de succès donnèrent de
l'ombrage aux ministres. Dans l'espoir de diminuer le prestige qui entourait son
nom, on remplaça les compagnons de ses victoires par de mauvaises troupes mal
payées ; puis on l'envoya en Catalogne contre l'Espagne. Que faire avec de tels
moyens? Il mit le siège devant Lérida, mais il fut forcé de le lever bientôt
après. L'impuissance jalouse ne put longtemps se passer de ses services; rappelé
en Flandre, il gagna contre l'archiduc Léopold, en 1648, la bataille de Lens;
cette victoire contraignit l'Allemagne à la paix, et fit disparaître les restes
de l'infanterie espagnole.
Cependant la guerre avait épuisé
les finances de l'Etat et les dernières ressources du peuple. Mazarin, qui
gouvernait seul, devenu riche et tout-puissant, était détesté des grands qui
enviaient sa fortune , et des petits qui le regardaient comme la cause de leurs
maux. Le parlement de Paris, jaloux de ses privilèges, s'oppose aux volontés du
ministre; plusieurs jeunes gens, qu'on nomma les Frondeurs, se livrent à des
menées séditieuses; bientôt le désordre est au comble. Recherché par le parti de
la révolte, mais gagné par les promesses de la reine et par les prières du jeune
roi, le prince de Condé se déclare cette fois pour la Cour; il conduit pendant
la nuit la famille royale à Saint-Germain, et revient assiéger la capitale avec
huit mille hommes. Les rebelles se soumirent le 11 mars 1649.
Après avoir ainsi défendu le
drapeau de la fidélité, Condé le déchira de ses propres mains. Il avait abattu
les adversaires de la royauté au dedans, les ennemis de la France au dehors :
aucune récompense n'égalait ses services, aucune élévation n'atteignait son
mérite. Et quel sanglant outrage pour un homme de guerre ! une intrigue de Cour
avait failli ternir sa gloire en Catalogne, et le ministre venait de lui faire
essuyer un refus (1) ! En même temps sa sœur, Mme de Longueville,
1 Il avait demandé pour un des siens la place d'amiral. La
reine remit la disposition de cette charge à la majorité du roi.
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ville, femme ambitieuse et galante, qui était devenue
l'aine de la Fronde, versait du fiel dans son cœur et le poussait à la révolte.
Outré, exaspéré, le prince déploie tout l'orgueil de son caractère; il répand le
mépris, l'injure et le sarcasme; il ose attaquer Mazarin lui-même, il
désapprouve le mariage d'une de ses nièces avec le duc de Mercœur. Le pouvoir
veut frapper un grand coup : il arrête Coudé avec le prince de Conti son frère,
et le duc de Longueville son beau-frère. On les conduit d'abord a Vincennes,
puis à Marcoussy, puis au Havre-de-Grace. Ils furent mis en liberté le 11
février 1651, après treize mois de captivité. Condé disait dans un âge plus
avancé : « J'étais entré dans cette prison le plus innocent des hommes; j'en
suis sorti le plus coupable. »
Après avoir hésité quelque
temps, préférant la vengeance au bien public, il lève le drapeau de la révolte.
Il a bientôt rassemblé des troupes dans son gouvernement de Guyenne ; il bat
l'armée royale commandée par le maréchal d'Hocquincourt, et paraît dans le
faubourg Saint-Antoine, à Paris, le 2 juillet 1652. Il n'a plus Turenne sous ses
ordres, mais il le rencontre sur le chemin du devoir : pressé de toutes parts,
il est refoulé sans issue contre le mur d'enceinte ; Mademoiselle, fille de
Gaston, cousine de Louis XIV, fait ouvrir la porte du faubourg et tirer le canon
de la Bastille sur les troupes fidèles (1) ; il s'échappe couvert de sang, de
sueur, de poussière, et s'enfuit le désespoir dans l'âme chez les Espagnols. Les
années suivantes, il obtient dans deux rencontres quelque avantage sur les
troupes royales ; mais Turenne disperse ses bandes devant Cambray et dans la
bataille des Dunes. Pendant près de huit ans, Condé, nouveau Coriolan, porta les
armes à la tête de l'ennemi contre ses frères, faisant à la France tout le mal
qu'il put lui faire. Dans les conférences qui amenèrent la paix des Pyrénées,
don Louis de Haro insinua que l'Espagne avait l'intention de lui donner un
domaine en Belgique ; Mazarin crut son établissement sur les frontières plus
dangereux que son retour dans la capitale; le traité de paix lui assura l'oubli
de ses torts.
Mazarin termine sa carrière, et
Louis XIV prend les rênes de l'Etat. En 1667, la guerre se rallume entre la
France et l'Espagne ; et l'année suivante, Condé fait en trois semaines la
conquête de la Franche-Comté. La campagne de 1672, contre la Hollande, fit
éclater dans une nouvelle lumière sa valeur et son repentir. Au passage du Rhin,
le duc de Longueville, son neveu, tire un coup de feu sur des soldats qui
demandent quartier ; une décharge de mousqueterie tue le duc inhumain ; et le
prince, détournant un pistolet appuyé sur sa poitrine,
1 Cette princesse avait une extrême envie d'épouser une
tôle couronnée. Quand il apprit son exploit, Mazarin dit: « Voilà un canon qui a
tué son mari. » — Un neveu du ministre perdit la vie dans l'affaire du faubourg
Saint-Antoine; le peuple se crut vengé.
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a le poignet brisé par le coup. C'est la seule blessure
qu'il ait reçue dans les combats. Il montra peut-être plus d'impétuosité que de
prudence à Senef, près de Mons. Au lieu de s'arrêter aux premiers avantages de
l'action, il attaque le prince d'Orange dans ses retranchements; le fer et la
flamme font de nombreuses victimes, et le sang français coule par torrents ; le
commandant lui-même roule avec le quatrième cheval tué sous lui parmi les morts,
et son fils reçoit une blessure dans ses bras (1).
Pendant que Condé battait le
Prince d'Orange dans les Pays-Bas, Turenne faisait face à Montecuculli dans les
plaines d'Allemagne. Après avoir été longtemps le boulevard de la France sur les
bords du Rhin, Turenne, peut-être le plus habile stratégiste de son temps, est
frappé d'un boulet devant Salzbach, et meurt en 1673, à l'âge de soixante-quatre
ans (2). Les Impériaux, ne rencontrant plus que de faibles digues, se répandent
sur l'Alsace comme un torrent. Aussitôt Condé laisse l'armée de Flandre sous les
ordres de Luxembourg, court au-devant de l'ennemi, lui fait lever le siège de
Saverne et le repousse au delà du Rhin.
Après sa retraite, Montecuculli,
fier non pas d'avoir vaincu, mais de n'avoir été vaincu ni par Turenne ni par
Condé, remit son commandement entre les mains de l'empereur. De son côté, le
prince de Bourbon manifesta le désir du repos; Louis XIV, qui se rappelait et
les humiliations de sa jeunesse pendant la Fronde, et le sang prodigué sans
avantage dans la bataille de Senef, ne s'opposa point à son projet. Ainsi
l'année 1675 vit disparaître de la scène des combats les trois plus grands
capitaines du siècle, Turenne, Montecuculli et Condé.
Condé se retira dans la terre de
Chantilli, et voulut embellir encore ce magnifique séjour, où chacun de ses
ancêtres avait enterré des trésors, dit Saint-Simon. Il fut bientôt entouré de
tous les charmes de la société, comme il l'était de toutes les beautés de la
nature; l'éclat de sa gloire et de sa magnificence, la grandeur de son esprit et
de son génie réunirent autour de lui une Cour nombreuse, bien mieux les hommes
les plus éclairés et les plus éloquents de son siècle. Il se promenait souvent,
dans les allées de son parc ou parmi les fleurs de son parterre, avec Bossuet,
Racine, Boileau, la Bruyère. Vainqueur de Rocroy, de Nordlingen et de Fribourg,
il fit à Bossuet l'honneur
1 Quand il revint de la campagne de Flandre, comme la
goutte ralentissait sa marche et que le roi l'attendait au haut de l'escalier,
il lui demanda pardon de sa lenteur. Louis XIV lui répondit : « Mon cousin, ne
vous pressez pas : quand on est chargé de lauriers comme vous êtes, on ne
saurait marcher si vite. » — 2 Montecuculli, en apprenant sa mort : « Je ne
saurais assez regretter, dit-il, un homme qui faisait honneur à la nature
humaine, un homme au-dessus de l'humanité. »
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d'assister avec son état-major à une de ses épreuves
scolaires (1). Il répandait des larmes en lisant Corneille ; mais il n'en
apprécia pas moins Racine, et le défendit contre d'injustes manœuvres. Discutant
un peu comme il commandait sur les champs de bataille, il faisait quelquefois
trembler ses contradicteurs : « Je garderai le silence devant Condé, disait
Boileau; mais je me défendrai devant le roi. » La Bruyère recevait une pension
de sa munificence ; la Bruyère, l'un des hommes les plus indépendants du XVIIe
siècle, l'écrivain qui nous a laissé de son protecteur le seul portrait qu'on
puisse lire après l'Oraison funèbre.
L'illustre vieillard sentait ses
maux s'accroître avec le nombre des années. Selon Bossuet, son premier
panégyriste, il ne douta jamais des vérités de la foi ; Bourdaloue, qui fit
aussi son éloge, dit au contraire qu'il était revenu de grandes erreurs ; mais
il est certain que ses dernières années furent remplies par les œuvres de la
piété chrétienne, et qu'il se prépara saintement à la mort (2). Il s'était fait
transporter auprès d'une de ses parentes malade à Fontainebleau ; c'est là qu'il
rendit le dernier soupir le 11 décembre 1686, à l'âge de soixante-cinq ans.
