S. François de Paule I
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Académie Française

 

PREMIER PANÉGYRIQUE
DE SAINT   FRANÇOIS   DE   PAULE(a).

 

Charitas Christi urget nos.

La charité de Jésus-Christ nous presse. II Cor., V, 14.

 

Rendons cet honneur à l'humilité, qu'elle est seule digne de louanges. La louange en cela est contraire aux autres choses que nous estimons, qu'elle perd son prix étant recherchée, et que sa valeur s'augmente quand on la méprise. Encore que les philosophes fussent des animaux de gloire, comme les appelle Tertullien (1), Philosophus animal gloriœ, ils ont reconnu la vérité de ce que je viens de vous dire; et voici la raison qu'ils en ont rendue : c'est que la gloire n'a point de corps, sinon en tant qu'elle

 

1 Tertull. De animâ, n. 1.

 

(a) Prêché à Metz, devant le maréchal et Mme de Schomberg, le 2 avril 1635.

Que ce panégyrique ait été prêché devant le maréchal de Schomberg, rien de plus certain; car, s'adressant à un illustre personnage, l'orateur dit dans l'exorde: « Les peuples que vous conservez ne perdront jamais la mémoire d'une si heureuse protection: ils diront à leurs descendants que,... sous le grand maréchal de Schomberg,... ils ont commencé à jouir du calme et de la douceur de la paix. »

A ce premier fait, si nous ajoutons celui-ci, que le maréchal de Schomberg arriva comme gouverneur à Metz dans le mois d'août 1652, et quitta cette ville dans le mois de mars 1656, nous verrons que le Panégyrique de saint François de Paule fut prêché de 1653 à 1655; puis si nous en considérons le style, nous le daterons de cette dernière année 1655.

Pour le jour, on lit dans l'exorde : « L'Eglise dit aujourd'hui dans la Collecte de saint François : Deus, humilium celsitudo. » Le panégyrique a donc été prononcé le jour de la fête, c'est à-dire le 2 avril.

Cédant au goût de l'époque, Bossuet cite, dans le second point, un vers de Virgile. Plus tard il bannira de la chaire sacrée toute citation profane.

Les apologistes du XIXe siècle, après ceux du XVIIIe, représentent souvent les maisons religieuses comme des refuges ouverts aux grandes passions, aux grands pécheurs, aux grands criminels. Bossuet connaissait, lui, les asiles de la piété, de l'innocence et de la vertu; il dit dans le dernier point: «C'est là que se retirent les personnes les plus pures. »

 

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est attachée à la vertu, dont elle n'est qu'une dépendance. C'est pourquoi, disaient-ils, il faut diriger ses intentions à La vertu seule: la gloire, comme un de ses apanages, la doit suivre sans qu'on y pense. Mais la religion chrétienne élève bien plus haut nos pensées : elle nous apprend que Dieu est le seul qui a de la majesté et de la gloire, et par conséquent que c'est à lui seul de la distribuer, ainsi qu'il lui plaît, à ses créatures, selon qu'elles s'approchent de lui. Or, encore que Dieu soit très-haut, il est néanmoins inaccessible aux âmes qui veulent trop s'élever, et on ne l'approche qu'en s'abaissant : de sorte que la gloire n'est qu'une ombre et un fantôme, si elle n'est soutenue par le fondement de l'humilité, qui attire les louanges en les rejetant. De là vient que l'Eglise dit aujourd'hui dans la Collecte de saint François: « O Dieu, qui êtes la gloire des humbles: » Deus, humilium celsitudo. C'est à cette gloire solide qu'il faut porter notre ambition.

Monseigneur, la gloire du monde vous doit être devenue en quelque façon méprisable par votre propre abondance. Certes, notre histoire ne se taira pas de vos fameuses expéditions, et la postérité la plus éloignée ne pourra lire sans étonnement toutes les merveilles de votre vie. Les peuples que vous conservez ne perdront jamais la mémoire d'une si heureuse protection : ils diront à leurs descendants jusqu'aux dernières générations que sous le grand maréchal de Schomberg, dans le dérèglement des affaires et au milieu de la licence des armes, ils ont commencé à jouir du calme et de la douceur de la paix.

Madame, votre piété, votre sage conduite, votre charité si sincère et vos autres généreuses inclinations auront aussi leur part dans cet applaudissement général de toutes les conditions et de tous les âges ; mais je ne craindrai pas de vous dire que cette gloire est bien peu de chose, si vous ne l'appuyez sur l'humilité.

Viendra, viendra le temps, Monseigneur, que non-seulement les histoires, et les marbres, et les trophées, mais encore les villes, et les forteresses, et les peuples, et les nations seront consumés par le même feu ; et alors toute la gloire des hommes s'évanouira en fumée, si elle n'est défendue de l'embrasement général par l'humilité chrétienne. Alors le Sauveur Jésus descendra en sa majesté ;

 

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et assemblant le ciel et la terre pour faire l'éloge de ses serviteurs, dans une telle multitude il ne choisira, chrétiens, ni les César ni les Alexandre : il mettra en une place éminente les plus humbles, les plus inconnus. Parce que le pauvre François de Paule s'est humilié en ce monde, sa vertu sera honorée d'un panégyrique éternel de la propre bouche du Fils de Dieu. C'est ce qui m'encourage, mes Frères, à célébrer aujourd'hui ses louanges à la gloire de notre grand Dieu et pour l'édification de nos âmes. Bien que sa vertu soit couronnée dans le ciel, comme elle a été exercée sur la terre, il est juste qu'elle y reçoive les éloges qui lui sont dus. Pour cela implorons la grâce de Dieu, par l'entremise de celle qui a été l'exemplaire des humbles, et qui fut élevée à la dignité la plus haute en même temps qu'elle s'abaissa par les paroles les plus soumises, après que l'ange l'eut saluée en ces termes : Ave, Maria.

 

Si nous avons jamais bien compris ce que nous devenons par la grâce du saint baptême et par la profession du christianisme, nous devons avoir entendu que nous sommes des hommes nouveaux et de nouvelles créatures en Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous exhorte de nous renouveler en notre âme et de ne marcher plus selon le vieil homme , mais en la nouveauté de l'Esprit de Dieu (1). De là vient que le Sauveur Jésus nous est donné comme un nouvel homme et comme un nouvel Adam, ainsi que l'appelle le même saint Paul (2) ; et c'est lui qui selon la volonté de son Père est venu dans la plénitude des temps, afin de nous réformer selon les premières idées de cet excellent Ouvrier, qui dans l'origine des choses nous avait faits à sa ressemblance. Par conséquent comme le Fils de Dieu est lui-même le nouvel homme, personne ne peut espérer de participer à ses grâces, s'il n'est renouvelé à l'exemple de Notre-Seigneur, qui nous est proposé comme l'Auteur de notre salut et comme le Modèle de notre vie.

Mais d'autant qu'il était impossible que cette nouveauté admirable se fit en nous par nos propres forces, Dieu nous a donné

 

1 Ephes., IV, 22 et seq. — 2 I Cor., XV, 45.

 

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l'Esprit de son Fils, ainsi que parle l'Apôtre : Misit Deus Spiritum Filii sui (1); et c'est cet Esprit tout-puissant qui venant habiter dans nos âmes, les change et les renouvelle, formant en nous les traits naturels et une vive image de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sur lequel nous devons être moulés. Pour cela il exerce en nos cœurs deux excellentes opérations, qu'il est nécessaire que vous entendiez, parce que c'est sur cette doctrine que tout ce discours doit être fondé.

