Nativ. Marie I
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PREMIER SERMON
POUR
LA FÊTE DE LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE (a).

 

Nox praecessit, dies autem appropinquavit.

La nuit est passée et le jour s'approche. Rom., XIII, 12.

 

Ni l'art, ni la nature, ni Dieu même ne produisent pas tout à coup leurs grands ouvrages ; ils ne s'avancent que pas à pas. On

 

(a) Analyse de l’auteur. — Nox prœcessit.

Dieu en faisant Marie, traçait Jésus-Christ Tertull..)

Privilèges de l'innocence conservée, et rétablie.

Distinction : en qualité de Sauveur plus favorable aux pécheurs, il est fait pour eux; comme Fils de Dieu, il aime plus les justes.

Les apôtres, pécheurs. Marie innocente. Distinction entre ceux qu'il choisit pour les autres et ceux qu'il choisit pour soi-même. Ceux-là, pécheurs, pour l'exemple. Saint Paul : Quorum.....

Marie pour Jésus-Christ : Dilectus meus mihi.

La vie de Marie, un beau jour, doit avoir un jour serein (Pierre Damien).

Principe de grâces et l'union avec Jésus-Christ : Quandò cum illo omnia nobis donavit.

Différence de Marie et des autres mères. Celles-ci portent les enfants dans le corps avant que de les porter dans le cœur. Marie priùs concepit mente quàm corpore. Union intérieure, à proportion de celle qui est selon le corps; autrement, Jésus-Christ est violenté.

Marie veut des fidèles en tous les états de grâce, vocation, justification, persévérance, parce que par elle nous avons le principe universel.

Description des maladies et infirmités de nos corps.

 

Prêché en 1659 ou en 1660 à l'Hôpital général.

D'une part division plus nette, pensées plus profondes, logique plus serrée, marche plus libre et style plus noble que dans les premières compositions de l'orateur; d'une autre part expressions vieillissantes, distinctions subtiles, citations nombreuses, antithèses qui sentent l'étude et la recherche : tels sont les caractères qui semblent justifier notre date.

Comme on le voit à la fin de la péroraison, le prédicateur parlait dans un « heu de charité ; » il prie ses auditeurs d'aller « dans ces grandes salles pour y contempler le spectacle de l'infirmité humaine; » il peint la maladie qui « étend et retire, tourne et disloque, relâche et engourdit, cloue un corps immobile ou le secoue par le tremblement : » tout cela désigne visiblement l'Hôpital général. L'Hôpital général, commencé par Henri IV sur les terrains de l'ancienne Salpêtrière, ne fut ouvert aux indigents qu'en 1657. Cinq mille y entrèrent dès le premier jour ; cinq mille infirmes, aliénés, maniaques, lépreux, cancéreux, aveugles, convulsionnaires, épileptiques, perclus, estropiés de toutes manières. De ce moment l'homme put voir, dans cet asile, « la liste funeste des maux dont sa faiblesse est menacée; » il put y contempler « dans sa pitoyable variété la maladie qui se joue, comme il lui plaît, des corps que le péché a donnés en proie à ses cruelles bizarreries. » Bossuet implore la charité chrétienne en faveur de tant d'infortunes : nouvelle preuve, sans doute, « que les souffrances du peuple ne lui arrachèrent jamais un seul cri! »

Le grand orateur prêcha plus tard, en en reproduisant du moins les idées fondamentales, le même discours dans la chapelle de Versailles. C'est à cette occasion qu'il composa le morceau qui se trouve, comme variante, au second point.

Comme toutes celles qu'on a lues jusqu'ici, l'analyse du discours a été copiée sur e manuscrit original ; mais on a été forcé de donner le discours même d'après les premières éditions.

 

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crayonne avant que de peindre, on dessine avant que de bâtir, et les chefs-d'œuvre sont précédés par des coups d'essai. La nature agit de la même sorte; et ceux qui sont curieux de ses secrets savent qu'il y a de ses ouvrages où il semble qu'elle se joue, ou plutôt qu'elle exerce sa main pour faire quelque chose de plus achevé. Mais ce qui est de plus admirable, c'est que Dieu observe la même conduite, et il nous le fait paraître principalement dans le mystère de l'incarnation : c'est le miracle de sa sagesse, c'est le grand effort de sa puissance ; aussi nous dit-il que pour l'accomplir il remuera le ciel et la terre : Adhuc modicum, et ego commovebo cœlum et terram (1) ; c'est son œuvre par excellence, et son prophète l'appelle ainsi : Domine, opus tuum. Mais encore qu'il ne doive paraître qu'au milieu des temps : In medio annorum vivifica illud (2), il n'a pas laissé de le commencer dès l'origine du inonde. Et la loi de la nature, et la loi écrite, et les cérémonies, et les sacrifices, et le sacerdoce , et les prophéties, n'étaient qu'une ébauche de Jésus-Christ , Christi rudimenta, disait un ancien ; et il n'est venu à ce grand ouvrage que par un appareil infini d'images et de figures, qui lui ontservi.de préparatifs. Mais le temps étant arrivé, l'heure du mystère étant proche, il médite quelque chose de plus excellent : il forme (a) la bienheureuse Marie pour nous représenter plus au naturel Jésus-Christ, qu'il devait envoyer bientôt, et il en rassemble tous les plus beaux traits en celle (b) qu'il destinait pour être sa Mère. Je sais que cette matière est très-difficile à traiter ; mais il n'est rien d'impossible à celui qui espère en Dieu :

 

1 Agg., II, 7. —  2 Habac., III, 2.

 

(a) Var : Il fait naître. — (b) En cette Vierge naissante.

 

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demandons-lui ses lumières par l'intercession de cette Vierge (a), que je saluerai avec l'ange, en disant, Ave.

 

Je commencerai ce discours par une belle méditation de Tertullien, dans le livre qu'il a écrit De la Résurrection de la chair. Ce grave et célèbre (b) écrivain, considérant de quelle manière Dieu a formé l'homme, témoigne être assez étonné de l'attention qu'il y apporte. Représentez-vous, nous dit-il, de la terre humide dans les mains de ce divin artisan ; voyez avec quel soin il la manie, comme il l'étend, comme il la prépare (c), avec quel art et quelle justesse il en tire les linéaments; en un mot, comme il s'affectionne et s'occupe tout entier à cet ouvrage : Recogita totum illi Deum occupatum ac deditum (1). Il admire cette application de l'Esprit de Dieu sur une matière si méprisable; et ne pouvant s'imaginer qu'il fallût employer tant d'art ni tant d'industrie à ramasser de la poussière et à remuer de la boue, il conclut que Dieu regardait plus loin, et qu'il visait à quelque œuvre plus considérable ; et afin de vous expliquer toute sa pensée : Cet œuvre, dit-il, c'était Jésus-Christ; et Dieu en formant le premier homme, songeait à nous tracer (d) ce Jésus qui devait un jour naître de sa race : C'est pour cela, poursuit-il, qu'il s'affectionne (e) si sérieusement à cette besogne ; parce que, voici ses paroles, « dans cette boue qu'il ajuste , il pense à nous donner une vive image de son Fils qui se doit faire homme : » Quodcumque limus exprimebatur, Christus cogitabatur homo futurus (2).

