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SECOND SERMON
POUR
LA  FÊTE  DE L'ANNONCIATION (a).

 

Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret.

Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique. Joan., III, 16.

 

Les Juifs infidèles et endurcis ont reproché autrefois à notre Sauveur « qu'étant un homme mortel, il ne craignait pas de se faire Dieu » et de s'attribuer un nom si auguste : Tu homo cùm sis, facis teipsum Deum (1). Sur quoi saint Athanase remarque (2) que les miracles visibles par lesquels il faisait connaître sa divinité devaient leur fermer la bouche ; « et qu'au lieu de lui demander pourquoi étant homme il se faisait Dieu , ils devaient lui demander bien plutôt pourquoi étant Dieu, il s'était fait homme. » Alors il leur aurait répondu : Dieu a tant aimé le monde. Ne demandez pas de raison d'une chose qui n'en peut avoir (b) ; l'amour de Dieu s'irriterait, si l'on cherchait autre part qu'en son propre fonds des raisons de son ouvrage ; et même je le puis dire, il est

 

1 Joan., X, 33. — 2 Epist. de Deaet. Nicœn. synod., n. 1.

 

(a) Prêché devant le roi, pendant le Carême, en 1666.

D'abord prêché devant le roi. Car l'orateur dit : « La place naturelle de l'affection, de la tendresse, de la piété, c'est le cœur d'un roi; » et : « Que cette conquête est digne d'un roi; » et encore: « Venez donc, ô divin Jésus...; tirez les rois; tirez surtout, ô Jésus, notre monarque. »

En suite pendant le Carême, et parce que la sainte quarantaine embrasse presque toujours la fête de l'Annonciation, et parce que le grand orateur n'a pu la prêcher à la Cour dans un autre temps.

Enfin en 1666. Bossuet a prêché deux Carêmes à la Cour : celui de 1662 et celui de 1666. Or, dans notre discours, il ne fait entendre aucun de ces appels à la charité chrétienne, aucun de ces cris déchirants que fui arrachaient en 1662 les souffrances du peuple; mais il parle « de l'amour faux , de l'amour trompeur, » qui commençait en 1666 à prendre dans un cœur auguste la place « de l'amour véritable; » il s'écrie : « O créatures, idoles honteuses, retirez-vous de ce cœur qui veut aimer Dieu par Jésus-Christ! O ombres, fantômes, dissipez-vous eu présence de la vérité!... Que je t'égorge devant Dieu, ô cœur profane, pour mettre à ta place un cœur chrétien ! »

(b) Var. : Ne demandez pas de raison d'un si grand oracle.

 

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bien aise, Messieurs, qu'on n'y voie aucune raison , afin que rien n'y paroisse que ses saints et divins excès.

Par conséquent, chrétiens, ne perdons pas le temps aujourd'hui à trouver des raisons d'un si grand prodige (a) ; mais croyant simplement avec l'apôtre saint Jean à l'immense charité que Dieu a pour nous, honorons le mystère du Verbe incarné par un amour réciproque. La bienheureuse Marie est toute pénétrée de ce saint amour ; elle porte un Dieu dans son cœur beaucoup plus intimement que dans ses entrailles, et le Saint-Esprit survenu en elle avec une telle abondance, fait qu'elle ne respire plus que la charité. Demandons-lui tous ensemble une étincelle de ce feu sacré, en lui disant avec l'ange, Ave.

 

Il a plu à Dieu de se faire aimer : et comme il a vu la nature humaine toute de glace pour lui, toute de flamme pour d'autres objets, sachant de quel poids il est dans ce commerce d'affection de faire les premiers pas surtout à une puissance souveraine , il n'a pas dédaigné de nous prévenir ni de faire toutes les avances en nous donnant son Fils unique, qui lui-même se donne à nous pour nous attirer.

Il a plu à Dieu de se faire aimer : et parce que c'est le naturel de l'esprit humain de recevoir les lumières plus facilement par les exemples que par les préceptes, il a proposé au monde un Dieu aimant Dieu, afin que nous vissions en ce beau modèle quel est l'ordre, quelle est la mesure, quels sont les devoirs du saint amour et jusqu'où il doit porter la créature raisonnable.

