Accueil Remonter Conception I Conception II Conception III Nativ. Marie I Nativ. Marie II Nativ. Marie III Nativ. Marie précis Présent. Marie précis Annonciation I Annonciation II Annonciation III Annonciation IV Exorde Annonciation Visitation I Visitation-Entretien Visitation II Purification I Purification II Purification III Assomption I Assomption II Assomption Plan Assomption Veille Rosaire Scapulaire Mlle de Bouillon V. Nlle Catholique I V. Nlle Catholique II Bernardine I Bernardine II M-Th de la Vieuville M-A de Beauvais Prof. Epiphanie Prof. Exaltation Prof. s/ Virginité Marie-Anne de Bailly Mme de La Vallière Unité de l'Eglise
| |
PREMIER SERMON
POUR
LA FÊTE DE L'ANNONCIATION (a).
Beatus venter qui te portavit.
Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté. Luc, XI,
27.
Dans cette auguste journée, en
laquelle le Père céleste avait résolu d’associer la divine Vierge à sa
génération éternelle en la
(a) Exorde. — Ibi accepit formant servi, ibi se
pauperavit, ibi nos ditavit. (S. August., in Psal. CI, serm. I.)
Premier point. — Satan tombé par orgueil imprime le
même mouvement. Undè cecidit, indè dejecit. (S. August., serm. CLXIII.)
Un bâtiment ruineux.
Jalousie de Dieu. En quoi nous pouvons lui être semblables.
Indépendance. Désir d'indépendance en l'homme.
Nous ne pouvons ressembler à Dieu dans son indépendance. Il
nous ressemble dans l'humilité.
Second point. — L'appauvrissement du Verbe fait
chair nous relève.
Attendez tout comme d'un Dieu. Approchez aussi librement
que si ce n'était qu'un homme. Cache ses attributs.
Troisième point. — Admirabile commercium!
Deux sortes de commerce : 1° Pour emprunter ce qui
manque, commerce de besoins ; 2° pour se réjouir avec les âmes, commerce de
société. Jésus-Christ mortel et Jésus-Christ immortel, à nous. Dons de la grâce,
dons de la gloire.
Prêché en 1661, aux grandes Carmélites de la rue
Saint-Jacques.
D'une part ce sermon a été prêché pendant le Carême,
puisque l'Annonciation tombait en 1661 dans ce saint temps; d'un autre côté le
prédicateur interpelle des religieuses et des laïques, puisqu'il dit « mes Sœurs
et mes Frères : » Or le Carême des Carmélites a seul réuni ces deux
circonstances de temps et de personnes. En 1663, au Val-de-Grace, l'orateur
voyait devant sa chaire, non-seulement des religieuses et des séculiers, mais
encore des gens de la Cour.
Ou remarquera vers la fin du premier point ces paroles : «
Vous vivez, mes Sœurs, dans une conduite qui vous doit faire trouver la
soumission non-seulement fructueuse, mais encore douce et désirable. » Les
Carmélites du faubourg Saint-Jacques avaient alors pour supérieure Mme de
Gourges, en religion Marie de Jésus, dont la prudence et la charité, l'exemple
et les vertus savaient adoucir les amertumes de la pénitence et rendre léger le
joug de l'obéissance.
132
faisant Mère de son Fils unique, comme il savait,
chrétiens, que la fécondité de la nature n'était pas capable d'atteindre à un
ouvrage si haut, il résolut aussi tout ensemble de lui communiquer un rayon de
sa fécondité infinie. Aussitôt qu'il l'eut ainsi ordonné, cette chaste et bénite
créature parut tout d'un coup environnée de son Saint-Esprit et couverte de
toutes parts de l'ombre de sa vertu toute-puissante. Le Père éternel s'approche
en personne, qui ayant engendré en elle ce même Fils tout-puissant qu'il
engendre en lui-même devant tous les siècles, par un miracle surprenant une
femme devient la Mère d'un Dieu, et celui qui est si grand et si infini, si je
puis parler de la sorte, qu'il n'avait pu jusqu'alors être contenu que dans
l'immensité du sein paternel, se trouve en un instant renfermé dans ses
entrailles sacrées.
Cependant comme Dieu lui-même
avait entrepris la formation de ce corps dont le Verbe devait être revêtu, la
nature et la convoitise , qui ont accoutumé de s'unir dans les conceptions
ordinaires , eurent ordre de se retirer ; ou plutôt la convoitise déjà éloignée
depuis fort longtemps du corps et de l'esprit de Marie , n'osa pas seulement
paraître dans ce mystère de grâce et de sainteté ; et pour ce qui est de la
nature, qui est toujours respectueuse envers son Auteur, elle n'avait garde de
mettre la main dans un ouvrage qu'il entreprenait d'une manière si haute ; mais
s'arrêtant à considérer non sans un profond étonnement cette nouvelle manière de
former et de faire naître un corps humain,
133
elle crut que toutes ses lois allaient être à jamais
renversées (a). C'est à peu près, chrétiens, ce qui s'accomplit
aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge, et ce qui nous oblige de
nous écrier avec cette femme de notre évangile qu'elles sont vraiment
bienheureuses. Mais comme le fond d'un si grand mystère est entièrement
impénétrable , je n'ose pas seulement penser à vous en donner l'explication ; et
je me contenterai, chrétiens, de demander humblement à Dieu qu'il lui plaise me
donner ses saintes lumières pour vous faire entendre les fruits infinis qui en
reviennent à notre nature. Encore cette grâce est-elle si grande, que je n'ose
pas espérer de l'obtenir de moi-même.