Considérez donc, chrétiens, que l'homme, dans sa véritable constitution, ne pouvant avoir d'autre appui que Dieu, ne pou-voit se retirer aussi de lui qu'il ne fît une chute effroyable : et encore que par cette chute il ait été précipité au-dessous de toutes les créatures, toutefois, dit saint Augustin, il tomba premièrement sur soi-même : Primùm incidit in seipsum (2). Que veut dire ce grand personnage, que l'homme tomba sur soi-même? Tombant sur une chose qui lui est si proche et si chère, il semble que la chute n'en soit pas extrêmement dangereuse; et néanmoins cet incomparable docteur prétend par là nous représenter une grande extrémité de misère. Pénétrons sa pensée, et disons que l'homme par ce moyen devenu amoureux de soi-même, s'est jeté dans un abîme de maux, courant aveuglément après ses désirs et consumant ses forces après une vaine idole de félicité qu'il s'est figurée à sa fantaisie.

Hé ! fidèles, qu'est-il nécessaire d'employer ici beaucoup de paroles pour vous faire voir que c'est l'amour-propre qui fait toutes nos actions? N'est-ce pas cet amour flatteur qui nous cache nos défauts à nous- mêmes, et qui ne nous montre les choses que par l’endroit agréable? Il ne nous abandonne pas un moment : et de même que si vous rompez un miroir, votre visage semble en quelque sorte se multiplier dans toutes les parties de cette glace cassée, cependant c'est toujours le même visage : ainsi quoique notre âme s'étende et se partage en beaucoup d'inclinations différentes, l'amour-propre y paraît partout. Etant la racine de toutes nos passions, il fait couler dans toutes les branches ses vaines, mais douces complaisances : si bien que l'homme

 

1 Galat., IV, 6. — 2 De Trinit., lib. XII, cap. XI, n. 16.

 

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s'arrêtant en soi-même, ne peut plus s'élever à son Créateur. Et qui ne voit ici un désordre tout manifeste?

Car Dieu étant notre fin dernière, en cette qualité notre cœur lui doit son premier tribut : et ne savez-vous pas que le tribut du cœur, c'est l'amour? Ainsi nous attribuons à nous-mêmes les droits qui n'appartiennent qu'à Dieu; nous nous faisons notre fin dernière ; nous ne songeons qu'à nous plaire en toutes choses, même au préjudice de la loi divine ; et par divers degrés nous venons à ce maudit amour qui règne dans les enfants du siècle et que saint Augustin définit en ces termes : Amor sui asque ad contemptum Dei (1) : « L'amour de soi-même qui passe jusqu'au mépris de Dieu. » C'est contre cet amour criminel que le Fils de Dieu s'élève dans son Evangile, le condamnant à jamais par cette irrévocable sentence : « Qui aime son âme la perd, et qui l'abandonne la sauve : » Qui amat animam suam perdet eam, et qui odit animam suam custodit eam (2). Voyant que c'est l'amour-propre qui est cause de tous nos crimes, il avertit tous ceux qui veulent se ranger sous sa discipline que, s'ils ne se baissent eux-mêmes , il ne les peut recevoir en sa compagnie : « Celui qui ne veut pas renoncer à soi-même pour l'amour de moi, n'est pas digne de moi (3). » De cette sorte il nous arrache à nous-mêmes par une espèce de violence ; et déclarant la guerre à cet amour-propre qui s'élève en nous au mépris de Dieu, comme disait tout à l'heure le saint évêque Augustin, il fait succéder en sa place l'amour de Dieu jusqu'au mépris de nous-mêmes: Amor Dei usque ad contemptum sui, dit le même saint Augustin (4).

Par là vous voyez, chrétiens, les deux opérations de l'Esprit de Dieu. Car pour nous faire la guerre à nous-mêmes, ne faut-il pas qu'il y ait en nous quelque autre chose que nous? Et comment irons-nous à Dieu, si son Saint-Esprit ne nous y élève? Par conséquent il est nécessaire que cet Esprit tout-puissant lève le charme de l'amour-propre, et nous détrompe de ses illusions ; et puisque faisant paraître à nos yeux un rayon de cette ravissante beauté qui seule est capable de satisfaire la vaste capacité de nos

 

1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XXVIII. — 2 Joan., XII, 25. — 3 Matth., X, 38. — 4 S. August., loco mox cit.

 

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âmes, il embrase nos cœurs des flammes de sa charité, en telle sorte que l'homme, pressé auparavant de l'amour qu'il avait pour soi-même, puisse dire avec l'apôtre saint Paul : « La charité de Jésus-Christ nous presse : Charitas Christi urget nos. Elle nous presse, nous incitant contre nous ; elle nous presse, nous portant au-dessus de nous; elle nous presse, nous détachant de nous-mêmes; elle nous presse, nous unissant à Dieu; elle nous presse, non moins par les mouvements d'une sainte haine que par les doux transports d'une bienheureuse dilection : Charitas Christi urget nos.

Voilà, mes Frères, voilà ce que le Saint-Esprit opère en nos cœurs, et voilà le précis de la vie de l'incomparable François de Paule. Vous le verrez ce grand personnage, vous le verrez avec un visage toujours riant et toujours sévère. Il est toujours en guerre et toujours en paix : toujours en guerre contre soi-même par les austérités de la pénitence ; toujours en paix avec Dieu par les embrassements de la chanté. Il épure la charité par la pénitence ; il sanctifie la pénitence par la charité. Il considère son corps comme sa prison, et son Dieu comme sa délivrance. D'une main, il rompt ses liens; et de l'autre il s'attache à l'objet qui lui donne la liberté. Sa vie est un sacrifice continuel. Il détruit sa chair par la pénitence; il l'offre et la consacre par la charité. Mais pourquoi vous tenir si longtemps dans l'attente d'un si beau spectacle? Fidèles, regardez ce combat: vous verrez l'admirable François de Paule combattant l'amour-propre par l'amour de Dieu. Ce vieillard que vous voyez, c'est le plus zélé ennemi de soi-même ; mais c'est aussi l'homme le plus passionné pour la gloire de son Créateur : c'est le sujet de tout ce discours.

 

PREMIER  POINT.

 

Si dans cette première partie je vous annonce une doctrine sévère, si je ne vous prêche autre chose que les rigueurs de la pénitence, fidèles, ne vous en étonnez pas. On ne peut louer un grand politique qu'on ne parle de ses bons conseils, ni faire l'éloge d'un capitaine fameux sans rapporter ses conquêtes. Partant que les chrétiens délicats, qui aiment qu'on les flatte par une

 

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doctrine lâche et complaisante, n'entendent pas les louanges du grave et austère François de Paule. Jamais homme n'a mieux compris ce que nous enseigne saint Augustin (1) après les divines Ecritures, que la vie chrétienne est une pénitence continuelle. Certes dans le bienheureux état de la justice originelle, ces mots fâcheux de Mortification et de Pénitence n'étaient pas encore en usage, et n'avoient point d'accès (a) dans un lieu si agréable et si innocent. L'homme alors, tout occupé des louanges de son Dieu, ne connaissait pas les gémissements : Non gemebat, sed laudabat (2). Mais depuis que par son orgueil il eut mérité que Dieu le chassât de ce paradis de délices, depuis que cet ange vengeur avec son épée foudroyante fut établi à ses portes pour lui en empêcher les approches, que de pleurs et que de regrets! Depuis ce temps-là, chrétiens, la vie humaine a été condamnée à des gémissements éternels. Race maudite et infortunée d'un misérable proscrit (b), nous n'avons plus à espérer de salut, si nous ne fléchissons par nos larmes celui que nous avons irrité contre nous; et parce que les pleurs ne s'accordent pas avec les plaisirs, il faut nécessairement que nous confessions que nous sommes nés pour la pénitence. C'est ce que dit le grave Tertullien dans le traité si saint et si orthodoxe qu'il a fait de cette matière : « Pécheur que je suis, dit ce grand personnage, et né seulement pour la pénitence : » Peccator omnium notarum cùm sim, nec ulli rei nisi pœnitentiœ natus; « Comment est-ce que je m'en tairai, puisqu'Adam même, le premier auteur et de notre vie et de notre crime, restitué en son paradis par la pénitence, ne cesse de la publier ? » Super illâ tacere non possum, quant ipse quoque, et stirpis humanœ et offensa? in Deum princeps Adam, exomologesi restitutus in paradisum suum, non tacet (3).

