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SERMONS DE VÊTURES
ET DE PROFESSIONS RELIGIEUSES.
SERMON
POUR
LA VÊTURE DE MADEMOISELLE DE BOUILLON
DE CHATEAU-THIERRY (a).
Oportet vos nasci denuò.
Il faut que vous naissiez encore une fois. Joan.,
III, 7.
Ce qui doit imposer silence, et
confondre éternellement ceux dont le cœur se laisse emporter à la gloire de leur
extraction, c'est l'obligation de renaître ; et de quelque grandeur qu'ils se
vantent, ils seront forcés d'avouer qu'il y a toujours beaucoup de bassesse
(a) Prêché aux Grandes-Carmélites, devant le nonce
apostolique et les deux reines, en 1660, le 8 septembre, jour de la Nativité de
la sainte Vierge.
Prêché aux Grandes-Carmélites. Après avoir parlé de la vie
religieuse qui bride la liberté de mal faire et la serre de près par une
discipline sévère, l'orateur ajoute, dans le premier point : « Telle est la vie
des carmélites. » Et dans le troisième point, relevant ce mot de saint Martin,
que « le triomphe de la modestie et la perfection de l'honnêteté, dans le sexe,
c'est de ne se laisser jamais voir, » il dit : « Cette belle sentence semble
être prononcée pour les carmélites. »
Devant le nonce apostolique et les deux reines. Bossuet dit
à l'illustre postulante, dans la péroraison : « Vous aurez cet honneur
extraordinaire, de le recevoir (l'habit religieux ) par les mains de cet
illustre prélat qui représente ici par sa charge la majesté du Siège
apostolique. » Plus loin, s'adressant à la reine mère, il la félicite d'avoir si
puissamment contribué à « cet admirable traité qui promettait enfin la paix
immuable, » c'est-à-dire au traité des Pyrénées qui réconcilia la France et
l'Espagne. Et plus loin encore, il dit à la reine régnante : « Que peut-on
imaginer de plus grand que d'être l'épouse chérie du premier monarque du monde ?
»
En 1660. La garantie, pour ainsi dire le sceau du traité «
qui promettait enfin la paix immuable, » ce fut le mariage qui unit l'infante
d'Espagne au roi de France. «L'épouse chérie du premier monarque du monde » fit
son entrée à Paris le 26 août 1660 au milieu des fêtes, des réjouissances, de
l'enthousiasme général. Le prédicateur pourra donc dire aux deux reines,
quelques jours après, dans une solennité religieuse qui anéantit les honneurs du
siècle : « Ce spectacle est digne de Vos Majestés ; et après ces cérémonies
magnifiques dans lesquelles on a étalé toutes les pompes du monde, il est juste
qu'elles assistent à celles où l'on apprend à les mépriser. »
Le jour de la Nativité de la sainte Vierge. Avant les mots
qu'on vient de lire, dans l'exorde, Bossuet parle de cette fête ; et il dit plus
bas qu'il ne peut « s'appliquer au sujet commun que l'Eglise traitait ce
jour-là, qui est la Nativité de Marie. »
Ajoutons que Mademoiselle de Bouillon, qui s'appela dans le
cloître Sœur Emilie de lu Passion, était sœur du duc Henri de Bouillon et tante
du grand Turenne. C'est de cet illustre capitaine que l'orateur parle dans ces
vœux : « Dieu veuille que l'année prochaine la compagnie soit complète, que ce
grand et invincible courage se laisse vaincre une fois,» etc. Espérée dès 1660,
la conversion de Turenne eut lieu en 1668.
Maintenant, deux observations générales. Plusieurs serinons
de vêtures semblent perdus pour la postérité; qu'il nous suffise d'en indiquer
deux, celui de Madame d'Albert de Luynes et celui de Madame de Rochefort. Le
premier fut prêché dans la célèbre abbaye de Jouarre, le 8 mai 1664. Trente
années plus tard, élevé sur le siège épiscopal, Bossuet rappelait souvent cette
grande journée dans l'édifiante correspondance qu'il entretint avec sa chère
fille en Jésus-Christ : « Chantez ces cantiques ( les Psaumes ), lui
disait-il, en vous élevant au comble de ce saint amour dont votre cœur fut
touché lorsque, remplie du dégoût du siècle, vous offrîtes à Dieu le sacrifice
de vos cheveux pour vous engager à le suivre, » — « Je vous reconnais toujours
pour ma première fille, et dès le temps de votre profession, et depuis mon
installation à Jouarre. » — « Je vous ai enfantée par la divine parole. » (Lettres
du 8 mars et du 5 novembre 1691.) Le second sermon, que nous voulons mentionner
aussi, fut prêché dans le couvent des Grandes-Carmélites, en présence de
plusieurs dames de la Cour; l'orateur avait choisi pour texte principal ces
paroles de saint Paul : Honora viduas quœ verè viduae sunt (I Tim.,
V, 3). La comtesse de Rochefort, après la mort de son mari, s'était retirée aux
Carmélites pour y prendre le voile.
Disons encore que les manuscrits des sermons de vêture sont
ou perdus sans retour, ou fermés sous triple serrure; nous n'en avons retrouvé
qu'un seul celui du premier Sermon pour la vêture d'une postulante bernardine.
Force nous a été de publier les autres sermons d'après les premières éditions, à
commencer par celle de Déforis. Nous avons constamment supprimé, sans nuire à la
clarté du sens, les intercalations explicatives de cet éditeur.
373
dans leur première naissance, puisqu'il n'est rien de plus
nécessaire que de se renouveler par une seconde. La véritable noblesse est celle
que l'on reçoit en naissant de Dieu. Aussi l'Eglise ne célèbre pas la Nativité
de Marie à cause qu'elle a tiré son origine d'une longue suite de rois, mais à
cause qu'elle a apporté la grâce en naissant en grâce, et qu'elle est née fille
du Père céleste.