Certes nous ne raconterons pas sa mort après Bossuet. Son corps fut inhumé à
Saint-Denis, et son cœur déposé dans l'église des Jésuites.
Suivant un de ses historiens,
Condé avait « une taille au-dessus de la moyenne, aisée, fine, pleine d'élégance
et d'agilité ; le front large, le nez aquilin; les yeux grands, bleus,
très-perçants ; la tête belle, couverte d'une forêt de cheveux. Le bas du visage
ne répondait pas à la partie supérieure; sa bouche était grande, et ses dents
saillantes. Malgré ces imperfections, il y avait dans son air quelque chose de
noble et de fier, tempéré par une politesse pleine de dignité. » On dit
1 Bossuet lui rendit cet honneur, en présidant souvent à
l'éducation de son fils; que dis-je ? il a couvert sous des rayons de gloire la
tache qu'une guerre parricide avait imprimée à sa mémoire. Condé avait pour
Bossuet la plus grande affection. Il lui avait envoyé un de ses serviteurs, pour
établir à Germigny des pièces d'eaux ; voici ce qu'il lui écrivit à cette
occasion : « Je suis ravi que vous soyez content de mon fontainier. Quand on ne
peut plus rendre de grands services à ses amis, on est ravi au moins de leur en
pouvoir rendre de petits; et comme il n'y a personne, si je l'ose dire, que
j'aime mieux que vous, et que je suis assez malheureux pour n'avoir plus
d'occasion de vous rendre des services considérables, je suis ravi d'avoir
quelque occasion de faire quelque chose qui vous puisse faire un peu de plaisir.
Gardez-le donc tant qu'il vous sera un peu utile, et n'ayez aucun scrupule
là-dessus. Je suis ravi de la résolution que vous avez prise de travailler sans
relâche à achever votre ouvrage (l'Histoire des Variations). J'ai une extrême
impatience de le voir, étant persuadé qu'il sera très-utile et admirablement
beau, » etc. Cette lettre est du 19 septembre 1680. — 2 Mme de Longueville, sa
sœur, expia ses égarements par une longue pénitence. Connue quelqu'un s'avisa de
dire un jour en présence du prince que tous les dévots étaient des gens sans
esprit : « Je ne sais trop, répondit-il, ce que c'est que dévotion; mais je sais
bien que ma sœur n'est pas une sotte. »
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qu'il était inégal de caractère, emporté dans la colère,
violent dans ses prétentions ; et plusieurs de ses contemporains l'accusent
d'avoir sacrifié à sa gloire le sang du soldat. Est-ce donc que le commandement
absolu n'engendre pas la hauteur? Est-ce que les statues des grands hommes de
guerre ne sont pas dressées sur des monceaux de cadavres ?
Louis XIV voulut qu'on lui
rendit les plus grands honneurs. Non-seulement il pria Bossuet d'être son
panégyriste, mais il lui fît faire un service public d'une magnificence vraiment
royale. Les vastes nefs de l'église métropolitaine, fermées aux rayons du jour,
n’étaient éclairées que par les flambeaux de la nuit ; le catafalque, portant
les livrées de la mort richement décorées, s'élevait jusqu'aux voûtes de la
cathédrale gothique; et partout des colonnes habilement ciselées, partout des
inscriptions dues au burin du Père Ménétrier, partout des ligures peintes par
Lebrun et par Mignard, et que les amateurs achetaient au poids de l'or, dit Mme
de Sévigné. Cette splendeur funèbre ravissait tellement l'admiration, que
Bossuet la fit entrer comme un ornement oratoire dans son discours.
L'Oraison funèbre fut
prononcée le 10 mars 1687, dans l'église de Notre-Dame de Paris, devant « tout
ce que la France avait de plus auguste, » comme s'exprime Bossuet : les hauts
dignitaires du clergé, les seigneurs de la Cour, les chefs de l'armée, les corps
de la magistrature, les gloires de la science, de la littérature et des arts.
Louis XIV avait fait lui-même les invitations. L'appellation de Monseigneur fut
adressée au fils de Condé, Henri-Jules de Bourbon, qui menait le deuil.
L'Oraison funèbre de Condé
est, avec l'Oraison funèbre de la Reine d'Angleterre, regardée comme
le plus beau chef-d'œuvre d'un auteur qui a composé autant de chefs-d'œuvre que
d'ouvrages de ce genre ; elle offre réuni tout ce que la religion a de plus
grand et de plus divin, l'histoire de plus imposant et de plus dramatique,
l'éloquence de plus noble et de plus majestueux, la poésie de plus sensible et
de plus ravissant ; elle est l'œuvre du cœur plus encore que celle du génie.
C'est par ce discours que Bossuet termina, non pas sa mission évangélique, mais
sa carrière oratoire ; dans la péroraison, après avoir mêlé pour ainsi dire sa
mort à celle de Condé, il prit congé des grands auditoires de la capitale par
ces touchantes paroles : « Je réserve au troupeau que je dois nourrir de la
parole de vie les restes d'une voix qui tombe, et d'une ardeur qui s'éteint. »
Bourdaloue et Fléchier ont fait,
après Bossuet, l'éloge de Condé. « Bossuet, dit Villemain, marche comme les
dieux d'Homère, qui en
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trois pas sont au bout du monde; Bourdaloue se traîne avec
effort dans une carrière étroite, qu'il peut à peine fournir. » Fléchier est
élégant écrivain sans être orateur ; au lieu de dire tout simplement avec
Bossuet « le canon, » par exemple, il s'efforce d'embellir l'idée par cette
périphrase : « Ces foudres de bronze que l'enfer a inventés pour la destruction
des hommes, tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette
retraite. »
L'Oraison funèbre de Condé
parut en 1687 chez Sébastien Marbre-Cramoisy; puis la même année à
Amsterdam; puis en 1689, à Paris, dans la collection des grandes œuvres
oratoires de Bossuet.
Nous avons supprimé les textes
que les éditeurs avoient ajoutés au bas des pages.
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ORAISON
FUNÈBRE
DE
LOUIS DE BOURBON.
Dominus tecum, virorum fortissime.....
Vade in hâc fortitudine tuâ.....
Ego ero tecum.
Le Seigneur est avec vous, ô le plus courageux de tous les
hommes. Allez avec ce courage dont vous êtes rempli. Je serai avec vous. Aux
Juges, VI, 12, 14, 16.
Monseigneur,
Au moment que j'ouvre la bouche
pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, Prince de Condé, je me
sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et s'il m'est permis de
l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a pas
ouï les victoires du Prince de Condé et les merveilles de sa vie ? On les
raconte partout : le François qui les vante n'apprend rien à l'étranger; et quoi
que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées,
j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez, d'être demeuré
beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des
âmes extraordinaires : le Sage a raison de dire que « leurs seules actions les
peuvent louer (1) : » toute autre louange languit auprès des grands noms; et la
seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du Prince de
Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs,
le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance
publique et aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le
royaume à un Prince qui a honoré la Maison de France, tout le nom français, son
siècle et pour ainsi dire l'humanité toute entière ? Louis le Grand est entré
lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce grand
1 Prov., XXXI, 31.
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homme, et lui avoir donné par ses larmes au milieu de toute
sa Cour, le plus glorieux éloge qu'il put recevoir, il assemble dans un temple
si célèbre ce que son royaume a de plus auguste pour y rendre des devoirs
publics à la mémoire de ce Prince; et il veut que ma faible voix anime toutes
ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet
effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette
chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les guerriers et les
conquérais. « C'est vous, lui disait David, qui avez instruit mes mains à
combattre, et mes doigts à tenir l'épée (1). » S'il inspire le courage, il ne
donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles, et du
cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main : c'est lui qui envoie du
ciel les généreux sentiments, les sages conseils et toutes les bonnes pensées.
Mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses
ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis
d'avec tous les autres, c'est la piété : jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du
ciel, tous les autres non-seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine
à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que
le Prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie ? Non, mes Frères,
si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne
trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune
confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à
un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple :
détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels.
Mettons ensemble (a) aujourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble
sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente nature ; et à la gloire
de la vérité, montrons dans un Prince admiré de tout l'univers que ce qui fait
les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble : valeur,
magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur : vivacité, pénétration,
grandeur et sublimité de génie, voilà pour l'esprit,
1 Psal. CXLIII, 1.
(a) 1ère édit. : Mettons en un.
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ne seraient qu'une illusion, si la piété ne s'y était
jointe : et enfin, que la piété est le tout de l'homme. C'est, Messieurs, ce que
vous verrez dans la vie éternellement mémorable de très-haut et très-puissant
Prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, premier Prince du sang.
Dieu nous a révélé que lui seul
il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel
autre a fait un Cyrus, si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents ans avant
sa naissance dans les oracles d'Isaïe? Tu n'es pas encore, lui disait-il, « mais
je te vois, et je t'ai nommé par ton nom : tu t'appelleras Cyrus: je marcherai
devant loi dans les combats : à ton approche je mettrai les rois en fuite : je
briserai les portes d'airain : c'est moi qui étends les deux, qui soutiens la
terre, qui nomme ce qui n'est pas comme ce qui est (1) : » c'est-à-dire c'est
moi qui fais tout, et moi qui vois dès l'éternité tout ce que je fais. Quel
autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dieu, qui en a fait voir de
si loin et par des figures si vives l'ardeur indomptable à son prophète Daniel?
