Saint Victor
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Académie Française

 

PANÉGYRIQUE DE SAINT   VICTOR   (a)

 

Haec est victorio quae vincit mundum, fides nostra.

La victoire qui surmonte le monde, c'est notre foi. I Joan., V, 4.

 

Quand je considère, Messieurs, tant de sortes de cruautés qu'on a exercées sur les chrétiens, pendant l'espace de quatre cents ans, avec une fureur implacable, je médite souvent, en moi-même pour quelle cause il a plu cà Dieu, qui pouvait choisir des moyens plus doux, qu'il en ait coûté tant de sang pour établir son Eglise (b). En effet si nous consultons la faiblesse humaine, il est malaisé de comprendre comment il a pu se résoudre à souffrir qu'on lui immolât tant de martyrs, lui qui avait rejeté dans sa nouvelle alliance les sacrifices sanglants; et après avoir épargné le sang des taureaux et des boucs, il y a sujet de s'étonner qu'il

 

(a) Prêché dans l'Abbaye de Saint-Victor, à Paris, le 21 juillet 1659.

Ces deux mots de l'exorde : « L'invincible Victor, patron de cette célèbre abbaye, » montrent que noire panégyrique a été prêché dans la collégiale si justement renommée, qui a donné à la théologie, à la mystique, à la poésie religieuse tant d'hommes illustres : Hugues, Richard, Adam de Saint-Victor dans le XIIIe siècle, Santeul dans le XVIIe, etc.

Tous les éditeurs font, dans une note, remonter le Panégyrique de saint Victor à 1657. Nous croyons cette date trop reculée; le style du discours nous semble dénoncer l'année 1659.

Le lecteur fera sans doute une remarque qui nous a déjà frappé plusieurs fois : c'est que Bossuet ne craignait pas d'annoncer du haut de la chaire, devant les savane de noir.; grand siècle littéraire, les plus étonnants miracles des légendes,

(b) Var. : La foi chrétienne.

 

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se soit plu, durant tant de siècles, à voir verser celui des hommes, et encore celui de ses serviteurs, par tant d'étranges supplices. Et toutefois, chrétiens, tel a été le conseil de sa Providence, et je ne crains point de vous assurer que c'est un conseil (a) de miséricorde. Dieu ne se plaît pas dans le sang, mais il se plaît dans le spectacle de la patience. Dieu n'aime pas (b) la cruauté, mais il aime une vertu éprouvée ; et s'il la fait passer par un examen laborieux, c'est qu'il sait qu'il a le pouvoir de la récompenser selon ses mérites. Si saint Victor avait moins souffert, sa foi n'aurait pas montré toute sa vigueur ; et si les tyrans l'avoient épargné , ils lui auraient envié ses couronnes. Dieu nous propose le ciel comme une place qu'il veut qu'on lui enlève et qu'on emporte de force , afin que non contents du salut, nous aspirions encore à la gloire ; et qu'étant non-seulement échappés des mains de nos ennemis, mais encore ayant surmonté toute leur puissance, nous puissions dire avec l'Apôtre : Hœc est Victoria quœ vincit mundum, fides nostra.

Pour prendre ces sentiments généreux s'il ne fallait que de grands exemples, j'espérerais quelque effet extraordinaire de celui de l'invincible Victor, dont la constance s'est signalée par un martyre si mémorable : mais comme ces nobles désirs ne naissent pas de nous-mêmes, recourons à celui qui les inspire, et demandons-lui son Esprit par l'intercession de la sainte Vierge. Ave.

 

Comme c'est le dessein du Fils de Dieu de n'avoir dans sa compagnie que des esprits courageux, il ne leur propose aussi que de grands objets et des espérances glorieuses ; il ne leur parle que de victoires : partout il ne leur promet que des couronnes, et toujours il les entretient de fortes pensées. Entre tous les fidèles de Jésus-Christ, ceux qui se sont le plus remplis de ces sentiments , ce sont les bienheureux martyrs, que nous pouvons appeler les vrais conquérants et les vrais triomphateurs de l'Eglise. Encore que leurs victoires aient des circonstances sans nombre qui en relèvent l'éclat, néanmoins la gloire qu'ils se sont acquise dépend

 

(a) Var. : Et si nous en savons pénétrer le fond, nous reconnaîtrons aisément que c'est ..— (b) Déteste.

 

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principalement de trois choses , dont la première est la cause de leur martyre, la seconde le fruit, la troisième la perfection. La cause de leur martyre, c'a été le mépris des idoles. Le fruit de leurs souffrances et de leur martyre, c'a été la conversion des peuples ; et enfin ce qui en a fait la perfection , c'est qu'ils ne se sont pas épargnés eux-mêmes, et qu'ils ont signalé leur fidélité par l'effusion de leur sang. Voilà ce que j'appelle la perfection , suivant cette parole de l'Evangile : « Il n'y a point de charité plus grande, que de donner sa vie pour ceux qu'on aime : » Majorera charitatem nemo habet, ut animam suam ponat quis pro amicis suis (1).

C'est, ce me semble, de ces trois chefs que se doit tirer principalement la gloire des saints martyrs, et c'est aussi sur ce fondement que je prétends appuyer, Messieurs, celle de l'invincible Victor, patron de cette célèbre abbaye. Il fut produit devant les idoles par l'ordre des juges romains, afin qu'il leur offrît de l'encens ; et non content de le refuser avec une fermeté inébranlable, d'un coup de pied qu'il leur donne il les renverse par terre. C'est pour cette cause qu'il a enduré de si cruels supplices. Mais c'est peu pour le Dieu vivant qu'on ait fait tomber à ses pieds des idoles muettes et inanimées, c'est une trop faible victoire; ce qui le touche le plus , c'est que les hommes, ses vives images, sur lesquels il a empreint les traits de sa face, adorent ces images mortes par lesquelles une ignorance grossière a entrepris de figurer sa divinité. Victor généreux, Victor après avoir détruit ces vains simulacres, travaille à lui gagner les hommes, ses vivantes images : Victor s'y applique de toute sa force; et j'apprends de l'historien de sa vie que pendant qu'il a été prisonnier, il a heureusement converti ses gardes, il a fidèlement confirmé ses frères. Peut-il mieux servir Dieu et avec plus de fruit que de travailler si utilement à retenir ses troupes dans la discipline, et même à les fortifier de nouveaux soldats, pendant que la puissance ennemie tâche de les dissiper par la crainte ? C'est le fruit de cet illustre martyre ; mais ce qui en a fait la perfection, c'est que l'invincible Victor, non content d'avoir si bien conduit au combat la milice

 

1 Joan., XV, 13.

 

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du Fils de Dieu , a encore payé de sa personne en mourant pour l'amour de lui dans des tourments sans exemple, et lui a sacrifié sa vie. C'est ainsi qu'il a surmonté le monde ; et ce qu'il prétend par cette victoire, c'est de faire triompher Jésus-Christ.

