Purification II
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SECOND SERMON
POUR
LA  FÊTE DE LA PURIFICATION
DE LA SAINTE VIERGE (a).

 

Autre conclusion

 

Postquàm impleti sunt dies purgationis ejus secundùm legem Moysi, tulerunt illum in Jerusalem , ut sisterent eum Domino, sicut scriptum est in lege Domini.

 

Le temps de la purification de Marie étant accompli selon la loi de Moïse, ils portèrent l'Enfant à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur ainsi qu'il est écrit en la loi de Dieu. Luc., II, 22, 23.

 

Un grand empereur (1) a prononcé qu'il n'y a rien de plus royal ni de plus majestueux qu'un prince qui se reconnaît soumis aux

 

1 Théodose, L. Digna, Cod. Justin., lib. I, titul. XIV, leg. IV.

 

(a) Prêché en 1666, à Saint-Germain-en-Laye, devant le Roi.

C'est au Louvre que Bossuet devait prêcher le Carême de 1666; car la liste des prédicateurs nommés pour toutes les églises de Paris renferme ces mots : « Au château royal du Louvre, devant leurs Majestés, M. l'abbé Bossuet. » Un triste événement changea cette disposition : la reine mère, Anne d'Autriche mourut le 20 janvier; et la Cour quitta le Louvre pour se rendre à Versailles d'abord, puis à Saint-Germain.

Bossuet avait déjà prêché le sermon qu'on va lire; il y joignit une nouvelle conclusion, pour l'approprier aux lugubres circonstances qui remplissaient la Cour de deuil et d'affliction.

Cette célèbre conclusion nous fait entendre comme un prélude des Oraisons Funèbres. Après avoir relevé les vertus de la reine défunte, la sagesse qu'elle montra pendant sa glorieuse régence, le courage qu'elle déploya dans les troubles civils, la charité qui lui faisait trouver des secours pour toutes les infortunes, l'orateur venant à la fin de sa vie « trop courte, trop tôt précipitée : » — « Oh ! que nous ne sommes rien! » s'écrie-t-il.

Le ministre de Dieu continue : « Que sert d'avoir sur le visage tant de santé et tant de vie, si cependant la corruption règne au dedans? » La reine, « d'une forte constitution, qu'on ne voyait pas vieillir, » mourut d'un cancer au milieu de vives douleurs, mais avec une patience héroïque et dans le calme d'une angélique résignation.

Parlant ensuite des astrologues et des devins : « Que je me ris, dit-il, de la vanité de ces faiseurs de pronostics qui menacent qui il leur plaît ! » Le roi avait déclaré la guerre à l'Angleterre, et deux comètes étaient venues coup sur coup effrayer les regards étonnés : aussitôt les astrologues d'Angleterre et ceux de France consultèrent les deux célestes messagères, et leur firent démentir au delà de la Manche ce qu'elles affirmaient en deçà.

Enfin méprisant la prudence humaine pour n'obéir qu'à l'amour du pays, dans le temps même où Louis XIV se préparait à reprendre les armes, il déplora les calamités du terrible fléau qui désole des royaumes entiers; il dit : « Quand deux grands peuples se font la guerre, Dieu veut assurément se venger de l'un, et souvent de tous les deux.....»

Les précédents éditeurs avaient mêlé le commencement de la seconde conclusion avec la première.

 

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lois, c'est-à-dire à la raison même; et certes le genre humain ne peut rien voir de plus beau que la justice dans le trône; et on ne peut rien penser de plus grand ni de plus auguste que cette noble alliance de la puissance et de la raison, qui fait concourir heureusement à l'observance des lois et l'autorité et l'exemple.

Que si c'est un beau spectacle qu'un prince obéissant à la loi, combien est plus admirable celui d'un Dieu qui s'y soumet! Et pouvons-nous mieux comprendre ce que nous devons aux lois, qu'en voyant dans le mystère de cette journée un Dieu fait homme s'y assujettir, pour donner à tout l'univers l'exemple d'obéissance? Merveilleuse conduite de Dieu ! Jésus-Christ venait abolir la loi de Moïse par une loi plus parfaite; néanmoins tant qu'elle subsiste, il révère si fort le nom et l'autorité de la loi, qu'il l'observe ponctuellement et la fait observer à sa sainte Mère. Combien plus devons-nous garder les sacrés préceptes de l'Evangile éternel qu'il est venu établir, plus encore par son sang que par sa doctrine?

Je ne pense pas, chrétiens, pouvoir rien faire de plus convenable à la fête que nous célébrons, que de vous montrer aujourd'hui combien nous devons dépendre de Dieu et de ses ordres suprêmes ; et je croirai pouvoir vous persuader une obéissance si

 

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nécessaire, pourvu que la sainte Vierge qui nous en donne l'exemple nous accorde aussi son secours, que nous lui allons demander par les paroles de l'ange. Ave.

 

Parmi tant de lois différentes auxquelles notre nature est assujettie, si nous voulons établir une conduite réglée, nous devons reconnaître avant toutes choses qu'il y a une loi qui nous dirige, une loi qui nous entraîne et une loi qui nous tente et qui nous séduit. Nous voyons dans les Ecritures et dans les commandements divins la loi de justice qui nous dirige. Nous éprouvons tous les jours dans le cours de nos affaires, dans leurs conjonctures inévitables, dans toutes les suites malheureuses de notre mortalité, une loi comme fatale de la nécessité qui nous entraîne. Enfin nous ressentons en nous-mêmes et dans nos membres mortels un attrait puissant et impérieux qui séduit nos sens et notre raison , et cet attrait qui nous pousse au mal avec tant de force, est appelé par l'Apôtre « la loi de péché (1), » qui est une continuelle tentation à la fragilité humaine.

Ces trois différentes lois nous obligent aussi, chrétiens, à trois pratiques différentes. Car pour nous rendre fidèles à notre vocation et à la grâce du christianisme, il faut nous laisser conduire au commandement qui nous dirige, nous élever par courage au-dessus des nécessités qui nous accablent, enfin résister (a) avec vigueur aux attraits des sens qui nous trompent. C'est ce qui nous est montré clairement dans l'évangile que nous traitons et dans le mystère de cette journée. Jésus-Christ et la sainte Vierge, Siméon ce vénérable vieillard et Anne cette sainte veuve, semblent ne paraître en ce jour que pour donner aux fidèles toutes les instructions nécessaires au sujet de ces trois lois que j'ai rapportées. Le Sauveur et sa sainte Mère se soumettent aux commandements que Dieu a donnés à son peuple. Siméon , vieillard courageux et détaché de la vie, en subissant sans se troubler la loi de la mort, se met au-dessus des nécessités qui accablent notre nature, et nous apprend à les regarder comme des lois souveraines auxquelles

 

1 Rom., VII, 23.

 

(a) Var. : Qui nous accablent, résister.

 

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nous devons nous accommoder. Enfin Anne pénitente et mortifiée nous fait voir dans ses sens domptés la loi du péché vaincue. Exemples puissants et mémorables, qui me donnent occasion de vous faire voir aujourd'hui combien nous devons être soumis à la loi de la vérité qui nous règle, quel usage nous devons faire de la loi de la nécessité qui nous entraîne, comment nous devons résister à l'attrait du mal qui nous tente et à la loi du péché qui nous tyrannise.

 

PREMIER POINT.

 

Le nom de liberté est le plus agréable et le plus doux, mais tout ensemble le plus décevant et le plus trompeur de tous ceux qui ont quelque usage dans la vie humaine. Les troubles, les séditions, le mépris des lois ont toujours ou leur cause ou leur prétexte dans l'amour de la liberté. Il n'y a aucun bien de la nature dont les hommes abusent davantage que de leur liberté (a), ni rien qu'ils connaissent moins que la franchise, encore qu'ils la désirent avec tant d'ardeur. J'entreprends de vous faire voir que nous perdons notre liberté en la voulant trop étendre; que nous ne savons pas la conserver, si nous ne savons aussi lui donner des bornes; et enfin que la liberté véritable, c'est d'être soumis aux lois.