Mesdames, vous verrez
aujourd'hui une de vos plus illustres sujettes, qui touchée de ces sentiments,
se dépouillera devant vous
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des honneurs que sa naissance lui donne. Ce spectacle est
digne de Vos Majestés; et après ces cérémonies magnifiques dans lesquelles on a
étalé toutes les pompes du monde, il est juste qu'elles assistent à celles où
l'on apprend à les mépriser. Elles viennent ici dans cette pensée, dans laquelle
je dois les entretenir pour ne pas frustrer leur attente. Que si la loi que
m'impose cette cérémonie particulière m'empêche de m'appliquer au sujet commun
que l’Eglise traite en ce jour, qui est la Nativité de Marie par la crainte
d'envelopper des matières si vastes et si différentes j'espère que Vos Majestés
me le pardonneront facilement et je me promets que la sainte Vierge ne m'en
accordera pas moins son secours, que je lui demande humblement par les paroles
de l'anse en lui disant : Ave, Maria.
Enfermer dans un lieu de
captivité une jeune personne innocente ; soumettre à des pratiques austères et à
une vie rigoureuse un corps tendre et délicat; cacher dans une nuit éternelle
une lumière éclatante, que la Cour aurait vue briller dans les plus hauts rangs
et dans les places les plus élevées, ce sont trois choses extraordinaires que
l'Eglise va faire aujourd'hui, et cette illustre compagnie est assemblée en ce
lieu pour ce grand spectacle.
Qui vous oblige, ma Sœur (car le
ministère que j'exerce ne me permet pas de vous appeler autrement, et je dois
oublier aussi bien que vous toutes les autres qualités qui vous sont dues ) ;
qui vous oblige donc à vous imposer un joug si pesant, et à entreprendre contre
vous-même, c'est-à-dire contre votre liberté, en vous rendant captive dans cette
clôture; contre le repos de votre vie, en embrassant tant d'austérités ; contre
votre propre grandeur, en vous jetant pour toujours dans cette retraite
profonde, si éloignée de l'éclat du siècle et de toutes les pompes de la terre?
J'entends ce que répond votre cœur ; et il faut que je le dise à ces grandes
reines et à toute cette audience. Vous voulez vous renouveler en Notre-Seigneur,
dans cette bienheureuse journée de la naissance de la sainte Vierge ; vous
voulez renaître par la grâce pour commencer une vie nouvelle, qui n'ait plus
rien de commun
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avec la nature, et pour cela ces grands changements sont
absolument nécessaires.
Et en effet, chrétiens, nous
apportons au monde, en naissant, une liberté indocile, qui affecte
l'indépendance ; une molle délicatesse, qui nous fait soupirer après les
plaisirs ; un vain désir de paraître, qui nous épanche au dehors et nous rend
ennemis de toute retraite. Ce sont trois vices communs de notre naissance; et
plus elle est illustre (a), plus ils sont enracinés dans le fond des
cœurs. Car qui ne sait que la dignité entretient (b) cette fantaisie
d'indépendance, que ce tendre amour des plaisirs est flatté par une nourriture
délicate, et enfin que cet esprit de grandeur fait que le désir de paraître
s'emporte ordinairement aux plus grands excès ?
Il faut renaître, ma Sœur, et
réformer aujourd'hui ces inclinations dangereuses : Oportet vos nasci denuò
(1). Cet amour de l'indépendance, d'où naissent tous les désordres de notre vie,
porte l’âme à ne suivre que ses volontés, et dans ce mouvement elle s'égare.
Cette délicatesse flatteuse la pousse à chercher le plaisir, et dans cette
recherche elle se corrompt. Ce vain désir de paraître la jette toute entière au
dehors, et dans cet épanchement elle se dissipe. La vie religieuse, que vous
embrassez, oppose à ces trois désordres des remèdes forts et infaillibles. Il
est vrai qu'elle vous contraint; mais, en vous contraignant, elle vous règle.
Elle vous mortifie, je le confesse ; mais, en vous mortifiant, elle vous purifie
: enfin elle vous retire et vous cache ; mais, en vous cachant, elle vous
recueille et vous renferme avec Jésus-Christ. O contrainte, ô vie pénitente, ô
sainte et bienheureuse obscurité l je ne m'étonne plus si l'on vous aime, et si
l'on quitte pour l'amour de vous toutes les espérances du monde. Mais j'espère
qu'on vous aimera beaucoup davantage, quand j'aurai expliqué toutes vos beautés
dans la suite de ce discours, par une doctrine solide et évangélique, avec le
secours de la grâce.
1 Joan., III, 7.
(a) : Nous
naissons tous avec ces trois vices, et plus notre naissance est relevée. — (b)
Nourrit.
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PREMIER POINT.
J'entrerai d'abord en matière
pour abréger ce discours ; et afin de vous faire voir par des raisons évidentes
que pour régler notre liberté il est nécessaire de la contraindre, je
remarquerai avant toutes choses deux sortes de libertés déréglées : l'une ne se
prescrit aucunes limites, et transgresse hardiment la loi ; l'autre reconnaît
bien qu'il y a des bornes, et quoiqu'elle ne veuille point aller au delà, elle
prétend aller jusqu'au bout et user de tout son pouvoir. C'est-à-dire, pour
m'expliquer en termes plus clairs, que l'une se propose pour son objet toutes
les choses permises ; l'autre s'étend encore plus loin, et s'emporte jusqu'à
celles qui sont défendues. Ces deux espèces de liberté sont fort usitées dans le
monde, et je vois paraître dans l'une et dans l'autre un secret désir
d'indépendance. Il se découvre visiblement dans celui qui passe par-dessus la
loi, et méprise ses ordonnances. En effet il montre bien, ce superbe, qu'il ne
peut souffrir aucun joug ; et c'est pourquoi le Saint-Esprit lui parle en ces
termes par la bouche de Jérémie : A sœculo confregisti jugum meum ; rupisti
vincula mea, et dixisti : Non serviam (1) : « Tu as brisé le joug que je
t'imposais ; tu as rompu mes liens, et tu as dit en ton cœur, d'un ton de mutin
et d'opiniâtre : Non, je ne servirai pas. » Qui ne voit que ce téméraire ne
reconnaît plus aucun (a) souverain, et qu'il prétend manifestement à
l'indépendance ? Mais quoique l'autre, dont j'ai parlé, qui n'exerce sa liberté
qu'en usant de tous ses droits et en la promenant généralement, si je puis
parler de la sorte, dans toutes les choses permises, n'égale pas la rébellion de
celui-ci ; néanmoins il est véritable qu'il le suit de près (b). Car
s'étendant aussi loin qu'il peut, s'il ne secoue pas le joug tout ouvertement,
il montre qu'il le porte avec peine; et s'avançant ainsi à l'extrémité où il
semble ne s'arrêter qu'à regret, il donne sujet de penser qu'il n'y a plus que
la seule crainte qui l'empêche de passer outre. Telles sont les deux espèces de
liberté que j'avais à vous proposer, et il m'est aisé de vous faire voir que
l'une et l'autre sont fort déréglées.