En effet, vous triomphez, ô Jésus (a) ; et Victor fait éclater aujourd'hui votre souveraine puissance sur les fausses divinités,

 

(a) Il y a cette différence entre la milice des hommes et celle de Jésus-Christ, que dans la milice des hommes on n'est obligé que de bien combattre, au Heu que dans celle de Jésus-Christ il nous est outre cela ordonné de vaincre et de désarmer nos ennemis. Cette différence, Messieurs, est fondée sur cette raison que, dans les guerres des hommes, l'événement des batailles ne dépend pas toujours du courage ni de la résolution des combattants : mille conjectures diverses que nulle prudence   ne peut prévoir ni nul effet détourner, rendent le succès hasardeux; et toutes les histoires sont pleines de ces braves infortunés qui ont eu la gloire de bien combattre, sans goûter Le plaisir du triomphe. Au contraire sous les glorieux étendards de Jésus-Christ notre Capitaine, comme les armes qu'on nous donne sont invincibles et que le seul nom de notre Chef peut mettre nos ennemis en déroute, la victoire n'est jamais douteuse, pourvu que le courage  ne nous manque  pas. « Mes élus, dit le Seigneur, ne travaillent pas en vain : » Electi mei non laborabunt frustra. C'est pourquoi, dit le bien-aimé Disciple : « Tout ce qui est né de Dieu surmonte le monde ; » tout ce qui est enrôlé dans cette milice par la grâce du saint baptême, emporte infailliblement la victoire; c'est-à-dire que dans cette armée il n'y a point de vertus malheureuses, et que la valeur n'y a jamais de mauvais succès; enfin que la conduite en est si certaine qu'il n'y a de vaincus que les déserteurs. Ainsi comme l'assurance de vaincre dépend de la résolution de combattre, ne vous étonnez pas si je vous ai dit que nous devons mériter autant de couronnes que nous livrons de batailles et que Jésus-Christ ne souffre sous ses étendards que des victorieux  et des conquérants : Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum.

Cette vérité étant reconnue, il n'y a rien à craindre pour saint Victor dans ce long et admirable combat dont vous venez aujourd'hui être spectateurs. Puisqu'il est résolu de résister, il est par conséquent assuré de vaincre : mais il ne veut de victoire que pour faire régner Jésus-Christ son Maître. Eu effet il le fait régner, et il montre bien sa puissance à la face des juges romains et de tout le peuple infidèle en trois circonstances remarquables que nous apprend son histoire. On le produit devant les idoles pour leur présenter de l'encens ; et au lieu de les adorer, d'un coup de pied qu'il leur donne il les renverse par terre. N'est-ce pas faire triompher le Dieu vivant sur les fausses divinités, par lesquelles on l'excite à jalousie? Mais c'est peu au divin Sauveur d'avoir vaincu des idoles muettes et inanimées : ce sont les hommes qu'il cherche, c'est sur les hommes qu'il veut régner. Victor prisonnier et chargé de fers, lui conserve non-seulement des sujets, mais encore il lui en attire : il encourage ses frères, il fait des martyrs de ses gantes. N'est -ce pas établir généreusement l'empire de Jésus-Christ que de  retenir  ses  troupes dans la discipline et même les fortifier de nouveaux soldats, pendant que la puissance ennemie travaille à les dissiper par la crainte ! Enfin, il est tourmenté par des cruautés sans exemple; et c'est là qu'il scelle de son sang la gloire de Jésus-Christ, en soutenant pour l'amour de lui la terrible nouveauté de tant de supplices. Voilà les entreprises mémorables de notre invincible Martyr : c'est ainsi que Victor est victorieux; et le fruit de cette victoire est de faire triompher Jésus-Christ. Oui, vous triomphez, ô Jésus, etc.

 

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sur vos élus, sur lui-même : sur les fausses divinités, en les détruisant devant vous ; sur ceux que vous avez choisis, en les affermissant dans votre service (a) ; et enfin sur lui-même, en s'immolant tout entier à votre gloire. C'est ce qu'a fait le grand saint Victor, c'est ce qui doit aujourd'hui vous servir d'exemple ; et Dieu veuille que je vous propose avec tant de force les victoires de ce saint martyr, que vous soyez enflammés de la même ardeur de vaincre le monde.

 

PREMIER  POINT.

 

Quel est ce concours de peuple que je vois fondre de toutes parts en la place publique de Marseille? Quel spectacle les y attire? quelle nouveauté les y mène? Mais quel est cet homme intrépide que je vois devant cette idole, et que l'on presse par tant de menaces de lui présenter de l'encens, sans pouvoir fléchir sa constance ni ébranler sa résolution? Sans doute, c'est cet illustre Victor, la fleur de la noblesse de Marseille, qui étant pressé de se déclarer sur le sujet de la religion, a confessé hautement la foi chrétienne en présence de toute l'armée dans laquelle il a voit servi avec tant de gloire, et a renoncé volontairement à l'épée, au baudrier et aux autres marques delà milice, si considérables par tout l'empire, si convenables à sa condition, pour porter les caractères de Jésus-Christ, c'est-à-dire des chaînes aux pieds et aux mains , et des blessures dans tout le corps déchiré cruellement par mille supplices. Car depuis ce jour glorieux auquel notre invincible martyr préféra les opprobres de Jésus-Christ aux honneurs de la milice romaine, on n'a cessé de le tourmenter par des cruautés inouïes, sans lui donner aucun relâche, et on lui prépare encore de plus grands tourments.

Mais avant que de l'exposer aux nouvelles peines qu'une fureur inventive a imaginées , les magistrats résolurent de lui présenter publiquement la statue de leur Jupiter (b). Ils espéraient, Messieurs, que son corps étant épuisé par les souffrances passées et son esprit troublé par la crainte des maux à venir, dont l'on

 

(a) Var. : En les gagnant ou les conservant pour votre service. — (b) De le produire publiquement devant l'idole.

 

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exposait à ses yeux le grand et terrible appareil, la faiblesse humaine abattue, pour détourner l'effort de cette tempête, laisserait enfin échapper quelque petit signe d'adoration. C'en était assez pour les satisfaire; et ils avoient raison (a) de se contenter des plus légères grimaces, sachant bien qu'un homme qui peut se résoudre à n'être chrétien qu'à demi, cesse entièrement de l'être ; et que le cœur ne se pouvant partager entre la vérité et l'erreur, toute la foi est renversée par la moindre démonstration d'infidélité.

Voilà donc notre saint Martyr devant l'idole de ce Jupiter, père prétendu des dieux et des hommes. Tout le peuple se prosterne à terre ; et cette multitude aveugle, qui ne craint pas les coups de la main de Dieu, tremble devant l'ouvrage de la main des hommes. Grand et admirable Victor, quelles furent alors vos pensées? Telles que le Saint-Esprit nous les représente dans le cœur du divin Apôtre : Incitabatur spiritus ejus in ipso, videns idololatriœ deditam civitatem (1) : « Son esprit était pressé et violenté en lui-même, voyant cette multitude idolâtre : » ce spectacle lui était plus dur que tous ses supplices. Tantôt il levait les yeux au ciel, tantôt il les jetait sur ce peuple avec une tendre compassion de son aveuglement déplorable. Sont-ce là, disait-il, ô Dieu vivant, sont-ce là les dieux que l'on vous oppose? Quoi! est-il possible qu'on se persuade que je puisse abaisser devant cette idole ce corps qui est destiné pour être votre victime, et que vous avez déjà consacré par tant de souffrances? Là plein de zèle et de jalousie pour la gloire du Dieu des armées et saintement indigné qu'on le crût capable d'une lâcheté si honteuse, il tourne sur cette idole un regard sévère , et d'un coup de pied il la renverse devant tout ce peuple qui se prosternait à ses pieds : il la brise, il la foule aux pieds, et il surmonte le monde en détruisant les divinités, qu'il élève contre le vrai Dieu, qui a fait le ciel et la terre. Une voix retentit (b) de toutes parts : Qu'on venge l'injure des dieux immortels ! Mais pendant que les juges irrités exercent leur esprit cruel (c) à inventer de nouveaux supplices , et que Victor attend d'un visage égal la fin de leurs délibérations tragiques , rentrons

 

1 Act., XVII, 16.

(a) Var. : Et ils étaient accoutumés. — (b) Un cri s'élève. — (c) Sanguinaire.