Sur ces belles paroles de Tertullien, voici la réflexion que je fais, et que je vous prie de peser attentivement. S'il est ainsi, me Frères, que dès l'origine du monde, Dieu en créant le premier Adam, pensât à tracer en lui le second ; si c'est en vue du Sauveur Jésus qu'il forme notre premier père avec tant de soin, parce que son Fils en devait sortir après une si longue suite de siècles et de générations interposées : aujourd'hui que je vois naître l'heureuse Marie qui le doit porter dans ses entrailles, n'ai-je pas plus de

 

1 De Resur. carn., n. 5. — 2 Ibid.

 

(a) Var. : Voilà, Messieurs, quelque idée du mystère que j'ai à traiter : Dieu me veuille donner ses lumières pour exécuter ce dessein par les prières, etc.— (b) Illustre. — (c) Dispose. — (d) Exprimer. — (e) S'attache.

 

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raison de conclure que Dieu en créant ce divin Enfant, avait sa pensée en Jésus-Christ et qu'il ne travaillent que pour lui ? Christus cogitabatur. Ainsi ne vous étonnez pas, chrétiens, ni s'il l'a formée avec tant de soin, ni s'il l'a fait naître avec tant de grâces : c'est qu'il ne l'a formée qu'en vue du Sauveur. Pour la rendre digne de son Fils, il la tire sur son Fils même ; et devant nous donner bientôt son Verbe incarné, il nous fait déjà paraître aujourd'hui (a) en la nativité de Marie un Jésus-Christ ébauché, si je puis parler de la sorte, un Jésus-Christ commencé par une expression vive et naturelle de ses perfections infinies : Christus cogitabatur homo futurus. C'est pourquoi j'applique à cette naissance ces beaux mots du divin Apôtre : Nox prœcessit, dies autem appropinquavit : « La nuit est passée, et le jour s'approche. » Oui, mes Frères, le jour approche; et encore que le soleil ne paroisse pas, nous en voyons déjà une expression en la nativité de Marie.

J'admire trois choses en notre Sauveur, l'exemption de péché, la plénitude des grâces, une source inépuisable de charité pour notre nature : voilà les trois rayons de notre soleil, par lesquels il dissipe toutes nos ténèbres. Car il fallait que Jésus fût innocent pour nous purifier (b) de nos crimes ; il fallait qu'il fût plein de grâces pour enrichir notre pauvreté ; il fallait qu'il fût tout brûlant d'amour pour entreprendre la guérison de nos maladies. Ces trois qualités excellentes sont les marques inséparables et les traits vifs et naturels par lesquels on reconnaît le Sauveur; et Dieu, qui a formé la très-sainte Vierge sur cet admirable exemplaire, nous en fait voir en elle un écoulement. Ainsi, mes Frères, réjouissons-nous, et disons avec l'Apôtre : « La nuit est passée et le jour approche : il approche ce beau, ce bienheureux, cet illustre jour qu'on promet depuis si longtemps à notre nature; il approche, les ténèbres fuient, nous jouissons déjà de quelque lumière, le jour de Jésus-Christ se commence, parce qu'ainsi que nous avons dit, encore qu'on ne voie pas le soleil, on voit déjà ses plus clairs rayons reluire par avance en Marie naissante, je veux dire l'exemption de péché, la plénitude de grâces, une source

 

(a) Var. : Il nous donne déjà par avance. — (b) Faire l'expiation de.

 

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comparable de charité (a) pour tous les pécheurs, c'est-à-dire pour tous les hommes. Voilà, Messieurs, les trois beaux rayons que le Fils de Dieu envoie sur Marie. Ils n'ont toute leur force entière qu'en Jésus-Christ seul; en lui seul ils font un plein jour qui éclaire parfaitement la nature humaine ; mais ils font en la sainte Vierge une pointe du jour agréable, qui commence à la réjouir; et c'est à cette joie sainte et fructueuse que je vous invite par ce discours.

 

PREMIER POINT.

 

Il n'y a rien de plus touchant dans l'Evangile que cette manière douce et charitable dont Dieu traite ses ennemis réconciliés, c'est-à-dire les pécheurs convertis. Il ne se contente pas d'effacer nos taches et de laver toutes nos ordures; c'est peu à sa bonté infinie de faire que nos péchés ne nous nuisent pas, il veut même qu'ils nous profitent : il en fait naître tant de bien pour nous, qu'il nous contraint, si je l'ose dire, de bénir nos fautes et de crier avec l'Eglise : O heureuse coulpe ! O felix culpa (1) ! Sa grâce dispute contre nos péchés à qui emportera le dessus; et il se plaît même, dit saint Paul (2), de faire abonder la profusion de ses grâces par-dessus l'excès de notre malice. Bien plus, et voici ce qu'il y a de plus surprenant, il reçoit avec tant d'amour les pécheurs réconciliés, que l'innocence la plus parfaite, mon Dieu, permettez-moi de le dire, aurait en quelque sorte sujet de s'en plaindre, ou du moins d'en avoir de la jalousie : il les traite si doucement, que pourvu qu'on y ait regret, on n'a presque plus de sujet d'y avoir regret. Une de ses brebis s'écarte de lui; toutes les autres, qui demeurent fermes, semblent lui être beaucoup moins chères qu'une seule qui s'est égarée (b) : Grex unâ charior non erat, dit Tertullien (3) ; et sa miséricorde est plus attendrie (c) sur le prodigue qu'il a retrouvé que sur son aîné toujours fidèle : Chariorem senserat quem lucrifecerat. S'il est ainsi, mes Frères, ne semble-t-il pas que nous devons

 

1 Sabb. sancto, in Bened. Cer. pasch. — 2 Rom., V, 20. — 3 De Pœnit., n. 8.

 

(a) Var. : Une tendresse. — (b) Le troupeau tout entier qui demeure ferme, ne lui est pas tant à cœur, que cette unique brebis qui s’égare. — (c) Son cœur est plus attendri.