Il a plu à Dieu de se faire aimer; et comme c'était peu à notre faiblesse de lui montrer un grand exemple si on ne lui donnoit en même temps un grand secours, ce Jésus-Christ qui nous aime et qui nous apprend à aimer son Père, pour nous faciliter le chemin du divin amour, se présente lui-même à nous comme la voie qui nous y conduit : de sorte qu'ayant besoin de trois choses pour être réunis à Dieu, d'un attrait puissant, d'un parfait modèle et d'une voie assurée, Jésus-Christ nous offre tout, nous fait trouver tout en sa personne ; et il nous est lui seul tout ensemble

 

(a) Var. : D'un si grand miracle, — d'un si grand mystère.

 

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l'attrait qui nous gagne à l'amour de Dieu, le modèle qui nous montre les règles de l'amour de Dieu, la voie pour arriver à l'amour de Dieu : c'est-à-dire si nous l'entendons, que nous devons premièrement nous donner à Dieu pour l'amour du Verbe incarné , que nous devons en second lieu nous donner à Dieu à l'exemple du Verbe incarné, que nous devons en troisième lieu nous donner à Dieu par la voie et par l'entremise du Verbe incarné. C'est tout le devoir du chrétien, c'est tout le sujet de ce discours.

 

PREMIER POINT.

 

La sagesse humaine demande souvent : Qu'est venu faire un Dieu sur la terre ? pourquoi se cacher ? pourquoi se couvrir ? pourquoi anéantir sa majesté sainte pour vivre, pour converser, pour traiter avec les mortels ? A cela je dis en un mot : c'est qu'il a dessein de se faire aimer. Que si l'on me presse encore et que l'on demande : Est-ce donc une œuvre si digne d'un Dieu que de se faire aimer de sa créature ? Ah ! c'est ici, chrétiens, que je vous demande vos attentions, pendant que je tâche de développer les mystères de l'amour divin.

Oui, c'est une œuvre très-digne d'un Dieu de se faire aimer de sa créature. Car le nom de Dieu est un nom de roi : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs (1), » c'est le nom du Dieu des armées. Et qui ne sait qu'un roi légitime doit régner par inclination ? La crainte, l'espérance , l'inclination , peuvent assujettir le cœur ; la crainte servile nous fait un tyran, l'espérance mercenaire nous donne (a) un maître, ou comme on dit, un patron ; mais l'amour soumis par devoir et engagé par inclination, donne à notre cœur un roi légitime. C'est pourquoi David plein de son amour : « Je vous exalterai, dit-il, ô mon Dieu, mon Roi ; je bénirai votre nom aux siècles des siècles : » Exaltabo te, Deus meus Rex; et benedicam nomini tuo in sœculum, et in sœculum sœculi (2). Voyez comme son amour élève un trône à son Dieu et le fait régner sur

 

1 Apoc., XVII, 14; XIX, 16; — 2 Psal. CXLIV, 1.

(a) Var. : La crainte forcée donne un tyran à notre cœur, l'espérance intéressée nous donne.....

 

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le cœur. Si donc Dieu est notre Roi, ah ! il est digne de lui de se faire aimer.

Mais laissons ce titre de Roi, qui tout grand et tout auguste qu'il est, exprime trop faiblement la majesté de notre Dieu. Parlons du titre de Dieu, et disons que le Dieu de tout l'univers ne devient notre Dieu en particulier que par l'hommage de notre amour. Pourrai-je bien ici expliquer ce que je pense? L'amour est en quelque sorte le Dieu du cœur. Dieu est le premier principe et le moteur universel de toutes les créatures. C'est l'amour aussi qui fait remuer toutes les inclinations et les ressorts du cœur les plus secrets. Il est donc, ainsi que j'ai dit, en quelque sorte le Dieu du cœur, ou plutôt il en est l'idole qui usurpe l'empire de Dieu. Mais afin d'empêcher cette usurpation, il faut qu'il se soumette lui-même à Dieu, afin que notre grand Dieu étant le Dieu de notre amour, soit en même temps le Dieu de notre cœur, et que nous lui puissions dire avec David : Defecit caro mea et cor meum : Deus cordis mei, et pars mea, Deus, in œternum (1). « Ah ! mon cœur languit après vous par le saint amour ; vous êtes donc le Dieu de mon cœur, parce que vous régnez par mon amour et que vous régnez sur mon amour même. »

