Saint Benoît
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Académie Française

 

PANÉGYRIQUE DE SAINT BENOÎT   (a).

 

Egredere.

Sors. Genes., XII, 1.

 

Le croirez-vous, mes Frères, si je vous le dis, que toute la doctrine de l'Evangile, toute la discipline chrétienne, toute la

 

De Virg. veland., n. 16.

(a) Prêché dans une église de Bénédictins, à Paris, un 21 mars, vers 1665. Le  prédicateur dit : « ... Les belles règles de sobriété qu'il vous a données (saint Benoît): » il parlait donc à des Bénédictins.

Il  renvoie au Sermon sur la Purification, qui fut prêché au Louvre le 2 février

 

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perfection de la vie monastique est entièrement renfermée dans cette seule parole : Egredere, « Sors ? » La vie du chrétien est un long et infini voyage durant le cours duquel, quelque plaisir qui nous attache, quelque compagnie qui nous arrête (a), quelque ennui qui nous prenne, quelque fatigue qui nous accable, aussitôt que nous commençons de nous reposer, une voix divine s'élève d'en haut qui nous dit sans cesse et sans relâche : Egredere, « Sors. » et nous ordonne de marcher plus outre. Telle est la vie chrétienne, et telle est par conséquent la vie monastique. Car qu'est-ce qu'un moine véritable, et un moine digne de ce nom , sinon un parfait chrétien ? Faisons donc voir aujourd'hui, dans le Père et le Législateur, le modèle de tous les moines, la pratique exacte de ce beau précepte, après avoir imploré le secours d'en haut, etc.

 

Dans ce grand et infini voyage où nous devons marcher sans repos et nous avancer sans relâche, je remarque trois états et comme trois lieux où nous avons coutume de nous arrêter : ou bien nous nous arrêtons dans le plaisir des sens, ou bien dans la

 

1662; il composa donc le Panégyrique de saint Benoît après cette époque. D'une autre part, il a simplement esquissé les parties principales du discours; et nous savons qu'il n'adopta ce genre de composition que vers le milieu de la deuxième époque, lorsque l'usage de la chaire l'eut rendu complètement maître de l'expression; nous voilà donc ramenés à la date approximative de 1665.

Outre le Sermon sur la Purification, Bossuet en indique deux autres : un premier Panégyrique de saint Benoît, puis un Panégyrique de saint Thomas de Villeneuve; ces ouvrages ne sont pas arrivés jusqu'à nous, l'évêque de Troyes les a perdus.

On trouvera les deux passages que voici; d'abord : «..... Les vents sont bridés, toutes les tempêtes apaisées, le ciel est serein, la mer est unie,  le vaisseau s'avance tout seul;» ensuite : «.....L'esprit se laisse aller et sommeille : assuré sur la face de la mer calmée,... il lâche le gouvernail et laisse aller le vaisseau à l'abandon; les vents se soulèvent, il est submergé...» On voit que ces deux passages sont imités de Virgile ( Aeneid , lib V). Dans l'entraînement de la composition, l'auteur chrétien avait joint au prenner ces mots du poète latin : Ferunt ipsa œquora navem; et au second : O nimiùm cœlo et pelago confise sereno ! Dans une seconde lecture, trouvant ces citations profanes indignes de la chaire évangélique, il les a effacées. Déforis et après lui tous ses successeurs les ont rétablies.

Et puisque nous venons de nommer Déforis, ajoutons qu'il a fini l'ébauche de Bossuet. Le peintre avait simplement esquissé le discours; le rapin l'a badigeonné d'un bout à l'autre.

Enfin nous avons imprimé d'après le manuscrit original, qui se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux.

 

(a) Var. : Quelque plaisir qui nous flatte, quelque compagnie qui nous amuse.

 

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satisfaction de notre esprit propre et dans l'exercice de notre liberté, ou bien enfin dans la vue de notre perfection. Voilà comme trois pays étrangers dans lesquels nous nous arrêtons, et ensuite nous n'arrivons pas en notre patrie (a).