« Le voyez-vous, dit-il, ce conquérant; avec quelle rapidité il s'élève de
l'occident comme par bonds, et ne touche pas à terre (2)? » Semblable dans ses
sauts hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants,
il ne s'avance que par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par
montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains : « A sa
vue il s'est animé : efferatus est in eum; » dit le Prophète (3); « il
l'abat, il le foule aux pieds : nul ne le peut défendre des coups qu'il lui
porte, ni lui arracher sa proie. » A n'entendre que ces paroles de Daniel, qui
croiriez-vous voir, Messieurs, sous cette figure, Alexandre ou le Prince de
Condé? Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la
France durant la minorité d'un Roi de quatre ans. Laissez-le croître ce Roi
chéri du ciel; tout cédera à ses exploits : supérieur aux siens comme aux
ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux
capitaines; et seul sous la
1 Isa., XLV, 1-4, 7. — 2 Et non tangebat terram.
Dan., VIII, 5 — 3 Ibid.,
6, 7, 20.
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main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le
verra l'assuré rempart de ses Etats. Mais Dieu avait choisi le duc d'Anguien
pour le défendre dans son enfance. Aussi vers les premiers jours de son règne, à
l'âge de vingt-deux ans, le Duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés
ne purent atteindre : mais la victoire le justifia devant Rocroy. L'armée
ennemie est plus forte, il est vrai : elle est composée de ces vieilles bandes
valonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais
pour combien fallait-il compter le courage qu'inspirait à nos troupes le besoin
pressant de l'Etat, les avantages passés, et un jeune Prince du sang qui portait
la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme ; et
sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu
se renfermer dans des bois et dans des marais pour décider leur querelle, comme
deux braves, en champ clos. Alors, que ne vit-on pas? Le jeune Prince parut un
autre homme. Touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara toute entière
: son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la
nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine il
reposa le dernier : mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un
si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille; tant il se trouve
dans son naturel : et on sait que le lendemain à l'heure marquée il fallut
réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole,
ou à la victoire, ou à la mort ? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang
l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile
droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le François à demi
vaincu, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et
étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait
cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons
serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer
leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute,
et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça
de rompre ces intrépides combattants : trois fois il fut
615
repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait
porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités montrer qu'une âme guerrière est
maîtresse du corps qu'elle anime. Mais enfin, il faut céder. C'est en vain qu'à
travers des bois avec sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour
tomber sur nos soldats épuisés : le Prince l'a prévenu : les bataillons enfoncés
demandent quartier : mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc
d'Anguien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir
la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent la surprise de
quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on
ne voit plus que carnage : le sang enivre le soldat jusqu'à ce que le grand
Prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les
courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut
alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers,
lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du
vainqueur ? De quels yeux regardèrent-ils le jeune Prince, dont la victoire
avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces
? Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il
se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la
perte. Elle ne savait pas que le Prince, qui lui fit perdre tant de ses vieux
régiments à la journée de Rocroy, en devait achever les restes dans les plaines
de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince
fléchit le genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la
gloire qu'il lui envoyait. Là on célébra Rocroy délivré, les menaces d'un
redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos ;
et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. L'armée
commença l'action de grâces ; toute la France suivit : on y élevait jusqu'au
ciel le coup d'essai du duc d'Anguien : c'en serait assez pour illustrer une
autre vie que la sienne : mais pour lui, c'est le premier pas de sa course.
Dès cette première campagne,
après la prise de Thionville digne prix de la victoire de Rocroy, il passa pour
un capitaine
616
également redoutable dans les sièges et dans les batailles.
Mais voici dans un jeune Prince victorieux quelque chose qui n'est pas moins
beau que la victoire. La Cour qui lui préparait à son arrivée les
applaudissements qu'il méritait, fut surprise de la manière dont il les reçut.
La Reine régente lui a témoigné que le Roi était content de ses services. C'est
dans la bouche du souverain la digne récompense de ses travaux. Si les autres
osaient le louer, il repoussait leurs louanges comme des offenses ; et indocile
à la flatterie, il en craignait jusqu'à l'apparence. Telle était la délicatesse,
ou plutôt telle était la solidité de ce Prince. Aussi avait-il pour maxime :
écoutez, c'est la maxime qui fait les grands hommes : que dans les grandes
actions il faut uniquement songer à bien faire, et laisser venir la gloire après
la vertu. C'est ce qu'il inspirait aux autres, c'est ce qu'il suivait lui-même.
Ainsi la fausse gloire ne le tentait pas : tout tendait au vrai et au grand. De
là vient qu'il mettait sa gloire dans le service du Roi et dans le bonheur de
l'Etat : c'était là le fond de son cœur ; c'étaient ses premières et ses plus
chères inclinations. La Cour ne le retint guère, quoiqu'il en fût la merveille.
Il fallait montrer partout, et à l'Allemagne comme à la Flandre, le défenseur
intrépide que Dieu nous donnait. Arrêtez ici vos regards. Il se prépare contre
le Prince quelque chose de plus formidable qu'à Rocroy ; et pour éprouver sa
vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions et tous ses efforts. Quel
objet se présente à mes yeux ? Ce n'est pas seulement des hommes à combattre ;
c'est des montagnes inaccessibles ; c'est des ravines et des précipices d'un
côté ; c'est de l'autre un bois impénétrable, dont le fond est un marais ; et
derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements : c'est partout des forts
élevés, et des forêts abattues qui traversent des chemins affreux : et au
dedans, c'est Merci avec ses braves Bavarois enflés de tant de succès et de la
prise de Fribourg; Merci qu'on ne vit jamais reculer dans les combats ; Merci
que le Prince de Condé et le vigilant Turenne n'ont jamais surpris dans un
mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que jamais il
n'avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins,
comme s'il eût assisté à leurs conseils. Ici
617
donc durant huit jours et à quatre attaques différentes, on
vit tout ce qu'on peut soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes
semblent rebutées autant par la résistance des ennemis que par l'effroyable
disposition des lieux; et le Prince se vit quelque temps comme abandonné. Mais
comme un autre Macha-bée, « son bras ne l'abandonna pas, et son courage irrité
par tant de périls vint à son secours (1). » On ne l'eut pas plutôt vu pied à
terre forcer le premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout
après elle. Merci voit sa perte assurée ; ses meilleurs régiments sont défaits;
la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives s'y
joignent encore, afin que nous ayons à la fois, avec tout le courage et tout
l'art, toute la nature à combattre : quelque avantage que prenne un ennemi
habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne qu'il se retranche de
nouveau ; poussé de tous côtés, il faut qu'il laisse en proie au duc d'Anguien,
non-seulement son canon et son bagage, mais encore tous les environs du Rhin.
Voyez comme tout s'ébranle. Philisbourg est aux abois en dix jours malgré
l'hiver qui approche : Philisbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos
lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. Worms,
Spire, Mayence, Landau, vingt autres places de nom ouvrent leurs portes. Merci
ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur : ce n'est pas
assez; il faut qu'il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur : Nordlingue
en verra la chute : il y sera décidé qu'on ne tient non plus devant les François
en Allemagne qu'en Flandre, et on devra tous ces avantages au même Prince. Dieu,
Protecteur de la France, et d'un Roi qu'il a destiné à ses grands ouvrages
l'ordonne ainsi.
Par ces ordres tout paraissait
sûr sous la conduite du duc d'Anguien : et sans vouloir ici achever le jour à
vous marquer seulement ses autres exploits, vous savez parmi tant de fortes
places attaquées, qu'il n'y en eut qu'une seule qui pût échapper ses mains;
encore releva-t-elle la gloire du Prince. L'Europe qui admirent la divine ardeur
dont il était animé dans les combats, s'étonna qu'il en fût le maître ; et dès
l'âge de vingt-six ans, aussi
1 Indignalio mea ipsa auxiliata est mihi. Isa.,
LXIII, 5.
618
capable de ménager ses troupes que de les pousser dans les
hasards, et de céder à la fortune que de la faire servir à ses desseins. Nous le
vîmes partout ailleurs comme un de ces hommes extraordinaires qui forcent tous
les obstacles. La promptitude de son action ne donnait pas le loisir de la
traverser. C'est là le caractère des conquérants. Lorsque David, un si grand
guerrier, déplora la mort de deux fameux capitaines qu'on venait de perdre, il
leur donna cet éloge : « Plus vites que les aigles, plus courageux que les lions
(1). » C'est l'image du Prince que nous regrettons. Il paraît en un moment comme
un éclair dans les pays les plus éloignés. On le voit en même temps à toutes les
attaques, à tous les quartiers. Lorsqu'occupé d'un côté, il envoie reconnaître
l'autre, le diligent officier qui porte ses ordres s'étonne d'être prévenu, et
trouve déjà tout ranimé par la présence du Prince : il semble qu'il se multiplie
dans une action : ni le fer ni le feu ne l'arrêtent. Il n'a pas besoin d'armer
cette tête qu'il expose à tant de périls ; Dieu lui est une armure plus assurée
: les coups semblent perdre leur force en l'approchant, et laisser seulement sur
lui des marques de son courage et de la protection du ciel. Ne lui dites pas que
la vie d'un premier prince du Sang si nécessaire à l'Etat, doit être épargnée :
il répond qu'un prince du Sang, plus intéressé par sa naissance à la gloire du
Roi et de la Couronne, doit dans le besoin de l'Etat être dévoué plus que tous
les autres pour en relever l'éclat. Après avoir fait sentir aux ennemis durant
tant d'années l'invincible puissance du Roi, s'il fallut agir au dedans pour la
soutenir, je dirai tout en un mot, il fit respecter la Régente : et puisqu'il
faut une fois parler de ces choses dont je voudrais pouvoir me taire
éternellement, jusqu'à cette fatale prison il n'avait pas seulement songé qu'on
put rien attenter contre l'Etat ; et dans son plus grand crédit, s'il souhaitait
d'obtenir des grâces, il souhaitait encore plus de les mériter. C'est ce qui lui
faisait dire : je puis bien ici répéter devant ces autels les paroles que j'ai
recueillies de sa bouche, puisqu'elles marquent si bien le fond de son cœur : il
disait donc, en parlant de cette prison malheureuse, qu'il y était entré le plus
innocent de tous
1 Aquilis velociores, leonibus fortiores. II Reg.,
I, 23.