Quand je vous parle, Messieurs, de la liberté véritable, vous devez entendre par là qu'il y en a aussi une fausse (b) ; et c'est ce qui paraît clairement dans ces paroles du Sauveur : Si vos Filius liber averti, tunc verè liberi eritis (1) : « Vous serez vraiment libres, dit-il, quand je vous aurai affranchis. » Quand il dit que nous serons vraiment libres (c), il a dessein de nous faire entendre qu'il y a une liberté qui n'est qu'apparente (d) ; et il veut que nous aspirions, non à toute sorte de franchise, mais à la franchise véritable, à la liberté digne de ce nom, c'est-à-dire à celle qui nous est donnée par sa grâce et par sa doctrine : Tunc verè liberi eritis.

C'est pourquoi nous ne devons pas nous laisser surprendre par

 

1 Joan., VIII, 36.

(a) Var. : Dont les hommes abusent davantage qu'ils font de leur liberté. — (b) Apparente. — (c) Qu'est-ce à dire : Nous serons vraiment libres? Il a dessein. — (d) Qui n'est qu'une liberté apparente.

 

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le nom ni par l'apparence de la liberté. Il faut ici nous rendre attentifs à démêler le vrai d'avec le faux; et pour le faire nettement et distinctement, je remarquerai, chrétiens, trois espèces de libertés que nous pouvons nous figurer dans les créatures. La première, c'est la liberté des animaux ; la seconde, c'est la liberté des rebelles; la troisième, c'est la liberté des sujets et des enfants. Les animaux semblent (a) être libres, parce qu'on ne leur prescrit aucune loi; les rebelles s'imaginent l'être, parce qu'ils secouent le joug des lois; les sujets et les enfants de Dieu le sont en effet, parce qu'ils se soumettent humblement à la sainte autorité des lois. Telle est la liberté véritable, et il nous sera aisé de l'établir solidement par la destruction des deux autres.

Et premièrement, chrétiens, pour ce qui regarde cette liberté dont jouissent les animaux, j'ai honte de l'appeler de la sorte et de ravilir (b) jusque-là un si beau nom. Il est vrai qu'ils n'ont pas de lois qui répriment leurs appétits ou dirigent leurs mouvements, mais c'est qu'ils n'ont pas d'intelligence qui les rende capables d'être gouvernés par la sage direction des lois. Ils vont où les pousse un instinct aveugle, sans conduite et sans jugement ; et appellerons-nous liberté un emportement (c) brute et indocile, incapable de raison et de discipline? A Dieu ne plaise, ô enfants d'Adam, ô créatures raisonnables que Dieu a formées à son image, à Dieu ne plaise, encore une fois, qu'une telle liberté vous agrée, et que vous consentiez (d) jamais d'être libres d'une manière si basse ! Et toutefois, chrétiens, qu'entendons-nous (e) tous les jours dans la bouche des hommes du monde? Ne sont-ce pas eux qui trouvent toutes les lois importunes, et qui voudraient les voir abolies, pour n'en recevoir que d'eux-mêmes et de leurs désirs déréglés ? Peu s'en faut que nous n'enviions aux animaux leur liberté et que nous ne célébrions hautement le bonheur des bêtes sauvages, de ce qu'elles n'ont dans leurs désirs d'autres lois que leurs désirs mêmes : tant nous avons ravili l'honneur de notre nature ! Mais au contraire, Messieurs, le docte Tertullien en avait bien compris la dignité, lorsqu'il a prononcé cette sentence, au IIe livre

 

(a) Var. : Paraissent. — (b)  Ravaler. — (c)  Un mouvement. — (d)  Vous souhaitiez. — (e) Qu'entends-je?

 

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contre Marcion, qui est en vérité un chef-d'œuvre de doctrine et d'éloquence. « Il a fallu, nous dit-il, que Dieu donnât des lois à l'homme, non pour le priver de sa liberté, mais pour lui témoigner de l'estime : » Lex adjecta homini, ne non tam liber quàm abjectus videretur. Et certes (a) cette liberté de vivre sans lois eût été injurieuse à notre nature; Dieu eût témoigné qu'il méprisait l'homme, s'il n'eût pas daigné le conduire et lui prescrire l'ordre de sa vie ; il l'eût traité comme les animaux auxquels il ne permet de vivre sans lois que par le peu d'état qu'il en fait, et qu'il ne laisse libres de cette manière, dit le même Tertullien, que par mépris : Neque erat œquandus homo cœteris animalibus, solutis à Deo et ex fastidio liberis (1).

Quand donc les hommes se plaignent des lois qui leur ont été imposées (b), quand ils voudraient qu'on les laissât errer sans ordre et sans règle au gré de leurs désirs aveugles, « ils n'entendent pas, dit le saint Psalmiste, quel est l'honneur et la dignité de la nature raisonnable (c), puisqu'ils veulent qu'on les compare et qu'on les mette en égalité avec les animaux brutes, privés de raison (d) : » Homo, cùm in honore esset, non intellexit, comparatus est jumentis insipientibus (2). Et c'est ce prodigieux aveuglement que leur reproche avec raison un ami de Job, en ces termes (e) : Vir vanus in superbiam erigitur, et tanquàm pullum onagri se liberum natum putat (3) : « L'homme vain et déraisonnable s'emporte par une fierté insensée (f), et s'imagine être né libre à la manière d'un animal fougueux et indompté. » En effet, quels sont vos sentiments, ô pécheurs aveugles, lorsque vous suivez pour toute règle votre humeur, votre passion, votre colère , votre plaisir, votre fantaisie égarée; lorsque vous ne faites que secouer le mors et regimber contre toutes les lois, sans vouloir souffrir ni qu'on vous retienne, ni qu'on vous enseigne, ni qu'on vous conduise ? N'est-ce pas sans doute que (g) vous vous imaginez

 

1 Lib. II adv. Marcion., n. 4. — 2 Psal. XLVIII, 21. — 3 Job, XI, 12.

 

(a) Var. : En effet. — (b) Données. — (c) De leur nature. — (d) Qu'on les traite d'égal avec les animaux brutes, insensés. — (e) Que leur reprochait le Livre de Job en ces termes; — que leur reproche le saint homme Job quand il a dit ces paroles. — (f) Par un orgueil insensé; — s'emporte furieux. — (g) N'est-ce pas que.

 

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être nés libres, non à la manière des hommes , mais à celle des animaux, et encore les plus indomptés et les plus fougueux (sicut pullum onagri) qui n'endurent ni aucun joug, ni aucun frein, ni enfin aucun conducteur? O hommes, ce n'est pas ainsi que vous devez vous considérer. Vous êtes nés libres, je le confesse : mais certes votre liberté ne doit pas être abandonnée à elle-même, autrement vous la verriez dégénérer en un égarement énorme. Il faut vous donner des lois, parce que vous êtes capables de raison, et dignes d'être gouvernés par une conduite réglée : Constitue, Domine, legislatorem super eos, ut sciant gentes quoniam homines sunt (1) : « O Seigneur, envoyez un législateur à votre peuple (a) ; » donnez-lui premièrement un Moïse, qui leur apprenne leurs premiers éléments et conduise leur enfance ; donnez-leur ensuite un Jésus-Christ, qui les enseigne dans l'âge plus mûr, et les mène à la perfection; « et ainsi vous ferez connaître que vous les traitez comme des hommes, » c'est-à-dire comme des créatures que vous avez formées à votre image et dont vous voulez aussi former les mœurs selon les lois de votre vérité éternelle (b).