 

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en nous-mêmes, Messieurs, et tirons quelque instruction de cet acte de piété héroïque.

Ne nous persuadons pas que l'idolâtrie soit détruite, sous prétexte que nous ne voyons plus parmi nous ces idoles grossières et matérielles que l'antiquité aveugle adorait. Il y a une idolâtrie spirituelle qui règne encore par toute la terre. Il y a des idoles cachées, que nous adorons en secret au fond de nos cœurs; et ce que saint Paul a dit de l'avarice que c'était un culte d'idoles (1), se doit dire de la même sorte de tous les autres péchés qui nous captivent sous leur tyrannie. De là vient ce beau mot de Tertullien, « que le crime de l'idolâtrie est tout le sujet du jugement : » Tota causa judicii idololatria (2). Quoi donc ! est-il véritable que Dieu ne jugera que les idolâtres? Et tous les autres pécheurs jouiront-ils de l'impunité? Chrétiens, ne le croyez pas : ce n'es! pas le dessein de ce grand homme, d'autoriser tous les autres crimes; mais c'est qu'il prétend qu'en l'idolâtrie tous les autres sont condamnés; mais c'est qu'il estime que l'idolâtrie se trouve dans tous les crimes, qu'elle est comme un crime universel dont tous les autres ne sont que des dépendances. Il est ainsi, chrétiens : nous sommes des idolâtres, lorsque nous servons à nos convoitises. Humilions-nous (a) devant  notre Dieu d'être coupables de ce crime énorme; et afin de bien comprendre cette vérité, qui (b) nous doit couvrir de confusion, faisons une réflexion sérieuse sur les causes et sur les effets de l'idolâtrie : par là nous reconnaîtrons aisément qu'il y en a bien peu parmi nous qui soient tout à fait exempts de ce crime.

Le principe de l'idolâtrie, ce qui l'a fait régner dans le genre humain, c'est que nous nous sommes éloignés de Dieu et attachés à nous-mêmes ; et si nous savons entendre aujourd'hui ce que fait en nous cet éloignement et ce qu'y produit cette attache, nous aurons découvert la cause évidente de tous les égarements des idolâtres. Quand je dis que nous nous sommes éloignés de Dieu, je ne prétends pas, chrétiens, que nous en ayons perdu toute idée. Il est vrai que si l'homme avait pu éteindre toute la connaissance

 

1 Ephes., V, 5. — 2 De Idolol., n. 1.

(a) Var. : Confondons-nous. — (b) Qui doit couvrir nos faces de honte.

 

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de Dieu, la malignité de son cœur l'aurait porté à cet excès. Mais Dieu ne l'a pas permis : il se montre à nos esprits par trop d'endroits, il se grave en trop de manières dans nos cœurs : Non sine testimonio semetipsum reliquit (1). L'homme qui ne veut pas le connaître, ne peut le méconnaître entièrement ; et cet étrange combat de Dieu qui s'approche de l'homme, de l'homme qui s'éloigne de Dieu, a produit ce monstrueux assemblage que nous remarquons dans l'idolâtrie. C'est Dieu, et ce n'est pas Dieu qu'on adore : c'est le nom de Dieu qu'on emploie; mais on en détruit la grandeur « en communiquant à la créature ce nom incommunicable, » incommunicabile nomen (2), mais on en perd toute l'énergie en répandant sur plusieurs ce qui n'a de majesté qu'en l'unité seule.

D’où est venu ce dessein à l'homme, sinon de l'instinct du serpent trompeur, qui a dit à nos premiers pères : « Vous serez comme des dieux (3)? » Saint Basile de Séleucie dit que (a) proférant ces paroles, il jetait dès l'origine du monde les fondements de l'idolâtrie (4). Car dès lors il commençait d'inspirer à l'homme le désir d'attribuer (b) à d'autres sujets ce qui était incommunicable, et l'audace de multiplier ce qui devait être toujours unique. « Vous serez : » voilà cette injuste communication; « des dieux, » voilà cette multiplication injurieuse ; tout cela pour avilir la Divinité. Car comme nul autre que Dieu ne peut soutenir ce grand nom, le communiquer c'est le détruire; et comme toute sa force est dans l'unité, le multiplier c'est l'anéantir. C'est à quoi tendait l'impiété par tant de divisions et tant de partages, de tourner enfin le nom de Dieu en dérision, ce nom auguste, si redoutable. C'est pourquoi après avoir divisé la Divinité premièrement par ses attributs, secondement par ses fonctions, ensuite par les éléments et les autres parties du monde, dont l'on a fait un partage entre les aînés et les cadets comme d'une terre ou d'un héritage, on en est venu à la fin à une multiplication sans ordre et sans bornes, jusqu'à reléguer plusieurs dieux aux foyers et aux cuisines ; on en a mis trois à la seule porte. Aussi saint Augustin reproche-t-il aux

 

1 Act., XIV, 16. — 2 Sapient., XIV, 21. — 2 Genes., III, 5. — 4 Orat. III. (a) Var. : Pour moi, je pense, Messieurs, que. — (b) De communiquer.

 

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païens a qu'au lieu qu'il n'y a qu'un portier dans une maison et qu'il suffit parce que c'est un homme, les hommes ont voulu qu'il y eût trois dieux : » Unum quisque domui suœ ponit ostiarium, et quia homo est omninò sufficit : tres deos isti posuerunt (1). A quel dessein tant de dieux, sinon pour dégrader ce grand nom et en avilir la majesté? Ainsi vous voyez, chrétiens, que l'homme s'étant éloigné de Dieu, ce qu'il n'a pu entièrement abolir, je veux dire son nom et sa connaissance, il l'a obscurci par l'erreur, il l'a corrompu par le mélange, il l'a anéanti par le partage.

Mais passons encore plus loin, et remarquons maintenant que ce qui l'a poussé à ces erreurs (a), c'est un désir caché qu'il a dans le cœur de se déifier soi-même. Car depuis qu'il eut avalé ce poison subtil de la flatterie infernale : « Vous serez comme des dieux,» s'il avait pu ouvertement se déclarer Dieu, son orgueil se serait emporté jusqu'à cet excès. Mais se dire Dieu, chrétiens, et cependant se sentir mortel, l'arrogance la plus aveugle (b) en aurait eu honte. Et de là vient, Messieurs, je vous prie d'observer ceci en passant, que nous lisons dans l'Histoire sainte que le roi Nabuchodonosor exigeant de son peuple les honneurs divins, n'osa les demander pour sa personne et ordonna qu'on les rendît à sa statue (2). Quel privilège avait cette image pour mériter l'adoration plutôt que l'original? Nul sans doute ; mais il agissait ainsi par un certain sentiment que cette présence d'un homme mortel, incapable de soutenir les honneurs divins, démentirait trop visiblement sa prétention sacrilège (c). L'homme donc étant empêché par sa misérable mortalité, conviction trop manifeste de sa faiblesse, de se porter lui-même pour Dieu, et tâchant néanmoins autant qu'il pouvait d'attacher la divinité à soi-même, il lui a donné premièrement une forme humaine ; ensuite il a adoré ses propres ouvrages; après il a fait des dieux de ses passions; il en a fait même de ses vices. Enfin ne pouvant s'égaler à Dieu, il a voulu mettre Dieu au-dessous de lui ; il a prodigué le nom de Dieu jusqu'à le donner aux animaux et aux plus indignes reptiles. Et cela pour quelle raison, sinon pour secouer le joug de son Souverain, afin

 

1 De Civit. Dei, lib. IV, cap. VIII. — 2 Dan., III, 5.

(a) Var. : Porté à tous ces excès. — (b) La plus extrême. — (c) Extravagante.