Entendez donc, chrétiens, quelle est la force de l'amour, et combien il est digne de Dieu de se faire aimer. C'est l'amour qui fait notre Dieu, parce que c'est lui qui donne l'empire du cœur. C'est pourquoi Dieu commande avec tant d'ardeur : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de tout votre esprit, de toutes vos forces, de toute votre puissance (2). » Pourquoi cet empressement de se faire aimer? C'est le seul tribut qu'il demande ; et c'est la marque la plus illustre (a) de sa souveraineté, de son abondance, de sa grandeur infinie. Car qui n'a besoin de rien ne demande rien aussi, sinon d'être aimé ; et c'est une marque visible de l'essentielle pauvreté de la créature, qu'elle soit obligée par son indigence de demander à ceux qui l'aiment autre chose que leur amour même. C'est donc le caractère d'un Dieu de n'exiger de nous que le pur amour ; et ne lui offrir que ce seul présent,

 

1 Psal. LXXII, 26. — 2 Deut., VI, 5.

(a) Var. : Unique et essentielle.

 

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c'est honorer sa plénitude. On ne peut rien lui donner, encore qu'on lui doive tout ; on tire de son propre cœur de quoi s'acquitter en aimant ; d'où il est aisé de comprendre que l'amour est le véritable tribut par lequel on peut reconnaître un Dieu infiniment abondant. Et ainsi ceux qui douteraient s'il est digne de Dieu de se faire aimer, pourraient douter, par même raison , s'il est digne de Dieu d'être Dieu, puisque le caractère de Dieu, c'est de n'exiger rien de sa créature, sinon qu'elle l'adore par un saint amour. « C'est dans la piété que consiste tout le culte de Dieu, et on ne l'honore, dit saint Augustin (1), qu'en l'aimant : » Pietas cultus Dei est, nec colitur ille nisi amando.

Après cela, chrétiens, quelqu'un peut-il s'étonner si un Dieu descend pour se faire aimer ? Qu'il se fasse homme, qu'il s'anéantisse , qu'il se couvre tout entier de chair et de sang , tout ce qui est indigne de Dieu devient digne de sa grandeur, aussitôt qu'il tend à le faire aimer. Il voit du plus haut du ciel toute la terre devenue un temple d'idoles. On élève de tous côtés autel contre autel, et on excite sa jalousie en adorant de faux dieux. Ne croyez pas que je parle de ces idoles matérielles; les idoles dont je veux parler sont dans notre cœur. Tout ce que nous aimons désordonnément dans la créature, comme nous lui rendons par notre amour l'hommage de Dieu, nous lui donnons aussi la place de Dieu, parce que nous lui en rendons l'hommage qui est l'amour même. Comme donc ce ne peut être qu'un amour profane qui érige en nos cœurs toutes les idoles, ce ne peut être que le saint amour qui rende à Dieu ses autels et qui le fasse reconnaître en sa majesté.

S'il est ainsi, ô Dieu vivant, venez attirer les cœurs ; venez régner sur la terre, en un mot faites qu'on vous aime; mais afin qu'on vous aime, aimez; afin qu'on vous trouve, cherchez; afin qu'on vous suive, prévenez. Voici un autre embarras, il s'élève une nouvelle difficulté : Qu'il soit digne de Dieu de se faire aimer, mais est-il digne de Dieu de prévenir l'amour de sa créature ? Ah! plutôt, que pour honorer sa grandeur suprême, tous les cœurs languissent après lui, et après il se rendra lui-même à l'amour ! — Non, Messieurs, il faut qu'il commence, non-seulement

 

1 S. August., epist. CXL, n. 45.

 

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à cause de notre faiblesse qui ne peut s'élever à lui qu'étant attirée, mais à cause de sa grandeur, parce qu'il est de la dignité du premier Etre d'être le premier à aimer, et de prévenir les affections par une bonté surabondante.

Je l'ai appris de saint Augustin, que l'amour, pur, l'amour libéral, c'est-à-dire l'amour véritable, a je ne sais quoi de grand et de noble, qui ne veut naître que dans l'abondance et dans un cœur souverain (a). Voulez-vous savoir, dit ce grand homme, quelle est l'affection véritable? C'est, dit-il, « celle qui descend, et non celle qui remonte ; celle qui vient de miséricorde, non celle qui vient de misère ; celle qui coule de source et de plénitude, non celle qui sort d'elle-même pressée par son indigence. » Ille gratior amorest, qui non œstuat indigentiœ siccitate, sed ubertate beneficentiœ profluit ». Ainsi la place naturelle de l'affection, de la tendresse et de la pitié, c'est le cœur d'un souverain. Et comme Dieu est le souverain véritable, de là vient que le cœur d'un Dieu est un cœur d'une étendue infinie, (b) toujours prêt à prévenir tous les cœurs, et plus pressé à donner par l'excès de sa miséricorde que les autres à demander par l'excès de leur misère. Tel est le cœur d'un Dieu, et tel doit être le cœur de tous ceux qui le représentent. Il ne faut pas s'étonner si un cœur si tendre et si étendu fait volontiers toutes les avances, s'il n'attend pas qu'il soit prévenu, mais si lui-même aime le premier, comme dit l'apôtre saint Jean (2), pour conserver sa dignité propre et marquer son indépendance dans la libéralité gratuite de son amour.