Que s'il est juste et nécessaire que-Dieu nous donne des lois, confessez qu'il ne l'est pas moins que notre volonté s'y soumette. C'est pour cela que la sainte Vierge nous montre aujourd'hui un si grand exemple d'une parfaite obéissance. Plus pure que les rayons du soleil, elle se soumet à la loi de la purification. Le Sauveur lui-même est porté au temple, parce que la loi le commande ; et le Fils ne dédaigne pas d'être assujetti à la loi qui a été établie pour les serviteurs (c). A cet exemple, Messieurs, n'aimons notre liberté que pour la soumettre à Dieu, et ne nous persuadons pas que ses saintes lois nous la ravissent. Ce n'est pas s'opposer à un fleuve, ni à la liberté de son cours, que de relever ses bords de part et d'autre, de peur qu'il ne se déborde (d) et ne perde ses eaux dans la campagne ; au contraire c'est lui donner le

 

1 Psal., IX, 21.

 

(a) Var. : Envoyez-leur un législateur. — (b) Et que vous voulez aussi rendre conforme par vos saintes lois à votre vérité éternelle. — (c) De se soumettre à la loi qu'il a établie pour les serviteurs. — (d) Pour empêcher qu'il ne se déborde.

 

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moyen de couler plus doucement dans son lit, et de suivre plus certainement son cours naturel. Ainsi ce n'est pas perdre la liberté que de lui imposer des lois, de lui donner des bornes deçà et delà pour empêcher qu'elle ne s'égare; c'est l'adresser plus assurément à la voie qu'elle doit tenir. Par une telle précaution, on ne la gêne pas, mais on la conduit; on ne la force pas, mais on la dirige. Ceux-là la perdent, ceux-là la détruisent qui détournent son cours naturel, c'est-à-dire sa tendance au souverain bien.

Ainsi la liberté véritable, c'est de dépendre de Dieu. Car qui ne voit que refuser son obéissance à l'autorité légitime de la loi de Dieu, ce n'est pas liberté, mais rébellion; ce n'est pas franchise, mais insolence? Ouvrons les yeux, chrétiens, et comprenons quelle est notre liberté. La liberté nous est donnée, non pour secouer le joug, mais pour le porter avec honneur (a) en le portant volontairement. La liberté nous est donnée, non pour avoir la licence de faire le mal, mais afin qu'il nous tourne à gloire de faire le bien ; non (b) pour dénier à Dieu nos services, mais afin qu'il puisse nous en savoir gré. Nous sommes sous la puissance de Dieu beaucoup plus sans comparaison, que la loi ne met les enfants sous la puissance paternelle. S'il nous a, dit Tertullien (1), comme émancipés en nous donnant notre liberté et la disposition de notre choix, ce n'est pas pour nous rendre (c) indépendants , mais afin que notre soumission (d) fût volontaire, afin que nous lui rendissions par choix ce que nous lui devons par obligation ; et qu'ainsi nos devoirs (e) tinssent lieu d'offrande, et que nos services (f) fussent aussi des mérites. C'est pour cela, chrétiens, que la liberté nous était donnée.

Mais combien abusons-nous de ce don du ciel, et qu'un grand Pape a raison de dire que « l'homme est étrangement déçu par sa propre liberté : » Suâ in œternum libertate deceptus (2) ! Qu'est-ce à dire, que l'homme est déçu par sa liberté ? c'est qu'il n'a pas su

 

1 Adv. Marcion., lib. II, n. 6.— 2 Innocent. I, Ep. XXIV ad Conc. Carth. Labb., tom. II, col. 1285.

 

(a) Var. : Noblement. — (b) Ni. — (c) Il nous a, dit Tertullien, comme émancipés en nous donnant notre liberté à la disposition de notre choix, non pour nous rendre... — (d) Notre dépendance. — (e) Nos hommages.— (f) Et que les services que notre devoir exige de nous.

 

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distinguer entre la liberté et l'indépendance ; et il n'a pas vu que pour être libre, il n'était pas souverain. L'homme est libre comme un sujet sous un prince légitime, et comme un fils sous la direction (a) de l'autorité paternelle. Il a voulu être libre jusqu'à oublier sa condition et perdre entièrement le respect. C'est la liberté d'un rebelle , et non la liberté d'un enfant soumis et d'un fidèle sujet. Mais la souveraine puissance de celui contre lequel il se soulève, ne permet pas à ce rebelle de jouir longtemps de sa liberté licencieuse. Car écoutez ce beau mot de saint Augustin : «Autrefois, dit ce grand homme, j'ai voulu être libre de cette manière ; j'ai contenté mes désirs, j'ai suivi mes passions insensées; mais, hélas ! ô liberté malheureuse ! en faisant ce que je voulais, j'arrivais où je ne voulais pas : » Volens quò nollem perveneram (1). Voilà en peu de mots, Messieurs, la commune destinée de tous les pécheurs (b).

En effet, considérez (c) cet homme trop libre dont je vous par-lois tout à l'heure, qui ne refuse rien à ses passions, ni même à ses fantaisies; il transgresse toutes les lois, il aime, il hait, il se venge suivant qu'il est poussé par son humeur (d) et laisse aller son cœur à l'abandon partout où le plaisir l'attire. Il croit respirer un air plus libre en promenant deçà et delà ses désirs vagues et incertains; et il appelle liberté son égarement, à la manière des enfants qui s'imaginent être libres, lorsque s'étant échappés de la maison paternelle, ils courent sans savoir où ils vont. Telle est la liberté de l'homme pécheur : il est libre, à son avis; il fait ce qu'il veut; mais que cette fausse liberté le trompe, puisqu'en faisant ce qu'il veut, aveugle et malheureux qu'il est, il s'engage à ce qu'il veut le moins ! Car, Messieurs, dans un empire réglé et autant absolu qu'est celui de Dieu (e), l'autorité n'est pas sans force et les lois ne sont pas désarmées. Quiconque méprise leurs règlements est assujetti à leurs peines; et ainsi ce rebelle inconsidéré qui éprouve sa liberté contre Dieu et l'exerce insolemment par

 

1 Confes., lib. VIII, cap. V.

 

(a) Var. : La dépendance. — (b) Voilà en ce peu de mots, Messieurs; — vous y voyez, Messieurs, toute la destinée des pécheurs. — (c) Considérez. — (d) Pur ses désirs. — (e) Dans un empire réglé, — dans un empire absolu tel qu'est sans doute celui de Dieu.

 

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le mépris de toutes ses lois (a), pendant qu'il fait ce qu'il veut, attire sur lui nécessairement ce qu'il doit le plus avoir en horreur, la damnation, la mort éternelle, la juste et impitoyable vengeance d'un Tout-Puissant méprisé. Cesse donc, ô sujet rebelle et téméraire prévaricateur de la loi de Dieu ! cesse de nous vanter désormais ta liberté malheureuse, que tu ne peux pas soutenir contre le Souverain que tu offenses ; et reconnais au contraire que tu forges toi-même tes fers par l'usage de ta liberté dissolue, que tu mets un poids de fer sur ta tête que tu ne peux plus secouer, et qu'enfin tu seras réduit (b) à une servitude éternelle, en voulant étendre trop loin les folles prétentions de la vaine et ridicule indépendance (c).