619
les hommes, et qu'il en était sorti le plus coupable. «
Hélas ! poursuivait-il, je ne respirais que le service du Roi et la grandeur de
l'Etat ! » On ressentait dans ses paroles un regret sincère d'avoir été poussé
si loin par ses malheurs. Mais sans vouloir excuser ce qu'il a si hautement
condamné lui-même, disons, pour n'en parler jamais, que comme dans la gloire
éternelle les fautes des saints pénitents, couvertes de ce qu'ils ont fait pour
les réparer et de l'éclat infini de la divine miséricorde, ne paraissent plus :
ainsi dans des fautes si sincèrement reconnues, et dans la suite si
glorieusement réparées par de fidèles services, il ne faut plus regarder que
l'humble reconnaissance du Prince qui s'en repentit, et la clémence du grand Roi
qui les oublia.
Que s'il est enfin entraîné dans
ces guerres infortunées, il y aura du moins cette gloire, de n'avoir pas laissé
avilir la grandeur de sa maison chez les étrangers. Malgré la majesté de
l'Empire, malgré la fierté d'Autriche et les couronnes héréditaires attachées à
cette maison, même dans la branche qui domine en Allemagne ; réfugié à Namur,
soutenu de son seul courage et de sa seule réputation, il porta si loin les
avantages d'un Prince de France et de la première Maison de l'univers, que tout
ce qu'on put obtenir de lui, fut qu'il consentît de traiter d'égal avec
l'Archiduc, quoique frère de l'Empereur et fils de tant d'empereurs, à condition
qu'en lieu tiers ce prince ferait les honneurs des Pays-Bas. Le même traitement
fut assuré au duc d'Anguien, et la Maison de France garda son rang sur celle
d'Autriche jusque dans Bruxelles. Mais voyez ce que fait faire un vrai courage.
Pendant que le Prince se soutenait si hautement avec l'Archiduc qui dominait, il
rendait au roi d'Angleterre et au duc d'Yorck, maintenant un roi si fameux,
malheureux alors, tous les honneurs qui leur étaient dus ; et il apprit enfin à
l'Espagne trop dédaigneuse, quelle était cette majesté que la mauvaise fortune
ne pouvait ravir à de si grands princes. Le reste de sa conduite ne fut pas
moins grand. Parmi les difficultés que ses intérêts apportaient au traité des
Pyrénées, écoutez quels furent ses ordres ; et voyez si jamais un particulier
traita si noblement ses intérêts. Il mande à ses agens dans la conférence qu'il
n'est pas
620
juste que la paix de la chrétienté soit retardée davantage
à sa considération : qu'on ait soin de ses amis ; et pour lui, qu'on lui laisse
suivre sa fortune. Ah ! quelle grande victime se sacrifie au bien public ! Mais
quand les choses changèrent, et que l'Espagne lui voulut donner ou Cambrai et
ses environs, ou le Luxembourg, en pleine souveraineté, il déclara qu'il
préférait à ces avantages et à tout ce qu'on pouvait jamais lui accorder de plus
grand : quoi? son devoir et les bonnes grâces du Roi. C'est ce qu'il avait
toujours dans le cœur ; c'est ce qu'il répétait sans cesse au duc d'Anguien. Le
voilà dans son naturel : la France le vit alors accompli par ces derniers
traits, et avec ce je ne sais quoi d'achevé que les malheurs ajoutent aux
grandes vertus : elle le revit dévoué plus que jamais à l'Etat et à son Roi.
Mais dans ses premières guerres il n'avait qu'une seule vie à lui offrir :
maintenant il en a une autre qui lui est plus chère que la sienne. Après avoir à
son exemple glorieusement achevé le cours de ses études, le duc d'Anguien est
prêt à le suivre dans les combats. Non content de lui enseigner la guerre comme
il a fait jusqu'à la fin par ses discours, le Prince le mène aux leçons vivantes
et à la pratique. Laissons le passage du Rhin, le prodige de notre siècle et de
la vie de Louis le Grand. A la journée de Senef, le jeune Duc, quoiqu'il
commandât, comme il avait déjà fait en d'autres campagnes, vient dans les plus
rudes épreuves apprendre la guerre aux côtés du Prince son père. Au milieu de
tant de périls il voit ce grand Prince renversé dans un fossé, sous un cheval
tout en sang. Pendant qu'il lui offre le sien et s'occupe à relever le Prince
abattu, il est blessé entre les bras d'un père si tendre, sans interrompre ses
soins, ravi de satisfaire à la fois à la piété et à la gloire. Que pouvait
penser le Prince, si ce n'est que pour accomplir les plus grandes choses, rien
ne manquerait à ce digne fils que les occasions? Et ses tendresses se
redoublaient avec son estime.
Ce n'était pas seulement pour un
fils , ni pour sa famille, qu'il avait des sentiments si tendres. Je l'ai vu, et
ne croyez pas que j'use ici d'exagération : je l'ai vu vivement ému des périls
de ses amis : je l'ai vu simple et naturel, changer de visage au récit de leurs
infortunes, entrer avec eux dans les moindres choses comme
621
dans les plus importantes ; dans les accommodements calmer
les esprits aigris avec une patience et une douceur qu'on n'aurait jamais
attendue d'une humeur si vive ni d'une si haute élévation. Loin de nous les
héros sans humanité. Ils pourront bien forcer les respects et ravir
l'admiration, comme font tous les objets extraordinaires ; mais ils n'auront pas
les cœurs. Lorque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit
premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine (a),
et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons. La
bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur, et devait être en même
temps le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres
hommes. La grandeur qui vient par-dessus, loin d'affaiblir la bonté, n'est faite
que pour l'aider à se communiquer davantage, comme une fontaine publique qu'on
élève pour la répandre. Les cœurs sont à ce prix : et les grands dont la bonté
n'est pas le partage, par une juste punition de leur dédaigneuse insensibilité,
demeureront privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine,
c'est-à-dire des douceurs de la société. Jamais homme ne les goûta mieux que le
Prince dont nous parlons : jamais homme ne craignit moins que la familiarité
blessât le respect. Est-ce là celui qui forçait les villes, et qui gagnait les
batailles ? Quoi ! il semble avoir oublié ce haut rang qu'on lui a vu si bien
défendre ! Reconnaissez le héros, qui toujours égal à lui-même, sans se hausser
pour paraître grand, sans s'abaisser pour être civil et obligeant, se trouve
naturellement tout ce qu'il doit être envers tous les hommes : comme un fleuve
majestueux et bienfaisant, qui porte paisiblement dans les villes l'abondance
qu'il a répandue dans les campagnes en les arrosant; qui se donne à tout le
monde, et ne s'élève et ne s'enfle que lorsqu'avec violence on s'oppose à la
douce pente qui le porte à continuer son tranquille cours. Telle a été la
douceur, et telle a été la force du Prince de Condé. Avez-vous un secret
important, versez-le hardiment dans ce noble cœur : votre affaire devient la
sienne par la confiance. Il n'y a rien de plus inviolable pour ce Prince que les
droits sacrés de l'amitié. Lorsqu'on lui demande
(a) 1ère édit. : Comme son propre
caractère.
622
une grâce, c'est lui qui paraît l'obligé ; et jamais on ne
vit de joie ni si vive ni si naturelle que celle qu'il ressentait à faire
plaisir. Le premier argent qu'il reçut d'Espagne avec la permission du Roi,
malgré les nécessités de sa maison épuisée fut donné à ses amis, encore qu'après
la paix il n'eût rien à espérer de leur secours; et quatre cent mille écus
distribués par ses ordres firent voir, chose rare dans la vie humaine, la
reconnaissance aussi vive dans le Prince de Condé que l'espérance d'engager les
hommes l'est dans les autres. Avec lui la vertu eut toujours son prix. Il la
louait jusque dans ses ennemis. Toutes les fois qu'il avait à parler de ses
actions, et même dans les relations qu'il en envoyait à la Cour, il vantait les
conseils de l'un, la hardiesse de l'autre, chacun avait son rang dans ses
discours ; et parmi ce qu'il donnait à tout le monde, on ne savait où placer ce
qu'il avait fait lui-même. Sans envie, sans fard, sans ostentation, toujours
grand dans l'action et dans le repos, il parut à Chantilli comme à la tête des
troupes. Qu'il embellît cette magnifique et délicieuse maison, ou bien qu'il
munît un camp au milieu du pays ennemi, et qu'il fortifiât une place; qu'il
marchât avec une armée parmi les périls, ou qu'il conduisît ses amis dans ses
superbes allées au bruit de tant de jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni
nuit : c'était toujours le même homme, et sa gloire le suivait partout. Qu'il
est beau, après les combats et le tumulte des armes, de savoir encore goûter ces
vertus paisibles et cette gloire tranquille qu'on n'a point à partager avec le
soldat non plus qu'avec la fortune : où tout charme, et rien n'éblouit : qu'on
regarde sans être étourdi ni par le son des trompettes, ni par le bruit des
canons, ni par les cris des blessés : où l'homme paraît tout seul aussi grand,
aussi respecté que lorsqu'il donne des ordres, et que tout marche à sa parole !
