IV Carême II
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SECOND SERMON
POUR
LE IVe DIMANCHE DE CARÊME,
SUR L'AMBITION (a).

 

Jesus ergo eum cognovisset quia venturi essent ut raperent eum et facereni eum regem, subiit iterum in montem ipso solus.

 

Jésus ayant connu que tout le peuple viendrait pour l'enlever et le fane roi, s'enfuit à la montagne tout seul. Joan., VI, 15.

 

Je reconnais Jésus-Christ à cette fuite généreuse qui lui fait chercher dans le désert un asile contre les honneurs qu'on lui

 

(a) Prêché dans le Carême de 1666, à Saint-Germain-en-Laye.

Dans la conclusion, ce sermon emprunte un assez long passage an premier point du troisième sermon pour le dimanche des Rameaux : « Vous êtes des dieux, s'écrie l'orateur dans l'un et l'autre endroit; vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut... ; mais, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, vous mourrez connue des hommes, et votre grandeur tombera pal terre.» Le sermon pour le dimanche des Rameaux a été prêché, comme on le verra, dans le Carême de 1662 ; et Bossuet n'a pu répéter devant. Louis XIV, à quinze jours d'intervalle, les mêmes choses conçues dans les mêmes termes. Le second sermon pour le quatrième dimanche de Carême a donc été prêché en 1666.

Ajoutons que ce dernier sermon reproduit aussi, dans le deuxième point, un passage qui se trouve avec quelques variantes dans le troisième point du sermon précédent, le premier pour le quatrième dimanche de Carême. En même temps qu'il confirme toutes nos dates, ce nouveau rapprochement fournit matière à de curieuses observations.

Enfin les éditeurs avoient enlevé la conclusion du premier sermon, pour en donner deux au dernier.

 

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prépare. Celui qui venait se charger d'opprobres, de voit éviter les grondeurs humaines. Mon Sauveur ne connaît sur la terre aucune sorte d'exaltation que celle qui l'élève à sa croix; et comme il s'est avancé quand on eut résolu son supplice, il était de son esprit de prendre la fuite pendant qu'on lui destinait un trône.

Cette fuite soudaine et précipitée de Jésus-Christ dans une montagne déserte, où il veut si peu être découvert que l'Evangéliste remarque qu'il ne souffre personne en sa compagnie, ipse solus, nous fait voir qu'il se sent pressé de quelque danger extraordinaire ; et comme il est tout-puissant et ne peut rien craindre pour lui-même, nous devons conclure très-certainement. Messieurs, que c'est pour nous qu'il appréhende.

Et en effet, chrétiens, lorsqu'il frémit, dit saint Augustin (1), c'est qu'il est indigné contre nos péchés; lorsqu'il est troublé, dit le même Père, c'est qu'il est ému de nos maux : ainsi lorsqu'il craint et qu'il prend la fuite, c'est qu'il appréhende pour nos périls. Jésus-Christ voit dans sa prescience en combien de périls extrêmes nous engage l'amour des grandeurs; c'est pourquoi il fuit devant elles pour nous obliger à les craindre : et nous montrant par cette fuite les terribles tentations qui menacent les grandes fortunes, il nous apprend tout ensemble que le devoir essentiel du chrétien, c'est de réprimer son ambition. Ce n'est pas une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la Cour; et nous devons plus que jamais demander la grâce du Saint-Esprit en...

 

C'est vouloir en quelque sorte déserter la Cour que de combattre l'ambition, qui est l’âme de ceux qui la suivent; et il pourrait même sembler que c'est diminuer (a) quelque chose de la majesté des princes, que de décrier les présents de la fortune dont ils sont les dispensateurs. Mais les souverains pieux veulent bien que toute leur gloire s'efface en présence de celle de Dieu; et bien loin de s'offenser que l'on diminue leur puissance dans cette vue, ils savent qu'on ne les honore jamais plus intimement (b) que quand on les rabaisse de la sorte. Ne craignons donc pas, chrétiens, de

 

1 Tract. XLIX in Joan., n. 19.

 

(aVar.: Ravaler. — (b)  Respecte, révère jamais plus profondément,  etc.

 

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publier hautement dans une Cour si auguste, qu'elle ne peut rien faire pour des chrétiens qui soit digne de leur estime (a). Détrompons, s'il se peut, les hommes de cette attache profonde (b) à ce qui s'appelle fortune; et pour cela faisons deux choses : faisons parler l'Evangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même : que l’Evangile nous découvre ses illusions, qu'elle-même nous fasse voir ses légèretés (c); ; que l'Evangile nous apprenne combien elle est trompeuse dans ses faveurs, elle-même nous convaincra combien elle est accablante dans ses revers. Ainsi nous reconnaîtrons que non-seulement quand elle ôte, mais encore quand elle donne ; non-seulement quand elle change, mais encore quand elle demeure, elle est toujours méprisable : c'est tout le sujet de ce discours (d).

 

PREMIER POINT.