Par conséquent, chrétiens, vivons dépendants de Dieu ; et croyons que si nous osons mépriser ses lois, notre audace ne sera pas impunie. Car si l'Apôtre a raison de dire que nous devons craindre le prince et le magistrat, « parce que ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, » non enim sine causa gladium portat (1), combien plus devons-nous penser que ce n'est pas en vain que Dieu est juste, que ce n'est pas en vain qu'il est tout-puissant, que ce n'est pas en vain qu'il lance la foudre (d) ni qu'il fait gronder son tonnerre ! Nous avons ici l'honneur de parler devant les puissances souveraines. Apprenons notre devoir envers Dieu par celui que nous rendons à ses images. Qui de nous ne fait pas sa loi de la volonté du prince? Ne mettons-nous pas notre gloire à lui obéir (e), à prévenir même ses commandements, à exposer notre vie pour son service? Qu'avons-nous de plus précieux que les occasions favorables de signaler notre obéissance ? Tous ces sentiments sont très-justes, tous ces devoirs légitimes. Le prince n'a que Dieu au-dessus de soi, après Dieu il est le premier (f), il a en main sa puissance, il exerce sur nous son autorité. Mais enfin il n'est pas juste que le sujet de Dieu soit mieux obéi que Dieu même, et la seconde majesté mieux servie et plus révérée que la première. Il est vrai que quiconque offense le prince, ne le

 

1 Rom., XIII, 4.

 

(a) Var. : Malheureusement par le mépris de ses saintes et terribles lois. — (b) Tu t'engages. — (c) De ta vaine et chimérique indépendance. — (d) Le foudre. — (e) Qui de nous ne met pas sa gloire à lui obéir?.... — (f) Le second.

 

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fait pas impunément. Le prince a le glaive en main pour se faire craindre; on ne lui résiste pas. Il découvre, dit Salomon, les plus secrètes intrigues (a) ; « les oiseaux du ciel lui rapportent tout (1) ; » et vous diriez qu'il devine, tant il est malaisé de lui rien cacher (b) : Divinatio in labiis regis, injudicio non errabit os ejus, dit le même Salomon (2). Après, il étend ses bras, et il déterre ses ennemis du fond des abîmes où ils cherchaient contre lui un vain asile ; sa présence les déconcerte, son autorité les accable. Que si dans cette faiblesse de notre mortalité, nous y voyons subsister une force si redoutable, combien plus devons-nous trembler devant la souveraine majesté du Dieu vivant et éternel? Car enfin la plus grande puissance qui soit dans le monde peut-elle après tout s'étendre plus loin que d'ôter la vie à un homme ? Eh ! Messieurs , est-ce donc un si grand effort que de faire mourir un mortel, et de hâter (c) de quelques moments une vie qui se précipite d'elle-même? Si donc (d) nous craignons celui qui ayant fait mourir le corps, a épuisé son pouvoir et mis à bout sa vengeance par son propre usage, « combien plus, dit le Sauveur s, doit-on redouter celui qui peut envoyer et l’âme et le corps dans une gêne éternelle ? »

Cependant, ô aveuglement ! non-seulement nous lui résistons, mais encore nous prenons plaisir à lui résister. Etrange dépravation, et révolte insupportable contre Dieu ! ses lois, qui sont posées pour servir de bornes à nos désirs déréglés, les excitent (e) et les fortifient. N'est-il pas vrai, chrétiens? moins une chose est permise, plus elle a d'attraits : le devoir est une espèce de supplice; ce qui plaît par raison ne plaît presque pas ; ce qui est dérobé à la loi nous semble plus doux ; les viandes défendues nous paraîtront (f) plus délicieuses durant le temps de pénitence, la défense est un nouvel assaisonnement qui en relève le goût. Fallit peccatum fallaci dulcedine...; cùm tantà magis libet quanto

 

1 Eccle., X, 20. — 2 Prov., XVI, 10. — 3 Matth., X, 28.

 

(a) Var. : Menées. — (b) D'échapper ses yeux. — (c) Car quelque grande que d’ôter la puissance humaine, elle ne s'étend pas plus loin que d'ôter la vie à un homme, c'est-à-dire de faire mourir un mortel et de hâter..... — (d) Que si donc. — (e) Les aiguisent, — les irritent, — les augmentent. — (f) Nous paraissent.

 

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minus licet (1). Il semble que nous nous irritions contre la loi, de ce qu'elle contrarie nos désirs, et que nous prenions plaisir à notre tour à la contrarier par une espèce de dépit : tellement que nous vouloir contenir par la discipline, c'est nous faire déborder avec plus d'excès, et précipiter plus violemment notre liberté indocile et impatiente. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre que « le péché prend occasion du précepte pour nous tromper, » c'est-à-dire pour nous tenter davantage et plus dangereusement : Peccatum, occasione accepta per mandatum, seduxit me (2). O Dieu, quel est donc notre égarement, et combien est éloignée l'arrogance humaine de l'obéissance qui vous est due, puisque même l'autorité de votre précepte nous est une tentation pour le violer !

Paraissez, ô très-sainte Vierge; paraissez, ô divin Jésus, et fléchissez par votre exemple nos cœurs indomptables. Qui peut être exempt d'obéir, puisqu'un Dieu même se soumet? Quel prétexte (a) pouvons-nous trouver pour nous dispenser de la loi, après que la Vierge même se purifie, et ne croit point être excusée par sa pureté angélique d'une observance qui lui est si peu nécessaire ? Si la loi qui a été donnée par l'entremise du serviteur, je veux dire de Moïse, demande une telle exactitude, combien ponctuellement devons-nous garder celle qui nous a été apportée par le Fils (b) ! Après ces raisons, après ces exemples, notre lâcheté n'a plus d'excuse, et notre rébellion n'a plus de prétexte. Baissons humblement la tête ; et non contens de nous disposer à faire ce que Dieu veut, consentons, chrétiens, qu'il fasse de nous ce qu'il lui plaira. C'est ce que j'ai à vous proposer dans ma seconde partie, que je joindrai, pour abréger, avec la troisième dans une même suite de raisonnement ; et je les établirai toutes deux par les mêmes preuves.

 

SECOND  ET TROISIÈME POINT.

 

Parmi les choses que Dieu veut de nous, il faut remarquer, Messieurs, cette différence, qu'il y en a quelques-unes dont il veut

 

1 Aug., De div. quœst. ad Simplic., lib. I. — 2 Rom., VII, 11.

 

(a) Var. : Quelle excuse. — (b) Si la loi qui a été donnée par le ministère de Moïse, qui n'était que le serviteur, demande une telle exactitude, combien ponctuellement devons-nous garder celle que le Fils lui-même nous a établie !

 

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que l'exécution dépende de notre choix, et aussi qu'il y en a d'autres où, sans aucun égard à nos volontés, il agit lui-même souverainement par sa puissance absolue. Par exemple, Dieu veut que nous soyons justes, que nous soyons droits, modérés dans nos désirs, sincères dans nos paroles, équitables dans nos actions, prompts à pardonner les injures et incapables d'en faire à personne. Mais dans ces choses qu'il veut de nous et dans les autres semblables qui comprennent la pratique de ses saintes lois, il ne force point notre liberté. Il est vrai que si nous sommes désobéissants, nous ne pouvons empêcher qu'il ne nous punisse ; mais toutefois il est en nous de n'obéir pas : Dieu met entre nos mains la vie et la mort, et nous laisse le choix de l'une et de l'autre. C'est ainsi qu'il demande à l'homme l'obéissance aux préceptes, comme un effet de son choix et de sa propre détermination. Mais il n'en est pas de la sorte des événements divers qui décident de notre fortune et de notre vie. Il en ordonne le cours par de secrètes dispositions de sa providence éternelle, qui passent notre pouvoir, et même ordinairement notre prévoyance; si bien qu'il n'y a aucune puissance capable d'en arrêter l'exécution, conformément à cette parole d'Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées; autant que le ciel est éloigné de la terre, autant mes pensées sont-elles au-dessus des vôtres (1); » et encore cet autre oracle du même prophète : « Toutes mes volontés seront accomplies, et tous mes desseins auront leur effet, dit le Seigneur tout-puissant : » Consilium meum stabit, et omnis voluntas mea fiet (2).