Voilà donc notre Souverain qui veut être aimé, et pour cela qui nous aime pour attirer notre amour. Telle est son intime disposition : voyons-en les effets sensibles, (c) Il se rabaisse et il nous élève, il se dépouille et il nous donne, il perd en quelque sorte ce qu'il est et il nous le communique. Comment perd-il ce qu'il est? Appauvrissement, etc. Il est Dieu, et il craint de le paraître. Il l'est, et vous pouvez attendre de lui tout le secours que l'on peut espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ses divins

 

1 S. August., De catechiz. rud., n. 7. — 2 I Joan., IV, 10.

 

(a) Note marg. : Pourquoi est fait un cœur souverain? Pour prévenir tous les cœurs par une bonté souveraine. — (b) Var.: Ainsi vous voyez que le cœur d'un Dieu, c'est un cœur d'une étendue infinie, (c) Il nous donne son Fils unique.

 

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attributs, (a) Approchez avec la même franchise, avec la même liberté de cœur que si ce n'était qu'un homme mortel. N'est-ce pas véritablement vouloir être aimé? N'est-ce pas nous prévenir par un grand amour? Saint Augustin est admirable et il avait bien pénétré toute la sainteté de ce mystère, quand il a dit qu'un Dieu s'est fait homme « par une bonté populaire, » populari quâdam clementiâ (1). Qu'est-ce qu'une bonté populaire ? Elle nous paraît, chrétiens, lorsqu'un grand, sans oublier ce qu'il est, se démet par condescendance, se dépouille, non point par faiblesse, mais par une facilité généreuse ; non pour laisser usurper son autorité, mais pour rendre sa bonté accessible et parce qu'il veut faire naître une liberté qui n'ôte rien clu respect, si ce n'est le trouble et l'étonnement, et cette première surprise que porte un éclat trop fort (b) clans une âme infirme: c'est ce qu'a fait le Dieu-Ilomme. Il s'est rendu populaire; sa sagesse devient sensible, sa majesté tempérée, sa grandeur libre et familière.

Et que prétend-il, chrétiens, en se rabaissant de la sorte? Et pourquoi se défaire de ses foudres? Pourquoi se dépouiller de sa majesté et de tout l'appareil de sa redoutable puissance? C'est qu'il y a des conquêtes de plus d'une sorte, et toutes ne sont pas sanglantes. Un prince justement irrité se jette sur les terres de son ennemi, et se les assujettit par la force. C'est une noble conquête; mais elle coûte clu sang, et une si dure nécessité doit faire gémir un cœur chrétien: ce n'est pas de celle-là que je veux parler (c). Sans répandre du sang, il se fait faire justice par la seule fermeté de son courage ; et la renommée en vole bien loin dans les empires étrangers : c'est quelque chose encore de plus glorieux. Mais toutes les conquêtes ne se font pas sur les étrangers ; il n'y a rien de plus illustre que de faire une conquête

 

1 S.; August., contra Acad., lib. III, n. 42.

 

(a) Note marg. : Sous une forme étrangère. A Moïse, os ad os (Num., XII, 8; Exod., XXXIII, 11). Comme un ami à un ami. — (a) Var. : Trop grand. — (c) Mais que prétend-il, chrétiens, en se rabaissant de la sorte? Un certain retour d'affection, un certain redoublement de respect. Ah ! la noble prétention ! il prétend conquérir ses peuples et les gagner par ce moyen. Un prince peut-il conquérir ses peuples ? Plusieurs ont conquis leurs peuples rebelles, qui avaient secoué le joug; mais ce n'est pas ce que je veux dire : on peut même conquérir des peuples soumis.