 

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dire que les pécheurs pénitents l'emportent par-dessus les justes qui n'ont pas péché; et la justice rétablie par-dessus l'innocence toujours conservée ? Toutefois il n'en est pas de la sorte. Il n'est pas permis de douter que l'innocence ne soit toujours privilégiée ; et pour ne pas parler maintenant de toutes ses autres prérogatives, n'est-ce pas assez pour sa gloire que Jésus-Christ l'ait choisie? Voyez en quels termes l'apôtre saint Paul publie l'innocence de son divin Maître : Talis decebat ut esset nobis pontifex : « Il fallait que nous eussions un pontife, saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs, élevé au-dessus des cieux, et qui n'ait pas besoin d'offrir des victimes pour ses propres fautes (1) ; » mais qui, étant la sainteté même, fasse l'expiation des péchés. Et s'il est ainsi, chrétiens , que le Fils de Dieu ait pris l'innocence pour son partage, ne devons-nous pas confesser qu'il faut qu'elle soit sa bien-aimée ?

Non, mes Frères, ne croyez pas que ces mouvements de tendresse qu'il ressent pour les pécheurs pénitents les préfèrent à la sainteté, qui ne se serait jamais souillée dans le crime. On goûte mieux la santé quand on relève tout nouvellement d'une maladie; mais on ne laisse pas d'estimer bien plus le repos d'une forte constitution, que l'agrément d'une santé qui se rétablit. Il est vrai que les cœurs sont saisis d'une joie soudaine de la grâce inopinée d'un beau jour d'hiver, qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d'un coup la face du monde; mais on ne laisse pas d'aimer beaucoup plus la constante sérénité d'une saison plus bénigne. Ainsi, Messieurs, s'il nous est permis de juger des sentiments du Sauveur par l'exemple des sentiments humains, il caresse plus tendrement les pécheurs récemment convertis, qui sont sa nouvelle conquête; mais il aime toujours avec plus d'ardeur les justes qui sont ses anciens amis; ou si vous voulez que nous raisonnions de cette conduite de sa miséricorde par des principes plus hauts, disons, mais disons en un mot, car il faut venir à notre sujet, qu'autres sont les sentiments de Jésus selon sa nature divine et en qualité de Fils de Dieu, autres sont les sentiments du même Jésus selon sa dispensation en la chair et en qualité de Sauveur des

 

1 Hebr., VII, 26.

 

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hommes : cette distinction de deux mots nous développera tout ce mystère.

Jésus-Christ, comme Fils de Dieu étant la sainteté essentielle, quoiqu'il se plaise de voir à ses pieds un pécheur qui retourne à la bonne voie, il aime toutefois d'un amour plus fort l'innocence qui ne s'est jamais démentie : comme elle s'approche de plus près de sa sainteté infinie et qu'elle l'imite plus parfaitement, il l'honore d'une familiarité plus étroite ; et quelque grâce qu'aient à ses yeux les larmes d'un pénitent, elles ne peuvent jamais égaler les chastes agréments d'une sainteté toujours fidèle. Tels sont les sentiments de Jésus selon sa nature divine : mais, mes Frères, il en a pris d'autres pour l'amour de nous, quand il s'est fait notre Sauveur. Ce Dieu donne la préférence aux innocents ; mais, chrétiens, réjouissons-nous,  ce Sauveur miséricordieux est venu chercher les coupables; il ne vit que pour les pécheurs, parce que c'est pour les pécheurs qu'il est envoyé.

Ecoutez comme il nous explique le sujet de sa légation : Non veni vocare justos (1), parce que quoiqu'ils soient les plus estimables et les plus dignes de mon amitié, ma commission ne s'étend pas là; comme Sauveur, je dois chercher ceux qui sont perdus; comme Médecin, ceux qui sont malades; comme Rédempteur, ceux qui sont captifs. C'est pourquoi il n'aime que leur compagnie, parce qu'il n'est au monde que pour eux seuls. Les anges qui ont toujours été justes peuvent s'approcher de lui comme Fils de Dieu : ô innocence, voilà ta prérogative ; mais en qualité de Sauveur, il donne la préférence aux hommes pécheurs. De la même manière qu'un médecin, comme homme il se plaira davantage à converser avec les sains, et néanmoins comme médecin il aimera mieux soulager les malades. Ainsi ce Médecin charitable, certainement comme Fils de Dieu il préfère les innocents; mais en qualité de Sauveur, il recherchera plutôt les criminels : voilà donc tout le mystère éclairci par une doctrine sainte et évangélique. Pardonnez-moi, mes Frères, si je m'y suis si fort étendu; elle est pleine de consolation pour les pécheurs tels que nous sommes, mais elle est très-avantageuse

 

1 Matth., IX, 13.

 

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pour la sainte et perpétuelle innocence de la divine Marie.

Car s'il est vrai que le Fils de Dieu aime si fortement l'innocence, dites-moi, sera-t-il possible qu'il n'en trouve point sur la terre? Je sais qu'il la possède en lui-même au plus haut degré de perfection ; mais n'aura-t-il pas le contentement de voir quelque chose qui lui ressemble, ou du moins qui approche un peu de sa pureté? Quoi! ce juste, cet innocent sera-t-il éternellement parmi les pécheurs, sans qu'on lui donne la consolation de rencontrer quelque âme sans tache? Et, dites-moi, quelle sera-t-elle, si ce n'est sa divine Mère? Oui, Messieurs, que ce Sauveur miséricordieux qui a chargé sur lui .tous nos crimes, coure toute sa vie après les pécheurs, qu'il les aille chercher sans relâche dans tous les coins de la Palestine ; mais si tout le reste du monde ne lui donne que des criminels, ah ! qu'il trouve du moins dans son domestique, sous son toit et dans sa maison, de quoi satisfaire ses yeux de la beauté constante et durable d'une sainteté incorruptible (a).

Il est vrai que ce Sauveur charitable ne méprise pas les pécheurs; que bien loin de les rejeter de devant sa face, il ne dédaigne pas de les appeler aux plus belles charges de son royaume. Il prépose à la conduite de tout son troupeau un Pierre qui a été infidèle (b) ; il met à la tête des évangélistes un Matthieu qui a été publicain; il fait le premier des prédicateurs d'un Paul qui a été le premier des persécuteurs. Ce ne sont pas des justes et des innocents, ce sont des pécheurs convertis qu'il élève aux premières places. Mais ne croyez pas pour cela qu'il tire sa sainte Mère de ce même rang ; il faut faire grande différence entre elle et les autres : et quelle sera cette différence? La voici, et je vous prie de la bien entendre, elle est essentielle et fondamentale pour la vérité que je traite.