Ce n'est plus une femme
particulière, c'est toute l'Eglise catholique qui adorant aujourd'hui le Verbe
divin incarné dans les entrailles de la sainte Vierge, s'écrie avec transport
que ces entrailles sont bienheureuses, dans lesquelles s'est accompli (b)
un si grand mystère. Je me propose de vous faire entendre, autant que ma
médiocrité le pourra permettre, la force de cette parole ; et comme le bonheur
de la sainte Vierge ne consiste pas seulement dans les grâces qui lui sont
données, mais dans celles que nous recevons par son entremise, je vous
expliquerai, si Dieu le permet, le miracle qui s'est fait en elle pour notre
commune félicité, afin que vous compreniez avec combien de raison ses entrailles
sont appelées bienheureuses. Je suivrai dans cette matière les traces que saint
Augustin nous a marquées, et je réduirai à trois chefs ce qui s'opère
aujourd'hui dans la sainte Vierge. « Regardez, dit ce saint évoque, cette chaste
servante de Dieu, vierge et mère tout ensemble : » Attende ancillam illam
castam, et
(a) Dans son premier projet, l'auteur avait ainsi
commencé l'exorde : Dans cette auguste journée, lorsqu'il fallut produire le
corps du Sauveur dans les entrailles sacrées de Marie, la nature et la
convoitise, qui se trouvent toujours dans les conceptions ordinaires, eurent
ordre de se retirer pour laisser la place au divin Esprit qui avait entrepris
cet ouvrage. La convoitise, mes Sœurs, bannie depuis longtemps du corps et de
l'esprit de la sainte Vierge, n'eut pas même la liberté de paraître : et pour ce
qui est de la nature, elle n'avait garde de mettre la main dans une œuvre où il
travaillait d'une façon si miraculeuse; mais s'arrêtant à considérer non sans un
profond étonnement cette nouvelle manière de former un corps, elle crut que
toutes ses lois allaient être pour jamais renversées.
(b) Var. : Consommé, — achevé.
134
virginem et matrem. « C'est là que le Fils de Dieu a
pris la forme d'esclave, c'est là qu'il s'est appauvri, c'est là qu'il a enrichi
les hommes : » Ibi accepit formam servi..., ibi se pauperavit, ibi nos
ditavit (1). Voilà trois choses, mes Sœurs, que cette sainte journée a vues
s'accomplir dans les entrailles de la sainte Vierge, l'humiliation ,
l'appauvrissement, permettez-moi d'user de ce mot, la libéralité du Verbe fait
chair. Il y a pris la forme d'esclave, voilà qui marque l'humiliation; il y a
pris notre pauvreté, vous voyez comme il s'est ainsi appauvri lui-même (a)
; il nous a communiqué ses richesses, c'est par là qu'il a exercé (b) sur
nous sa libéralité infinie. Ce sont, mes Sœurs, les trois grands ouvrages dans
lesquels saint Augustin a cru renfermer tout ce qui s'accomplit aujourd'hui (c).
Et en effet, si nous entendons
l'ordre et l'économie du mystère, nous verrons que tout est compris dans ces
trois paroles. Car pour remonter jusqu'au principe, ce Dieu qui prend une chair
humaine dans le ventre sacré de Marie, ne se charge de notre nature que dans le
dessein de la réparer ; et pour cela trois choses étaient nécessaires, de
confondre notre orgueil, de relever notre bassesse, d'enrichir notre pauvreté,
il fallait confondre l'orgueil, qui était la plus grande plaie de notre nature
et le plus grand obstacle à la guérison ; et pour cela est-il rien de plus
efficace que de voir un Dieu rabaissé jusqu'à prendre la forme d'esclave ? Mais
l'ouvrage de notre salut n'est pas encore achevé, et l'orgueil étant confondu,
il faut encourager la faiblesse, de peur que notre nature (d) n'étant
plus occupée que de son néant, n'osât pas même s'approcher de Dieu, ni même
regarder le ciel ; et au lieu qu'elle se perdait par l'orgueil, elle ne pérît
encore plus parle désespoir. Pour lui donner du courage, « Dieu (e) se
fait pauvre, dit saint Augustin (2), de peur que l'homme pauvre et misérable ,
étant effrayé par l'éclat et la pompe de ses richesses, n'ose pas s'approcher de
lui avec sa pauvreté et sa misère : » Accepit
1 In
Psal. CI, serm. I, n. 4. — 2 Ubi supra.
(a) Var. : Et c'est ainsi qu'il s'est
appauvri lui-même; — et il s'est ainsi appauvri lui-même. — (b) Et il a
exercé. — (c) Les trois grands ouvrages que le Fils de Dieu accomplit
dans les entrailles très-pures de la sainte Vierge. — (d) La nature
humaine. — (e) C’est pourquoi Dieu.
135
paupertatem nostram, ne divitias ejus expavesceres et ad
eum accedere cum tuâ paupertate non auderes.
Ayant donc ainsi relevé notre
courage abattu, que reste-t-il maintenant à faire, sinon qu'il rende le bien à
ceux auxquels il a déjà rendu l'espérance? Et c'est ce qu'il fait, se donnant à
nous avec ses trésors et ses grâces par son incarnation bienheureuse. Par où
vous découvrez maintenant la suite des paroles de saint Augustin, et tout
ensemble l'ordre merveilleux du mystère qui s'accomplit en la sainte Vierge. O
entrailles vraiment bienheureuses , dans lesquelles la nature humaine reçoit
tant de grâces ! « Là un Dieu a pris la forme d'esclave, » afin de confondre
notre orgueil : Ibi accepit formam servi ; « là un Dieu s'est revêtu de
notre indigence, » afin d'encourager (a) notre bassesse : ibi se
pauperavit ; « là un Dieu se donne lui-même avec tous ses biens, » afin
d'enrichir (b) notre pauvreté : ibi nos ditavit. Dieu me fasse la
grâce, mes Sœurs, d'expliquer saintement ces trois vérités, qui feront le
partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Tous les saints Pères ont dit
d'un commun accord que l'orgueil était le principe de notre ruine, et la raison
en est évidente. Nous apprenons par les saintes Lettres que le genre humain est
tombé par l'impulsion de Satan. Comme un grand bâtiment qu'on jette par terre,
qui en accable un moindre sur lequel il tombe, ainsi cet esprit superbe, en
tombant du ciel, est venu fondre sur nous et nous enveloppe dans sa ruine (c).