Quand je considère la cause de cette diversité, je trouve que Dieu étant notre souverain, il n'est pas juste, Messieurs, qu'il laisse tout à notre disposition, ni qu'il nous rende maîtres absolus de ce qui nous touche et de nous-mêmes. Il est juste au contraire que l'homme ressente qu'il y a une force majeure à laquelle il faut céder. C'est pourquoi, s'il y a des choses qu'il veut que nous fassions par choix, il veut aussi qu'il y en ait d'autres que nous souffrions par nécessité. Pour cela (a) les choses humaines sont disposées de manière qu'il n'y a rien sur la terre ni de si bien concerté par la prudence,

 

1 Isai., LV,8, 9. — 2 Ibid., XLVI, 10.

 

(a) Var. ; En effet.

 

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ni de si bien affermi par le pouvoir, qui ne soit souvent troublé et embarrassé par des événements bizarres qui se jettent à la traverse ; et cette puissance souveraine qui régit le monde ne permet pas qu'il y ait un homme vivant, si grand et si puissant qu'il soit, qui puisse disposer à son gré de sa fortune et de ses affaires, et bien moins de sa santé et de sa vie (a). C'est ainsi qu'il a plu à Dieu que l'homme ressentît par expérience cette force majeure dont j'ai parlé; force divine et inévitable (b), qui se relâche quand elle veut et s'accommode quelquefois à nos volontés, mais qui sait aussi se roidir quand il lui plaît avec une telle fermeté, qu'elle entraîne tout avec elle, et nous fait servir malgré nous à une conduite supérieure qui surpasse de bien loin toutes nos pensées.

C'est donc pour cette raison que cet arbitre souverain de notre sort a comme partagé notre vie entre les choses qui sont en notre pouvoir et celles où il ne consulte que son bon plaisir, afin que nous ressentions non-seulement notre liberté, mais encore notre dépendance. Il ne veut pas que nous soyons les maîtres de tout, afin que nous apprenions que nous ne le sommes de rien qu'autant qu'il lui plaît, et que nous craignions d'abuser (c) de la liberté et du pouvoir qu'il nous donne. Il veut que nous entendions que s'il nous invite par la douceur, ce n'est pas qu'il ne sache bien nous faire fléchir parla force; et par là il nous accoutume à redouter sa force invincible (d), lors même qu'il ne nous témoigne que de la douceur. C'est lui qui mêle (e) toute notre vie d'événements qui nous fâchent, qui contrarie notre volonté qui s'attache trop à elle-même et qui étend sa liberté jusqu'à la licence, afin de nous soumettre tout à fait à lui et de nous élever en nous domptant à la véritable sagesse.

Car il est certain, chrétiens, que de savoir résister à ses propres volontés, c'est l'effet le plus assuré d'une raison consommée ; et ce qui prouve évidemment cette vérité, c'est que l'âge le moins capable de raison, est aussi le moins capable de se modérer et de se vaincre. Considérez les enfants. Certainement si leurs volontés

 

(a) Var. : Qui puisse régler à sa volonté sa fortune et ses affaires, et bien moins sa santé et sa vie. — (b) Invincible. — (c) Et que nous prenions garde à n'abuser pas. — (d) A craindre sa force suprême. — (e) Enfin il mêle.

 

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étaient aussi durables qu'elles sont ardentes, il n'y aurait pas moyen de les apaiser. Combien veulent-ils violemment tout ce qu'ils veulent, sans peser aucune raison? Ils ne considèrent pas si ce qu'ils recherchent (a) leur est nuisible ; il ne leur importe pas si cet acier coupe, c'est assez qu'il brille à leurs yeux et ils ne songent qu'à se satisfaire. Ils ne regardent plus si ce qu'ils demandent est à autrui ; il suffit qu'il leur plaise pour le désirer et ils s'imaginent que tout est à eux. Que si vous leur résistez, vous voyez au même moment et tout leur visage en feu, et tout leur petit corps en action, et toute leur force éclater en un cri perçant qui témoigne leur impatience. D'où vient cette ardeur violente et cette force pour ainsi dire de leurs désirs, sinon de la foi blesse et de l'imbécillité de leur raison?

Mais s'il est ainsi, chrétiens, ô Dieu, qu'il y a d'enfants à cheveux gris, et qu'il y a d'enfants dans le monde, puisque nous n'y voyons autre chose que des hommes faibles en raison et impétueux en désirs! Quelle raison a cet avare qui veut avoir nécessairement ce qui l'accommode, sans autre droit que son intérêt? Quelle raison a cet adultère tant de fois maudit par la loi de Dieu, qui entreprend sur la femme de son prochain sans autre titre que sa convoitise ? Ne ressemblent-ils pas à des enfants, qui croient que leur volonté leur est une raison suffisante pour s'approprier ce qu'ils veulent? Mais il y a celle différence, que la nature en lâchant la bride aux violentes inclinations des enfants, leur a donné pour frein (b) leur propre faiblesse; au lieu que les désirs de l'âge plus avancé (c), encore plus impétueux, n'ayant point de semblables digues (d), se débordent aussi sans mesure, si la raison ne les resserre et ne les restreint. Concluons donc, chrétiens, que la véritable raison et la véritable sagesse, c'est de savoir se modérer. Oui sans doute, on sort de l'enfance et l'on devient raisonnable à mesure qu'on sait dompter ce qu'il y a en soi de trop violent. Celui-là est un homme fait et un véritable sage qui, comme dit le docte Synésius, ne se fait pas une obligation du soin de contenter (e) ses désirs, mais qui sait régler ses désirs suivant ses obligations ; et qui

 

(a) Var. ; Demandent. — (b) Pour bornes. — (c) De l'âge plus vieux.  — (d) Bornes,— limites. — (e) Une obligation de contenter.

 

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sachant peser mûrement combien la nature est féconde en mauvaises inclinations, retranche deçà et delà comme un jardinier soigneux tout ce qui est gâté et superflu, afin de ne laisser croître que ce qui est capable de porter les fruits d'une véritable sagesse.

Mais les arbres ne se plaignent pas quand on les coupe pour retrancher et diminuer l'excès de leurs branches, et la volonté réclame quand on retranche ses désirs. C'est pourquoi il est malaisé que nous nous fassions nous-mêmes cette violence. Tout le monde n'a pas le courage de cette Anne la prophétesse, de cette sainte veuve de notre évangile, pour faire effort contre soi-même, et mortifier par ses jeûnes et par ses austérités cette loi de péché qui vit en nos sens. C'est aussi pour cela, Messieurs, que Dieu vient à notre secours. La source de tous nos désordres, c'est que nous sommes trop attachés à nos volontés ; nous ne savons pas nous contredire ; et nous trouvons plus facile de résister à Dieu qu'à nous-mêmes. Il faut nous arracher avec violence cette attache à notre volonté propre, qui fait tout notre malheur et tout notre crime. Mais comment aurons-nous le courage de toucher nous-mêmes et d'appliquer de nos propres mains le fer et le feu à une partie si tendre (a) et si délicate? Je vois bien, dit ce malade, mon bras gangrené, et je sais qu'il n'y a de salut pour moi qu'en le séparant du corps; mais je ne puis pas le couper moi-même; un chirurgien expert me rend cet office, triste à la vérité, mais nécessaire. Ainsi je vois bien que je suis perdu, si je ne retranche cette attache à ma volonté, qui fait vivre en moi tous les mauvais désirs qui me damnent: je le confesse, je le reconnais; mais je n'ai la résolution ni la force d'armer mon bras contre moi-même (b). C'est Dieu qui entreprend de me traiter. C'est lui qui m'envoie par sa providence ces rencontres épineuses, ces accidents importuns, ces contrariétés (c) imprévues et insupportables, parce qu'il veut abattre et dompter ma volonté trop licencieuse que je n'ai pas le courage (d) d'attaquer moi-même. Il la lie, il la serre, de peur qu'elle ne résiste au coup salutaire qu'il lui veut donner pour

 

(a) Var. Si sensible. — (b) De m'armer contre moi-même, — d'armer ma main contre moi-même; —mais la résolution me manque d'entreprendre ainsi contre moi-même. — (c) Ces difficultés. — (d) La force.