Il a choisi ceux-là pour les autres, et il a choisi Marie pour lui-même. Pour les autres : Omnia vestra sunt, sive Paulus, sive Apollo, sive Cephas (1) : « Tout est à vous, soit Paul, soit Apollon, soit Céphas. » Marie pour lui : Dilectus meus mihi, et ego illi (2) : il est mon unique, je suis son unique ; il est mon Fils, et je suis

 

1 I Cor., III, 22. — 2 Cant., II, 16.

(a) Var. ; Jamais violée. — (b) Qui l'a renié.

 

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sa Mère. Ceux qu'il appelle pour les autres, il les a tirés du péché pour pouvoir mieux annoncer sa miséricorde et la rémission des péchés. C'était tout le dessein d'appeler à la confiance les âmes que le péché avait abattues ; et qui pouvait prêcher avec plus de fruit la miséricorde divine, que ceux qui en étaient eux-mêmes un illustre exemple? Quel autre pouvait dire avec plus d'effet : « C'est un discours fidèle que Jésus est venu sauver les pécheurs (1), » qu'un saint Paul, qui pouvait ajouter après, «desquels je suis le premier?» Quorum primus ego sum. N'est-ce pas de même que s'il eût dit au pécheur qu'il désirait attirer : Ne crains point, je connais la main du médecin auquel je t'a dresse ; « c'est lui qui m'envoie à toi pour te dire comme il m'a guéri, avec quelle facilité, avec quelles caresses, » et pour t'assurer du même bonheur : Qui curavit me, misit me ad te, et dixit mihi : Mi desperanti vade, et die quid habuisti, quid in te sanavi, quàm citò sanavi (2). Est-il rien de plus fort ni de plus puissant pour encourager un malade, pour relever un cœur abattu et une conscience désespérée? C'était donc un sage conseil pour attirer à Dieu les pécheurs, que de leur faire annoncer sa miséricorde par des hommes qui l'avaient si bien éprouvée. Et saint Paul nous l'enseigne manifestement : « J'ai reçu miséricorde, dit-il, afin que Dieu découvrît en moi les richesses de sa patience pour l'instruction des fidèles : » Ad informationem eorum qui credituri sunt (3). Ainsi vous voyez pour quelle raison Dieu honore dans l'Eglise, des premiers emplois, des pécheurs réconciliés : c'était pour l'instruction des fidèles.

Mais s'il a traité de la sorte ceux qu'il appelait pour les autres, ne croyons pas qu'il ait fait ainsi pour cette créature chérie, cette créature extraordinaire, créature unique et privilégiée, qu'il n'a faite que pour lui seul, c'est-à-dire qu'il a choisie pour être sa Mère. Il a fait dans ses apôtres et dans ses ministres ce qui était le plus utile au salut de tous; mais il a fait en sa sainte Mère ce qui était de plus doux, de plus glorieux, de plus satisfaisant pour lui-même : par conséquent je ne doute pas qu'il n'ait fait Marie innocente. Elle est son unique, et lui son unique : Dilectus meus mihi,

 

1 I Tim., I, 15. — 2 S. August., Serm. CLXXVI, n. 4. — 3 I Tim., I, 16.

 

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et ego illi : je n'ai que lui, et il n'a que moi. Je sais que le don d'innocence ne doit pas facilement être prodigué sur notre nature corrompue; mais ce n'est pas le prodiguer trop que de n'en faire part qu'à sa seule Mère, et ce serait le trop resserrer que de le refuser jusqu'à sa Mère.

Non, mes Frères, mon Sauveur ne le fera pas : je vois déjà briller sur Marie naissante l'innocence de Jésus-Christ, qui couronne sa tête. Venez honorer ce nouveau rayon que son Fils fait déjà éclater sur elle : la nuit est passée et le jour s'approche : Jésus nous doit bientôt amener ce jour par sa bienheureuse présence. O jour heureux, ô jour sans nuage, ô jour que l'innocence du divin Jésus rendra si serein et si pur, quand viendras-tu éclairer le monde? Chrétiens, il approche, réjouissons-nous, vous en voyez déjà paraître l'aurore dans la naissance de la sainte Vierge : Natâ Virgine surrexit aurora, dit le pieux Pierre Damien (1). Après cela vous étonnez-vous, si je dis que Marie a paru sans tache dès le premier jour de sa vie? Puisque ce grand jour de Jésus-Christ devait être si clair et si lumineux, ne vous semble-t-il pas convenable que même le commencement en soit beau, et que la sérénité du matin nous promette celle de la journée? C'est pourquoi, comme dit très-bien Pierre Damien, « Marie commençant ce jour glorieux en a rendu la matinée belle par sa nativité bienheureuse : » Maria veri prœvia luminis, nativitate sud mane clarissimum serenavit (2). Accourons donc avec joie, mes Frères, pour voir les commencements de ce nouveau jour : nous y verrons briller la douce lumière d'une pureté (a) qui n'a point de taches.

Et ne nous persuadons pas que. pour distinguer Marie de Jésus, il faille lui ôter l'innocence et ne la laisser qu'à son Fils. Pour distinguer le matin d'avec le plein jour, il ne faut pas remplir l'air de tempêtes, ni couvrir le ciel de nuages ; c'est assez que les rayons soient plus faibles, et la lumière moins éclatante : ainsi pour distinguer Marie de Jésus, il n'est pas nécessaire que le péché s'en mêle : c'est assez que son innocence soit comme un rayon

 

1 Serm. XL, in Assumpt. D. Mar. Virg. — 2 Ibid.

 

(a) Var. : D'une sainteté, d'une innocence.