 

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paisible de son propre état. Conquérir les cœurs : ce royaume caché et intérieur est d'une étendue infinie; il y a tous les jours de nouvelles terres à gagner, de nouveaux pays à conquérir, et toujours autant de couronnes. O que cette conquête est digne d'un roi ! c'est celle de Jésus-Christ. Nous étions à lui par droit de naissance ; il nous veut encore acquérir par son saint amour. Regnum Dei intra vos est (1). Cet amour lui était dû par sa naissance et par ses bienfaits ; il a voulu le mériter de nouveau, il a voulu engager les cœurs par des obligations particulières. Sicut filiis dico, dilatamini et vos (2) : Sicut filiis, non pas comme des esclaves, mais comme des enfants qui doivent aimer, dilatez en vous le règne de Dieu : ôtez les bornes de l'amour par l'amour de Jésus-Christ, qui n'a point donné de limites à celui qu'il a eu pour nous. Cet amour est libre, il est souverain ; il veut qu'on le laisse agir dans toute son étendue, et qui le contraint tant soit peu offense son indépendance. Il faut ou tout inonder ou se retirer tout entier. Un petit point dans le cœur. Aimez autant que le mérite un Dieu-Homme ; et pour cela, chrétiens, aimez dans toute l'étendue qu'a fait un Dieu-Homme.

 

SECOND POINT.

 

Jésus-Christ semblable à nous, afin que nous lui fussions semblables, (a) Si vous demandez maintenant quel est l'esprit de Jésus, il est bien aisé d'entendre que c'est l'esprit de la charité. Un Dieu n'aurait pas été aimé comme il le mérite, si un Dieu ne l'avait aimé; l'amour qu'on doit à un Dieu n'aurait pas eu un cligne modèle, si un Dieu lui-même n'avait été l'exemplaire (b). Venez donc apprendre de ce Dieu aimant dans quelle (étendue et dans quel esprit il faut aimer Dieu (c).

L'étendue de cet amour doit être infinie. L'amour de notre exemplaire, c'est une adhérence sans bornes à la sainte volonté du Père céleste. Ma nourriture, dit-il (3), c'est de faire la volonté de mon Père et d'accomplir son ouvrage, (d) Il ne perd pas de vue un

 

1 Luc, XVII, 21. — 2 II Cor., VI, 13. — 3 Joan., IV, 34.

 

(a) Note marg. : Voyez IIe Carême, IIe point. — (b) Var. : Si un Dieu ne l'avait donné.— (c) De quelle sorte il faut aimer Dieu.— (d) Note marg. : Aimer Dieu c'est tout son emploi : Quœ placita sunt ei facto semper (Joan., VIII, 29). Aimer Dieu, c’est tout son plaisir : Non quœro voluntatem meam, sed voluntatem ejus qui misit me. Joan. VIII, 30.) Aimer Dieu, c'est tout son soutien : Meus cibus est ut faciam voluntatem ejus qui misit   me. —  (Joan. IV,  34). 

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moment l'ordre de ses décrets éternels; à tous moments il s'y abandonne sans réserve aucune : Je fais, dit-il, toujours ce qu'il veut. Aujourd'hui, dès le moment de sa conception, il commence ce saint exercice. « En entrant au monde, dit le saint Apôtre (1), il a dit : Les holocaustes ne vous ont pas plu ; eh bien, me voici, Seigneur, et je viens pour accomplir en tout votre volonté. » En ce moment, chrétiens, toutes ses croix lui furent montrées : il vit un dédain dans le cœur de Dieu pour les sacrifices des hommes : il voit une avidité dans le cœur de Dieu d'avoir une victime digne de lui, digne de sa sainteté, digne de sa justice, capable de porter tous ses traits et tous les crimes des hommes; et qu'ensuite il allait être la seule victime. O Dieu, quel excès de peines ! et néanmoins hardiment : Me voici (a), Seigneur, je viens pour accomplir votre volonté.