 

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que la majesté de Dieu étant si étrangement avilie et l'homme n'ayant plus devant les yeux ni l'autorité de son nom, ni les conduites de sa providence, ni la crainte de ses jugements, n'eût plus d'autre règle que sa volonté, plus d'autres guides que ses passions, et enfin plus d'autres dieux que lui-même : c'est à quoi aboutissaient à la fin toutes les inventions de l'idolâtrie.

C'est ce qui a porté le grand saint Victor à renverser (a) avec tant de zèle les idoles, par lesquelles les hommes ingrats tâchaient de renverser le trône de Dieu pour n'adorer que leurs fantaisies. Mais revenez , illustre Martyr ; d'autres idoles se sont élevées, d'autres idolâtres remplissent la terre ; et sous la profession du christianisme, ils présentent de l'encens dans leur conscience à de fausses divinités. Et certainement, chrétiens, s'il est vrai, comme je l'ai dit, que l'aliénation d'avec Dieu et rattachement à nous-mêmes sont la cause (b) de l'idolâtrie ; si d'ailleurs nous reconnaissons en nous ces deux vices, et si fortement enracinés, comment pouvons-nous nous persuader que nous soyons exempts de ce crime, dont nous portons la source en nous-mêmes? Non, non, mes Frères, ne le croyons pas : l'idolâtrie n'est pas renversée, elle n'a fait que changer de forme, elle a pris seulement un autre visage.

Cœur humain, abîme infini, qui dans tes profondes retraites caches tant de pensées différentes qui s'échappent souvent à tes propres yeux, si tu veux savoir ce que tu adores et à qui tu présentes de l'encens, regarde seulement où vont tes désirs; car c'est là l'encens que Dieu veut, c'est le seul parfum qui lui plaît. Où vont-ils donc ces désirs? De quel côté prennent-ils leur cours? Où se tourne leur mouvement? Tu le sais, je n'ose le dire; mais de quelque côté qu'ils se portent, sache que c'est là ta divinité : Dieu n'a plus que le nom de Dieu; cette créature en reçoit l'hommage, puisqu'elle emporte l'amour que Dieu demande. Mais comme nous avons vu dans l'idolâtrie que l'homme s'étant une fois donné la licence de se faire des dieux à sa mode, les a multipliés sans aucune mesure, il nous en arrive tous les jours de même. Car quiconque s'éloigne de Dieu, l'indigence de la créature l'obligeant à partager sans fin ses affections, il ne se contente pas d'une seul

 

(a) Var. : A fouler aux pieds. — (b) Le principe.

 

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idole. Où l'on a trouvé le plaisir, on n'y trouve pas la fortune ; ce qui satisfait l'avarice ne contente pas la vanité : l'homme a des besoins infinis; et chaque créature étant bornée, ce que l'une ne donne pas il faut nécessairement l'emprunter de l'autre. Autant d'appuis que nous y cherchons, autant nous faisons-nous de maîtres; et ces maîtres que nous mettons sur nos têtes , craindrons-nous de les appeler nos divinités? Et ne sont-ils pas plus que nos dieux, si je puis parler de la sorte, puisque nous les préférons à Dieu même (a)?

Mais pour nous convaincre, Messieurs, d'une idolâtrie plus criminelle, considérons, je vous prie, quelle idée nous avons de Dieu. Qui de nous ne lui donne pas une forme et une nature étrangère? Lorsqu'ayant le cœur éloigné de lui, nous croyons néanmoins l'honorer par certaines prières réglées que nous faisons passer sur le bord des lèvres par un murmure inutile ; et celui qui croit l'apaiser en lui présentant par aumônes quelque partie de ses rapines; et celui qui observant dans sa sainte loi ce qu'il trouve de plus conforme à son humeur, croit par là s'acquérir le droit de mépriser impunément tout le reste ; et celui qui multipliant tous les jours ses crimes sans prendre aucun soin de se convertir, ne parle que de pardon et ne prêche que miséricorde : en vérité, Messieurs, se figure-t-il Dieu tel qu'il est? Eh quoi ! le Dieu des chrétiens est-ce un Dieu qui se paie de vaines grimaces, ou qui se laisse corrompre par les présents, ou qui soutire qu'on se partage entre lui et le monde, ou qui se dépouille de sa justice, pour laisser gouverner le monde par une bonté insensible et déraisonnable, sous laquelle les péchés seraient impunis? Est-ce là le Dieu des chrétiens? N'est-ce pas plutôt une idole formée à plaisir et au gré de nos passions ?

 

(a) Var.: O homme, tu soupires après le plaisir, et voilà ta première idole. Mais ce qui te donne le plaisir ne te donne pas la fortune; et cette fortune que tu poursuis, à laquelle tu sacrifies tout, est une autre divinité que tu sers. Mais peut-être que ta fortune ne satisfera pas à ta vanité : une autre passion s'élève et une autre idole se forme. Enfin autant de vices qui nous captivent, autant de passions qui nous dominent, ce sont autant de fausses divinités par lesquelles nous excitons Dieu à jalousie. Et ne sont-ce pas en effet des divinités, puisque nous les préférons à Dieu, puisqu'elles nous le font oublier et même le méconnaître?

 

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Et d'où est né en nous ce dessein de faire Dieu à notre mode , sinon de ce vieux levain de l'idolâtrie, qui faisait crier autrefois à ce peuple : « Faites-nous, faites-nous des dieux? » Fac nobis deos  (1). Et pourquoi voulons-nous faire des dieux à plaisir, sinon pour dépouiller la Divinité des attributs qui nous choquent, qui contraignent la liberté, ou plutôt la licence immodérée que nous donnons à nos passions? Si bien que nous ne défigurons la Divinité qu'afin que le péché triomphe à son aise et que nous ne connaissions plus d'autres dieux que nos vices et nos fantaisies, et nos inclinations corrompues. Dans un aveuglement si étrange, combien faudrait-il de Victors pour briser toutes les idoles par lesquelles nous excitons Dieu à jalousie ? Chrétiens, que chacun détruise les siennes ; soit que ce soit Vénus et l'impureté, soit que ce soit Mammone et l'avarice, donnons-leur un coup de pied généreux qui les abatte devant Jésus-Christ ; car à quoi nous aurait servi de baiser ce pied vénérable, sacré dépôt de cette maison?

O  pied de l'illustre Victor, c'est par vos coups puissants que l'idole est tombée par terre. Ce tyran, qui vous a coupé, a cru vous immoler à son Jupiter; mais il vous a consacré à Jésus-Christ, et n'a fait que signaler votre victoire. C'est l'honneur de saint Victor, qu'il lui ait coûté du sang pour faire triompher Jésus-Christ; et il fallait pour sa gloire qu'en renversant un faux dieu, il offrît un sacrifice au véritable. Mes Frères, imitons cet exemple, mais portons encore plus loin notre zèle; et après avoir appris de Victor à détruire les ennemis de Jésus-Christ, apprenons encore du même martyr à lui conserver ses serviteurs. Il a fait l'un et l'autre avec courage : il a renversé par terre les ennemis du Fils de Dieu ; voyons maintenant comment il travaille à lui conserver ses serviteurs : c'est ma seconde partie.

 

SECOND  POINT.