 

J'ai donc à faire voir dans ce premier point que la fortune nous joue lors même qu'elle nous est libérale. Je pourrais mettre ses tromperies dans un grand jour en prouvant, comme il est aisé, qu'elle ne tient jamais ce qu'elle promet; mais c'est quelque chose de plus fort de montrer qu'elle ne donne pas, quand même elle fait semblant de donner. Son présent le plus cher, le plus précieux, celui qui se prodigue le moins, c'est celui qu'elle nomme puissance ; c'est celui-là qui enchante les ambitieux, c'est celui-là

 

(a) Var. : De publier hautement devant la Cour la plus auguste du monde, que tout ce qu'elle peut faire pour des chrétiens ne mérite pas leur estime. ( Le sujet du verbe, elle, représente le mot fortune.) — (b) De celte étrangi attache , — de cette terrible attache. — (c) Ses inconstances. — (d) Faisons parler l’ Evangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même ; que l'Evangile nous découvre ses illusions, elle-même nous fera voir ses inconstances Ou plutôt voyons l'un et l'autre dans l'histoire du Fils de Dieu. Pendant que tous les peuples courent à lui et que leurs acclamations ne lui promettent rien moins qu'un trône, cependant il méprise tellement toute cette vaine grandeur, qu'il déshonore et flétrit son propre triomphe par son triste et misérable équipage. Mais ayant foulé aux pieds la grandeur dans son éclat, la fortune dans ses faveurs, il veut être lui-même l’exemple de l'inconstance des choses  humaines;   et dans   l'espace de trois jours on a vu la  haine publique attacher à une croix celui que la faveur publique avait jugé digne du trône. Par où nous devons apprendre que la  fortune  n'est rien; et que non-seulement, quand elle ôte, mais même quand elle donne ; non-seulement quand elle change mais même quand elle demeure, elle est toujours méprisable : je commence par ses faveurs, et je vous prie de les bien entendre.

 

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dont ils sont le plus jaloux, si petite que soit la part qu'elle leur en fait (a). Voyons donc si elle le donne véritablement, ou si ce n'est point peut-être un grand nom par lequel elle éblouit nos yeux malades.

Pour cela il faut rechercher quelle puissance nous pouvons avoir, et de quelle puissance nous avons besoin durant cette vie. Mais comme l'esprit de l'homme s'est fort égaré dans cet examen (b), tâchons de le ramener à la droite voie par une excellente doctrine de saint Augustin, au livre XIII de la Trinité. Là ce grand homme pose pour principe une vérité importante, que la félicité demande deux choses (c) : « Pouvoir ce qu'on veut, vouloir ce qu'il faut : » Posse quod velit, velle quod oportet (1). Que le concours de ces deux choses soit absolument nécessaire pour nous rendre heureux, il paraît évidemment par cette raison : car comme si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n'est pas satisfaite ; de même si vous ne voulez pas ce qu'il faut, votre volonté n'est pas réglée; et l'un et l'autre l'empêche d'être bienheureuse, parce que si la volonté qui n'est pas contente est pauvre, aussi la volonté qui n'est pas réglée est malade ; ce qui exclut nécessairement la félicité, qui n'est pas moins la santé parfaite de la nature que l'affluence universelle du bien. Donc il est également nécessaire de désirer ce qu'il faut, que de pouvoir exécuter ce qu'on veut.

Ajoutons, si vous le voulez, qu'il est encore sans difficulté plus essentiel. Car l'un vous trouble dans l'exécution, l'autre porte le mal jusqu'au principe. Lorsque vous ne pouvez pas ce que vous voulez, c'est que vous en avez été empêché par uni; cause étrangère; et lorsque vous ne voulez pas ce qu'il faut, le défaut en arrive toujours infailliblement par votre propre dépravation : si bien que le premier n'est tout au plus qu'un pur malheur, et le second toujours une faute; et en cela même que eVsl une faute, qui ne voit, s'il a des yeux, que c'est sans comparaison un plus grand malheur? Ainsi l'on ne peut nier, sans perdre le sens, qu'il

 

1 S. August., De Trinit., cap. XIII, n. 17.

 

(a) Var. : C'est celui-là dont nous sommes le plu. jaloux, si petite que soit la part qu'elle nous en fait. — (b) Dans la recherche d'un si grand bien. —(c) Consiste en deux choses.

 

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ne soit bien plus nécessaire à la félicité véritable d'avoir une volonté bien réglée que d'avoir une puissance bien étendue.

Et c'est ici, chrétiens, que je ne puis assez m'étonner des dérèglements de nos affections et de la corruption de nos jugements. Nous laissons la règle, dit saint Augustin (1), et nous soupirons après la puissance. Aveugles, qu'entreprenons-nous? La félicité a deux parties, et nous croyons la posséder tout entière, pendant que nous faisons une distraction violente de ses deux parties. Encore rejetons-nous la plus nécessaire ; et celle que nous choisissons étant séparée de sa compagne, bien loin de nous rendre heureux, ne fait qu'augmenter le poids de notre misère. Car que peut servir la puissance à une volonté déréglée, sinon qu'étant misérable en voulant le mal, elle le devient encore plus en l'exécutant? Ne disions-nous pas dimanche dernier que le grand crédit des pécheurs est un fléau que Dieu leur envoie? Pourquoi, sinon, chrétiens, qu'en joignant l'exécution au mauvais désir, c'est donner le moyen à un malade de jeter du poison sur une plaie déjà mortelle, c'est ajouter le comble (a) ? N'est-ce pas mettre le feu à l'humeur maligne dont le venin nous dévore déjà les entrailles? Le Fils de Dieu reconnaît que Pilate a reçu d'en haut une grande puissance sur sa divine personne. Si la volonté de cet homme eût été réglée, il eût pu s'estimer heureux en faisant servir ce pouvoir, sinon à punir l'injustice et la calomnie, du moins à délivrer l'innocence. Mais parce que sa volonté était corrompue par une lâcheté honteuse à son rang, cette puissance ne lui a servi qu'à l'engager contre sa pensée dans le crime du déicide. C'est donc le dernier des aveuglements, avant que notre volonté soit bien ordonnée, de désirer une puissance qui se tournera contre nous-mêmes et sera fatale à notre bonheur, parce qu'elle sera funeste à notre vertu.