En tombant sur nous de la sorte, il a, dit saint Augustin, imprimé en nous un
mouvement semblable à celui qui le précipite lui-même : Undè cecidit, indè
dejecit (1). Etant donc abattu par son propre orgueil, il nous a entraînés ,
en nous renversant, dans le même sentiment dont il est poussé ; de sorte que
nous sommes superbes aussi bien que lui, et c'est le vice le plus dangereux de
notre nature. Je dis le plus dangereux, parce que ce vice est celui de tous qui
s'oppose le
1 Serm. CLXIII, n. 8.
(a) Var. : Pour encourager. — (b) Pour
enrichir. — (c) Cet esprit superbe est tombé sur nous comme un grand
bâtiment qu'on jette par terre, et nous entraine après lui dans sa ruine.
136
plus au remède, qui éloigne le plus la miséricorde. Car
l'homme étant misérable, il se serait rendu aisément digne de pitié (a),
s'il n'eût été orgueilleux. Il est assez naturel d'user de clémence envers un
malheureux qui se soumet ; « mais est-il rien de plus indigne de compassion
qu'un misérable superbe, qui joint l'arrogance (b) avec la faiblesse ? »
Quid tam indignum misericordiâ quàm superbus miser (1)? C'était l'état où
nous étions, faibles et altiers tout ensemble, impuissants et audacieux. Cette
présomption fermait la porte à la clémence : ainsi, pour soulager notre misère,
il fallait avant toutes choses guérir notre orgueil ; pour attirer sur nous la
compassion, il fallait nous apprendre l'humilité; c'est pourquoi un Dieu
s'humilie dans les entrailles de la sainte Vierge, et y prend aujourd'hui la
forme d'esclave : Ibi accepit formam servi. C'est ici qu'il faut admirer
la méthode dont Dieu s'est servi pour guérir l'arrogance humaine, et pour cela
il est nécessaire de vous expliquer (c) la nature de cette maladie
invétérée. Je suivrai les traces de saint Augustin, qui est Celui des saints
Pères qui l'a mieux connue. L'orgueil, dit saint Augustin, est une fausse et
pernicieuse imitation de la divine grandeur : Perverse te imitantur qui longé
se à te faciunt, et extollunt se adversùm te (2) : « Ceux qui s'élèvent
contre vous, vous imitent désordonnément. » Cette parole est pleine de sens ;
mais une belle distinction du même saint Augustin nous en fera entendre le fond.
Il y a des choses, dit-il (3), où Dieu nous permet de l'imiter, et d'autres où
il le défend. Il est vrai que ce qui l'excite à la jalousie , c'est lorsque
l'homme se veut faire Dieu et entreprend de lui ressembler; mais il ne s'offense
pas de toute sorte de ressemblance.
Car premièrement, chrétiens, il
nous a faits son image ; nous portons empreints sur nous-mêmes les traits de sa
face et les caractères de ses perfections. Il y a de ses attributs dans lesquels
il n'est pas jaloux que nous tâchions de lui ressembler ; au contraire il nous
le commande. Par exemple, voyez sa miséricorde, dont il est dit dans son
Ecriture « qu'elle éclate par-dessus ses autres
1 S. August., De liber. Arbit., lib.
III, n. 29. — 2 Conf., lib. II, cap. VI. — 3 In
Psal. LXX, serm. II, n. 6.
(a) Var. ; Etait certainement digne de pitié.
— (b) L'audace. — (c) Il faut entendre.
137
ouvrages (1) ; » il nous est ordonné de nous conformer à
cet admirable modèle : Estote misericordes, sicut et Pater vester misericors
est (2). Dieu est patient sur les pécheurs ; et les invitant à la pénitence,
il fait luire en attendant son soleil sur eux ; il veut que nous nous montrions
ses enfants, en imitant cette patience à l'égard de nos ennemis : Ut sitis
filii Patris vestri (3). Ainsi comme il est véritable, vous pouvez l'imiter
dans sa vérité ; il est juste, vous pouvez le suivre dans sa justice; il est
saint, et encore que sa sainteté semble être entièrement incommunicable, il ne
se fâche pas néanmoins que vous osiez porter vos prétentions jusqu'à l'honneur
de lui ressembler dans ce merveilleux attribut; au contraire il vous le commande
: Sancti estote, quoniam ego sanctus sum (4).
Quelle est donc cette
ressemblance qui lui cause tant de jalousie? C'est lorsque nous lui voulons
ressembler dans l'honneur de l'indépendance , en prenant notre volonté pour loi
souveraine, comme lui-même n'a point d'autre loi que sa volonté absolue. C'est
sur ce point qu'il est chatouilleux, c'est là l'endroit délicat ; c'est alors
qu'il repousse avec violence tous ceux qui veulent ainsi attenter à la majesté
de son empire. Soyons des dieux, il nous le permet par l'imitation de sa
sainteté, de sa justice , de sa patience , de sa miséricorde toujours
bienfaisante ; quand il s'agira de puissance, tenons-nous dans les bornes d'une
créature et ne portons pas nos désirs à une ressemblance si dangereuse.
Voilà, mes Sœurs, la règle
immuable qui distingue ce que nous pouvons, et ce que nous ne pouvons pas imiter
en Dieu. Mais, ô* voies corrompues des enfants d'Adam ! ô étrange dépravation de
notre cœur ! nous renversons ce bel ordre ; dans les choses où il se propose
pour modèle, nous ne voulons pas l'imiter; en celle où il veut être unique et
inimitable, nous entreprenons de le contrefaire (a). Car si nous
l'imitions dans sa sainteté, le Prophète se serait-il écrié : « Sauvez-moi,
Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saints sur la terre5 ? » Si dans sa fidélité
ou dans sa
1 Psal. CXLIV, 9. — 2 Luc, VI, 36. — 3 Matth., V,
43. — 4 Levit., XIX, 2. — 5 Psal. XI, 2.
(a) Var. : Nous ne voulons pas l'imiter en ce
qu'il nous est permis de le suivre, et nous entreprenons de le contrefaire dans
ce que nous ne pouvons pas attenter sans rébellion.
138
justice, le prophète Michée dirait-il : « Il n'y a plus de
droiture parmi les hommes ; le grand demande et le juge lui donne tout ce qui
lui plait ; il n'y a plus de foi parmi les amis , la terre n'est pleine que de
tromperie (1) ? » Ainsi nous ne voulons pas imiter Dieu dans ces excellents
attributs, dont il est bien aise de voir en nous une vive image. Cette
souveraineté, cette indépendance où il ne nous est pas permis de prétendre,
c'est à cela que (a) nous attentons, c'est ce droit sacré et inviolable
que nous osons usurper (b).