 

C'est un secret de Dieu de savoir joindre ensemble l'affranchissement (a) et la servitude; et saint Paul nous l'a expliqué en la Première Epître aux Corinthiens, lorsqu'il a dit ces belles

 

1  Exod., XXXII, 1.

(a) Var. : La liberté.

 

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paroles : « Le fidèle qui est libre est serviteur de Jésus-Christ : » Qui in Domino vocatus est servus, libertus est Domini : similiter qui liber vocatus est, servus est Christi. Ce tempérament merveilleux qu'apporte le saint Apôtre à la liberté par la contrainte, à la contrainte par la liberté, est plein d'une sage conduite et digne de l'Esprit de Dieu. Celui qui est libre, Messieurs, a besoin qu'on le modère et qu'on le réprime ; et celui qui est dans la servitude a besoin qu'on le soutienne et qu'on le relève. Saint Paul a fait l'un et l'autre (a), en disant à l'affranchi (b) qu'il est serviteur, et au serviteur qu'il est affranchi. Par la première de ces paroles il donne comme un contre-poids à la liberté, de peur qu'elle ne s'emporte ; il semble par la seconde qu'il lâche la main à la contrainte, de peur qu'elle ne se laisse accabler; et il nous apprend par toutes les deux cette vérité importante (c), que le chrétien doit mêler dans toutes ses actions et la liberté et la contrainte. Jamais tant de liberté, que nous n'y donnions toujours quelques bornes qui nous contraignent; et jamais tant de contrainte, que nous ne nous sachions toujours conserver (d) une sainte liberté d'esprit et joindre par ce moyen la liberté et la servitude.

Mais cette liberté et cette contrainte, qui se trouvent jointes selon l'esprit dans tous les véritables enfants de Dieu , il a plu à la Providence qu'elles fussent unies (e) en notre martyr même selon le corps et en le prenant à la lettre. Son historien nous apprend une particularité remarquable; c'est qu'ayant été arrêté par l'ordre de l'empereur pour la cause de l'Evangile, il demeurait captif durant tout le jour, et qu'un ange le délivrait toutes les nuits : tellement que nous pouvons dire qu'il était prisonnier et libre. Mais ce qui fait le plus à notre sujet, c'est que dans l'un et dans l'autre de ces deux états il travaillait toujours au salut des âmes, puisqu'ainsi que nous lisons dans la même histoire, étant renfermé dans la prison il convertissait ses propres gardes, « et qu'il n'usait

 

1 I Cor., VII, 22.

(a) Var. : Entreprend de le faire. — (b) Au libre. — (c) Par cette doctrine cette vérité admirable. — (d) Dans l'étendue de la liberté, nous devons nous donner toujours quelques bornes; et dans cette contrainte salutaire nous devons toujours conserver.— (e) Qu'elles se rencontrassent.

 

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de sa liberté que pour affermir (a) en Jésus-Christ l'esprit de ses frères : » Ut Christianorum paventia corda confirmant.

Durant le temps des persécutions, deux spectacles de piété édifiaient les hommes et les anges : les chrétiens en prison et les chrétiens en liberté, qui semblaient en quelque sorte disputer ensemble à qui glorifierait le mieux Jésus-Christ, quoique par des voies différentes ; et il faut que je vous donne en peu de paroles une description de leurs exercices : mon sujet en sera éclairci et votre piété édifiée. Faisons donc avant toutes choses la peinture d'un chrétien en prison. O Dieu, que son visage est égal et que son action est hardie ! mais que cette hardiesse est modeste ! mais que cette modestie est généreuse! Et qu'il est aisé de le distinguer de ceux que leurs crimes ont mis dans les fers ! qu'il sent bien qu'il souffre pour la bonne cause, et que la sérénité de ses regards rend un illustre témoignage à son innocence ! Bien loin de se plaindre de sa prison, il regarde le monde au contraire comme une prison véritable. JSTon, il n'en connoît point de plus obscure, puisque tant de sortes d'erreurs y éteignent la lumière de la vérité; ni qui contienne plus de criminels, puisqu'il y en a presque autant que d'hommes; ni de fers plus durs que les siens, puisque les âmes mêmes en sont enchaînées; ni de cachot plus rempli d'ordures, par l'infection de tant de péchés. Persuadé de cette pensée, « il croit que ceux qui l'arrachent du milieu du monde, en pensant le rendre captif le tirent d'une captivité plus insupportable, et ne le jettent pas tant en prison qu'ils ne l'en délivrent réellement : » Si recogitemus ipsum magis mundum carcerem esse, exisse vos è carcere quàm in carcerem introisse intelligemus (1).

Ainsi dans ces prisons bienheureuses dans lesquelles les saints martyrs étaient renfermés, ni les plaintes, ni les murmures, ni l'impatience, n'y paraissaient pas : elles devenaient des temples sacrés, qui résonnaient nuit et jour de pieux cantiques. Leurs gardes en étaient émus, et il arrivait pour l'ordinaire qu'en gardant les martyrs ils devenaient chrétiens. Celui qui gardait saint Paul et Silas fut baptisé par l'Apôtre (2) : les gardes de notre Saint

 

1 Tertull., ad Mart., n. 2. — 2 Act., XVI, 33.

 

(a) Var. ; Fortifier.

 

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se donnèrent à Jésus-Christ par son entremise. C'est ainsi que ces bienheureux prisonniers avoient accoutumé de gagner leurs gardes; et à peine en pouvait-on trouver d'assez durs (a) pour être à l'épreuve de cette corruption innocente. Mais s'ils travaillaient à gagner leurs gardes, ce n'était pas pour forcer leurs prisons; ils ne tâchaient au contraire de les attirer que pour les rendre prisonniers avec eux, et en faire des compagnons de leurs chaînes. Longin, Alexandre et Félicien, qui étaient les gardes de saint Victor, les portèrent avec lui, et sont arrivés devant lui à la couronne du martyre. O gloire de nos prisonniers, qui tout chargés qu'ils étaient de fers, se rendaient maîtres de leurs propres gardes pour en faire des victimes de Jésus-Christ! Voilà, Messieurs, en peu de paroles, la première partie du tableau; tels étaient les chrétiens en prison.

Mais jetez maintenant les yeux sur ceux que la fureur publique avait épargnés (b) : voici quels étaient leurs sentiments. Ils avoient honte de leur liberté el se la reprochaient à eux-mêmes : mais ils entraient fortement dans cette pensée, que Dieu ne les ayant pas jugés dignes de la glorieuse qualité de ses prisonniers, il ne leur laissait leur liberté que pour servir ses martyrs. Prenez, mes Frères, ces sentiments que doit vous inspirer l'esprit du christianisme, et faites avec moi cette réflexion importante. Dieu fait un partage dans son Eglise : quelques-uns de ses fidèles sont dans les souffrances; les autres par sa volonté vivent à leur aise. Ce partage n'est pas sans raison, et voici sans doute le dessein de Dieu. Vous qu'il exerce par les afflictions, c'est qu'il veut vous faire porter ses marques; vous qu'il laisse dans l'abondance, c'est qu'il vous réserve pour servir les autres. Donc, ô riches, ô puissants du siècle, tirez cette conséquence, que si selon l'ordre des lois du monde les pauvres semblent n'être nés que pour vous servir, selon les lois du christianisme vous êtes nés pour servir les pauvres et soulager leurs nécessités.

 

(a) Var. : Et ou avait peine à en trouve: qui tussent assez durs.— (b) O victoire de notre Victor, qui tout prisonnier qu il était, s'est rendu maître de ses propres gardes, pour en faire des victimes de Jésus-Christ Mais pendant que ces braves soldats de l'Eglise étendaient ses conquêtes par leur patience que faisaient cependant leurs frères, que la fureur publique avait épargnés?...