Notre grand Dieu, Messieurs, nous donne une autre conduite, parce qu'il veut nous mener par des voies unies, et non pas par des précipices. C'est pourquoi il enseigne à ses serviteurs, non à

 

1 De Trinit., cap. XIII, n. 17.

 

(a) Var. : Pourquoi, sinon, chrétiens, qu'en accordant la facilité de contenter leurs mauvais désirs, c'est leur donner le moyen de mettre le venin dans la plaie et d'accroître par une nourriture contraire la malignité qui les dévore ?

 

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désirer de pouvoir beaucoup, mais à s'exercer à vouloir le bien ; à régler leurs désirs, avant de songer à les satisfaire; à commencer leur félicité par une volonté bien ordonnée, avant que de la consommer par une puissance absolue. Où je ne puis assez admirer l'ordre merveilleux de sa sagesse, en ce que la félicité étant composée de deux choses, la bonne volonté et la puissance, il les donne l'une et l'autre à ses serviteurs, mais il les donne chacune en son temps. Si nous voulons ce qu'il faut dans la vie présente, nous pourrons tout ce que nous voudrons dans la vie future. Le premier est notre exercice, l'autre sera notre récompense. Que désirons-nous davantage ? Dieu ne nous envie pas la puissance ; mais il a voulu garder l'ordre, qui demande que la justice marche la première : Non quòd potentia quasi mali aliquid fugienda sit ; sed ordo servandus est, quo prior est justitia (1). Réglons donc notre volonté par l'amour de la justice, et il nous couronnera en son temps par la communication de son pouvoir; si nous donnons ce moment de la vie présente à composer nos mœurs, il donnera l'éternité tout entière à contenter nos désirs.

Mais il est temps, chrétiens, que nous fassions une application plus particulière de cette belle doctrine de saint Augustin. Que demandez-vous, ô mortels ? Quoi ? que Dieu vous donne beaucoup de puissance? Et moi je réponds avec le Sauveur que « vous ne savez ce que vous demandez (2). » Considérez bien où vous êtes, voyez la mortalité qui vous accable , regardez cette « ligure du monde qui passe (3). » Parmi tant de fragilité, sur quoi pensez-vous soutenir cette grande idée de puissance? Certainement un si grand nom doit être appuyé sur quelque chose, et que trouverez-vous sur la terre qui ait assez de force et de dignité pour soutenir le nom de puissance? Ouvrez les yeux, pénétrez l'écorce. La plus grande puissance du monde ne peut s'étendre plus loin que d'ôter la vie à un homme; est-ce donc un si grand effort quo de faire mourir un mortel, que de hâter de quelques moments le cours d'une vie qui se précipite d'elle-même ? Ne croyez donc pas, chrétiens, qu'on puisse jamais trouver du pouvoir où règne la mortalité : Nam quanta potentia potest esse mortalium ? C'est

 

1 S. August., De Trinit., cap. XIII, n. 17.— 2 Matth., XX, 22. — 3 I Cor., VII, 31.

 

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une sage Providence : et ainsi, dit saint Augustin (1), le partage des hommes mortels, c'est d'observer la justice ; la puissance leur sera donnée au séjour d'immortalité : Teneant mortales justitiam, potentia immortalibus dabitur.

Aspirons, Messieurs, à cette puissance. Si nous sentons d'une foi vive que nous sommes étrangers sur la terre, nous ne désirerons pas avec ambition de gouverner où nous n'avons qu'un lieu de passage, d'être les maîtres où nous ne devons pas même être citoyens. Songeons en quelle cité nos noms sont écrits; songeons qui est celui à qui nous demandons tous les jours que son règne advienne. Si c'est celui que nous appelons notre Père, ne prétendons pas être tout-puissants avant que le règne de notre Père soit arrive ; ce serait un contre-temps trop déraisonnable. Ainsi pour aspirer à la puissance, attendons patiemment que son règne advienne et contentons-nous en attendant de lui demander que sa volonté soit faite. Si nous faisons sa volonté en nous laissant diriger par sa justice, le règne arrivera où nous participerons à sa puissance.