Mais pour aller à la source et rendre la raison profonde de ces trois divers égarements , considérons tous les pas et remarquons les divers progrès que fait l’âme durant ce voyage. Ou nous nous arrêtons au-dessous de nous, ou nous nous arrêtons en nous-mêmes, ou nous nous arrêtons au-dessus de nous. Lorsque nous nous attachons au plaisir des sens, nous nous arrêtons au-dessous de nous. C'est le premier attrait de l’âme encore ignorante, lorsqu'elle commence son voyage. Elle trouve premièrement en son chemin cette basse région; elle y voit des fleuves qui coulent, des fleurs qui se flétrissent (b) du matin au soir, tout y passe dans une grande inconstance. Mais dans ces fleuves qui s'écoulent, elle trouve de quoi rafraîchir sa soif, elle promène ses désirs errants dans cette variété d'objets; et quoiqu'elle perde toujours ce qu'elle possède, son espérance flatteuse ne cesse de l'enchanter (c), de telle sorte qu'elle se plaît dans cette basse région. Egredere, «Sors;» songe que tu es faite à l'image de Dieu , rappelle ce qu'il y a en toi de divin et d'immortel : veux-tu être toujours captive des choses inférieures? Que si elle obéit à cette voix en sortant de ce pays, elle se trouve comme dans un autre qui n'est pas moins dangereux pour elle : c'est la satisfaction de son esprit propre. Nuls attraits que ses désirs , nulle règle que ses humeurs, nulle conduite que ses volontés. Elle n'est plus au-dessous d'elle ; elle commence à s'arrêter en elle-même : la voilà dans des objets et dans des attaches qui sont plus convenables à sa dignité. Et toutefois l'oracle la presse, et lui dit encore : Egredere, « Sors. » Ame, ne sens-tu pas par je ne sais quoi de pressant qui te pousse au-dessus de toi, que tu n'es pas faite pour toi-même? Un bien infini t'appelle ; Dieu même te; tend les bras : sors donc de cette seconde région, c'est-à-dire de la satisfaction de ton esprit propre.

Ainsi, mes Frères, elle arrivera à ce qu'il y a de plus relevé et

 

(a) Var. : Et n'arrivons jamais à notre patrie. — (b) Qui se fanent.— (c) De l'amuser.

 

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de plus sublime, et commencera de s'unira Dieu; et alors ne lui sera-t-il pas permis de se reposer? Non, il n'y a rien de plus dangereux* Car c'est là qu'une secrète complaisance fait qu'on s'endort dans la vue de sa propre perfection; tout est calme, tout est accoisé ; toutes les passions sont vaincues, toutes les humeurs domptées; l'esprit même, avec sa fierté et son audace naturelle, abattu et mortifié : il est temps de se reposer. Non, non; Egredere, « Sors. » Il nous est tellement ordonné de cheminer sans relâche, qu'il ne nous est pas même permis de nous arrêter en Dieu. Car quoiqu'il n'y ait rien au-dessus de lui à prétendre, il y a tous les jours à faire en lui de nouveaux progrès ; et il découvre pour ainsi dire tous les jours à notre ardeur de nouvelles infinités. Ainsi nous renfermer dans certaines bornes, c'est entreprendre de resserrer l'immensité de sa nature.

Allez donc sans vous arrêter jamais; perdez la vue de toute la perfection que vous pouvez avoir acquise; marchez de vertus en vertus, si vous voulez être dignes de voir le Dieu des dieux en Sion. Telle est la vie chrétienne; telle est l'institution monastique, conformément à laquelle nous regarderons saint Benoît dans une continuelle sortie de lui-même , pour se perdre saintement en Dieu. Nous le verrons premièrement sortir des plaisirs des sens par la mortification et la pénitence ; secondement, de la satisfaction de l'esprit par l'amour de la discipline et de la régularité monastique; enfin sortir de la vue.de sa propre perfection par une parfaite humilité et un ardent désir de croître. C'est le sujet de ce discours.

 

PREMIER  POINT.