« Car comme Dieu n'a personne
au-dessus de lui qui le règle et qui le gouverne, nous voulons être, dit saint
Augustin (2), les arbitres souverains de notre conduite, » afin qu'en secouant
le joug, en rompant les rênes, en rejetant le frein du commandement qui retient
notre liberté égarée, nous ne relevions point d'une autre puissance et soyons
comme des dieux sur la terre. A sœculo confregisti jugum meum; rupisti
vincula mea et dixisti: Non serviam (3). Par ce désir et cette fausse
opinion d'indépendance , nous nous irritons contre les lois ; qui nous défend,
nous incite; comme si nous disions en notre cœur: Quoi! on veut me commander (c).
Et n'est-ce pas ce que Dieu lui-même reproche aux superbes sous l'image du roi
de Tyr ? « Ton cœur s'est élevé, et tu as dit : Je suis un dieu, et tu as mis
ton cœur comme le cœur d'un dieu : » Dedisti cor tuum quasi cor Dei (4);
tu n'as voulu ni de règle, ni de dépendance ; tu t'es rempli de toi-même, et tu
t'es attribué toutes choses ; lorsque tu as vu ta fortune bien établie par ton
adresse et par ton intrigue, tu n'as pas fait réflexion sur la main de Dieu, et
tu as dit avec Pharaon : « Ce fleuve est à moi, » tout ce grand domaine
m'appartient, c'est le fruit de mon industrie, « et je me suis fait moi-même : »
Meus est fluvius et ego feci memetipsum (5).
Ainsi notre orgueil aveugle nous
érige en de petits dieux. Eh bien, ô superbe, ô petit dieu, voici le grand Dieu
vivant qui s'abaisse pour te confondre ! Un homme se fait dieu par orgueil, un
1 Mich., VII, 2, 3, 5. — 2 In Psal. LXX,
serm. II, n. 6. — 3 Jerem., II, 20. — 4 Ezech., XXVIII, 2. — 5
Ezech., XXIX, 3.
(a) Var. : C'est là que. — (b) Nous
attribuer. — (c) Note marg. : Dépit contre la loi, comme si ou
nous faisait grand tort.
139
Dieu se fait homme par humilité ; l'homme s'attribue
faussement la grandeur de Dieu, Dieu prend véritablement le néant de l'homme.
Car considérons, chrétiens, ce qui s'accomplit en ce jour dans les entrailles
bienheureuses de la sainte Vierge : là un Dieu s'épuise et s'anéantit en prenant
la forme d'esclave, afin que l'esclave soit confondu, quand il veut faire le
maître et le souverain. O homme, viens apprendre à t'humilier ; homme, pécheur,
superbe, humilié et honteux de ton orgueil même : homme, quoi de plus infirme?
pécheur, quoi de plus injuste? superbe, quoi de plus insensé?
Mais voici un nouveau secret de
la miséricorde divine. Elle ne veut pas seulement confondre l'orgueil, elle a
assez de condescendance pour vouloir en quelque sorte le satisfaire. Car il a
fallu donner quelque chose à cette passion indocile, qui ne se rend jamais tout
à fait. L'homme avait osé aspirer à l'indépendance divine. On ne peut le
contenter en ce point, le trône ne se partage pas, la majesté souveraine ne peut
souffrir d'égal. Mais si nous ne pouvons ressembler à Dieu dans cette souveraine
indépendance, il veut nous ressembler dans l'humilité (a) ; l'homme ne
peut devenir indépendant, un Dieu pour le contenter deviendra soumis. Sa
souveraine grandeur ne souffre pas qu'il s'abaisse tant qu'il demeurera dans
lui-même ; cette nature infiniment abondante ne refuse pas d'aller à l'emprunt
pour s'enrichir par l'humilité , « afin, dit saint Augustin, que l'homme qui
méprise l'humilité, qu'il appelle simplicité et bassesse quand il la voit dans
les autres hommes, ne dédaignât plus de la pratiquer en la voyant dans un Dieu :
» Ut vel sic non dedignaretur humana superbia sequi vestigia Dei (1).
Voilà le conseil de notre Dieu pour guérir l'arrogance humaine. Il veut arracher
du fond de nos cœurs cette fierté indocile qui ne veut rien voir sur sa tête;
qui nous fait toujours regarder ceux qui sont soumis avec dédain, ceux qui
dominent avec envie; qui ne peut souffrir aucun joug ni céder à aucunes lois,
pas même à celles de Dieu. C'est pourquoi il n'y a
1 In Psal. XXXIII, Enar. I, n. 4.
(a) Var. : Mais voici un conseil de
miséricorde qui sera capable de le satisfaire. L'homme ne peut...
140
bassesse, il n'y a servitude où il ne descende; il
s'abandonne lui-même à la volonté de son Père.
Mais pesons davantage sur cette
parole. Il a pris la forme d'esclave ; il a pris la nature humaine qui l'oblige
à être sujet, lui qui était né souverain. Il descend encore un autre degré ; il
a pris la forme d'esclave, parce qu'il a paru comme pécheur, qu'il s'est revêtu
lui-même de la ressemblance de la chair de péché, qu'en cette qualité il a porté
sur lui les marques d'esclave, par exemple la circoncision, et qu'il a mené une
vie servile : Non venit ministrari, sed ministrare (1). Il s'abaisse
beaucoup plus bas; il a pris la forme d'esclave, parce qu'il est non-seulement
semblable au pécheur, mais qu'il est la victime publique pour tous les pécheurs.
Dès le premier moment de sa conception, « en entrant au monde, dit le saint
Apôtre, il s'est mis en cet état de victime : » Ingrediens mundum, dixit : Ut
facerem, Deus, voluntatem tuam (2).
Mais peut-être qu'en se
soumettant à la volonté de son Père, vous croirez qu'il veut s'exempter de
dépendre de la volonté des hommes. Non, mes Frères, ne le croyez pas. Car la
volonté de son Père est qu'il soit livré comme une victime à la volonté des
hommes pécheurs, à la volonté de l'enfer : Nunc potestas tenebrarum (3).