Je crois que vous voyez maintenant, Messieurs, quelle sorte de puissance nous devons désirer durant cette vie : puissance pour régler nos mœurs, pour modérer nos passions, pour nous composer selon Dieu ; puissance sur nous-mêmes, puissance contre nous-mêmes , ou plutôt, dit saint Augustin (2), puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes : Velit homo prudens esse, velit fortis, velit temperans... ; atque ut hœc veraciter possit, potentiam plané optet, atque appetat ut potens sit in se ipso, et miro modo adversùs se ipsimi pro se ipso. O puissance peu enviée! et toutefois c'est la véritable. Car on combat notre puissance en deux sortes, ou bien en nous empêchant dans l'exécution de nos entreprises, ou bien en nous troublant dans le droit que nous avons de nous résoudre ; on attaque dans ce dernier l'autorité même du commandement, et c'est la véritable servitude (a). Voyous l'exemple de l'un et de l'autre dans une même maison.

 

1 S. August., De Trinit., cap. XIII. n. 17. — 2 Ibid.

 

(a) Var. : Ou bien en nous attaquant dans l'autorité même du commandement. Voyons.....

 

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Joseph était esclave chez Putiphar, et la femme de ce seigneur d'Egypte y est la maîtresse. Celui-là dans le joug delà servitude n'est pas maître de ses actions, et celle-ci tyrannisée par sa passion n'est pas même maîtresse de ses volontés. Voyez où l'a portée un amour infâme. Ah ! sans doute, à moins que d'avoir un front d'airain, elle avait honte en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion furieuse lui commandait au dedans comme à une esclave : Appelle ce jeune homme, confesse ton faible, abaisse-toi devant lui, rends-toi ridicule. Que lui pouvait conseiller de pis son plus cruel ennemi? c'est ce que sa passion lui commande. Qui ne voit que dans cette femme la puissance est liée bien plus fortement qu'elle ne l'est dans son propre esclave?

Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous ne soupirons pas. Nous gémissons quand on lie nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos cœurs sont enchaînés. Nous croyons qu'on nous violente quand on enchaîne les ministres, les membres qui exécutent ; et nous ne soupirons pas quand on met dans les fers (a) la maîtresse même, la raison et la volonté qui commande. Eveille-toi, pauvre esclave ; (b) et reconnais enfin cette vérité, que si c'est une grande puissance de pouvoir exécuter ses desseins, la grande et la véritable c'est de régner sur ses volontés.

Quiconque aura su goûter la douceur de cet empire, se souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance que peut donner la fortune ; et en voici la raison : c'est qu'il n'y a point de plus grand obstacle à se commander soi-même, que d'avoir autorité sur les autres. Car considérez, chrétiens, quelle est la condition des grands de la terre : qu'est-ce qui grossit leur cour et qui fait la foule autour d'eux? N'écoutons pas ce qu'ils disent, voyons ce qu'ils portent au dedans du cœur. Chacun a ses intérêts et ses passions, l'un sa vengeance, l'autre son ambition, son avarice ; et pour exécuter leurs desseins, ils tâchent de ménager les puissances. Celui qui ost obligé, pour se faire des créatures, de satisfaire les passions d'autrui, quand prendra-t-il la pensée de donner des bornes aux siennes?

 

(a) Var. : Quand on captiva. — (b) Note marg. : Qui songe à sauver quelques soldats, et laisse prendre le roi prisonnier.

 

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Qui compescere debuisti cupiditates tuas, explere cogeris alienas (1). Mais entrons plus avant encore dans ces ressorts secrets et imperceptibles qui font remuer le coeur humain, afin, s'il se peut, de vous faire voir comment les vices croissent avec la puissance. En effet il y a en nous une certaine malignité qui a gâté notre nature jusqu'à la racine, qui a répandu dans nos cœurs le principe de tous les vices (a). Ils sont cachés et enveloppés en cent replis tortueux, et ils ne demandent qu'à montrer la tête. Le meilleur moyen de les réprimer, c'est de leur ôter le pouvoir; c'est ce qui fait dire à saint Augustin qui l'avait bien compris, en l'une de ses Epîtres à Macédonius, si je ne me trompe, que « pour guérir la volonté il faut réprimer la puissance : Fraenatur facultas... ut sanetur voluntas (2). Eh quoi donc ! des vices cachés en sont-ils moins vices ? Est-ce l'accomplissement qui en fait la corruption ? Comment donc est-ce guérir la volonté que de laisser le venin dans le fond du cœur? Voici le secret : on se lasse de vouloir toujours l'impossible, de faire toujours des desseins à faux, de n'avoir que la malice du crime. C'est pourquoi une malice frustrée commence à déplaire, on se remet, on revient à soi à la faveur de son impuissance, on prend aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait premièrement par nécessité ; mais enfin comme la contrainte est importune , on y travaille sérieusement et de bonne foi, et on bénit son peu de puissance, le premier appareil qui a donné le commencement à la guérison.

Par une raison contraire, qui ne voit que plus on sort de la dépendance, plus on rend ses passions indomptables? Nous sommes des enfants qui avons besoin d'un tuteur sévère, la difficulté ou la crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à se remuer et à se produire, comme des voleurs dispersés par la crainte de ceux qui les poursuivaient, troupe sanguinaire qui va désoler toute la province. (b) Que si je pouvais

 

1 S. August., Epist. CCXX ad Bonif., n.  16. — 2 S. August., Epist. CLI ad Maced., n. 16.

 

(a) Var. : Il faut donc remarquer, Messieurs, qu'une certaine malignité, qui a gâté notre nature jusqu'à la racine, a répandu dans nos coeurs...... —

(b) Note marg. : Et oppriment notre liberté sous le joug de leur licence effrénée. Ah! nous ne le voyous que trop tous les jours. Ainsi vous voyez, chrétiens, combien la fortune est trompeuse, puisque bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.