C'est pourquoi le Fils de Dieu, venant sur la terre afin de porter nos péchés, s'est dévoué à la pénitence ; et l'ayant consommée par sa mort, il nous a laissé la même pratique, et c'est à quoi nous nous obligeons très-étroitement par le saint baptême. Le

 

1 Serm. CCCLI, n. 3. — 2 S. August., in Psal. XXIX, enar. II, n. 18. — 3 De Poenit., n. 12.

(a) Var. : D'entrée. — (b) Banni.

 

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baptême, n'en doutez pas , est un sacrement de pénitence, parce que c'est un sacrement de mort et de sépulture. L'Apôtre ne dit-il pas aux Romains qu'autant que nous sommes de baptisés, nous sommes baptisés en la mort de Jésus, et que nous sommes ensevelis avec lui ? In morte Christi baptizati estis, consepulti ei per baptismum (1). N'est-ce pas ce que nos pères représentaient par cette mystérieuse manière d'administrer le baptême ? On plongeait les hommes tout entiers, et on les ensevelissait sous les eaux. Et comme les fidèles les voyaient se noyer pour ainsi dire dans les ondes de ce bain salutaire , ils se les représentaient tout changés en un moment par la vertu du Saint-Esprit, dont ces eaux étaient animées : comme si sortant de ce inonde en même temps qu'ils disparaissaient à leur vue, ils fussent allés mourir et s'ensevelir avec le Sauveur, selon la parole du saint Apôtre : Consepulti ei per baptismum. Rendez-vous capables, mes Frères, de ces anciens sentiments de l'Eglise, et ne vous étonnez pas si l'on vous parle souvent de vous mortifier, puisque le sacrement par lequel vous êtes entrés dans l'Eglise vous a inities tout ensemble et à la religion chrétienne et à une vie pénitente.

Mais puisque nous sommes sur cette matière , et d'ailleurs que la Providence divine semble avoir suscité saint François de Paule, afin de renouveler en son siècle l'esprit de pénitence presque entièrement éteint par la mollesse des hommes, il sera, ce me semble, à propos avant que de vous raconter (a) ses austérités, de vous dire en peu de mots les raisons qui peuvent l'avoir obligé à une manière de vivre si laborieuse, et tout ensemble de vous taire voir qu'un chrétien est un pénitent qui ne doit point donner d'autres bornes à ses mortifications que celles qui termineront le cours de sa vie. En voici la raison solide, que je tire de saint Augustin, dans une excellente homélie qu'il a faite de la pénitence (2). Il y a deux sortes de chrétiens : les uns ont perdu la candeur de l'innocence baptismale, et les autres l'ont conservée, quoiqu'à notre grande honte le nombre de ces derniers soit si petit dans le monde , qu'à peine doivent-ils être comptés. Or les

 

1 Rom., V, 3, 4. — 2 Serm.  CCCLI, n. 3 et seq.

(a) Var. : Représenter.

 

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uns et les autres sont obligés à la pénitence jusqu'au dernier soupir, et partant la vie chrétienne est une pénitence continuelle.

Car pour nous autres misérables pécheurs, qui nous sommes dépouillés de Jésus-Christ dont nous avions été revêtus par le saint baptême, et qui nonobstant tant de confessions réitérées retournons toujours à nos mêmes crimes, quelles larmes assez amères et quelles douleurs assez véhémentes peuvent égaler notre ingratitude? N'avons-nous pas juste sujet de craindre que la bonté de Dieu, si indignement méprisée, ne se tourne en une fureur implacable? Que si sa juste vengeance est si grande contre les Gentils, qui ne sont jamais entrés dans son alliance, sa colère ne sera-t-elle pas d'autant plus redoutable pour nous, qu'il est plus sensible à un père d'avoir des enfants perfides que d'avoir de mauvais serviteurs? Donc si la justice divine est si fort enflammée contre nous, puisqu'il est impossible que nous lui puissions résister, que reste-t-il à faire autre chose , sinon de prendre son parti contre nous-mêmes, et de venger par nos propres mains les mystères de Jésus violés, et son sang profané, et son Saint-Esprit affligé, comme parlent les Ecritures (1), et sa Majesté offensée? C'est ainsi, c'est ainsi, chrétiens, que prenant contre nous le parti de la justice divine, nous obligerons sa miséricorde à prendre notre parti contre sa justice. Plus nous déplorerons la misère où nous sommes tombés, plus nous nous rapprocherons du bien que nous avons perdu : Dieu recevra en pitié le sacrifice du cœur contrit, que nous lui offrirons pour la satisfaction de nos crimes ; et sans considérer que les peines que nous nous imposons ne sont pas une vengeance proportionnée, ce bon Père regardera seulement qu'elle est volontaire. Ne cessons donc jamais de répandre des larmes si fructueuses : frustrons l'attente du diable par la persévérance de notre douleur, qui étant subrogée en la place d'un tourment d'une éternelle durée, doit imiter en quelque sorte son intolérable perpétuité, en s'étcndant du moins jusqu'à notre dernière agonie.

Mais s'il y avait quelqu'un dans le inonde qui eût conservé jusqu'à cette heure la grâce du saint baptême, ô Dieu, le rare trésor

 

1 Hebr., X, 29.

 

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pour l'Eglise ! Toutefois qu'il ne pense pas qu'il soit exempt pour cela de la loi indispensable de la pénitence. Qui ne tremblerait pas, chrétiens , en entendant les gémissements des âmes les plus innocentes? Plus les saints s'avancent dans la vertu, plus ils déplorent leurs dérèglements, non par une humilité contrefaite, mais par un sentiment véritable de leurs propres infirmités. En voulez-vous savoir la raison? Voici celle de saint Augustin prise des Ecritures divines ; c'est que nous avons un ennemi domestique avec lequel si nous sommes en paix, nous ne sommes point en paix avec Dieu.  Et par combien d'expériences sensibles pourrais-je vous faire voir que , depuis notre plus tendre (a) enfance jusqu'à la fin de nos jours, nous avons en nous-mêmes certaines passions malfaisantes et une inclination au  mal, que l'Apôtre appelle la Convoitise (1), qui ne nous donne aucun relâche? Il est vrai que les saints la surmontent : mais bien qu'elle soit surmontée, elle ne laisse pas de combattre. Dans un combat si long, si opiniâtre, l'ennemi nous attaquant de si près, si nous donnons des coups, nous en recevons : Percutimus et percutimur, dit saint Augustin ; « en blessant, nous sommes blessés (2) ; » et encore que dans les saints ces blessures soient légères, et que chacune en particulier n'ait pas assez de malignité pour leur faire perdre la vie, elles les accableraient (b) par leur multitude, s'ils n'y remédiaient par la pénitence.

Ah ! quel déplaisir à une âme vraiment touchée de l'amour de Dieu, de sentir tant de répugnance à faire ce qu'elle aime le mieux ? Combien répand-elle de larmes , agitée en elle-même de tant de diverses affections qui la sépareraient de son Dieu, si elle se laissait emporter à leur violence? C'est ce qui afflige les saints; delà leurs plaintes et leurs pénitences; de là cette sainte haine qu'ils ont pour eux-mêmes ; de là cette guerre cruelle et innocente qu'ils se déclarent. Imaginez-vous, chrétiens, qu'un traître ou un envieux tâche de vous animer par de faux rapports contre vos amis les plus affidés. Combien souffrez-vous de contrainte, lorsque vous êtes en sa compagnie ? Avec quels yeux le

 

1 Rom., VII, 8. — 5 Serm. CCCLI, n. 6.

(a) Var. : Première. — (b) Elles les épuiseraient.