Il n'a pas attendu la croix pour faire cet acte de soumission : Ingrediens
mundum dixit. Marie a été l'autel où il s'est premièrement immolé (a),
où s'est vu la première fois ce grand et admirable spectacle d'un Dieu soumis et
obéissant jusqu'à se dévouer à la mort, jusqu'à se livrer aux pécheurs et à
l'enfer même, pour faire de lui à leur volonté. Pourquoi cet abaissement ? Je
vous ai déjà dit, mes Sœurs, que c'est pour confondre l'orgueil.
A la vue d'un abaissement si
profond, qui pourrait refuser de se soumettre? Vous vivez, mes Sœurs, dans une
conduite qui vous doit faire trouver la soumission non-seulement fructueuse,
mais encore douce et désirable. Mais quand vous auriez à souffrir un autre
gouvernement, de quelle obéissance pourriez-vous vous plaindre, en voyant à la
volonté de quels hommes se dévoue aujourd'hui le Sauveur des âmes? A celle du
lâche Pilate, à celle du
1 Matth., XX, 28. — 2 Hebr., X, 5, 7. — 3
Luc, XXII, 53.
(a) Var. : Marie a été le temple où il a
rendu à Dieu ce premier hommage.
141
traître Judas, à celle des Juifs et des pontifes, à celle
des soldats inhumains, qui ne gardant avec lui aucune mesure, ont fait de lui ce
qu'ils ont voulu. Après cet exemple de soumission, vous ne sauriez descendre
assez bas; et vous devez chérir les dernières places, qui après les abaissements
du Dieu incarné, sont devenues désormais les plus honorables.
Marie entre aujourd'hui dans ses
sentiments ; quoique sa pureté angélique ait été un puissant attrait pour faire
naître Jésus-Christ en elle, ce n'est pas néanmoins cette pureté qui a consommé
le mystère ; c'a été l'humilité et l'obéissance. Si Marie n'avait dit qu'elle
était servante, en vain elle eût été vierge, et nous ne nous écrierions pas
aujourd'hui que ses entrailles sont bienheureuses. Vierges de Jésus-Christ,
profitez de cette leçon, et méditez attentivement cette vérité : le dessein du
Fils de Dieu n'est pas tant de faire des vierges pudiques que des servantes
soumises : Itane magnum est esse parvum, ut nisi à te qui tam magnus es
fieret, disci omninô non posset? lta plané (1). Mais ce n'est pas assez au
Verbe fait chair d'avoir confondu l'orgueil, il faut relever l'espérance, et
c'est ce qu'il va faire en s'appauvrissant ; il ne confond la présomption que
pour donner place à l'espérance. C'est ma seconde partie, Ibi se pauperavit.
SECOND POINT.
L'appauvrissement du Verbe fait
chair est la principale partie du mystère, et celle par conséquent qu'il est le
plus malaisé de bien faire entendre. Car, lorsque le saint Apôtre dit que le
Fils de Dieu s'est fait pauvre, il me semble, âmes chrétiennes, qu'il ne suffit
pas de comprendre qu'il s'est appauvri en qualité d'homme, en s'unissant à une
nature dont le partage est la pauvreté, en naissant de parents obscurs, dans la
lie du peuple, en vivant sur la terre (a) sans retraite, sans lieu de
repos et sans avoir seulement un gîte assuré où il pût reposer sa tête. Cette
pauvreté mystérieuse a quelque chose de plus caché, qui ne sera jamais assez
1 S. August., De sanct. Virginit., n. 35.
(a) Var. : Ce n'est pas assez de comprendre
qu'il a pris la nature humaine dont le partage est la pauvreté, en vivant sur la
terre...
142
entendu, jusqu'à ce que nous disions que c'est la Divinité
qui s'est elle-même appauvrie.
Je ne suis point trop hardi,
quand je parle ainsi, et je ne fais que suivre l'Apôtre : Exinanivit
semetipsum (1) ; « Il s'est anéanti lui-même, » ou pour traduire ce mot
proprement, il s'est vidé et répandu tout entier, comme un vase qui était plein
et qu'on vide en le répandant. C'est l'idée que nous donne le divin Apôtre, et
c'est dans cette effusion que consiste l'appauvrissement du Verbe fait chair. Ce
dépouillement est-il véritable? Dieu a-t-il perdu quelque chose en se faisant
homme? Et n'est-ce pas un article de notre foi, que la Divinité toujours
immuable ne s'est ni altérée ni diminuée dans ce mélange? Comment donc le Fils
de Dieu s'est-il dépouillé? Voici le secret du mystère.
On dépouille quelqu'un en deux
sortes, ou quand on lui ôte la propriété, ou quand on le prive de l'usage. Car
quoiqu'on laisse à un homme la propriété de son patrimoine, si on lui lie les
mains pour l'usage, il est pauvre parmi les richesses dont il ne peut pas se
servir. Ce principe étant supposé, il est bien aisé de comprendre
l'appauvrissement du Verbe divin. Si je considère la propriété, il n'est rien de
plus véritable que l'oracle du grand saint Léon, dans cette célèbre épître à
saint Flavien, que comme la forme de Dieu n'a pas détruit la forme d'esclave,
aussi la forme d'esclave n'a diminué en rien la forme de Dieu*. Ainsi la nature
divine n'est dépouillée en Jésus-Christ d'aucune partie de son domaine ; de
sorte que son appauvrissement, c'est qu'elle y perd l'usage de la plus grande
partie de ses attributs. Mais que dis-je, de la plus grande partie ! Quel de ses
divins attributs voyons-nous paraître en ce Dieu enfant que le Saint-Esprit a
formé dans les entrailles de la sainte Vierge? Que voyons-nous qui sente le Dieu
dans les trente premières années de sa vie? Mais encore dans les trois
dernières, qui sont les plus éclatantes, s'il paraît quelques rayons de sa
sagesse dans sa doctrine, de sa puissance dans ses miracles, ce ne sont que des
rayons affaiblis, et non pas la lumière dans son midi. La sagesse se cache sous
des paraboles et sous le voile sacré de paroles simples ; et lorsque la
puissance étend son bras à des
1 Philip., II, 7. — 2 Epist.
XXIV, cap. III.