 

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affaibli en comparaison de celle de son Fils (a) : elle appartient à Jésus de droit, elle n'est en Marie que par privilège; à Jésus par nature, à Marie par grâce et par indulgence : nous en honorons la source en Jésus, et en Marie un écoulement. Mais ce qui doit nous consoler, mes Frères, je le dis avec joie, je le dis avec sentiment de la miséricorde divine ; donc ce qui nous doit consoler, c'est que cet écoulement d'innocence ne luit en la divine Marie qu'en faveur des pauvres pécheurs. L'innocence ordinairement reproche aux criminels leur mauvaise vie, et semble prononcer leur condamnation. Mais il n'en est pas ainsi de Marie; son innocence leur est favorable: pourquoi? Parce qu'ainsi que nous avons dit, elle n'est qu'un écoulement de l'innocence du Sauveur Jésus. L'innocence de Jésus-Christ, c'est la vie et le salut des pécheurs : ainsi l'innocence de la sainte Vierge lui sert à obtenir pardon pour les criminels. Considérons donc, chrétiens, cette sainte et innocente créature comme l'appui certain de notre misère : allons nettoyer nos péchés à la vive lumière de sa pureté incorruptible ; mais tâchons aussi de nous enrichir par la plénitude de ses grâces; c'est ma seconde partie.

 

SECOND POINT.

 

Je ne trouve pas difficile de parler de l'innocence de la sainte Vierge : il suffit de considérer cette haute dignité de Mère de Dieu, pour juger qu'elle a dû être exempte de tache. Mais quand il s'agit de représenter cette plénitude de grâces, l'esprit se confond dans cette pensée et ne sait sur quoi arrêter sa vue. Donc, mes Frères, n'entreprenons pas de décrire en particulier les perfections de Marie, ce serait vouloir sonder un abîme ; mais contentons-nous aujourd'hui de juger de leur étendue par le principe qui les a produites.

Le grand saint Thomas « nous enseigne que le principe des grâces en la sainte Vierge, c'est l'union très-étroite avec Jésus-Christ (b) : et afin que vous compreniez par les Ecritures divines

 

1 III part., quaest. XXVII, art. 5.

(a) Var. : Que son innocence cède à celle de son divin Fils.

(b) Le grand saint Thomas nous enseigne que, pour entendre dans quelle hauteur et avec quelle plénitude la sainte Vierge a reçu la grâce, il la faut mesurer par son alliance et par son union très-étroite avec son Fils : et c'est par là, chrétiens, qu'il nous est aisé de connaitre que les hommes ne lui doivent donner aucunes bornes. Vous raconterai-je, Messieurs, les adresses de la nature pour attacher les enfants et pour les incorporer au sein de la mère, pour faire que leur nourriture et leur vie passent par les mêmes canaux, et faire des deux pour ainsi dire un même tout et une même personne ? Les enfants, en venant au monde, ne rompent pas le nœud de cette union. La nature fait d'autres liens, qui sont ceux de l'amour et de la tendresse : les mères portent leurs enfants d'une autre manière, c'est-à-dire dans le cœur. Aussitôt qu'ils sont agités, leurs entrailles sont encore émues d'une manière si vive, qu'elle ne leur permet pas de sentir qu'elles en soient séparées. Mais que sera-ce, si nous ajoutons à cette union ce qu'il y a de particulier entre Jésus et Marie ; si noue considérons qu'il n'a point de père sur la terre, et qu'il reconnait par conséquent sa Mère très-pure comme la source unique de tout son sang et le principe unique de sa vie ; en sorte qu'il ressent pour elle seule, avec une incroyable augmentation et d'amour et de tendresse, ce que la nature a inspiré au cœur des enfants pour le partager également entre le père et la mère ; comme aussi réciproquement cette Mère vierge rassemble en elle-même, pour ce cher unique, ce que la même nature répand ordinairement en deux cœurs, c'est-à-dire ce que l'amour du père a de plus fort et ce que l'amour de la mère a de plus vif et de plus tendre : Di-lectus meus mihi, et ego illi.

Que si vous me répondez que cette union regarde seulement le corps et ne fait que suivre la trace du sang, c'est ici qu'il faut que je vous expose une vérité admirable, mais qui ne sera pas moins utile à votre instruction que glorieuse et avantageuse à la sainte Vierge. C'est, Messieurs, que le Fils de Dieu ayant pris un corps pour l'amour des âmes, il ne s'approche jamais de nous par son divin corps que dans un désir infini de s'unir à nous beaucoup plus étroitement selon l'esprit. Table mystique, banquet adorable, je vous appelle à témoins de la vérité «pie j'avance. Parlez-nous ici, saints autels, autels si saints et si vénérables, mais, je le dirai en passant, autels fort peu révérés. Je ne me plains pas ici des ornements qui vous manquent; cela se fera bientôt; et dans l'accomplissement de ce superbe édifice que la France verra avec joie, comme un monument immortel de la majesté de ses rois, ô Seigneur, la piété de Louis votre serviteur, que vous nous avez donné pour monarque, n'oubliera pas votre sanctuaire. Mais je me plains, saints autels, de ce que vous êtes peu révérés, pat ce que ceux qui viennent en cette chapelle la regardent comme un lieu profane. On entre, on sort, sans adorer Dieu. Jésus-Christ, dit-on, n'y repose pas. Mais toutefois il y descend à certains moments : Illic per certa momenta Christi corpus et sanguis habitabant. On respecte le siège du roi, même en son absence; il remplit de sa majesté tous les lieux où il habite. Le privilège de la seconde Majesté ne doit pas l'emporter sur la première. Voilà le trône de Jésus-Christ; je vous demande, Messieurs, une grâce; il sied bien au ministère que je fais d'eu demander de semblables, même de ce lieu : n'entrez pas, ne sortez pas de cette chapelle, sans rendre à Dieu à genoux un moment d'adoration sérieuse.

Mais je m'éloigne trop, et il faut revenir à notre sujet. Je voulais prouver, chrétiens, que lorsque Jésus-Christ s'unit à nos corps, c'est principalement l’âme qu'il recherche. J'ai apporté pour ma preuve l'adorable Eucharistie.

 

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l'effet de cette union si avantageuse, remarquez, s'il vous plaît, Messieurs, une vérité importante et qui est le fondement de tout l'Evangile : c'est que la source de toutes les grâces qui ont orné

 

 

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la nature humaine, c'est notre alliance avec Jésus-Christ. Car, mes Frères, cette alliance a ouvert un sacré commerce entre le ciel et la terre, qui a infiniment enrichi les hommes ; et c'est sans doute pour cette raison que l'Eglise inspirée de Dieu appelle l'incarnation un commerce : O admirabile commercium. En effet, dit saint Augustin (1), n'est-ce pas un commerce admirable, où Jésus, ce charitable négociateur, étant venu en ce monde pour y trafiquer dans cette nation étrangère, en prenant de nous les fruits malheureux que produit cette terre ingrate, la faiblesse, la misère, la mortalité, nous a apporté les biens véritables que produit cette céleste patrie, qui est son naturel héritage, l'innocence, la paix, l'immortalité? C'est donc cette alliance qui nous enrichit; c'est cet admirable commerce qui fait abonder en nous tous les biens. C'est pourquoi saint Paul nous assure, que nous ne pouvons plus être pauvres, depuis que Jésus-Christ est à nous : « Celui qui nous donne son propre Fils, que nous pourra-t-il refuser? Ne nous donne-t-il pas en lui toutes choses? » Quomodò non etiam cum illo omnia nobis donavit (2) ? Et après s'être comme débordé par cette libéralité inestimable (3), ne faut-il pas que ses autres dons coulent impétueusement par cette ouverture ?