1 Jer., II, 20.
(a) Var. : Ne veut plus connaitre. — (b)
Qu'il en approche.
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Et premièrement, chrétiens, pour
ce qui regarde ce pécheur superbe qui méprise la loi de Dieu, son désordre, trop
manifeste, ne doit pas être convaincu par un long discours ; et je n'ai aussi
qu'un mot à lui dire, que j'ai appris de saint Augustin. Il avait aimé autrefois
cette liberté des pécheurs ; mais il sentit bientôt dans la suite qu'elle
l'engageait à la servitude, parce que, nous dit-il lui-même, « en faisant ce que
je voulais, j'arrivais où je ne voulais pas: » Volens, que nollem perveneram
(1). Que veut dire ce saint évêque ; et se peut-il faire, mes Sœurs, qu'en se
laissant aller où l'on veut, l'on arrive ou l'on ne veut pas? Il n'est que trop
véritable, et c'est le malheureux précipice où se perdent tous les pécheurs. Ils
contentent leurs mauvais désirs et leurs passions criminelles ; ils se
réjouissent, ils font ce qu'ils veulent. Voilà une image de liberté qui les
trompe; mais la souveraine puissance de celui contre lequel ils se soulèvent, ne
leur permet pas de jouir longtemps de leur liberté licencieuse. Car en faisant
ce qu'ils aiment, ils attirent nécessairement ce qu'ils fuient, la damnation, la
peine éternelle, une dure nécessité qui les rend captifs du péché et qui les
dévoue à la vengeance divine. Voilà une véritable servitude que leur aveuglement
leur cache. Cesse donc, ô sujet rebelle, de te glorifier de ta liberté, que tu
ne peux pas soutenir contre le souverain que tu offenses; mais reconnais au
contraire que tu forges toi-même tes fers par l'usage de ta liberté dissolue ;
que tu mets un poids de fer sur ta tête, que tu ne peux plus secouer ; et que tu
te jettes (a) toi-même dans la servitude, pour avoir voulu étendre sans
mesure (b) la folle prétention de ta vaine et chimérique (c)
indépendance : telle est la condition malheureuse du pécheur.
Après avoir parlé au pécheur
rebelle, qui ose faire ce qu'on lui défend, maintenant adressons-nous à celui
qui s'imagine être en sûreté en faisant tout ce qui est permis; et tâchons de
lui faire entendre que s'il n'est pas encore engagé au mal, il est bien avant
dans le péril. Car en s'abandonnant sans réserve à toutes les choses qui lui
sont permises, qu'il est à craindre, mes Sœurs,
1 S. Aug., Conf., lib. VIII, cap. V.
(a) Var. : Tu t'engages. — (b) Trop
loin. — (c) Ta fausse et chimérique.
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qu'il ne se laisse aisément tomber à celles qui sont
défendues ! Et en voici la raison en peu de paroles, que je vous prie de méditer
attentivement. C'est qu'encore que la vertu prise en elle-même soit infiniment
éloignée du vice, néanmoins il faut confesser à la honte de notre nature que les
limites s'en touchent de près dans le penchant de nos affections, et que la
chute en est bien aisée. C'est pourquoi il importe pour notre salut que notre
âme ne jouisse pas de toute la liberté qui lui est permise, de peur qu'elle ne
s'emporte jusqu'à la licence, et qu'elle ne passe facilement au delà des bornes
quand il ne lui restera plus qu'une si légère démarche. L'expérience nous le
fait connaître; de là vient que nous lisons dans les saintes Lettres que Job
voulant régler ses pensées, commence à traiter avec ses yeux : Pepigi fœdus
cum oculis meis, ut ne cogitarem (1). Il arrête des regards qui pourraient
être innocents, pour empêcher des pensées (a) qui apparemment seraient
criminelles; si ses yeux n'y sont pas encore obligés assez clairement par la loi
de Dieu, il les y engage par traité exprès : Pepigi fœdus, parce qu'en
effet, chrétiens, celui qui prend sa course avec tant d'ardeur (b) dans
cette vaste carrière des choses licites, doit craindre qu'étant sur le bord il
ne puisse plus retenir ses pas; qu'il ne soit emporté plus loin qu'il ne pense,
ou par le penchant du chemin, ou par l'impétuosité (c) de son mouvement;
et qu'enfin il ne lui arrive ce qu'a dit de lui-même le grand saint Paulin :
Quod non expediebat admisi, dùm non tempero quod licebat (2) : « Je
m'emporte au delà de ce que je dois (d'n pendant que je ne prends aucun soin de
me modérer en ce que je puis. »
Illustre épouse de Jésus-Christ,
la vie religieuse, que vous embrassez, suit une conduite plus sûre : elle
s'impose mille lois et mille contraintes dans le sentier de la loi de Dieu :
elle se fait encore de nouvelles bornes, où elle prend plaisir de se resserrer.