 

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vous découvrir aujourd'hui le cœur d'un Nabuchodonosor dans l'Histoire sainte, d'un Néron ou de quelque autre monstre dans les histoires profanes, vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain cette terrible pensée de ne voir rien sur sa tète, et à proportion ce qui en approche. C'est là que la convoitise va tous les juins se subtilisant et se renviant (a) pour ainsi dire sur elle-même. De là naissent des vices inconnus, des monstres d'avarice. Des raffinements de volupté, des délicatesses d'orgueil qui n'ont, point de nom. Et qui les produit, chrétiens? La grande puissance féconde en crimes, la licence mère de tous les excès.

Ce n'est pas sans raison, Messieurs, que le Fils de Dieu nous instruit à craindre les grands emplois ; c'est qu'il sait que la puissance est le principe le plus ordinaire de l'égarement, qu'en l'exerçant sur les autres on la perd souvent sur soi-même, enfin qu'elle est semblable à un vin fumeux qui fait sentir sa force aux plus sobres. Celui-là seul est maître de ses volontés, qui satura modérer son ambition, qui se croira assez puissant pourvu qu'il puisse régler ses désirs, et être assez désabusé des choses humaines pour ne point mesurer sa félicité à l'élévation de sa fortune (b).

 

 

(a) : Se renvier, pour renchérir. — (b) Première rédaction du passage : L'expérience l'apprend assez : mais on n'écoute point cette expérience. On en voit d'autres se prendre de vin, on reconnaît la force de cette liqueur; mais ou s'imagine toujours qu'on aura la tête plus forte. — Je me modérerai. — Et comment? Ne porterez-vous pas toujours avec vous cette humeur inquiète el remuante! comme si nous nous gouvernions par raison, et non par humeur ; ou connue si l'ambition n'était pas sans comparaison moins traitante, quand on lui laisse prendre goût aux honneurs du monde.

Donnons quelque conseil aux grands de la terre. Que leur condition est périlleuse ! Ce que c'est que d'agir par humeur, et non par raison ! C'est ce qui cause que les passions sont insatiables, parce que l'humeur nous demeure. Et il faut considérer en ce lieu ce que c'est que l'avarice des  passions.

Tel qu'est le péril d'un homme, qui ayant épousé une femme d'une rare et ravissante  beauté,  serait obligé  néanmoins de vivre avec elle comme avec sa sœur, et même de ne la regarder qu'avec réserve; vous ne comprenez que trop son péril : autant est-il difficile de garder la modération dans les dignités ( S. Chrysost. homil. XL in Matth.). Il y en a néanmoins… Dieu prête de ses serviteurs a l'ordre du siècle. Que feront-ils, chrétiens ? Si nosti quia oderim gloriam iniquorum... : tu scis necessitatem meam, quod abominer signum superbiae quod est super caput meum in diebus ostentationis meae ; et quòd non comederim in mensà Aman, non mihi placuerit convivium regis....., et nunquam laetata sit concilla tua..... nisi in te, Deus Israël ( Esth., XIV, 18).Mais pour cela, que faire ? Elle évite ce qu'elle peut;  ce qu'elle ne peut éviter, elle en éloigne son cœur. Elle fuit les délicatesses exquises et plus que royales de la table du favori; et pour la table du roi, elle ne pouvait l'éviter étant son épouse; mais elle détourne son cœur, et au milieu de ses délices royales, elle ne trouve sa joie qu'au Dieu d'Israël. S'examiner de tous côtés, pour voir si l'orgueil ne lève point la tête par quelque endroit: Domine, non est exaltatum cor meum, neque elati tam oculi mei. Enflure du coeur, les yeux élevés, se méconnaître, point de réflexion sur soi-même, s'entretenir dans sa grandeur : Neque ambulavi in magnis ; des desseins d'emportement: neque in mirabilibus super me. Et enfin il la déracine. Si non humiliter sentiebam, sed exaltavi animam meam; sicut ablactatus est super matre suà, ita retributio in animâ mea (Psalm. CXXX, 1, 2).

 

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Mais écoutons, chrétiens, ce que nous opposent les ambitieux. Il faut, disent-ils, se distinguer ; c'est une marque de faiblesse de demeurer dans le commun, les génies extraordinaires se démêlent toujours de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux qui s'avancent, semblent reprocher aux autres leur peu de mérite; et c'est sans doute ce dessein de se distinguer qui pousse l'ambition aux derniers excès. Je pourrais combattre par plusieurs raisons cette pensée de se discerner. Je pourrais vous représenter que c'est ici un siècle de confusion où toutes choses sont mêlées, qu'il y a un jour arrêté à la fin des siècles pour séparer les bons d'avec les mauvais, et que c'est à ce grand et éternel discernement que doit aspirer de toute sa force une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore que c'est en vain qu'on s'efforce de se distinguer sur la terre, où la mort nous vient bientôt arracher de ces places éminentes pour nous abîmer avec tous les autres dans le néant commun de la nature : de sorte que les plus faibles se riant de votre pompe d'un jour et de votre discernement imaginaire , vous diront avec le prophète : O homme puissant et superbe, qui pensiez par votre grandeur vous être tiré du pair, « vous voilà blessé comme nous, et vous êtes fait semblable à nous : » Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis effectus es (1).