 

Nous lisons de l'enfant prodigue qu'en sortant de la maison paternelle, il fut en une région fort éloignée : In regionem longinquam (1). C'est l'image des égarements de notre âme qui s'étant retirée de Dieu, ô qu'il est vrai qu'elle s'est perdue dans une région bien éloignée, Jusqu'à être captive des sens. Voyez en quelle hauteur elle devait être, (a) Qui futurus fuerat etiam carne

 

1 Luc., XV, 13.

 

(a) Note marg. : Voy. Serm. de la Purification, au Louvre.

 

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spiritualis (1), parce que l'esprit devait régir, etc. Voilà où elle était établie. Factus est etiam mente carnalis (2) : voilà l'extrémité, voilà l'exil où elle a été reléguée. Description de cet exil (a). Egredere, egredere, sors, sors d'une si infâme servitude et d'un bannissement si honteux : Caveatur delectalio, cui mentem enervandam non oportet dari (3); — fortitudinem suam ad te custodiant, nec eam spargant indeliciosas lassitudines (4).

Saint Benoît a écouté cette voix à Home, parmi la jeunesse licencieuse. Aussitôt qu'il fut arrivé à cet âge ardent où je ne sais quoi commence à se remuer dans le cœur, que la contagion des mauvais exemples et sa propre inquiétude précipitent à toute sorte d'excès, aussitôt il se sentit obligé à prêter l'oreille attentive à celui qui lui disait : Egredere, « Sors. » J'aurais besoin d'emprunter ici les couleurs de la poésie pour vous représenter vivement cette affreuse solitude, ce désert horrible et effroyable dans lequel il se retira. Un silence affreux et terrible, qui n'était interrompu que par les cris des bêtes sauvages; et comme si ce désert épouvantable n'eût pas été suffisant pour sa retraite, au milieu de ces vallons inhabités et de ces roches escarpées, il se choisit encore un trou profond , dont les bêles mêmes n'auraient pu qu'à peine faire leur tanière. C'est là que se cache ce saint jeune homme, ou plutôt c'est là qu'il s'enterre tout vivant, pour y faire mourir tous les sens, jusqu'aux affections les plus naturelles.

Sa vie. Le religieux Romain le nourrit du reste de son jeune. (b) Ah ! dans les superfluités et dans l'abondance , nous ne trouvons rien pour les pauvres ; et celui-ci dans sa pauvreté, après que la pénitence avait soigneusement retranché tout ce qu'elle pouvait, ne laisse pas de trouver encore de quoi nourrir saint Benoît ; et tous deux vivent ensemble, non tant d'un même repas que d'un même jeune.

C'est, mes Pères, dans cette retraite et parmi ces austérités qu'il méditait ces belles règles de sobriété qu'il vous a données : premièrement, d'ôter à la nature tout le superflu; secondement,

 

1 S. August., De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIV. — 2 Ibid. — 3 S. August., Confess., lib. X, cap. XXXIII. — 4 Ibid. cap. XXXIV.

 

(a) Voy. Etat de l’âme sous la dépendance des sens, XIe Méditation sur la pureté. — (b) Note marg. : Voy. Sermon de saint Benoît.

 

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pour s'empêcher de prendre du goût en prenant le nécessaire, rappeler l'esprit au dedans par la lecture et la méditation , ut non tam cœnam cœnent, quâm disciplinam (1) ; troisièmement. d'être sans inquiétude à l'égard de ce nécessaire, ne donner pas cet appui aux sens, que l'aliment nécessaire leur est assuré ; aucune prévoyance humaine, abandon à la Providence , ne pas plus craindre la faim que les autres maux , donner aux pauvres tout ce qui reste.

Mais voyons néanmoins encore comme il sortira de l'amour de ces infâmes plaisirs, dont les ardeurs insensées nous poussent à des excès si horribles. Saint Grégoire de Nysse a remarqué que l'Apôtre parle différemment de cette passion et des autres. Il veut qu'on fasse tête contre tous les vices, et il n'y a que celui-ci contre lequel il ordonne de s'assurer par la fuite. State succincti lumbos vestros (2) : demeurez, mettez-vous en défense, faites ferme. Mais parlant du vice d'impureté, toute l'espérance est dans la fuite; et c'est pourquoi il a dit : Fugite fornicationem (3). Militare prœceptum , dit saint Grégoire de Nysse (4) : tout le précepte de la milice dans cette guerre, c'est de savoir fuir, parce que tous les traits donnent dans les yeux, et par les yeux dans le cœur, si bien que le salut est d'éviter la rencontre et de détourner les regards.