143
ouvrages miraculeux, comme si elle avait peur de paraître,
en même temps (a) elle le retire. Car la véritable grandeur de la
puissance divine, c'est de paraître agir de son chef, et c'est ce que le Fils de
Dieu n'a pas voulu faire. Il rapporte tout à son Père: Ego non judico
quemquam... ; Pater in me manens ipse facit opera (1) ; et il semble qu'il
n'agisse et qu'il ne parle que par une autorité empruntée. Ainsi la nature
divine devait être (b) en lui, durant les jours de sa; chair, privée de
l'usage de sa puissance et de ses divines perfections. C'est pourquoi, dignus
est accipere virtutem, et divinitatem, et sapientiam, et fortitudinem (2) ;
comme s'il ne l'avait pas eue auparavant, l'oserai-je dire? comme un homme
interdit par les lois, qui a la propriété (c) de son bien et n'en a pas
la disposition. Ainsi étant interdit en vertu de cette loi suprême qui
l'envoyait sur la terre pour y être dans un état de dépouillement (d), il
n'avait pas l'usage de son propre bien, et il n'en reçoit (e) la pleine
disposition qu'après qu'il est retourné au lieu de sa gloire, c'est-à-dire au
sein de son Père.
Tel est l'appauvrissement du Verbe fait chair ; le Fils de
Dieu s'y est engagé par sa première naissance qu'il prend d'une mère mortelle (f).
C'est pourquoi son Père immortel (g), pour l'en délivrer, le ressuscite
des morts; et lui donnant de nouveau la vie, il le fait jouir de tous les droits
de sa naissance éternelle : Ego hodie genui te (3). O Dieu appauvri ! ô
Dieu dépouillé ! je vous adore: vous méritez d'autant plus nos adorations, ô
Dieu interdit !
Il pourrait sembler, chrétiens,
que cette pauvreté du Verbe fait chair serait un moyen peu sur pour relever la
bassesse de notre nature (h). Car est-ce une espérance (i) pour
des malheureux, qu'un Dieu en vienne augmenter le nombre? Est-ce une ressource à
notre faiblesse, que notre Libérateur se dépouille de sa puissance? Ne
semble-t-il pas au contraire que le joug qui accable les enfants d'Adam est
d'autant plus dur et inévitable, qu'un Dieu même est
1 Joan., VIII, 15; XIV, 10. — 2
Apoc., V, 12. — 3 Psal. n, 7.
(a) Var. : Aussitôt. — (b) C'est ainsi
qu'il devait être. — (c) Le domaine (d) Qui l'envoyait seulement
pour être soumis et infirme. — (e) Et il ne le reçoit. — (f) Par
sa première naissance de la très-pure Marie. — (g) C'est pourquoi son
Père. — (h) Pour le rétablissement de notre espérance. — (i)
Car quelle ressource.
144
assujetti à le supporter ? Cela serait vrai, chrétiens, si
sa pauvreté était forcée, s'il y était tombé par nécessité, et non pas descendu
par miséricorde. Mais que ne devons-nous pas espérer d'un Dieu qui descend (a)
pour se joindre à nous ; dont l'abaissement n'est pas une chute, mais une
condescendance ; qui n'a pris notre pauvreté, comme il a déjà été dit, que de
peur qu'étant si pauvres et si misérables, nous n'osassions approcher de lui
avec notre misère et notre indigence? Descendit ut levaret, non cecidit ut
jaceret (1) ; «Il ne tombe pas pour être abattu, mais il descend pour nous
relever. »
C'est ce qui fait dire à saint
Augustin, que le Fils de Dieu a été porté au mystère de l'incarnation « par une
bonté populaire ; » populari quàdam clementià (2). Comme un grand orateur
plein de riches conceptions, pour se rendre populaire et intelligible, se
rabaisse par un discours simple à la capacité des esprits communs ; comme un
grand environné d'un éclat superbe, qui étonne le pauvre peuple et ne lui permet
pas d'approcher, quitte tout ce pompeux appareil et par une familiarité
populaire vit à la mode de la multitude, dont il se propose de gagner l'esprit :
ainsi la Sagesse incréée par un conseil de condescendance se rabaisse en prenant
un corps et se rend sensible ; ainsi la Majesté souveraine par une facilité
populaire se dépouille de son éclat et de ses richesses, de son immensité et de
sa puissance, pour converser librement avec les hommes. Elevez votre courage, ô
enfants d'Adam : dans la dispensation de sa chair, ne croyez pas que ce soit en
vain qu'il semble appréhender de paraître Dieu; il l'est, et vous pouvez
attendre de lui tout ce que l'on peut espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ses
divins attributs ; approchez avec la même familiarité, avec la même franchise,
avec la même liberté de cœur, que si ce n'était qu'un homme mortel.
Voilà l'effet admirable que
produit le dépouillement du Verbe incarné ; de sorte que nous pouvons dire qu'il
ne s'appauvrit en toute autre chose, que pour être riche en amour et abondant en
miséricorde. C'est le seul de ses attributs dont il se laisse l'usage; et dans
sa pauvreté mystérieuse rien n'est plus riche que son
1 In
Joan., tract. CVII, n. 7. — 2 Contra Acad.,
lib. III, n. 42.
(a) Var. : Mais nous devons tout espérer d'un
Dieu qui s'abaisse.
145
amour, qui coule sur nous de source, qui n'a même rien en
nous qui l'attire, mais qui se répand sur nous de lui-même, et se déborde par sa
propre abondance : tel est l'amour de notre Dieu. Ipse prior dilexit nos
(1) : que reste-t-il maintenant, sinon que nous lui rendions amour pour amour?
Certainement le cœur est trop dur, qui non content de ne lui pas donner son
amour (a), refuse même de le lui rendre ; qui n'allant pas à Dieu le
premier, ne le suit pas du moins quand il le cherche. Que si nous aimons ce
divin Sauveur, observons ses commandements, et marchons par les voies qu'il nous
a marquées. Et ne disons pas en nos cœurs : Aimer ses ennemis, se haïr soi-même,
ce commandement est trop haut, il n'y a pas moyen de l'atteindre; la doctrine
évangélique est trop relevée, et passe de trop loin la portée des hommes.