Mais sans m'arrêter à ces raisons, je demanderai seulement à ces âmes ambitieuses par quelles voies elles prétendent se distinguer, (a) La voie du vice est honteuse, celle de la vertu est

 

1 Isa., XIV, 10.

 

 

(a) Note marg.: Circumveniamus justum, quoniam inutilis est nobis (Sap., II, 12). L'injuste peut entrer dans tous les desseins, trouver tous les expédients, entrer dans tous les intérêts. A quel usage peut-on mettre cet homme si droit qui ne parle que de son devoir? Il n'y a rien de si sec ni de moins flexible ; et il y a tant de choses qu'il ne peut pas faire, qu'à la fin il est regardé comme un homme qui n'est bon à rien, entièrement inutile. Ainsi étant inutile, on se résout facilement à le mépriser, ensuite à le sacrifier à l'intérêt du plus fort, et aux pressantes sollicitations de cet homme de grand secours, qui n'épargne ni le saint ni le profane pour entrer dans nos desseins, qui sait remuer les intérêts et les passions, ces deux grands ressorts de la vie humaine. Confortati sunt in terrâ, quia de malo ad malum egressi sunt (Jerem., IX, 3). Une médisance secrètement semée, par une calomnie encore plus ingénieuse, une première injustice par une corruption : il enveloppe la vérité dans des embarras infinis; il a l'art de faire taire et parler les hommes, parce qu'il sait les flatter, les intimider, les intéresser par toutes sortes de voies. Que fera ici la vertu avec sa froide et impuissante médiocrité ! A peine peut-elle se remuer, tant elle s'est renfermée dans des limites étroites, Elle se retranche tout d'un coup plus de la moitié des moyens, j'entends ceux qui sont mauvais ou suspects, et c'est-à-dire assez souvent les plus efficaces.

 

 

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bien longue. La vertu ordinairement n'est pas assez souple pour ménager la faveur des hommes ; et le vice qui met tout en œuvre est plus actif, plus pressant, plus prompt; et ensuite il réussit mieux que la vertu qui ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d'une si grande lenteur, peu à peu votre vertu se relâchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité pour s'accommoder à l'humeur du monde. Ah! que vous feriez bien plus sagement de renoncer tout à coup à l'ambition ! Peut-être qu'elle vous donnera de temps en temps quelques légères inquiétudes; mais toujours en aurez-vous bien meilleur marché, et il vous sera bien plus aisé de la retenir, que lorsque vous lui aurez laissé prendre goût aux honneurs et aux dignités. Vivez donc content de ce que vous êtes, et surtout que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer une condition plus relevée : c'est l'appât ordinaire des ambitieux. Ils plaignent toujours le public, il s'érigent en réformateurs des abus, ils deviennent sévères censeurs de tous ceux qu'ils voient dans les grandes places. Pour eux, que de beaux desseins ils méditent! que de sages conseils pour l'Etat ! que de grands sentiments (a) pour l'Eglise ! que de saints règlements pour un diocèse ! Au milieu de ces desseins charitables et de ces pensées chrétiennes, ils s'engagent dans l'amour du monde, ils prennent insensiblement l'esprit du siècle; et puis quand ils sont arrivés au but, il faut attendre les occasions qui ne marchent qu'à pas de plomb pour ainsi parler, et qui enfin n'arrivent jamais; ainsi périssent tous ces beaux desseins et s'évanouissent, comme un songe toutes ces grandes pensées.

 

(a)   Var. : Que de grandes pensées... !

 

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Par conséquent, chrétiens, sans soupirer ardemment après une plus grande puissance, songeons à rendre bon compte de tout le pouvoir que Dieu nous confie. Un fleuve pour faire du bien n'a que faire de passer ses bords ni d'inonder la campagne ; en coulant paisiblement dans son lit, il ne laisse pas d'arroser la terre et de présenter ses eaux aux peuples pour la commodité publique (a). Ainsi sans nous mettre en peine de nous déborder par des pensées ambitieuses (b), tâchons de nous étendre bien !oin par des sentiments de bonté ; et dans des emplois bornés, ayons une charité infinie. Telle doit être l'ambition du chrétien, qui méprisant la fortune, se rit de ses vaines promesses et n'appréhende pas ses revers, desquels il me reste à vous dire un mot dans ma dernière partie.

 

SECOND POINT.

 

La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins sincère en ceci, qu'elle ne nous cache pas ses tromperies; au contraire elle les étale dans le plus grand jour; et outre ses légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d'étonner le monde par des coups d'une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des hommes et de peur qu'ils n'oublient jamais ses inconstances, sa malignité, ses bizarreries. C'est ce qui m'a fait souvent penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons; qu'elle ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu'elle nous fait que des gages que nous lui donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis aux retours fâcheux de sa dure et malicieuse puissance (c).