Vous perdrez, je le confesse, ma Sœur, quelque partie de votre liberté au milieu
de tant d'observances de la discipline religieuse;
1 Job., XXXI, I. — 2 Ad Sever.,
epist. XXX, n. 3.
(a) Var. : Des désirs. — (b) Si
fortement. — (c) La violence. — (d) Je fais plus que je ne dois.
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mais si vous savez bien entendre quelle liberté vous
perdez, vous verrez que cette perte est avantageuse. En effet nous sommes trop
libres : trop libres à nous porter au péché, trop libres à nous jeter dans la
grande voie qui mène les âmes à la perdition. Qui nous donnera que nous
puissions perdre cette partie malheureuse de notre liberté, par laquelle nous
nous dévoyons? O liberté dangereuse, que ne puis-je te retrancher de mon franc
arbitre? Que ne puis-je m'imposer moi-même cette heureuse nécessité de ne pécher
pas? Mais il ne faut pas l'espérer durant cette vie. Cette liberté glorieuse de
ne pouvoir plus servir au péché, c'est la récompense des Saints, c'est la
félicité des bienheureux. Tant que nous vivrons dans ce lieu d'exil, nous aurons
toujours à combattre cette liberté de pécher. Que faites-vous, mes très-chères
Sœurs, et que fait la vie religieuse? Elle voudrait pouvoir s'arracher cette
liberté de mal faire; mais comme elle voit qu'il est impossible, elle la bride
du moins autant qu'il se peut, elle la serre de près par une discipline sévère;
de peur qu'elle ne s'égare dans les choses qui sont défendues, elle entreprend
de se les retrancher toutes, jusqu'à celles qui sont permises, et se réduit
autant qu'elle peut (a) à celles qui sont nécessaires. Telle est la vie
des carmélites.
Que cette clôture est
rigoureuse! Que ces grilles sont inaccessibles, et qu'elles menacent étrangement
tous ceux qui approchent! C'est une sage précaution de la vie régulière et
religieuse, qui détourne bien loin les occasions, pour s'empêcher, s'il se peut,
de pouvoir jamais servir au péché. Elle est bien aise d'être observée; elle
cherche des supérieurs qui la veillent; elle veut qu'on la conduise de l'œil,
qu'on la mène pour ainsi dire toujours par la main, afin de se laisser moins de
liberté de s'écarter de la droite voie; et elle a raison de ne craindre pas que
ces salutaires contraintes soient contraires à la liberté véritable. Ce n'est
pas s'opposer à un fleuve que de faire des levées, que d'élever des quais sur
ses rives, pour empêcher qu'il ne se déborde et ne perde ses eaux dans la
campagne; au contraire c'est lui donner le moyen de couler plus doucement dans
son lit. Celui-là seulement
(a) Var. : Simplement.
380
s'oppose à son cours, qui bâtit une digue au milieu pour
rompre le fil de son eau. Ainsi ce n'est pas perdre sa liberté, que de lui
donner des bornes deçà et delà pour empêcher qu'elle ne s'égare; c'est la
dresser plus assurément (a) à la voie qu'elle doit tenir. Par une telle
précaution on ne la gêne pas, mais on la conduit. Ceux-là la perdent, ceux-là la
détruisent, qui la détournent de son cours naturel, c'est-à-dire qui l'empêchent
d'aller à son Dieu : de sorte que la vie religieuse, qui travaille avec tant de
soin à vous aplanir cette voie, travaille par conséquent à vous rendre libre.
J'ai eu raison de vous dire que ses contraintes ne doivent pas vous être
importunes, puisqu'elle ne vous contraint que pour vous régler; et la clôture
que vous embrassez n'est pas une prison où votre liberté soit opprimée, mais un
asile fortifié où elle se défend avec vigueur contre les dérèglements du péché.
Si ses contraintes sont si fructueuses parce qu'elles dirigent votre liberté,
ses mortifications ne le sont pas moins parce qu'elles épurent vos affections;
et c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Je ne m'étonne pas, chrétiens,
si les sages instituteurs de la vie religieuse et retirée ont trouvé nécessaire
de l'accompagner de plusieurs pratiques sévères, pour mortifier les sens et les
appétits : c'est qu'ils ont vu que nos passions et ce tendre amour des plaisirs
tenoient notre âme captive par des douceurs pernicieuses, qu'ils ont voulu
corriger par une amertume salutaire. Et afin que vous entendiez combien cette
conduite est admirable, considérez avec moi une doctrine excellente de saint
Augustin.
Il nous apprend qu'il y a en
nous deux sortes de maux : il y a en nous des maux qui nous plaisent, et il y a
des maux qui nous affligent. Qu'il y ait des maux qui nous affligent, ah ! nous
l'éprouvons tous les jours. Les maladies, la perte des biens, les douleurs
d'esprit et de corps; tant d'autres misères qui nous environnent, ne sont-ce pas
des maux qui nous affligent? Mais il y en a aussi qui nous plaisent, et ce sont
les plus dangereux. Par exemple, l'ambition déréglée, la douceur cruelle de la
vengeance, l'amour
(a) Var. : plus certainement.
381
désordonné des plaisirs; ce sont des maux et de très-grands
maux, mais ce sont des maux qui nous plaisent, parce que ce sont des maux qui
nous flattent. « Il y a donc des maux qui nous blessent, et ce sont ceux-là, dit
saint Augustin, qu'il faut que la patience supporte; et il y a des maux qui nous
flattent, et ce sont ceux-là, dit le même Saint, qu'il faut que la tempérance
modère : » Alia mala sunt quœ per patientiam sustinemus, alia quœ per
continentiam refrenamus (1).