Quel autre avait pratiqué avec plus de force cette noble et généreuse fuite que notre Saint ? Mais, ô faiblesse de notre nature, qui trouve toujours en elle-même le principe de sa perte ! le feu infernal le poursuit jusque dans cette grotte affreuse. Déjà elle lui paraît insupportable, déjà il regarde le monde d'un œil plus riant. Ses épines (a). Saint Grégoire. Voluptatem traxit in dolorem (5). Le sentiment de la volupté avait éveillé tous les sens, pour les appeler à la participation de ces douceurs pernicieuses; et pour détourner le cours de ces ardeurs sensuelles, il excite le sentiment de la douleur, qui éveille tous les sens d'une autre manière, pour les noyer dans l’amertume : Voluptatem traxit in dolorem : « Il

 

1 Tertull., Apolog., n. 39. — 2 Ephes., VI, 14. — 3 I Cor., VI, 18. — 4  Orat. de fug. fornic. — 5 S. Gregor. Mag., Dialog., lib. II, cap. II.

(a) Note marg. : Voy. Sermon de saint Benoît.

 

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tira en douleur tout le sentiment de la volupté. » C'est à quoi il employa ces épines : elles rappelèrent en son souvenir, et l'ancienne malédiction de notre nature, et les supplices que le Sauveur a soufferts pour nos voluptés infâmes.

C'est ce que doit faire en nous le plaisir des sens : aussitôt qu'il commence à se réveiller, cette douceur trompeuse dont il nous séduit, nous doit rappeler la mémoire de ce trouble, de cette alarme, de cette amertume, où ces excès ont plongé la sainte âme de notre Sauveur. Ne croyons pas que ce combat nous soit inutile; au contraire la victoire nous est assurée. Saint Benoît par ce seul effort a vaincu pour jamais la concupiscence (a) : Exercet minora certamina, non virtutum diminutione, sed hostium (1). Sortez donc du plaisir des sens; mais prenez garde, mes Frères, qu'en sortant de cet embarras pour aller à Dieu librement, vous ne vous arrêtiez pas en chemin, et ne soyez pas retenus par la satisfaction de l'esprit.

 

SECOND  POINT.

 

Saint Augustin nous apprend (2) que dans cette grande chute de notre nature, l'homme en se séparant de Dieu tomba premièrement sur soi-même. Il n'en est pas demeuré là, à la vérité; et s'étant brisé par l'effort d'une telle chute, ses désirs qui étaient réunis en Dieu, mis en plusieurs pièces par cette rupture, furent partagés deçà et delà et tombèrent impétueusement dans les choses inférieures. Mais ils ne furent pas précipités tout à coup à ce bas étage : et notre esprit détaché de Dieu, demeura premièrement arrêté en lui-même par la complaisance à ses volontés et l'amour de sa liberté déréglée.

En effet cet amour de la liberté est la source du premier crime. Un saint pape nous apprend que « l'homme a été déçu par sa liberté : » Suâ in œternum libertate deceptus (3). Il a été trompé par sa liberté, parce qu'il en a voulu faire une indépendance : il a été trompé par sa liberté, parce qu'il l'a élevée jusqu'à l'audace

 

1 S. August., Cont. Julian., lib.  VI,  cap. XVIII, n. 56. — 2 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII. — 3 Innocent. I, epist. XXIV, ad Conc. Carth.

 

(a) Voy. Sermon de saint Thomas (Id.).

 

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de la rébellion : il a été trompé par sa liberté, parce qu'il a voulu la fausse douceur de faire ce que nous voulons au préjudice de ce que Dieu veut. Tel est le péché du premier homme, qui ayant passé à ses descendants, tel qu'il a été dans la source, a imprimé au fond de nos cœurs une liberté indomptée et un amour d'indépendance.