 

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regardez-vous, ce perfide, ce déloyal, qui veut vous ravir ce que vous avez de plus cher ? Et quels sont donc les transports des amis de Dieu, sentant l'amour-propre en eux-mêmes, qui par toutes sortes de flatteries les sollicite de rompre avec Dieu? Cette seule pensée leur fait horreur. C'est elle qui les arme contre leur propre chair : ils deviennent inventifs à se tourmenter.

Regardez, fidèles, regardez le grand et l'incomparable François de Paule. O Dieu éternel, que dirai-je, et par où entrerai-je dans l'éloge de sa pénitence? Qu'admirerai-je le plus, ou qu'il l'ait si tôt commencée ou qu'il l'ait fait durer si longtemps avec une pareille vigueur ? Sa tendre enfance l'a vue naître, sa vieillesse la plus décrépite ne l'a jamais vue relâché. Par l'une de ces entreprises il a imité Jean-Baptiste; et par l'autre il a égalé les Paul, les Antoine, les Hilarion.

Ce vieillard vénérable, que vous voyez marcher avec une contenance si grave et si simple, soutenant d'un bâton ses membres cassés, il y a soixante et dix-neuf ans qu'il fait une pénitence sévère. Dans sa treizième année il quitta la maison paternelle ; il se jeta dès lors dans la solitude , il embrassa dès lors les austérités. A quatre-vingt-onze ans, ni les veilles , ni les fatigues , ni l'extrême caducité ne lui ont pu encore faire modérer l'étroite sévérité de sa vie, que Dieu n'a étendue si longtemps qu'afin de nous faire voir une persévérance incroyable. Il fait un carême éternel; et durant ce carême, il semble qu'il ne se nourrisse que d'oraisons et de jeûnes. Un peu de pain est sa nourriture, de l'eau toute pure étanche sa soif : à ses jours de réjouissance, il y ajoute quelques légumes. Voilà les ragoûts de François de Paule. En santé et en maladie, tel est son régime de vie ; et dans une vie si austère, il est plus content que les rois. Il dit qu'il importe peu de quoi on sustente ce corps mortel, que la foi change la nature des choses, que Dieu donne telle vertu qu'il lui plaît aux nourritures que nous prenons ; et que pour ceux qui mettent leur espérance en lui seul, tout est bon, tout est salutaire : et c'est pour confondre ceux qui voulant se dispenser de la mortification commune, se figurent de vaines appréhensions, afin de les faire servir d'excuse à leur délicatesse affectée.

 

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Que vous dirai-je ici de l'austérité de son jeûne? Il ne songe à prendre sa réfection que lorsqu'il sent que la nuit approche. Après avoir vaqué tout le jour au service de son Créateur, il croit avoir quelque droit de penser à l'infirmité de la. nature. Il traite son corps comme un mercenaire à qui il donne son pain. De peur de manger pour le plaisir, il attend la dernière nécessité : par une nourriture modique il se prépare à un sommeil léger, louant la munificence divine de ce qu'elle le sustente de peu.

 

Qu'est-il nécessaire de vois raconter ses autres austérités? Sa vie est égale partout ; toutes les parties en sont réglées par la discipline de la pénitence. Demandez-lui la raison d'une telle sévérité? Il vous répondra avec l'apôtre saint Paul : « Ne pensez pas, mes Frères, que je travaille en vain : » Sic curro, non quasi in incertum (1). — Et que faites-vous donc, grand François de Paule ? — « Ha ! dit-il, je châtie mon corps : » Castigo corpus meum. — O le soin inutile, diront les fols amateurs du siècle ! — Mais par ce moyen, dit saint Paul et après lui notre Saint, par ce moyen « je réduis en servitude ma chair : » In servitutem corpus meum redigo. — Et pourquoi se donner tant de peines? — «C'est de peur, dit-il, qu'après avoir enseigné les autres, moi-même je ne sois réprouvé : » Ne forte cùm aliis prœdicaverim, ipse reprobus efficiar. Je me perdrais par l'amour de moi-même ; par la haine de moi-même je me veux sauver : je ne prends pas ce que le monde appelle commodités, de peur que par un chemin si glissant je ne tombe insensiblement dans les voluptés. Puisque l'amour-propre me presse si fort, je veux me raidir au contraire : pressé plus vivement par la charité de Jésus-Christ, de crainte de m'aimer trop, je me persécute.

C'est ainsi que nos pères ont été nourris. L'Eglise dès son berceau a eu des persécuteurs; et plusieurs siècles se sont passés, pendant lesquels les puissances du mon le faisaient pour ainsi dire continuellement rejaillir sur elle le sang de ses propres en-fans. Dieu la voulait élever de la sorte), dans les hasards et dans les combats et parmi de durs exercices, de peur qu'efféminée par l'amour des plaisirs de la terre, elle n'eût pas le courage assez

 

1 I Cor., IX, 26, 27.

 

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ferme, ni digne des grandeurs auxquelles elle était appelée. Sectateurs d'une doctrine établie par tant de supplices, s'il était coulé en nos veines une goutte du sang de nos braves et invincibles ancêtres, nous ne soupirerions pas, comme nous faisons, après ces molles délices qui énervent la vigueur de notre foi, et font tomber par terre cette première générosité du christianisme.

Quelle est ici votre pensée, chrétiens? Vous dites que  ces maximes sont extrêmement rigoureuses. Elles ne m'étonnent pas moins que vous : toutefois je ne puis vous dissimuler qu'elles sont extrêmement chrétiennes. Jésus, notre Sauveur, dont nous faisons gloire d'être les disciples, après nous les avoir annoncées, les a confirmées par sa mort et nous les a laissées par son Testament. Regardez-le au jardin des Olives, c'est une pieuse remarque de saint Augustin; toutes les parties de son corps furent teintes par cette mystérieuse sueur. « Que veut dire cela , dit saint Augustin? C'est qu'il avait dessein de nous faire voir que l'Eglise, qui est son corps, devait de toutes parts dégoutter de sang : » Quid ostendebat, quandò per corpus orantis globi sanguinis destillabant, nisi quia corpus ejus, quod est Ecclesia, martyrum sanguine jam fluebat (1) ?

Vous me direz peut-être que les persécutions sont cessées. Il est vrai, les persécutions sont cessées, mais les martyres ne sont pas cessés. Le martyre de la pénitence est inséparable de la sainte Eglise. Ce martyre, à la vérité, n'a pas un appareil si terrible; mais ce qui semble lui manquer du côté de la violence, il le récompense par la durée. Pendant toute l'étendue des siècles, il faut que l'Eglise dégoutte de sang ; si ce n'est du sang que répand la tyrannie, c'est du sang que verse la pénitence. « Les larmes, selon la pensée de saint Augustin, sont le sang le plus pur de l’âme : » Sanguis animœ per lacrymas profluat (2). C'est ce sang qu'épanche la pénitence. Et pourquoi ne comparerai-je pas la pénitence au martyre? Autant que les saints retranchent de mauvais désirs, ne se font-ils pas autant de salutaires blessures? En déracinant l'amour-propre, ils arrachent comme un membre du cœur, selon le précepte de l'Evangile. Car l'amour-propre ne tient pas moins

 

1 Enar. in Psal. LXXXV, n. 1. — 2 Serm. CCCLI, n. 7,

 

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au cœur que les membres tiennent au corps : c'est le vrai sens de cette parole : « Si votre main droite vous scandalise, coupez, tranchez, dit le Fils de Dieu : » Abscide illam (1). C'est-à-dire, si nous l'entendons, qu'il faut porter le couteau jusqu'au cœur, jusqu'aux plus intimes inclinations. L'Apôtre a prononcé pour tous les hommes et pour tous les temps, que « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront persécution : » Omnes qui piè volunt vivere in Christo Jesu, persecutionem patientur (2). Ainsi au défaut des tyrans les saints se persécutent eux-mêmes, tant il est nécessaire que l'Eglise souffre. Une haine injuste et cruelle animait les empereurs contre les gens de bien : une sainte haine anime les gens de bien contre eux-mêmes.