 

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la guérir (a). Enfin il frappe où je suis sensible, il coupe et enfonce bien avant dans le vif, afin qu'étant pressé sous sa main suprême et sous les ordres inévitables de sa volonté, je sois enfin obligé de me détacher de la mienne : et c'est là ma guérison, c'est là ma vie.

Si vous savez entendre, ô mortels ! comme vous êtes composés et combien vous abondez en humeurs peccantes, vous comprendrez aisément que cette conduite vous est nécessaire. Il faut ici vous représenter en peu de paroles l'état misérable de notre nature. Nous avons deux sortes de maux. Il y a des maux qui nous affligent; et, chrétiens, qui le pourrait croire? il y a des maux qui nous plaisent. Etrange distinction, mais néanmoins véritable ! « II y a des maux, dit saint Augustin, que la patience supporte ; » ce sont les maux qui nous affligent : et « il y en a d'autres, dit le même Saint, que la tempérance modère, » ce sont les maux qui nous plaisent: Alia quœ per patientiam ferimus, alia quœ per temperantiam refrenamus (1). O pauvre et désastreuse humanité, à combien de maux es-tu exposée ! Nous sommes donnés en proie à mille cruelles infirmités; tout nous altère, tout nous incommode, tout nous tue; et vous diriez que quelque puissance ennemie ait soulevé contre nous toute la nature, tant il semble qu'elle prend plaisir à nous outrager de toutes parts. Mais encore ne sont-ce pas là nos plus grands malheurs. Notre avarice, notre ambition, nos autres passions insensées et insatiables sont des maux et de très-grands maux; mais ce sont des maux qui nous plaisent, parce que ce sont des maux qui nous flattent. O Dieu ! où en sommes-nous et quelle vie est la nôtre, si nous sommes également persécutés de ce qui nous plaît et de ce qui nous afflige ! « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps mortel ?» Infelix ego homo ! Ecoute, homme misérable: « Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur : » Gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum (2). Il est vrai que tu éprouves deux sortes de maux ; mais Dieu a disposé par sa providence que les uns servissent de remède aux autres, je veux dire que les maux

 

1 S. August., Contra Julian., lib. V, cap. V, n. 22. — 2 Rom., VII, 24, 25.

(a) Var. ; Qu'il me veut donner pour me guérir.

 

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qui fâchent servent pour modérer ceux qui plaisent, ce qui est forcé pour dompter ce qui est trop libre, ce qui survient du dehors pour abattre ce qui se soulève et se révolte au dedans, enfin les douleurs cuisantes pour corriger les excès de tant de passions immodérées, et les afflictions de la vie pour nous dégoûter des vaines douceurs et étourdir le sentiment trop vif des plaisirs (a).

Il est vrai, la nature souffre dans un traitement qui lui est si rude ; mais ne nous plaignons pas de cette conduite. Cette peine, c'est un remède; cette rigueur qu'on nous tient, c'est un régime. C'est ainsi qu'il faut vous traiter, ô enfants de Dieu, jusqu'à ce que votre santé soit parfaite, et que cette loi de péché qui règne en vos corps mortels soit entièrement abolie. Il importe que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous en aurez à corriger. Il importe que vous ayez des maux à souffrir, tant que vous serez au milieu des biens dans lesquels il est dangereux de se plaire trop. Ces contrariétés qui vous arrivent vous sont envoyées pour être des bornes à votre liberté qui s'égare, et un frein à vos passions qui s'emportent. C'est pourquoi Dieu, qui sait qu'il vous est utile que vos désirs soient contrariés, a tellement disposé et la nature et le monde, qu'il en sort de toutes parts des obstacles invincibles à nos desseins. C'est pour cela que la nature a tant d'infirmités, les affaires tant d'épines, les hommes tant d'injustices, leurs humeurs tant d'importunes inégalités, le monde tant d'embarras, sa faveur tant de vanité, ses rebuts tant d'amertumes, ses engagements les plus doux tant de captivités déplorables. Nous sommes attaqués à droite et à gauche par mille différentes oppositions, afin que notre volonté, qui n'est que trop libre, apprenne enfin à se réduire (b), et que l'homme ainsi exercé, pressé et fatigué de toutes parts, se retourne enfin du côté du Seigneur son Dieu et lui crie du fond de son cœur : O Seigneur, vous êtes le Maître et le Souverain, et après tout il est juste que votre créature vous serve et vous obéisse.

Que si nous nous soumettons à la sainte volonté de Dieu, nous y trouverons la paix de nos âmes et rien ne sera capable de nous émouvoir. Voyez la sainte Vierge. Siméon lui prédit des maux infinis et lui annonce des douleurs immenses : « Votre âme, lui

 

(a) Var. : Des plaisirs mortels. — (b) S'abaisse sous la main de Dieu.

 

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dit-il, ô mère, sera percée d'un glaive; et ce Fils, toute votre joie et tout votre amour, sera mis en butte aux contradictions des hommes, in signum cui contradicetur (1) ; c'est-à-dire, si nous l'entendons, qu'il se fera contre lui des complots (a) et des conjurations terribles, et que toute la puissance, toute la fureur, toute la malice du monde se réunira pour concourir à sa perte.

Telle est la prédiction de ce saint vieillard, d'autant plus dure et insupportable, que Siméon ne marquant rien en particulier à cette Mère affligée, lui laisse à imaginer et à craindre tout ce qu'il y a de plus extrême et de plus affreux (b). En effet je ne conçois rien de plus effroyable que cette cruelle suspension d'une âme menacée de quelque grand mal, sans qu'elle sache (c) seulement de quel côté elle doit se mettre en garde. Alors cette âme étonnée et éperdue, ne sachant où se tourner, va chercher et parcourir tous les maux pour en faire son supplice et ne donne aucune borne ni à ses craintes, ni à ses peines. Dans cette cruelle incertitude, avouez que c'est une espèce de consolation de savoir de quel coup il faudra mourir; et que saint Augustin a raison de dire « qu'il vaut mieux sans comparaison endurer une seule mort que de les appréhender toutes : » Satius est unam perpeti moriendo quàm omnes timere vivendo (2). Toutefois Marie ne réplique pas au vénérable vieillard qui lui prédit (d) tant d'afflictions et de traverses; elle écoute en silence et sans émotion ses terribles prophéties; elle ne lui demande curieusement ni le temps, ni la qualité, ni la fin et l'événement de ces funestes aventures dont il la menace. Il lui suffit que tout est régi par des raisons éternelles auxquelles elle se soumet ; et c'est pourquoi ni le présent ne la trouble, ni l'avenir ne l'inquiète. Ainsi si nous abandonnons toute notre vie à cette haute sagesse qui régit si bien toutes choses, nous serons toujours fermes et inébranlables. Il n'y aura point pour nous de nécessités fâcheuses, ni de contrariétés embarrassantes; nous ressemblerons au bon Siméon; ni la vie n'aura rien qui nous attache, ni la mort toute odieuse qu'elle est n'aura rien

 

1 Luc., II, 34, 35. —  2 De Civ. Dei, lib. I, cap. XI.

 

(a) Var. : Des émotions. — (b) Tout ce qu'il y a de plus rude et de plus extrême. — (c) Sans savoir. — (d) Prophétise.

 

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qui nous incommode. Nous attendrons avec lui humblement et tranquillement la réponse du Saint-Esprit et l'ordre de la Providence éternelle pour décider du jour de notre départ; et quand nous aurons accompli ce que Dieu veut que nous fassions sur la terre, nous serons prêts à dire à toute heure à l'imitation de ce saint vieillard : « Seigneur, laissez maintenant mourir en paix votre serviteur (a) : » Nunc dimittis, Domine, servum tuum in pace.