Venons maintenant aux qualités
de l'esprit; et puisque pour notre malheur, ce qu'il y a de plus fatal à la vie
humaine, c'est-à-dire l'art militaire, est en même temps ce qu'elle a de plus
ingénieux et de plus habile, considérons d'abord par cet endroit le grand génie
de notre prince. Et premièrement, quel général
623
porta jamais plus loin sa prévoyance? C'était une de ses
maximes, qu'il fallait craindre les ennemis de loin, pour ne les plus craindre
de près et se réjouir à leur approche. Le voyez-vous comme il considère tous les
avantages qu'il peut ou donner ou prendre ? avec quelle vivacité il se met dans
l'esprit en un moment les temps, les lieux, les personnes, et non-seulement
leurs intérêts et leurs talents, mais encore leurs humeurs et leurs caprices? Le
voyez-vous comme il compte la cavalerie et l'infanterie des ennemis , par le
naturel des pays ou des princes confédérés ? Rien n'échappe à sa prévoyance.
Avec cette prodigieuse compréhension de tout le détail et du plan universel de
la guerre, on le voit toujours attentif à ce qui survient : il tire d'un
déserteur, d'un transfuge, d'un prisonnier, d'un passant, ce qu'il veut dire, ce
qu'il veut taire, ce qu'il sait, et pour ainsi dire ce qu'il ne sait pas ; tant
il est sûr dans ses conséquences. Ses partis lui rapportent jusqu'aux moindres
choses : on l'éveille à chaque moment; car il tenait encore pour maxime qu'un
habile capitaine peut bien être vaincu, mais qu'il ne lui est pas permis d'être
surpris. Aussi lui devons-nous cette louange, qu'il ne l'a jamais été. A quelque
heure et de quelque côté que viennent les ennemis, ils le trouvent toujours sur
ses gardes, toujours prêt à fondre sur eux et à prendre ses avantages : comme
une aigle qu'on voit toujours, soit qu'elle vole au milieu des airs, soit
qu'elle se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés des regards
perçants, et tomber si sûrement sur sa proie, qu'on ne peut éviter ses ongles
non plus que ses yeux. Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse
était l'attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du Prince de
Condé. En son camp on ne connaît point les vaines terreurs, qui fatiguent et
rebutent plus que les véritables. Toutes les forces demeurent entières pour les
vrais périls : tout est prêt au premier signal ; et comme dit le Prophète, «
toutes les flèches sont aiguisées, et tous les arcs sont tendus (1). » En
attendant on repose d'un sommeil tranquille, comme on ferait sous son toit et
dans son enclos. Que dis-je qu'on repose ? A Piéton, près de ce corps redoutable
que trois puissances réunies avoient
1 Isa., V, 28.
624
assemblé, c'était dans nos troupes de continuels
divertissements : toute l'armée était en joie, et jamais elle ne sentit qu'elle
fût plus faible que celle des ennemis. Le Prince par son campement avait mis en
sûreté, non-seulement toute notre frontière et toutes nos places, mais encore
tous nos soldats : il veille, c'est assez. Enfin l'ennemi décampe; c'est ce que
le prince attendait. Il part à ce premier mouvement : déjà l'armée hollandaise
avec ses superbes étendards, ne lui échappera pas : tout nage dans le sang, tout
est en proie : mais Dieu sait donner des bornes aux plus beaux desseins.
Cependant les ennemis sont poussés partout. Oudenarde est délivrée de leurs
mains : pour les tirer eux-mêmes de celles du Prince, le ciel les couvre d'un
brouillard épais : la terreur et la désertion se met dans leurs troupes; on ne
sait plus ce qu'est devenue cette formidable armée. Ce fut alors que Louis, qui
après avoir achevé le rude siège de Besançon, et avoir encore une fois réduit la
Franche-Comté avec une rapidité inouïe, était revenu tout brillant de gloire
pour profiter de l'action de ses armées de Flandre et d'Allemagne, commanda ce
détachement qui fit en Alsace les merveilles que vous savez ; et parut le plus
grand de tous les hommes, tant par les prodiges qu'il avait faits en personne
que par ceux qu'il fit faire à ses généraux.
Quoiqu'une heureuse naissance
eût apporté de si grands dons à notre Prince, il ne cessait de l'enrichir par
ses réflexions. Les campements de César firent son étude. Je me souviens qu'il
nous ravissait, en nous racontant comme en Catalogne, dans les lieux où ce
fameux capitaine, par l'avantage des postes, contraignit cinq légions romaines
et deux chefs expérimentés à poser les armes sans combat (1); lui-même il avait
été reconnaître les rivières et les montagnes qui servirent à ce grand dessein :
et jamais un si digne maitre n'avait expliqué par de si doctes leçons les
Commentaires de César. Les capitaines des siècles futurs lui rendront un
honneur semblable. On viendra étudier sur les lieux ce que l'histoire racontera
du campement de Piéton, et des merveilles dont il fut suivi. On remarquera dans
celui de Chatenoy l'éminence qu'occupa ce grand capitaine, et le ruisseau dont
il se couvrit
1 De Bello civili, lib. I.
625
sous le canon du retranchement de Schelestadt. Là on lui
verra mépriser l'Allemagne conjurée; suivre à son tour les ennemis, quoique plus
forts, rendre leurs projets inutiles; et leur faire lever le siège de Saverne,
comme il avait fait un peu auparavant celui de Haguenau. C'est par de semblables
coups, dont sa vie est pleine, qu'il a porté si haut sa réputation, que ce sera
dans nos jours s'être fait un nom parmi les hommes et s'être acquis un mérite
dans les troupes, d'avoir servi sous le Prince de Condé ; et comme un titre pour
commander, de l'avoir vu faire.
Mais si jamais il parut un homme
extraordinaire, s'il parut être éclairé, et voir tranquillement toutes choses,
c'est dans ces rapides moments d'où dépendent les victoires, et dans l'ardeur du
combat. Partout ailleurs il délibère; docile, il prête l'oreille à tous les
conseils : ici, tout se présente à la fois ; la multitude des objets ne le
confond pas ; à l'instant le parti est pris ; il commande et il agit tout
ensemble, et tout marche en concours et en sûreté. Le dirai-je? mais pourquoi
craindre que la gloire d'un si grand homme puisse être diminuée par cet aveu? Ce
n'est plus ces promptes saillies qu'il savait si vite et si agréablement
réparer, mais enfin qu'on lui voyait quelquefois dans les occasions ordinaires :
vous diriez qu'il y a en lui un autre homme, à qui sa grande âme abandonne de
moindres ouvrages où elle ne daigne se mêler. Dans le feu, dans le choc, dans
l'ébranlement, on voit naître tout à coup je ne sais quoi de si net, de si posé,
de si vif, de si ardent, de si doux, de si agréable pour les siens, de si
hautain et de si menaçant pour les ennemis, qu'on ne sait d'où lui peut venir ce
mélange de qualités si contraires. Dans cette terrible journée où aux portes de
la ville et à la vue de ses citoyens, le Ciel sembla vouloir décider du sort de
ce Prince; où avec l'élite des troupes il avait en tête un général si pressant ;
où il se vit plus que jamais exposé au caprice de la fortune : pendant que les
coups venaient de tous côtés, ceux qui combattaient auprès de lui nous ont dit
souvent que si l'on avait à traiter quelque grande affaire avec ce Prince, on
eût pu choisir de ces moments où tout était en feu autour de lui : tant son
esprit s'élevait alors, tant son âme leur paraissait éclairée comme d'en haut en
ces terribles
626
rencontres : semblable à ces hautes montagnes dont la cime
au-dessus des nues et des tempêtes, trouve la sérénité dans sa hauteur, et ne
perd aucun rayon de la lumière qui l'environne. Ainsi dans les plaines de Lens,
nom agréable à la France, l'Archiduc contre son dessein tiré d'un poste
invincible par l'appât d'un succès trompeur ; par un soudain mouvement du Prince
qui lui oppose des troupes fraîches à la place des troupes fatiguées, est
contraint à prendre la fuite. Ses vieilles troupes périssent; son canon, où il
avait mis sa confiance, est entre nos mains ; et Bek, qui l'avait flatté d'une
victoire assurée, pris et blessé dans le combat, vient rendre en mourant un
triste hommage à son vainqueur par son désespoir. S'agit-il ou de secourir ou de
forcer une ville, le Prince saura profiter de tous les moments. Ainsi au premier
avis que le hasard lui porta d'un siège important, il traverse, trop
promptement, tout un grand pays; et d'une première vue il découvre un passage
assuré pour le secours, aux endroits qu'un ennemi vigilant n'a pu encore assez
munir. Assiège-t-il quelque place, il invente tous les jours de nouveaux moyens
d'en avancer la conquête. On croit qu'il expose les troupes : il les ménage, en
abrégeant le temps des périls par la vigueur des attaques. Parmi tant de coups
surprenants, les gouverneurs les plus courageux ne tiennent pas les promesses
qu'ils ont faites à leurs généraux : Dunkerque est pris en treize jours au
milieu des pluies de l'automne ; et ses barques si redoutées de nos alliés,
paraissent tout à coup dans tout l'océan avec nos étendards.