Au milieu de ces maux divers,
dont nous devons supporter les uns, dont nous devons réprimer les autres, et que
nous devons surmonter les uns et les autres, chrétiens, quelle misère est la
nôtre? O Dieu, permettez-moi de m'en plaindre: Usquequò Domine, usquequò
oblivisceris me in finem (2)? « Jusqu'à quand, ô Seigneur, nous
oublierez-vous dans cet abîme de calamités? » Jusqu'à quand détournerez-vous
votre face de dessus les enfants d'Adam, pour n'avoir point pitié de leurs
maladies? Avertis faciem tuam in finem? « Jusqu'à quand, jusqu'à quand,
Seigneur, me sentirai-je toujours accablé de maux qui remplissent mon cœur de
douleur, et mon esprit de fâcheuses irrésolutions? »
Quamdiù ponam consilia in anima meâ, dolorem in corde meo per diem
(3) ? Mais s'il ne vous plaît pas, ô mon Dieu, de me délivrer de ces maux
qui me blessent et qui m'affligent, exemptez-moi du moins de ces autres maux; je
veux dire des maux qui m'enchantent, des maux qui m'endorment, qui me
contraignent de recourir à vous; de peur de m'endormir dans la mort :
Illumina oculos meos, ne unquàm obdormiam in morte (4). N'est-ce pas assez,
ô Seigneur que nous soyons accablés (a) de tant de misères, qui font
trembler nos sens, qui donnent de l'horreur à nos esprits? Pourquoi faut-il
qu'il y ait des maux qui nous trompent par une belle apparence, des maux que
nous prenions pour des biens, qui nous plaisent et que nous aimions? Est-ce que
ce n'est pas assez d'être misérables? Faut-il, pour surcroît de malheur, que
nous nous plaisions en notre misère pour perdre à jamais l'envie d'en sortir? «
Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? »
1 Cont. Jul., lib. V, cap. V, n.
22. — 2 Psal. XII, 1. — 3 Ibid., 2. — 4 Ibid., 4.
(a) Var. : Pressés.
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Infelix homo ! quis me liberabit de corpore mortis hujus
(1)? Ecoute la réponse, homme misérable; ce sera « la grâce de Dieu par
Jésus-Christ Notre-Seigneur : » Gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum
(2).
Mais admire l'ordre qu'il tient pour ta guérison. Il est
vrai que tu éprouves deux sortes de maux : les uns qui piquent, les autres qui
flattent ; mais Dieu a disposé par sa providence que les uns servissent de
remède aux autres; je veux dire que les maux qui blessent servent pour modérer
ceux qui plaisent, les douleurs pour corriger les passions, les afflictions de
la vie pour nous dégoûter des vaines douceurs et étourdir le sentiment des
plaisirs mortels. C'est ainsi que Dieu se conduit envers ses enfants, pour
purifier leurs affections. Impinguatus est dilectus, et recalcitravit (3)
: « Son bien-aimé s'est engraissé, et il a regimbé contre lui. » Dieu l'a
frappé, dit l'Ecriture, et il s'est remis dans son devoir, et il l'a cherché dès
le matin : Cùm occideret eos, quœrebant eum, et revertebantur, et diluculò
veniebant ad eum (4).
Telle est la conduite de Dieu,
c'est ainsi qu'il nous guérit de nos passions ; et c'est sur cette sage conduite
que la vie religieuse a réglé la sienne. Peut-elle suivre un plus grand exemple
? Peut-elle se proposer un plus beau modèle? Elle entreprend de guérir les âmes,
par la méthode infaillible de ce souverain Médecin. Elle châtie le corps avec
saint Paul (5) ; elle réduit en servitude le corps par les saintes austérités de
la pénitence, pour le rendre parfaitement soumis à l'esprit. Que cette méthode
est salutaire ! Car, ma Sœur, je vous en conjure, jetez encore un peu les yeux
sur le monde, pendant que vous y êtes encore ; voyez les dérèglements de ceux
qui l'aiment (a); voyez les excès criminels où leurs passions les
emportent. Ah ! je vois que le spectacle de tant de péchés fait horreur à votre
innocence. Mais quelle est la cause de tous ces désordres? C'est sans doute
qu'ils ne songent point à donner des bornes à leurs passions : au contraire ils
les traitent délicatement ; ils attisent ce feu, et ses ardeurs s'accroissent
jusqu'à l'infini ; ils
1 Rom.,
VII, 24. — 2 Ibid., 25. — 3 Deut., XXXII, 15. — 4 Psal.
LXXVII , 34. — 5 I Cor., IX, 17.
(a) Var. : Qui le suivent.
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nourrissent ces bêtes farouches, et ils n'en peuvent plus
dompter la fureur ; ils flattent en eux-mêmes l'amour des plaisirs, et ils le
rendent invincible par leurs complaisances (a).
Mes Sœurs, que votre conduite
est bien plus réglée ! Bien loin de donner dos armes à cet ennemi, vous
l'affaiblissez tous les jours par les veilles, par l'abstinence et par l'oraison
; vous tenez le corps sous le joug, comme un esclave rebelle (b) et
opiniâtre. J'avoue que la nature souffre beaucoup dans cette vie pénitente (c)
; mais ne vous plaignez pas de cette conduite : cette peine est un remède; cette
rigueur qu'on tient à votre égard, est un régime. C'est ainsi qu'il vous faut
traiter, ô enfants de Dieu, jusqu'à ce que votre santé soit parfaite. Cette
convoitise qui vous attire, ces maux trompeurs dont je vous parlais, qui ne vous
blessent qu'en vous flattant, demandent nécessairement cette médecine. Il
importe que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous en aurez à corriger ;
il importe que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous serez au milieu des
biens, où il est dangereux de se plaire trop. Si ces remèdes vous semblent durs,
« ils s'excusent, dit Tertullien, des maux qu'ils vous font par l'utilité qu'ils
vous apportent : » Emolumento curationis offensam sui excusant (4).