Que si notre alliance avec Jésus-Christ nous produit des biens si considérables, tais-toi, tais-toi, ô raison humaine, et n'entreprends pas d'expliquer les prérogatives de la sainte Vierge : car si c'est un avantage incompréhensible qu'on nous donne Jésus-Christ comme Sauveur, que penserons-nous de Marie, à qui le Père éternel le donne, non point d'une manière commune, mais comme il lui appartient à lui-même, comme Fils, comme Fils unique, comme Fils qui pour ne point partager son cœur et tenir tout de sa sainte Mère, ne veut point avoir de père en ce monde? Est-il rien d'égal à cette alliance? Et ne vous persuadez pas qu'elle unisse seulement Marie au Sauveur par une union corporelle : l'on pourrait d'abord se l'imaginer, parce qu'elle n'est sa Mère que selon la chair ; mais vous prendrez bientôt une autre pensée, si vous remarquez, chrétiens, une différence notable entre Marie

 

1 In Psal. CXLVIII, n. 8. — 2 Rom., VIII, 32.

 

(a) Var. ; Ayant épanché son cœur sur nous par ce présent inestimable.

 

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et les autres mères. Elle a donc ceci de particulier qui la distingue de toutes les autres, qu'elle a conçu son Fils par l'esprit avant de le concevoir dans ses entrailles; et cela de quelle manière? C'est que ce n'est pas la nature qui a formé en elle ce divin Enfant ; elle l'a conçu par la foi, elle l'a conçu par l'obéissance : c'est la doctrine constante de tous les saints Pères, et elle est fondée clairement sur un passage de l'Ecriture que peut-être vous n'avez pas remarqué. C'est, mes Frères, qu'Elisabeth ayant humblement salué Marie comme Mère de son Seigneur : Undè hoc mihi, ut veniat Mater Domini mei ad me (1), elle s'écrie aussitôt toute transportée : « Heureuse qui avez cru ! » comme si elle eût voulu dire : Il est vrai que vous êtes mère, mais c'est votre foi qui vous rend féconde : d'où les saints docteurs ont conclu, et ont tous conclu d'une même voix, « qu'elle a conçu son Fils dans l'esprit avant que de le porter en son corps : » Priùs concepit mente quàm corpore (2). Ne jugez donc pas de la sainte Vierge comme vous faites des mères communes.

Chrétiens, je n'ignore pas qu'elles s'unissent à leurs enfants, même par l'esprit: qui ne le voit pas? Qui ne sent pas combien elles les portent au fond de leurs âmes ? Mais je dis que l'union se commence au corps, et se noue premièrement par le sang : au contraire en la sainte Vierge la première empreinte se fait dans le cœur ; son alliance avec son Fils prend son origine en l'esprit, parce qu'elle l'a conçu par la foi ; et si vous voulez entendre, mes Frères, jusqu'où va cette alliance, jugez-en à proportion de celle du corps. Car permettez-moi, je vous prie, d'approfondir un si grand mystère, et de vous expliquer une vérité qui ne sera pas moins utile pour votre instruction qu'elle sera glorieuse à la sainte Vierge.

Cette vérité, chrétiens, c'est que notre Sauveur Jésus-Christ ne s'unit jamais à nous par son corps que dans le dessein de s'unir plus étroitement en esprit. Tables mystiques, banquet adorable, et vous, saints et sacrés autels, je vous appelle à témoins de la vérité que j'avance. Mais soyez-en les témoins vous-mêmes, vous

 

1 Luc., I, 43. — 2 S. Aug., serm. CCXV, n. 4; S. Leo, in Nativit. Dom., serm. I, cap. I.

 

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qui participez à ces saints mystères. Quand vous avez approché de cette table divine, quand vous avez vu venir Jésus-Christ à vous en son propre corps, en son propre sang, quand on vous l'a mis dans la bouche: dites-moi, avez-vous pensé qu'il voulait s'arrêter simplement au corps ? A Dieu ne plaise que vous l'ayez cru, et que vous ayez reçu seulement au corps celui qui court à vous pour chercher votre âme : ceux qui l'ont reçu de la sorte, qui ne se sont pas unis en esprit à celui dont ils ont reçu la chair adorable, ils ont renversé son dessein, ils ont offensé son amour. Et c'est ce qui fait dire à saint Cyprien ces belles, mais terribles paroles : « Ils font violence, dit ce saint martyr, au corps et au sang du Sauveur : » Vis infertur corpori ejus et sanguini (1). Et quelle est, mes Frères, cette violence? Ames saintes, âmes pieuses, vous qui savez goûter Jésus-Christ dans cet adorable mystère, vous entendez cette violence ; c'est que Jésus recherchait le cœur (a), et ils l'ont arrêté au corps, où il ne voulait que passer : ils ont empêché cet Epoux céleste d'aller achever dans l'esprit la chaste union où il aspirait ; ils l'ont contraint de retenir le cours impétueux de ses grâces, dont il voulait laisser inonder leur âme. Ainsi son amour souffre violence ; et il ne faut pas s'étonner si étant violenté de la sorte, il se tourne en indignation et en fureur : au lieu du salut qu'il leur apportait, il opère en eux leur condamnation; et il nous montre assez par cette colère la vérité que j'ai avancée, que lorsqu'il s'unit corporellement, il veut que l'union de l'esprit soit proportionnée à celle du corps.

S'il est ainsi, ô divine Vierge, je conçois quelque chose de si grand de vous, que non-seulement je ne le puis dire, mais encore mon esprit travaille à se l'expliquer à lui-même. Car telle est votre union au corps de Jésus lorsque vous l'avez conçu dans vos entrailles, qu'on ne peut pas s'en imaginer une plus étroite ; que si l'union de l'esprit n'y répondait pas, l'amour de Jésus serait frustré de ce qu'il prétend, il souffrirait violence en vous : il faut donc, pour le contenter, que vous lui soyez unie en esprit, autant que vous le touchez de près par les liens de la nature et du sang.