Mais ce qu'un
sage général doit le mieux connaître, c'est ses soldats et ses chefs. Car de là
vient ce parfait concert qui fait agir les armées comme un seul corps, ou pour
parler avec l'Ecriture, « comme un seul homme : » Egressus est Israel tanquam
vir unus (1). Pourquoi comme un seul homme? Parce que sous un même chef, qui
connaît et les soldats et les chefs comme ses bras et ses mains, tout est
également vif et mesuré. C'est ce qui donne la victoire; et j'ai ouï dire à
notre grand Prince qu'à la journée de Nordlingue ce qui l'assurait du succès,
c'est qu'il connaissait M. de Turenne, dont l'habileté consommée n'avait besoin
d'aucun
1 I Reg., XI, 7.
627
ordre pour faire tout ce qu'il fallait. Celui-ci publiait
de son côté qu'il agissait sans inquiétude, parce qu'il connaissait le Prince et
ses ordres toujours sûrs. C'est ainsi qu'ils se donnaient mutuellement un repos
qui les appliquait chacun tout entier à son action : ainsi finit heureusement la
bataille la plus hasardeuse et la plus disputée qui fût jamais.
C'a été dans notre siècle un
grand spectacle, de voir dans le même temps et dans les mêmes campagnes ces deux
hommes, que la voix commune de toute l'Europe égaloit aux plus grands capitaines
des siècles passés : tantôt à la tête de corps séparés ; tantôt unis plus encore
par le concours des mêmes pensées que par les ordres que l'inférieur recevait de
l'autre ; tantôt opposés front à front, et redoublant l'un dans l'autre
l'activité et la vigilance : comme si Dieu, dont souvent, selon l'Ecriture, la
sagesse se joue dans l'univers, eût voulu nous les montrer en toutes les formes,
et nous montrer ensemble tout ce qu'il peut faire des hommes. Que de campements,
que de belles marches, que de hardiesses, que de précautions, que de périls, que
de ressources ! Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus avec des
caractères si divers, pour ne pas dire si contraires? L'un paraît agir par des
réflexions profondes, et l'autre par de soudaines illuminations : celui-ci par
conséquent plus vif, mais sans que son feu eût rien de précipité; celui-là d'un
air plus froid sans jamais rien avoir de lent, plus hardi à faire qu'à parler,
résolu et déterminé au dedans lors même qu'il paraissait embarrassé au dehors.
L'un, dès qu'il parut dans les armées, donne une haute idée de sa valeur et fait
attendre quelque chose d'extraordinaire; mais toutefois s'avance par ordre , et
vient comme par degrés aux prodiges qui ont fini le cours de sa vie : l'autre ,
comme un homme inspiré , dès sa première bataille s'égale aux maîtres les plus
consommés. L'un par de vifs et continuels efforts, emporte (a)
l'admiration du genre humain, et fait taire l'envie ; l'autre jette d'abord une
si vive lumière , qu'elle n'osait l'attaquer. L'un enfin, par la profondeur de
son génie et les incroyables ressources de son courage, s'élève au-dessus des
plus grands périls, et sait même
(a) 1ère édit. : Force.
628
profiter de toutes les infidélités de la fortune : l'autre,
et par l'avantage d'une si haute naissance, et par ses grandes pensées que le
Ciel envoie, et par une espèce d'instinct admirable dont les hommes ne
connaissent pas le secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins
et forcer les destinées. Et afin que l'on vît toujours dans ces deux hommes de
grands caractères, mais divers, l'un emporté d'un coup soudain meurt pour son
pays, comme un Judas le Macchabée ; l'armée le pleure comme son père , et la
Cour et tout le peuple gémit ; sa piété est louée comme son courage, et sa
mémoire ne se flétrit point par le temps : l'autre élevé par les armes au comble
de la gloire comme un David, comme lui meurt dans son lit en publiant les
louanges de Dieu et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis
tant de l'éclat de sa vie que de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir
et d'étudier ces deux hommes, et d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que
méritait l'autre ! C'est ce qu'a vu notre siècle : et ce qui est encore plus
grand, il a vu un roi se servir de ces deux grands chefs, et profiter du secours
du Ciel ; et après qu'il en est privé par la mort de l'un et les maladies de
l'autre, concevoir de plus grands desseins, exécuter de plus grandes choses,
s'élever au-dessus de lui-même, surpasser et l'espérance des siens et l'attente
de l'univers : tant est haut son courage, tant est vaste son intelligence , tant
ses destinées sont glorieuses.
Voilà, Messieurs, les spectacles
que Dieu donne à l'univers ; et les hommes qu'il y envoie quand il y veut faire
éclater tantôt dans une nation, tantôt dans une autre, selon ses conseils
éternels, sa puissance ou sa sagesse. Car ces divins attributs parois-sent-ils
mieux dans les cieux qu'il a formés de ses doigts, que dans ces rares talents
qu'il distribue comme il lui plaît aux hommes extraordinaires ? Quel astre
brille davantage dans le firmament, que le Prince de Condé n'a fait dans
l'Europe? Ce n'était pas seulement la guerre qui lui donnait de l'éclat : son
grand génie embrassait tout ; l'antique comme le moderne, l'histoire , la
philosophie , la théologie la plus sublime, et les arts avec les sciences. Il
n'y avait livre qu'il ne lût, il n'y avait homme excellent, ou dans quelque
629
spéculation, ou dans quelque ouvrage, qu'il n'entretînt :
tous sortaient plus éclairés d'avec lui, et rectifiaient leurs pensées, ou par
ses pénétrantes questions, ou par ses réflexions judicieuses. Aussi sa
conversation était un charme, parce qu'il savait parler à chacun selon ses
talents; et non-seulement aux gens de guerre de leurs entreprises, aux
courtisans de leurs intérêts, aux politiques de leurs négociations, mais encore
aux voyageurs curieux de ce qu'ils avoient découvert ou dans la nature ou dans
le gouvernement ou dans le commerce ; à l'artisan de ses inventions, et enfin
aux savants de toutes les sortes de ce qu'ils avoient trouvé de plus
merveilleux. C'est de Dieu que viennent ces dons : qui en doute? Ces dons sont
admirables : qui ne le voit pas? Mais pour confondre l'esprit humain qui
s'enorgueillit de tels dons, Dieu ne craint point d'en faire part à ses ennemis.
Saint Augustin considère parmi les païens tant de sages, tant de conquérants ,
tant de graves législateurs, tant d'excellents citoyens, un Socrate, un
Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre, tous privés de la connaissance
de Dieu et exclus de son royaume éternel. N'est-ce donc pas Dieu qui les a
faits? Mais quel autre les pouvait faire, si ce n'est celui qui fait tout dans
le ciel et dans la terre? Mais pourquoi les a-t-il faits? et quels étaient les
desseins particuliers de cette Sagesse profonde qui jamais ne fait rien en vain?
Ecoutez la réponse de saint Augustin : « Il les a faits, nous dit-il, pour orner
le siècle présent : » Ut ordinem sœculi prœsentis ornaret (1). Il a fait
dans les grands hommes ces rares qualités, comme il a fait le soleil. Qui
n'admire ce bel astre? qui n'est ravi de l'éclat de son midi, et de la superbe
parure de son lever et de son coucher? Mais puisque Dieu le fait luire sur les
bons et sur les mauvais, ce n'est pas un si bel objet qui nous rend heureux:
Dieu l'a fait pour embellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde. De même,
quand il a fait dans ses ennemis aussi bien que dans ses serviteurs ces belles
lumières d'esprit, ces rayons de son intelligence, ces images de sa bonté : ce
n'est pas pour les rendre heureux qu'il leur a fait ces riches présents ; c'est
une décoration de l'univers, c'est un ornement du siècle présent. Et voyez la
1 August. Cont. Julian., lib. V, n. 14.
630
malheureuse destinée de ces hommes qu'il a choisis pour
être les ornements de leur siècle. Qu'ont-ils voulu ces hommes rares, sinon des
louanges et la gloire que les hommes donnent? Peut-être que pour les confondre,
Dieu refusera cette gloire à leurs vains désirs? Non : il les confond mieux en
la leur donnant, et même au delà de leur attente. Cet Alexandre, qui ne voulait
que faire du bruit dans le monde, y en a fait plus qu'il n'aurait osé espérer.
Il faut encore qu'il se trouve dans tous nos panégyriques ; et il semble par une
espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant, qu'aucun prince ne puisse recevoir
de louanges qu'il ne les partage. S'il a fallu quelque récompense à ces grandes
actions des Romains, Dieu leur en a su trouver une convenable à leurs mérites
comme à leurs désirs. Il leur donne pour récompense l'empire du monde, comme un
présent de nul prix : ô rois, confondez-vous dans votre grandeur : conquérants,
ne vantez pas vos victoires. Il leur donne pour récompense la gloire des hommes
: récompense qui ne vient pas jusqu'à eux ; qui s'efforce de s'attacher , quoi?
peut-être à leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes des ans et des
Barbares ; aux ruines de leurs monuments et de leurs ouvrages qui disputent avec
le temps ; ou plutôt à leur idée, à leur ombre, à ce qu'on appelle leur nom.
Voilà le digne prix de tant de travaux, et dans le comble de leurs vœux la
conviction de leur erreur. Venez, rassasiez-vous, grands de la terre :
saisissez-vous, si vous pouvez, de ce fantôme de gloire, à l'exemple de ces
grands hommes que vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil dans les enfers, ne
leur a pas envié, dit saint Augustin, cette gloire tant désirée; et « vains ils
ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs : » Receperunt mercedem
suam, vani vanam (1).
Il n'en sera pas ainsi de notre
grand Prince : l'heure de Dieu est venue , heure attendue, heure désirée, heure
de miséricorde et de grâce. Sans être averti parla maladie, sans être pressé par
le temps, il exécute ce qu'il méditait. Un sage Religieux, qu'il appelle exprès,
règle les affaires de sa conscience : il obéit, humble
1 August., In Psal. CXVIII, serm.
XII, n. 2.
