Saint Gorgon I
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Académie Française

 

PREMIER PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON (a).

 

Omne quod natum est ex Deo vincit mundum ; et haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra.

Tout ce qui est né de Dieu surmonte le monde; et la victoire qui surmonte le monde, c'est notre foi. I Joan., V, 4.

 

Il n'est point de temps ni d'heure plus propre à faire l'éloge des saints martyrs, que celui du sacrifice adorable pour lequel vous êtes ici assemblés. C'est, mes Frères, de ce sacrifice que les martyrs ont tiré toute leur force, et c'est aussi dans ce sacrifice qu'ils ont pris leur instruction. C'est la nourriture céleste que l'on nous

 

(a) Prêché à Metz, vers 1654.

Le lecteur trouvera la preuve certaine de cette époque dans les phrases semblables à celles-ci : « Son pauvre corps écorché, à qui les onguents les plus doux, les plus innocents, auraient causé d'insupportables douleurs, est frotté de sel et de vinaigre. » Et plus loin : « Au milieu des exhalaisons infectes qui sortaient de la graisse de son corps rôti, Gorgon ne cessait de louer Jésus Christ.» Et encore: « En vain sa langue... a-t elle voulu par ses tromperies trancher comme un rasoir bien affilé.... Que de peines on prend pour aiguiser un rasoir, que de soins pour l'affiler, combien de fois le faut-il passer sur la pierre! Ce n'est au reste que pour raser du poil, c'est-à-dire un excrément inutile. » Il est bon de ne pas oublier ces phrases : on verra que Bossuet les a affaiblies, et même supprimées quelques aimées plus lard.

Nous n'avons que le premier point du panégyrique; le second manque.

 

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donne à ces saints autels, qui les a affermis et fortifiés contre toutes les terreurs du monde; et le sang que Ton y reçoit, les a animés à verser le leur pour la gloire de l'Evangile. Et n'est-ce pas dans ce sacrifice que voyant Jésus-Christ s'offrir à son Père, ils ont appris à s'offrir eux-mêmes en Jésus-Christ et par Jésus-Christ? Et cette innocente victime, qui s'immole tous les jours pour nous, leur a inspiré le dessein de s'immoler pour l'amour de lui. Saint Ambroise après avoir découvert les corps des martyrs de Milan, les mit dans les mêmes autels sur lesquels il célébrait le saint sacrifice ; et il en rend cette raison à son peuple : Succedant, dit ce grand évêque avec son éloquence ordinaire (1), succedant victimae triumphales in locum ubi Christus hostia est: « Il est juste, il est raisonnable que ces triomphantes victimes soient placées dans le même lieu où Jésus-Christ est immolé tous les jours; » et si ce sont des victimes, on ne peut les mettre que sur les autels.

Ne croyez donc pas, chrétiens, que l'action du sacrifice soit interrompue par les discours que j'ai à vous faire du martyre de saint Gorgon. Vous quittez un sacrifice pour un sacrifice : c'est un sacrifice mystique que la foi nous fait voir sur ces saints autels ; et c'est aussi un sacrifice que je dois vous représenter en cette chaire. Jésus-Christ est immolé dans l'un et dans l'autre : là il est mystiquement immolé sous les espèces sanctifiées ; et ici il sera immolé en la personne d'un de ses martyrs : là il renouvelle le souvenir de sa passion douloureuse; ici il accomplit en ses membres ce qui manquait à sa passion , comme parle le divin Apôtre (2). L'un et l'autre de ces sacrifices se fait par l'opération de l’Esprit de Dieu ; et pour profiter de l'un et de l'autre, nous avons besoin de sa grâce, que je lui demande humblement par les prières de la sainte Vierge. Ave.