Nous nous relevons de notre chute avec le même progrès par lequel nous sommes tombés. Comme donc, en nous retirant «le Dieu, nous nous sommes arrêtés en nous-mêmes avant que de nous engager tout à fait dans les choses inférieures : ainsi sortant de ce bas étage, nous avons beaucoup à craindre de nous arrêter encore à nous-mêmes plutôt que de nous réunir tout à fait à Dieu. C'est à quoi s'est opposé le grand saint Benoît, lorsqu'il vous a obligés si exactement à la loi de l'obéissance, (a) Laisser tous les ouvrages imparfaits, afin que l'ouvrage de l'obéissance soit parfaitement accompli. Image de la souveraineté de Dieu. Honorer la dépendance souveraine où sa grandeur et sa majesté tiennent toutes choses. — Exactitude de la règle à décrire l'obéissance. Dompter par la discipline cette liberté indomptable, etc.

Exhortation aux Pères de pratiquer l'obéissance. Les mondains à la servitude par la liberté; nous, à la liberté par la dépendance : Nolens quò nollem perveneram (1). Voulez-vous que vos passions soient invincibles? Qui de nous n'espère pas de les vaincre un jour? Mais en les autorisant par notre liberté indocile, nous les mettons en état de ne pouvoir plus être réprimées. Vous suivez vos inclinations; vous faites ce que vous voulez; vous ne pouvez plus en être le maître, vous voilà où vous ne voulez pas. Vous vous engagez à cet amour, vous allez où vous voulez ; vous ne pouvez plus vous en déprendre; et ces chaînes que vous avez vous-même forgées, etc. Vous voilà donc où vous ne voulez pas. Ainsi, à la servitude par la liberté.

Prenez une voie contraire : allez à la liberté par la dépendance. Qu'est-ce que la liberté des enfants de Dieu, sinon une dilatation et une étendue d'un cœur qui se dégage de tout le fini? Egredere ;

 

1 S. August., Confess., lib. VIII, cap. V.

 

(a) Note marg. : Voy. Regul. S. Benedicti, cap. V.

 

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par conséquent coupez, retranchez. Notre volonté est finie; et tant qu'elle se resserre en elle-même, elle se donne des bornes. Voulez-vous être libre, dégagez-vous, n'ayez plus de volonté que celle de Dieu : ainsi vous entrerez dans les puissances du Seigneur; et oubliant votre volonté propre, vous ne vous souviendrez plus que de sa justice, (a)

Mais peut-être que vous direz : Comment est-ce que saint Benoît a pratiqué cette obéissance, lui qui a toujours gouverné? Et moi je vous répondrai qu'il a pratiqué l'obéissance, lorsque malgré son humilité il a accepté le commandement. Je vous répondrai encore une fois qu'il a pratiqué l'obéissance, lorsqu'il s'est laissé forcer par la charité à quitter la paix.de sa retraite. Enfin je vous répondrai qu'il a pratiqué l'obéissance , lorsqu'il a exercé son autorité.

Quelle est la supériorité ecclésiastique? Dans le monde, l'autorité attire à soi les pensées des autres, captive leurs humeurs sous la sienne. Dans les supériorités ecclésiastiques on doit s'accommoder aux humeurs des autres, parce qu'on doit rendre l'obéissance non-seulement ponctuelle, mais volontaire; parce qu'on doit non-seulement régir, mais guérir les âmes, non-seulement les conduire, mais les supporter. Saint Benoît a bien entendu cette vérité, lorsqu'il a dit ces mots touchant l'Abbé : Quàm arditum sit regere animas et multorum servire moribus (1) ! admirable alliance! régir et servir, telle est l'autorité ecclésiastique. Il y a cette différence entre celui qui gouverne et celui qui obéit, que celui qui obéit ne doit obéir qu'à un seul, et que celui qui gouverne obéit à tous; si bien que sous le nom de Père, sous le nom de Supérieur et de Maître spirituel, il est effectivement serviteur de tous ses frères : Omnium me servum feci (2). Ainsi celui de tous dont la volonté est la plus captive, c'est le supérieur. Car il ne doit jamais agir suivant son inclination, mais selon le besoin des autres. Saint Benoît: Exhortationibus, suasionibus, correptionibus, omnibus se conformet et aptet (3). Nul, par conséquent, ne doit être plus dénué de son esprit propre et de sa propre volonté. Comparaison de l'eau et des corps solides qui ont leur figure