 

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C'est ce que croyaient nos ancêtres, ces premiers fidèles; et c'est pourquoi, comme j'ai dit, ceux qui étaient libres pensaient n'avoir cette liberté que pour servir leurs frères captifs, et ils leur en consacraient tout l'usage. C'est pourquoi, Messieurs, les prisons publiques étaient le commun rendez vous de tous les fidèles; nul obstacle, nulle appréhension, nulle raison humaine ne les arrêtait : ils y venaient admirer ces braves soldats, l'élite de l'armée chrétienne; et les regardant avec foi comme destinés au martyre, martyres designati (1), ils les voyaient tout resplendis-sans de l'éclat de cette couronne qui pendait déjà sur leurs têtes et qui allait bientôt y être appliquée. Ils les servaient humblement dans cette pensée; ils les encourageaient (a) avec respect; ils pourvoyaient à tous leurs besoins avec une telle profusion que souvent même les infidèles, chose que vous jugerez incroyable et néanmoins très-bien avérée, souvent, dis-je , les infidèles se mêlaient avec les martyrs pour pouvoir goûter avec eux les fruits de la charité chrétienne: tant la charité était abondante, qu'elle faisait trouver des délices même dans l'horreur des prisons.

Voilà, mes Frères, les saints emplois qui partageaient les fidèles durant le temps des persécutions. Que vous étiez heureuse, ô sainte Eglise, de voir deux si beaux spectacles ! Les uns souffraient pour la foi, les autres compatissaient par la charité : les uns exerçaient la patience, et les autres la miséricorde; dignes certainement les uns et les autres d'une louange immortelle. Car à qui donnerons-nous l'avantage ? Le travail des uns est plus glorieux, la fonction des autres est plus étendue: ceux-là combattent les ennemis, ceux-ci soutiennent les combattants mêmes. Mais que sert de prononcer ici sur ce doute, puisque ces deux emplois différents que Dieu partage entre ses élus, il lui a plu de les réunir en la personne de notre martyr? Il est prisonnier et libre, et il plaît à notre Sauveur qu'il remporte la gloire de ces deux états. Victor désire ardemment l'honneur de porter les marques de Jésus-Christ. Voilà des chaînes, voilà des cachots, voilà une sombre prison : c'est de quoi imprimer sur son corps

 

1 Tertull, ad Mart., n. 1.

 

(a) Var. : Excitaient, — exhortaient.

 

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les caractères du Fils de Dieu et les livrées de sa glorieuse servitude. Mais Victor accablé de fers, ne peut avoir la gloire d'animer ses frères. Allez, anges du Seigneur, et délivrez-le toutes les nuits pour exercer cette fonction qu'il a coutume de remplir avec tant de fruit : faites tomber ces fers de ses mains, ôtez-lui ces chaînes pesantes qu'il se tient heureux de porter pour la gloire de l'Evangile. Ah ! qu'il les quitte à regret ces chaînes chéries et bien-aimées ! Mais c'est pour les reprendre bientôt. Mais c'est trop de les perdre un moment; n'importe, Victor obéit. Quoiqu'il chérisse sa prison, il est prêt de la quitter au premier ordre, il n'a d'attachement qu'à la volonté de son Maître : il est ce chrétien généreux dont parle Tertullien (a) : Christianus etiam extra carcerem sœculo renuntiavit, in carcere etiam carceri (1) : « Le chrétien même hors de la prison renonce au siècle, et en prison il renonce à la prison même. »

Vous jugerez peut-être que ce n'est pas une grande épreuve, de renoncer à une prison; mais les saints martyrs ont d'autres pensées et ils trouvent si honorable d'être prisonniers de Jésus-Christ, qu'ils ne se peuvent dépouiller sans peine de cette marque de leur servitude. Ce qui console Victor, c'est qu'il ne sort de ses fers que pour consoler les fidèles, pour rassurer leurs esprits flottants, pour les animer au martyre. C'est à quoi il passe les nuits avec une ardeur infatigable , et après un si utile travail, il vient avec joie reprendre ses chaînes, il vient se reposer dans sa prison, et il se charge de nouveau de ce poids aimable que la foi de Jésus-Christ lui impose (b).

Mes Frères, voilà notre exemple, telle doit être la liberté du christianisme. Qui nous donnera, ô Jésus, que nous nous rendions nous-mêmes captifs par l'amour de la sainte retraite, et que jamais nous ne soyons libres que pour courir aux offices de la charité ? Heureux mille et mille fois celui qui ne trouve l'usage de sa liberté que lorsque la charité l'appelle ! Mais si nous voulons garder de la liberté pour les affaires du monde, gardons-en

 

1 Tertull., ad Mart., n. 2.

(a) Var. : Et nous pouvons lui appliquer ce beau mot de Tertullien. — (b) Il revient dans sa chère prison, il remet ses mains dans les chaînes.

 

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aussi pour celles de Dieu et n'en perdons pas un si saint usage.

O  mains engourdies de l'avare, que ne rompez-vous ces liens de l'avarice qui vous empêchent de vous ouvrir sur les misères du pauvre? Que ne brisez-vous ces liens qui ne vous permettent pas d'aller au secours, ou de l'innocent qu'on opprime, qu'une seule de vos paroles pourrait soutenir; ou du prisonnier qui languit, et que vos soins pourraient délivrer; ou de cette pauvre famille qui se désespère, et qui subsisterait largement du moindre retranchement de votre luxe? Employez, Messieurs, votre liberté dans ces usages chrétiens ; consacrez-la au service des pauvres membres de Jésus-Christ. Ainsi en prenant part à la croix des autres, vous vous élèverez à la fin à cette grande perfection du christianisme qui consiste à s'immoler soi-même : c'est ce qui nous reste à considérer dans le martyre de saint Victor.

 

TROISIÈME POINT.

 

Pour tirer de l'utilité de cette dernière partie où je dois vous représenter le martyre de saint Victor, je vous demande, mes Frères, que vous n'arrêtiez pas seulement la vue sur tant de peines qu'il a endurées; mais que remontant en esprit à ces premiers temps où la foi s'établissait par tant de martyres, vous vous mettiez vous-mêmes à l'épreuve touchant l'amour de la croix, qui est la marque essentielle du chrétien. Trois circonstances principales rendaient la persécution épouvantable (a). Premièrement on méprisait les chrétiens; secondement on les haïssait: Eritis odio omnibus (1); enfin la haine passait jusqu'à la fureur. Parce qu'on les méprisait, on les condamnait sans procédures; parce qu'on les haïssait, on les faisait souffrir sans modération ; parce que la haine allait jusqu'à la fureur, on poussait la violence jusqu'au delà de la mort. Ainsi la vengeance publique (b) n'ayant ni formalité dans son exercice, ni mesure dans sa cruauté, ni bornes dans sa durée, nos pères en étaient réduits aux dernières

 

Matth., X, 22.

(a) Var. : Représentez-vous cette haine étrange contre le nom chrétien : en eussiez-vous pu soutenir l'effort? Pour vous juger sur ce point, méditez attentivement ces trois circonstances qui l'accompagnaient. — (b) Ainsi la vengeance publique qu'on exerçait sur les chrétiens n'avant.

 

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extrémités (a). Mais pesons plus exactement ces trois circonstances pour la gloire de notre martyr et la conviction de notre lâcheté.