O nouveau genre de martyre, où le martyr patient et le persécuteur sont également agréables; où Dieu, d'une même main, soutient celui qui souffre et couronne celui qui persécute. C'est le martyre de saint François, c'est où il a paru invincible; et quoique vous l'ayez déjà vu dans ce que je vous ai rapporté de sa vie, il faut encore ajouter un trait au tableau que j'ai commencé de sa pénitence, et puis nous passerons à sa charité.

Je dis donc qu'il y a deux choses qui composent la pénitence : la mortification du corps et l'abaissement de l'esprit. Car la pénitence, comme je l'ai touché au commencement de ce discours, est un sacrifice de tout l'homme, qui se jugeant digne du dernier supplice, se détruit en quelque façon devant Dieu. Par conséquent il est nécessaire, afin que le sacrifice soit plein et entier, de dompter et l'esprit et le corps : le corps par les mortifications, et l'esprit par l'humilité. Et d'autant que le sacrifice est plus agréable lorsque la victime est plus noble, il ne faut point douter que ce ne soit une action sans comparaison plus excellente, d'humilier son esprit devant Dieu que de châtier son corps pour l'amour de lui : de sorte que l'humilité est la partie la plus essentielle de la pénitence chrétienne. C'est pourquoi le docte Tertullien donne cette belle définition à la pénitence : « La pénitence dit-il c'est la science d'humilier l'homme : » Prosternendi et humilificandi hominis disciplina (3). D'où passant plus outre, je dis que

 

1 Marc, IX, 42. — 2 II Timoth., III, 12. — 3 De Pœnit., n. 9.

 

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si la vie chrétienne est une pénitence continuelle, ainsi que nous l'avons établi par la doctrine de saint Augustin, ce qui fait le vrai pénitent, c'est ce qui fait le vrai chrétien; et partant c'est en l'humilité que consiste la souveraine perfection du christianisme.

Ainsi ne vous persuadez pas avoir vu toute la pénitence de François de Paule, quand je vous ai fait contempler ses austérités : je ne vous ai encore montré que l'écorce. Tout sec et exténué qu'il est en son corps par les jeûnes et par les veilles, il est encore plus mortifié en esprit. Son âme est en quelque sorte pins exténuée ; elle est entièrement vide de ces vaines pensées qui nous enflent. Dans une pureté angélique, dans une vertu si constante, si consommée, il se compte pour un serviteur inutile, il s'estime le moindre de tous ses frères. Le souverain Pontife lui parle de le faire prêtre : François de Paule est effrayé du seul nom de prêtre. — Ha ! faire prêtre un pécheur comme moi ! — Cette proposition le fait trembler jusqu'au fond de l’âme. O confusion de notre siècle ! Des hommes tout sensuels comme nous se présentent audacieusement à ce redoutable (a) ministère, dont le seul nom épouvante cet ange terrestre ! Pour les honneurs du siècle, jamais homme les a-t-il plus méprisés? Il ne peut seulement comprendre pour quelle raison on tes nomme honneurs. O Dieu, quel coup de tonnerre fut-ce pour lui, lorsqu'on lui apporta la nouvelle que le roi Louis XI le voulait avoir à sa Cour, que le pape lui ordonnait d'y aller, et auparavant de passer à Rome! Combien regrettât-il la douce retraite de sa solitude, et la bienheureuse obscurité de sa vie ! Et pourquoi, disait-il, pourquoi faut-il que ce pauvre ermite soit connu des grands de la terre? Hé! dans quel coin pourrai-je dorénavant me cacher, puisque dans les déserts même de la Calabre je suis connu par un roi de France ?

C'est ici, chrétiens, où je vous prie de vous rendre attentifs à ce que va faire François de Paule : voici le plus grand miracle de ce saint homme. Certes je ne m'étonne plus qu'il ait tant de fois passé au milieu des flammes sans en avoir été offensé; ni de ce que domptant la fureur de ce terrible détroit de Sicile, fameux par tant de naufrages, il ait trouvé sur son seul manteau l'assurance

 

(a) Var. : Terrible.

 

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que les plus adroits nautonniers ne pouvaient trouver dans leurs grands navires. La Cour qu'il a surmontée a des flammes plus dévorantes, elle a des écueils plus dangereux; et bien que les inventions hardies de l'expression poétique n'aient pu nous représenter la mer de Sicile si horrible que la nature l'a faite, la Cour a des vagues plus furieuses, des abîmes plus creux et des tempêtes plus redoutables. Comme c’est de la Cour que dépendent toutes les affaires et que c'est aussi là qu'elles aboutissent, l'ennemi du genre humain y jette tous ses appas, y étale toute sa pompe. Là est l'empire de l'intérêt; là est le théâtre des passions; là elles se montrent les plus violentes; là elles sont les plus déguisées. Voici donc François de Paule dans un nouveau monde. Il regarde ce mouvement, ces révolutions, cet empressement éternel, et uniquement pour des biens périssables, et pour une fortune qui n'a rien de plus assuré que sa décadence; il croit que Dieu ne l'a amené en ce lieu, que pour connaître mieux jusqu'où se peut porter la folie des hommes.

A Rome, le pape lui rend des honneurs extraordinaires; tous les cardinaux le visitent. En France trois grands rois le caressent, et après cela je vous laisse à penser si tout le monde lui applaudit. A peine peut-il comprendre pourquoi on le respecte si fort. Il ne s'élève point parmi des faveurs si inespérées; c'est toujours le même homme, toujours humble, toujours soumis. Il parle aux grands et aux petits avec la même franchise, avec la même liberté : il traite avec tous indifféremment par des discours simples, mais bien sensés, qui ne tendent qu'à la gloire de Dieu et au salut de leurs âmes. O personnage vraiment admirable! Doux attraits de la Cour, combien avez-vous corrompu d'innocents? Ceux qui vous ont goûtés ne peuvent presque goûter autre chose. Combien avons-nous vu de personnes, je dis même des personnes pieuses, qui se laissaient comme entraîner à la Cour sans dessein de s'y engager? Oh! non, ils se donneront bien de garde de se laisser ainsi captiver. Enfin l'occasion s'est présentée belle, le moment fatal est venu, la vague les a poussés et les a emportés ainsi que les autres. Ils n'étaient venus, disaient-ils, que pour être spectateurs de la comédie; à la fin, à force de la regarder, ils en ont

 

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trouvé l'intrigue si belle, qu'ils ont voulu jouer leur personnage. La piété même s'y glisse, souvent elle ouvre des entrées favorables; et après que l'on a bu de cette eau, tout le monde le dit, les histoires le publient, l’âme est toute changée par une espèce d'enchantement : c'est un breuvage charmé, qui enivre les plus sobres.

Cependant l'incomparable François de Paule est solitaire jusque dans la Cour : rien ne l'ébranlé, rien ne l'émeut; il ne demande rien, il ne s'empresse de rien, non pas même pour l'établissement de son Ordre ; il s'en remet à la Providence. Pour lui, il ne fait que ce qu'il a à faire, d'instruire ceux que Dieu lui envoie et d'édifier l'Eglise par ses bons exemples. Je pense que je ne dirai rien qui soit éloigné de la vérité, si je dis que la Cour de Louis XI devait être la plus raffinée de l'Europe : car s'il est vrai que l'humeur du prince règle les passions de ses courtisans, sous un prince si rusé tout le monde raffinait sans doute; c'était la manie du siècle, c'était la fantaisie de la Cour. François de Paule regarde leurs souplesses avec un certain mépris. Pour lui, bien qu'il soit obligé de converser souvent avec eux, il conserve cette bonté si franche et si cordiale, et cette naïve enfance de son innocente simplicité. Chacun admire une si grande candeur, et tout le monde demeure d'accord qu'elle vaut mieux que toutes les finesses.