Chrétien, imite ce Dieu, adore en tout les décrets du Père. Soit qu'il frappe, soit qu'il console, soit qu'il te couronne, soit qu'il te châtie, adore, embrasse sa volonté sainte. Mais en quel esprit? Ah! voici la perfection : en l'Esprit du Dieu incarné, dans un esprit d'agrément et de complaisance. Vous savez ce que c'est que la complaisance; on ne la connaît que trop à la Cour; mais il faut apprendre d'un Dieu quelle complaisance un Dieu mérite. En cette heure, dit l'Evangéliste, Jésus se réjouit dans le Saint-Esprit, et il dit : « Je vous loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ceci aux superbes et que vous l'avez découvert aux humbles (2). » Et il ajoute dans un saint transport : « Oui, Père, parce qu'il a plu ainsi devant vous. » Telle est la complaisance qu'exige de nous la souveraineté de notre Dieu ; un accord, un consentement, un acquiescement éternel, un oui éternel, pour ainsi parler, non de notre bouche, mais de notre cœur, pour ses volontés adorables. C'est faire sa cour à Dieu, c'est l'adorer comme il le mérite que de se donner à lui de la sorte.

Que faites-vous, Esprits bienheureux, cour triomphante du Dieu

 

1 Hebr., X, 6, 7.— 2 Luc, X, 21.

 

(a) Var. : Et néanmoins : Me voici.

 

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des armées ? Que faites-vous devant lui et à l'entour de son trône? Ils nous sont représentés dans l'Apocalypse (1), disant toujours Amen devant Dieu ; un Amen soumis et respectueux, dicté par une sainte complaisance. Amen dans la langue sainte, c'est-à-dire Oui; mais un oui pressant et affirmatif, qui emporte l'acquiescement ou plutôt, pour mieux dire, le cœur tout entier. C'est ainsi qu'on aime Dieu dans le ciel : ne le ferons-nous pas sur la terre ? Eglise qui voyages en ce lieu d'exil, l'Eglise, la Jérusalem bienheureuse, ta chère sœur qui triomphe au ciel, chante à Dieu ce Oui, cet Amen: ne répondras-tu pas à ce divin chant (a), comme un second chœur de musique animé par la voix de Jésus-Christ même : « Oui, Père, puisqu'il a plu ainsi devant vous ? » Quoi ! nous qui sommes nés pour la joie céleste, chanterons-nous le cantique des plaisirs mortels? C'est une langue barbare, dit saint Augustin (2), que nous apprenons dans l'exil : parlons le langage de notre patrie. En l'honneur de l'homme nouveau que le Saint-Esprit nous forme aujourd'hui, « chantons le nouveau cantique, le cantique de la nouvelle alliance : » Cantemus Domino canticum novum (3).

Nous sommes, dit le saint Apôtre, un commencement de la créature nouvelle de Dieu. L'accomplissement de la création, c'est la vie des bienheureux ; et c'est nous qui en sommes le commencement, initium creaturœ ejus (4). Nous devons donc commencer ce qui se consommera dans la vie future ; et cet Amen éternel que chantent les bienheureux dans la plénitude d'un amour jouissant, nous le devons chanter avec Jésus-Christ dans l'avidité d'un saint désir : « Oui, Père, puisqu'il a plu ainsi devant vous. » Tunc cantabit amor fruens, nune cantat amor esuriens, dit saint Augustin ». Nous le devons chanter pour nous-mêmes, nous le devons chanter pour les autres. Car écoutez parler le Dieu-Homme, modèle du saint amour: « Oui, Père, parce qu'il vous a plu... ; toutes choses me sont données par mon Père (6). » Il ne se réjouit d'avoir tout en main, que pour donner tout à Dieu et le faire régner sans bornes.

O rois, écoutez Jésus, et apprenez de ce Roi de gloire, que vous

 

1 Apoc., VII, 12. — 2 In Psal. CXXXVI, n. 17. — 3 Psal. XCV, 1. — 4 Jac., I, 18. — 5 Serm. CCLVI, n. 5. — 6 Luc., X, 21, 22.

 

(a) Var.: A sa voix.

 

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ne devez avoir de cœur que pour aimer et faire aimer Dieu, de vie que pour faire vivre Dieu, de puissance que pour faire régner Dieu ; et enfin que toutes les choses humaines (a) ne vous ont été confiées que pour les rendre, les conserver, et pour les donner saintement à Dieu.