Cette vérité établie sur tant d'expériences convaincantes, devrait détromper les ambitieux de tous les biens de la terre; et c'est au contraire ce qui les engage. Car au lieu d'aller à un bien

 

(a) Var. : De présenter ses eaux an voisinage. — (b) Par l'ambition. — (c) Note marg. : Numquam ego fortunae credidi, etiamsi videretur pacen agere. Quoniam illa quae mihi indulgentissime afferebat pecuniam, honorent, gloriam, eo loco posui unde posset ea sine motu meo repetere. Intervallum inter me et illum magnum habui. Itaque abstulit illa, non allusit ( Consol. ad Hebr., cap. V).

 

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solide et éternel sur lequel le hasard ne domine pas, et de mépriser par cette vue la fortune toujours changeante, la persuasion de son inconstance fait qu'on se donne tout à fait à elle pour trouver des appuis contre elle-même. Car écoutez parler ce politique habile et entendu. La fortune l'a élevé bien haut, et dans cette élévation il se moque des petits esprits qui donnent tout à la montre et au dehors (a) ; pour lui il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des richesses immenses qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il pense s'être affermi contre toutes sortes d'attaques; aveugle et mal avisé! comme si ces soutiens magnifiques qu'il cherche contre la puissance de la fortune, n'étaient pas encore de son ressort et de sa dépendance, et pour le moins aussi fragiles que l'édifice même qu'il croit chancelant.

C'est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité. Ecoute, homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence ; c'est Dieu même qui te va parler et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète Ezéchiel. « Assur, dit ce saint prophète, s'est élevé comme un grand arbre, comme les cèdres du Liban; » le ciel l'a nourri de sa rosée ; la terre l'a engraissé de sa substance ; les puissances l'ont comblé de leurs bienfaits, et il suçoit de son côté le sang du peuple. « C'est pourquoi il s'est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en ses rejetons : » Pulcher ramis, et frondibus nemorosus, excelsusque altitudine, et inter condensas frondes elevatum est cacumen ejus (1). «Les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches,» les familles de ses domestiques ; « les peuples se mettaient à couvert sous son ombre ; » un grand nombre de créatures et les grands et les petits étaient attachés à sa fortune. « Ni les cèdres ni les pins, » c'est-à-dire les plus grands de la Cour, « ne l'égalaient pas : » Abietes non adaequaverunt summitatem ejus... Aemulata sunt eum omnia ligna

 

1 Ezech., XXXI, 3.

 

(a) Var. : Il se moque des petits esprits qui donnent tout au dehors et qui se repaissent de titres et d'une belle montre de grandeur; il se croirait peut-être assez grand, s'il ne voulait chercher des appuis à sa grandeur. Pour lui il appuie sa famille.....

 

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voluptatis quœ erant in paradiso Dei (1). Autant que ce grand arbre s'était poussé en haut, autant semblait-il avoir jeté en bas de fortes et profondes racines.

Voilà une grande fortune, un siècle n'en voit pas beaucoup de semblables; mais voyez sa ruine et sa décadence. « Parce qu'il s'est élevé superbement et qu'il a porté son faite jusqu'aux nues, et que son cœur s'est enflé dans sa hauteur; pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par la racine; je l'abattrai d'un grand coup et le porterai par terre ; il viendra une disgrâce, et il ne pourra plus se soutenir, il tombera d'une grande chute. Tous ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur d'être accablés sous sa ruine : » Recedent de umbraculo ejus omnes populi terrœ, et relinquent eum (2). « Cependant on le verra couché tout de son long sur la montagne, fardeau inutile de la terre : » Projicient eum super montes (3). Ou s'il se soutient durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins et laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront sa famille; ou Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son travail passera en des mains étrangères; ou Dieu lui fera succéder un dissipateur, qui se trouvant tout d'un coup dans de si grands biens dont l'amas ne lui a coûté aucunes peines, se jouera des sueurs d'un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche (a) ; et devant la troisième génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages ; « les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées : » In cunctis convallibus corruent rami ejus (4) ; je veux dire, ces terres et ces seigneuries qu'il avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en plusieurs mains; et tous ceux qui verront ce grand changement, diront en levant les épaules et regardant avec étonnement les restes de cette fortune ruinée (b) : Est-ce là que devait aboutir toute cette grandeur formidable au monde? Est-ce là ce grand arbre qui élevait son faîte jusqu'aux nues (c) ? Il n'en reste plus qu'un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui

 

1 Ezech., XXXI, 8, 9. — 2 Ibid., 12. — 3 Ibid.— 4 Ibid.

(a) Var. : Qui se sera damné pour le faire riche.— (b) Délabrée. — (c) Dont l'ombre couvrait toute la terre.

 

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semblait devoir inonder toute la terre ? Je n'aperçois plus (a) qu'un peu d'écume.