Soumettez-vous, ma Sœur, puisqu'il plaît à Dieu de vous appeler à ce salutaire
régime. Commencez-en aujourd'hui l'épreuve avec la bénédiction de l'Eglise;
embrassez de tout votre cœur ces austérités fructueuses, qui ôtant tout le goût
aux plaisirs des sens, purifieront votre intelligence pour sentir plus vivement
les chastes voluptés de l'esprit. En combattant ainsi votre corps, vous épurerez
vos affections , vous remporterez la victoire. Mais de peur que vous ne vous
enfliez par ces grands succès, accoutumez-vous à l'humilité, par l'amour de la
vie cachée : c'est ma dernière partie.
TROISIÈME POINT.
Il ne sera pas dit, chrétiens,
qu'en ce jour dédié à la sainte Vierge, elle soit passée sous silence ; et la
cérémonie qui nous
1 De Pœnit.,n. 10.
(a) Var. : Et ils s'en rendent enfin les
esclaves par les complaisances. — (b) Indocile. — (c) Dans cette
contrainte.
384
assemble en ce lieu m'ayant fait porter ailleurs mes
pensées dans le reste de ce discours, je me suis du moins réservé de vous la
proposer dans ce dernier point comme le modèle de la vie cachée. Combien elle a
vécu solitaire, combien elle a été soigneuse de se retirer, vous le pouvez juger
aisément par le peu que nous savons de sa sainte vie; et les actions
particulières de cette Vierge incomparable ne seraient pas, comme elles sont, si
fort inconnues, si l'amour de la retraite ne les avait couvertes d'un voile
sacré et n'en» avait fait un mystère. Qui vous a poussée, ô divine Vierge, à
vous cacher si profondément? Qui vous a inspiré un si grand amour de cette
obscurité mystérieuse dans laquelle votre vie est enveloppée? Je pense pour moi,
chrétiens, que c'a été sa pudeur. Et afin que vous entendiez quelle est cette
pudeur merveilleuse dont la sainte Vierge nous donne l'exemple, je remarquerai
en peu de paroles qu'il y en a de deux sortes. Si la chasteté a sa pudeur,
l'humilité a aussi la sienne. Ces deux vertus chrétiennes ont cela de commun
entre elles, que toutes deux craignent les regards ; elles croient toutes deux
perdre quelque chose de leur intégrité et de leur force, quand elles
s'abandonnent à la vue des hommes : et c'est pourquoi toutes deux aiment la
retraite, et embrassent la vie cachée.
Pour ce qui regarde la chasteté,
je ne puis mieux vous exprimer combien elle y est délicate que par ces beaux
mots de Tertullien : Vera et tota et pura virginitas nil magis timet quàm
semetipsam, etiam feminarum oculos pati non vult (1): « La virginité, nous
dit-il, quand elle est entière et parfaite, Vera et tota et pura, ne
craint rien tant qu'elle-même ; telle est sa délicatesse, qu'elle appréhende
même les yeux des femmes : » etiam feminarum oculos pati non vult. C'est
pourquoi elle se cache avec soin, se réservant toute entière aux regards de
Dieu, qui sont les seuls qu'elle ne craint pas : voilà le portrait au naturel
delà pudeur virginale. Mais celle de l'humilité n'est ni moins tendre ni moins
délicate : au contraire elle semble encore plus timide; elle ferme la porte sur
soi pour n'être point vue, selon le précepte de l'Evangile (2) ; elle ne craint
pas seulement les regards des autres, mais encore elle appréhende
1 De Virg. veland., n. 15. — 2 Matth., VI, 6.
385
les siens ; elle cache à la gauche ce que fait la droite
(1), et elle se retire tellement en Dieu qu'elle ne se voit pas elle-même. C'est
pourquoi saint Paul nous la représente dans une posture admirable, « oubliant,
dit-il, ce qui est derrière et s'étendant au-devant de toute sa force : » Quœ
quidem retrò sunt obliviscens, ad ea verò quœ sunt priora extendens meipsum
(2). C'est la vraie posture de l'humilité, qui porte ses regards bien loin
devant soi, parla crainte qu'elle a de se voir soi-même ; et qui considère
toujours ce qui reste à faire, pour n'être jamais flattée de ce qu'elle a fait.
Puisqu'elle se cache à sa propre vue, jugez de là, chrétiens, combien les
regards des autres doivent (a) offenser sa modestie.
Ces vérités étant supposées,
venons maintenant à la sainte Vierge. Si vous la voyez retirée, aimant le secret
et la solitude, si peu accoutumée à la vue des hommes qu'elle est même troublée
à l'abord d'un ange, c'est la pudeur de la chasteté qui lui donne cette retenue.
Car les vierges, dit saint Bernard, qui sont vraiment vierges , ne sont jamais
sans inquiétude, sachant qu'elles portent un trésor céleste dans un fragile
vaisseau de terre ; ou si les corps des vierges, purifiés et ennoblis par la
chasteté, méritent un nom plus noble, mettons que ce soit un cristal, il est
toujours une matière fragile : Thesaurum in vasis fictilibus (3). C'est
pourquoi elles se tiennent sur leurs gardes pour éviter ce qui est à craindre ;
toujours elles craignent où toutes choses sont en sûreté : Ut timenda
caveant, etiam tuta pertimescunt (4); et appréhendant partout des embûches,
elles se font un rempart du silence, du recueillement et de la retraite. Belle
et admirable leçon pour toutes les filles chrétiennes ; mais leçon peu pratiquée
dans nos jours, où bien loin d'aimer la retraite, elles ont peine à trouver des
places assez éminentes pour se mettre en vue. Qui pourrait raconter tous les
artifices dont elles se servent pour attirer les regards ? Et encore quels sont
ces regards, et puis-je en parler dans cette chaire? Non , c'est assez de vous
dire que les regards qui leur plaisent ne sont pas des regards indifférents ; ce
sont de
1 Matth., VI, 3. — 2 Philip.,
III, 13. — 3 II Cor., IV, 7. — 4 S. Bern., super Missus est, hom.
III, n. 9.
(a) Var. : Peuvent.
386
ces regards ardents et avides, qui boivent à longs traits
sur leurs visages tout le poison qu'elles ont préparé pour les mœurs ; ce sont
ces regards qu'elles aiment.