 

Pour entrer d'abord en matière, je suppose que vous savez que nous sommes enrôlés par le saint baptême dans une milice spirituelle, en laquelle nous avons le monde à combattre. Celte vérité est connue; mais il importe que vous remarquiez que cette

 

1 Epist. XXII, n. 13. — 2 Coloss., I, 24.

 

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admirable milice a ceci de singulier, que le Prince qui nous fait combattre sous ses glorieux étendards, vous entendez bien, chrétiens, que c'est Jésus le Sauveur des âmes, nous ordonne non-seulement de combattre, mais encore nous commande de vaincre. La raison en est évidente; car dans les guerres que font les hommes, tout l'événement ne dépend pas du courage ni de la résolution des soldats : je veux dire qu'on n'emporte pas tout ce qu'on attaque avec vigueur. Quelquefois la nature des lieux, qui souvent sont inaccessibles; quelquefois les hasards divers, qui se rencontrent dans les combats, rendent inutiles les efforts des assaillants; quelquefois même la résistance est si opiniâtre, que l'attaque la plus hardie n'est pas capable de la surmonter : de là vient que le général ne répond pas toujours des événements ; et enfin toutes les histoires sont pleines de ces braves infortunés, qui ont eu la gloire de bien combattre sans avoir le plaisir de triompher ; qui ont remporté de la bataille la réputation de bons soldats, sans avoir pu obtenir le titre de victorieux.

Mais il n'en est pas de la sorte dans les guerres que nous faisons sous Jésus-Christ notre Capitaine. Les armes qu'on nous donne sont invincibles : le seul nom de notre Sauveur, sous lequel nous avons l'honneur de combattre, met nos ennemis en désordre; tellement que si le courage ne nous manque pas, l'événement n'est pas incertain ni la victoire douteuse. C'est pourquoi je vous disais, chrétiens, et j'avais raison de le dire, que dans la milice où nous servons, dans l'armée où nous sommes enrôlés, il n'y a pas seulement ordre de combattre, mais encore que nous sommes obligés de vaincre; et vous le pouvez avoir remarqué par les paroles que j'ai alléguées du Disciple bien-aimé de notre Sauveur : Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum : « Tout ce qui est né de Dieu, surmonte le monde. » Où est l'armée où l'on puisse dire que tous les combat-tans sont victorieux ? Ici vous voyez comme il parle : « Tout ce qui est né de Dieu, » tout ce qui est enrôlé par le baptême, quod natum est ex Deo, ce sont autant de victorieux. Cette milice remporte nécessairement la victoire; et s'il y a des vaincus, c'est qu'ils n'ont pas voulu combattre, c'est que ce sont des déserteurs.

 

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Il est écrit dans les prophètes : Electi mei non laborabunt frustrà (1) : « Mes élus ne travailleront point en vain ; » c'est-à-dire que dans cette armée il n'y a point de vertus malheureuses ; la valeur n'a jamais de mauvais succès, et tous ceux qui combattent bien seront infailliblement couronnés : Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum.

Venez donc, venez, chrétiens, à cette glorieuse milice. Il y a des travaux à souffrir, mais aussi la victoire est indubitable : ayez la résolution de combattre, vous aurez l'assurance de vaincre. Que si les paroles ne suffisent pas, s'il faut des exemples pour vous animer, en voici un illustre que je vous présente dans le martyre du grand saint Gorgon. Oui, mes Frères, il a combattu ; c'est pourquoi il a triomphé. Vous lui verrez surmonter le monde, c'est-à-dire, dit saint Augustin, toutes ses erreurs, toutes ses terreurs, et les attraits de ses fausses amours (2) : c'est ma première partie. Mais, mes Frères, ce n'est pas assez que vous lui voyiez répandre son sang : il faut que ce sang échauffe le nôtre ; il faut que ses bienheureuses blessures que l'amour de Jésus-Christ a ouvertes, fassent impression sur nos cœurs : il y aurait pour nous trop de honte d'être lâches et inutiles spectateurs de cette glorieuse bataille. Jetons-nous, mes Frères, dans cette mêlée, fortifions-nous par les mêmes armes, soutenons le même combat; et nous remporterons la même victoire, et nous chanterons tous ensemble : Et hœc est victoria quae vincit mundum : « Et la victoire qui surmonte le monde, c'est notre foi. »

 

PREMIER   POINT.