631
chrétien, à sa décision; et nul n'a jamais douté de sa
bonne foi. Dès lors aussi on le vit toujours sérieusement occupé du soin de se
vaincre soi-même, de rendre vaines toutes les attaques de ses insupportables
douleurs, d'en faire par sa soumission un continuel sacrifice. Dieu, qu'il
invoquait avec foi, lui donna le goût de son Ecriture, et dans ce livre divin la
solide nourriture de la piété. Ses conseils se réglaient plus que jamais par la
justice : on y soulageait la veuve et l'orphelin; et le pauvre en approchait
avec confiance. Sérieux autant qu'agréable père de famille, dans les douceurs
qu'il goûtait avec ses enfants il ne cessait de leur inspirer les sentiments de
la véritable vertu; et ce jeune Prince son petit-fils se sentira éternellement
d'avoir été cultivé par de telles mains. Toute sa maison profitait de son
exemple. Plusieurs de ses domestiques avoient été malheureusement nourris dans
l'erreur, que la France tolérait alors : combien de fois l'a-t-on vu inquiété de
leur salut, affligé de leur résistance, consolé par leur conversion? Avec quelle
incomparable netteté d'esprit leur faisait-il voir l'antiquité et la vérité de
la religion catholique? Ce n'était plus cet ardent vainqueur, qui semblait
vouloir tout emporter : c'était une douceur, une patience, une charité qui
songeait à gagner les cœurs, et à guérir des esprits malades. Ce sont (a),
Messieurs, ces choses simples, gouverner sa famille, édifier ses domestiques,
faire justice et miséricorde, accomplir le bien que Dieu veut et souffrir les
maux qu'il envoie ; ce sont (b) ces communes pratiques de la vie
chrétienne, que Jésus-Christ louera au dernier jour devant ses saints anges et
devant son Père céleste. Les histoires seront abolies avec les empires, et il ne
se parlera plus de tous ces faits éclatants dont elles sont pleines. Pendant
qu'il passait sa vie dans ces occupations, et qu'il portait au-dessus de ses
actions les plus renommées la gloire d'une si belle et si pieuse retraite, la
nouvelle de la maladie de la duchesse de Bourbon vint à Chantilli comme un coup
de foudre. Qui ne fut frappé de la crainte de voir éteindre cette lumière
naissante ? On appréhenda
(a) 1ère édit. : C'est. — (b)
C'est. — On a lu précédemment, dans le texte, sans correction : « Ce n'est pas
seulement des hommes à combattre ; » — « c'est des montagnes inaccessibles; » —
« c'est des ravines et des précipices; » — « c'est partout des torts élevés. »
632
qu'elle n'eût le sort des choses avancées. Quels furent les
sentiments du Prince de Condé, lorsqu'il se vit menacé de perdre ce nouveau lien
de sa famille avec la personne du Roi ? C'est donc dans cette occasion que
devait mourir ce héros ! Celui que tant de sièges et tant de batailles n'ont pu
emporter, va périr par sa tendresse ! Pénétré de toutes les inquiétudes que
donne un mal affreux, son cœur, qui le soutient seul depuis si longtemps, achève
à ce coup de l'accabler : les forces qu'il lui fait trouver, l'épuisent. S'il
oublie toute sa faiblesse à la vue du Roi qui approche de la Princesse malade;
si transporté de son zèle et sans avoir besoin de secours à cette fois, il
accourt pour l'avertir de tous les périls que ce grand Roi ne craignait pas, et
qu'il l'empêche enfin d'avancer : il va tomber évanoui à quatre pas : et on
admire cette nouvelle manière de s'exposer pour son Roi. Quoique la duchesse
d'Anguien , princesse dont la vertu ne craignit jamais que de manquer à sa
famille et à ses devoirs, eut obtenu de demeurer auprès de lui pour le soulager,
la vigilance de cette Princesse ne calme pas les soins qui le travaillent; et
après que la jeune Princesse est hors de péril, la maladie du Roi va bien causer
d'autres troubles à notre Prince. Puis-je ne m'arrêter pas en cet endroit? Avoir
la sérénité qui reluisait sur ce front auguste, eût-on soupçonné que ce grand
Roi, en retournant à Versailles, allât s'exposer à ces cruelles douleurs où
l'univers a connu sa piété, sa constance, et tout l'amour de ses peuples? De
quels yeux le regardions-nous, lorsqu'aux dépens d'une santé qui nous est si
chère, il voulait bien adoucir nos cruelles inquiétudes par la consolation de le
voir; et que maître de sa douleur comme de tout le reste des choses, nous le
voyions tous les jours, non-seulement régler ses affaires selon sa coutume, mais
encore entretenir sa Cour attendrie avec la même tranquillité qu'il lui fait
paraître dans ses jardins enchantés? Béni soit-il de Dieu et des hommes, d'unir
ainsi toujours la bonté à toutes les autres qualités que nous admirons! Parmi
toutes ses douleurs, il s'informait avec soin de l'état du Prince de Condé; et
il marquait pour la santé de ce Prince une inquiétude qu'il n'avait pas pour la
sienne. Il s'affaiblissait ce grand Prince, mais la mort cachait ses approches.
Lorsqu'on le
633
crut en meilleur état, et que le duc d'Anguien toujours
partagé entre les devoirs de fils et de sujet, était retourné par son ordre
auprès du Roi, tout change en un moment, et on déclare au Prince sa mort
prochaine. Chrétiens, soyez attentifs, et venez apprendre à mourir; ou plutôt
venez apprendre à n'attendre pas la dernière heure pour commencer à bien vivre.
Quoi 1 attendre à commencer une vie nouvelle, lorsqu'entre les mains de la mort,
glacés sous ses froides mains, vous ne saurez si vous êtes avec les morts ou
encore avec les vivants ! Ah ! prévenez par la pénitence cette heure de troubles
et de ténèbres. Par là sans être étonné de cette dernière sentence qu'on lui
prononça, le Prince demeure un moment dans le silence; et tout à coup : « O mon
Dieu! dit-il, vous le voulez , votre volonté soit faite : je me jette entre vos
bras; donnez-moi la grâce de bien mourir.» Que désirez-vous davantage ? Dans
cette courte prière, vous voyez la soumission aux ordres de Dieu, l'abandon à sa
Providence, la confiance en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi, tel
qu'on l'avait vu dans tous ses combats, résolu, paisible, occupé sans inquiétude
de ce qu'il fallait faire pour les soutenir : tel fut-il à ce dernier choc; et
la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que lorsqu'elle se
présente au milieu du feu sous l'éclat de la victoire qu'elle montre seule.
Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts, comme si un autre que lui
en eût été le sujet, il continuait à donner ses ordres; et s'il défendait les
pleurs, ce n'était pas comme un objet dont il fût troublé, mais comme un
empêchement qui le retardait. A ce moment, il étend ses soins jusqu'aux moindres
de ses domestiques. Avec une libéralité digne de sa naissance et de leurs
services, il les laisse comblés de ses dons, mais encore plus honorés des
marques de son souvenir. Comme il donnait des ordres particuliers et de la plus
haute importance, puisqu'il y allait de sa conscience et de son salut éternel,
averti qu'il fallait écrire et ordonner dans les formes : quand je devrais,
Monseigneur, renouveler vos douleurs et rouvrir toutes les plaies de votre cœur,
je ne tairai pas ces paroles qu'il répéta si souvent : qu'il vous connaissait;
qu'il n'y avait sans formalités qu'à vous dire ses intentions; que vous iriez
encore au delà et suppléeriez
634
de vous-même à tout ce qu'il pourrait avoir oublié. Qu'un
père vous ait aimé, je ne m'en étonne pas; c'est un sentiment que la nature
inspire : mais qu'un père si éclairé vous ait témoigné cette confiance jusqu'au
dernier soupir; qu'il se soit reposé sur vous de choses si importantes, et qu'il
meure tranquillement sur cette assurance, c'est le plus beau témoignage que
votre vertu pourvoit remporter ; et malgré tout votre mérite, votre Altesse
n'aura de moi aujourd'hui que cette louange.
Ce que le Prince commença
ensuite pour s'acquitter des devoirs de la religion, mériterait d'être raconté à
toute la terre : non à cause qu'il est remarquable, mais à cause pour ainsi dire
qu'il ne l'est pas, et qu'un Prince si exposé à tout l'univers ne donne rien aux
spectateurs. N'attendez donc pas, Messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne
servent qu'à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d'une
âme agitée, qui combat ou qui dissimulé son trouble secret. Le Prince de Condé
ne sait ce que c'est que de prononcer de ces pompeuses sentences ; et dans la
mort comme dans la vie, la vérité fit toujours toute sa grandeur. Sa confession
fut humble, pleine de componction et de confiance. Il ne lui fallut pas
longtemps pour la préparer : la meilleure préparation pour celle des derniers
temps, c'est de ne les attendre pas. Mais, Messieurs, prêtez l'oreille à ce qui
va suivre. A la vue du saint Viatique qu'il avait tant désiré, voyez comme il
s'arrête sur ce doux objet. Alors il se souvint des irrévérences, dont, hélas!
on déshonore ce divin mystère. Les chrétiens ne commissent plus la sainte
frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du sacrifice. On dirait qu'il eût
cessé d'être terrible, comme l'appelaient les saints Pères; et que le sang de
notre victime n'y coule pas encore aussi véritablement que sur le Calvaire. Loin
de trembler devant les autels, on y méprise Jésus-Christ présent; et dans un
temps où tout un royaume se remue pour la conversion des hérétiques, on ne
craint point d'en autoriser les blasphèmes. Gens du monde, vous ne pensez pas à
ces horribles profanations : à la mort vous y penserez avec confusion et
saisissement. Le Prince se ressouvint de toutes les fautes qu'il avait commises;
et trop faible pour expliquer avec force ce qu'il en sentait, il emprunta
635
la voix de son confesseur pour en demander pardon au monde,
à ses domestiques et à ses amis. On lui répondit par des sanglots : ah!
répondez-lui maintenant en profitant de cet exemple. Les autres devoirs de la
religion furent accomplis avec la même piété et la même présence d'esprit. Avec
quelle foi, et combien de fois pria-t-il le Sauveur des âmes, en baisant sa
croix, que son sang répandu pour lui ne le fût pas inutilement! C'est ce qui
justifie le pécheur; c'est ce qui soutient le juste; c'est ce qui rassure le
chrétien. Que dirai-je des saintes prières des agonisants, où dans les efforts
que fait l'Eglise, on entend ses vœux les plus empressés, et comme les derniers
cris par où cette sainte Mère achève de nous enfanter à la vie céleste? Il se
les fit répéter trois fois, et il y trouva toujours de nouvelles consolations.