 

1 Reg., cap. II. — 2 I I Cor., IX, 19. — 3 Reg., cap. II.

 

(a) Note marg. ; Voy. Serm. Simile est regnum cœlorum, etc.

 

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propre. Ainsi ceux qui ont leur volonté ne fléchissent pas facilement aux besoins des autres, (a)

Exhortation à l'obéissance. C'est la guide des mœurs, le rempart de l'humilité, la vie de l'esprit et la mort assurée de l'amour-propre. Vous avez, mes Pères, un exemple domestique de la vertu de l'obéissance. Description de saint Maur et de saint Placide (b)... A quoi attribuerai-je un si grand miracle? Ou à la force de l'obéissance, ou à celle du commandement? Grande question, dit saint Grégoire (1), entre saint Benoît et saint Maur. Mais disons, pour fa décider, que l'obéissance porte grâce pour accomplir l'effet du commandement, que le commandement porte grâce pour donner efficace à l'obéissance.

Marchez, mes Pères, sur les flots avec le secours de l'obéissance; vous trouverez de la consistance au milieu de l'inconstance des choses humaines. Les flots n'auront point de force pour vous abattre, ni les abîmes pour vous engloutir. Vous demeurerez immuables comme si tout faisait ferme sous vos pieds, etc. Mais quand vous serez arrivés à cette perfection éminente de renoncer à la satisfaction de votre esprit propre, ne vous arrêtez pas en si beau chemin : Egredere, « sortez, » passez outre.

 

TROISIÈME  POINT.

 

La perfection chrétienne n'est pas dans un degré déterminé, elle consiste à croître toujours. Jésus-Christ en est le modèle ; la nécessité de le suivre, l'impossibilité d'y atteindre, par conséquent avancer sans cesse et sans se relâcher jamais. Egredere, egredere; quelque part où vous soyez, passez outre, (c)

Le voyage chrétien est de tendre à une haute éminence par un chemin droit, avec un poids d'une pesanteur infinie qui nous

 

1 Dialog., lib. II. cap. VII.

 

(a) Note marg. : Voy. Serm. Saint Thomas de Villeneuve. — (b) Déforis raconte ainsi, dans le texte même de Bossuet, le fait indiqué par le grand orateur: « Le jeune Placide, tombé dans un lac en y puisant de l'eau, est près de s'y noyer, lorsque saint Benoit ordonne à saint Maur, son fidèle disciple, de courir promptement pour le retirer. Sur la parole de son maître, Maur part sans hésiter, sans s’arrêter aux difficultés de l'entreprise; et plein de confiance dans l'ordre qu'il avait reçu, il marche sur les eaux avec autant de fermeté que sur la terre, et retire Placide du gouffre où il allait être abimé. » — (c) Note marg. : Serm. Sequere me, IIIe point.

 

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entraîne en bas. Tel est l'état du chrétien : il faut toujours être en action, toujours grimper, toujours faire effort. Car dans un chemin si droit, avec un poids si pesant (a), qui ne court pas retombe, qui languit meurt bientôt, qui ne fait pas tout ne fait rien, qui n'avance pas recule en arrière.

Saint Benoît, chapitre dernier de la Règle, après les avoir menés par tous les sentiers de la perfection, à la fin il les rappelle au premier pas, ut initium aliquod conversationis nos demonstremus habere. Toujours les tenir en haleine. Quisquis igitur ad patriam cœlestem festinas, hanc minimum inchoationis regulam, Deo adjuvante, perficias; et tunc demùm ad majora doctrinœ virtutumque culmina, Deo protegente, pervernies.