Ici il me vient une pensée, de considérer lequel a l’âme plus grande et plus royale, de Louis ou de François de Paule. Oui, j'ose comparer un pauvre moine avec un des plus grands rois et des plus politiques qui ait jamais porté la couronne; et sans délibérer davantage, je donne la préférence à l'humble François. En quoi mettons-nous la grandeur de l’âme? Est-ce à prendre de nobles desseins ? Tous ceux de Louis sont enfermés dans la terre : François ne trouve rien qui soit digne de lui que le ciel. Louis, pour exécuter ce qu'il prétendait, cherchait mille pratiques et mille détours; et avec sa puissance royale, il ne pouvait si bien nouer ses intrigues, que souvent un petit ressort venant à manquer, toute l'entreprise ne fût renversée. François se propose de plus grands desseins, et sans aucun détour y va par des voies

 

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très-courtes et très-assurées. Louis, à ce que remarque l'histoire avec tous ses impôts et tous ses tributs (a), à peine a-t-il assez d'argent dans ses coffres pour réparer les défauts de sa politique. François rachète tous ses péchés, François gagne le ciel par ses larmes et par de pieux désirs; ce sont ses richesses les plus précieuses, et il en a dans son cœur un trésor immense et une source infinie. Louis, en une infinité de rencontres, est contraint de plier sous les coups de sa mauvaise fortune : et la fortune et le monde sont au-dessous de François. Enfin, pour vous faire voir la royauté de François, considérez ce prince qui tremble dans ses forteresses et au milieu de ses gardes. Il sent approcher une ennemie qui tranchera toutes ses espérances, et néanmoins il ne peut éviter ses attaques. Fidèles, vous entendez bien que c'est de la mort dont je parle. Regardez maintenant le pauvre François, voyez, voyez si la mort lui fait seulement froncer les sourcils : il la contemple avec un visage riant, il lui tend de bon cœur les mains, il lui montre l’endroit où elle doit frapper, il lui présente cette pourriture du corps. O mort, lui dit-il, quoique le monde t'appelle cruelle, tu ne me feras aucun mal, tu ne m'ôteras rien de ce que j'aime : tu ne rompras pas le cours de mes desseins; au contraire tu ne feras qu'achever l'ouvrage que j'ai commencé; tu me déferas tout à fait des choses dont il y a si longtemps que je tâche de me dépouiller ; tu me délivreras de ce corps. O mort, je t'en remercie : il y a près de quatre-vingts ans que je travaille moi-même à m'en décharger.

O fermeté invincible de François de Paule ! ô grande âme et vraiment royale! Que les rois de la terre se glorifient dans leur vaine magnificence : il n'y a point de royauté pareille à celle de François de Paule. Il règne sur ses appétits : il est paisible, il est satisfait. La vie la plus heureuse est celle qui appréhende le moins la mort. Et qui de nous aime si fort le monde, qu'il ne désirât plutôt de mourir comme le pauvre François de Paule que comme le roi Louis XI? Que si nous voulons mourir comme lui, il faudrait vivre aussi comme lui. Sa vie a donc été bienheureuse. Il est vrai qu'il s'est affligé par diverses austérités; mais souffrant

 

(a) Var. : Avec toutes ses extorsions violentes.

 

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pour l'amour de celui qui seul avait gagné ses affections, sa charité charmait tous ses maux, elle adoucissait toutes ses douleurs. O puissance de la charité ! direz-vous. Mais le voulez-vous voir par l'exemple de saint François, un moment d'audience satisfera ce pieux désir.

 

SECOND  POINT.

 

Ne vous étonnez pas, chrétiens, si dans une vie si dure, si laborieuse, l'admirable François de Paule a toujours un air riant et toujours un visage content. Il aimait, et c'est tout vous dire, parce que, dit saint Augustin, « celui qui aime ne travaille pas : » Qui amat non laborat (1). Voyez les folles amours du siècle, comme elles triomphent parmi les souffrances. Or la charité de Jésus venant d'une source plus haute, est aussi plus pressante et plus forte: Charitas Christi urget nos. Et encore que son cours soit plus réglé, il n'en est pas moins impétueux. Certes, il faut l'avouer, mes chers Frères, à notre grande confusion, que nous entendons peu ce que l'on nous dit de son énergie. Le langage de l'amour de Dieu nous est un langage barbare. Les âmes froides et languissantes, comme les nôtres, ne comprennent pas ces discours, qui sont pleins d'une ardeur si divine : Non capit ignitum eloquium frigidum pectus, disait le dévot saint Bernard (2). Si je vous dis que l'amour de Dieu fait oublier toutes choses aux âmes qui en sont frappées ; si je vous dis qu'en étant possédées, elles en perdent le soin de leur corps, qu'elles ne songent presque plus ni à l'habiller, ni à le nourrir, comme peut-être vous ne ressentez pas ces mouvements en vous-mêmes, vous prendrez peut-être ces vérités pour des rêveries agréables; et moi, qui suis bien éloigné d'une expérience si sainte, je ne pourrais jamais vous parler des doux transports de la charité, si je n'empruntais les sentiments des saints Pères.

Ecoutez donc le grand saint Basile, l'ornement de l'Eglise orientale, le rempart de la foi catholique contre la perfidie arienne. Voici comme parle ce saint évêque: « Sitôt que quelque rayon de cette première beauté commence à paraître sur nous, notre esprit

 

1 In Joan., tract. XLVIII, n. 1. — 2 In Cant., serm. LXXIX, n. 1.

 

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transporté par une ravissante douceur, perd aussitôt la mémoire de toutes ses autres occupations: il oublie toutes les nécessités de la vie. Nous aimons tellement cet amour bienheureux et céleste, que nous ne pouvons plus sentir d'autres flammes. » Fidèles, que veut-il dire, que nous aimons cet amour tout céleste? Cœlestem illum ac planè beatum amantes amorem (1). C'est par l'amour qu'on aime: mais comment se peut-il faire qu'on aime l'amour? Ah! c'est que l’âme fidèle, blessée de l'amour de son Dieu, aimant elle sent qu'elle aime, elle s'en réjouit, elle en triomphe de joie; elle commence à s'aimer elle-même, non pas pour elle-même, mais elle s'aime de ce qu'elle aime Dieu : Cœlestem illum ac planè beatum amantes amorem. Et cet amour lui plaît tellement, qu'en faisant toutes ses délices, elle regarde tout le reste avec indifférence. C'est ce que dit le tendre et affectueux saint Bernard, que celui qui aime, il aime: Qui amat, amat (2). Ce n'est pas, ce semble, une grande merveille. Il aime, c'est-à-dire, il ne sait autre chose qu'aimer; il aime, et c'est tout, si vous me permettez cette façon de parler familière. L'amour de Dieu, quand il est dans une âme, il change tout en soi-même: il ne souffre ni douleur, ni crainte, ni espérance que celles qu'il donne.