 

Ce n'est pas à moi, chrétiens, à entreprendre de vous faire voir quelle est la gloire des saints martyrs ; il faut que j'emprunte les senti ments du plus illuminé de tous les docteurs : vous sentez que je veux nommer saint Augustin. Ce grand homme, pour nous faire entendre combien la grâce de Jésus-Christ est puissante dans les saints martyrs, se sert de cette belle pensée : d'un côté, il nous montre Adam dans le repos du paradis ; de l'autre, il représente un martyr au milieu des roues et des chevalets, et de tout

 

1 Isai., LXV, 23. — 2 De Corrept. et Grat., cap. XII, n. 35.

 

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l'appareil horrible des tourments dont on le menace. Trouvez bon, je vous prie, mes Frères, que j'expose ici à vos yeux ces deux objets différents. Dans Adam la charité règne comme une souveraine paisible, sans aucune résistance des passions; dans le martyr la charité règne, mais elle est troublée par les passions et chargée du poids d'un corps corruptible : elle règne sur les passions comme une reine à la vérité , mais sur des sujets rebelles et qui ne portent le joug qu'à regret. Adam est dans les délices : on en offre aussi aux martyrs; mais avec cette différence que les délices dont jouit Adam sont pour l'inviter à bien vivre, et les plaisirs qu'on offre au martyr lui sont présentés pour l'en détourner. Dieu promet des biens à Adam, et il en promet au martyr ; mais Adam tient déjà ce que Dieu promet, et le martyr n'a que l'espérance, et cependant il gémit parmi les douleurs. Adam n'a rien à craindre , sinon de pécher : le martyr a tout à craindre, s'il ne pèche pas. Dieu dit à Adam : Tu mourras, si tu pèches; et d'autre part il dit au martyr : Meurs afin que tu ne pèches pas, mais meurs cruellement, inhumainement. A Adam : La mort sera la punition de ton manquement de persévérance ; à celui-ci : Ta persévérance sera suivie d'une mort cruelle. On retient celui-là comme par force : on précipite celui-ci avec violence. Cependant, ô merveille! dit saint Augustin (1) (ah! c'est notre malheur), « au milieu d'une si grande félicité, avec une facilité si étonnante de ne point pécher, Adam ne demeure point ferme dans son devoir : » Non stetit in tantà felicitate, in tantà non peccandi facilitate; et le martyr, quoique le monde le flatte d'abord, le menace, frémisse ensuite, écume de rage tonnant avec fureur contre lui, il rejette tout ce qui attire, méprise tout ce qui menace , surmonte tout ce qui tourmente. D'une main il repousse ceux qui le flattent, qui l'embrassent et qui le caressent; de l'autre il soutient les efforts de ceux qui lui arrachent pour ainsi dire la vie goutte à goutte. O Jésus, Dieu infirme, c'est votre ouvrage. Il est bien vrai, ô divin Sauveur, que vous nous avez réparés avec une grâce bien plus abondante que vous ne nous aviez établis. Le fort abandonne l'immortalité ; le faible supporte constamment la mort :

 

1 Loco suprà cit.

 

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la puissance succombe, et l'infirmité est victorieuse : Virtus in infirmitate perficitur (1). Plus de force, plus d'infirmité; plus de gloire et plus de bassesse, c'est le mystère de Jésus-Christ fait chair : la force éclate dans la faiblesse : Undè hoc, nisi donante Mo à quo misericordiam consecuti sunt ut fidèles essent (2)? « D'où cela vient-il, si ce n'est de celui qui ne leur a pas donné un esprit de crainte pour céder aux persécuteurs, mais de force, de dilection , de sobriété : sobriété, pour s'abstenir des douceurs ; force, pour ne pas s'effrayer des menaces ; charité , pour supporter les tourments » plutôt que de se séparer de Jésus-Christ, et pour dire avec l'Apôtre : Quis ergo nos separabit à charitate Christi (3)?