En remerciant ses médecins : « Voilà, dit-il, maintenant mes vrais médecins : »
il montrait les ecclésiastiques dont il écoutait les avis, dont il continuait
les prières, les Psaumes toujours à la bouche, la confiance toujours dans le
cœur. S'il se plaignit, c'était seulement d'avoir si peu à souffrir pour expier
ses péchés : sensible jusqu'à la fin à la tendresse des siens, il ne s'y laissa
jamais vaincre; et au contraire il craignait toujours de trop donner à la
nature. Que dirai-je de ses derniers entretiens avec le duc d'Anguien? Quelles
couleurs assez vives pourraient vous représenter et la constance du père, et les
extrêmes douleurs du fils? D'abord le visage en pleurs, avec plus de sanglots
que de paroles , tantôt la bouche collée sur ces mains victorieuses et
maintenant défaillantes , tantôt se jetant entre ces bras et dans ce sein
paternel, il semble par tant d'efforts vouloir retenir ce cher objet de ses
respects et de ses tendresses. Les forces lui manquent : il tombe à ses pieds.
Le Prince sans s'émouvoir, lui laisse reprendre ses esprits : puis appelant la
Duchesse sa belle-fille, qu'il voyait aussi sans parole et presque sans vie,
avec une tendresse qui n'eut rien de faible il leur donne ses derniers ordres où
tout respirait la piété. Il les finit en les bénissant avec cette foi et avec
ces vœux que Dieu exauce; et en bénissant avec eux, ainsi qu'un autre Jacob,
chacun de leurs enfants en particulier : et on vit de part et d'autre tout ce
qu'on affaiblit en le répétant. Je ne vous oublierai pas, ô Prince son cher
neveu,
636
et comme son second fils, ni le glorieux témoignage qu'il a
rendu constamment à votre mérite, ni ses tendres empressements et la lettre
qu'il écrivit en mourant pour vous rétablir dans les bonnes grâces du Roi, le
plus cher objet de vos vœux; ni tant de belles qualités qui vous ont fait juger
digne d'avoir si vivement occupé les dernières heures d'une si belle vie. Je
n'oublierai pas non plus les bontés du Roi, qui prévinrent les désirs du Prince
mourant ; ni les généreux soins du duc d'Anguien, qui ménagea cette grâce; ni le
gré que lui sut le Prince d'avoir été si soigneux, en lui donnant cette joie,
d'obliger un si cher parent. Pendant que son cœur s'épanche , et que sa voix se
ranime en louant le Roi, le Prince de Conti arrive pénétré de reconnaissance et
de douleur. Les tendresses se renouvellent : les deux Princes ouïrent ensemble
ce qui ne sortira jamais de leur cœur : et le Prince conclut, en leur confirmant
qu'ils ne seraient jamais ni grands hommes, ni grands princes, ni honnêtes gens,
qu'autant qu'ils seraient gens de bien, fidèles à Dieu et au Roi. C'est la
dernière parole qu'il laissa gravée dans leur mémoire; c'est avec la dernière
marque de sa tendresse, l'abrégé de leurs devoirs. Tout retentissait de cris,
tout fondait en larmes : le Prince seul n'était pas ému, et le trouble
n'arrivait pas dans l'asile où il s'était mis. O Dieu, vous étiez sa force, son
inébranlable refuge, et comme disait David (1), ce ferme rocher où s'appuyait sa
constance ! Puis-je taire durant ce temps ce qui se faisait à la Cour et en la
présence du Roi? Lorsqu'il y fit lire la dernière lettre que lui écrivit ce
grand homme, et qu'on y vit dans les trois temps que marquait le Prince, ses
services qu'il y passait si légèrement au commencement et à la fin de sa vie, et
dans le milieu ses fautes dont il faisait une si sincère reconnaissance : il n'y
eut cœur qui ne s'attendrit à l'entendre parler de lui-même avec tant de
modestie; et cette lecture suivie des larmes du Roi, fit voir ce que les héros
sentent les uns pour les autres. Mais lorsqu'on vint à l’endroit du remercîment,
où le Prince marquait qu'il mourait content et trop heureux d'avoir encore assez
de vie pour témoigner au Roi sa reconnaissance, son dévouement, et s'il l'osait
dire, sa tendresse : tout le monde rendit témoignage à
1 II Reg., XXII, 2, 3.
637
la vérité de ses sentiments ; et ceux qui l'avoient ouï
parler si souvent de ce grand Roi dans ses entretiens familiers, pouvaient
assurer que jamais ils n'avoient rien entendu ni de plus respectueux et de plus
tendre pour sa personne sacrée, ni de plus fort pour célébrer ses vertus
royales, sa piété, son courage, son grand génie, principalement à la guerre, que
ce qu'en disait ce grand Prince avec aussi peu d'exagération que de flatterie.
Pendant qu'on lui rendait ce beau témoignage, ce grand homme n'était plus.
Tranquille entre les bras de son Dieu où il s'était une fois jeté, il attendait
sa miséricorde et implorait son secours, jusqu'à ce qu'il cessa enfin de
respirer et de vivre. C'est ici qu'il faudrait laisser éclater ses justes
douleurs à la perte d'un si grand homme : mais pour l'amour de la vérité, et à
la honte de ceux qui la méconnaissent, écoutez encore ce beau témoignage qu'il
lui rendit en mourant. Averti par son confesseur que si notre cœur n'était pas
encore entièrement selon Dieu, il fallait, en s'adressant à Dieu même, obtenir
qu'il nous fît un cœur comme il le voulait, et lui dire avec David ces tendres
paroles : « O Dieu, créez en moi un cœur pur (1) : » à ces mots le Prince
s'arrête comme occupé de quelque grande pensée; puis appelant le saint Religieux
qui lui avait inspiré ce beau sentiment : « Je n'ai jamais douté, dit-il, des
mystères de la religion, quoi qu'on ait dit. » Chrétiens, vous l'en devez
croire; et dans l'état où il est, il ne doit plus rien au monde que la vérité. «
Mais, poursuivit-il, j'en doute moins que jamais. Que ces vérités, continuait-il
avec une douceur ravissante, se démêlent et s'éclaircissent dans mon esprit !
Oui, dit-il, nous verrons Dieu comme il est, face à face. » Il répétait en latin
avec un goût merveilleux ces grands mots : Sicuti est, facie ad faciem
(2); et on ne se lassait point de le voir dans ce doux transport. Que se
faisait-il dans cette âme? Quelle nouvelle lumière lui apparaissait? quel
soudain rayon perçoit la nue, et faisait comme évanouir en ce moment avec toutes
les ignorances des sens, les ténèbres mêmes, si je l'ose dire, et les saintes
obscurités de la foi? Que devinrent alors ces beaux titres dont notre orgueil
est flatté? Dans l'approche d'un si beau jour, et dès la première atteinte d'une
si
1 Psal. L, 12. — 2 I Joan.,
III, 2; I Cor., XIII, 12.
638
vive lumière, combien promptement disparaissent tous les
fantômes du monde ! que l'éclat de la plus belle victoire paraît sombre? qu'on
en méprise la gloire, et qu'on veut de mal à ces faibles yeux qui s'y sont
laissés éblouir!
Venez, peuples, venez
maintenant; mais venez plutôt, princes et seigneurs; et vous qui jugez la terre,
et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel; et vous plus que tous les
autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la
France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d'un
nuage : venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance, de tant de
grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu'a
pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros; des titres, des
inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus ; des figures qui semblent
pleurer autour d'un tombeau, et des fragiles images d'une douleur que le temps
emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu'au
ciel le magnifique témoignage de notre néant : et rien enfin ne manque dans tous
ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes
de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux
héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d'ardeur dans
la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus
digne de vous commander? mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement
plus honnête? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : Voilà
celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de
renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la
guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que dans son
silence son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que pour trouver à
la mort quelque reste de nos travaux, et n'arriver pas sans ressource à notre
éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le Roi du ciel.
Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un
soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront
jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de
639
vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un
maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous,
dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, en quelque
degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau; versez des
larmes avec des prières ; et admirant dans un si grand Prince une amitié si
commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros dont la bonté
avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien;
ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus : et que sa mort, que vous déplorez,
vous serve à la fois de consolation et d'exemple ! Pour moi, s'il m'est permis
après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô
Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez
éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette
audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que
la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y
verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa
gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus
triomphant qu'à Fribourg et à Rocroy; et ravi d'un si beau triomphe, je dirai en
actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : Et hœc est
victoria quœ vincit mundum, fides nostra (1) : « La véritable victoire ,
celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi. » Jouissez,
Prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de
ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous
mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand
Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte :
heureux, si averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon
administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie,
les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.
1 I Joan., V, 4.
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