 

1 Lib. de Lapsis, p. 186.

 

(a) Var. : En voulait au cœur.

 

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Et puisque cette union se fait par la grâce, que peut-on penser et que peut-on dire? Où doivent s'élever nos conceptions, pour ne point faire tort à votre grandeur ? Et quand nous aurions ramassé tout ce qu'il y a de dons dans les créatures, tout cela réuni ensemble pourrait-il égaler votre plénitude ? Accourez donc avec joie, mes Frères, pour honorer en Marie naissante cette plénitude de grâces. Car je crois qu'il est inutile de vouloir vous prouver, par de longs discours, qu'elle l'a apportée en venant au monde. N'entreprenons pas de donner des bornes à l'amour du Fils de Dieu pour sa sainte Mère; et accoutumons-nous à juger d'elle, non par ce que peut prétendre une créature, mais par la dignité (a) de son Fils. Que servirait-il à Marie d'avoir un Fils qui est devant elle et qui est l'auteur de sa naissance, s'il ne la faisait naître digne de lui ? Ayant à se former une Mère, la perfection d'un si grand ouvrage ni ne pouvait être portée trop loin, ni ne pouvait être commencée trop tôt : et si nous savons concevoir combien est auguste cette dignité à laquelle elle est appelée, nous reconnaîtrons aisément que ce n'est pas trop de l'y préparer dès le premier moment de sa vie. Mais c'est assez arrêter nos yeux à contempler de si grands mystères : ébloui d'un éclat si fort, je suis contraint de baisser la vue ; et pour remettre mes sens étonnés de l'avoir considérée si longtemps dans ce haut état de grandeur, qui l'approche si près de Dieu, il faut, Messieurs, que je la regarde dans sa charité maternelle, qui l'approche si près de nous. C'est par où je m'en vais conclure.

 

TROISIÈME POINT.

 

Ce qui me reste à vous faire entendre est d'une telle importance, qu'il mériterait un discours entier et ne devrait pas être resserré dans cette dernière partie : comme néanmoins je ne puis l'omettre sans laisser ce discours imparfait, j'en toucherai les chefs principaux, et je vous prie, Messieurs, de les bien entendre : car c'est sur ce fonds qu'il faut établir la dévotion solide pour la sainte Vierge. Je pose donc pour premier principe que Dieu ayant résolu dans l'éternité de nous donner Jésus-Christ par son entremise, il

 

(a) Var. : Par la qualité.

 

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ne se contente pas de se servir d'elle comme d'un simple instrument; mais il veut qu'elle coopère à ce grand ouvrage par un mouvement de sa volonté. C'est pourquoi il envoie son ange pour lui proposer le mystère et ce grand ouvrage de l'incarnation, qui tient depuis tant de siècles le ciel et la terre en attente ; cet ouvrage, dis-je, demeure en suspens jusqu'à ce que la sainte Vierge y ait consenti. Elle tient donc en attente Dieu et toute la nature, tant il a été nécessaire aux hommes qu'elle ait désiré leur salut. Elle l'a donc désiré, Messieurs; et il a plu au Père éternel que Marie contribuât par sa charité à donner un Sauveur au monde.

Comme cette vérité est connue, je ne m'étends pas à vous l'expliquer ; mais je ne puis vous en taire une conséquence, que peut-être vous n'avez pas assez méditée : c'est que la Sagesse divine ayant une fois résolu de nous donner Jésus-Christ par la sainte Vierge, ce décret ne se change plus ; il est et sera toujours véritable que sa charité maternelle ayant tant contribué à notre salut dans le mystère de l'incarnation, qui est le principe universel de la grâce, elle y contribuera éternellement dans toutes les autres opérations, qui n'en sont que des dépendances : et afin de le bien entendre, remarquez, s'il vous plaît, Messieurs, trois opérations principales de la grâce de Jésus-Christ. Dieu nous appelle, Dieu nous justifie, Dieu nous donne la persévérance : la vocation, c'est le premier pas ; la justification, c'est notre progrès; la persévérance, la fin du voyage. Vous savez qu'en ces trois états l'influence de Jésus-Christ nous est nécessaire. Mais il faut vous faire voir manifestement par les Ecritures que la charité de Marie est associée à ces trois ouvrages ; et peut-être ne croyez-vous pas que ces vérités soient si claires dans l'Evangile que j'espère de les y montrer en peu de paroles.

Pour ce qui regarde la vocation, considérez, s'il vous plaît, Messieurs, ce qui se passe en saint Jean-Baptiste enfermé dans les entrailles de sa mère, et vous y verrez une image des pécheurs que la grâce appelle. Jean y est dans l'obscurité : où êtes-vous, ô pécheurs ? Il ne peut ni voir, ni entendre, et Jésus vient à lui sans qu'il y pense. Il s'approche, il parle à son cœur, il éveille et il attire ce cœur endormi et auparavant insensible; c'est ainsi que le

 

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Fils de Dieu traite les pécheurs qu'il appelle. Y pensiez-vous, ô pécheurs, quand il vous est venu troubler? Vous vous cachiez, et il vous voyait ; vous vous détourniez, et il vous savait bien trouver ; il a parlé à votre cœur, et il vous a appelés à lui, et vous ne le cherchiez pas. Mais ce même Jésus-Christ nous montre, en saint Jean, que la charité de Marie concourt avec lui à ce grand ouvrage. Ce qui fait que Jésus approche de Jean, n'est-ce pas la charité de Marie ? Si Jésus agit dans le cœur de Jean, n'est-ce pas par la voix de Marie ? Voilà donc Marie en saint Jean-Baptiste Mère de ceux que Jésus appelle : voyons maintenant ceux qu'il justifie.

Je les vois sans figure dans l'Evangile aux noces de Cana en Galilée. Ils sont déjà appelés en la personne des apôtres; mais écoutez l'écrivain sacré : « Jésus fit son premier miracle, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui : » Et crediderunt in eum discipuli ejus (1). Pouvait-il nous exprimer en termes plus clairs la grâce justifiante, dont la foi, comme vous savez, est le fondement? Mais il ne pouvait non plus nous expliquer mieux la part qu'y a eue la divine Vierge : car qui ne sait que ce grand miracle fut l'etfet de sa charité et de ses prières? Est-ce en vain que le Fils de Dieu, qui dispose si bien toutes choses, n'a voulu faire son premier miracle qu'en faveur de sa sainte Mère ? Qui n'admirera, chrétiens, qu'elle ne se soit mêlée que de celui-ci, qui a été suivi aussitôt d'une image si expresse de la justification des pécheurs? Cela se fait-il par hasard, ou plutôt ne paraît-il pas que le Saint-Esprit veut nous faire entendre ce que remarque saint Augustin, en interprétant ce mystère, que la bienheureuse « Marie étant Mère de notre Chef par la chair, a du être selon l'esprit Mère de ses membres, et coopérer par sa charité à leur naissance spirituelle ? » Carne mater capitis nostri, spiritu mater membrorum ejus (2).