François de Paule, ô l'ardent amoureux! Il est blessé, il est transporté; on ne peut le tirer de sa chère cellule, parce qu'il y embrasse son Dieu en paix et en solitude. L'heure de manger arrive : il a une nourriture plus agréable, goûtant les douceurs de la charité. La nuit l'invite au repos : il trouve son véritable repos dans les chastes embrassements de son Dieu. Le roi le demande avec une extrême impatience: il a affaire, il ne peut quitter; il est renfermé avec Dieu dans de secrètes communications. On frappe à sa porte avec violence: la charité, qui a occupé tous ses sens par le ravissement de l'esprit, ne lui permet d'entendre autre chose que ce que Dieu lui dit au fond de son cœur dans un saint et ineffable silence. C'est qu'il aime son Dieu et qu'il aime tellement cet amour, qu'il veut le voir tout seul dans son cœur; et autant qu'il lui est possible, il en chasse tous les autres mouvements. Comme chacun parle de ce qu'il aime, et que

 

1 In Psal. XLIV, n. 6. — 2 In Cant., serm. LXXXIII, n. 3

 

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l'aimable François de Paule n'aime que ce saint et divin amour, aussi ne parle-t-il d'autre chose. Il avait gravée bien profondément au fond de son âme cette belle sentence du saint Apôtre : Omnia vestra in charitate fiant (1) : « Que toutes vos actions se fassent en charité. » Allons en charité, disait-il, faisons par charité : c'était la façon de parler ordinaire que ce saint homme avait toujours à la bouche, fidèle interprète du cœur. De cette sorte tous ses discours étaient des cantiques de l'amour divin, qui calmaient tous ses mouvements, qui enflammaient ses pieux désirs, qui charmaient toutes les douleurs de cette vie misérable.

Mais encore est-il nécessaire que je tâche de vous faire comprendre la force de cette parole, qui était si familière au Saint dont nous célébrons les louanges. Comprenez, comprenez, chrétiens, combien doivent être divins les mouvements des âmes fidèles. L'antiquité profane consacrait toutes nos affections, et en faisait ses divinités; et l'amour avait ses temples dans Rome, pour ne pas parler en ce lieu de ceux de la peur et des autres passions plus basses. Quand ils se sentaient possédés de quelque mouvement extraordinaire, ils croyaient qu'il venait d'un Dieu, ou bien que ce désir violent était lui-même leur Dieu : An sua cuique Deus fit dira cupido (2) ? Permettez-moi ce petit mot d'un auteur profane, que je m'en vais tâcher d'effacer par un passage admirable d'un auteur sacré. Il n'y a que les chrétiens qui puissent se vanter que leur amour est un Dieu. « Dieu est amour; Dieu est charité, » dit le bien-aimé disciple: Deus charitas est (3). « Et puisque Dieu est charité, poursuit-il, celui qui demeure en charité, demeure en Dieu et Dieu en lui : » Et qui manet in charitate, in Deo manet et Deus in eo. O divine théologie! Comprendrons-nous bien ce mystère? Oui, certes, nous le comprendrons avec l'assistance divine, en suivant les vestiges des anciens docteurs.

Pour cela élevez vos esprits jusqu'aux choses les plus hautes, que la foi chrétienne nous représente. Contemplez dans la Trinité adorable le Père et le Fils, qui enflammés l'un pour l'autre par le même amour, produisent un torrent de flammes, un amour personnel et subsistant, que l'Ecriture appelle le Saint-Esprit; amour

 

1 I Cor., XVI, 14. — 2 Virg., Aeneid., lib. IX, V. 185. — 3 I Joan., IV, 16.

 

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qui est commun au Père et au Fils, parce qu'il procède du Père et du Fils. C'est ce Dieu qui est charité, selon que dit l'apôtre saint Jean : Deus charitas est. Car de même que le Fils de Dieu procédant par intelligence, il est intelligence et par soi : ainsi le Saint-Esprit procédant par amour est amour. C'est pourquoi le dévot saint Bernard voulant nous exprimer que le Saint-Esprit est amour, il l'appelle le baiser de la bouche de Dieu, un fleuve de joie, un fleuve de vin pur, un fleuve de feu céleste, un qui vient de deux, qui unit les deux, lien vital et vivant : Unus ex duobus, uniens ambos, vivificum gluten (1). En quoi il suit la profonde théologie de son maître saint Augustin, qui appelle le Saint-Esprit le lien commun du Père et du Fils (2) : et de là vient que les Pères l'ont appelé le saint complément de la Trinité (3) ; d'autant que l'union, c'est ce qui achève les choses : tout est accompli quand l'union est faite, on ne peut plus rien ajouter.

C'est donc ce Dieu charité qui est l'amour du Père et du Fils, qui descendant en nos cœurs y opère la charité. « Celui, dit saint Augustin, qui lie la société du Père et du Fils, c'est lui qui lie la société et entre nous et avec le Père et le Fils. Ils nous réduisent en un par le Saint-Esprit, qui est commun à l'un et à l'autre, qui est Dieu et amour de Dieu : » Quod ergò commune est Patri et Filio, per hoc nos voluerunt habere communionem et inter nos et secum, et per illud donum nos colligere in unum quod, ambo habent unum, hoc est, per Spiritum sanctum Deum et donum Dei (4). C'est donc le Saint-Esprit qui étant dès l'éternité le lien du Père et du Fils, puis se communiquant à nous par une miséricordieuse condescendance, nous attache premièrement à Dieu par un pur amour et par le même nœud nous unit les uns aux autres. Telle est l'origine de la charité, qui est la chaîne qui lie toutes choses : c'est ce Dieu charité. Il n'est pas plutôt en nos âmes que lui, qui est amour et charité, il les embrase de ses feux, il y coule un amour qui lui ressemble en quelque sorte : à cause qu'il est le Dieu charité, il nous donne la charité. Remplis de cet amour

 

1 In Cant., serm. VIII, n. 2; in Ascens Dom., serm. V, n. 13; in Fest. Pent. serm. III, n. 1.— 2 S. August., serm. LXXI, 11. 18; serm. CCXIII, n. 6; Enchir., cap. LVI, n. 15. — 3 S. Basil., lib. de Spir. sancto, cap. XVIII, n. 45. — 4 S. August., serai, LXXI, n. 18.

 

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qui procède du Père et du Fils, nous aimons le Père et le Fils, et nous aimons aussi avec le Père et le Fils cet amour bienheureux qui nous fait aimer le Père et le Fils, dit saint Augustin. Ne vous souvient-il pas de ce que nous disions tout à l'heure, que nous aimions l'amour? C'est le sens profond de cette parole de saint Basile, que nous n'avions pour lors que légèrement effleuré. Ce baiser divin, souvenez-vous que c'est saint Bernard qui appelle ainsi le Saint-Esprit, ce baiser mutuel que le Père et le Fils se donnent dans l'éternité et qu'ils nous donnent après dans le temps, nous nous le donnons les uns aux autres par un épanchement d'amour. C'est en cette manière que la charité passe du ciel en la terre, du cœur de Dieu dans le cœur de l'homme, où, comme dit l'Apôtre (1), « elle est répandue par le Saint-Esprit qui nous est donné. » Par où vous voyez ces deux choses, que le Saint-Esprit nous est donné, et que par lui la charité nous est donnée; et partant il y a en nos cœurs, premièrement la charité incréée qui est le Saint Esprit, et après, la charité créée qui nous est donnée par le Saint-Esprit. De là vient que l'apôtre saint Jean, qui a dit que Dieu est charité, dit dans le même endroit que la charité est de Dieu : Charitas ex Deo est (2). Car le Saint-Esprit n'est pas plutôt dans nos âmes, que les embrasant de ses feux, il y coule un amour qui lui est en quelque sorte semblable : étant le Dieu charité, il y opère la charité. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean considérant le ruisseau dans sa source, et la source dans le ruisseau, prononce cette haute parole que « Dieu est charité, » et que « qui demeure en charité, demeure en Dieu et Dieu en lui. »

Que dirai-je maintenant de vous, ô admirable François de Paule, qui n'avez que la charité dans la bouche, parce que vous n'avez que la charité dans le cœur? Je ne m'étonne pas, chrétiens, de ce que dit de ce saint personnage le judicieux Philippe de Comines, qui l'avait vu souvent en la Cour de Louis XI : « Je ne pense, dit-il, jamais avoir vu homme vivant de si sainte vie, où il semblât mieux que le Saint-Esprit parlait par sa bouche. » C'est que ses paroles et son action étant animées parla charité, semblaient n'avoir rien de mortel, mais faisaient éclater tout

 

1 Rom., V, 5. — 2 I Joan., IV, 7.

 

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visiblement l'opération de l'Esprit de Dieu, souverain moteur de son âme. De là vient ce que remarque le, même auteur, que bien qu'il fût ignorant et sans lettres, il parlait si bien des choses divines et dans un sens si profond, que tout le monde en était étonné. C'est que ce maître tout-puissant l'enseignait par son onction. Enfin c'était par sa charité qu'il semblait avoir sur toutes les créatures un commandement absolu, parce que uni à Dieu par une amitié si sincère, il était comme un Dieu sur la terre, selon ce que dit l'apôtre saint Paul, que « qui s'attache à Dieu est un même esprit avec lui : » Qui autem adhaeret Domino, unus spiritus est (1).