Mais, mes Frères, imitons en tout ce saint homme ; ne sortons point de ce monde avant que Jésus (b) nous ait paru, et que nous puissions dire avec lui : « Mes yeux ont vu le Sauveur : » Quia viderunt oculi mei Salutare tuum. Je sais qu'il est venu, ce divin Sauveur, sur la terre, « celui que Dieu avait destiné pour être exposé en vue à tous les peuples de l'univers, » quod parasti ante faciem omnium populorum. On l'a vue, cette « lumière éclatante qui devait éclairer toutes les nations, et remplir de biens et de gloire (c) son peuple d'Israël : » Lumen ad revelationem gentium, et gloriam plebis tuœ Israël (1). Enfin ce Sauveur tant de fois promis a contenté (d) l'attente de tout l'univers; il a accompli les prophéties, il a renversé les idoles, il a délivré les captifs, il a réconcilié les pécheurs, il a converti les peuples. Mais, mes Frères, ce n'est pas assez (e) ; ce Sauveur n'est pas encore venu pour nous, puisqu'il ne règne pas encore sur tous nos désirs : il n'est pas notre conducteur ni notre lumière, puisque nous ne marchons pas dans les voies qu'il nous a montrées. Non, « ni nous n'avons vu sa face, ni nous n'avons écouté sa voix, ni nous n'avons pas sa parole (f) demeurante en nous, » puisque nous n'obéissons pas à ses préceptes, (g) Car écoutez ce que dit son disciple bien-aimé : « Celui qui dit qu'il le connaît et ne garde pas ses commandements, c'est un menteur, et la vérité n'est point en lui : » Qui dicit se nosse eum, et mandata ejus non custodit, mendax est, et

 

1 Luc, II, 29-32.

 

(a) Var. : Dormir votre serviteur en paix. — (b) Le Sauveur. — (c) Combler de gloire. — (d) Rempli, — satisfait. — (e) Avec tout cela. — (f) Non, nous n'avons jamais vu sa face, nous n'avons jamais écouté sa voix, et nous n'avons pas sa parole.....— (g) Note marg. : Neque vocem ejus unquàm audistis, neque speciemejus vidistis,et verbum ejus non habetis in vobis manens (Joan., V, 37, 38).

 

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in hoc veritas non est (1). Après cela, chrétiens, qui de nous peut se vanter de le connaitre? Qu'avons-nous donné à son Evangile? quels vices avons-nous corrigés? quelles passions avons-nous domptées? quel usage avons-nous fait des biens et des maux de la vie? Quand Dieu a diminué (a) nos richesses, avons-nous songé en même temps à modérer notre luxe? Quand la fortune nous a trompés, avons-nous tourné notre cœur aux biens qui ne sont point de son ressort ni de son empire? Au contraire n'avons-nous pas été de ceux dont il est écrit : Dissipati sunt nec compuncti (1)? a Nous avons été affligés, sans être touchés de componction; » serviteurs opiniâtres et incorrigibles (b), qui nous sommes mutinés, même sous la verge; repris et non corrigés (c), abattus et non humiliés, châtiés (d) sévèrement et non convertis. Après cela, si nous osons dire que nous avons connu Jésus-Christ, que nous avons vu le Sauveur que Dieu nous avait promis, le Saint-Esprit nous appellera des menteurs, et nous dira par la bouche de saint Jean que la vérité n'est pas en nous.

Craignons donc, chrétiens, craignons de mourir. Car nous n'avons pas vu Jésus-Christ, nous n'avons pas encore tenu le Sauveur entre nos bras, nous n'avons encore embrassé ni sa personne ni ses préceptes, ni ses vérités, ni les saints enseignements de son Evangile. Malheur à ceux qui mourront avant que Jésus-Christ ait régné sur eux (e) ! O que la mort leur sera fâcheuse (f) ! ô que ses approches leur seront terribles (g) ! ô que ses suites leur seront funestes et insupportables (h) ! En ce jour, toute leur gloire (i) sera dissipée; en ce jour, tous leurs grands projets seront ruinés ; « en ce jour, périront, dit le Psalmiste, toutes leurs hautes pensées : » In illà die peribunt omnes cogitationes eorum (3); en ce jour, commenceront leurs supplices; en ce jour, s'allumeront pour eux des feux éternels ; en ce jour, la fureur (j) et le désespoir s'empareront de leur âme, et ce ver qui ne meurt point enfoncera dans leur cœur ses dents dévorantes (k) sans jamais lâcher prise.

 

1 Joan., II, 4. — 2 Psal. XXXIV, 16. — 3 Psal. CXLV, 4.

 

(a) Var. : Retranché. —(b) Serviteurs rebelles. — (c) Châtiés et non confondus. — (d) Repris.— (e) Sans avoir eu ce bonheur. — (f) Terrible. — (g) Funestes. (h) Leur seront insupportables. — (i) Leur grandeur . — (j) La rage.— (k) Ses dents venimeuses, — ses dents perçantes et envenimées, — sa dent pénétrante.

 

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Ah! mes Frères, allons au temple avec Siméon, prenons Jésus entre nos bras, donnons-lui un baiser religieux (a), embrassons-le de tout notre cœur. Un homme de bien ne sera pas étonné dans les approches de la mort : son âme ne tient presque plus à rien; elle est déjà comme détachée de ce corps mortel; autant qu'il a dompté de passions, autant a-t-il rompu de liens ; l'usage de la pénitence et de la sainte mortification l'a déjà comme désaccoutumé de son corps et de ses sens; et quand il verra arriver la mort, il lui tendra de bon cœur les bras, il lui montrera lui-même l'endroit où il faut qu'elle frappe son dernier coup. O mort! lui dira-t-il, je ne te nommerai ni cruelle ni inexorable : tu ne m'ôteras aucun des biens que j'aime, tu me délivreras de ce corps mortel. O mort! je t'en remercie : il y a déjà tant d'années que je travaille moi-même à m'en détacher et à secouer ce fardeau. Tu ne troubles donc pas mes desseins, mais tu les accomplis. Tu n'interromps pas mon ouvrage, mais plutôt tu y vas mettre la dernière main (b). Achève donc, ô mort favorable! et rends-moi bientôt à mon maître : Nunc dimittis. Que ne devons-nous pas faire pour mourir en cette paix? O que nous puissions mourir de la mort des justes, pour y trouver le repos que tous les plaisirs de la vie ne peuvent pas nous donner; et afin que fermant les yeux à tout ce qui se passe, nous commencions à les ouvrir à tout ce qui demeure, et que nous le possédions éternellement avec le Père, le

Fils et le Saint-Esprit.

 

 

AUTRE CONCLUSION DU SECOND SERMON
POUR  LA
FÊTE DE  LA PURIFICATION 
DE LA  SAINTE VIERGE.

 

Que si nous nous soumettons à la sainte volonté de Dieu, nous y trouverons la paix de nos âmes et rien ne sera capable de nous

(a) Var. : Un sacré baiser. — (b) Tu ne rompras donc pas mes desseins, mais tu les achèveras; tu ne renverseras pas mon ouvrage, mais plutôt tu y mettras la dernière main.

 

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émouvoir. Voyez la très-sainte Vierge. Siméon lui prédit des maux infinis et lui annonce des douleurs immenses. Votre aine, lui dit-il, ô Mère affligée, sera percée d'un glaive tranchant; et ce Fils, toute votre joie et tout votre amour, sera posé comme un signe auquel on contredira, in signum cui contradicetur (1) ; c'est-à-dire, si nous l'entendons, qu'on fera contre lui des ligues horribles, que toutes les puissances du monde sembleront se réunir pour concourir à sa perte.