J'ai dit premièrement, chrétiens, qu'on ne gardait avec nos ancêtres aucune formalité de justice, parce qu'on les tenait pour des personnes viles, dont le sang n'était d'aucun prix. « C'était la balayure du monde : » Omnium peripsema (1) : ce qui a fait dire à Tertullien : Christiani, destinatum morti genus (1). Savez-vous ce que c'est que les chrétiens? C'est, dit-il, « un genre d'hommes destiné à la mort. » Remarquez qu'il ne dit pas condamné, mais destiné à la mort, parce qu'on ne les condamnait pas par les formes, mais plutôt qu'on les regardait comme dévoués au dernier supplice par le seul préjugé d'un nom odieux : Oves occisionis, comme dit l'Apôtre (3); « des brebis de sacrifices, des agneaux de boucherie, » dont on versait le sang sans façon et sans procédures. Si le Tibre s'était débordé, si la pluie cessait d'arroser la terre, si les Barbares avoient ravagé quelque partie de l'empire, les chrétiens en répondaient de leurs tètes : il avait passé en proverbe : Cœlum stetit, causa christiani (4). Pauvres chrétiens innocents, on ne sait que vous imputer, parce que vous ne vous mêlez de rien dans le monde; et on vous accuse (b) de renverser tous les éléments, et de troubler tout l'ordre de la nature; et sur cela on vous expose aux bêtes farouches, parce qu'il a plu au peuple romain de crier dans l'amphithéâtre : Christianos ad leones (5) : « Qu'on donne les chrétiens aux lions. » Il fallait cette victime aux dieux immortels, et ce divertissement au peuple irrité, peut-être pour le délasser des sanglants spectacles des gladiateurs par quelque objet plus agréable. Quoi donc? sans formalité immoler

 

1 I Cor., IV, 13. — 2 De Spectac., n. I. — 3 Rom., VIII, 30. — 4 Apolog., II, 40. — 5 Ibid.

 

(a) Var. : Parce que sans preuve et sans apparence on les chargeait de crimes atroces, dont on les tenait convaincus seulement à cause d'un bruit incertain qui s'était répandu parmi le peuple. Y avait-il rien de plus vain? Et néanmoins, sans autre dénonciateur et sans autre témoin que ce bruit confus qui n'était pas même appuyé d'une conjecture, on accumulait sur la tête de ces malheureux chrétiens les incestes, les parricides, les rébellions, les sacrilèges, tous les crimes les plus monstrueux. Non contente de les charger de ces crimes, la haine publique du genre humain les voulait rendre responsables de tous les malheurs de l'Etat, de toutes les inégalités des saisons, de la pluie, de la sécheresse. — (b) A peine faites vous du bruit sur la terre, tant vous êtes paisibles et modestes ; et on vous accuse...

 

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une si grande multitude? De quoi parlez-vous? De formalité? Cela est bon pour les voleurs et les meurtriers ; mais il n'en faut pas pour les chrétiens, âmes viles et méprisables, dont on ne peut assez prodiguer le sang.

Victor, généreux Victor, quoi ? ce sang illustre qui coule en vos veines, sera-t-il donc répandu avec moins de forme que celui du dernier esclave? Oui, Messieurs, pour professer le christianisme , il fallait avaler toute cette honte ; mais voici quelque chose de bien plus terrible. Ordinairement ceux que l'on méprise, on ne les juge pas dignes de colère ; et ce foudre de l'indignation ne frappe que sur les lieux élevés. C'est pourquoi David disait à Saul : Qui poursuivez-vous, ô roi d'Israël? Contre qui vous irritez-vous ? « Quoi ! un si grand roi contre un ver de terre ! » Canem mortuum persequeris et pulicem unum (1). Il ne trouve rien de plus efficace pour se mettre à couvert de la colère de ce prince que de se représenter comme un objet tout à fait méprisable : et en effet on se défend de la fureur des grands par la bassesse de sa condition. Les chrétiens toutefois, bien qu'ils soient le rebut du monde, n'en sont pas moins le sujet, non-seulement de la haine, mais encore de l'indignation publique ; et malgré ce mépris qu'on a pour eux, ils ne peuvent obtenir qu'on les néglige. Tout le monde est armé contre leur faiblesse, et voici un effet étrange de cette colère furieuse. Dans les crimes les plus atroces les lois ont ordonné de la qualité du supplice, il n'est pas permis de passer outre : elles ont bien voulu donner des bornes même à la justice, de peur de lâcher la bride à la cruauté. Il n'y avait que les chrétiens sur lesquels on n'appréhendait point de faillir, si ce n'est en les épargnant : « il leur fallait arracher la vie par toutes les inventions d'une cruauté raffinée : » Per atrociora genera pœnarum (2), dit le grave Tertullien.

Car considérez , je vous prie , ce qu'on n'a pas inventé contre saint Victor. On a soigneusement ramassé contre lui tout ce qu'il y a de force dans les hommes, dans les animaux, dans les machines les plus violentes. Qu'on l'attache sur le chevalet, et qu'il lasse durant trois jours des bourreaux qui s'épuisent en le flagellant ;

 

1 I Reg., XXIV, 15. — 2 De Resur. Carn., n. 8.

 

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qu'un cheval fougueux et indompté le traîne à sa queue par toute la ville ou dans les revues de l'armée, au milieu de laquelle il a paru si souvent avec tant d'éclat ; qu'il laisse par toutes les rues non-seulement des ruisseaux de sang, mais même des lambeaux de sa chair : encore n'est-ce pas assez pour assouvir la haine de ses tyrans. Que veut-on faire de cette meule? Quel monstre veut-on écraser et réduire en poudre (a) ? Quoi ! c'est l'innocent Victor qu'on veut accabler de ce poids, qu'on veut mettre en pièces par ce mouvement ! Eh ! il ne faut pas tant de force contre un corps humain, que la nature a fait si tendre et si aisé à dissoudre. Mais la haine aveugle des infidèles ne pouvait rien inventer d'assez horrible ; et la foi ardente des chrétiens ne pouvait rien trouver d'assez dur. Invente encore, s'il est possible, quelque machine inconnue, ô cruauté ingénieuse ! Si tu ne peux abattre Victor par la violence, tâche de l'étonner par l'horreur de tes supplices. Il est prêt à en supporter tout l'effort ; sa patience surmontera toutes tes attaques. « Il ne reçoit aucune blessure qu'il ne couvre par une couronne ; il ne verse pas une goutte de sang qui ne lui mérite de nouvelles palmes ; il remporte plus de victoires qu'il ne souffre de violences: » Coronâ premit vulnera, palmâ sanguinem obscurcit, plus victoriarum est quàm injuriarum (1). Mais enfin la matière manque : quoique le courage ne diminue pas, il faut que le corps tombe sous les derniers coups. Que fera la rage des persécuteurs ? Ce qu'elle a fait aux autres martyrs, dont elle poursuivait les corps mutilés jusque dans le sein de la mort, jusque dans l'asile de la sépulture. Elle en use de même contre notre Saint; et lui enviant jusqu'à un tombeau, elle le fait jeter au fond de la mer (b) : mais par l'ordre du Tout-Puissant, la mer officieuse rend ce dépôt à la terre ; et la terre nous a conservé ses os, afin qu'en baisant ces saintes reliques nous y pussions puiser l'amour des souffrances. Car c'est ce qu'il faut apprendre des

 

1 Tertull., Scorp., n. 6.

(a) Var. : Quel marbre veut-on broyer ? — (b) « Elle allait, dit Tertullien arracher leurs corps mutilés de l'asile même de la sépulture : » De asylo quodam mortis jam alios nec totos avellunt. On leur enviait jusqu'à un tombeau ou plutôt on tâchait de leur dérober les honneurs extraordinaires que la piété chrétienne rendait aux martyrs. Ce fut dans ce sentiment qu'on jeta au fond de la mer le corps de Victor.