Mais n'entrons pas plus avant
dans cette matière, et contentons-nous de leur dire ce que Tertullien pense
d'elles. Elles rougiront peut-être d'apprendre ce que ce grand homme ne craint
pas de nous assurer; et je leur dirai après lui que de s'attirer de tels
regards, ou même s'y exposer avec dessein, si ce n'est pas s'abandonner tout à
fait, c'est du moins prostituer son visage : Totam faciem prostituere
(1). Je leur laisse à méditer cette parole, que la modestie de la chaire ne me
permet pas d'exprimer dans toute sa force; aussi bien ne touche-t-elle pas celle
à qui je parle. Grâce à la miséricorde divine, la vocation qu'elle embrasse la
met à couvert de cette honte; elle se jette dans un monastère où, pour exclure
les regards trop hardis, on bannit éternellement les plus modestes. Courage, ma
chère Sœur, fortifiez-vous dans cette pensée, et entrez avec joie dans un
monastère où vous trouverez le plus haut degré de la pudeur virginale , selon
cette belle sentence , qui semble être prononcée pour les carmélites et qu'un
historien ecclésiastique a recueillie de la bouche du grand saint Martin, que «
le triomphe de la modestie et la dernière perfection de l'honnêteté dans votre
sexe, c'est de ne se laisser jamais voir : » Prima virtus et consummata
Victoria est non videri (2).
Si la pudeur de la chasteté doit
vous faire aimer la retraite, celle de l'humilité vous y oblige beaucoup
davantage : c'est ce qu'il faut encore montrer, en un mot, par l'exemple de la
sainte Vierge. Lorsque toute la Judée accourt à son Fils, étonnée de ses
prédications et de ses miracles , elle ne se mêle pas dans ses actions
éclatantes, elle demeure enfermée dans sa maison ; et depuis le temps
bienheureux de la manifestation de Jésus-Christ, à peine paraît-elle une ou deux
fois dans tout l'Evangile. Au reste durant trente années qu'elle le possède
toute seule, elle ne se vante pas d'un si grand bonheur ; elle garde partout le
silence et nous voyons bien dans l'Histoire sainte qu'elle écoute attentivement
ce qui se disait de son Fils, qu'elle l'admire en elle-même, qu'elle le
1 De Virg. veland., n. 17. — 2 Sulp. Sev., Dial.
II, n. 12.
387
médite en son cœur; mais nous ne lisons pas qu'elle en
parle, si ce n'est à sa cousine sainte Elisabeth, à laquelle elle ne pouvait se
cacher, parce qu'il a plu au Saint-Esprit de lui révéler le mystère.
Ne voyez-vous pas, chrétiens,
cette pudeur de l'humilité, qui se sent comme violée par les regards et par les
louanges des hommes? Imitez un si grand exemple et croyez que, pour plaire à
l'Epoux céleste, vous ne pouvez jamais être trop cachés : que si vous en
demandez la raison, je vous dirai en peu de paroles qu'il est un Amant jaloux.
Il est ordinaire aux jaloux de cacher soigneusement ce qu'ils aiment, afin de le
réserver tout entier à leur cœur avide, que le moindre soupçon de partage
offense à l'extrémité. Jésus, votre Amant, est jaloux d'une jalousie
extraordinaire : car il n'est pas seulement jaloux si vous avez pour les autres
quelque complaisance; mais il est si sévère et si délicat, qu'il se pique si
vous en avez pour vous-même. « Si la droite fait quelque bien, que la gauche ,
dit-il, ne le sache pas (1). » Il demande tout votre amour pour lui seul, et
tellement pour lui seul que vous-même, tant il est jaloux, ne devez point entrer
dans ce partage. Pour satisfaire à sa jalousie, vous ne sauriez vous chercher,
ma Sœur, une trop profonde retraite. Cachez-vous avec Jésus-Christ dans la
sainte obscurité de cette clôture ; et pour être entièrement selon son cœur,
arrachez du vôtre jusqu'à la racine tout le désir de paraître et de plaire au
monde.
Un auteur profane a écrit, au
rapport de saint Augustin, que les grands et les puissants de la terre, et pour
user de son mot, les princes, c'est-à-dire les personnes de votre naissance et
de votre rang, devaient être nourries par la gloire : Principem civitatis
alendum esse gloriâ (2). Et moi au contraire, je vous dis, ma Sœur, que le
mépris de la gloire doit être votre nourriture, que vous devez effacer de votre
mémoire toutes les marques de grandeur ; et afin que vous commenciez à les
oublier, je ne vous parlerai plus ni des titres illustres qui sont si bien dus à
la grandeur de votre maison, ni des avantages glorieux de votre naissance. Je
n'ignore pas néanmoins que j'en pourrais parler plus librement à une personne
qui les quitte et qui les foule aux pieds, et qu'on
1 Matth., VI, 3. — 2 De Civit. Dei, lib. V,
cap. XIII.
388
peut eu discourir de la sorte pour en inspirer le mépris.
Mais cette manière détournée d'en parler en les rabaissant, ne me semble pas
encore assez pure pour la prise d'habit d'une carmélite. Il est des passions
délicates que l'on réveille, non-seulement quand on les chatouille, mais encore
quand on les pique et quand on les choque; il vaut mieux les laisser dormir
éternellement, et qu'il ne s'en parle jamais, parce qu'on ne peut les rabaisser
de la sorte sans en rappeler les idées. Ainsi l'on imprime insensiblement ce que
l'on voulait effacer, et l'on réveille quelquefois la vanité qu'on pensait
détruire.
Aussi ai-je remarqué dans les
saintes Lettres que l'Esprit de Dieu qui les a dictées, parle aux Epouses de
Jésus-Christ des avantages de la naissance avec une précaution admirable. Il ne
les avertit pas seulement de les mépriser, il veut qu'elles en perdent jusqu'au
souvenir : « Ecoutez, ma fille, et voyez, et oubliez votre peuple et la maison
de votre père (1) ; » nous montrant par cette parole que le remède le plus
efficace contre ces douces pensées, qui flattent l'ambition et la vanité dans la
partie la plus délicate et la plus sensible, c'est de n'y faire plus de
réflexion et de les ensevelir, s'il se peut, dans un oubli éternel.