N'est-ce pas, mes Frères, cet esprit qui a agi dans saint Gorgon? Il faut que je vous le représente dans la Cour des empereurs. Vous savez quel crédit avoient auprès d'eux les domestiques qui les approchaient, la confiance dont ils les honoraient, les biens dont ils les comblaient, l'influence qu'ils avoient dans toutes les affaires : de là cette magnificence qui les environnait, que Jésus-Christ avait en vue, lorsqu'il a dit : « Ce sont ceux qui habitent les palais des rois qui sont vêtus mollement : » Ecce qui mollibus vestiunlur, indomibus regum sunt (4). Et par ces paroles le divin Sauveur nous retrace tout le luxe, la mollesse, les délices des Cours. Or on sait combien la Cour des empereurs romains était superbe et fastueuse. Quel devait donc être l'éclat de leurs favoris, et en particulier de saint Gorgon? Car Eusèbe de Césarée, qui a vécu dans son siècle, dit de lui et des compagnons de son martyre, que l'empereur les aimait comme ses propres enfants : Aequè ac germani filii chari erant (5), et qu'ils étaient montés au suprême degré des honneurs. Avoir de si belles espérances, et cependant vouloir être, quoi? Le plus misérable des hommes, en un mot, chrétien : il faut certes que la vue d'un objet bien effrayant ait fait de vives et fortes impressions sur un cœur. Quels étaient alors les chrétiens, et à quoi s'exposaient-ils? Au mépris et à la haine, qui étaient l'un et l'autre portés aux dernières extrades. Lequel des deux est le plus sensible? Il y en a que le

 

1 II Cor., XII, 9. — 2 S. August., ubi suprà, — 3 Rom., VIII, 35. — 4 Matth., XI, 6. — 5 Hist. Eccles., lib. VIII, cap. VI.

 

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mépris met à couvert de la haine, et l'on hait bien souvent ce qu'on craint, et ce qu'on craint on ne le méprise pas. Mais tout s'unissait contre les chrétiens, le mépris et la haine. Ceux qui les excusaient, les faisaient passer pour des esprits faibles, superstitieux, indignes de tous les honneurs, qu'il fallait déclarer infâmes. La haine succédant au mépris, éclatait par la manière dont on les menait au supplice, sans garder aucune forme, ni suivre aucune procédure. Cela était bon pour les voleurs et pour les meurtriers; mais pour les chrétiens, on les conduisait aux gibets comme on mènerait des agneaux à la boucherie. Chrétien, homme de néant, tu ne mérites aucun égard; et ton sang, aussi vil que celui des animaux, doit être répandu avec aussi peu de ménagement. Ainsi, dans l'excès de fureur dont les esprits étaient animés contre eux, on les poursuivait de toutes parts; et les prisons étaient tellement pleines de martyrs, qu'il n'y avait plus de place pour les malfaiteurs (1). S'il y avait quelque bataille perdue, s'il arrivait quelque inondation, ou quelque sécheresse, on les chargeait de la haine de toutes les calamités publiques. Chrétiens innocents, on vous maudit, et vous bénissez; vous souffrez sans révolte, et même sans murmure: vous ne faites point de bruit sur la terre; on vous accuse de remuer tous les éléments, et de troubler l'ordre de la nature. Tel était l'effet de la haine qu'on portait au nom chrétien.