C'est ce qu'on prédit à la Vierge sainte, et elle écoute en silence et sans émotion ces terribles prophéties. Elle sait que tout est régi par des raisons éternelles auxquelles elle se soumet ; et c'est pourquoi ni le présent ne la trouble, ni l'avenir ne l'inquiète. Ainsi si nous abandonnons toute notre vie à cette sagesse suprême qui gouverne si bien toutes choses, nous serons toujours fermes et inébranlables. Il n'y aura point pour nous de nécessités fâcheuses, ni de contrariétés embarrassantes; nous ressemblerons au bon Siméon ; ni la vie n'aura rien qui nous attache, ni la mort toute odieuse qu'elle est n'aura rien qui nous épouvante; et quand nous aurons accompli ce que Dieu veut que nous fassions sur la terre, nous serons prêts à dire à l'imitation de ce saint vieillard : Seigneur, laissez maintenant mourir votre serviteur en paix : Nunc dimittis.

Hélas! quel objet funeste, mais quel exemple admirable se présente ici à mon esprit! Me sera-t-il permis en ce lieu de toucher à des plaies encore toutes récentes, et de renouveler les justes douleurs des premières personnes du monde? Grande et auguste reine, que le ciel vient d'enlever à la terre, et qui causez à tout l'univers un deuil si grand et si véritable, ce sont ces fortes pensées, c'est cette attache immuable à la souveraine volonté de Dieu qui nous a fait voir ce miracle et d'égalité dans votre vie, et de constance inimitable dans votre mort. Quels troubles, quels mouvements, quels accidents imprévus ont jamais été capables de l'ébranler, ni d'étonner sa grande âme? Ne craignons pas de jeter un moment la vue sur nos dissensions passées, puisque la fermeté inébranlable de cette princesse a tellement soutenu l'effort de cette

 

1 Luc., II, 35.

 

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tempête, que nous pouvons maintenant nous en souvenir sans crainte. Quand il plut à Dieu de changer en tant de maux les longues prospérités de sa sage et glorieuse régence, fut-elle abattue par ce changement? Au contraire, ne la vit-on pas toujours ferme, toujours invincible, fléchissant quelquefois par prudence, mais incapable de rien relâcher des grands intérêts de l'Etat et attachée immuablement à conserver le sacré dépôt de l'autorité royale, unique appui du repos public, qu'elle a remise enfin toute entière entre les mains victorieuses d'un fils qui sait la maintenir avec tant de force? C'est sa foi, c'est sa piété, c'est son abandon aux ordres de Dieu qui animAit son courage ; et c'est cette même foi et ce même abandon à la Providence qui la soutenant toujours malgré ses douleurs cruelles jusque entre les bras de la mort, lui a si bien conservé parmi les sanglots de tout le monde et parmi les cris déplorables de ses chers et illustres enfants cette force, cette constance, cette égalité qui n'a pas moins étonné qu'attendri tous les spectateurs.

O vie illustre ! ô vie glorieuse et éternellement mémorable ! mais ô vie trop courte, trop tôt précipitée ! Quoi donc ! nous ne verrons plus que dans une reine ce noble amas de vertus que nous admirions en deux ! quoi ! cette bonté, quoi ! cette clémence, quoi! tant de douceur parmi tant de majesté ! quoi ! ce cœur si grand et vraiment royal, ces charités infinies, ces tendres compassions pour les misères publiques et particulières, enfin toutes les autres rares et incomparables qualités de la grande Anne d'Autriche ne seront plus qu'un exemple et un ornement de l'histoire! Qui nous a sitôt enlevé cette reine que nous ne voyions point vieillir, et que les années ne changeaient pas? Comment cette merveilleuse constitution est-elle devenue si soudainement la proie de la mort ? D'où est sorti ce venin ? En quelle partie de ce corps si bien composé était caché le foyer de cette humeur malfaisante, dont l'opiniâtre malignité a triomphé des soins et de l'art et des vœux de tout le monde ? O que nous ne sommes rien ! ô que la force et l'embonpoint ne sont que des noms trompeurs? Car que sert d'avoir sur le visage tant de santé et tant de vie, si cependant la corruption nous gagne au dedans, si elle attend pour ainsi dire à se déclarer qu'elle se soit

 

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emparée du principe de la vie ; si s'étant rendue invincible, elle sort enfin tout à coup avec furie de ses embûches secrètes et impénétrables pour achever de nous accabler? C'est ainsi que nous avons perdu cette grande reine qui devait illustrer ce siècle entier ; et maintenant étant arrivée au séjour de l'éternité, elle n'est plus suivie que de ses œuvres, et de toute cette grandeur, il ne lui en reste qu'un plus grand compte.

Et nunc reges, intelligite, erudimini qui judicatis terram (1): « Ouvrez les yeux, arbitres du monde; entendez, juges de la terre. » Celui qui est le maître de votre vie, l'est-il moins de votre grandeur ? Celui qui dispose de votre personne, dispose-t-il moins de votre fortune ? Et si ces têtes illustres sont si fort sujettes, nous, faibles particuliers, que pensons-nous faire, et combien devons-nous être sous la main de Dieu et dépendants de ses ordres? Car sur quoi se peut assurer notre prudence tremblante? Que tenons-nous de certain ? quel fondement a noire vie? quel appui a notre fortune? Et quand tout l'état présent serait tranquille, qui nous garantira l'avenir? Seront-ce les devins et les astrologues? Que je me ris de la vanité de ces faiseurs de pronostics, qui menacent qui il leur plaît, et nous font à leur gré des années fatales ! Esprits turbulents et inquiets, amoureux des changements et des nouveautés, qui ne trouvant rien à remuer dans la terre, semblent vouloir nouer avec les astres des intelligences secrètes pour troubler et agiter le monde. Moquons-nous de ces vanités. Je veux qu'un homme de bien pense toujours favorablement de la fortune publique, et du moins n'avons-nous pas à craindre les astres. Non, non, le bonheur et le malheur de la vie humaine n'est pas envoyé à l'aveugle par des influences naturelles, mais dispensé avec choix par les ordres d'une sagesse et d'une justice cachée, qui punit comme il lui plaît les péchés des hommes. Ne craignons donc pas les astres; mais, mes Frères, craignons nos péchés. Croyons que le grand pape saint Grégoire parlait à nous quand il a dit ces belles paroles : Crimina nostra barbaricis viribus sociamus, et culpa nostra hostiles gladios acuit, quœ reipublicœ vires gravat (2) : Ne voyez-vous pas, dit-il, que l'Etat gémit sous le poids

 

1 Psal. II, 10. — 2 Lib. V, Epist. XX, ad Mauric.

 

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de nos péchés; et que joignant nos crimes aux forces des ennemis, c'est nous seuls peut-être qui allons faire pencher la balance? Quand deux grands peuples se font la guerre, Dieu veut assurément se venger de l'un, et souvent de tous les deux ; mais de savoir par où il veut commencer, c'est ce qui passe de bien loin la portée des hommes. Nous savons qu'il a souvent commencé par les étrangers et aussi il est écrit que souvent « le jugement commence par sa maison : » Tempus est ut judicium incipiat à domo Dei (1). Celui qui réussit le premier n'est pas plus en sûreté que l'autre, parce que son tour viendra au temps ordonné. Dieu châtie les uns par les autres, et il châtie ordinairement ceux par lesquels il châtie les autres. Nabuchodonosor est son serviteur pour exercer ses vengeances ; le même est son ennemi pour recevoir les coups de sa justice. Prenons donc garde, mes Frères, de ne mettre pas Dieu contre nous ; et infidèles à notre patrie et à notre prince , ne nous joignons pas à nos ennemis et ne les fortifions pas par nos crimes. Faisons la volonté de Dieu, et après il fera la nôtre ; il nous protégera dans le temps et nous couronnera dans l'éternité, où nous conduise, etc.

 

1 I Petr., IV, 17.

 

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