O homme, que penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement? — Mais je saurai bien m'affermir et profiter de l'exemple des autres ; j'étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c'est là que j'apporterai le remède.— Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l'exemple de ceux qui les précèdent? O homme, ne te trompe pas; l'avenir a des événements trop bizarres (b), et les pertes et les ruines entrent par trop d'endroits dans la fortune des hommes, pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d'un côté, elle pénètre de l'autre, elle bouillonne même par-dessous la terre. Vous croyez être bien muni aux environs, le fondement manque par en bas, un coup de foudre par en haut.....— Mais je jouirai de mon travail. —

        Eh quoi ! pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n'en jouira pas... — Mais peut-être aussi qu'elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d'injustices, sans pouvoir jamais arracher (c) de la fortune à laquelle tu te dévoues , qu'un misérable peut-être ! Regarde qu'il n'y a rien d'assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l'avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire, tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort. Ce qu'il y a d'assuré, c'est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition infinie. O les dignes restes de ta grandeur ! ô les belles suites de ta fortune ! ô folie ! O illusion ! étrange aveuglement des enfants des hommes !

Chrétiens, méditons ces choses, pensons aux inconstances, aux légèretés, aux trahisons de la fortune. Mais ceux dont la puissance suprême semble être au-dessus de son empire, sont-ils au-dessus des changements? Dans leur jeunesse la plus vigoureuse, ils doivent penser à la dernière heure qui ensevelira toute leur grandeur. « Je l'ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants

 

(a) Var. ; Je ne vois plus.— (b) Trop rapides. — (c) Tirer.

 

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du Très-Haut (1). » Ce sont les paroles de David, paroles grandes et magnifiques; toutefois écoutez la suite : Mais, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, « vous mourrez comme des hommes, » et toute votre grandeur tombera parterre : Verumtamen sicut homines moriemini (2). Songez donc, ô grands de la terre, non à l'éclat de votre puissance, mais au compte qu'il en faut rendre, et ayez toujours devant les yeux la majesté de Dieu présente.

De tous les hommes vivants, aucuns ne doivent avoir dans l'esprit la majesté de Dieu plus présente ni plus avant imprimée que les rois. Car comment pourraient-ils oublier celui dont ils portent toujours en eux-mêmes une image si présente et si expresse? Le prince sent en lui-même cette vigueur, cette fermeté, cette noble confiance du commandement; il voit qu'il ne fait que remuer les yeux, et qu'aussitôt tout se remue d'une extrémité du royaume à l'autre ; et combien donc doit-il penser que la puissance de Dieu est active? Il perce (a) les intrigues les plus cachées; les oiseaux du ciel lui rapportent tout (3) ; il a même reçu de Dieu, par l'usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il devine : Divinatio in labiis regis (4); et quand il a pénétré les trames les plus secrètes, avec ses mains longues et étendues il va prendre ses ennemis aux extrémités du monde et les déterre pour ainsi dire du fond des abîmes où ils cherchaient un vain asile. Combien donc lui est-il facile de s'imaginer que la vue et les mains de Dieu sont inévitables?

Mais quand il voit les peuples soumis obligés à lui obéir non-seulement « pour la crainte, mais encore pour la conscience, » comme dit l'Apôtre (5) ; quand il voit qu'on doit immoler et sa fortune et sa vie pour sa gloire et pour son service, peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu vivant et éternel? C'est là qu'il doit reconnaître que tout ce que feint la flatterie, tout ce qu'inspire le devoir, tout ce qu'exécute la fidélité, tout ce qu'il exige lui - même de l'amour, de l'obéissance, de la gratitude de ses sujets, c'est une leçon perpétuelle de ce qu'il doit à son Dieu, à son souverain.

 

1 Psal. LXXXI, 6. — 2 Ibid., 7. — 3 Eccle., X, 20. — 4 Prov., XVI, 10. — 5 Rom., XIII, 5.

 

(a) Var. : Il pénètre.

 

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C'est pourquoi saint Grégoire de Nazianze prêchant à Constantinople en présence des empereurs, leur adresse ces belles paroles : « O princes, respectez votre pourpre; révérez votre propre puissance , et ne l'employez jamais contre Dieu qui vous l'a donnée. Connaissez le grand mystère de Dieu en vos personnes; les choses hautes sont à lui seul; il partage avec vous les inférieures. Soyez donc les sujets de Dieu, et soyez les dieux de vos peuples (1). »

Ce sont les paroles de ce grand Saint que j'adresse encore aujourd'hui au plus grand Monarque du monde. Sire, soyez le Dieu de vos peuples; c'est-à-dire faites-nous voir Dieu en votre personne sacrée. Faites-nous voir sa puissance, faites-nous voir sa justice, faites-nous voir sa miséricorde. Ce grand Dieu est au-dessus de tous les maux ; et néanmoins il y compatit et il les soulage. Ce grand Dieu n'a besoin de personne; et néanmoins il veut gagner tout le monde, et il ménage ses créatures avec une condescendance infinie. Ce grand Dieu sait tout, il voit tout ; et néanmoins il veut que tout le inonde lui parle, il écoute tout, et il a toujours l'oreille attentive aux plaintes qu'on lui présente, toujours prêt à faire justice. Voilà le modèle des rois ; tous les autres sont défectueux, et on y voit toujours quelque tache. Dieu seul doit être imité en tout, autant que le porte la faiblesse humaine. Nous bénissons ce grand Dieu de ce que Votre Majesté porte déjà sur elle-même une si noble empreinte de sa justice (a), et nous le prions humblement d'accroître ses dons sans mesure dans le temps et dans l'éternité. Amen.

 

1 Orat. XXVII, tom. I, p. 471.

(a) Var. : De lui-même.

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