Pratiquez cette leçon salutaire
; et si vous jetez les yeux sur ceux dont vous tenez la naissance, que ce soit
pour contempler leurs vertus ; que ce soit pour considérer cette conversion
admirable, où tous les intérêts politiques cédèrent à la force de la vérité et
furent sacrifiés si visiblement à la gloire de la religion ; que ce soit pour
vous fortifier dans la piété (a) par l'exemple de cette héroïne
chrétienne, qui vous a donné plus que la naissance, et qui n'aurait rien désiré
avec tant d'ardeur (b) sur la terre que de vous voir aujourd'hui
renaître, s'il avait plu à la Providence qu'elle eût été présente à cette
action. Mais que dis-je? Elle la voit du plus haut des cieux ; et si la félicité
dont elle y jouit est capable de recevoir de l'accroissement, vous la comblez
d'une joie nouvelle. Suivez sa dévotion exemplaire; et comme Dieu l'a
1 Psal. XLIV, 11.
(a) Var. : Pour vous apprendre la piété. — (b)
Et qui n'aurait pu avoir de plus grande joie.
389
choisie pour remettre la vraie foi dans votre maison,
tâchez d'achever un si grand ouvrage. Vous savez, ma Sœur, ce que je veux dire ;
et quelque illustre que soit cette assemblée, on ne s'aperçoit que trop de ce
qui lui manque. Dieu veuille que l'année prochaine la compagnie (a) soit
complète, que ce grand et invincible courage se laisse vaincre une fois ; et
qu'après avoir tant servi, il travaille enfin pour lui-même. Votre exemple lui
peut faire voir que le Saint-Esprit agit dans l'Eglise avec une efficace
extraordinaire ; et du moins sera-t-il forcé d'avouer que, dans le lieu où il
est, il ne se verra jamais un tel sacrifice.
Mais il est temps, ma Sœur, de
vous le laisser accomplir; votre piété s'ennuie de porter si longtemps les
livrées du monde et les marques de sa vanité. J'entends que vous soupirez après
cet heureux habit que l'Eglise va bénir pour vous. Vous aurez cet honneur
extraordinaire, de le recevoir par les mains de cet illustre prélat qui
représente ici par sa charge la majesté du Siège apostolique, et qui en soutient
si bien la grandeur par ses vertus éminentes. J'ose dire qu'il vous de voit cet
office : il fallait que Rome, où vous êtes née, s'intéressât par ce moyen à
l'exemple de piété que vous donnez à Paris. Entrez donc dans cette clôture avec
la sainte bénédiction de ce très-digne archevêque : mais souvenez-vous
éternellement que dès le premier pas que vous y ferez, vous devez renoncer de
tout votre cœur jusqu'au moindre désir de paraître, et prendre pour votre
partage la sainte et mystérieuse obscurité en laquelle il a plu à Notre-Seigneur
que sa divine Mère fût enveloppée.
Madame, la grandeur qui vous
environne empêche sans doute Votre Majesté de goûter cette vie cachée qui est si
agréable aux yeux de Dieu, et qui nous unit si saintement au Sauveur des âmes.
Votre gloire, déjà élevée si haut, a reçu encore un nouvel éclat, où nos
expressions ne peuvent atteindre. Car qui pourrait dire, Madame, combien il est
glorieux d'avoir contribué avec tant de force à pacifier éternellement ces deux
puissantes Maisons qui semblent ne se pouvoir quitter, tant elles se sont
souvent embrassées; qui semblaient ne se pouvoir joindre, tant elles se sont
(a) Var. : La cérémonie.
390
souvent désunies, et que nous voyons maintenant
réconciliées par cet admirable traité qui nous promet enfin la paix immuable,
parce que jamais il ne s'en est fait où le présent ait été réglé par des
décisions plus tranchantes, ni où l'avenir ait été prévu avec des précautions
plus sages : tant a été pénétrant ce noble génie que Votre Majesté nous a
conservé, par une si constante et si charitable prévoyance, comme l'instrument
nécessaire pour achever un si grand ouvrage ?
Mais, Madame, que dirai-je
maintenant de vous, et que trouverai-je dans cet univers qui égale Votre
Majesté? Que peut-on s'imaginer de plus grand que d'être l'épouse chérie du
premier monarque du monde, qui s'est arrêté pour l'amour de vous au milieu de
ses victoires, et qui vous ayant préférée à tant de conquêtes infaillibles, ne
laisse pas de confesser qu'encore ne vous a-t-il pas assez achetée ?
Parmi tant de gloire, Mesdames,
ce que j'appréhende pour Vos Majestés, c'est que vous n'ayez point assez de part
à l'humiliation de Jésus-Christ. C'est ce qui vous doit obliger de vous retirer
souvent avec Dieu, de vous dépouiller à ses pieds de toute cette magnificence
royale qui aussi bien ne paraît rien à ses yeux, et là de vous couvrir
humblement la face de la sainte confusion de la pénitence. C'est trop flatter
les grands que de leur persuader qu'ils sont impeccables : au contraire il faut
qu'ils entendent que leur condition relevée leur apporte ce mal nécessaire, que
leurs fautes ne peuvent être presque médiocres. Dans la vue de tant de périls,
Vos Majestés, Mesdames, doivent s'humilier profondément. Tous les peuples vous
admireront, tous les peuples loueront vos vertus dans toute l'étendue de leurs
cœurs. Vous seules vous vous accuserez, vous seules vous vous confondrez devant
Dieu ; et vous participerez par ce moyen aux opprobres de Jésus-Christ, pour
participer à sa gloire que je vous souhaite éternelle. Amen.
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