Quiconque parle ainsi n'entend
pas le mystère d'un Dieu abaissé. Ce Dieu facile, ce Dieu populaire, qui se
dépouille et qui s'appauvrit pour se mettre en égalité avec nous, mettra-t-il
au-dessus de nous ses préceptes ? Et celui qui veut que nous atteignions à sa
personne, voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa doctrine ? Prendre
une telle pensée, c'est peu connaître un Dieu appauvri ; une telle hauteur ne
s'accorde pas avec une telle condescendance. Non, je ne crois plus rien
d'impossible. Il n'y a vertu où je n'aspire, il n'y a sainteté où je ne
prétende. Mais si vous y prétendez, il faut encore ajouter : Il n'y a passion
que je ne combatte. Ah! vous commencez à ne plus entendre et à trouver la chose
impossible. Un Dieu descend et vous tend la main; il n'est que d'oser (b)
et d'entreprendre. Heureuses donc les entrailles de la sainte Vierge, où
s'accomplit un si grand mystère, dans lesquelles un Dieu appauvri ouvre une si
belle carrière à nos espérances ! Mais laissons les espérances, mes Sœurs, et
venons aux biens véritables dont il comble notre pauvreté : c'est ce qu'il faut
(c) méditer dans la dernière partie.
1 I Joan., IV, 10.
(a) Var. : Qui ne voulant pas lui donner son
amour. — (b) Il n'y a perfection où je n'aspire, il n'y a sainteté où je
ne prétende; et pour parvenir à ce haut degré, il n'y a passion que je ne
combatte. C'est difficile, mais ajoutons encore : Ambition, je veux t'arracher
du fond de mon cœur, etc. Puisqu'un Dieu descend pour tenir ma main , il n'est
que d'oser... — (c) Mais il fait quelque chose de plus ; après avoir
relevé ma bassesse.. il comble de biens ma pauvreté : c'est ce qu'il faut
méditer.....
146
TROISIÈME POINT.
Ni dans l'ordre de la grâce, ni
dans l'ordre de la nature, la terre pauvre et indigente ne peut s'enrichir que
parle commerce avec le ciel : dans l'ordre de la nature elle ne porte jamais de
riches moissons, si le ciel ne lui envoie ses pluies, ses rosées, sa chaleur
vivifiante et ses influences ; et dans l'ordre de la grâce, on n'y verra jamais
fleurir les vertus, ni fructifier les bonnes œuvres, si elle ne reçoit avec
abondance les dons du ciel, où réside la source du bien. Jugez de là, chrétiens,
quelle devait être notre pauvreté, puisque ce sacré commerce avait été rompu
depuis tant de siècles par la guerre que nous avions déclarée au Ciel ; et jugez
par la même raison quelles seront dorénavant nos richesses, puisqu'il se
rétablit aujourd'hui par le mystère de l'incarnation. Car ce n'est pas sans
raison, mes Sœurs, que l'Eglise nous expliquant ce divin mystère, l'appelle « un
commerce admirable : » O admirabile commercium !
Voilà un commerce admirable,
dans lequel il est aisé de comprendre que tout se fait pour notre avantage. Deux
sortes de commerce parmi les hommes : un commerce de besoin, pour emprunter ce
qui nous manque; un commerce d'amitié et de bienveillance, pour partager avec
nos amis ce que nous avons (a). Dans Fun et l'autre de ces commerces l'on
trouve de l'avantage. Dans le premier on a le plaisir d'acquérir ce qu'on
n'avait pas ; dans le second, le plaisir de jouir de ce qu'on possède : plaisir
qui serait sans goût, si nul n'y avait part avec nous.
Mais il n'en est pas ainsi de
notre Dieu, qui est « suffisant à lui-même, parce qu'il trouve tout, dit saint
Augustin (1), dans (b) la grandeur abondante de son unité : » Sibi
sufficit copiosà.. unitatis magnitudine. Il n'a besoin de personne pour
posséder tout le bien, parce qu'il le ramasse tout entier en sa propre essence;
il n'a besoin de personne pour le plaisir d'en jouir, qu'il goûte
1 Confess., lib. XIII, cap. XI.
(a) Var. : Un commerce de besoin quand nous
empruntons les uns des autres ce qui nous manque; un commerce d'amitié et de
bienveillance, lorsque possédant ce que nous voulons, nous cherchons un fidèle
ami pour en partager avec nous la joie. — (b) Par.
147
parfaitement en lui-même. Donc s'il entre en commerce avec
les hommes, qui doute que ce ne soit pour notre avantage ? Quand il semble venir
à l'emprunt, c'est qu'il a dessein de nous enrichir (a); s'il recherche
notre compagnie, c'est qu'il veut se donner à nous. C'est ce qu'il fait
aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge (b) ; et saint
Augustin a raison de dire : Ibi nos ditavit : « C'est là qu'il nous
enrichit. »
Et en effet, saintes âmes,
considérons, je vous prie, quel commerce le Fils de Dieu y commence, ce qu'il y
reçoit, et ce qu'il y donne ; épanchons ici notre cœur dans la célébration de
ses bienfaits. Il est venu ce charitable négociateur, il est venu trafiquer avec
une nation étrangère. Dites-moi, qu'a-t-il pris de nous ? Il a pris les fruits
malheureux que produit cette terre ingrate : la foi-blesse, la misère, la
corruption. Et que nous a-t-il donné en échange? Il nous a apporté les biens
véritables qui croissent en son royaume céleste, qui est son domaine et son
patrimoine (c) : l'innocence, la paix, l'immortalité, l'honneur de
l'adoption, l'assurance de l'héritage, la grâce et la communication du
Saint-Esprit. Qui ne voit que tout se fait pour notre avantage dans cet
admirable trafic?