Mais si ce Dieu nous délaisse, mais si ce Dieu nous persécute, mais si ce Dieu nous accable, faut-il encore lui rendre cette complaisance? Oui, toujours, sans fin, sans relâche. Il est vrai, ô homme de bien, je te vois souvent délaissé ; tes affaires vont en décadence ; ta pauvre famille éplorée semble n'avoir plus de secours ; Dieu même te livre à tes ennemis, et paraît te regarder d'un œil irrité. Ton cœur est prêt de lui dire avec David : «  O Dieu, pourquoi vous êtes-vous retiré si loin ? Vous me dédaignez dans l'occasion, lorsque j'ai le plus besoin de votre secours, dans l'affliction, dans l'angoisse : » Utquid, Domine, recessisti longè, despicis in opportunitatibus, in tribulatione (1)? Est-il possible, ô Dieu vivant? Etes-vous de ces amis infidèles, qui abandonnent dans les disgrâces, qui tournent le dos dans l'affliction ? Ne le crois pas, homme juste. Cette persécution, c'est une épreuve ; cet abandon, c'est un attrait ; ce délaissement, c'est une grâce. Imite cet Homme-Dieu, notre original et notre exemplaire, qui tout délaissé, tout abandonné , après avoir dit ces mots pour s'en plaindre avec amertume : a Pourquoi me délaissez-vous (2) ? » se rejette lui-même d'un dernier effort entre ses mains qui le repoussent (b). « O Père, je remets, dit-il, mon esprit entre vos mains l: » Ainsi obstine-toi, chrétien, obstine-toi saintement, quoique délaissé, quoique abandonné, à te rejeter avec confiance entre les mains de ton Dieu, oui même entre ces mains qui te frappent, oui même entre ces mains qui te foudroient, oui même entre ces mains qui te repoussent pour t'attirer davantage. Si ton cœur ne te suffit pas pour faire un tel sacrifice, prends le cœur d'un Dieu incarné, d'un Dieu accablé , d'un Dieu délaissé ; et de toute la force de ce cœur divin, perds-toi dans l'abîme du

 

1 Psal. IX, 22. — 2 Matth., XXVII, 40; Psal. XXI, 2, etc. — 3 Luc, XXIII, 46; Psal. XXX, 6.

 

(a) Var. : Que tous les hommes. — (b) Entre les mains de son Père.

 

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saint amour. Ah ! cette perte, c'est ton salut et cette mort, c'est ta vie.

 

TROISIÈME POINT.

 

Ce serait ici, chrétiens, qu'après vous avoir fait voir que l'attrait du divin amour, c'est d'aimer pour Jésus-Christ ; que le modèle du divin amour, c'est d'aimer comme Jésus-Christ, il fau-droit encore vous expliquer que la consommation du divin amour, c'est d'aimer en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Mais les deux premières parties m'ayant insensiblement emporté le temps, je n'ai que ce mot à dire.

Je voulais donc, Messieurs, vous représenter que Dieu pour rappeler toutes choses au mystère de son unité, a établi l'homme le médiateur de toute la nature visible, et Jésus-Christ Dieu-Homme seul médiateur de toute la nature humaine. Ce mystère est grand, je l'avoue, chrétiens, et mériterait un plus long discours. Mais, quoique je ne puisse en donner une idée bien nette, j'en dirai assez, si je puis, pour faire admirer le conseil de Dieu. L'homme donc est établi le médiateur de la nature visible. Toute la nature veut honorer Dieu et adorer son principe, autant qu'elle en est capable. La créature insensible, la créature privée de raison n'a point de cœur pour l'aimer, ni d'intelligence pour le connaître : « Ainsi ne pouvant connaître, tout ce qu'elle peut, dit saint Augustin , c'est de se présenter elle-même à nous pour être du moins connue et nous faire connaître son divin Auteur : » Quœ cùm cognoscere non possit, quasi innotescere velle videtur (1). Elle ne peut voir, elle se montre ; elle ne peut aimer, elle nous y presse; et ce Dieu qu'elle n'entend pas, elle ne nous permet pas de l'ignorer. C'est ainsi qu'imparfaitement et à sa manière elle glorifie le Père céleste. Mais afin qu'elle consomme son adoration, l'homme doit être son médiateur : c'est à lui à prêter une voix, une intelligence, un cœur tout brûlant d'amour (a) à toute la nature visible, afin qu'elle aime en lui et par lui la beauté invisible de son Créateur. C'est pourquoi il est mis au milieu du monde,

 

1 De Civ. Dei, lib. XI, cap. XXVII, n. 2.

(a) Var. : Consommé d'amour.