A quoi donc pensait saint Gorgon, de descendre d'une si haute faveur à une telle bassesse? Considéré d'abord par tout l'Empire, il consent de devenir l'exécration de tout l'Empire : Hœc est Victoria quœ vincit mundum. Et quel courage ne fallait-il pas pour exécuter cette généreuse résolution sous Dioclétien, où la persécution était la plus furieuse ; où le diable, sentant approcher peut-être la gloire que Dieu voulait donner à l'Eglise sous l'empire de Constantin, vomissait tout son venin et toute sa rage contre elle et faisait ses derniers efforts pour la renverser? Dioclétien s'en vantait, et se glorifiait d'avoir de tous côtés dévoilé et confondu la superstition des chrétiens : Superstitione Christianorum ubique detectà. Vraie marque de sa fureur, et en même

 

1 Tertull., ad Nat., lib. I. n. 9.

 

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temps marque sensible de son impuissance : Et hœc est Victoria quœ vincit mundum. Saint Gorgon lui résiste; et le tyran, pour l'abattre, fait exercer sur son corps toute la violence que la cruauté la plus barbare peut inspirer. Ah ! qui viendra essuyer ce sang dont il est couvert, et laver ces blessures que le saint martyr endure pour Jésus-Christ? Saint Paul en avait reçu, et le geôlier même de la prison où il est renfermé lave ses plaies avec un grand respect : mais ici les tyrans ne permettent pas qu'on procure le moindre adoucissement à saint Gorgon; et son pauvre corps écorché, à qui les onguents les plus doux, les plus innocents, auraient causé d'insupportables douleurs, est frotté de sel et de vinaigre.

C'est ainsi qu'il devient conforme à son modèle, qui fait deux plaintes sur les traitements qu'il souffre dans sa passion. His plagatus sum (1) : « Voilà les blessures que j'ai reçues : » mais « ils ont encore ajouté de nouvelles cruautés aux premières douleurs de mes plaies : » Super dolorem vulnerum meorum addiderunt (2). Ils m'ont mis une couronne d'épines; voilà le sang qui en coule : His plagatus sum; mais ils l'ont enfoncée par des coups de cannes : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt. Ils m'ont dépouillé pour me déchirer de coups de fouet : His plagatus sum ; mais ils m'ont remis mes habits, et me les ôtant de nouveau pour m'attacher nu à la croix, ils ont rouvert toutes mes blessures : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt. Ils ont percé mes mains et mes pieds; et ayant épuisé mes veines de sang, la sécheresse de mes entrailles me causait une soif ardente qui me dévorait la poitrine ; voilà le mal qu'ils m'ont fait : His plagatus sum. Mais lorsque je leur ai demandé à boire avec un grand cri, ils m'ont abreuvé en ma soif de fiel et de vinaigre : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt. C'est ce que peut dire saint Gorgon : ils ont déchiré ma peau, ils ont dépouillé tous mes nerfs : ils ont entr'ouvert mes entrailles : His plagatus sum. Mais après cette cruauté, ils ont frotté ma chair écorchée avec du vinaigre et du sel, pour aigrir la douleur de mes plaies : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt.

 

1 Zach., XIII, 6. — 2 Psal. LXVIII, 27.

 

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Mais ils ont encore passé bien plus loin, et leur brutalité n'est pas assouvie. Ils couchent le saint martyr sur un gril de fer, devenu tout rouge par la violence de la chaleur; ô spectacle horrible! Et cependant, au milieu de ces exhalaisons infectes qui sortaient de la graisse de son corps rôti, Gorgon ne cessait de louer Jésus-Christ. Les prières qu'il faisait monter au ciel changeaient cette fumée noire en encens : Et hac est Victoria quœ vincit mundum.