Mais voyons maintenant cet autre
commerce de société et d'affection. Peut-on nier que sans sa bonté notre
compagnie lui serait à charge? Si donc il épouse la nature humaine dans les
entrailles de la sainte Vierge, s'il entre dans notre alliance par le nœud sacré
de ce mariage, puisqu'il n'y a pas la moindre apparence que cette société lui
profite, reconnaissons plutôt qu'il veut être à nous, et enrichir notre
pauvreté, non-seulement par la profusion de tous ses biens, mais encore en se
donnant lui-même.
Ce n'est pas moi, chrétiens, qui
tire cette conséquence; c'est le grand apôtre saint Paul, qui considérant en
lui-même cette charité infinie par laquelle Dieu a aimé tellement le monde qu'il
lui a donné son Fils unique, s'écrie ensuite avec transport : « Celui qui ne
nous a pas épargné son Fils, mais nous l'a donné tout entier et
(a) Var. : S'il emprunte ce que nous avons,
c'est dans le dessein de nous enrichir. — (b) Telles sont les lois du
sacré commerce qu'il est venu rétablir par le mystère de l'Incarnation. — (c)
En cette céleste patrie, qui est son naturel héritage.
148
par sa naissance et par sa mort, que nous pourra-t-il
refuser? et ne nous donne-t-il pas en lui toutes choses? » Quomodù non etiam
cum illo omnia nobis donavit (1) ? Quand il a donné son Fils aussi cher que
lui-même, son unique, son bien-aimé, ses délices, son trésor, il nous a ouvert
le fond de son cœur; et après que sa divine libéralité a ainsi épanché son cœur,
ne faut-il pas que tout coule sur nous par cette ouverture? (a) Que plût
à Dieu faire entendre la force de cette parole ! Seipsum dabit, dit saint
Augustin (2), quia seipsum dedit : « Il se donnera de nouveau, parce
qu'il s'est déjà donné une fois. » La libéralité des hommes est bientôt à sec.
En Dieu un bienfait est une promesse, une grâce, un engagement pour un nouveau
don. Comme dans une chaîne d'or, un anneau en attire un autre, ainsi les
bienfaits de Dieu s'entre-suivent par un enchaînement admirable. Celui qui s'est
donné une fois ne laissera pas tarir la source infinie de sa divine miséricorde,
et il fera encore à notre nature un nouveau présent de lui-même : Seipsum
dabit immortalibus immortalem, quia seipsum dedit mortalibus mortalem (3).
En Jésus-Christ mortel, les dons de la grâce ; en Jésus-Christ immortel, les
dons de la gloire. Il s'est donné à nous comme mortel, parce que les peines
qu'il a endurées ont été la source de toutes nos grâces : il se donnera à nous
comme immortel, parce que la clarté (b) dont il est plein sera le
principe de notre gloire : Reformabit corpus humilitatis nostrœ, configuratum
corpori claritatis suae (4).
Mais faisons en ce lieu, mes
Sœurs, une réflexion sérieuse sur la grandeur incompréhensible de la sainte
Vierge. Car si nous recevons tant de grâces et de bonheur parce que Dieu nous
donne son Fils (c), que pourrons-nous penser de Marie, à qui ce Fils est
donné avec une prérogative si éminente? Si nous sommes si avantagés parce qu'il
nous le donne comme Sauveur, quelle sera la gloire de cette Vierge à laquelle il
l'a donné comme Fils, c'est-à-dire en la même qualité qu'il est à lui-même?
Beatus venter qui te portavit : « Heureuses mille et mille fois les
entrailles qui ont
1 Rom.,
VIII, 32. — 2 In Psal. XLII, n. 2. — 3 Ibid. — 4 Philip., III, 21,
(a) Note marg. : Voyez 1er Serm. de la
Nativité de la sainte Vierge, IIe point. pag. 74 et suiv. — (b)
Var. : La gloire. — (c) Car si le principe de notre bonheur, c'est
que Dieu nous donne sou Fils.
149
porté Jésus-Christ ! » Jésus-Christ sera donné à tout le
monde ; Marie le reçoit la première, et Dieu le donne au monde par son
entremise. Jésus-Christ est un bien universel; mais Marie durant sa grossesse le
possédera toute seule. Elle a cela de commun avec tous les hommes, que Jésus
donnera pour elle sa vie ; mais elle a cela de singulier, qu'il l'a premièrement
reçue d'elle. Elle a cela de commun, que son sang coulera sur elle pour la
sanctifier ; mais elle a cela de particulier, qu'elle en est la source. C'est le
privilège extraordinaire que lui donne le mystère de cette journée ; mais
puisque ce mystère adorable nous donne Jésus-Christ aussi bien qu'à elle,
quoique ce ne soit pas au même degré d'alliance, apprenons de cette Mère divine
à recevoir saintement ce Dieu qui se donne à nous.
Jésus-Christ mortel est à nous,
Jésus-Christ immortel est à nous encore. Nous avons le gage de l'un et de
l'autre dans le mystère de l'Eucharistie. Il est effectivement immortel, et il
porte la marque et le caractère, non-seulement de sa mortalité, mais de sa mort
même : il se donne à nous en cet état, afin que nous entendions que tout ce
qu'il mérite par sa mort, et tout ce qu'il possède dans son immortalité est le
bien de tous ses fidèles : recevons-le dans cette pensée. La disposition
nécessaire pour recevoir un Dieu qui se donne à nous, est la résolution de s'en
bien servir. Car quiconque fait cette injure à la miséricorde divine de ne
recevoir pas son présent, quomodo nos effugiemus, si tantam neglexerimus
salutem (1) ? Au contraire, quelle source de gloire, quel torrent de
délices, quelle abondance de dons, quelle inondation de félicité !
Le fruit de ce discours, dans
ces paroles : Utamur nostro in nostram utilitatem, de Salvatore salutem
operemur (2). Sortons de cette prédication avec une sainte ardeur de
travailler à notre salut, puisque nous recevons un Sauveur... nous sauver, etc.
S'il n'y avait point de Sauveur, je ne vous parlerais point de la sorte. S'il
est à nous, mes Frères, servons-nous-en pour notre profit, et puisqu'il est le
Sauveur, faisons de lui notre salut : Utamur nostro in nostram utilitatem, de
Salvatore salutem operemur.
1 Hebr., II, 3. — 2 S. Bern.,
hom. III, super Missus est, n. 14.
|