 

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industrieux abrégé du monde, petit monde dans le grand monde, ou plutôt, dit saint Grégoire de Nazianze (1), « grand monde dans le petit monde, » parce qu'encore que selon le corps il soit renfermé dans le monde, il y a un esprit et un cœur qui est plus grand que le monde, afin que contemplant l'univers entier et le ramassant en lui-même, il l'offre, il le sanctifie, il le consacre au Dieu vivant : si bien qu'il n'est le contemplateur et le mystérieux abrégé de la nature visible, qu'afin d'être pour elle par un saint amour le prêtre et l'adorateur de la nature invisible et intellectuelle.

Mais ne nous perdons pas, chrétiens, dans ces hautes spéculations ; et disons que l'homme, ce médiateur de la nature visible, avait lui-même besoin d'un médiateur. La nature visible ne pou-voit aimer, et pour cela elle avait besoin d'un médiateur pour retourner à son Dieu ; la nature humaine peut bien aimer, mais elle ne peut aimer dignement. Il fallait donc lui donner un médiateur aimant Dieu comme il est aimable, adorant Dieu autant qu'il est adorable, afin qu'en lui et par lui nous pussions rendre à Dieu notre Père un hommage, un culte, une adoration, un amour digne de sa majesté. C'est, Messieurs, ce médiateur qui nous est formé aujourd'hui par le Saint-Esprit dans les entrailles de Marie. Réjouis-toi, ô nature humaine ; tu prêtes ton cœur au monde visible pour aimer son Créateur tout-puissant ; et Jésus-Christ te prêté le sien, pour aimer dignement celui qui ne peut être dignement aimé que par un autre lui-même. Laissons-nous donc gagner par ce Dieu aimant, aimons comme ce Dieu aimant, aimons par ce Dieu aimant.

Que croyez-vous , chrétiens, que fait aujourd'hui la divine Vierge toute pleine de Jésus-Christ? Elle l'offre sans cesse au Père céleste ; et après avoir épuisé son cœur, rougissant de la pauvreté de l'amour de la créature pour l'immense bonté de son Dieu, pour suppléer à ce défaut, pour compenser ce qui manque, elle offre au Père céleste toute l'immensité de l'amour et toute l'étendue du cœur d'un Dieu-Homme. Faisons ainsi, chrétiens; unissons-nous à Jésus, aimons en Jésus, aimons par Jésus. Mais, ô Dieu,

 

1 Orat. XLII, n. 15.

 

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quelle pureté ! O Dieu, quel dégagement pour nous unir au cœur de Jésus ! O créatures, idoles honteuses, retirez-vous de ce cœur qui veut aimer Dieu par Jésus-Christ ! Ombres, fantômes, dissipez-vous en présence de la vérité ! Voici l'amour véritable qui veut entrer dans ce cœur : amour faux, amour trompeur, veux-tu tenir devant lui?

Chrétiens, rejetterez-vous l'amour d'un Dieu-Homme qui vous presse, qui veut remplir votre cœur pour unir votre cœur au sien, et faire de tous les cœurs une même victime du saint amour? Vive l'Eternel, mes Frères! je ne puis souffrir cette indignité. Je veux arracher ce cœur de tous les plaisirs qui l'enchantent, de toutes les créatures qui le captivent. O Dieu, quelle violence d'arracher un cœur de ce qu'il aime ! Il en gémit amèrement ; mais quoique la victime se plaigne et se débatte devant les autels, il n'en faut pas moins achever le sacrifice du Dieu vivant. Que je t'égorge devant Dieu, ô cœur profane, pour mettre en ta place un cœur chrétien ! — Eli quoi ! ne me permettrez-vous pas encore un soupir, encore une complaisance ? — Nul soupir, nulle complaisance que pour Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Et donc faudra-t-il éteindre jusqu'à cette légère étincelle? Sans doute, puisque la flamme toute entière m'y paraît encore vivante. O dénuement d'un cœur chrétien ! pourrons-nous bien nous résoudre à ce sacrifice ? Un Dieu-Homme, un Dieu incarné, un Dieu se donnant à nous dans l'Eucharistie, en la vérité de sa chair et en la plénitude de son Esprit, le mérite bien.

Venez donc, ô divin Jésus, venez consumer ce cœur. Tirez-nous après vos parfums; tirez lés grands, tirez les petits, tirez les rois, tirez les sujets, tirez surtout, ô Jésus, le cœur de notre monarque, lequel en se donnant tout à fait à vous, ferme comme il est, constant comme il est, est capable de vous entraîner toutes choses et de vous faire régner par tout l'univers. Ainsi soit-il.

 

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