 

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saints martyrs ; c'est le fruit qu'il faut remporter des discours que l'on consacre à leur gloire.

Mais, ô croix, ô tourments, ô souffrances, les chrétiens prêchent et publient que vous faites toute la gloire du christianisme : les chrétiens vous révèrent dans les saints martyrs, les chrétiens vous louent dans les autres ; et par une lâcheté sans égale, aucun ne vous veut pour soi-même : et toutefois il est véritable que les souffrances font les chrétiens, et qu'on les reconnaît à cette épreuve. N'alléguons pas ici l'Ecriture sainte, dont presque toutes les lignes nous enseignent cette doctrine ; laissons tant de raisons excellentes (a) que les saints Pères nous en ont données : convainquons-nous par expérience de cette vérité fondamentale. Quand est-ce que l'Eglise a eu des enfants dignes d'elle, et a porté des chrétiens dignes de ce nom? C'est lorsqu'elle était persécutée, c'est lorsqu'elle lisait à tous les poteaux des sentences épouvantables prononcées contre elle, qu'elle voyait dans tous les gibets et dans toutes les places publiques de ses enfants immolés pour la gloire de l'Evangile.

Durant ce temps, Messieurs, il y avait des chrétiens sur la terre ; il y avait de ces hommes forts, qui étant nourris dans les proscriptions et dans les alarmes continuelles, s'étaient fait une glorieuse habitude de souffrir pour l'amour de Dieu. Ils croyaient que c'était trop de délicatesse que de rechercher le plaisir et en ce monde et en l'autre : regardant la terre comme un exil, ils jugeaient qu'ils n'y avoient point de plus grande affaire que d'en sortir au plus tôt. Alors la piété était sincère, parce qu'elle n'était pas encore devenue un art : elle n'avait pas encore appris le secret de s'accommoder au monde, et de servir aux négoces des ténèbres.  Simple et innocente qu'elle était, elle ne regardait que le Ciel, auquel elle prouvait sa fidélité par une longue patience. Tels étaient les chrétiens de ces premiers temps; les voilà dans leur pureté, tels que les engendrait le sang des martyrs, tels que les formaient les persécutions. Maintenant la paix est venue, et la discipline s'est relâchée : le nombre des fidèles s'est augmenté, et l'ardeur de la foi s'est ralentie ; et, comme disait

 

(a) Var. : Convaincantes.

 

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éloquemment un ancien, « L'on t'a vue, ô Eglise catholique, affaiblie par ta fécondité, diminuée par ton accroissement et presque abattue par tes propres forces : » Factaque es, Ecclesia, profectu tuœ fœcunditatis infirmior, atque accessu relabens et quasi viribus minus valida (1). D'où vient cet abattement des courages ? C'est qu'ils ne sont plus exercés par les persécutions. Le monde est entré dans l'Eglise (a), on a voulu joindre Jésus-Christ avec Déliai, et de cet indigne mélange quelle race enfin nous est née? Une race mêlée et corrompue, des demi-chrétiens, des chrétiens mondains et séculiers, une piété bâtarde et falsifiée, qui est toute dans les discours et dans un extérieur contrefait (b).

O piété à la mode, que je me moque de tes vanteries, et des discours étudiés que tu débites à ton aise pendant que le monde te rit ! Viens que je te mette à l'épreuve. Voici une tempête qui s'élève voici une perte de biens, une insulte, une contrariété, une maladie : tu te laisses aller aux murmures, pauvre piété déconcertée; tu ne peux plus te soutenir, piété sans force et sans fondement (c). Vas, tu n'étais qu'un vain simulacre de la piété chrétienne ; tu n'étais qu'un faux or qui brille au soleil, mais qui ne dure pas dans le feu, mais qui s'évanouit dans le creuset. La vertu chrétienne n'est pas faite de la sorte : Aruit tanquàm testa virtus mea (2). Elle ressemble à la terre d'argile, qui est toujours molle et sans consistance, jusqu'à ce que le feu la cuise et la rende ferme : Aruit tanquàm testa virtus mea. Et s'il est ainsi, chrétiens; si les souffrances sont nécessaires pour soutenir l'esprit du christianisme, Seigneur, rendez-nous les tyrans, rendez-nous les Domitiens et les Nérons.

Mais modérons notre zèle, et ne faisons point de vœux indiscrets : n'envions pas à nos princes le bonheur d'être chrétiens, et ne demandons pas des persécutions que notre lâcheté ne pourrait souffrir. Sans ramener les roues et les chevalets sur lesquels on étendait nos ancêtres, la matière ne manquera pas à la patience. La nature a assez d'infirmités, le monde a assez d'injustice sa faveur assez d'inconstance ; il y a assez de bizarrerie dans le jugement

 

1 Salvian., adv. Avar., lib. I, p. 218. — 2 Psal. XXI, 16.

(a) Var. : Le monde s'est uni avec l'Eglise. — (b) Dans les discours et les grimaces. — (c) Sans force et sans corps.

 

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des hommes , et assez d'inégalité dans leurs humeurs contrariantes. Apprenons à goûter ces amertumes ; et quelque sorte d'afflictions que Dieu nous envoie, profitons de ces occasions précieuses et ménageons-en avec soin tous les moments.

Le ferons-nous, mes Frères, le ferons-nous? Nous réjouirons-nous dans les opprobres ? Nous plairons-nous dans les contrariétés? Ah! nous sommes trop délicats, et notre courage est trop mou. Nous aimerons toujours les plaisirs, nous ne pouvons durer un moment avec Jésus-Christ sur la croix. Mais, mes Frères, s'il est ainsi, pourquoi baisons-nous les os des martyrs? pourquoi célébrons-nous leur naissance ? pourquoi écoutons-nous leurs éloges? Quoi ! serons-nous seulement spectateurs oisifs? Quoi ! verrons-nous le grand saint Victor boire à longs traits ce calice amer de sa passion, que le Fils de Dieu lui a mis en main ; et nous croirons que cet exemple ne nous regarde point, et nous n'en avalerons pas une seule goutte, comme si nous n'étions pas enfants de la croix? Ah ! mes Frères, gardez-vous d'une si grande insensibilité. Montrez que vous croyez ces paroles : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution (1); » et ces autres non moins convaincantes : « Celui qui ne se hait pas soi-même, et qui ne porte pas sa croix tous les jours, n'est pas digne de moi (2). »

Ah ! nous les croyons, ô Sauveur Jésus : c'est vous qui les avez proférées. Mais si vous les croyez, nous dit-il, prouvez-le-moi par vos œuvres. Ce sont les souffrances, ce sont les combats, c'est la peine, c'est le grand travail, qui justifient la sincérité de la foi. Seigneur, tout ce que vous exigez de nous est l'équité même : donnez-nous la grâce de l'accomplir. Car en vain entreprendrions-nous par nos propres forces de l'exécuter : bientôt nos efforts impuissants ne nous laisseraient que la confusion de notre superbe témérité. Soutenez donc, ô Dieu tout-puissant, notre faiblesse par votre Esprit-Saint ! Faites-nous des chrétiens véritables, c'est-à-dire des chrétiens amis de la croix : accordez-nous cette grâce par les exemples et par les prières de Victor votre serviteur, dont nous honorons la mémoire, afin que l'imitation de sa patience nous mène à la participation de sa couronne. Amen.

 

1 Matth., V, 10. — 2 Ibid., X, 38.

 

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