Mais, mes Frères, ce n'est pas assez qu'elle contribue à les faire naître : achevons de montrer ce que fait Marie dans la sainte persévérance des enfants de Dieu. Paraissez donc, enfants d'adoption et de prédestination éternelle, enfants de miséricorde et de grâce, fidèles compagnons du Sauveur Jésus, qui persévérez avec lui

 

1 Joan., II, 11. — 2 De sanctà Virg., n. 6.

 

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jusqu'à la fin; accourez à la sainte Vierge, et venez vous ranger avec les autres sous les ailes de sa charité maternelle. Chrétiens, je les vois paraître; le disciple chéri de notre Sauveur nous les représente au Calvaire : il est la figure des persévérants, puisqu'il suit Jésus-Christ jusqu'à la croix, qu'il s'attache constamment à ce bois mystique, qu'il vient généreusement mourir avec lui : il est donc la figure des persévérants. Et voyez que Jésus-Christ le donne à sa Mère : « Femme, lui dit-il, voilà votre fils : » Ecce filius tuus (1). Chrétiens, j'ai tenu parole : ceux qui savent considérer combien l'Ecriture est mystérieuse, connaîtront par ces trois exemples que la charité de Marie est un instrument général des opérations de la grâce.

Par conséquent réjouissons-nous de nous voir naître aujourd'hui une protectrice. Nox prœcessit; la nuit est passée avec ses terreurs et ses épouvantes, avec ses craintes et ses désespoirs : Dies appropinquavit; le jour approche, l'espérance vient; nous en voyons luire un premier rayon en la protection de la sainte Vierge. Elle vient (a) sans doute pour notre secours; je ne sais si ses cris et ses larmes n'intercèdent pas déjà pour notre misère, mais je sais qu'il n'est pas possible de choisir une meilleure avocate. Prions-la donc avec saint Bernard qu'elle parle pour nous au cœur de son Fils : Loquatur ad cor Domini nostri Jesu Christi (2). Oui certainement, ô Marie, c'est à vous qu'il appartient de parler au cœur : vous y avez un fidèle correspondant, je veux dire l'amour filial, qui s'avancera pour recevoir l'amour maternel, et qui préviendra ses désirs ; devez-vous craindre d'être refusée, quand vous parlerez au Sauveur? « Son amour intercède en notre faveur; la nature même le sollicite pour nous : » Affectus ipse pro te orat; natura ipsa tibi postulat. « On se rend facilement aux prières (b), lorsqu'on est déjà vaincu par son affection : » Citò annuunt qui suo ipsi amore superantur (3). C'est pour cette raison, chrétiens, que Marie parle toujours avec efficace, parce qu'elle parle à un cœur déjà tout gagné, parce qu'elle parle à un

 

1 Joan., XIX, 26. — 2 Ad Beat. Virg., serm. panegyr., n. 7; int. Oper. S. Bernardi. — 3 Salv., Epist. IV, p. 199.

 

(a) Var. : Elle naît.— (b) On accorde facilement ce que l'on demande.

 

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cœur de fils. Qu'elle parle donc fortement, qu'elle parle pour nous au cœur de Jésus : Loquatur ad cor.

Mais quelle grâce demandera-t-elle? Que désirons-nous par son entremise? Quoi! mes Frères, vous hésitez! Ce lieu de charité où vous êtes, ne vous inspire-t-il pas le désir de vous fortifier dans la charité? Charité, charité; ô heureuse Vierge, c'est la charité que nous demandons : sans le désir d'être charitables, que nous sert de réclamer le nom de Marie? Pour vous enflammer à la charité, entrez, Messieurs, dans ces grandes salles pour y contempler attentivement le spectacle de l'infirmité humaine : là vous verrez en combien de sortes la maladie se joue de nos corps : là elle étend, là elle retire; là elle tourne, là elle disloque ; là elle relâche, là elle engourdit; là sur le tout, là sur la moitié; là elle, cloue un corps immobile, là elle le secoue par le tremblement. Pitoyable variété, chrétiens ; c'est la maladie qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps que le péché a donnés en proie à ses cruelles bizarreries ; et la fortune, pour être également outrageuse, ne se rend pas moins féconde en événements fâcheux.

Regarde, ô homme, le peu que lu es : considère le peu que tu vaux : viens apprendre la liste funeste des maux dont ta foi blesse est menacée. Si tu n'en es pas encore attaqué, regarde ces misérables avec compassion : quelque superbe distinction que tu tâches de mettre entre toi et eux, tu es tiré de la même masse, engendré des mêmes principes, formé de la même boue : respecte en eux la nature humaine si étrangement maltraitée; adore humblement la main qui t'épargne ; et pour l'amour de celui qui te pardonne, aie pitié de ceux qu'il afflige. Va-t-en, mon Frère, dans cette pensée; c'est Marie qui te le dit par ma bouche. Cet hôpital s'élève sous sa protection; ainsi, si tu crois mon conseil, ne sors pas aujourd'hui de sa maison sans y laisser quelque marque de ta charité. Ne dis pas que l'on en a soin : la chanté est trop lâche, qui se repose toujours sur les autres ; tu verras combien de nécessités implorent ta charité. Si tu le fais, mon Frère, comme je l'espère, puisses-tu, au nom de Notre-Seigneur, croître en charité tous les jours; puisses-tu ne sentir jamais ni de dureté pour les misérables, ni d'envie pour les fortunés; puisses-tu n'avoir jamais

 

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ni d'ennemi que tu aigrisses par ton indifférence, ni d'ami que tu corrompes par tes flatteries ; puisses-tu t'exercer si utilement dans la charité fraternelle, que tu arrives enfin au plus haut degré de la charité divine, qui t'ayant fortifié dans ce lieu d'exil contre les attaques du monde, te couronnera dans la vie future de la bienheureuse immortalité. Ainsi soit-il, mes Frères, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

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