Deux raisons : l'une, que si l'on croit être parvenu au but, si l'on croit avoir fait quelque progrès, on se relâche; le sommeil nous prend, on périt. Assoupissement de l’âme, qui croit être avancée dans la perfection. En nous, une partie languissante, qui est toujours prête à s'endormir, toujours fatiguée, toujours accablée, qui ne cherche qu'à se laisser aller au repos. L'esprit veille et dispute contre le sommeil: Vigilate (1). Cette partie languissante et endormie lui dit pour l'inviter au repos : Tout est calme, tout est tranquille; les passions sont vaincues, les vents sont bridés, toutes les tempêtes apaisées, le ciel est serein, la mer est unie, le vaisseau s'avance tout seul, etc. Voyez comme le ciel est serein. Ne voulez-vous pas prendre un peu de repos? L'esprit se laisse aller et sommeille : assuré sur la face de la mer calmée et sur la protection du Ciel expérimentée souvent, il lâche le gouvernail, et laisse aller le vaisseau à l'abandon ; les vents se soulèvent, il est submergé. O esprit qui vous êtes fié vainement et en la grâce du ciel et au calme trompeur de vos passions, vous servirez d'exemple à jamais des périls où jette les âmes une folle et téméraire confiance !

L'autre raison: la vanité. (b) Et ideà vivo, quia triumphas (2). C'est dans cette vue, mes Pères, que saint Benoît, votre bienheureux législateur, vous ramène toujours au commencement,

 

1 Matth., XVI, 41. — 2 S. August., De nat. et grat., n. 35.

(a) Var. : Pressant. — (b) Note marg. : Voy. Serm. De la virginité, à la fin.

 

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jugeant bien que la vie spirituelle ne peut subsister sans un continuel renouvellement de ferveur. C'est pour cela qu'il appelle l'accomplissement de sa règle un petit commencement. Car parlons en vérité de cette règle ; et pour couronner cette humilité qui l'a si saintement déprimée, relevons-la aujourd'hui et célébrons sa grandeur et sa perfection devant l'Eglise de Dieu.

Cette règle, c'est un précis du christianisme, un docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Evangile, de toutes les institutions des saints Pères, de tous les conseils de perfection. Là paraissent avec éminence la prudence et la simplicité, l'humilité et le courage, la sévérité et la douceur, la liberté et la dépendance ; là, la correction a toute sa fermeté, la condescendance tout son attrait, le commandement sa vigueur et la sujétion son repos, le silence sa gravité et la parole sa grâce, la force son exercice et la faiblesse son soutien, etc. Et toutefois, mes Pères, il l'appelle un commencement pour vous nourrir toujours dans la crainte.

Tremblez ici, chrétiens. Ceux qui sont dans le port frémissent, et ceux qui sont dans les tempêtes vivent assurés. O que ces voies sont contraires ! ô que les uns ou les autres sont insensés ! Qui jugera ce différend? qui décidera ce doute? qui terminera ce procès ? Chacun a pris son parti, et s'est intéressé dans sa propre cause. Jugez-nous, Sagesse; tranchez par votre autorité souveraine lesquels sont les sages, lesquels sont les fous. Ou si vous ne voulez pas nous parler vous-même, faites parler votre Apôtre : Cum metu et tremore (1). O vous qui êtes dans la voie de perfection, opérez votre salut avec tremblement. Car c'est Dieu seul qui vous tient. Si vous le quittez, il vous quitte ; si vous l'abandonnez, il vous abandonne ; si vous vous relâchez, il vous laisse aller. Mais s'il vous quitte, vous le quittez encore plus ; et s'il vous abandonne, vous vous éloignez jusqu'à l'infini ; et s'il vous laisse aller vous tombez jusqu'au fond du précipice. Que si ceux-là vivent en crainte, qui sont dans la voie de perfection, combien doivent être saisis de frayeur ceux qui s'abandonnent aux vices ?

Egredere, egredere. Récapitulation de tout le voyage. Exhortation à l'amour de la patrie. Amen.

 

1 Philip., II, 12.

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