C'est une chose admirable, que la miséricorde de notre Dieu ait porté cette majesté souveraine à se rabaisser jusqu'à nous, non-seulement par une amitié cordiale, mais encore quelquefois, si je l'ose dire, par une étroite familiarité. « Je viens, dit-il, frapper à la porte; si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai avec lui et je souperai avec lui, et lui avec moi : » Ecce sto ad ostium et pulso ; si quis audierit vocem meam et aperuerit mihi januam, intrabo ad illum et cœnabo cum illo, et ipse mecum (2). Se peut-il rien de plus libre? François de Paule, ce bon ami, étant ainsi familier avec Dieu à cause de son innocence, il disposait librement des biens de son Dieu, qui semblait lui avoir tout mis à la main. Aussi certes, s'il m'est permis de parler comme nous parlons dans les choses humaines, ce n'était pas une connaissance d'un jour. Le saint homme François de Paule ayant commencé sa retraite à douze ans, et ayant toujours donné dès sa tendre enfance des marques d'une pieté extraordinaire, il y a grande apparence qu'il a toujours conservé l'intégrité baptismale; et ce sont ces âmes que Dieu chérit, ces âmes toujours fraîches et toujours nouvelles, qui gardant inviolablement leur première fidélité, après une longue suite d'années paraissent telles devant sa face, aussi saintes, aussi innocentes qu'elles sortirent des eaux du baptême. Et c'est, mes Frères, ce qui me confond. O Dieu de mon cœur, quand je considère que cette âme si chaste, si virginale, cette âme qui est toujours demeurée dans la première enfance du saint baptême,

 

1 I Cor., VI, 17. — 2 Apoc., III, 20.

 

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fait une pénitence si rigoureuse, je frémis jusqu'au fond de l’âme. Fidèles, quelle indignité! Les innocents font pénitence, et les criminels vivent dans les délices.

O sainte pénitence, autrefois si honorée dans l'Eglise, en quel endroit du monde t'es-tu maintenant retirée? Elle n'a plus aucun rang dans le siècle : rebutée de tout le monde, elle s'est jetée dans les cloîtres ; et néanmoins ce n'est pas là qu'elle est le plus nécessaire. C'est là que se retirent les personnes les plus pures; et nous qui demeurons dans les attachements de la terre, nous que les vains désirs du siècle embarrassent en tant de pratiques criminelles, nous nous moquons de la pénitence, qui est le seul remède de nos désordres. Consultons-nous dans nos consciences : sommes-nous véritablement chrétiens? Les chrétiens sont les enfants de Dieu, et les enfants de Dieu sont poussés par l'Esprit de Dieu; et ceux qui sont poussés par L'Esprit de Dieu, la charité de Jésus les presse. Hélas! oserions-nous bien dire que l'amour de Jésus nous presse, nous qui n'avons d'empressement que pour les biens de la terre, qui ne donnons pas à Dieu un moment de temps bien entier? Chauds pour les intérêts du monde, froids et languissants pour le service du Sauveur Jésus. Certes, si nous étions, je ne dis pas pressés, nous n'en sommes plus à ces termes ; mais si nous étions tant soit peu émus par la charité de Jésus, nous ne ferions pas tant de résolutions inutiles : le saint jour de Pàque ne nous verrait pas toujours chargés des mêmes crimes, dont nous nous sommes confessés les années passées. Fidèles, qui vous étonnez de tant de fréquentes rechutes, ah ! que la cause en est bien visible ! Nous ne voulons point nous faire de violence, nous voulons trop avoir nos commodités, et les commodités nous mènent insensiblement dans les voluptés: ainsi accoutumés à une vie molle, nous ne pouvons souffrir le joug de Jésus. Nous nous impatientons contre Dieu des moindres disgrâces qui nous arrivent, au lieu de les recevoir de sa main pour l'expiation de nos fautes; et dans une si grande délicatesse, nous pensons pouvoir honorer les Saints, nous faisons nos dévotions à la mémoire de François de Paule. Est-ce honorer les Saints, que de condamner leur vie par une vie toute opposée? Est-ce honorer les Saints, que

 

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d'entendre parler de leurs vertus, et n'être pas touchés du désir de les imiter ? Est-ce honorer les Saints, que de regarder le chemin par lequel ils sont montés dans le ciel, et de prendre une route contraire?

Figurez-vous, mes Frères, que le vénérable François de Paule vous paraît aujourd'hui sur ces terribles autels, et qu'avec sa gravité et sa simplicité ordinaire : Chrétiens, vous dit-il, qu'êtes-vous venus faire en ce temple ? Ce n'est pas pour m'y rendre vos adorations : vous savez qu'elles ne sont dues qu'à Dieu seul. Vous voulez peut-être que je m'intéresse de vos folles prétentions. Vous me demandez une vie aisée, à moi qui ai mené une vie toujours rigoureuse. Je présenterai volontiers vos vœux à notre grand Dieu, au nom de son cher Fils Jésus-Christ, pourvu que ce soit des vœux qui paraissent dignes de chrétiens. Mais apprenez de moi que si vous désirez que nous autres amis de Dieu priions pour vous notre commun Maître, il veut que vous craigniez ce que nous avons craint, et que vous aimiez ce que nous avons aimé sur la terre. Eu vivant de la sorte, vous nous trouverez de vrais frères et de charitables intercesseurs.

Allons donc tous ensemble, fidèles, allons rendre les vrais honneurs à l'humble François de Paule. Je vous ai apporté en ce lieu des reliques de ce saint homme : l'odeur qui nous reste de sa sainteté et la mémoire de ses vertus, c'est ce qu'il a laissé sur la terre de meilleur et de plus utile : ce sont les reliques de son âme. Baisons ces précieuses reliques, enchâssons-les dans nos cœurs comme dans un saint reliquaire. Ne souhaitons pas une vie si douce ni si aisée; ne soyons pas fâchés quand elle sera détrempée de quelques amertumes. Le soldat est trop lâche, qui veut avoir tous ses plaisirs pendant la campagne : le laboureur est indigne de vivre, qui ne veut point travailler avant la moisson. Et toi, dit Tertullien (1), tu es trop délicat chrétien, si tu désires les voluptés même dans le siècle. Notre temps de délices viendra- c'est ici le temps d'épreuve et de pénitence. Les impies ont leur temps dans le siècle, parce que leur félicité ne peut pas être éternelle : le nôtre est différé après cette vie, afin qu'il puisse s'étendre dans

 

1 De Spectac., n. 28.

 

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les siècles des siècles. Nous devons pleurer ici-bas, pendant qu'ils se réjouissent: quand l'heure de notre triomphe sera venue, ils commenceront à pleurer. Gardons-nous bien de rire avec eux, de peur de pleurer aussi avec eux : pleurons plutôt avec les Saints, afin de nous réjouir en leur compagnie. Gémissons en ce monde, comme a fait le pauvre François : soyons imitateurs de sa pénitence, et nous serons compagnons de sa gloire. Amen.

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