Mais en quoi a nui ta saint Gorgon tout le mal qu'il a souffert? « Tout ce temps de peines et de souffrances est passé comme un songe : » Transierunt tempora laboriosa; temps de fatigues, temps de travail, qui l'a conduit au véritable repos, à la paix parfaite ;et c'est ce que le Prophète-Roi exprime si bien par ces paroles, qu'il a dites au nom de tous les martyrs : « Nous avons passé par l'eau et par le feu; mais vous nous avez fait entrer dans un lieu de rafraîchissement : » Transivimus per ignem et aquam, et eduxisti nos in refrigerium ». Dieu a essuyé tous les pleurs: il a ordonné à saint Gorgon de se reposer de tous ses travaux. On a cru lui ôler tout son bien et même la vie; et on ne lui ôte que la mortalité : Ubi est, mors, victoria tua (2)? « O mort, où est ta victoire? » Tu n'as ôté au saint martyr que des choses superflues; car tout ce qui n'est pas nécessaire est superflu. « Or une seule chose est nécessaire : » Porrò unum est necessarium (3). Dieu est cet unique nécessaire; tout le reste est superflu. Les honneurs sont-ils nécessaires? Combien d'hommes vivent en repos, quoique oubliés du monde ! Tout cela est hors de nous, et par conséquent ne peut contribuer à notre félicité. Il en est de même des richesses, qui ne sauraient remplir notre cœur ; et c'est pourquoi « ayant de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous devons être contens : » Habentes victum et vestitum, contenu sumus (4). Tout le reste est superflu; la santé, « la vie même, qui doit être regardée comme un bien superflu par celui qui considère la vie éternelle qui lui est promise : » Ipsa vita, cogitantibus œternam vitam, inter superflua reputanda est (5); elle ne nous est utile qu'autant que nous

 

1 Psal. LXV, 12. — 2 I Cor., XV, 55. — 3 Luc., X, 42. — 4 I Timoth., VI, S. — 5 S. August., serm. LXII, n. 14.

 

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l'avons prodiguée pour Dieu. Ainsi tout ce qu'on ravit à saint Gorgon lui était superflu, puisqu'étant dépouillé de toutes ces choses, il se trouve bienheureux. Qu'a donc fait le tyran par tous les efforts de sa cruauté? « En vain sa langue a-t-elle concerté les moyens de nuire, et a-t-elle voulu par ses tromperies trancher comme un rasoir bien affilé : » Sicut novacula acuta fecisti dolum (1). Que de peines on prend pour aiguiser un rasoir ! que de soins pour l'affiler ! combien de fois le faut-il passer sur la pierre ! Ce n'est au reste que pour raser du poil, c'est-à-dire un excrément inutile. Que ne font pas les médians? En combien de soins sont-ils partagés pour dresser des embûches à l'homme de bien? Que n'a pas fait le tyran pour abattre notre martyr? Il se travaillait à trouver de nouveaux artifices pour le séduire, de nouveaux supplices pour l'épouvanter. Quid facturus justo, nisi superflua rasurus (2)? Mais que fera-t-il contre le juste? Il ne lui a rien ôté que de superflu. Qu'est-ce que l’âme a besoin d'un corps qui la charge et la rend pesante? La mort ne lui a rien ôté que la mortalité : et ceux qui ont voulu conserver la vie l'ont perdue ; et ils vivent les misérables, ils vivent pour souffrir éternellement. Parce que saint Gorgon l'a prodiguée, il l'a mise entre les mains de Dieu, où rien ne se perd, et il la conservera pour jamais.

Ainsi le moyen de surmonter le monde, c'est de tout abandonner à Dieu : autrement tout périt et tout passe avec le monde qui passe lui-même, et enveloppe tout dans sa ruine : c'est pourquoi il faut tout donner à Dieu. Saint Paul possédé de cette pensée disait : « Je donnerai tout : » Ego autem impendam. Ce n'est pas assez ; aussi ajoute-t-il : « Et je me livrerai moi-même pour le salut de vos âmes:» Superimpendar ipse pro animabus vestris (3).

 

1 Psal. LI, 4. — 2 S. August., Enar. in Psal. LI, n. 9. — 3 II Cor., XII, 15.

 

 

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